Littérature et folklore dans le récit médiéval - Eötvös Collegium

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Littérature et folklore dans le récit médiéval - Eötvös Collegium
Littérature et folklore dans le récit médiéval
Collège Eötvös József ELTE
Budapest, 2011
Littérature et folklore dans
le récit médiéval
Actes du colloque international
de Budapest, les 4–5 juin 2010
édités par
EMESE EGEDI-KOVÁCS
Collège Eötvös József ELTE
Budapest, 2011
Textes réunis et édités par :
Emese Egedi-Kovács
Relecture par :
Arnaud Prêtre
ISBN 978-963-89326-0-0
© Les auteurs, 2011
© Emese Egedi-Kovács (éd.), 2011
© Collège Eötvös József ELTE, 2011
Tout droits de traduction et de reproduction réservés.
Table des Matières
Table des Matières .....................................................................................................................5
Préface par Michelle Szkilnik ...........................................................................................7
Michelle Szkilnik: Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel ......9
Imre Szabics: Chevaliers détournés : Jaufré et la fée de Gibel
– Le Bel Inconnu et la fée de l’Île d’Or.........................................................................21
Christine Ferlampin-Acher: Les métamorphoses du versipelles romanesque
(Guillaume de Palerne, Guillaume d’Angleterre, Perceforest) ...............................27
Bénédicte Milland-Bove: Barbarie et courtoisie : le motif de la tête coupée ou
l’écriture de la violence dans le roman arthurien, du vers à la prose ....................43
Edina Bozóky: La naissance d’Attila dans la littérature médiévale
franco-italienne ................................................................................................................59
Krisztina Horváth: Le complexe de Grisélidis et l’inceste des deux sœurs ...........73
Alain Corbellari: Fabliaux et Légendes urbaines .......................................................83
Miklós Pálfy: Godefroi de Lagny : pseudonyme à la fin du récit ?
Les pseudonymes .............................................................................................................95
Myriam Rolland-Perrin: Gageure et mutilations ......................................................99
Anne Delamaire: Fils de l’ours et cœur de lion :
la filiation Estonné Passelion dansle Roman de Perceforest .................................113
Aurélie Houdebert: Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses
d’un motif oriental Adenet le Roi, Girart d’Amiens, Geoffrey Chaucer ............121
Magali Cheynet: Des géants « réduits » de vers en prose .........................................133
Klára Korompay: La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale :
du nouveau sur Elefant .................................................................................................151
Sándor Kiss: Une double valeur des motifs folkloriques dans la littérature
françaisedu Moyen Âge ................................................................................................163
Képes Júlia: Les fées et les sorcières de la littérature celtique et française,
principalement Morgane la Fée...................................................................................171
Sonia Maura Barillari: Le voyage de George Grissaphan
au purgatoire de saint Patrice :composantes littéraires et folkloriques ..............179
Alessandro Pozza: La balançoire et l’escarpolette. Oscillations folkloriques,
linguistiques et littéraires entre Grèce ancienne et Occident médiéval..............197
Beatrice Barbieri: Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géantcoupeur de barbes .......213
Lucia Baroncini: Aller au diable. Histoires d’enfants volés ..................................... 227
Brigitta Vargyas: La plume et la quenouille.Fonctions et fonctionnement
de l’ironie dans les Évangiles des Quenouilles ....................................................... 235
Emese Egedi-Kovács: La belle endormie, la sagesse animale
et l’herbe médicinale .................................................................................................... 245
Préface
L
ittérature et folklore entretiennent au Moyen Âge des rapports de bon
voisinage, fondés sur des emprunts et des échanges féconds. Le folklore nourrit la littérature en lui fournissant des personnages (fées, lutins,
ogres, ect.) et des motifs. En retour la littérature permet à tout ce matériau, rejeté par les clercs savants, comme Burchard de Worms, dans le domaine de la
superstition, d’accéder à l’écrit. Interrogé, pris au sérieux ou moqué, déformé
ou plus exactement transformé par les écrivains qui l’accommodent à leur manière et au goût d’un auditoire le plus souvent aristocratique, le folklore, cette
science des peuples vouée à la transmission orale, imprègne particulièrement
le récit médiéval, depuis les lais de Marie de France et les romans de Chrétien
de Troyes jusqu’aux romans tardifs comme le Perceforest ou le Conte du Papegau. Les traces qu’il laisse sont parfois légères, d’autant plus légères que la
littérature médiévale est fondée sur le constant et patient retravail de la tradition écrite antérieure. Soumis à de multiples réécritures, le motif folklorique
laisse à peine percevoir son contenu mythique originel. Pourtant une incongruité ici ou là, un détail insolite, un comportement difficilement explicable,
le silence d’Enide ou la mort de la châtelaine de Vergy, attirent l’attention et
amènent à soupçonner sous les strates de textes le souvenir du motif folklorique. Mais plus importante et moins vaine qu’une archéologie de la littérature
qui se fixerait pour but d’extraire un matériau original enfoui sans doute à jamais, est l’enquête menée au fil des articles de ce volume: comprendre à quels
nouveaux projets la littérature a asservi le matériau folklorique. Les écrivains
qui ont utilisé cet héritage étaient des artistes. Même si beaucoup sont restés
anonymes, même s’ils vouaient à la tradition un respect bien connu, ils ne se
considéraient pas comme les conservateurs d’un savoir immémorial qu’ils devaient transmettre sans l’altérer. Bien au contraire ils ont exploité librement le
gisement du folklore et, à l’instar de Jean, l’habile maçon et sculpteur du Cligès, sur ce matériau brut ils ont fondé des constructions merveilleuses.
Le Colloque international, dont les actes sont réunis ici, s’est tenu à Université Eötvös Loránd à Budapest, les 4 et 5 juin 2010, à l’instigation du Centre
8
Michelle Szkilnik
Interuniversitaire d’Études Françaises, du Collège Eötvös József, du Département d’Études Françaises de Université Eötvös Loránd et avec le soutien du
Centre d’Études du Moyen Âge de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle. Le présent
volume a été publié grâce au soutien du Collège Eötvös József. Il a été lui aussi
l’occasion de fondations heureuses : d’une part il a concrétisé les relations entre le Centre d’Études du Moyen Âge de Paris 3 et Université Eötvös Loránd ;
d’autre part, il a vu la création de la branche hongroise de la Société Internationale de Littérature Courtoise. Les fées marraines ayant été dûment invitées à cette occasion (et magnifiquement traitées), il y a tout lieu d’espérer le
meilleur pour cette double instauration.
Michelle Szkilnik
Paris, le 6 avril 2011
Le retour des fées dans le Pas du Perron
fée et le Jouvencel
Michelle Szkilnik
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
Le XVe siècle entretient une relation compliquée avec le folklore et en particulier les fées. D’une part, la littérature prend ses distances avec le surnaturel : elle
rationalise les scénarios merveilleux qu’elle réutilise, elle leur ôte leur dimension mythique pour les réduire à de simples curiosités. Le Chevalier au Papegau et Ysaïe le Triste offrent de bons exemples du procédé : ces deux romans
arthuriens tardifs cantonnent en effet la merveille aux marges du monde dans
lequel évoluent les chevaliers qui prennent toutefois plaisir à circuler en touristes à travers ce musée des mirabilia1. D’autre part, dans la réalité historique,
on s’amuse à reprendre des scénarios féeriques pour égayer les fêtes de cour2.
Ces deux attitudes ne sont pas contradictoires. Elles trahissent l’une et l’autre
la fascination, teintée peut-être de nostalgie, qu’exerce la merveille d’origine
folklorique, mais révèlent aussi l’incrédulité de l’élite courtoise et éduquée.
Elles manifestent surtout que les fées et leurs cohortes d’éléments surnaturels
sont passées du monde de l’imaginaire populaire à la littérature. Dans ce nou1
Sur ce sujet, voir mes articles « Le Restor d’Alexandre dans Ysaïe le Triste », dans The Medieval Opus, Imitation, Rewriting and Transmission in the French Tradition, Amsterdam, Rodopi,
1996, p. 181-195 et « La Joute des morts : La Suite du Merlin, Perceforest, Le Chevalier au Papegau », dans Le Monde et l’Autre Monde, actes du colloque arthurien organisé par D. Hüe et Chr.
Ferlampin-Acher à Rennes, 8-9 mars 2001, Orléans, Paradigme, 2002, p. 343-357 ; ainsi que P.
Victorin, Ysaïe le Triste, Une esthétique de la Confluence, Paris, Champion, 2002 et son introduction à l’édition du Chevalier au Papegau, Paris, Champion (Champion classiques), en particulier p. 30-33.
2
Sur les pas d’armes et emprises particulièrement propices à la réactivation de scénarios romanesques et féeriques, on consultera pour commencer Michel Stanesco, Jeux d’errance du chevalier médiéval, aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen Âge flamboyant, Leiden, Brill, 1988 ; Alice Planche, « Du tournoi au théâtre en Bourgogne », Moyen Âge
81 (1975), p. 97-128 ; Ruth H. Cline, « The Influence of the Romances on Tournament », Speculum 20 (1945), p. 204-211.
10
Michelle Szkilnik
vel environnement, elles servent de nouvelles intentions. J’aimerais examiner
deux textes au statut incertain, en tout cas pour le second, dans lesquels des
motifs folkloriques se sont glissés, afin de comprendre dans quel but, ludique,
politique, poétique, ils ont été repris. Ces récits contemporains, le Pas du Perron fée et le Jouvencel3, ont vraisemblablement été composés par des hommes
d’armes, plus intéressés a priori par les faits de guerre que par des histoires de
fées. Que de tels auteurs introduisent des éléments féeriques dans des récits de
joutes et de batailles montre assez l’attrait qu’exerce encore le folklore, mais un
folklore édulcoré et contrôlé par un discours rationnel.
Le Pas du Perron Fée n’a rien en apparence d’un texte de fiction4 : il s’agit
de la relation d’un pas d’armes qui s’est effectivement déroulé en avril 1463
à Bruges et dont le héros défenseur est Philippe de Lalaing, chevalier bien
connu du duc de Bourgogne. Mais comme il arrive de manière très courante
au XVe siècle, l’organisateur du pas invente un scénario merveilleux qui ajoute
une dimension théâtrale et ludique à cette épreuve sportive. Le scénario imaginé par Philippe de Lalaing est assez simple : le chevalier est le prisonnier de
la Dame du Perron Fée. Il ne pourra être délivré que s’il accepte d’affronter divers adversaires selon les conditions édictées par la dame. Le décor en revanche est extraordinaire : le perron s’élève d’une quinzaine de pieds sur la place
du marché à Bruges. Peint de couleurs vives, mu par quatre griffons actionnés
par des hommes cachés à l’intérieur, il s’ouvre pour laisser sortir le défenseur
du pas. Trois écus, l’un noir, l’autre violet et le troisième gris, ainsi qu’un cor,
sont pendus au perron, devant lequel se tient un nain magnifiquement vêtu.
Cet événement a donné lieu à deux relations différentes préservées pour
l’une dans un seul manuscrit (Paris BnF fr 5739), pour l’autre dans deux (Arras BM 915 et Londres BL Lansdowne 285). Chaque relation est précédée d’un
long préambule explicitant les conditions matérielles dans lesquelles s’est tenu
le pas et le scénario romanesque sur lequel il est fondé. Or ces deux préambules, assez différents, manifestent particulièrement bien l’ambiguïté avec laquelle les hommes du XVe siècle considèrent cet héritage folklorique. C’est ce3
Les deux relations du Pas du Perron fée ont été composées entre 1463 et 1469, le Jouvencel
entre 1460 et 1468.
4
Je prépare en collaboration avec Chloé Horn et Anne Rochebouet une édition critique des
deux relations principales de ce pas (à paraître dans la collection CFMA chez Champion). Félix
Brassart a donné une édition de la relation du manuscrit de Paris (Le Pas du Perron Fée tenu à
Bruges en 1463 par le chevalier Philippe de Lalaing, Douai, 1874). On peut en lire une traduction
moderne due à C. Beaune dans Splendeurs de Bourgogne (Récits et Chroniques), sous la direction
de Danielle Régnier-Bohler, Paris, Laffont (collection Bouquins), 1995, p. 1164-1192.
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel
11
lui du manuscrit de Paris qui joue le mieux le jeu de la fiction. Il ébauche en
effet un véritable petit roman merveilleux en racontant une aventure périlleuse survenue à un chevalier inconnu. Le futur défenseur du pas est un chevalier errant anonyme (ou plus justement incognito), égaré dans une lande, à la
tombée de la nuit. Comme tout chevalier arthurien dans la même situation,
il est à la recherche d’un hébergement, mais les signes inquiétants de l’imminence d’une aventure se multiplient : la présence de l’eau (le chevalier passe
à proximité d’étangs) ; la topographie (le chevalier arrive à un un estroit passage dans lequel il doit s’engager) ; la découverte d’un perron sur lequel repose
un cor ; une inscription mystérieuse qui invite à sonner trois fois du cor ; enfin l’arrivée subite d’un nain hostile, comme surgi de terre, qui va proposer
au chevalier un jeu-parti : ou bien le chevalier rebrousse chemin en abandonnant son cheval et ses armes, ou bien il accepte l’hospitalité du nain sous des
conditions qui ne lui seront révélées que le lendemain. Le chevalier opte pour
l’hébergement et il apprend le lendemain qu’il est prisonnier de la Dame du
Perron Fée. Comme il se désole d’être ainsi retenu, la dame lui fait dire par
l’intermédiaire du nain qu’il pourra retrouver sa liberté s’il accepte de combattre tous les chevaliers qui se présenteront au perron, selon des modalités
que le nain énumère.
