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« Elle met à la bouche une saveur étrange » :
Germain Nouveau, le Sonnet de la Langue
par Cyril Lhermelier
1. Germain Nouveau et les Zutistes
Michael Pakenham a établi que la contribution de Germain Nouveau à
l’Album zutique datait de l’automne ou de l’hiver 1872/1873. Après la dispersion
du groupe de l’Hôtel des Étrangers et le départ de Verlaine et Rimbaud,
l’Album, en possession de Charles Cros, s’enrichit des participations des Vivants
Richepin et Ponchon1, que Nouveau fréquente dès ses premiers mois parisiens.
Il écrit ses textes au verso des feuillets existants, ce qui tend à prouver sa
participation tardive, tandis qu’un document administratif prouve son
affectation en tant que répétiteur au lycée Impérial (futur Lycée Thiers) de
Marseille d’octobre 1871 à septembre 1872. Une exception : celle du Sonnet de la
Langue2, qui semble bénéficier d’un recto libre, et de la présence de la lettrine T,
sans doute illustrée par Antoine Cros, et destinée à servir d’initiale à un poème
de la première vague… qui ne sera jamais retranscrit. Elle convient par contre
au vers liminaire du sonnet de Nouveau, qui l’a peut-être ainsi composé à cette
fin : « Toute rose, à travers les dents blanches, que frange ».
Nous sommes un an environ après les débuts du Cercle zutique. Germain
Nouveau, fraîchement débarqué, est déjà particulièrement bien intégré à la
frange radicale des poètes parisiens, ce qui ne manque pas de troubler P.-O
Walzer : « Mais comment ce provincial tout à fait inconnu se fût-il trouvé
d’emblée parmi cette bizarre société ? »3. Le conditionnel passé est dû à une
allusion à l’hypothèse avancée par Henri Matarasso et Pierre Petitfils d’une
arrivée à Paris de Nouveau dès 1871, orientation qu’a annihilée M. Pakenham.
Un an plus tard, la question demeure pertinente. On a parlé d’une
recommandation de Raoul Gineste, dont le véritable nom, « Augier », est celui
de l’associé du père de Nouveau à Aix-en-Provence. On s’étonne du fait que
jamais le nom de Gineste n’apparaisse parmi les relations parisiennes du jeune
provençal, ni dans sa correspondance, ni parmi les Vilains Bonshommes, ni
parmi les Zutistes. Gineste semble avoir peu côtoyé cette frange marginale du
mouvement artistique de l’époque, même s’il est l’un des signataires de l’Album
Juliette, dans lequel, en 1879 et 1880, les hôtes de Camille Pelletan et de son amie
1
Et, plus timidement, de celle de Bourget.
Nous conservons la majuscule que Nouveau accorde à Langue.
3
Lautréamont, Germain Nouveau, œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1970, p. 779.
2
12
CYRIL LHERMELIER
Juliette Philippe venaient déposer des vers4. Seul indice solide permettant
aujourd’hui de tisser un lien avec Nouveau à Paris : Forain offre à Gineste deux
croquis siens représentant Rimbaud, que les biographes et chercheurs auront
d’ailleurs toutes les peines du monde à consulter5. Quoiqu’il en soit, c’est bien
dans cette mouvance qu’émerge le Nouveau parisien, qu’on en juge par ses
amis des premières années : Richepin, Ponchon, Gill, Forain, Mercier, Cabaner,
Cros…
Sa première lettre connue à cette période est destinée à Léon Valade6, qui,
avec Mérat, a fait partie du « groupe Andrieu »7. On trouvait vers 1865, dans ce
salon en plein air (sur les terrasses du Café Charles, près du théâtre Bobino),
selon les souvenirs de François Coppée8 : Daudet, Glatigny, Delvau, d’Hervilly,
Camille Pelletan, les frères Cros, « l’étrange Cabaner » et Paul Arène. Arène
obtint sa licence de philosophie à Aix-en-Provence, là où Nouveau fit son
bachot, et fut répétiteur au Petit Lycée de la Belle-de Mai, en un parcours très
semblable à celui du jeune Germain. Le « groupe Andrieu » a également
accueilli le provençal et néo- parisien Jean Aicard. Les deux poètes méridionaux
étaient, toujours selon Coppée, « très liés » avec Valade et Mérat. Nouveau
n’aurait-il pu suivre le même itinéraire, vers un univers très proche de celui des
Zutistes ? Il fut le cadet d’Aicard au petit séminaire Saint-Stanislas d’Aix en
1865, et aurait eu, en la personne d’Arène, un ange gardien orfèvre en matière
de parodie : Paul Arène fut avec Alphonse Daudet et Alfred Delvau l’un des
principaux contributeurs au Parnassiculet Contemporain9. Rien aujourd’hui ne
permet d’affirmer la filiation, mais Nouveau n’est pas arrivé dans ce milieu par
hasard, et si l’on sait qu’il n’a pas connu la Commune de Paris, on ignore
totalement son rôle pendant celle de Marseille… Son emploi du temps, entre
l’obtention du grade de bachelier à la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence en
août 1870, et sa prise de fonction à Marseille un an plus tard, nous est inconnu.
Encore mineur, il a dû rester dans un périmètre familier, mais préparer son
futur départ vers la capitale. A-t-il alors fréquenté des peintres, journalistes ou
4
On y retrouve Charles Frémine, Ernest d’Hervilly, Henri Mercier, Emile Blémont et
Léon Valade. Voir à ce sujet Paul Basquiat, Une dynastie de la bourgeoisie républicaine : les
Pelletan, L’Harmattan, 1996, p. 258-261.
5
On s’étonne de la physionomie simiesque, autant que du profil canin (« Un grand
chien », disait Forain), du personnage croqué dans ces caricatures exécutées, selon
Charles Houin, dans un café.
