Smog of Germania
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Smog of Germania
Marianne Stern SMOG OF GERMANIA Éditions du Chat Noir „Ich bin die Gier in deinem Herz In deiner Seele bin ich der Schmerz Ich bin in dir, ich lass' dich niemals los“ Das andere Ich, Blutengel „Hoppe hoppe Reiter und kein Engel steigt herab mein Herz schlägt nicht mehr weiter nur der Regen weint am Grab hoppe hoppe Reiter eine Melodie im Wind mein Herz schlägt nicht mehr weiter und aus der Erde singt das Kind“ Spieluhr, Rammstein « Heiii-di, Heiii-do, Heiii-da ! Heiii-di, Heiii-do, Heiii-da ! » Les Volants braillaient à l'unisson en briquant le pont, sous les rayons ardents d'un soleil de plomb ; ils étaient d'excellente humeur. Une coutume, après des semaines passées dans les cieux, loin de toute civilisation. Le zeppelin survolait à présent le royaume d'Autriche-Hongrie, poussé à pleine vitesse vers l'Empire Allemand par des vents favorables. Les hélices tournaient au ralenti, on avait réduit la puissance des moteurs pour profiter à la place des ailes noires et gonflées. Bientôt, le zeppelin franchirait les frontières de l'Empire et gagnerait Germania, sa capitale. L'occasion d'y faire escale, de vider les soutes de l'opium destiné au Kaiser et pour les Volants, de rallier la terre ferme afin d'aller écluser quelques pintes de bières bien méritées et culbuter des filles. Ces considérations, cependant, n'intéressaient pas le capitaine de l'aéronef. Perché à la proue du zeppelin, aux côtés de la vierge noire sculptée, il n'écoutait que d'une oreille distraite les chants joyeux montant du pont. Ses cheveux ébène ondulaient au gré des assauts du vent, son regard noir fixait le tain de l'éclat de miroir posé au creux de ses paumes. « Une quinzaine, et tu pourras venir le chercher. J'ai besoin de la pleine lune pour achever le dernier rituel. — Tant mieux, il n'est que temps. Je crains que les ennuis ne nous tombent dessus bien plus vite qu'escompté... Je dois récupérer cette boîte à tout prix. — Hum. Ssss-si tu m'avais écouté... — Nein. Jamais, ô grand jamais. Je ne trempe pas dans ces eaux-là. » Une grimace s'insinua sur le visage impassible du capitaine. À la surface du miroir, les pupilles oblongues de serpent semblèrent briller avec plus d'intensité. « Tiens-moi au courant. Le plus tôt sera le mieux. — Bien entendu. » Le capitaine regarda la face reptilienne disparaître dans les volutes argentées de l'éclat de miroir, puis il glissa l'objet au fond de sa poche. Au loin, le ciel se parait de pourpre en prévision de la nuit prochaine, quelques nuages isolés se découpaient sur l'horizon. Bientôt, Germania. Visite nocturne à l'Abenteuer La pluie qui rinçait les pavés avec application étouffait la tonalité des chaussures ; claquements sourds, dénués d'échos, qui s'évaporaient aussitôt dans l'obscurité noyant les rues. Les rares âmes en vadrouille longeaient les bâtisses, leurs ombres se devinaient le temps d'un sursaut lorsque le halo blafard d'une lanterne à gaz piquetant les trottoirs les capturait. Nul ne se risquait à s'exposer trop ouvertement une fois la nuit tombée – à l'exception de ViktoriaLuise von Preußen qui marchait, insouciante, au centre de la ruelle baignée de ténèbres. Ses mains gantées de cuir noir tentaient malhabilement de préserver son ample robe de l'eau sale ruisselant entre les pavés. Elle en soulevait les pans, profitant par la même occasion pour observer au mieux où poser sans danger ses bottines cerclées d'argent, à la lueur ambrée de la loupiote de l'homme qui la suivait de près. Si les artères du cœur de Germania se trouvaient bien entretenues, ce n'était hélas pas le cas des coupe-gorges des bas-quartiers, souvent étroits et insalubres. Viktoria ne s'y serait d'ailleurs jamais aventurée seule, trop effrayée devant la forte probabilité de ne pas en ressortir vivante. Ainsi accompagnée, elle se permettait toutefois de jouer les sans-peur, sachant que celui qui la suivait comme une ombre se chargerait d'écarter les esprits mal intentionnés. Le vacarme d'une cavalcade lui fit soudain redresser la tête. Droit devant, un fiacre avait surgi d'une intersection et déboulait à toute allure ; les sabots ferrés de deux monstrueux chevaux martelaient violemment les pavés en générant des étincelles. Sachant par expérience que le fiacre ne dévierait pas d'un pouce de sa trajectoire, Viktoria n'eut d'autre alternative que de se précipiter contre la façade la plus proche, abandonnant de ce fait ses volants de tulle déjà bien humides à leur triste sort. Personne ne se souciait des passants dans ces bas-quartiers, et personne n'irait s'imaginer que la fille du Kaiser rôdait à cette heure dans ces ruelles insalubres. L'attelage