On a là réunis en une petite dizaine de folios5 bon nombre de clichés du roman merveilleux. Les seuls protagonistes de ce récit préliminaire sont le nain
et le chevalier, deux personnages arthuriens typiques. La dame, dont il n’est
jamais dit qu’elle est une fée, autre caractéristique familière du roman arthurien, n’apparaît jamais en personne : c’est le nain, son émissaire, qui se charge
d’expliquer au chevalier sa condition de prisonnier et comment il pourra y
échapper. Le perron est aussi un lieu commun du roman arthurien. Il est souvent le support d’un objet mystérieux, une épée que seul le chevalier élu pourra retirer de la pierre, ou un cor comme ici. Il signale l’endroit où l’aventure se
manifeste avec prédilection. Dans la Suite du Roman de Merlin, par exemple,
le Morholt, accompagné d’une demoiselle et d’un écuyer, arrive à un carrefour marqué d’une croix et d’un perron de marbre orné d’une inscription inquiétante. Il y sera témoin (et victime) de manifestations mystérieuses. Yvain
y fait la même expérience un peu plus tard6. Le Perron Faé dans lequel se dis5
Dont une grande partie est toutefois consacrée à la présentation des règles du combat. La
description proprement merveilleuse occupe quatre folios.
6
La Suite du Roman de Merlin, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, 1996, p. 438 et p. 469.
Sur cet épisode, voir mon article « La joute des morts », art. cit.
12
Michelle Szkilnik
simule le chevalier gardien du pas rappelle également la tombe dans laquelle
est emprisonné le Chevalier Noir de la Seconde Continuation de Perceval. Lui
aussi doit garder le lieu sur l’ordre d’une demoiselle qu’il a aimée. Perceval le
libère en soulevant à l’aide d’un levier la pierre qui scelle la tombe7. Quant à la
combinaison nain, cor, écu, on la rencontre dans le Roman de Ponthus et Sidoine où le héros éponyme, sous l’apparence d’un chevalier noir, décide de tenir une emprise près de la fontaine de Bellenchon, avatar de celle de Barenton
puisqu’il suffit d’en arroser la margelle pour déclencher une tempête. Ponthus
a installé à proximité une tente dont surgit un nain camus qui embouche un
cor. A ce signal sortent à leur tour de la tente un ermite et une demoiselle chenue qui invitent les adversaires du Chevalier Noir à pendre leurs écus à côté
de celui du défenseur de la fontaine8. La version des manuscrits d’Arras et de
Londres du Pas du Perron fée donne un détail similaire : les écus des attaquants sont également accrochés au-dessus du perron.
L’exemple de Ponthus et Sidoine, roman bien connu au XVe siècle à la cour
de Bourgogne, est particulièrement intéressant, car l’aventure qui y est décrite est déjà une mise en scène dont les éléments merveilleux sont „fabriqués” par l’organisateur de l’épreuve. En effet, Ponthus, forcé par une calomnie à s’éloigner de celle qu’il aime, imagine, pour se distraire dans son
exil, de lancer un défi très théâtralisé aux chevaliers de toutes les cours
de France. Il leur propose de venir se battre chaque mardi pendant un an
contre le Chevalier Noir aux armes blanches, selon un rituel très précis qu’il
décrit dans la lettre publiant l’emprise. Pour Ponthus, il s’agit donc d’un
passe-temps courtois et sportif qui lui permet de s’exercer aux armes et de
manifester son amour à Sidoine à qui il envoie tous ses adversaires vaincus.
Mais il n’est prisonnier d’aucune coutume néfaste qui l’obligerait à garder la
fontaine, comme c’était le cas pour Yvain et avant lui pour Esclados le Roux.
Le roman de Ponthus et Sidoine prend donc déjà ses distances par rapport
au scénario romanesque en le vidant de son contenu merveilleux. Ponthus
est un personnage de fiction qui adapte des scénarios romanesques comme
les vrais chevaliers de la cour de Bourgogne le feront quelques années plus
7
The Continuations of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes, The Second Continuation,
vol. IV, éd. W. Roach, Philadelphie, The American Philosophical Society, 1971, v. 27377-27417.
8
Le Roman de Ponthus et Sidoine, éd. Marie-Claude de Crécy, Genève, Droz, 1997, p. 54. Sur
ce scénario pseudo-féerique, voir Christine Ferlampin-Acher, « Féeries et idylles : des amours
contrariées » dans Idylle et récits idylliques à la fin du Moyen Âge, dossier thématique des CRMH,
sous la direction de M. Szkilnik, à paraître en 2011.
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel
13
tard. Entre littérature et réalité, se met ainsi en place un complexe jeu de vaet-vient et d’imitation mutuelle. Philippe de Lalaing, dont on sait qu’il est
lecteur de romans arthuriens, connaissait-il Ponthus et Sidoine ? Le titre ne
figure pas dans la liste des ouvrages qui ont pu l’inspirer selon le prologue
contenu dans la rédaction des manuscrits d’Arras et de Londres9. En tout
état de cause, il a sans aucun doute utilisé sa connaissance des merveilles romanesques pour concevoir le scénario de son pas. Il l’a fait avec une sorte de
surabondance de détails très caractéristique de la manière dont les amateurs
de pas chevaleresques reprennent les situations romanesques, multipliant
les indices du merveilleux d’une manière qui peut paraître gratuite.
Dans la version du manuscrit de Paris, ce récit merveilleux est conté à un
public de chevaliers de la cour de Bourgogne par un narrateur qui l’introduit
de cette manière :
Qomme les humaines voix grandissent les choses selon ce que peu souvent sont veues advenir ou selon ce que les ceurs en font grandes extismes,
par les oïr merveileuses compter, ainsi et dempuix nagaires, o vous, nobles
princes et chevalliers, barons et escuiers de grant pris, est advenu chose
tresetrange cy entour es pays du treshault et tresvictorieux prince le duc de
Bourgoingne : que ung povre chevalier fourvoié en unes landes et non sachant pour prendre adresses pour venir au repaire, se trouva sur le serain
et aprés soleil escons entre deux grans et larges estans plains d’eaue (Paris
BnF fr 5739, fol. 136v).
Après que le nain a fini d’énumérer les conditions du combat, ce narrateur reprend la parole pour dire que, passant fortuitement à proximité
du lieu où est retenu le chevalier, il s’est chargé de la lettre de celui-ci, lettre dont il fait ensuite lecture à son auditoire. Ce mini-roman arthurien
est donc parfaitement délimité par les interventions du narrateur et il est
aussi encadré par des considérations dont le caractère pratique tranche
avec le romanesque de l’aventure. Le premier paragraphe de la relation,
purement informatif, indique la date du pas et les reports qu’elle a dû subir. Le paragraphe qui suit le conte merveilleux décrit de manière très réaliste l’érection du perron sur le marché de Bruges et expose le "mystère"
des griffons :
9
Cette rédaction s’ouvre en effet sur un long prologue qui énumère les lectures qui ont donné à Philippe l’idée d’entreprendre son pas d’armes : romans et histoires antiques, chansons de
geste et surtout romans arthuriens qui se taillent la part du lion.
14
Michelle Szkilnik
Aux deux costés dudit perron avoit quatre griffons bien et gentement fais
a fachon de griffons, dedens lesquelz IIII griffons avoit quatre hommes
qui conduisoient le mistere d’iceulx quatre griffons. (Paris BnF fr 5739,
fol. 142v-143r).
Cet encadrement contribue à mettre à distance l’épisode merveilleux,
clairement séparé de la réalité historique. Les fées et leurs acolytes appartiennent à l’univers du conte. Ils n’entrent pas dans le procès verbal du déroulement du pas.
La seconde relation du pas choisit une tout autre approche en mêlant au
contraire éléments merveilleux et réalité historique. Le long préambule dans lequel sont exposées les circonstances de l’entreprise présente avec un recul amusé le scénario. D’emblée on nous informe que c’est Philippe de Lalaing qui a inventé cette fiction de faerie et que l’idée lui en est venue à la lecture d’œuvres
diverses, en particulier arthuriennes. Philippe semble par exemple un lecteur
assidu du Perceforest puisque le prologue y fait allusion deux fois et que la dame
du Perron fée est appelée la Toute Passe, surnom de l’amie de Gallafur dans le
Roman de Perceforest10. Le caractère fictif et romanesque de l’aventure est donc
immédiatement assumé. Peut-être faudrait-il parler de caractère théâtral, car
il est clair aussi que cette fiction de faerie exige la présence de personnages, la
dame et le nain, interprétés par des comparses de Philippe de Lalaing. Or ces
personnages entrent en relation avec les individus historiques. C’est le nain luimême, par exemple, qui explique aux chevaliers de la cour de Bourgogne désireux de relever le défi en quoi il consistera. Bien que dans le préambule, la dame
ne se présente pas en personne à la cour de Bourgogne mais y dépêche le héraut
Lembourg, elle viendra elle-même à la fin du pas ouvrir le perron pour délivrer
Philippe. Dans cette espèce de grande représentation théâtrale qu’est l’entreprise du pas du Perron fée, les acteurs font entrer le public dans leur jeu.
Tout en présentant un scénario empreint de mystère, cette relation en limite toutefois le caractère merveilleux. Certains détails témoignent même d’un
effort de rationalisation. Philippe, prisonnier de la dame, essaie par exemple
de deviner où il est retenu. Comme il comprend parfaitement bien la dame, il
en conclut qu’il est en France. Mais il s’interroge alors sur la manière dont luimême et le perron pourront être transportés de France en Belgique. La dame
lui répond alors en souriant :
10
L’épisode où Gallafur (ou Gallafar selon le manuscrit) apparaît sous ce nom figure au fol.
75v du manuscrit Paris, Arsenal 3491, copie de David Aubert.
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel
15
"Ce perron (...) est de telle nature et moy de telle puissance et seignourie
que partout il me plaira le faire transporter, estre, remuer ou demourer, en
ung instant il y sera et vous dedens sans avoir nul dangier de corps." (Arras 915, fol. 34r).
Certes la dame apparaît comme dotée de pouvoirs surnaturels puisqu’elle
peut déplacer le perron à volonté, mais le rédacteur ressent la nécessité de justifier ce qui pourrait paraître une invraisemblance. De même, lorsque Lembourg arrive à la cour du duc de Bourgogne, son récit suscite des questions sur
la dame et le lieu où elle réside :
"Le duc (demanda) a Lembourcg ou estoit ce Perron Faé et en quel pays, et
qu’il ne ouy jamais parler que en son tamps les dames faees eussent puissance de regner de seignouries en ses pays, et qu’il pensoit que l’ancien
temps du roy Artus revenoit." (Arras 915, fol. 35r).
Cette allusion au roi Arthur dénonce de manière humoristique le caractère
romanesque du scénario. Lembourg prétend ne pouvoir répondre aux questions du duc, ajoutant toutefois que la dame "parle ung tresbeau franchoys"
(Arras 915, fol. 35r). Il est clair que le duc et toute sa cour se prêtent gracieusement au jeu imaginé par Philippe et la manière dont le prologue habille la réalité (report de la date du pas, lecture des chapitres devant la cour, installation
du perron, explications du nain aux chevaliers désireux de toucher les écus)
de détails merveilleux (rôle et pouvoir supposés de la dame) révèle l’artifice de
cette mise en scène.
Si les chevaliers du XVe siècle, comme Philippe de Lalaing et les membres
de la cour de Bourgogne, s’emparent des fées, c’est donc avec une distance
ludique. Les fées appartiennent à la littérature d’imagination. En revanche,
l’utilisation des scénarios féeriques permet de représenter indirectement la
réalité politique. En effet les couleurs des armes et des écus, qui dans les romans arthuriens sont souvent des indices du caractère merveilleux de ceux
qui les portent, renvoient précisément aux participants du pas et suggèrent
une lecture politique de l’affrontement. Les écus que doivent toucher les adversaires sont ainsi noir, violet et gris. Le noir et le violet, couleurs arborées
aussi par bon nombre de participants, sont celles du comte de Charolais, le
futur Charles le Téméraire ; le gris et le noir, celles de Philippe le Bon. Si le
violet et le gris ne sont pas des couleurs courantes ni significatives dans le
monde arthurien, elles ont en revanche un sens évident pour les partici-
16
Michelle Szkilnik
pants et les spectateurs du pas. Je ne tenterai pas une lecture politique du
pas : divers historiens l’ont fait, qui du reste ont des avis divergents sur le
sens du spectacle11. Mais je voudrais simplement insister sur deux aspects
importants de cette mise en scène : d’abord, sur les menues modifications
par rapport aux scénarios légués par la tradition romanesque, décalages qui
pourraient sembler anodins mais à la faveur desquels, on le voit, se glisse
l’intention politique ; ensuite sur le luxe de détails déjà signalé qui lui non
plus n’est pas dénué de signification : il s’agit bien sûr dans la réalité d’épater le chaland, dans les textes, d’éblouir le lecteur et de l’amuser. Mais certains détails, en toute apparence empruntés gratuitement à un roman, ont
aussi une raison d’être politique. C’est le cas des écus suspendus au-dessus
du perron dont j’ai déjà mentionné qu’ils évoquaient la disposition scénique
de Ponthus et Sidoine. La relation d’Arras et de Londres justifie cette mesure
en disant qu’elle a été imposée par le duc de Bourgogne pour éviter les tensions et les jalousies entre chevaliers. Les écus sont pendus à même hauteur,
suivant l’ordre dans lequel les adversaires se sont présentés :
Et par devant ledit perron, bien hault, estoient les blasons d’armes des nobles quy debvoient besoingner, assis et mis par ordre ainsy qu’ilz avoient
touchié et qu’ilz debvoient besoingner, sans avoir regard a haultesses ny
grandeur, car ainsi l’avoit ordonné le duc, les princes [38v°] et grans seigneurs de son hostel pour oster les envies ou hainnes quy s’en eussent peu
ensieuvir. (Arras 915, fol. 38).