6
M. Pakenham date cette lettre d’août - septembre 1873.
7
Jules Andrieu (1838-1884) fut dès l’avènement de la République le 4 septembre 1870
nommé chef du personnel de l’Hôtel-de-Ville, où collaborèrent entre autres Verlaine,
Valade et Mérat. Cf. Luc Badesco, La génération poétique de 1860, Nizet, 1971, p. 1062-1072.
8
François Coppée, « Paul Arène », Le Journal, 25 octobre 1894.
9
Le Parnassiculet contemporain, recueil de vers nouveaux ; précedé de l’Hôtel du dragon bleu : et
orné d’une très-étrange eau-forte (2e éd.), augm. de neuf pièces inédites, Librairie centrale (J.
Lemer), 1872 [1866].
GERMAIN NOUVEAU, LE SONNET DE LA LANGUE
13
écrivains marseillais républicains, socialistes, qui auraient pu lui ouvrir des
portes parisiennes ?
Germain Nouveau compose pour l’Album zutique sept poèmes, si on lui
attribue le faux-Coppée Garçon de Café10 ; huit, si l’on inclut le sonnet
monosyllabique non signé A un caricaturiste, que semble prêt à lui accorder
Pascal Pia11. Le Sonnet de la Langue n’est pas un texte anodin ; il nous semble
obéir à une stratégie significative du Nouveau de 1872, qui a le désir de
fraterniser, au moins poétiquement, avec Paul Verlaine et Arthur Rimbaud.
C’est une réponse « physiologique » au Sonnet du Trou du Cul12, qui associe à
une blague obscène la désignation d’une cible commune : Albert Mérat. Si
Germain Nouveau ne connaît encore ni Rimbaud ni Verlaine, il connaît les
poètes. Il a lu les recueils parus de Verlaine13, et ses relations avérées ou
potentielles possèdent des copies des textes de Rimbaud : Forain surtout,
Richepin, mais aussi Valade, Blémont, Aicard, et très probablement Cabaner,
Cros, Mercier et Gill. Ceux que, faute de recueil, on nomme les Premiers Vers de
Nouveau, offrent des liens intertextuels, des clins d’œil lexicaux ou formels
avec ceux des « échappés du monde »14, qui cet hiver-là sont à Londres, même si
Rimbaud passe le mois de décembre à Charleville15. Avec ses relations, Germain
Nouveau sait exactement à quoi s’en tenir quant aux raisons de leur départ, et à
la teneur de leur complicité : affective, esthétique, amoureuse. Richepin se
souviendra d’avoir fréquenté l’atelier du peintre Jolibois, avec « Nouveau […]
Ponchon, Mercier et Forain »16. Or, Jolibois, Forain et Mercier comptent parmi
les rares personnes à fréquenter ou correspondre avec Rimbaud depuis mars
1872 et le coup de canne-épée. C’est l’époque de la rue Monsieur-le-Prince. Par
10
Album zutique, éd. Pascal Pia, Cercle du livre précieux, 1962, p. 197. Ce dizain semble
bien dans la manière de Nouveau, avec le mot « bitter » à la rime du second vers, que
Verlaine mettra en exergue dans son sonnet relatant leur rencontre londonienne de 1875
(Le Chat noir du 24 août 1889). Mais on le trouve aussi chez Richepin, Ponchon et
Valade…
11
Album zutique, op. cit., p. 45. Les monosyllabes « Bouche / Rose » (v. 3-4) rappellent le
« Toute rose » du Sonnet de la Langue.
12
Ibid., p. 27. Nous conservons également les majuscules données par Rimbaud.
13
Et sans doute quelques inédits : le poème Les Chercheurs présente de forts liens lexicaux
et une structure syllabique et rimique (exclusivité de rimes masculines) semblable à celle
d’Autre, daté de juillet 73, écrit à la prison de Bruxelles… Nouveau a pu prendre
connaissance de ce poème par Rimbaud, qui était à Bruxelles en octobre, vers novembre
1873, Les Chercheurs paraissant le 30 de ce mois dans La Renaissance littéraire et artistique. Il
existe selon M. Pakenham une copie par Nouveau de ce texte sous le titre La promenade au
préau dans la collection Matarasso.
14
Expression de Nouveau, dans son poème de 1875 Mendiants.
15
Pensons également à la parodie pornographique des Fêtes galantes qu’exécute Nouveau
dans le même Album zutique.
16
Jean Richepin, « Germain Nouveau et Rimbaud, Souvenirs et Papiers inédits », La revue
de France, 1er janvier 1927.
14
CYRIL LHERMELIER
ailleurs, si Nouveau a accès à l’Album, c’est qu’il est en relation avec Charles
Cros, intime de la belle-famille de Verlaine, qui assiste d’assez près à la
déconfiture de son ménage. Germain Nouveau se trouve donc dans cette
étrange situation : presque tout savoir de deux poètes qu’il aime, sans les avoir
jamais rencontrés.
2. Le Sonnet de la Langue et le Sonnet du Trou du Cul
L’idole
Sonnet de la Langue
Toute rose, à travers les dents blanches, que frange
L’épais rideau grenat de ses lèvres, écrin
De baisers sourds, en son caprice vipérin,
Sort, affinée au bout, sa douce langue d’ange.
Elle met à la bouche une saveur étrange,
Comme si l’on sentait se dissoudre ce grain
D’extase, et l’on ignore, en ce coït serein,
Si c’est du Jour qu’on boit, ou de l’Azur qu’on mange !
– Je voudrais être femme, et désirée, afin
De t’offrir un retrait, le plus intime, ô fin
Et vorace animal doué d’une âpre vie !
– Mais que m’importe ! J’ai, plusieurs fois en un jour,
Épuisé ta vigueur, pâle, sans autre envie,
Et grave comme les bêtes qui font l’amour !