passa en trombe devant elle sans ralentir, le cocher ne prit même pas la peine de tourner la tête. La roue arrière cerclée de fer tressauta dans une ornière et projeta une gerbe d'eau, qui acheva de tremper Viktoria. Elle prit alors pleinement conscience de sa vulnérabilité et réprima un terrible frisson. « Sombre sot, soyez maudit ! » Diling ; tintement aigu reconnaissable entre mille. Elle tressaillit et sembla soudain se souvenir qu'elle n'était pas seule. « Si vous ne vous prêtiez pas à toutes ces simagrées pour avancer, nous serions arrivés depuis longtemps, Fraulein. » Elle décocha un regard noir à l'individu campé à sa gauche ; de gros verres fumés enchâssés dans leurs montures de cuivre masquaient ses yeux, un rictus moqueur tordait ses lèvres. L'eau du fiacre l'avait également atteint et dégoulinait depuis le bord de son chapeau sur son pardessus rapiécé, mais il n'en avait cure. Il balançait désormais sa loupiote sous le nez de Viktoria, jubilait de la voir aussi misérable. « Gardez vos remarques acerbes pour vous. Je me plie à mes simagrées, si j'en ai envie ! Pour commencer, nul ne vous a forcé à m'accompagner. — Le Kaiser se fait du souci pour son adorable petite fille... Chose que je conçois sans équivoque. — Que je sois adorable ? » Viktoria ricana et fit volte-face, reprit sa progression. « Oh, adorable, vous l'êtes très certainement à ses yeux. Cependant, moi qui vous connais un peu mieux... — Taisez-vous. » Elle haïssait se coltiner ce sombre individu, mais contre mauvaise fortune bon cœur : il se contentait de l'escorter, ne lui interdisait jamais rien, au contraire des larbins précédents imposés par son père, auxquels elle s'était fait un devoir de fausser compagnie. Ainsi, elle était libre de déserter les somptueux appartements familiaux pour quelques virées nocturnes. Ce soir, elle s'en serait volontiers abstenue afin de ne pas avoir à affronter la pluie et de soigner ses maux de ventre mensuels dans sa chambre. Cependant, le pamphlet reçu lui intimait l'urgence d'une entrevue ; n'ayant aucune idée des auteurs ni de la teneur du problème, Viktoria avait opté pour une brève sortie. L'enseigne de l'établissement apparut bientôt, elle hâta le pas. Un panonceau discret, noirci de suie sur lequel se devinait encore le nom, das Abenteuer – l'Aventure – surmontait une entrée dérobée, située sous le niveau de la rue. Ce genre de boutiques s'était raréfié à Germania, depuis que le Kaiser avait entrepris d'en faire à sa manière une grandiose cité-lumière. Viktoria savait cependant fort bien où les dénicher. L'endroit idéal pour une rencontre en toute discrétion : les nobliaux et autres gens côtoyant les sphères du pouvoir ne s'y risquaient jamais sans être poussés par la nécessité. Elle dévala les trois marches qui menaient à la porte et avant de la franchir, se retourna, paupières plissées derrière le masque protecteur. Les verres noirs étaient braqués sur elle, le reste du visage ne transmettait aucune émotion ; elle pointa un index accusateur sur la poitrine de son chaperon. « Trouvez-vous une alcôve et disparaissez hors de ma vue, comprenezvous ? — N'escomptez pas me filer entre les doigts, car vous n'y parviendrez pas. — Ce n'est nullement dans mes intentions, je vous sais bien trop fourbe pour garantir la réussite d'une telle entreprise. Je veux seulement passer un moment sans avoir à sentir votre présence malsaine dans mon dos en permanence. Oh, encore une chose... Ne retirez pas vos maudits lorgnons. J'aimerais autant que vous ne fassiez pas fuir la clientèle. » Diling. « Vos désirs sont des ordres, Fraulein. » La voix suave lui donna des frissons ; l'esquisse de sourire avait reparu et derrière la noirceur insondable des verres, elle percevait nettement les pupilles lui fouiller l'âme. Viktoria poussa la porte avec brusquerie, désireuse de se soustraire au malaise naissant dans ses entrailles. De la lumière chaleureuse lui tendit les bras, elle se précipita à l'intérieur de la gargote. Des poutres noires habillées d'ornements en laiton et des vieilles pierres constituaient murs et plafonds, deux vasques contenant un feu ardent soufflant des escarbilles colorées marquaient le seuil. Passée l'entrée, un long couloir lambrissé de planches polies par les innombrables passages s'engouffrait dans les entrailles de la ville. De discrètes chandelles brûlaient ici et là, peinant à fendre la semi-obscurité, et rendaient l'atmosphère étouffante. Viktoria pénétra d'un pas sûr à l'intérieur du corridor ; le bois craquait doucement sous ses bottines, son ample robe bruissait à sa suite. Elle dégrafa le manteau qui lui couvrait les épaules, ôta ses gants. D'une main habile, elle retira le masque de