Alors que dans Ponthus et Sidoine, la demoiselle chenue impose l’ordre de
passage en tirant une flèche d’or dans l’un des écus pendus aux arbres et élit
de cette manière, parmi les très nombreux chevaliers venus relever le défi, les
cinquante-deux (un par mardi) qui lui paraissent les meilleurs, il est hors de
question, à la cour de Bourgogne, de laisser le défenseur du pas sélectionner
ses adversaires. On voit donc comment la réalité politique accommode le scénario romanesque et comment les organisateurs du pas tirent parti d’un dé11
Voir Andries Van den Abeele, « Le Pas du Perron fée, prélude à la prise de pouvoir de Charles le Téméraire » (« De Wapenpas van de Betoverde Burcht, voorbode van de machtsgreep door
Karel de Stoute ») dans Handelingen van het Genootschap voor Geschiedenis te Brugge, t. 146,
2009, p. 93-139 ; C. Beaune, introduction à la traduction du Pas du Perron Fée dans Splendeurs
de la cour de Bourgogne, op. cit. p. 1166 ; Jean-Pierre Jourdan, « Le thème du pas dans le royaume
de France à la fin du Moyen Âge », Annales de Bourgogne 62 (1990), p. 117-133, p. 132 en particulier ; et Elodie Lecuppre-Desjardin, La ville des cérémonies. Essai sur la communication politique
dans les anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, Brepols, 2004, en particulier p. 205.
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel
17
tail peut-être hérité d’un roman pour envoyer un message aux spectateurs et
aux participants. Si la dimension ludique semble l’emporter largement et vider de leur contenu mythique les motifs folkloriques, les organisateurs de pas
les réinvestissent partiellement d’un sens nouveau, sans doute valable ponctuellement, mais qui redonne à l’entreprise un certain sérieux. Ils tentent de
créer en quelque sorte une nouvelle mythologie destinée à célébrer la société
courtoise et chevaleresque du XVe siècle12.
Un texte exactement contemporain des relations du Pas du Perron fée utilise également un scénario féerique, mais d’une manière qui reflète plutôt
la fascination que le merveilleux continue d’exercer sur les hommes du XVe
siècle. Il s’agit du Jouvencel de Jean de Bueil. Récit à clé, traité d’art militaire, biographie romanesque d’un homme d’armes, le Jouvencel est une œuvre complexe retraçant la carrière exemplaire d’un jeune militaire à la fin
du Moyen Âge13. Ce contexte ne semble guère favorable à l’entrée en scène d’une fée. Pourtant dans la dernière partie du Jouvencel, il est question
d’une demoiselle insolite qui n’est pas sans évoquer les fées arthuriennes.
Le Jouvencel et son beau-père, le roi Amydas, viennent de remporter une
victoire éclatante sur des barons rebelles qui contestaient au roi une bonne
partie de ses terres. Les deux hommes sont en train de se faire lire la liste
des ennemis morts ou faits prisonniers à cette occasion. Il est question d’un
Messire Morcellet instigateur de la rébellion, le plus traître du monde selon
le roi, qui réclame le droit de le punir à sa façon. À quoi le Jouvencel répond
qu’une certaine demoiselle de Grantfort vient d’arriver pour payer la rançon du traître. Le motif de la demoiselle intervenant in extremis pour sauver l’homme qu’elle aime est fréquent dans la littérature arthurienne. En
général, c’est au moment où le héros chevalier est sur le point de tuer son
adversaire qu’elle se manifeste, obtenant un don en blanc du vainqueur qui
découvre après coup qu’il vient d’accorder involontairement la vie sauve à
son ennemi. Ici, le motif est adapté à son nouvel environnement : messire
Morcellet a été capturé sur le champ de bataille. Comme tout prisonnier, il
est mis à rançon par son maître, c’est-à-dire celui qui l’a pris et qui espère
12
Sur ce point, voir M. Stanescto, op. cit.
Il existe une édition ancienne du roman de Jean de Bueil, Le Jouvencel, éd. de L. Lecestre,
introduction de C. Favre, Paris, Renouard, 1887, 2 volumes. Toutes les citations renvoient à cette
édition. J’en prépare une nouvelle à partir du manuscrit de l’Escorial (S.II. 16), alors que celle de
L. Lecestre est basée sur le manuscrit de l’Arsenal (fr. 3059).
13
18
Michelle Szkilnik
en tirer une belle somme. La demoiselle est en effet prête à "payer ung grant
argent" pour le délivrer14. Elle est venue dans le camp de ses ennemis munie d’un sauf-conduit du Jouvencel. Mais ce n’est pas l’intérêt qu’elle porte
à messire Morcellet qui fait d’elle une possible fée15. Le roi, qui semble bien
la connaître, déclare ne pas être surpris qu’elle veuille racheter le traître,
car elle est de mèche avec lui. C’est, selon le roi, "la plus forte enchanteresse et la plus mauvaise femme du monde". Elle s’est emparé du château de
la dame de Blanc-Chastel qu’elle garde prisonnière avec ses gens. Et dans
son propre château de Grantfort, elle tient "en son servaige" dix chevaliers
et plus de vingt jeunes hommes. La demoiselle de Grantfort apparaît donc
comme un avatar de Morgain, retenant des chevaliers dans son val merveilleux. Les noms des lieux dans lesquels elle sévit encouragent cette interprétation. Maîtresse de Grantfort, une place qui souligne sa puissance, elle
règne désormais sur Blanc-Chastel, dont l’ancienne maîtresse pourrait bien
être, elle, un avatar d’une dame blanche, une fée protectrice et bénéfique
qui aurait tenté de s’opposer à la demoiselle. Les toponymes composés avec
l’épithète "blanc" abondent dans la littérature arthurienne : Blanche Lande, Blanche Cité, Blanche Montaigne, Blanche Forest. On trouve un Blanc
chastel dans le Perceforest16. Ce sont des noms en quelque sorte programmatiques. Or dans le Jouvencel, œuvre qui en général désigne les endroits fictifs par des noms relativement réalistes (Crator, Luc, Escaillon, Sardine), le
choix de ces toponymes signifiants ne paraît pas anodin.
Le roi redoute de voir la demoiselle de Grantfort parler avec le Jouvencel et
lui recommande de la renvoyer au plus tôt car il "a grant paour qu’elle [l’]enchante ou face quelque mal". Pour rassurer le roi, le Jouvencel oppose à l’engin
de la demoiselle sa foi en Dieu :
"Monseigneur, laissez-la chanter et enchanter ; car je ne la crains riens et
n’ay point paour que telles enchanteries me facent ou sceussent faire mal
ne desplaisir ; car j’ay bonne creance en Dieu." (II, 210).
A la différence de la bénigne dame du Perron fée, la demoiselle est donc une
enchanteresse maléfique, alliée aux traîtres et ennemie de Dieu. Cette trans14
Jouvencel, II, 209.
Marie-Thérèse de Medeiros a rapidement analysé selon les mêmes lignes ce curieux épisode du Jouvencel. Voir son article « Défense et illustration de la guerre : Le Jouvencel de Jean de
Bueil », Cahiers de Recherches Médiévales (XIIIe-XVe s.), 5, 1998, p. 139-152.
16
C’est le château du roi Peleon, livre III, tome 1.
15
Le retour des fées dans le Pas du Perron fée et le Jouvencel
19
formation de la fée en enchanteresse a été bien analysée par L. Harf-Lancner17
et n’a rien de surprenant dans un texte tardif comme le Jouvencel. Ce qui est
plus intéressant, c’est que la demoiselle de Grantfort va perdre même cette
qualité de magicienne inquiétante. D’une part, elle disparaît du récit aussi vite
qu’elle y est entrée : nous ne savons ce qu’il advient d’elle après son renvoi,
alors même que le sort de messire Morcellet nous est raconté : racheté à ses
maîtres par le roi lui-même qui veut le livrer à la justice, il parvient à s’enfuir
et à se réfugier dans une église où il se fait clerc, au grand embarras de l’évêque qui est obligé de le protéger au titre des privilèges ecclésiastiques. On notera le caractère détaillé et réaliste de la fuite et de la ruse de messire Morcellet.
D’autre part, le roi, tout en qualifiant la dame d’enchanteresse, lui dénie tout
véritable pouvoir surnaturel :
"Aussi, dit le roy, tout ce qu’elle a fait, c’est par la force de son chastel et de
son beau langaige et de la subtilité et mauvaistié dont elle est pleine. Je n’entens point que par son enchanterie elle sceust rien faire ; mais elle seduiroit
tout le monde par son engin." (II, 210).
Méchante séductrice qui sait user de belles paroles pour obtenir ce qu’elle veut, et utiliser la force armée si nécessaire, la demoiselle de Grantfort ne
semble finalement pas posséder de pouvoir magique d’origine diabolique :
elle n’est qu’une femme habile et manipulatrice18. Pourquoi alors l’introduire, avec cette aura quasi féerique d’abord, dans un récit de guerre aux allures
de traité d’art militaire ? Est-ce parce qu’elle est la métaphore de la séduction
que les scénarios romanesques, et particulièrement féeriques, exercent sur
les écrivains du XVe siècle, même les moins susceptibles en apparence d’y céder, comme Jean de Bueil, homme de guerre et maréchal de France ? Jean de
Bueil n’est du reste pas le seul à succomber ainsi aux charmes des fées. Il est
un autre homme de guerre qui en a lui aussi invité une dans un texte où elle
n’avait pas sa place a priori : Antoine de la Sale, dans sa Salade, œuvre composite contenant entre autres une liste d’historiens, des exemples de stratégie, des chroniques abrégées, des généalogies, et l’ordonnance sur les gages
de bataille de Philippe le Bel (également contenue dans le Jouvencel), insère le Paradis de la reine Sibylle, étrange petit récit présentant un redoutable
17
Les Fées au Moyen Âge. Morgane et Mélusine : la naissance des fées, Paris, Champion, 1984,
rééd. 1991, en particulier chap. XVI.
18
Voir M.T. de Medeiros, art. cit. p. 140-141.
20
Michelle Szkilnik
avatar de Morgue19. Dans une pirouette finale, Antoine qui semblait accorder crédit à cette fable, déclare qu’il a mis en écrit cette histoire pour "rire
et passer temps"20. De manière comparable Jean de Bueil dénie tout sérieux
à l’épisode en faisant de la demoiselle de Grantfort une bonne "baveuse"21,
une bavarde dont on peut déjouer les propos spécieux.
Le XVe siècle ne croit pas aux fées. Mais il aime jouer avec leur image. Il plaisante à leur sujet, il démystifie leur pouvoir supposé, mais il leur réserve toujours une place. C’est que les fées, souvent associées à la fiction arthurienne,
renvoient à un monde romanesque qui fait rêver, un monde dont on sait qu’il
n’existe pas ou n’existe plus, mais qu’on se plaît à faire surgir le temps d’un pas
d’armes. Les fées sont devenues des créatures littéraires. Personnages de théâtre ou de roman, elles n’ont pas de pouvoir dans la réalité historique, à la différence de leurs dangereuses consœurs qui se prétendent investies de missions
divines, alors qu’elles pourraient bien être les instruments du diable22. Aussi
Philippe le Bon, qui entre en riant dans le scénario de Philippe de Lalaing, livre-t-il Jeanne d’Arc aux Anglais, tandis que Jean de Bueil, qui a participé au
siège d’Orléans, ne fait aucune allusion à son ancienne compagne de guerre.
Le XVe siècle joue aux fées mais brûle les sorcières.
19
Sur la Salade, voir Sylvie Lefèvre, Antoine de la Sale, la fabrique de l’œuvre et de l’écrivain,
Genève, Droz, 2006.
20
Sur ce texte et les éléments folkloriques qu’il contient, voir Francine Mora, Voyages en Sibyllie, Riveneuve éditions, Paris, 2009. L’ouvrage donne le texte du Paradis dans l’édition de Fernand Desonay. L’expression « rire et passer temps » se trouve p. 296.
21
Ce terme est utilisé à propos d’un autre ennemi, Guillaume Bernard, qui sait raconter des
histoires séduisantes auxquelles il ne faut pas accorder trop de crédit selon le sire de Roqueton
(Jouvencel, I, 219). Sur cet épisode, voir mon article « Figure exemplaire et personnage de roman : Le Jouvencel de Jean de Bueil », dans Vérité poétique, vérité politique : Mythes, modèles et
idéologies politiques au Moyen Âge, éd. par J.-C. Cassard, E. Gaucher, J. Kerhervé, Brest, CRBC,
2007, p. 405-417.
22
Sur la rationalisation de la figure de la fée et corollairement le développement de la croyance aux sorcières, on se reportera à l’ouvrage de Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge,
op. cit, en particulier chap. XV.