Albert Mérat
G. N17
La composition du Sonnet de la Langue va dans un premier temps offrir au
poète la possibilité d’un clin d’œil obscène. Faire précéder son titre de celui du
recueil de Mérat, L’idole, ainsi que l’avait fait Rimbaud, annonce sa qualité de
complément au Sonnet du Trou du Cul : prenant exemple sur celui-ci, le sonnet de
Nouveau va réparer l’injustice et donner à cet organe le blason qu’il mérite.
Seulement, dans cette optique, la facétieuse association de la « langue » et du
« trou du cul » confère une double valeur, scatologique et sexuelle, à ce
« rapprochement », dont le premier effet est celui d’un comique franchement
grossier. Aux adjectifs « Obscur et froncé […] violet » du premier vers du Sonnet
du Trou du Cul s’opposent chez Nouveau « Toute rose […] blanches », le
contraste chromatique illustrant, avec l’utilisation de « rose » à cette place
17
Album zutique, op. cit., p. 185.
GERMAIN NOUVEAU, LE SONNET DE LA LANGUE
15
stratégique rythmiquement, cette caresse bucco-anale qu’on appelle « feuille de
rose ». Si l’expression n’est attestée ni par Alfred Delvau ni par Loredan
Larchey, elle est le titre d’une comédie érotique de Guy de Maupassant, À la
feuille de rose, maison turque, qui fut représentée pour la première fois le 13 avril
1875 chez les peintres Becker et Leloir, dans leur atelier de la rue Fleurus.
D’autre part, le terme « rosette » prend le sens figuré et populaire d’« anus »
(1864) et « sert à former quelques locutions référant à l’homosexualité »18. Il est
également confirmé par Delvau : « petite rose de chair qui se trouve à l’entrée
de l’anus et qui en est pour ainsi dire le pucelage, car les pédérastes actifs sont
appelés chevaliers de la rosette »19. La rose fait ici directement écho à l’« œillet »,
au premier vers du Sonnet du Trou du Cul, dont Delvau attribue l’emploi aux
pédérastes eux-mêmes, à l’entrée « Boutonnière : la nature de la femme, en
opposition à l’anus, que MM. les pédérastes appellent l’œillet »20.
Formellement, quelques choix de Nouveau s’avèrent remarquables, si l’on
privilégie cette idée d’un complément, d’une « réponse » au Sonnet du Trou du
Cul. Il exécute une inversion de l’agencement des rimes masculines et féminines
par rapport à son sonnet de référence, ce qui, lorsque l’on tient compte de
l’importance du sexe des rimes pour l’expression d’une poésie hétérodoxe et
subversive, n’est pas insignifiant. Là où Verlaine avait, dans son vers liminaire,
disposé des terminaisons masculines (obscur, froncé, œillet, violet à la rime),
Nouveau place des terminaisons féminines (toute, rose, blanches, frange à la rime),
et ainsi oppose logiquement, d’emblée, au trou du cul la langue – même si
paradoxalement cette opposition grammaticale alimente en filigrane l’idée d’un
rapprochement physique. Dominante féminine encore, non plus dans la
perspective métrique, mais narrative, au premier vers du premier tercet, avec le
substantif « femme » juste avant la césure : « Je voudrais être femme + et
désirée, afin » (v. 9), qui entretient une ambiguïté sexuelle du sujet jusqu’à la fin
du poème ; sujet qui apparaît, comme dans le Sonnet du Trou du Cul, au premier
vers du premier tercet21. Germain Nouveau a surtout conservé cette
particularité phonique des tercets de Rimbaud – il est fort possible qu’il ait su
« lequel » avait écrit « quoi » – de l’assonance entre les rimes b et c, rime b qui
18
Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey,
1998, p. 3298.
19
Cabaner fut ainsi qualifié dans un rapport de police.
20
Alfred Delvau, Dictionnaire érotique moderne, L’Or du temps, 1969, p. 64. La
dénomination « Œil de bronze » (ou « œil de Gabès »), est en outre attestée vers 1930
dans le sens d’« anus » (Le Robert, op. cit., p. 2436), , et se retrouve chez Genet (cf. Steve
Murphy, Le premier Rimbaud ou l’apprentissage de la subversion, éditions du CNRS, Presses
Universitaires de Lyon, p. 263-266.
21
On retrouve cette ambiguïté dans le syntagme « Chanaan féminin » de Rimbaud. Cf.
Seth Whidden, « Les Transgressions de Rimbaud dans l’Album zutique » Parade sauvage,
no spécial Hommage à Steve Murphy, éd. Yann Frémy et S. Whidden, oct. 2008, p. 409-410.
16
CYRIL LHERMELIER
semble ainsi s’étendre, en s’altérant, au-delà des quatrains, d’ [us] vers [uz] chez
Rimbaud ; de [rẽ] vers [fẽ] chez Nouveau22.