cuir qu'elle usait pour sortir dans le smog noir de Germania et s'assura que les boucles du loup cuivré, dissimulé en-dessous et destiné à masquer sa figure, étaient bien fermées. Il aurait été très malvenu de dévoiler sa véritable identité. Elle ne redoutait aucune menace ou agression, car son bienfaiteur se chargerait aussitôt du cas des concernés. En revanche, quiconque apprendrait que l'unique fille du Kaiser fréquentait cet établissement causerait un scandale sans précédent. Viktoria fit glisser les manches de sa robe noire un peu plus bas afin que l'on voie le teint pâle de sa gorge, puis en guise de touche finale, elle arracha l'aiguille qui retenait encore ses cheveux auburn en chignon. Libérés, ils tombèrent en boucles lâches jusqu'à ses reins. Devant elle, le cadre d'une embrasure se découpait ; elle se retourna. « Rendez-vous utile, souffla-t-elle. Prenez soin de mes effets. » Viktoria le savait en embuscade dans son dos, bien que le triste sire se déplaçât sans un son, comme toujours ; cependant, elle ne le pensait pas si proche et elle manqua de le heurter. Il la dominait d'une tête et de sa position, elle avait un point de vue imprenable sur l'horrible cicatrice qui lui déchirait profondément la joue gauche, zébrure noirâtre récoltée Dieu seul savait comment. Cette proximité la dérangea soudain et elle lui tendit le paquet d'étoffes afin de remettre un peu de distance. Il s'en saisit sans un mot, sans une émotion, effleurant de ses longs doigts en métal son poignet dans l'opération. Elle frissonna. Elle sentait avec netteté son regard rivé sur les galbes blancs et généreux de sa poitrine, emprisonnés dans un corset d'argent qu'un ridicule ruban maintenait tout juste fermé. La respiration de Viktoria s'emballa, donnant ainsi encore un peu plus de volume au centre d'intérêt de la paire d'yeux dissimulée derrière les verres fumés. Des fourmillements s'emparèrent de ses doigts, la chaleur envahit son ventre et ils demeurèrent ainsi, figés, de longues secondes qui parurent durer une éternité. Puis Viktoria se ressaisit d'un coup. « Disparaissez. » Diling. Dans un furieux tourbillon de velours et de dentelles, elle le planta là. Ignorant les tentures qui s'étiraient sur les parois du couloir à intervalles réguliers, elle hâta le pas jusqu'à déboucher dans la vaste pièce baignée d'ombres dansantes. De la tuyauterie rongée par le vert-de-gris courait le long d'un mur, de minces filets de vapeur s'en évadaient aux raccords des pièces de cuivre ; de petites niches bordaient le pourtour de la salle, des tables s'éparpillaient à travers l'espace libre. De nombreuses silhouettes se découpaient ici et là dans l'atmosphère brumeuse, fumant, buvant de l'absinthe, penchées l'une vers l'autre en de profondes conversations ou jeux de mains plus intimes. Tout au fond, un immense alambic étirait ses tentacules de cuivre sur un pan entier de mur. Une énorme bonbonne ronronnait sur des braises rougeâtres, de laquelle s'échappait une ramification complexe de tuyaux aux formes torturées et serpentins divers. Viktoria ne connaissait aucun appareillage aussi démentiel que celuici, certainement conçu par un esprit névrosé en plein délire éthylique. Cela dit, l'alambic fonctionnait : à l'autre extrémité, des gouttes translucides s'échappaient d'un tube, précieusement recueillies dans une bouteille surmontée d'un entonnoir. Si le Kaiser apprenait où s'éclipsait sa fille une fois la nuit tombée, lui qui la croyait sagement confinée dans ses appartements sous bonne garde... Il ne lui pardonnerait jamais, la séquestrerait pour le restant de ses jours loin de la lumière du soleil. Or jusqu'à présent, il accordait une confiance aveugle en son précieux homme de main, et celui-ci ne la trahirait pas aussi longtemps qu'elle ne fomenterait aucun coup bas à son égard ; un coup d'œil en arrière apprit à Viktoria qu'il s'était volatilisé. Elle haussa les épaules et entreprit de traverser la pièce jusqu'à l'un de ses nombreux recoins. Son corset d'argent renvoyait de ténus éclats, mettait en évidence sa taille fine, attirait une multitude de regards avides ; un mâle un peu trop entreprenant lui attrapa un poignet tandis qu'elle passait devant sa table. Savoir son chaperon en embuscade quelque part dans la salle, veillant au grain, lui donna le courage de se dégager d'un mouvement sec. Elle s'empara de plus du verre d'absinthe posé devant lui avant de poursuivre son chemin. Quelque chose, dans son attitude hautaine, dissuada l'homme de lui chercher des ennuis. Le pamphlet n'avait pas mentionné de noms, toutefois elle n'eut aucun mal à en reconnaître les auteurs lorsqu'elle les vit. Deux femmes patientaient derrière une table, assises sur une