Chevaliers détournés :
Jaufré et la fée de Gibel – Le Bel Inconnu
et la fée de l’Île d’Or
Imre Szabics
Université Eötvös Loránd de Budapest – Collège Eötvös József
La topique récurrente de la fée attirant le chevalier auprès d’une fontaine ou
au bord d’un lac, d’une rivière – « frontières humides1 » entre le monde d’icibas et l’Autre Monde2 – a subi une transformation singulière dans nombre
de romans et récits courtois des XIIe-XIIIe siècles. Souvent, la fée séduisante ne se contente pas de jeter son dévolu sur le chevalier protagoniste,
mais tente même de le détourner de la quête de l’aventure salutaire ou de le
séparer de la dame dont il est amoureux (de sa bien-aimée). Dans ces cas,
elle peut être rangée parmi les opposantes significatives qui cherchent à empêcher le héros de mener sa mission à bonne fin. À titre d’exemple, il suffit
peut-être de rappeler la demoiselle qui convoite Lancelot dans le Chevalier
de la charrette : dans une scène audacieuse, elle essaie de mettre à l’épreuve
la persévérance du héros en quête de Guenièvre, enlevée par Méléagant.
Dans le roman arthurien occitan Jaufré de la fin du XIIe siècle, la fée de Gibel3, avatar des fées des lais bretons anonymes et de ceux de Marie de France,
1
Pour reprendre le terme heureux de J. Frappier.
Sur les rapports complexes et délicats du monde féerique et de la chevalerie voir entre autres
Claude Lecouteux, Mélusine et le Chevalier au cygne, Paris, Payot, 1982 ; Jean-Claude Aubally, La fée et
le chevalier, Paris, Champion, 1986 ; Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge. Morgane et Mélusine : la naissance des fées, Paris, Champion, 1984, rééd. 1991 ; Idem, Le Monde des fées dans l’Occident
médiéval, Paris, Hachettes Littératures, 2003 ; Françoise Clier-Colombani, La Fée Mélusine au Moyen
Âge : images, mythes, symboles, Paris, Léopard d’or, 1991 ; Pierre Gallais, La Fée à la fontaine et à l’arbre,
Amsterdam, Rodopi, 1992 ; Le Monde des fées dans la culture médiévale, Wodan, 47, Greifswald, 1995.
3
Sur le nom curieux de la fée voir René Lavaud et René Nelli, Les Troubadours, Bruges, Desclée de Brouwer, 1960, t. I, p. 33.
2
22
Imre Szabics
recourt à la ruse pour se procurer le service chevaleresque du protagoniste4.
Arrivé à une fontaine, Jaufré entend des appels au secours du fond d’un puits.
Le chevalier se précipite sans tarder pour sauver la jeune fille tombée dans le
puits, qui n’est autre que la fée tentant d’attirer à elle et dans un pays souterrain merveilleux le chevalier d’Arthur :
E la donzella tut süau / Dis a Jaufre : « Seiner, Deu lau, / Ara-us ai ieu e mon
poder, / C’as ome nun dei grat saber, / Mais a mun art et a mun sen. / Ieu sui
acela que tan gen / vos vinc querre socors ploran / Del gran trebail e dell afan /
Que m’a fait Fellon d’Albarua, / Uns malvais hom, cui Dieus destrua !5 »
Cependant, elle suscite l’indignation et la colère de Brunissen, la
bien-aimée de Jaufré, pour avoir essayé de lui arracher – bien que « provisoirement » – son amoureux. Par suite de cette intervention féerique, l’amour du
chevalier pour sa bien-aimée et sa vaillance chevaleresque risquent d’entrer
en conflit et d’être mis à l’épreuve.
Obéissant à l’impératif de la prouesse chevaleresque, Jaufré se voit
obligé d’écarter le danger imminent qui menace la dame-fée de la part d’un
ennemi impétueux et cruel en le défiant au combat. Le chevalier sortant victorieux de ce combat, le conflit momentané de l’amour et de la prouesse se
résout puisque Brunissen ne prend pas en mauvaise part la « tentative de séparation » de la fée de Gibel, d’autant moins que celle-ci a offert l’occasion à
Jaufré de rendre un service méritoire à une dame (dans l’épisode, la fée de Gibel prend l’aspect d’une dame courtoise parfaite) et de faire preuve, une fois de
plus, de sa valeur chevaleresque exceptionnelle. Et la fée, après être sortie de la
fontaine, le récompense généreusement pour ses efforts lorsqu’il retourne en
chevalier accompli auprès de Brunissen à Montbrun.
L’épisode du parcours dans le pays souterrain (« le plus beau pays du
monde », plein de montagnes, de vallées, d’eaux, de forêts, de belles prairies,
4
Cette attitude de la fée peut être marquée par le motif « F 302.3 Fairy wooes mortal man ».
Cf. Anita Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en
vers (XIIe -XIII e siècles), Genève, Droz, 1992, p. 65.
5
Le Roman de Jaufré, dans Les Troubadours, éd. cit., t. I, v. 8755-8764. La donzelle, tout tranquillement, dit à Jaufré : « Seigneur – louange en soit à Dieu ! – je vous tiens maintenant en mon
pouvoir. Je n’ai à en savoir gré à personne, mais seulement à mon intelligence et à mon artifice. Je
suis celle qui, si courtoisement, était venue, toute en pleurs, vous demander secours contre Félon
d’Auberue, qui me cause grands tourments et grande angoisse. C’est un méchant homme – Dieu
puisse-t-il l’abattre ! » (trad. de René Nelli).
Chevaliers détournés : Jaufré et la fée de Gibel – Le Bel Inconnu et la fée de l’Île d’Or 23
de châteaux et de cités mais ravagé et dévasté par l’ennemi méchant de la fée),
permet à Jaufré non seulement de connaître une aventure merveilleuse dans
l’Autre Monde, mais aussi et surtout de pouvoir réparer la faute commise envers l’honneur chevaleresque lorsque, la première fois, il n’a pas accepté de venir en aide à la fée.
Dans le roman courtois Le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu
(Bâgé, selon Alain Guerreau6), le héros est pareillement exposé à l’attraction irrésistible d’une fée ravissante, la Belle aux Blanches Mains, alors
qu’il est en train de remplir une mission importante qui lui a été confiée
par le roi Arthur. (Les ressemblances et parallélismes de la structure narrative et thématique du roman occitan Jaufré et du roman arthurien d’oïl
Le Bel Inconnu ont été démontrés par Laurence Harf-Lancner dans son
étude magistrale consacrée à l’adaptation en prose du Bel Inconnu au XVIe
siècle sous le titre de l’Histoire de Giglan et de Geoffroy de Mayence, qui
avait, en effet, réuni les aventures et quêtes des « deux héros romanesques,
Guinglain et Jaufré7 ».)
Répondant à la demande de la reine du Pays de Galles, Arthur charge un jeune nouveau venu, récemment adoubé par lui chevalier de
la Table Ronde, de se porter au secours de la haute dame, métamorphosée en
« guivre » par des enchanteurs malveillants, et d’accomplir le « fier baiser »
pour la sauver. Le jeune chevalier de belle apparence à qui le roi Arthur a
donné le nom de Bel Inconnu devra s’engager dans une série d’épreuves qualifiantes en combattant et vainquant des adversaires redoutables les uns après
les autres pour convaincre la suivante-messagère de la reine de sa vaillance remarquable et surmonter sa méfiance.
Sur leur chemin, aggravé de combats singuliers successifs,
le Bel Inconnu et sa compagne arrivent à un château fort admirable, situé sur
l’Île d’Or au bord de la mer, dont l’accès leur est interdit par un chevalier défenseur du passage. Cette fois-ci, ce n’est pas par la ruse mais en faisant appel à
son honneur chevaleresque que la fée essaie de détourner le protagoniste de sa
6
Alain Guerreau, « Renaud de Bâgé : Le Bel Inconnu. Structure symbolique et signification
sociale », Romania, t. 103, 1982, p. 28-82.
7
Laurence Harf-Lancner, « Le Bel Inconnu et sa mise en prose au XVIe siècle, l’Histoire de
Giglan : d’une esthétique à l’autre », dans Le chevalier et la merveille dans «Le Bel Inconnu» ou le
beau jeu de Renaut, études recueillies par Jean Dufournet, Paris, Champion, 1996, p. 69-89.
24
Imre Szabics
mission – de sa « quête nuptiale8 » – et de l’attirer à soi-même. Le Bel Inconnu
n’est pas en mesure d’éviter le combat avec le défenseur redoutable du château
de l’Île d’Or, mais en triomphant de son adversaire, il peut à la fois mettre fin
à une « sinistre coutume » et éliminer un prétendant haï par la jeune châtelaine. (Sa victoire rappelle curieusement celle de Jaufré qui, ayant vaincu Fellon
d’Albarua, parvient également à faire cesser une menace permanente et dangereuse qui pèse sur la fée de Gibel.)
La situation naturelle avantageuse ainsi que la richesse et
la somptuosité exceptionnelles de la cité de l’Île d’Or, (doublement présentées
par Renaud lors de la première et de la seconde visite du Bel Inconnu), annoncent manifestement les effets extérieurs et intérieurs de la féerie et de la magie
qui environnent le siège de la Belle aux Banches Mains. Comme le fait remarquer éloquemment Francis Dubost :
Du côté de l’Île d’Or se concentrent toutes les séductions de l’art, de
la technique et de la magie comme dans un paradis érotique sorti de quelque
rêve oriental : luxe, beauté, splendeur ornementale et vestimentaire, richesse
des étoffes, des pierres et des matériaux, profusion de lumière et d’ornements,
ivresse des parfums9.
La raison d’être de ces signes frappants de la féerie et de l’enchantement,
rattachés à l’abondance et à la splendeur extraordinaires de l’Île d’Or, est de
créer un milieu propre à l’apparition de la fée aux blanches mains, détentrice
effective des forces surnaturelles de l’Île d’Or et des « secrets du destin ».
À la différence des fées des lais bretons anonymes et de Marie de France (ou de la fée de Gibel), la jeune dame-fée de l’Île d’Or dispose
non seulement du pouvoir de la séduction amoureuse et de « la puissance fatale et féerique de l’amour10 », mais, curieusement, elle possède aussi un savoir
profond des « sept arts », qui lui permet de mieux faire valoir sa prescience du
destin et du temps. Elle est en effet une « fée savante ».
8
Emmanuèle Baumgartner, « Féerie-fiction : le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu », dans Le
chevalier et la merveille..., ouvr. cit., p. 13.
9
Francis Dubost, « Tel cuide bien faire qui faut : le «beau jeu» de Renaut avec le merveilleux »,
dans Le chevalier et la merveille..., ouvr. cit., p. 35.
10
Cf. Philippe Walter, « Figures du temps et formes du destin dans le Bel Inconnu », dans Le
chevalier et la merveille..., op. cit., p. 120.
Chevaliers détournés : Jaufré et la fée de Gibel – Le Bel Inconnu et la fée de l’Île d’Or 25
(…) les set ars me fist aprendre / Tant que totes les soc entendre : / Arimetiche, dyomotrie, / Ingremance et astrenomie, / Et des autres asés
apris11.
Ainsi, elle exerce l’effet de sa nature capricieuse en offrant son embrassade tout en refusant ses baisers au Bel Inconnu, en même temps qu’elle
cherche à le dominer et à l’orienter par sa « science » qui connaît à la fois son
passé et son avenir.
Aux deux points culminants du roman, lors du « Fier Baiser » de
la guivre permettant à la reine ensorcelée Blonde Esmerée de recouvrer son
apparence humaine, ainsi qu’au moment où s’accomplit l’amour de la Pucelle aux Blanches Mains et du Bel Inconnu, la fée mettant en œuvre son
omniscience révèle au chevalier son vrai nom de Guinglain de même que sa
haute extraction (c’est-à-dire qu’il est le fils de Gauvain, le neveu d’Arthur,
et de la fée Blanchemal). Elle lui apprend aussi qu’elle le connaît et l’aime
depuis son enfance – elle peut être considérée de la sorte comme sa féemarraine, variante folklorique particulièrement répandue12 de la fée morganienne –, et c’est elle encore qui a envoyé Hélie, la messagère de Blonde
Esmerée, à la cour d’Arthur. Cependant le rôle de la fée de l’Île d’Or ne se
réduit pas à sa prescience par laquelle elle peut connaître le passé aussi bien
que le destin du héros. Étant aussi une dame courtoise parfaite, elle sait initier le jeune chevalier qui « ne sait pas aimer » aux mystères de l’amour et de
l’érotique courtois.
Par un savant dosage de séduction et de refus, d’ordres et de contreordres, de récompenses et de punitions, la ravissante fée fait découvrir à
Guinglain la violence du désir et celle de la souffrance, la sublimation par
l’amour du courage et de la valeur chevaleresque […], les impatiences du
cœur, la peur de l’autodestruction et finalement la maîtrise, par abandon de
sa volonté propre. – constate avec justesse Michèle Perret13.
11
Renaud de Beaujeu, Le Bel Inconnu, édition et traduction de Michèle Perret, Paris, Champion, 2003, v. 4937-4941.
12
Alain Guerreau, art. cit., p. 67. Voir encore Stith Thompson, Motif-Index of Folk Literature,
Bloomington/London, 19753. « F 310 : Fairies and human children », particulièrement « F 311.1
Fairy godmother ».
13
Renaud de Beaujeu, Le Bel Inconnu, éd. cit., Introduction, p. XIII.
26
Imre Szabics
Tout se passe comme si l’« éducation sentimentale » à laquelle le soumet sa
fée-marraine servait à préparer le jeune chevalier à son mariage avec Blonde
Esmerée, la princesse du Pays de Galles.