Passant au crible métricométrique tous les alexandrins de l’Album zutique23,
Benoît de Cornulier a donné pour chaque vers F, M, C, P6 les propriétés de sa 8e
syllabe. Deux vers seulement « sont » C6 F8 – c’est-à-dire qu’ils ont une 6e
voyelle appartenant à un proclitique, et une 8e voyelle féminine. Ces deux vers
singuliers appartiennent… au Sonnet du Trou du Cul et au Sonnet de la Langue,
respectivement : « Pour s’aller perdre où la + pente les appelait » ; « Et grave
comme les + bêtes qui font l’amour ! ». Germain Nouveau s’adresse
délibérément à Verlaine ; le fait que ce vers discordant soit le dernier de son
sonnet laisse peu de place au doute, en ce qui concerne son intention. A-t-il
ainsi voulu montrer, outre une sympathie esthétique, qu’il appréciait
particulièrement le vers de son aîné, dans lequel les monosyllabes « où la »,
placés juste avant la césure, peuvent être entendus comme la douloureuse, ou
craintive, onomatopée « Houlà » ?24
Sur le plan lexical, les « dents blanches » rappellent les « fesses blanches »,
ayant ceci de commun qu’elles entourent et protègent les organes en question,
et les trois lexèmes que réutilise Nouveau sont évocateurs de la portée sexuelle
du rapprochement : « coït » (v. 7), « bouche » (v. 5) – pour « s’aboucha », dans
un vers où la feuille de rose est suggérée par Rimbaud, bouche qui chez
Nouveau goûterait « une saveur étrange »25 –, et « amour », dernier mot du
Sonnet de la Langue, renforcé par le point d’exclamation final. Si le coït évoqué
par Rimbaud est « matériel », à savoir « concret », « effectif », et sans doute
rapporté à la « matière », dans sa dimension de substance excrémentielle, celui
de Nouveau26 serait « serein », c’est-à-dire « pur et calme », encore qu’une
acception provençale désignât par cette épithète « l’humidité qui tombe avec la
nuit »…
3. Germain Nouveau et Albert Mérat
En cette fin d’année 1872, Nouveau est directement confronté à la réputation
qu’ont laissée derrière eux Paul Verlaine et Arthur Rimbaud. La
correspondance londonienne de Verlaine à Blémont et Lepelletier indique son
22
Qui a organisé ses tercets en ccd ede.
Benoît de Cornulier, « L’alexandrin zutique métricométrifié », Rimbaud cent ans après,
Parade sauvage colloque 3 (5-10 septembre 1991), éd. Steve Murphy, Charleville-Mézières,
1992, p. 83-86
24
Qu’on s’imagine un instant la lecture à pleine voix de ce sonnet, dans une ambiance
enfumée, avec pour audience une quinzaine de grands potaches euphorisés.
25
Sapor peut dénoter un goût, mais aussi une odeur : « Comme si l’on sentait » (v. 6).
26
Le poète suggère dans le premier tercet un cunnilinctus : « Je voudrais être femme, et
désirée, afin / De t’offrir un retrait, le plus intime, ô fin / Et vorace animal doué d’une
âpre vie ! ».
23
GERMAIN NOUVEAU, LE SONNET DE LA LANGUE
17
amertume devant des silences, ceux de Cabaner, Cros, Valade, et plus encore
face à des « propos quelques peu méchants », venus d’« amis » comme
« Pelletan, d’Hervilly »27, qui, comme Cros, ont pris le parti de Mathilde. Le
personnage envers lequel Verlaine semble cependant nourrir le plus de
ressentiment est Albert Mérat, qu’il somme, dès le 26 février, dans sa prose si
fine et drôle, de « cesser toute blague », c’est-à-dire d’arrêter le colportage de
ragots au sujet de la relation qu’il entretient avec Rimbaud. C’est pourtant une
vieille amitié28 que la leur : Verlaine et Mérat se connaissent depuis le café de
Bobino et le « salon » de Jules Andrieu, dans les années 1863-1865, et font partie
du groupe des « Poètes de l’Hôtel-de-Ville ». Mais le comportement de Mérat
inspire méfiance et animosité aux Vilains Bonshommes, puis aux Zutistes.
Verlaine le voit « futur ministre de la Guerre » dans une lettre à Valade29,
l’appelle « Trompe-la-Mort »30, parle de « morue mératienne »31, écrit à
Rimbaud « Merde à Mérat »32, en parle « ô combien suavement » avec Andrieu
exilé à Londres33, moque sa pleutrerie durant la Semaine Sanglante34. Son
animosité épistolaire ira ensuite déclinant, Mérat aura un exemplaire des
Romances sans paroles, mais Verlaine n’oubliera pas : en octobre 1883, il écrit à
Charles Morice : « J’ai envie de coller les Vers pour être calomnié dans les Choses
de jadis etc., en le dédiant à qui ? Tiens, parbleu ! à Mérat »35.
La « Langue », organe à l’origine du mal, peut désigner par métonymie le
personnage tout entier ; la majuscule du titre confirme cette idée36. Mérat était
« potinier et médisant », pour M. Pakenham37, qui avait bien vu en 1967 que le
sonnet zutiste de Nouveau était « une parodie visant Albert Mérat », sans
développer, ceci ne constituant pas alors le propos de son article38. Aussi, le
27
« Lettre à Emile Blémont » du 5 octobre 1872, M. Pakenham, Correspondance générale de
Paul Verlaine, Fayard, 2007, désormais CgV, p. 255.
28
Dans la correspondance de Verlaine, jusqu’en 1885, on ne recense à destination de
Mérat que cette lettre, qui est loin d’être amicale.
29
CgV, p. 205.
30
Ibid., p. 209.
31
Ibid., p. 216. Mérat avait un appétit sexuel très aiguisé.
32
Ibid., p. 234. Il y a certainement ici un jeu phonétique.
33
Ibid., p. 247.
34
Ibid., p. 259.
35
Ibid., p. 835.
36
Mérat pourrait donc bien être un « trou du cul », et l’on songe à la manière dont
Rimbaud utilisait le titre de Hugo Ce que dit la bouche d’ombre, pour désigner sa mère.
37
CgV, p. 1046.
38
Michael Pakenham, « Les débuts parisiens de Germain Nouveau », Germain Nouveau,
sous la direction de M.A Ruff, « Lettres Modernes », Minard, 1967.
18
CYRIL LHERMELIER
syntagme « caprice vipérin »39 (v. 3) évoque-t-il sans ambiguïté l’expression
« langue de vipère », en associant à la médisance l’idée de versatilité. C’est ici
qu’il faut trouver, outre la référence à L’idole40 en surtitre, le principal indice
d’un sonnet visant directement la personne d’Albert Mérat. Nouveau indique à
Verlaine et Rimbaud qu’il connaît la source de certains de leurs soucis, la
condamne, et en cela se positionne à leurs côtés. La référence implicite à une
« langue de vipère » explique selon nous l’abondance de consonnes sifflantes41
et chuintantes42 au long des deux quatrains, dans lesquels c’est justement la
langue qui est décrite :
Toute rose, à travers les dents blanches, que frange
L’épais rideau grenat43 de ses lèvres, écrin
De baisers sourds, en son caprice vipérin44 ,
Sort, affinée au bout, sa douce langue d’ange.