banquette en arc de cercle. Elles portaient elles-aussi des masques et s'étaient donné du mal pour se vêtir de manière adéquate au lieu de la rencontre. Ludivine von Holstein et Maria von Neuengut – des parvenues, dont les géniteurs avaient acquis des noms à particules en échanges de coquettes sommes d'argent afin d'approcher le cercle de nobles du Kaiser. Viktoria ne les appréciait guère, et comme beaucoup d'autres, celles-ci s'évertueraient sans doute à la séduire afin que leurs noms soient rapportés au Kaiser ; une simple particule ne suffisait pas. L'hypocrisie avait atteint la tête de liste des jeux en vigueur dans les hautes sphères de la noblesse germanique, talonnée de près par les dénonciations anonymes et montages de faux complots. Intriguée, Viktoria esquissa de la main le signe de reconnaissance convenu. Dans sa précipitation, Maria faillit renverser la table en quittant la banquette. Elle s'était saucissonnée dans un corset qui ne lui seyait guère et qui parvenait à grand peine à lisser ses bourrelets ; ses seins énormes menaçaient à tout instant de s'en échapper. Son maquillage exagéré la rendait en outre ridicule. Elle n'avait pas d'allure, aucune prestance, se déplaçait avec la grâce d'un régiment lancé au pas de charge. Sa carrure imposante cachait Ludivine dans son ombre, femme frêle aussi timide que son acolyte était exubérante. Cette Ludivine fréquentait la cour depuis près d'une année et pourtant, Viktoria n'avait découvert son existence que trois semaines plus tôt, tant cette fille s'efforçait de se montrer transparente et se fondait à merveille dans le décor. Elle n'avait rien d'une bourgeoise et si cela n'avait tenu qu'à elle, elle serait restée dans sa ferme perdue au fond de la Bavière ou du Württemberg. « Fraulein. Merci de vous être déplacée. » Maria plia un genou en guise de révérence maladroite ; un large sourire éclairait désormais sa figure grassouillette, mais Viktoria n'aurait pu affirmer s'il était sincère. Elle supposait plutôt l'inverse puisque les von Neuengut étaient des as inégalables dans la catégorie messes basses et compliments avariés. Ludivine fit un pas de côté et se courba maladroitement, sans oser croiser le regard de Viktoria. « Vous débordez d'élégance, Fraulein. Comme toujours. — Danke. » Les joues cramoisies, Ludivine détourna précipitamment la tête. Elle semblait particulièrement mal à l'aise dans sa robe échancrée et se coula à nouveau sur la banquette, loin des yeux inquisiteurs de la population masculine alentour. Une saintenitouche, effacée, qui n'aurait jamais dû quitter sa campagne... Les deux autres la rejoignirent ; après un long moment de silence, Viktoria prit la parole. « Si vous m'évoquiez la raison de notre entrevue ? » Les deux femmes échangèrent un regard. Ludivine tortillait ses doigts, riva son attention sur le bois taché de la table ; Maria s'éclaircit alors la gorge. « Des bruits courent. On dit... que le Kaiser Wilhelm n'aurait plus toute sa tête. Que Germania l'obnubile et qu'il en oublie la rancœur des Français pour l'annexion de l'Alsace-Lorraine. Certaines personnes à la cour, par conséquent, complotent et ne l'estiment plus à la hauteur pour diriger l'Empire. » Maria avait endossé une expression mystérieuse et s'était exprimée à voix basse, un fait nouveau pour Viktoria qui ne connaissait que braillements et gloussements de sa part. À présent, elle observait les ombres et les clients, en quête d'oreilles indiscrètes : de tels propos pouvaient conduire droit au cimetière. Viktoria fronça un sourcil, interdite. Maria s'apprêtait-elle à lui livrer des noms ? Pourquoi la choisir, elle, la fille du Kaiser, comme confidente ? « Le saviez-vous, Fraulein ? — La politique ne m'intéresse pas. Et rassurez-vous, le Kaiser ne redoute pas ces maudits Français. Otto von Bismarck les a humiliés une première fois et soyez certaine que l'Empire recommencera si cela ne suffisait pas ! Ils sont faibles et arrogants, et ne sont de toute manière pas de taille à lutter contre l'Empire. — Pardonnez-moi, Fraulein. Je ne souhaitais pas vous blesser. » Maria adopta une posture soumise qui fit d'autant plus ressortir son triple menton. « Je tenais juste à éviter quelques désagréments à votre... au Kaiser Wilhelm. J'ai eu vent de quelques noms, je pourrais vous les livrer... L'on parle à la cour, j'entends ce qu'il se raconte. Fraulein... Laissez-moi être vos oreilles, vous ne serez pas déçue. » Viktoria réprima une grimace de dégoût. Pour rien au monde elle ne souhaitait côtoyer Maria plus que nécessaire et de plus, comment accorder sa confiance à quelqu'un qui passait son temps à trahir ? Par ailleurs, nul besoin de noms. Son père parvenait fort bien à se les