Si la première partie du roman est consacrée, au travers de combats
héroïques successifs, à la mise en valeur de la vaillance chevaleresque du Bel
Inconnu, la deuxième phase du poème, à partir de la rencontre avec la fée de
l’Île d’Or, propose un contrepoint en nous mettant face à un chevalier indécis
et ébranlé par la force de l’amour. Qui plus est, le chevalier d’Arthur devra non
seulement affronter le conflit permanent entre la prouesse et l’amour toutpuissant, mais, de surcroît, son état affectif sera fort bouleversé par son hésitation même entre les deux femmes, dont l’une révèle l’aspect mythique, irrationnel, voire angoissant et pourtant attirant de la passion amoureuse tandis
que l’autre en incarne le côté rassurant, admis par les conventions sociales et
aboutissant au mariage. Renaud de Beaujeu déploie donc à merveille le motif
très « à la mode » dans les œuvres poétiques de l’époque de l’opposition entre
la princesse et la fée.
L’indécision et l’incertitude affectives de Guinglain se traduisent
aussi par son va-et-vient entre la Pucelle aux Blanches Mains et Blonde Esmerée. Dans un premier temps, il parvient encore à s’arracher à la fée séduisante pour accomplir sa mission, mais une fois sa tâche remplie, il s’enfuit devant le bonheur et le bien-être promis par la princesse sauvée pour retrouver
la fée délaissée de l’Île d’Or – de laquelle il ne peut obtenir que dédain et refus à cause de son comportement antérieur peu chevaleresque. Et finalement,
pour comble de tout ce balancement sentimental, le Bel Inconnu renonce de
nouveau aux plaisirs de l’amour de la fée radoucie pour aller restaurer son intégrité chevaleresque aux tournois et son intégrité sociale par le mariage avec
la reine du Pays de Galles. Cependant, l’auteur avisé laisse ouverte l’issue de
son roman en permettant à Guinglain de retourner encore chez la fée aux
Blanches Mains, si lui-même, il trouve un accueil favorable auprès de sa bienaimée (réelle ou fictive).
Les métamorphoses du versipelles
romanesque (Guillaume de Palerne,
Guillaume d’Angleterre, Perceforest)
Christine Ferlampin-Acher
Université européenne de Bretagne
Le motif du loup-garou est largement attesté dans le folklore, aussi bien au
Moyen Âge que plus tard. A côté de nombreux témoignages ponctuels (par
exemple chez saint Augustin, dans la Topographia Hibernica de Giraut de
Cambrie ou dans les Evangiles des Quenouilles), la métamorphose cyclique
en loup se retrouve aussi dans des récits brefs comme les lais de Bisclavret
ou de Mélion. Si la métamorphose en animal inquiète l’homme médiéval,
le loup-garou semble échapper à cette réticence, et du XIIe siècle à la fi n
du Moyen Âge la mode du versipelles ne semble pas s’essouffler, comme
le suggère Biclarel qui figure encore dans la première version de Renart
le Contrefait (entre 1319 et 1322). Le loup-garou fonctionne par ailleurs
comme archétype de la croyance folklorique tout au long du Moyen Âge :
c’est sur son exemple que s’étend autour de l’an Mil Burchard de Worms
dans le livre XIX du Corrector de son Decretum et le clerc qui composa
les Evangiles des Quenouilles au XVe siècle retient le loup-garou parmi les
sujets qu’abordent ses bavardes fi leuses1. Cette omniprésence paradigmatique du loup-garou ne doit cependant pas masquer que cette créature intervient surtout dans des récits brefs ou dans de courtes anecdotes. Dans
les romans en vers, les presque 10000 octosyllabes de Guillaume de Palerne font figure d’exception en mettant en scène Alphonse, fi ls du roi d’Espagne et loup-garou, tandis que Guillaume d’Angleterre témoigne d’une
présence euphémisée, mais continue, du monstre dévoreur, signalée en
particulier par la faim monstrueuse de la mère et le nom du fi ls, grand
chasseur, Lovel 2. Ces deux romans, excentriques par rapport aux matières
1
2
Voir Anne Paupert, Les fileuses et le clerc, Paris, Champion, 1990, p. 211-213.
Les éditions citées sont Guillaume d’Angleterre, éd., trad. et présentation par Christine
28
Christine Ferlampin-Acher
romanesques traditionnelles, constituent des exceptions dans un corpus
que les métamorphoses animales laissent réticent. Cette méfiance en revanche disparaît à la fi n du Moyen Âge dans le roman en prose de Perceforest. Cette vaste fresque a la caractéristique de ne pas hésiter à raconter
des métamorphoses animales, peut-être parce qu’il vient après Mélusine
(qu’il semble connaître)3 : si aucune métamorphose en loup-garou n’est
décrite, c’est à quatre substituts, la métamorphose en ours, en cerf, en taureau et en levrette, qu’il conviendra de s’intéresser pour montrer comment
Perceforest, alors même que son auteur est fasciné par le folklore et qu’il
cherche à bâtir une mythologie bourguignonne originale, met en place des
stratégies d’évitement et de compensation face au succès du loup-garou
dans les imaginaires de son temps 4.
Point de place pour les loups-garous dans le monde arthurien ou dans le
passé des romans antiques : Guillaume de Palerne se déroule dans un espace
temps autre, à la fois familier et discrètement exotique. Dans ce récit, la présentation du loup-garou bienveillant qui enlève le héros éponyme tend vers la
parodie, comme le suggère Ana Pairet dans son ouvrage sur la métamorphose5. Dans mon article « Guillaume de Palerne : une parodie ? »6, j’ai tenté de
même de montrer que ce récit dans son ensemble est un roman renardien, parodique, caractérisé par un regard « oblique » (pour reprendre l’expression de
Ph. Hamon) et fondé sur un détournement du motif du loup-garou. Si aucun
écho direct à Bisclavret ou Mélion n’est décelable dans ce récit, si le loup détourne le modèle du loup hagiographique et malmène la légende de Remus
et Romulus, l’essentiel me semble dans la coprésence dans ce texte du loupFerlampin-Acher, Paris, Champion, Champion Classiques, 2007 et Guillaume de Palerne, éd.
Alexandre Micha, Genève, Droz, 1990.
3
Voir Christine Ferlampin-Acher, Perceforest et Zéphir : propositions autour d’un roman arthurien bourguignon, Genève, Droz, 2010.
4
La bibliographie concernant le loup-garou au Moyen Âge est pléthorique. On se contentera de
mentionner Gaël Milin, Les chiens de Dieu. La représentation du loup-garou en Occident (XIe-XXe
siècles), Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 1993, Claude Lecouteux, Fées, sorcières
et loups-garous au Moyen Âge, Paris, Imago, 1992 et Philippe Ménard, « Les histoires de loups-garous au Moyen Âge », dans Symposium in Honorem Martin de Riquer, Barcelone, 1986, p. 209-238
et « Les histoires de loups-garous », dans Travaux de littérature, t. 17, 2004, p. 98-117.
5
Les mutacions des fables. Figures de la métamorphose dans la littérature française du Moyen
Âge, Paris, Champion, 2002, p. 65-67.
6
Dans Les Cahiers de Recherches Médiévales, La tentation du parodique dans la littérature
médiévale, sous la dir. d’Elisabeth Gaucher, t. 15, 2008, p. 59-72.
Les métamorphoses du versipelles romanesque
29
garou métamorphique et du déguisement en ours. Dans un premier temps
Guillaume, enfant, remonte de la Sicile à Rome dans la gueule d’un loup-garou, puis, adulte, il redescend vers le Sud, fuyant la colère de l’empereur, avec
son amie Mélior, tous deux déguisés en ours. L’hybridation entre l’homme
et la bête, qu’elle soit liée à la métamorphose ou au travestissement, coïncide
dans les deux cas avec l’exclusion sociale et l’errance, et elle permet une initiation amoureuse apprivoisant l’estrangeté animale : pour fuir Rome, Melior et
Guillaume, qui s’aiment, se cousent dans des peaux d’ours (v. 2992-ss). Placés
parodiquement et avec insistance sous le signe de Dieu qui fait l’homme à son
image (v. 3234), nos héros en forme d’ours sont protégés par le loup-garou. Ils
traversent la péninsule italienne, humains la nuit, bêtes le jour (v. 3385-ss),
tandis que le loup les accompagne tel un ange gardien. Le garox (v. 3765) les
garit (v. 3766) : la paronomase est signifiante. La bête les guide vers les Pouilles
et c’est dans une carrière que le prévôt des lieux les découvre et les pourchasse. Les jeunes gens échangent alors leurs peaux d’ours (v. 4159-ss) contre des
peaux de cerf et de biche (v. 4342-ss). C’est ainsi qu’ils parviennent en Sicile
sous les fenêtres de la reine Felise, la mère de Guillaume, qui ne les reconnaît
pas mais a un rêve où la traditionnelle symbolique animale est prise au pied
de la lettre puisque le garou est symbolisé par un loup, et le couple par des ours
qui se transforment en cervidés. Le temps passe : les peaux se rétractent sous
l’effet de la chaleur et laissent entrevoir les vêtements des deux jeunes gens. La
reine revêt alors elle aussi une peau de bête, et à quatre pattes va à la rencontre des cervidés. Après un bon bain, chacun reprend son apparence humaine,
tandis que le garou redevient homme après que son père a pris vengeance de
la marâtre qui l’a transformé. Après une évocation nourrie des vêtements qui
remplacent les peaux, le texte se termine sur deux mariages : Guillaume et
Melior, Alphonse et la sśur de Guillaume.
Ce roman met en scène une métamorphose en loup-garou ainsi que des déguisements en ours et en cerfs. Le loup-garou intervient d’abord et accompagne le texte de Sicile à Rome ; le déguisement en ours prend la suite, de Rome
à Bonivent, et il est relayé par le déguisement en cerf. Les trois prennent fin en
même temps. S’il est clair que le problème de l’apparence humaine, des rapports entre le corps, la nature, l’animal, d’une part, et la société d’autre part,
sont en jeu, le texte établit aussi une équivalence sémantique entre la métamorphose magique, le déguisement en bête, le symbolisme onirique et l’héraldique. L’engloutissement et le rapt (le loup qui enlève Guillaume à sa mère ;
Guillaume qui enlève Melior à son père) métaphoriseraient la sexualité et la
30
Christine Ferlampin-Acher
nécessité exogamique qui aboutit à un nouvel équilibre politique et à la paix.
Le motif folklorique du loup-garou et le rite du déguisement en ours qui marque pour le jeune couple le renouveau printanier et sexuel sont placés sur le
même plan. Leur mise en relation ne surprend pas : Sophie Bobbé a mis en évidence dans son ouvrage L’ours et le loup. Essai d’anthropologie symbolique7, la
forte relation entretenue par les deux animaux, à la fois sur le mode de l’opposition et de la complémentarité, sur le plan de la représentation de la prédation
sexuelle et de la dévoration. La place du déguisement en cerf est a priori est
moins évidente. Le cerf, qui perd ses bois, est comme l’ours, associé au renouveau, à la vie, à la sexualité : c’est ce que montrent Anne Lombard-Jourdan8,
Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux9. La substitution du cerf à l’ours
dans le roman correspond cependant à un progrès : si les peaux d’ours étaient
indifférenciées sexuellement, désormais le cerf et la biche sont distingués et
correspondent à la maturation des deux jeunes amants. Par ailleurs l’aventure
débouche sur l’accession au trône : l’ours, symbole déchu de la royauté comme
l’a bien montré Michel Pastoureau10, est remplacé par le cerf, devenu à la fin du
Moyen Âge symbole de la royauté française. Si notre texte, datant du XIIIe siècle, est précoce par rapport à cette représentation, le cerf christique est depuis
longtemps déjà un symbole royal au service de la paix11.
Le folklore est donc dans Guillaume de Palerne un arrière-plan signifiant
où les récits et les savoirs (le loup-garou est associé dans le texte à la magie et
au livre), les rites (le déguisement), les représentations, en particulier symboliques (l’héraldique et l’oniromancie) sont pensés sur le même plan et en interaction, tout comme les animaux en jeu sont constitués en système : le loup
et l’ours (à la fois complémentaires et opposés), l’ours et le cerf (sur le mode
de la substitution). Le jeu parodique et comique ne remet pas en cause le potentiel sémantique du folklore : il ne renvoie pas à un scepticisme qui exclurait les croyances de la senefiance en les rejetant du côté de la superstition ; au
7
Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’homme, 2002.
Aux origines de Carnaval, Paris, Odile Jacob, 2005.
9
Art profane et religion populaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, en particulier p. 82.
10
L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, 2007.
11
La trame de Guillaume de Palerne montre que l’auteur était vraisemblablement conscient
de ce statut de l’ours et de la substitution symbolique en cours autour de la royauté. Le roman est
daté du début du XIIIe siècle : les rois de France n’ont pas encore adopté le cerf comme emblème, mais le cerf s’est déjà substitué à l’ours comme gibier royal et sa promotion comme symbole
christique est nettement engagée (voir Michel Pastoureau, op. cit., p. 251-ss).
8
Les métamorphoses du versipelles romanesque
31
contraire, la parodie textuelle et le travestissement des héros collaborent avec
les représentations carnavalesques associées à l’ours et au cerf pour signifier
la dynamique salvatrice du retournement, de l’inversion, de la sexualité, avec
pour enjeu final, une restauration politique12.