Elle met à la bouche une saveur étrange,
Comme si l’on sentait se dissoudre ce grain
D’extase, et l’on ignore, en ce coït serein,
Si c’est du Jour qu’on boit, ou de l’Azur qu’on mange !
Associé à la rime avec « vipérin » se trouve un « écrin » qui rappelle Tête de
faune. Sa proximité avec « baisers », mais aussi le syntagme commun « dents
blanches », et la « lèvre », rendent probable l’existence d’un intertexte, d’autant
que l’on trouve dans deux poèmes contemporains de Nouveau les très
particuliers « feuillée » (Un peu de musique, déjà cité), et « s’épeure » (En forêt).
Nouveau a choisi une rime féminine offrant une proximité presque
anagrammatique avec le mot « langue » : « -ange »45. Leur juxtaposition au vers
4 confère à cet hémistiche féminin un rythme… langoureux, qu’on avait
pressenti au second hémistiche du premier vers, avec l’accumulation du
phonème [ã] : « les dents blanches que frange ». Le rejet du syntagme
39
« Vipérin » fait naître en notre esprit la rime absente « utérin », et surdétermine le
cunnilinctus rêvé au premier tercet ; langue « affinée au bout » (v. 4), avec « bout » en 6e
syllabe, et quiproquo sexuel supplémentaire.
40
Lemerre, 1869.
41
On pense évidemment à ce vers de Racine, dans lequel Oreste s’adresse ainsi aux
Furies : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » (Andromaque, acte V,
scène 5).
42
Le fait que la sifflante [s] soit quasiment absente des tercets (une seule occurrence), ne
fait que conforter cette impression.
43
Cet hémistiche ne contient pas de consonne sifflante, mais nous verrons bientôt qu’il
s’agit d’un emprunt à Mérat.
44
Ce vers, qui se termine par « vipérin », ne compte pas moins de cinq consonnes
sifflantes.
45
Le substantif « ange » a pour premier étymon angelos : « messager »…
GERMAIN NOUVEAU, LE SONNET DE LA LANGUE
19
« D’extase », à la prononciation délicate, au début du vers 7 met en outre en
valeur l’idée d’une sensualité empreinte de calme et de lenteur. Cette douceur
se conjugue durant tout le poème avec l’expression d’un impétueux désir,
qu’illustre l’omniprésence de la vibrante [r]. Le premier tercet exprime ce désir
à son point paroxystique : « Je voudrais être femme, et désirée, afin / De t’offrir
un retrait […] ». L’envie de « subir » un cunnilinctus, outre l’ambiguïté sexuelle
déjà évoquée, donne à ce « grain / D’extase » qui semble se « dissoudre » la
dimension physiologique d’un petit organe érectile féminin. Par ailleurs, le
« retrait » pourrait ironiquement porter ici le sens d’« abandon de lieu », comme
nous le verrons plus loin. Les majuscules emphatiques de « Jour » et d’« Azur »
(v. 8) moquent une tendance romantique à l’exaltation, à la sentimentalité ; elles
sont totalement absentes des poèmes contemporains de Nouveau. Le fait qu’il y
ait dans ce coït « à boire et à manger »46 provoque une fois de plus, et de toute
évidence, une double connotation, obscène et scatologique. « Grain » reprend ici
son sens premier de fruit comestible des graminées (par exemple : grain de
raisin)47. L’effet comique réside dans le contraste entre l’abstraction, la grandeur
de « Jour » et d’« Azur », et la concrète bassesse des régions du corps visitées et
goûtées, régions qu’il faudrait « voir à la loupe » ?
On assiste donc lors des tercets à l’émergence du sujet, un homme qui
« voudrai[t] être femme », et exprime phonétiquement son dépit au vers 12 :
« Mais que m’importe ! » (*mais queue main porte !). « Épuisé », valorisé au
début du vers 13, « Épuisé ta vigueur48, pâle, sans autre envie », est ici à
entendre dans l’acception que lui accorde Delvau : « Épuiser un homme. Lui
vider ses réservoirs à sperme par des branlages répétés, ou par des suçages
réitérés, ou par des coups trop fréquemment tirés avec lui »49. C’est dans cette
optique sexuelle qu’il convient de lire « vigueur » (énergie, fermeté), « pâle »50
(couleur blême du visage lorsque toute force vitale a disparu), « sans autre
envie » (incapable désormais d’éprouver la moindre libido). Le dernier vers « Et
grave comme les bêtes qui font l’amour » reprend cette idée d’épuisement
général, en y ajoutant un sérieux tout prudhommesque. Avec ce tissage
46
On trouve dans le Sonnet de la bouche de L’idole (op. cit., p. 6), ce vers : « Je boirai comme
on boit à l’eau d’une fontaine ».
47
Envisageons aussi l’acception possible, et scabreuse en l’occurrence, de « vent violent
de peu de durée »…
48
Qui peut se décomposer en « *vit-gueur », comme le « vin de vigueur » de Ma Bohême,
(cf. Steve Murphy, Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p. 133-134). Il existe un fort
lien intertextuel entre les sonnets Ma Bohême et Retour, poème contemporain de
Nouveau, qui consiste en un rejet significatif au vers 7 : « La rime, oiseau qu’on
prenait », qui nous semble en relation avec celui de Rimbaud : « Des rimes. Mon auberge
était à la Grande-Ourse », qui se trouve également au vers 7.