procurer seul et envoyait ensuite son sbire préféré régler la situation. « Pourquoi n'iriez-vous pas rejoindre ces deux mâles, à la table voisine ? J'ai le sentiment qu'ils n'attendent que cela. Pendant ce temps, je toucherai deux mots à Fraulein von Holstein. » La grosse Maria aurait souhaité répliquer, mais elle ne s'y risqua pas. Viktoria n'était pas réputée pour son amabilité et mieux ne valait pas insister ; la question était en outre purement rhétorique, il ne s'agissait que d'un ordre déguisé. Vaincue, Maria se leva donc à regret, esquissa une misérable révérence et s'éloigna. Les deux hommes désignés par Viktoria quittèrent aussitôt leurs chaises. Dans un rien de temps, nul doute que le trio se trouverait fort occupé dans l'une des pièces du couloir aménagées derrière les tentures... Viktoria oublia Maria pour s'occuper de Ludivine. Cette dernière transpirait et malgré la pénombre, son teint avait viré au pourpre. « Eh bien ? — Pardonnez-moi, Fraulein. Je ne voulais pas venir, Maria ne m'a pas laissé le choix. Par pitié, ne me demandez pas de rejoindre l'un des clients. » La moutarde était montée au nez de Viktoria. D'ores et déjà agacée par la douleur dans son ventre et ses sautes d'humeur hormonales, voilà que ces deux sottes l'avaient forcée à sortir de ses appartements, affronter la pluie, le smog et les ruelles sales, pour ne lui raconter que de misérables ragots ? Elle sentait ses narines palpiter, ses doigts tapotaient la surface de la table et Ludivine se recroquevilla encore davantage. « Les von Neuengut sont au cœur du complot, lâcha-t-elle très vite. J'ai surpris des conversations et depuis, Maria ne me quitte plus par peur que je dévoile ce que j'ai entendu. » La fille était trop terrifiée pour mentir. L'écrasante présence de sa comparse envolée, elle avait réussi à ouvrir la bouche. « Intéressant. Si ce que tu dis est vrai, je te prends à mon service. Tu seras ma dame de compagnie. Et mes oreilles. » Viktoria se leva d'un bond, sans écouter les balbutiements de Ludivine. Sans un regard en arrière, elle traversa la pièce pour rejoindre l'entrée ; elle n'avait que trop traîné et n'avait aucune envie de s'attarder davantage. Son envie de s'amuser avec l'un des nombreux mâles à l'affût avait disparu. Elle s'engagea dans le couloir, tempête de tulle noir. Diling. « Vous avez déjà terminé ? Les babillages de vos deux amies se sont donc révélés aussi inintéressants ? Les histoires de complots devraient pourtant vous ravir. — Mêlez-vous de vos affaires. — Vous n'attendez pas Fraulein Maria ? » Pour toute réponse, Viktoria lui arracha des mains son manteau en s'efforçant de demeurer impassible. Il n'avait pas franchi le seuil de la pièce et cependant, grâce à une quelconque diablerie, connaissait le contenu de la conversation précédente ainsi que l’identité des deux femmes – à moins qu'il n'ait lâché ces mots au hasard, les chances de mettre dans le mille étaient plutôt élevées, puisque les complots appartenaient au quotidien... Cet homme l'impressionnait autant qu'il la terrifiait, mais lui exposer ses peurs ne ferait que renforcer l'emprise qu'il exerçait sur elle. Quant à la grosse Maria, qu'elle profite donc... Il était fort probable que ses ennuis ne fassent que débuter. Un instant plus tard, ils gravissaient les marches extérieures de l'établissement et rejoignaient à nouveau la rue noyée dans le smog. La rigole centrale regorgeait de détritus ; deux formes sombres ressemblant à des chiens se disputaient les ordures. Viktoria plissa le nez sous son masque, s'évertuant à passer l'angle du coupe-gorge aussi vite que possible. Il régnait une drôle de populace dans les bas-quartiers, d'autant plus une fois la nuit tombée, à l'opposé de l'opulence de la cour du Kaiser. Si les nobliaux et la haute bourgeoisie de l'Empire croulaient sous les richesses, et se pavanaient dans les longues artères de Germania vêtus de leurs plus somptueux atours, les âmes en vadrouille de ces ruelles malfamées engageaient des duels à mort pour s'octroyer un os à ronger. Le seul avantage notable à vivre ici était que les soldats impériaux ne prenaient jamais la peine d'y descendre – discrétion assurée à celui qui souhaitait disparaître quelques temps. À l'intersection suivante, le lampadaire avait grillé, ou l'allumeur l'avait oublié au cours de sa ronde plus tôt dans la soirée. Lanterne à la main, Viktoria tourna à gauche pour s'engager dans une venelle légèrement montante, qui la ramènerait sur une hauteur où le smog se trouvait moins épais. Malgré le masque de cuir lui couvrant le nez et la bouche, les minuscules particules en suspension dans l'air parvenaient quand même à se frayer un passage jusqu'à sa gorge. Lorsque l'on