Un autre récit en vers, Guillaume d’Angleterre, mérite qu’on l’examine rapidement13. Guillaume et Gratienne, roi et reine d’Angleterre, quittent le trône
à l’appel de Dieu. Dans la forêt la reine accouche de jumeaux, qui seront nommés Lovel et Marin. Lovel est ainsi appelé à cause du loup qui l’enlève peu
après à ses parents. Comme dans Guillaume de Palerne un loup ravit l’enfant
à sa mère et lui sert d’emblème (onomastique ou héraldique), sans le dévorer
ou lui nuire, tandis qu’apparaît en configuration une mère ou une marâtre dévorante et inquiétante. Dans le cas d’Alphonse, il s’agit de la belle-mère, dans
celui de Lovel, de Gratienne, qui, affamée dans la forêt après l’accouchement,
émet le désir de dévorer ses enfants14. Dans Guillaume d’Angleterre le motif
du loup-garou est dilué : la mère, qui veut manger ses enfants, dans la forêt,
tient du loup-garou qui pratique l’anthropophagie sylvestre ; par ailleurs, le
texte hésite à désigner d’emblée l’animal comme simple loup, et ne le fait que
dans un second temps, laissant peut-être, le temps de son hésitation, la place à
un soupçon de garouisme (une beste / Grant comme leus, et leus estoit v. 77477515) ; enfin Lovel devient chasseur prédateur à la fin du roman16. Homme
12
Cette restauration, conséquence de retournements successifs, n’est qu’en apparence paradoxale : elle résulte d’une cyclicité qui est à la fois celle du Carnaval, des saisons et de l’Histoire.
13
J’ai proposé dans mon édition de ce texte une relecture parodique de ce récit pour le moins
étonnant (éd. cit., p. 15-37). Voir aussi mon article « Croquer le marmot dans Guillaume d’Angleterre : l’anthropophagie et l’inceste au service d’un détournement parodique de l’hagiographie », dans Romanische Forschungen, 2009, t. 121, p. 343-357.
14
Dans Guillaume d’Angleterre (v. 512-ss), la mère, après la naissance des deux jumeaux,
éprouve une faim violente et menace de dévorer ses enfants ; le père lui propose alors un morceau de sa propre cuisse ; elle refuse, émue de pitié et le père la quitte pour aller chercher de la
nourriture : l’un des deux garçons, qui sera nommé Lovel, est alors enlevé par un loup (v. 772-ss).
Dans Guillaume de Palerne, Alphonse, le fils du roi d’Espagne, a été transformé en loup-garou
par sa marâtre, Brande, deuxième épouse de son père et sorcière (v. 280-ss).
15
Dans Melion (éd. Prudence Mary O’Hara Tobin, Genève, Droz, 1976, p. 296-ss, le garou est
appelé leus v. 181, 183, 217…), ce qui n’est pas le cas dans Bisclavret de Marie de France (éd. Jean
Rychner, Paris, Champion, 1983, p. 61-ss) où il est question de la beste ou du bisclavret, mais pas
du leu. Ce choix de la poétesse contribue à valoriser la créature ; l’emploi du terme leu en revanche entretient l’ambiguïté merveilleuse de la créature dans Melion, comme dans Guillaume
d’Angleterre, sans pour autant renvoyer à la simple animalité naturelle.
16
La passion de la chasse est certainement l’un des enjeux de ce récit dont la légende de saint
32
Christine Ferlampin-Acher
portant un nom de loup, il est comme le garou un hybride entre l’humain et
l’animal. Fils d’une femme qui tient du loup-garou, n’est-il donc pas lui-même une sorte de garou, d’autant que son père semble être sanctionné pour son
amour immodéré de la chasse ? Il n’en reste pas moins que le loup-garou n’est
dans ce roman qu’une référence symbolique implicite.
Ces deux récits en vers ont selon moi une dimension parodique (en donnant à ce terme un sens large, qui postule une réécriture – plus ou moins
lâche –, ludique mais pas nécessairement dévalorisante17) : Guillaume d’Angleterre détourne l’hagiographie en lançant son récit sur les traces de la légende de saint Eustache sans pour autant suivre la logique hagiographique,
détournée vers une restauration royale à la fin du roman ; Guillaume de Palerne détourne, à Rome, la légende de Remus et Romulus élevés par la louve. Dans les deux cas, Carnaval et ses inversions cycliques, entre jeûne et ripailles, entre déguisement en bêtes et détournement des rites liturgiques18
me paraît le modèle structurant de ces histoires de roi (ou de fils de roi) qui
sont contraints provisoirement de laisser leur trône pour mieux le retrouver
après. Dans ce cadre, la place du versipelles qui retourne sa peau, explicite ou
non, se comprend bien : le monstre retourne sa peau comme la parodie retourne le texte. C’est explicitement que Guillaume de Palerne prend en charge le loup-garou et les animaux (l’ours et le cerf) qui lui sont associés sur le
plan folklorique, tandis que Guillaume d’Angleterre rejette la représentation
monstrueuse dans l’implicite. Dans un cas, le motif folklorique, intégré à
un réseau signifiant, est vidé de son potentiel inquiétant (le loup-garou redevient humain et la marâtre est punie dans Guillaume de Palerne) ; dans
Eustache constitue l’arrière-plan hagiographique et dont l’un des objets les plus importants sur
le plan symbolique est un cor (voir mon article « Le cor et la cotte : le corps à l’épreuve de la fidélité dans le Roman de Tristan en prose et dans Guillaume d’Angleterre », dans Cornes et plumes
dans la littérature médiévale. Attributs, signes et emblèmes, éd. Fabienne Pomel, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, 2010, p. 363-378). A la fin du roman, un peu avant la reconnaissance
des deux fils par le père, ceux-ci, après avoir fui les bourgeois qui les ont adoptés et veulent leur
imposer un métier infamant, se retrouvent dans une forêt et chasse un daim. C’est à Lovel que revient, sur l’invitation de son frère (qui semble ainsi reconnaître la primauté que lui vaut son nom
de prédateur), la priorité pour lancer la flèche qui abat l’animal (v. 1744-ss). Le forestier chargé de
surveiller la forêt les accuse de braconnage. Lovel, chasseur frauduleux, tient bien du loup.
17
Voir la préface de Jean-Claude Mühlethaler à Formes de la critique : parodie et satire dans
la France et l’Italie médiévale, études réunies par J.-Cl. Mühlethaler, A. Corbellari et B. Wahlen,
Paris, Champion, 2003, p. 13).
18
Voir mon article « Croquer le marmot dans Guillaume d’Angleterre : l’anthropophagie et
l’inceste au service d’un détournement parodique de l’hagiographie ».
Les métamorphoses du versipelles romanesque
33
l’autre, il constitue une hantise aux contours flous, refoulée et angoissante
(Lovel ne changera semble-t-il pas de nom).
Vers 1450 la prose du roman de Perceforest renouvelle l’approche du folklore et annonce Rabelais, dans la mesure où l’auteur élabore, sciemment, une
nouvelle mythologie au service des ambitions politiques du duc de Bourgogne
Philippe le Bon, en rivalité avec l’imaginaire de la royauté que se construit la
France19. Le folklore n’est plus un simple arrière-plan, plus ou moins structurant, caché derrière une conjointure et une senefiance qui en masquent l’évidence. Au XVe siècle, il intéresse les auteurs au premier chef, qui n’hésitent pas
à s’en emparer pour le reconstruire, voire le réinventer, ouvertement20. Perceforest, contribuant au travail de construction « nationale » de Philippe de Bon,
a tenté de mettre en place une chronique fabuleuse, où les terres hétérogènes
du Nord trouveraient une unité dans un folklore élaboré autour des fées et
d’un luiton, à partir de croyances attestées et partagées à l’époque, reconstruites et étoffées.
Dans Perceforest ne se trouve qu’une référence explicite au loup-garou,
dans le livre II : Estonné a été transformé de nuit en ours par la Reine Fée,
et la demoiselle Blanchette, qui a vu de loin la bête, suggère à ses compa19
Voir mon livre Perceforest et Zéphir, approche d’un roman arthurien bourguignon, Genève, Droz, 2010. On se référera aux éditions suivantes : Le roman de Perceforest. Première partie,
éd. Jane H. M. Taylor, Genève, Droz, Textes littéraires français, 1979 ; Perceforest. Quatrième
partie, éd. Gilles Roussineau, Genève, Droz, Textes littéraires français, 2 t., 1987 ; Perceforest.
Troisième partie, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, Textes littéraires français, t. 1, 1988, t. 2,
1991, t. 3, 1993 ; Perceforest. Deuxième partie, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, Textes littéraires français, t. 1, 1999, t. 2, 2001 ; Perceforest. Première partie, éd. G. Roussineau, Genève, Droz,
Textes littéraires français, 2 t., 2007. Selon moi, ce récit, même s’il s’appuie sur une version plus
ancienne, très différente de ce qui en a été conservé, date des années 1450 et aurait été écrit dans
le milieu bourguignon, en hommage à Philippe le Bon, peut-être par David Aubert, à la plume
de qui nous devons le plus ancien manuscrit conservé.
20
Déjà au XIVe siècle Artus de Bretagne n’hésite pas à s’engager dans un jeu de reconstruction
folklorique, qui tient de l’śuvre de faussaire (voir mon article « Dun monde à lautre : Artus de
Bretagne entre mythe et littérature, de lantiquaire à la fabrique de faux meubles bretons », dans
Le monde et l’autre monde, textes réunis par D. Hüe et C. Ferlampin-Acher, Orléans, Paradigme, 2002, p. 129-168). Perceforest quant à lui, à partir déléments folkloriques avérés, construit
une invention mythologique chargée dappuyer lunité géopolitique des terres septentrionales
de Philippe le Bon, tout comme, un peu plus tard, Rabelais contribuera à la construction dune
mythologie gallicque. Le XVe siècle, en particulier bourguignon, a pris conscience de lintérêt
à la fois littéraire et politique du folklore, comme en témoignent par exemple les Evangiles des
Quenouilles. Voir Madeleine Jeay et Bruno Roy, « L’émergence du folklore dans la littérature
du XVe siècle », dans Fifteenth-Century Studies, t. 2, 1979, p. 95-117.
34
Christine Ferlampin-Acher
gnes qu’il s’agit d’un vieil homme, dont on dit qu’il est leu waroux par nuyt
(l. II, t. 1, §575, l. 19). Cette hypothèse ne saurait être prise au sérieux, puisque le lecteur sait qu’il s’agit d’Estonné métamorphosé en ours. La croyance folklorique est un discours auquel n’adhèrent que les jeunes naïves. Mis
à part cette mention, point de loup-garou dans les six livres de Perceforest.
Cependant la transformation d’Estonné en ours par la Reine Fée, comme
le suggère l’opinion crédule de Blanchette, est une forme de garouisme :
comme celle du loup-garou, cette métamorphose est réversible ; elle est
causée par une magicienne, se déclenche la nuit et n’affecte pas complètement l’individu ; l’ours se comporte en animal familier, comme le garou
de Marie de France21. Cette métamorphose a une conséquence narrative
importante : c’est parce que la Reine Fée a la métamorphose d’Estonné à
l’esprit au moment où elle conçoit un fils, qu’Ourseau naît pelu comme un
ours. Cette invention a pour fonction de préfigurer Ursus, l’ancêtre des
Belges dont parle Jacques de Guise dans ses Annales du Hainaut dont j’ai
pu montrer qu’elles sont le point de départ de la fable qu’invente l’auteur
de Perceforest lorsqu’il raconte que sur les ordres d’Alexandre, les chevaliers écossais Le Tor et Estonné ont été chargés de conquérir, pour la demoiselle Liriopé, la Selve Carbonnière22. C’est à Jacques de Guise que notre
auteur doit l’idée de la conquête du Hainaut par Le Tor et Estonné, qui sert
de base au transfert de la matière arthurienne vers les terres de Philippe le
Bon. Or dans ces mêmes chroniques, il est question d’Ursus, premier roi
des Belges, et d’Ursa, qui fut leur reine. Estonné, chargé de la conquête de
la Selve Carbonnière, en Hainaut, pour Liriopé, et transformé en ours serait le prototype de ce roi dans une représentation qui s’appuie sur le folklore, tandis que le monde arthurien, auquel Perceforest invente une préhistoire, est susceptible d’être annoncé par cette insistance sur les figures
d’ours, en relation avec Arthur, peut-être associé à l’ours dans le domaine
arthurien23. Ainsi à travers l’ours, belge certainement et arthurien peut21
Sur cette métamorphose, voir mon livre Fées, bestes et luitons, Paris, Presses Universitaires
Paris Sorbonne, 2002, p. 87-ss.
22
Voir Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 27-ss. Voir Jacques de Guyse, Annales Hannoniae, Histoire du Hainaut, traduites en français avec le texte latin en regard, Fortia d’Urban, Paris, 182638, t. 2, p. 3-ss. La Selve Carbonnière est le nom du Hainaut, attesté depuis l’Antiquité.
23
Voir Michel Pastoureau, L’ours, histoire d’un roi déchu, op. cit., p. 77 : dans les romans arthuriens, Arthur n’est jamais représenté directement comme un ours, mais son nom « formulé
en latin, résonne comme celui d’un ours redoutable » comme l’indique une glose marginale de
l’Historia Britonum, citée par Edmond Faral, dans La légende arthurienne, Paris, Champion,
Les métamorphoses du versipelles romanesque
35
être, l’auteur mène à bien son projet : exalter les Pays Bas bourguignons.