49
Alfred Delvau, op. cit., p. 146, nous soulignons.
50
Pensons dès maintenant à l’expression « se faire porter pâle ».
20
CYRIL LHERMELIER
sémantique du dernier tercet, autour de l’épuisement sexuel, et pour finir, d’un
sérieux placide et peut être empreint de tristesse, Nouveau nous semble se
référer malicieusement à l’inscription latine qui se trouve au recto du feuillet 11
de l’album, et dont l’auteur est inconnu : « Omne animal post coitum triste /
Praeter Gallum Cantantem / Et clericum gratis amantem » (Tout animal est triste
après le coït / Sauf le coq qui chante / Et le clerc qui fait l’amour gratis).51 Sous
cette inscription est dessinée une verge dans un visible et désolant état de
flaccidité…
Illustrant l’hypothèse d’une « cible » Albert Mérat, d’importants liens
intertextuels se tissent entre le Sonnet de la Langue et le recueil de celui-ci, L’idole.
Germain Nouveau s’est notamment amusé à réutiliser des syntagmes présents
dans un blason « mératesque », qui célébrait un élément du visage très proche,
le Sonnet des dents :
Derrière l’épaisseur et le pur incarnat
Des lèvres, qu’en passant fait palpiter l’haleine,
On entrevoit les dents découvertes à peine,
Comme une aube à travers de frais rideaux grenat.52
Voici ce qu’on lit dans les deux premiers vers de Nouveau : « Toute rose à
travers les dents blanches que frange / L’épais rideau grenat de ses lèvres,
écrin ». Les tercets du Sonnet des dents de Mérat ont pour rime
d : « Voluptueusement vous nous blessez un jour, / […] / Qui déchirez le rêve,
et faites que l’amour » ; c’est la rime e du Sonnet de la Langue : « Mais que
m’importe ! J’ai, plusieurs fois en un jour, / […] Et grave comme les bêtes qui
font l’amour ! ». On remarque, dans le Sonnet de la nuque et le Sonnet des seins de
L’idole53, le substantif « extase », mis en évidence comme nous l’avons vu par
son rejet au début du vers 7 : « Comme si l’on sentait se dissoudre ce grain /
D’extase, et l’on ignore, en ce coït serein ». Dans le Sonnet du cou
apparaissent : « Un grain d’ambre fondant et roulant dans du lait »54, éléments
lexicaux que l’on retrouve dans un poème contemporain « sérieux » de
Nouveau55, Un peu de musique, dont le titre rappelle le Rimbaud de 1870, et qui
est constitué de rimes exclusivement féminines : « On sent, dans l’air qui
s’effondre, / Son âme en extase fondre ».
51
Album zutique, op. cit., p. 129.
Albert Mérat, Le Sonnet des dents, L’idole, op. cit., p. 8.
53
Ibid., p. 32 et 20, respectivement.
54
Ibid., p. 18.
55
Publié dans La Renaissance littéraire et artistique du 24 mai 1873.
52
GERMAIN NOUVEAU, LE SONNET DE LA LANGUE
21
Germain Nouveau s’est aussi abreuvé au recueil précédent de Mérat, Les
Chimères56, où, dès le frontispice, sont rapprochés, comme au second quatrain de
son sonnet, les lexèmes « bouche » et « serein » : « Pour abuser mon cœur par
un espoir serein, / Ma bouche sourirait sensuelle et plastique »57. Gros temps
fournit un syntagme très semblable au premier vers du Sonnet de la Langue :
« Leurs bords, frangés de blanc, scintillent dans la brume »58 ; « Toute rose, à
travers les dents blanches, que frange ». Dans les Chimères encore, le poème du
Livre de l’amie, Nuit d’avril, consacré… au visage féminin, adopte le mot
« frange », cette fois en qualité de substantif : « La bouche sourit immobile, /
Les lèvres, franges de corail »59. Nous pensons que l’intérêt de Nouveau pour
ce joli mot vient de ses lectures de Mérat, et à cette unique fin zutique, car
« frange » n’apparaît pas une seule fois dans ses poèmes de l’époque60, et nous
n’en avons pas davantage souvenir dans ses poèmes ultérieurs.
Albert Mérat souffrait de pathologies psychiques diverses, si l’on en croit le
Docteur Antoine Cros – qui au demeurant fréquentait bon nombre
d’hurluberlus – : « congestion splénique et hépatique » (25 août 1873), « splénie
très intense » (25 juillet 1875), ainsi que le diagnostic plus ancien du Dr Blanche
(19 juin 1871) : « névrose extrêmement grave ». Selon Luc Badesco61, Mérat était
un malade incurable, qui souffrait essentiellement, si l’on en croit l’étude de
Calmettes, Leconte de Lisle et ses amis, un demi-siècle littéraire62, d’une
incontrôlable jalousie63. Cette jalousie est l’une des explications, plutôt que la
principale explication de ses ragots sur Verlaine avant l’épisode Carjat, de son
absence sur le tableau de Fantin-Latour, de sa désertion des dîners des Vilains
Bonshommes, et, donc, de son statut de tête de turc, en concurrence avec
Coppée, chez les Zutistes. Mérat n’avait pas supporté la fulgurante attraction
que Rimbaud avait exercée sur ses confrères poètes, et sur la personne de son
plus proche ami parmi eux, Léon Valade. Celui-ci avait été bouleversé par le
jeune homme, ainsi qu’il l’écrivit à Blémont le 5 octobre 1871. Verlaine a plus
56
Lemerre, 1866.
Ibid., p. 1.
58
Ibid., p. 9.
59
Ibid., p. 64.