s'attardait trop longtemps dans ce brouillard, il n'était alors pas rare de tousser et recracher une glaire noirâtre. Un pavé désolidarisé rencontra la bottine gauche de Viktoria ; déséquilibrée, elle trébucha, évitant ainsi la lame luisante qui fendit l'air là où s'était trouvée sa nuque un instant auparavant. Le temps qu'elle se redresse sur les genoux, quatre assassins vêtus de longues capes noires l'encerclaient, de la ferraille létale dans toutes les mains ; l'un d'eux tenait également un pistolet. Encore sous le choc, Viktoria ne songea même pas à hurler. Elle plaqua à la place ses doigts gantés contre sa gorge, la palpa et déglutit, pour bien s'assurer qu'elle n'avait pas été touchée. Le plus imposant des quatre fit alors un pas en avant, brandissant son arme pour frapper. Diling. Il fut stoppé en plein mouvement avant qu'il ne passe à l'action : une griffe métallique aux doigts crochus venait de le saisir par le cou et lui broya la trachée avec une aisance déconcertante. La jugulaire fut perforée, un geyser cramoisi gicla dans les airs au moment où l'assassin s'affaissait tel une poupée de chiffons. Viktoria, figée par l'horreur, cramponnée à sa lanterne, contempla la tête qui roula à ses pieds, que seuls de misérables lambeaux de peau rattachaient encore au buste. Le cadavre vomissait du sang à travers ses lèvres tordues par la mort et la fixait de ses yeux vides grand-ouverts. Le temps suspendit son cours, deux autres corps rejoignirent le premier sur les pavés ruisselants d'eau écarlate ; puis une détonation claqua dans l'air et ramena Viktoria à la réalité. Elle leva enfin les yeux, pour apercevoir son chaperon presser une main contre sa poitrine au niveau du cœur. À trois pas devant lui se tenait le dernier homme, pistolet levé et fumant ; elle voyait son sourire victorieux, qui se fana néanmoins quand il comprit que son coup dans le mille n'avait causé qu'un trou sans ôter la vie. « Mais, mais, mais... Diablerie ! » Il recula, regardant tour à tour son arme et la main métallique couverte d'hémoglobine de celui qu'il avait cru tuer. Son hésitation lui fut fatale ; les doigts d'argent lui arrachèrent le visage tandis que ceux de chair lui enfonçaient profondément une lame acérée dans la tripaille. Un gargouillis immonde sortit de sa gorge alors qu'il s'effondrait. Un chapelet d'intestins prit la poudre d'escampette sans que les gesticulations désespérées de l'assassin ne réussissent à les retenir. Ses mains s'agrippèrent aux entrailles en vadrouille, puis le corps fut agité de deux ou trois spasmes, avant de se figer dans la mort. Le bienfaiteur de Viktoria ramassa le pistolet puis revint vers elle, nullement gêné d'avoir laissé un homme agoniser sur le pavé. « Levez-vous, Fraulein. J'ignore combien de ces coquins rôdent encore dans les environs et je ne souhaite pas l'apprendre. — Que... — Hâtez-vous. » Cette fois-ci, il prit la tête de leur duo et rangea son verbiage fleuri. Viktoria trottinait sur ses talons, s'appliquant à demeurer dans son ombre malgré la peur terrible qu'il lui insufflait ; après tout, il venait de lui sauver la mise. Par contre, des tueurs à l'angle d'une ruelle qui la frappaient, elle... La coïncidence était trop grosse pour être ignorée. Ces hommes, pour sûr, s'étaient trouvés là à dessein et non pour détrousser une innocente victime. Les rumeurs sur les guildes d'assassins lui revinrent alors en mémoire. Le Kaiser avait certes produit de nombreux décrets promulguant leur interdiction pure et simple, avec promesse de mort immédiate pour quiconque se ferait prendre à mener ce genre d'affaires, mais se pouvait-il que certaines de ces organisations aient survécu malgré l'interdiction impériale ? Viktoria nota de poser la question à son chaperon ; il saurait la renseigner – la noirceur de Germania ne possédait pour lui aucun secret. Elle osa enfin se relâcher lorsqu'ils franchirent un portillon dérobé à l'arrière du palais cossu où une partie des membres de la famille impériale résidait. Elle aurait de loin préféré passer par la grille principale gardée et non par le parc au sol détrempé, toutefois sa robe et ses bottines ne se plaindraient plus de taches de boue supplémentaires. Ils entrèrent par une porte de service et s'engagèrent dans les couloirs obscurs. Son chaperon ne la quitta pas d'une semelle jusqu'à ce qu'elle soit enfermée à double-tour dans ses appartements ; il effectua en outre une inspection rapide de la pièce et s'avéra satisfait de ne découvrir aucun assassin embusqué derrière un rideau. « Très bien, Fraulein, vous pouvez reprendre vos aises. — Sortez de chez moi immédiatement. » Les mots lui avaient échappé d'une voix blanche ; elle tremblait, secouée par un