Premières pages
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Dans la belle cité des Ducs de Bourgogne, mon arrivée précoce s’est éternisée après minuit, l’heure magique et effrayante. La lune ne m’a pas éblouie quand j’ai ouvert mes yeux noirs sur Anne, la sage-femme qui accomplissait là son premier accouchement. J’ai réveillé maman Elvire, mon héroïne épuisée, peu pressée de me voir débarquer et qui aurait souhaité dormir encore un peu. Avant ma présence, elle voulait passer le cap du premier avril, en cette année de l’affriolante minijupe, de l’enregistrement de Petite Fleur par Sidney Bechet et du rouge Babybel, ce fromage enrobé de paraffine avec laquelle on peut réaliser des sculptures étonnantes. Jo, mon jeune père, avait été le seul à entendre ma mélodie quand je chantais en sourdine et grâce à ce phénomène ravissant, je fus prénommée Cécile, comme la sainte patronne des musiciens. 9 la reine du découpage Après les gazouillis et les mots-valises, dès que je pus exprimer une intention, mon entourage observa, déconcerté, que j’étais atteinte de blésité : on voyait le bout de ma langue sortir, à la prononciation des « S » et des « Z ». Force fut de constater que mes défauts d ’élocution provenaient d’un trouble moral et nerveux. Du matin au soir, j’étais agitée comme une abeille prisonnière dans un bocal de verre. Épuisante et épuisée, je m’endormais n’importe où, souvent à même le sol, devant n’importe qui. Il me fallut peu de temps pour marcher, ouvrir facilement tous les placards et tiroirs qui étaient à ma portée. ❀ Aujourd’hui, pour un travail prenant et mal payé dans une coopérative PLM : Paris-Lyon-Méditerranée ; mes parents, ma grande sœur Fanfan et moi-même, nous venons d’arriver dans la localité Les Larmes, en Côte-d’Or. Le nom de cette région ne signifie pas « au soleil du bord de mer » comme l’espèrent les vacanciers égarés sur la nationale 7, mais il fait référence à la teinte mordorée dont l’automne pare le fameux vignoble bourguignon. Aux alentours, la forêt de Mercey remplace les vignes et dès la fin de l’été, les feuilles des hêtres et des chênes étincellent. Dès sa prise de fonction, mon père a vite fait l’unanimité auprès des clients de la coopérative, qu’on appelle simplement la coop. 10 la reine du découpage Néanmoins, un premier malentendu s’est rapidement installé car, tous les soirs, mon père mettant à l’abri dans le buffet de notre salle à manger en merisier la caisse en fer contenant la recette de la journée, le contrôleur laitier, Brice Triboulet a raconté au cours d’une partie de pétanque que ce gérant-là était plus riche qu’on ne le croyait… Voulait-il faire gober à ses coéquipiers que mon Jo piquait dans la caisse ? Quel saligot ce Triboulet ! Cette vilaine déclaration a favorisé la rancœur dans le relationnel villageois et la branche des Morlerat, intime avec Triboulet, nous a désormais regardés d’un sale œil. Heureusement, tous les autres habitants ont d’emblée dit du bien de mon père, qui pourtant ne faisait rien de spécial pour séduire. Et personne ne s’étonna de ce qu’il plût tout particulièrement aux femmes. Toutes se pâmaient devant lui. Chaque cliente se sentait La Cliente, prête à évincer toutes ses semblables pour être, croyait-elle, la mieux servie. ❀ Nous vivons au-dessus de la coopérative dans un appartement transitoire au confort minimal, dans lequel mes parents ne peuvent pas faire de travaux car ils sont locataires. Entre nous, je pense que ça arrange mon père qui préfère ne pas bricoler, tant le résultat final 11 la reine du découpage fait hurler ma mère dont la chanson de Patachou, Le bricoleur, lui permet de se moquer gentiment des défaillances paternelles. À présent que j’ai poussé comme un champignon – la pholiote changeante – je sais que je vis dans une localité qui n’a pas de cœur, pas de place principale avec une fontaine pour dire : « Je ne boirai pas de ton eau. » Ce lieu qui sert de dépôt aux locomotives à réparer est balafré par une rue très longue : la rue de Silaé, déroulée comme la laisse d’un chien enragé. Elle coupe le village en deux parties dont les habitants se méprisent sournoisement. Au nord, des maisons imposantes entourent la seule entreprise alimentaire, la laiterie. Voilà, c’est cela le centre de ma commune : une laiterie composée de laids bâtiments en briques. Pourtant, lors de la visite scolaire des lieux, conduite par le bel apprenti Édouard Bordet, j’ai eu envie de plonger dans le breuvage blanc opaline qui emplissait les hautes cuves en fer. Quel bonheur j’aurais eu de boire la tasse ! Chaque jour, le lait des vaches du canton est transformé en beurre pasteurisé et en fromage. Dans la plaine, une odeur aigrelette de lait caillé fait lever le nez. À midi, dès que l’alarme retentit, les ouvriers affamés grimpent sur leur vélo pour aller déjeuner. Chacun pose son biclou contre le mur 12 la reine du découpage de son logement, sans mettre d’antivol au pédalier car il n’y a pas de voleurs. Il n’y a pas de cimetière non plus. Ici, on ne meurt pas et si par inadvertance cela arrivait, la procession devrait se rendre à pied jusqu’à Veinard, le village voisin, en suivant le corbillard par la route qui longe le canal, sur trois kilomètres. Ce serait une épreuve douloureuse : ce n’est pas facile de marcher quand on pleure en baissant la tête, un large mouchoir en coton sous son nez tout rouge. Ajoutez le parapluie noir à tenir fermement s’il pleut des cruches dans le grand vent. En lot de consolation, nous avons l’église Saint Abel. Les dimanches d’hiver, le poêle à bois Rosières est allumé avec une bûche d’orme qui dure à peine le temps de l’office. Dès l’eucharistie, on crève de froid. Le goudron se dépose dans les tuyaux ramonés tous les dix ans. L’endroit le plus glacial, c’est l’autel où officie le jeune prêtre Joffrey qui trottine pieds nus dans ses sandalettes en cuir. Sitôt arrivé au presbytère, il ne traîne pas pour enfiler de grosses chaussettes en laine kaki, tricotées par sa mère qui est aux petits soins pour lui. Les chaises réservées portent les noms des familles inscrits sur une plaque émaillée, fixée par une vis acier à tête bombée. Les Anciens se cramponnent à leurs sièges, sûrs d’avoir mérité cette place de choix. 13