Le folklore voyait dans l’ours un symbole de la sexualité et du cycle des
saisons24 : Estonné, retrouvant une forme humaine en forêt au printemps,
séducteur et vigoureux chef de lignée tient de l’ours. Cependant l’auteur
n’hésite pas à s’écarter des représentations communes : toujours soucieux
d’éviter les procréations contre nature25, il ne recourt pas, pour expliquer
les traits ursins26 d’Ourseau, à une union entre une femme et un ours, ou à
une ourse maternelle (comme dans le cas de Valentin et Orson), et il raconte simplement une conception sous influence dont il désamorce le potentiel
inquiétant, comme il le fait pour Mélusine ou les incubes. De plus les représentations de l’ours insistaient sur son anthropomorphisme, qui lui permettait de copuler comme les humains27 : cette caractéristique est déplacée, et
l’on voit Estonné, transformé en ours, qui s’humanise et se dresse pour manier les armes comme un chevalier (et non pour copuler)28.
Le loup-garou, victime à la fois de la diabolisation des imaginaires en cette fin de Moyen Âge29, et du projet de l’auteur d’inventer une préfiguration
1929, p. 138, note 3. Edmond Faral n’accorde aucun crédit à « ces jeux étymologiques tardifs »
qui selon lui « n’ont aucune signification pour l’histoire de la légende ». Cependant Michel Pastoureau ajoute à cette référence l’analyse de la fin de la Mort le Roi Artu où le roi étreint violemment Lucan, comme un ours. Sur ce point, il reprend surtout les travaux de Philippe Walter, qui
a le plus vigoureusement travaillé autour de l’identification entre Arthur et l’ours (Arthur, l’ours
et le roi, Paris, Imago, 2002). Si le rapport premier en Arthur et l’ours n’est pas certain, il paraît
en revanche avéré que l’ours, symbole royal, n’a pu que « contaminer » les représentations d’Arthur, roi par excellence. Si Arthur n’est peut-être pas un roi ours d’origine, il a pu le devenir au
cours du Moyen Âge.
24
Voir Claude Gaignebet et Jean-Dominique Lajoux, Art profane et religion populaire, Paris,
Presses Universitaires de France, p. 89.
25
L’une des problématiques majeures qui orientent Perceforest est la mise à l’écart des incubes
et des succubes : mis à part la conception virginale du Christ vers laquelle tend le roman, toutes
les procréations sont naturelles, les fées qui s’unissent aux hommes n’étant pas des esprits surnaturels, mais tout au plus des magiciennes habiles ; le luiton Zéphir, qui en tant que luiton était
susceptible, selon les croyances, d’engendrer en une femme, comme le père de Merlin, ne procrée jamais : voir Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 391-ss.
26
En l’absence d’adjectif correspondant à « ours », nous avons adopté ce néologisme, sur le
modèle de « canin ».
27
Michel Pastoureau, L’ours, histoire d’un roi déchu, op. cit., p. 87-ss.
28
L. II, t. 1, §583 : Estonné, qui a l’apparence d’un ours, est sur ses piez de derriere, tenant l’escu en sa senestre pate et l’espee en la dextre.
29
Gaël Milin (Les chiens de Dieu, op. cit., p. 117-ss) date de la fin du XVe le tournant décisif
marquée par la diabolisation et la répression de la lycanthropie (il signale comme événement
charnière la bulle Summis desiderantes affectibus d’Innocent VIII en 1484 qui est une « véritable
36
Christine Ferlampin-Acher
plutôt valorisante à Ursus, a été remplacé dans Perceforest par un homme
se métamorphosant cycliquement en ours et dont les pulsions sont contrôlées30. Estonné est certes un ours, mais prenant le contre-pied des traditions,
l’auteur fait de sa métamorphose un apprentissage du contrôle du désir et
de la courtoisie qui protège les femmes contre les prédateurs : l’ours Estonné
sauve en effet Priande d’une violente agression.
Par ailleurs, comme je le suggère dans mon livre Perceforest et Zéphir, on
ne peut exclure que cette « chronique » puisse être lue comme un récit à clef31,
comme c’est le cas pour d’autres śuvres contemporaines (le Pastoralet ou le
Jouvencel de Jean de Bueil). Or Jean de Berry, qui cultiva l’ours comme emblème, a été vivement critiqué pour s’être marié avec une enfant de douze ans,
Jeanne de Boulogne, et à l’époque où je pense que le Perceforest conservé a été
écrit (1450-1460), la légende ursine de Jean de Berry est bien implantée, comme le montre Michel Pastoureau32 . C’est ainsi qu’on peut voir sur le folio 1 du
manuscrit BnF fr. 117 (du XVe siècle) une miniature programmatique en quatre tableaux qui présente le Lancelot et sous laquelle figure un ours, emblème
du duc de Berry à qui appartint le manuscrit, portant un écu : il est debout
et armé, exactement dans la posture d’Estonné transformé en ours. Or outre
qu’il est un homme ours comme Jean de Berry, Estonné partage aussi avec ce
grand seigneur le fait d’avoir épousé une toute jeune demoiselle. Priande, qui
sera mariée à Estonné, a en effet douze ans lors de sa rencontre avec le chevalier. Cette problématique de l’âge, quoique banale puisqu’elle peut renvoyer
à la traditionnelle malmariée et que Perceforest évoque aussi les déboires du
vieux roi des Sicambres à qui Passelion soustrait sa femme33, me paraît pardéclaration de guerre contre la sorcellerie », tout en remarquant que cette situation est le résultat
d’une diabolisation qui s’est développée tout au long du Moyen Âge, sur le long terme donc. Si
Perceforest date des années 1450-1460, il est contemporain de ce tournant.
30
L’ours échappe en grande partie à la diabolisation dont est victime le loup. Certes, comme
le note Michel Pastoureau (L’ours, op. cit., p. 153) à la suite de saint Augustin l’ours connut une
relative diabolisation, qui cependant resta mesurée malgré Raban Maur. Cependant la prégnance de l’ours comme symbole royal a certainement bloqué la diabolisation de l’ours, qui, même
lorsqu’il fut détrôné par le lion comme symbole royal, ne connut qu’une diabolisation modérée,
peut-être parce qu’il ressemblait trop à l’homme.
31
Op. cit., p. 253-ss.
32
L’ours. Histoire d’un roi déchu, op. cit., p. 259-ss.
33
Voir Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 285-ss et mon article « La «cervitude» amoureuse : les
déguisements en cervidés dans le livre V de Perceforest », à paraître dans Le déguisement dans la
littérature médiévale, Revue des Langues Romanes, sous la dir. de Jean Dufournet et Claude Lachet, t. CXIV, 2010, p. 309-326.
Les métamorphoses du versipelles romanesque
37
ticulièrement importante dans le cas des amours d’Estonné et Priande. Lors
de leur première rencontre, au cours de laquelle Priande apparaît comme une
sorte de Perceval34, elle est une enfans dont les chevaliers cherchent les père et
mère (l. II, t. 1, p. 5). C’est au moment où Estonné s’empare d’elle qu’il comprend qu’elle a une douzaine d’années (p. 6). Même si le chevalier, quoique
plus âgé que la pucelle, n’est pas aussi vieux que Jean de Berry, Perceforest me
semble attirer à nouveau l’attention sur le problème de l’âge de ces deux personnages dans l’épisode où il est question de leur mariage. En effet, au moment où ils apprennent que le mariage d’Estonné et Priande va avoir lieu (l.
III, t. 2, p. 177), Lyonnel, Gadifer, Blanche et Flamine sont victimes des enchantements de la Reine Fée : les demoiselles voient leur ami très âgé, et à l’inverse les chevaliers se croient en face de vieilles femmes. L’enchantement que
subissent ces deux couples équilibrés en âge dans la réalité attire l’attention
sur la problématique de l’âge au sujet d’Estonné et Priande, dont le mariage
vient tout juste d’être annoncé. Ours amateur de très jeunes filles (comme
l’ours du folklore), Estonné est cependant le pendant positif de Jean de Berry ;
il en serait même la version amendée : il ne provoque aucun scandale, il n’est
pas sanctionné comme l’est le vieux roi des Sicambres, amateur de très jeunes
femmes. Le bourguignon Perceforest met en scène Estonné, ursin et amant
d’une enfant, mais ayant appris à canaliser ses pulsions : ce n’est pas lui le
prédateur sexuel, mais les chevaliers de Darnant contre lesquels il protège la
demoiselle. Aimé de Priande, c’est un Jean de Berry amendé : dans le jeu de
rivalité entre la France et la Bourgogne qui nourrit le texte, Estonné est le pendant positif de Jean de Berry. En effet, Estonné, lors de la première rencontre,
enlève la demoiselle terrorisée sur son cheval (l. II, t. I, p. 6) sans même avoir
reconnu que c’était une fille (quant Estonné eut actaint l’enfant, il le prent par
le bras et le lieve sur le col de son cheval, et regarde que c’estoit une pucelle bien
de l’eaige de .XII. ans) : Estonné n’est pas un prédateur sexuel ; au contraire,
même quand il aura pris la forme d’un ours (animal réputé pour sa vigueur
sexuelle) il continuera à protéger la vertu de la jeune fille, en la défendant
contre l’agression des chevaliers de Darnant. Si Estonné a été transformé en
ours par la Reine Fée, c’est parce qu’elle le tient, comme Le Tor, pour responsable de l’état de son époux, le roi Gadifer, blessé par un sanglier merveilleux.
Ce n’est donc pas l’ardeur sexuelle du personnage qui est en cause. Par ailleurs
34
Voir mon article « Perceforest et Chrétien de Troyes », dans De sens rassis. Essays in Honor Rupert T. Pickens, éd. K. Busby, B. Guidot et L. E. Whalen, Amsterdam New York, Rodopi,
2005, p. 202-ss.
38
Christine Ferlampin-Acher
juste après avoir enlevé la demoiselle sur son cheval, lors de la scène de rencontre, Estonné est assailli par les femmes du peuple sauvage, menées par la
mère de la pucelle qui veut défendre sa fille : elles se mettent à le malmener et
il ne se défend pas, honteux à l’idée de frapper une femme. Dans une scène
qui évoque le comique des farces, du mari battu, ou celui des manifestations
de type carnavalesque, marqué par l’inversion des rapports de force entre les
sexes, Estonné, sous les coups, baisse piteusement la tête et tombe à terre (l.
III, t.1, §14). Il n’a donc rien du prédateur. L’enfant, qu’il avait enveloppée dans
son manteau pour couvrir sa nudité de sauvage, a pitié de lui, explique que
contrairement à ce que pensent les femmes il n’est pas un diable, et le sauve.
Cette demoiselle, enveloppée dans un grand manteau, comme le précise avec
insistance le texte, sauve un homme que sa tenue de chevalier, comme un déguisement, fait prendre pour un diable (quand lui et ses compagnons ôtent
leur heaume, les femmes comprennent que ce sont de simples humains §15) et
qui sera transformé en ours, avant que l’épisode de civilisation de ces déserts
d’Ecosse ne se termine par le gigantesque incendie (civilisateur car il facilita
le déboisement) de la nouvelle cité nommée Sauvage (§31) : l’épisode ne manque pas de résonances carnavalesques (« déguisement » des chevaliers, importance du diable et de l’homme sauvage, inversion des rôles, feu régénérateur,
enlèvement d’une jeune femme…) mais il peut aussi, dans le cadre d’une lecture de Perceforest comme roman à clef, évoquer le fameux Bal des Ardents,
qui marqua vivement les esprits. Ce charivari (qui, comme tous les charivaris,
est carnavalesque) sanctionna en 1393 le troisième mariage d’une demoiselle
d’honneur de la reine Isabeau de Bavière : le roi Charles VI, déguisé en homme sauvage, aurait péri brûlé si la duchesse de Berry ne l’avait pas sauvé en le
mettant sous sa robe pour étouffer les flammes, comme le rapporte par exemple Froissart dans ses Chroniques35. Si Priande, dans sa jeunesse conquise par
un chevalier ours36, évoque au lecteur médiéval Jeanne de Boulogne, le geste
35
Voir Laurence Harf-Lancner, « Le masque de l’homme sauvage : le bal des Ardents dans les
chroniques médiévales », dans Masca, maschera, masque, mask : testi e iconografia nelle culture
medievali, par Rosanna Brusegan, Margherita Lecco et Alessandro Zironi, L’immagine riflessa,
t. 9, 2000, p. 377-388.
36
Ce type de lecture pose un problème : lorsque Priande apparaît, ravie dans sa jeunesse par
Estonné, celui-ci n’est pas encore associé à l’ours : il faut attendre 150 folios, soit plus de 300 pages de l’édition Gilles Roussineau pour que la Reine Fée le métamorphose. Cet écart invalide-t-il
le rapprochement ? Je pense que non, dans la mesure où Perceforest, malgré sa longueur, n’est pas
un récit linéaire qui se construirait par adjonction successive d’épisodes, mais un texte complexe, nourri de résonances multiples, que son auteur semble avoir mûri longuement, et fonction-
Les métamorphoses du versipelles romanesque
39
de la demoiselle, qui, enfouie dans son grand manteau, sauve Estonné, rappelle celui qui sauva le roi de France. Estonné est un Jean de Berry : comme lui il
épouse les jeunes filles, mais c’est un Jean de Berry amendé, qui est aimé par
sa femme, qui le sauve. La tendance de Perceforest à transposer dans sa fiction
des événements de l’actualité plus ou moins proches, que j’ai pu étudier au sujet de la vauderie d’Arras, se trouverait confortée par la présence en filigrane
de l’histoire de Priande et Estonné du Bal des Ardents, de Jeanne de Boulogne
et Jean de Berry. Certes il faut avancer avec prudence : mais la parenté entre
l’homme sauvage et l’ours, l’engouement pour ces deux créatures à la fin du
Moyen Âge37, la place que ces figures tinrent dans l’histoire de France du fait
du sort de Charles VI qui frappa les imaginations, me semblent autoriser à
mettre en relation le couple formé par Jean de Berry, l’homme ours et Jeanne
de Boulogne, l’épouse de Jean de Berry ayant sauvé Charles VI l’homme sauvage, et celui constitué par Estonné, homme ours lui aussi, et Priande, enfant
sauvage, épousée par l’ours et l’ayant sauvé38.