curieux mélange de peur et de colère. Que cet individu fasse la loi dans sa chambre, lui ordonne comment se conduire alors qu'il venait de tuer – éviscérer, même ! – quatre hommes de sang-froid, sous ses yeux ! Les verres fumés se braquèrent sur elle, il combla la distance jusqu'à se tenir à un rien d'effleurer son visage. Il la dominait d'une bonne tête, et même si les lorgnons d'aviateur mangeaient la moitié de sa figure, elle ressentait son profond mécontentement. Elle recula à petits pas, se retrouva acculée contre sa coiffeuse. « Sortez, souffla-t-elle à nouveau. S'il vous plaît. — Je ne crois pas, Fraulein. Pas avant que vous soyez nettoyée du sang qui vous souille. Je vous suggère donc de filer en hâte à la salle d'eau si ma présence vous importune à ce point. » Ce n'était que l'homme de main de son père, il ne possédait aucun ascendant sur elle... Et pourtant, Viktoria s'exécuta sans protester, incapable de faire valoir son autorité. Elle se précipita dans la salle de bain attenante à la chambre et entreprit de se dévêtir. Le tic-tac infernal de la vieille horloge à balancier troublait le silence de la chambre lorsque Viktoria y refit son entrée près d'une heure plus tard, lavée et détendue. Elle avait revêtu une ample chemise de nuit, démêlé sa longue chevelure auburn. Une chandelle achevait de se consumer dans son bougeoir sur la coiffeuse, que les gouttes de cire durcies salissaient désormais. Le miroir, monté sur le meuble, était habillé d'une guirlande de fleurs en argent dont les contours des pétales avaient hérité d'un liseré en or ou bronze ; le cœur de ces fleurs atypiques renfermait en outre des nacres et des onyx. L’œuvre était magnifique – un cadeau, lui avait toujours dit son père, sans jamais trahir sa provenance –, si parfaite, que Viktoria se surprenait de temps à autre à rechercher une odeur émanant de ces fleurs, avant de se rappeler qu'elles étaient de métal. Un manteau gisait devant la porte, foulards, lunettes, effets divers et haut-deforme reposaient en fouillis sur le lit à baldaquin. La pluie battait les carreaux, les gouttes ruisselaient à leur surface en une multitude de larmes ; sans le smog noirâtre qui planait à l'extérieur, un rayon de lune aurait sans doute fendu les ténèbres pour s'immiscer dans l'intimité de la chambre. Faute de quoi, Viktoria devrait se contenter des lueurs mourantes de sa bougie à l'agonie. Elle le chercha, avant de découvrir qu'on avait tourné l'un des fauteuils au revêtement de velours rouge face à une fenêtre. Sans doute s'y était-il assis et ne pouvait ainsi la voir. Il avait fouillé dans ses affaires ; un écrin renfermant une boîte à musique reposait sur le bord de la coiffeuse. Viktoria s'avança, l'ouvrit et en remonta la clé. Aussitôt des notes cristallines s'élevèrent en même temps que la danseuse piquée au centre commença à tourner. Un présent de son père, qu'elle conservait depuis des années. En tant que fille unique, il la gâtait. Il l'avait couverte de jouets durant son enfance et désormais, lui offrait de somptueuses parures, à faire pâlir de jalousie les femmes de Germania. Peut-être ne semblait-il plus avoir toute sa tête, obnubilé qu'il était par sa cité, mais il possédait un sens exacerbé de l'esthétisme. De capitale à l'essor florissant, Germania était devenue la plus belle d'Europe. L'on avait détruit de vieux immeubles pour dégager de vastes avenues où l'armée paradait, édifié des tours gigantesques aux toitures d'or ; les zeppelins sillonnant le ciel rapportaient que le soleil les douchait de mille éclats. L'on forgeait dans les innombrables ateliers, l'on assemblait des vaisseaux flottants, des locomotives, les convois de charbon se succédaient en un ballet incessant afin d'alimenter l'industrie – et le smog planait dans les rues, brouillard noir et salissant. Viktoria n'était jamais sortie sans masque ni manteau à capuche ; elle ne connaissait que cette purée de pois, pour n'avoir jamais mis un pied hors de Germania, là où d'après les rumeurs, le voile noir se dissipait. La danseuse effectua une dernière rotation et s'immobilisa sur les ultimes notes de la mélodie. Viktoria referma l'écrin avec grand soin et le rangea dans un tiroir de la coiffeuse. La bougie vacillait, sur le point de rendre l'âme. Alors elle en extirpa une neuve d'un tiroir et les échangea. La fatigue s'insinuait peu à peu en elle, engourdissait ses membres ; les événements de la nuit l'avaient éreintée. Son lit l'appelait, mais elle n'osait s'y allonger, sachant qu'elle ne se trouvait pas seule dans sa chambre. Diling. Elle se crispa au son aigu, presque désagréable, à nouveau parfaitement alerte. Il était là, à moins de deux pas d'elle, installé en face de la