60
L’importance de sa place dans le sonnet, à la rime du premier vers, est réelle ; sa
proximité avec l’argot « frangin », attesté dès 1821 au sens de copain, en est peut-être une
cause, si l’on considère toujours cette intention de Nouveau : sympathiser avec Verlaine
et Rimbaud. L’acception bien tentante de « limite imprécise entre deux situations, deux
états, etc., et en particulier la partie minoritaire (d’un groupe humain), plus ou moins
marginale » n’apparaît qu’au début du XXe siècle, selon le Robert.
61
Op. cit., p. 1047.
62
Librairies-imprimeries réunies, 1902.
63
Calmettes indique que les Parnassiens appliquaient aux vers de Mérat et à leur
caractère insipide l’affreux épithète « leuchoréen » (Leconte de Lisle et ses amis, op. cit., p.
284).
57
22
CYRIL LHERMELIER
tard décrit, avec son ironie unique, ce trait de caractère, qu’il connaissait bien
pour en avoir fait les frais, dans Les hommes d’aujourd’hui :
[…] les groupes l’ennuient, telle personnalité dont on cause tant soit plus
qu’à l’ordinaire ne lui porte certes pas ombrage mais l’obsède et le trouve
nerveux. Je l’ai connu Parnassien sans entrain, lors de l’arrivée d’Arthur
Rimbaud à Paris, en septembre 1871, et de l’émerveillement si sincère
provoqué par ses vers dans notre milieu, à Valade, Cros, Cabaner, Mercier
et d’autres, il se méfiait pour lui-même, se défendant peut-être contre luimême d’un enthousiasme qu’il suspectait d’être affecté chez ses camarades
[…]. Mais quel mal à cela puisque Albert Mérat est un vrai, un bon poète,
qu’il convient d’aimer et d’admirer.64
Nous avons évoqué plus haut la reprise par Germain Nouveau du mot à
valeur sexuelle « coït ». Le vers de Rimbaud dont il fait partie dans le Sonnet du
Trou du Cul se termine par « jalouse »… Mérat est dépeint comme quelqu’un
d’assez hautain par Maurice Dreyfous : « Il avait déjà cette façon de marcher
lentement, sans rien perdre de sa haute taille, et la tête redressée comme pour
contempler de plus haut la foule. Déjà il avait cette manière spéciale de fumer
qui lui valut le surnom : Le cigare dédaigneux »65. Verlaine confirme :
[…] et Mérat, celui-ci reluctant, pour parler anglais de ce poète anglais de
ton, s’il en fut, à la ville, et répugnant à ce qu’il croyait devoir dégénérer en
une camaraderie compromettante66 […] sa mine grave et mieux que
correcte, sa réserve britannique qui ne se fond que parfois en sourires, il
est vrai, très indulgents, sont le pur symbole de sa tenue littéraire […].67
Il y a certainement un « problème » Mérat. C’est le premier personnage nommé
dans l’Album zutique, auquel il ne participe pas ; or, que lui fait-on dire dans
Propos du cercle ? Que les « cinq sous » – qui devaient constituer la participation
de chacun au bien-être collectif, pour payer chambre et libations diverses – sont
« ruineux », et ceci sur un ton de « vieux birbe » : « Tas d’insolents ! ». Dans
l’Album Juliette, constitué entre 1879 et 1880 par Pelletan et ses amis, un
quatrain, à la signature non déchiffrée, dit :
Mé c’est le nom patronymique
64
Paul Verlaine, Œuvres en prose complètes, édition de Jacques Borel, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1972, p. 841.
65
On observe avec grand intérêt un dessin verlainien, le représentant attablé lors d’un
dîner des Vilains-Bonshommes en compagnie de Valade, à la gauche duquel se trouve
Albert Mérat. Celui-ci est ainsi croqué, qu’il tourne ostensiblement le dos à ses convives,
et que l’on remarque un port de tête et une façon de fumer assez altiers, voire méprisants
(voir J.-J Lefrère, Rimbaud, Fayard, 2001, p. 435, « documents »).
66
Paul Verlaine, Œuvres en prose complètes, op. cit., p. 109.
67
Ibid., p. 841.
GERMAIN NOUVEAU, LE SONNET DE LA LANGUE
23
De ce poète si comique
Mais le bougre était si rat
Qu’on le surnomma Mérat68
« Rat », entre autres qualités, qualifie l’avarice, et est attesté dans ce sens par
Loredan Larchey69 ; nous ne sommes pas davantage assuré que « comique » soit
à entendre dans son sens le plus flatteur. Cette décomposition « Mé […] rat »
nous fait entrevoir la possibilité d’une lecture « *mes rats ». Marc Ascione70 a
montré que « le malin rat » de Jeune ménage, avec ses allusions à la « lune
rousse » de Verlaine, image de la stérilité71 exprimait l’existence d’un ratage
sexuel : « rat » est alors à entendre au sens de « fusil qui s’enraye »72.
Quant à « bougre », qui a longtemps contenu la valeur sémantique de
pédéraste, et qui désigne ici, au choix, ou un brave type, ou un « mauvais
drôle », il ne s’inscrit pas davantage dans le registre du strict éloge. Peu
flatteuse également, dans l’Album zutique, est cette phrase intimant à Verlaine
une abstinence « stupéfiante » : « Il ne faut pas que Verlaine prenne de
haschisch ! ». Le syntagme « faut pas » est peut-être souligné pour marquer
l’habitude qu’aurait eue Mérat d’interdire, à tout le moins de juger, sur un plan
moral, ce qui convient assez à son comportement envers Verlaine et Rimbaud ;
ce dernier ayant, en plus des « Merde à Mérat » épistolaires échangés avec
Verlaine, du Sonnet du Trou du Cul, qui établissent un fort jumelage entre le
poète en question et les basses régions du corps, composé au printemps 1872 un
quatrain « scatologique »73 rédigé sur le mur… des toilettes du café de Cluny, et
signé « Albert Mérat ». Verlaine envoie copie de l’œuvre à Charles Morice en
octobre 1883 :
De ce siège si mal tourné
Qu’il fait s’embrouiller nos entrailles,
Le trou dut être maçonné
Par de véritables canailles.74
Mérat serait un perpétuel insatisfait, se plaignant sans cesse de
l’incompétence d’autrui. Le terme « canaille » qu’emploie Rimbaud, beaucoup
utilisé par la bourgeoisie et la Réaction pour qualifier les pauvres en général –
ici, les maçons –, et les insurgés de la Commune en particulier, situerait en outre
68
Paul Basquiat, op. cit., p. 258-261.