fenêtre. La flamme de la bougie renvoyait son ombre immobile contre le mur. Viktoria entreprit de faire le tour du fauteuil sur la pointe des pieds, à distance respectueuse, osant à peine respirer. La main d'argent aux ongles en diamant poli reposait sur sa cuisse, luisait doucement dans la pénombre ; privée du chapeau, une longue chevelure blanche tombait sur ses épaules. Cette vision incongrue dérangea Viktoria, tant ce déballage de blanc paraissait déplacé sur cet individu. Puis elle se figea. Pour la première fois, elle l'apercevait sans son vieux pardessus de cuir élimé, ses lorgnons, ses chemises bouffantes et ses hauts-de-forme. Elle crut d'ailleurs qu'il portait une armure à même le corps avant de ravaler un hoquet de surprise lorsqu'elle comprit que cette étrange carapace constituait son épiderme. « On ne peut tuer facilement un automate, Fraulein... » La main n'était pas sa seule prothèse, toute la moitié gauche de son corps, incluant l'épaule, une hanche ainsi qu'une bonne partie de la poitrine et du ventre, n'était en réalité qu'un savant assemblage d'une multitude de pièces et rouages métalliques. L'ouvrage avait été accompli avec une telle maîtrise que les membres se mouvaient sans un bruit, sans un grincement, aussi naturellement que s'ils avaient été d'os et de chair. Viktoria n'aurait jamais imaginé découvrir pareil tableau et pouvait d'ores et déjà parier que le pantalon dissimulait au moins une jambe artificielle. Le reste du corps, d'une blancheur de cadavre, était couturé de larges balafres, certaines arborant encore les fils de suture. Cet homme fascinait autant qu'il terrifiait Viktoria, renforçait la peur qui galopait en elle. Elle n'osait rien dire, encore moins fuir, car il émanait de lui une intimidante aura. Il tourna soudain la tête et elle se retrouva malgré elle face à face avec son horrible visage. De la ferraille ouvragée courait sur la moitié gauche supérieure, qu'il cachait en public habilement derrière ses lunettes. L'orbite correspondante était pour l'heure dépourvue de globe oculaire, seulement traversée par les connexions métalliques servant à y fixer un compagnon pour l'œil blanc à l'iris rouge sang, dans la cavité droite. De longs cils d'argent surplombaient le trou, le dernier comportant le grelot qui tintait à chaque clignement de paupières. Viktoria tremblait à présent de la tête aux pieds, incapable de prononcer un mot. « Approchez, jeune fille. » Hypnotisée, comme sous l'emprise d'une puissante transe, Viktoria alla se camper devant le fauteuil et son occupant, bras ballants et lèvres entrouvertes. De plus près, elle discerna alors de minuscules éclats parsemant sa moitié de visage artificiel – des diamants, sertis dans le métal et polis à l'image de ceux de ses ongles. Ils piégeaient les ambres de la chandelle, donnaient l'impression que l'âme flamboyait à l'intérieur du crâne. Si elle n'avait écouté que ses pulsions attisant sa curiosité, Viktoria aurait tendu les doigts pour effleurer la pommette singulière. Il brisa soudain le charme qui la figeait, se saisit d'une de ses longues mèches, la fit rouler entre ses doigts avant de la laisser retomber. « Qu'est-ce que je vous inspire ? » Frayeur, cauchemar, dégoût... Ces mots se bousculaient dans son crâne sans que l'un ne parvienne à s'imposer. Non seulement cet homme ressemblait davantage à une machine qu'à un individu bien en chair, mais en plus, il avait tué de sang-froid sans éprouver la plus petite hésitation ni le moindre remords. Certes, il lui avait sauvé la vie ; les tueurs ne l'auraient pas épargnée et, sans lui, Viktoria croupirait à cette heure dans une rigole, la gorge tailladée. Elle ouvrit la bouche, la referma, son regard fixé sur l'iris rouge qui lui fouillait l'âme. « Vous êtes beau. », articula-t-elle contre toute attente. Il s'esclaffa, secoua la tête, amusé au plus haut point. « Allons donc, vous n'êtes pas sérieuse. Que je vous glace d'effroi serait bien plus proche de la vérité, n'est-ce pas ? — Vous êtes blessé. » Ses propres paroles l'avaient surprise et désireuse de changer de sujet, elle observait à présent avec une sorte de fascination morbide le trou béant à l'emplacement du cœur, au contour noirâtre. Là où l'assassin avait logé sa balle. Des articulations artificielles pendouillaient hors de la plaie, des gouttelettes dorées s'en évadaient par intermittence. « Oh, ne vous inquiétez pas, fit-il en y apposant un mouchoir de soie. La besogne de ce sagouin nécessitera quelques pièces de rechange ainsi qu'un peu d'huile de coude... Mais je connais un excellent orfèvre, doté de doigts de fée lorsqu'il s'agit de mécanique. En attendant, ma main d'argent demeurera quelque peu grippée... Voyez...