Dictionnaire historique de l’argot, chez Jean-Cyrille Godefroy, 1982, p. 308.
70
M. Ascione, « Le malin rat, Parade sauvage, nº 3, 1986, p. 61-64.
71
L’Heure du berger, Poëmes saturniens, Lemerre, 1866.
72
Cf. Steve Murphy, « le naïf et le malin », Rimbaud, l’invisible et l’inouï, éd. Arnaud
Bernadet, CNED-PUF, 2009, p. 175.
73
CgV, p. 831.
74
CgV, p. 831.
69
24
CYRIL LHERMELIER
Mérat du côté des nombreux littérateurs ayant violemment dénigré celle-ci.
Républicain, sans doute, socialiste et révolutionnaire, sûrement pas75.
Avare, intolérant, jaloux, pleutre, Albert Mérat semble avoir été un individu
moins réjouissant qu’un joli bouquet de fleurs. Nous remarquons que dans le
quatrain zutique Autre propos du cercle, Léon Valade associe à son nom le
qualificatif « âpre », qui signifie « désagréable » :
Dans ce taudis sombre ou le blond Jacquet se sert de
Tapis infects ainsi que de crachoirs (verrat
Hideux), Valade dit « Merde ! » L’âpre Mérat
Répond : « Merde ! » Henri Cros dit : « Merde, merde, merde ! »76
C’est également cette épithète qu’emploie Nouveau pour décrire la
« Langue », qu’il s’agisse du personnage ou de son organe : « […] ô fin / Et
vorace animal doué d’une âpre vie ! »77. Il y eut certainement des tensions entre
Mérat et Nouveau, puisque celui-ci déclara dans une lettre à Verlaine, en
octobre 1875 : « Quant au Parnasse, milieu détestable et d’écœurance générale :
je m’arrangerai à l’avenir, de façon à n’avoir plus aucun rapport avec eusse,
inutile de me remettre ami avec Mérat »78. Cette froideur n’est sans doute pas
sans rapport avec le Sonnet de la Langue, qui, si l’on considère simplement les
deux organes qu’il associe, en qualité de complément au Sonnet du Trou du Cul,
fait émerger le mot composé « lèche-cul », que Larchey atteste ainsi, citant
Delvau : « flatteur »79. Ceci pourrait s’expliquer par la réintégration de Mérat au
sein d’une administration qu’il avait abandonnée80 au tout début du Siège de
Paris, officiellement pour raisons de santé, ce qui fit écrire à Verlaine81 : « J’en
apprends de belles du nommé Mérat. Il rentre dans sa place et sollicite une
sinécure qu’il compte happer. Francfilons, francfilons, mes frères, il en reste
toujours quelque chose ! »82. Albert Mérat dut sa réintégration du 1er juillet 1871
75
Des différends d’ordre politique autant que moral, peuvent expliquer la désaffection
de Mérat pour les activités de ses anciens collègues.
76
Album zutique, op. cit., p. 25.
77
Le Robert donne pour « vorace » : « ce qui détruit avec une sorte d’avidité ».
78
CgV, p. 441, nous soulignons.
79
Loredan Larchey, op. cit., « Supplément », p. 74.
80
Sans la désespérer outre mesure : « Mérat fit une carrière administrative très effacée. Il
fut mal noté et il exaspéra ses supérieurs par son absence de zèle ». (Luc Badesco, op. cit.,
note p. 1041). On repense à l’hémistiche du vers 10 : « De t’offrir un retrait », dans lequel
de façon métonymique c’est Mérat lui même qui viendrait se réfugier.
81
Et Cabaner, dont un sonnet monosyllabique de l’Album, Mérat à sa muse (*Mérat
s’amuse ?) évoque en filigrane cet événement : « Ah / Chère / La / Guerre / Va / Faire
/ Taire / Ta / Douce / Voix ». Album zutique, op. cit., p. 87.
82
Lettre à Emile Blémont, juillet 1873, CgV, p. 203.
GERMAIN NOUVEAU, LE SONNET DE LA LANGUE
25
à l’intervention du député de la Seine Étienne Vacherot83 ; de probables
démarches auprès de ce politique auraient pu motiver une telle injure, dans le
contexte très particulier de ces années.
Instruit par ses lectures, et par les paroles de ses amis, Germain Nouveau
décide dès son arrivée à Paris de prendre poétiquement et moralement parti en
faveur de Paul Verlaine et d’Arthur Rimbaud. Sa participation à l’Album
zutique, notamment la composition du Sonnet de la Langue, obscène et
sexuellement ambigu, mais également sa parodie pornographique des Fêtes
galantes, lui permettent d’installer cette complicité, faite de détails formels,
intertextuels, et de l’exploitation scabreuse et humoristique d’une cible
commune, qui personnifie la raideur morale, la frilosité bourgeoise et la
perfidie. Nouveau a visé juste : un an plus tard, il partira à Londres avec Arthur
Rimbaud, et sera à partir de 1875, et jusqu’à la mort de celui-ci, un ami intime
de Paul Verlaine, même si leurs parcours respectifs, particulièrement
chaotiques, surtout après 1885, rendront moins assidue leur relation.
83
Cet intellectuel, après avoir combattu le Second Empire, plaidera en 1870 pour une
politique centriste, et soutiendra jusqu’au bout le gouvernement de Thiers.