La métamorphose en ours d’Estonné est suivie de peu par celle qui transforme Le Tor en monstrueux taureau à neuf têtes et Liriopé, son amie, en
levrette (l. III, t. 2, p. 34-ss). L’analogie entre ces épisodes successifs est claire : les deux héros sont cousins et les trois métamorphoses sont imposées
par la Reine Fée pour punir les responsables de la blessure que le porc merveilleux a fait subir à son mari Gadifer. Les transformations de Liriopé et Le
Tor, cycliques, sont garouesques : Le Tor se transforme le jour, et Liriopé la
nuit, et ce grâce à un vêtement, ce qui inverse la nudité constitutive du garouisme folklorique et rappelle la fonction des accessoires, comme les ceinnant souvent avec des pierres d’attente (comme l’apparition anonyme mais reconnaissable de
Zéphir dans le songe d’incubation d’Alexandre dans le livre I). Ainsi l’auteur pouvait fort bien
avoir en tête de faire de Priande un double de Jeanne de Boulogne et donc de construire Estonné
par rapport à Jean de Berry, sans pour autant livrer d’emblée au lecteur cette clef.
37
Voir Richard Bernheimer, Wild Men in the Middle Ages. A Study in Art, Sentiment and Demonology, Cambridge, 1952 et Timothy Husband, The Wild Man. Medieval Myth and Symbolism, New York, 1980.
38
On peut aussi penser que l’auteur de Perceforest a été frappé par le récit que Froissart dans
ses chroniques fait des mésaventures de Pierre de Béarn, malheureux chasseur d’ours (voir
Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 77-ss). Rien ne vient étayer définitivement l’hypothèse même
s’il paraît très vraisemblable que l’auteur de Perceforest connaissait les Chroniques de Froissart.
Quoi qu’il en soit, dans le cas de Pierre de Béarn quitté par sa femme et ses enfants, comme dans
celui de Jean de Berry (sans descendance de Jeanne de Boulogne), le mariage est malheureux
alors qu’Estonné et Priande ont une descendance.
40
Christine Ferlampin-Acher
tures, dans certaines attestations. Le châtiment du Tor est d’abord supposé
durer sept ans : il en va de même pour les garous du Leinster de la Topographia Hibernica de Giraud de Cambrie (connue de l’auteur)39, qui, comme Le
Tor et Liriopé, vont en couple. La levrette Liriopé est un canidé, version domestique du loup : la demoiselle serait une sorte de loup-garou domestique,
euphémisé. L’épisode associe à chaque personnage un animal rappelant son
nom et son comportement : Le Tor, sanguin, se fait taureau monstrueux ; Liriopé devient une levrette fidèle40. La pénitence passe par une domestication
des désirs et leur synchronisation difficile (la synchronisation est d’ailleurs
aussi en jeu dans le cas d’Estonné et de la jeune Liriopé, à cause de la différence d’âge). Du fait de cette domestication, le modèle du loup ne peut
qu’être mis à l’écart. De plus, la métamorphose du Tor, comme celles de Liriopé et d’Estonné, vient en réparation de la blessure qui a rendu Gadifer,
afolé de la cuisse, impropre à régner (l. II, t. 1, §574, l. III, t. 2, p. 33-34). L’ours
Estonné semble rythmer le temps, comme l’ours qui hiberne : on le voit endormi puis réveillé ; au début de sa métamorphose il est au matin endormi
(sy veyt l’ours jesir lez les fenestres, qui se dormoit l. II, t. 1, §578) ; passent
plusieurs années et on le voit au printemps jouer dans la forêt avec les jeunes filles juste avant que celles-ci ne soient agressées et qu’il les sauve (l. II,
t. 1, §581). Et c’est alors qu’Estonné est sous forme d’ours que le roi Gadifer
(blessé, impotent, à cause d’Estonné et du Tor selon la Reine) reprend de la
force et engendre un fils des plus vigoureux, Ourseau, qui tient de l’ours41 ;
il va en forêt au moment même où sa femme pense à l’ours Estonné ; quant
au Tor et à Liriopé, leur pénitence se termine quand le roi décide de se rendre à la fête du Dieu Souverain et retrouve un rôle politique. Les métamorphoses en taureau et levrette, comme la transformation en ours, sont donc
des formes de garouisme, qui au lieu de renvoyer à la prédation sexuelle et à
la violence mortifères, assurent dans Perceforest au contraire la renaissance
cyclique des saisons, les engendrements, le retour au pouvoir, l’intégration
aux rythmes naturels et historiques.
La métamorphose en cerf est quant à elle mise en scène à deux reprises, que
j’ai étudiées dans mon article « La «cervitude» amoureuse : les déguisements
39
Voir G. Roussineau, éd. l. IV, p. 1181-1182.
De même Lyonnel est associé au lion, dans le Lai Secret (l. III, t. 1, p. 277).
41
Voir Fées, bestes et luitons, op. cit., p. 284-ss et Claude Roussel, « Tristan et Ourseau : deux
destins d’enfants sauvages », dans Cahiers Robinson, t. 12, 2002, p. 87-108.
40
Les métamorphoses du versipelles romanesque
41
en cervidés dans le livre V de Perceforest »42 . Cette métamorphose concerne
Passelion, le fils d’Estonné, l’homme ours, et prend la forme rationalisée et
ritualisée d’un déguisement. Dans des scènes carnavalesques, le jeune héros
séduit l’épouse d’un vieux barbon en se déguisant en cerf (l. V, f. 289) tandis
que Marmona (l. V, f. 73), métamorphosée en biche et revêtue d’une peau sous
laquelle transparaît sa chemise ensanglantée rejoue l’histoire du Cśur Mangé.
Cette métamorphose et ce déguisement en cerf prennent le relais de l’ours et
du taureau à neuf têtes pour exprimer la puissance du désir et des pulsions de
génération. Par ailleurs, le cerf, qui devient symbole du roi de France à la fin
du Moyen Âge est détourné et appuie une lecture idéologique. Le cocu victime du cerf Passelion est le roi des Sicambres : or le Sicambre le plus connu
des chroniques médiévales est Clovis, interpellé sous ce nom par saint Remi :
Passelion, en se déguisant en cerf portant une peau trop grande, démythifie le symbole de la royauté française en cocufiant le Sicambre. Du père au
fils, d’Estonné l’ours à Passelion le cerf, sont mis en scène des substituts au
loup-garou, qui confirme qu’il existe tout au long du Moyen Âge un système
de représentations animales structuré. Le garouisme, relégué du côté des superstitions de jeunes filles, est remplacé dans Perceforest par des métamorphoses positives, qui permettent de réguler la sexualité. Ce sont entre autres
les unions mal assorties qui sont normalisées : les unions stériles sont évitées,
et lorsqu’il y a différence d’âge, soit le mariage est fécond et heureux (comme
dans le cas d’Estonné et Priande, qui prouvent que l’on peut faire mieux que
Jean de Berry), soit il est évité (dans le cas du vieux roi des Sicambres). Indirectement l’auteur de Perceforest établit une émulation entre Bourgogne et
France, en mettant en scène avec Estonné, le conquérant de la Selve Carbonnière (le Hainaut) un Jean de Berry amendé, et avec Passelion, son fils, un rival heureux en amour du roi des Sicambres.
Les métamorphoses ou les déguisements en animal s’inscrivent donc dans
un réseau cohérent qui correspond à leur valeur rituelle et folklorique fondée sur une maîtrise du désir, de la sexualité, de la part animale en l’homme. Les métamorphoses garouesques dans Perceforest ont de plus une dimension idéologique : elles contribuent (en inventant une préfiguration d’Ursus) à
construire un passé mythique aux Pays Bourguignons de Philippe le Bon, qui
rivalise avec les représentations associées à la France (en détournant le cerf ou
42
« La «cervitude» amoureuse : les déguisements en cervidés dans le livre V de Perceforest »,
art. cit.
42
Christine Ferlampin-Acher
en mettant en scène un avatar positif de Jean de Berry). Comme souvent (j’ai
pu le constater par exemple dans son élaboration du luiton), l’auteur fait preuve d’intuitions et de vues syncrétiques qui lui permettent d’établir des rapprochements particulièrement pertinents (entre l’ours et le garou par exemple) que nous retrouvons attestés aujourd’hui par des anthropologues ou des
spécialistes du folklore ou des croyances. Quant à la discrétion du loup-garou,
elle s’explique à la fois par la diabolisation de cette figure dans l’imaginaire de
la fin du Moyen Âge, peu compatible avec le parti pris de notre auteur de résister à cette séduction du Malin, et par son habitude de gommer les éléments sur
lesquels est construite sa fiction : l’imaginaire du loup-garou sert d’amorce,
mais il disparaît du récit, tout comme l’histoire d’Amour et Psyché, essentielle
pour comprendre comment Zéphir le luiton a été inventé, reste implicite43.
Cette enquête confirme à la fois la discrétion des loups-garous dans les romans et la prégnance imaginaire du motif. Dans les trois textes étudiés se lit
par ailleurs une évolution des rapports entre folklore et littérature : au XIIIe
siècle le folklore peut être perçu comme un système rituel organisant et pacifiant le monde, comme dans Guillaume de Palerne, système qui est susceptible d’être refoulé et de dire l’indicible, comme dans Guillaume d’Angleterre. A
la fin du Moyen Âge dans Perceforest le folklore n’est pas qu’un système dont
on hérite ou dont on subit l’imprégnation : il devient l’enjeu de manipulations,
qui annoncent Rabelais, avec une politisation et une historicisation des représentations. Le loup-garou, associé traditionnellement à la malveillance féminine, ne saurait trouver sa place dans ce roman qui démonte les accusations
de sorcellerie et rachète les représentations féminines inquiétantes, de Sibille
à Mélusine : le récit substitue au loup-garou un réseau d’épisodes, autour de
la métamorphose animale et du déguisement, dans lesquels l’ours et le cerf, le
taureau et la levrette servent à dire non pas la sexualité prédatrice, mais la pulsion vigoureuse des amours partagées.
43
Voir Perceforest, op. cit., p. 304-ss.
Barbarie et courtoisie : le motif de la tête
coupée ou l’écriture de la violence dans le
roman arthurien, du vers à la prose
Bénédicte Milland-Bove
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
Parmi les scènes imprimées dans la mémoire du lecteur de romans arthuriens, celles qui incluent le motif de la « tête coupée » portent à son plus haut
degré une violence paroxystique, quasi barbare. Nombreuses dès les premiers
romans en vers – que l’on pense, par exemple, à la tête coupée exposée par
Gouvernal dans la hutte des amants réfugiés dans la forêt du Morois – elles
apparaissent encore dans les romans en prose où elles peuvent même faire
l’objet d’une démultiplication interne, par exemple dans le Perlesvaus, où F.
Dubost avait compté 25 occurrences du motif.
Je laisserai ici de côté ces romans de la lutte et du combat que sont le Tristan
de Béroul ou le Perlesvaus, dans lesquels la place de la violence a déjà été largement étudiée, pour m’intéresser de plus près à des romans que l’on qualifie
plus volontiers de courtois au sens moral du terme : les romans de Chrétien de
Troyes, le Lancelot-Graal et le Tristan en prose. Quelle est la place du motif de
la tête coupée dans ces œuvres plus policées, qui élaborent des normes courtoises visant, par exemple, à encadrer le combat chevaleresque ? La décapitation est-elle, d’une manière ou d’une autre, associée à une violence archaïque ?
Existe-t-il une autre écriture de la violence, du vers à la prose ?
Le motif de la tête coupée révèle « les choses cachées depuis la fondation du
1
Aspects fantastiques de la littérature médiévale, Paris, Champion, 1992, p. 779 et p.
992-993. Sur ce même roman, voir aussi J.R. Valette, « Barbarie et fantasmagorie au début
du XIIIe siècle dans Perlesvaus, le Haut Livre du Graal », dans Mélanges barbares. Hommage à Pierre Michel, dir. J.Y. Debreuille et P. Régnier, Presses Universitaires de Lyon, 2001, p.
23-33. Pour une étude de l’association entre la tête coupée et les figures féminines dans le
Perlesvaus, je me permets de renvoyer à mon livre : La demoiselle arthurienne. Écriture du
personnage et art du récit dans les romans en prose du XIIIe siècle, Paris, Champion, 2006, p.
476-484.
44
Bénédicte Milland-Bove
monde » arthurien, à savoir la présence, au cœur de l’excellence courtoise,
d’une violence indépassable, liée à une rivalité entre guerriers ainsi qu’à une
lutte entre hommes et femmes. L’alliance courtoise et amoureuse est certes
possible, mais elle est toujours à reconquérir et elle se donne parfois, dans les
œuvres de fin de cycle, comme déjà irrémédiablement perdue. Ainsi, la « tête
coupée » ou la « décapitation » n’est pas un motif en contraste, le reliquat
d’un monde violent que le chevalier arthurien serait amené à abolir, mais une
exemplification des apories de la nouvelle éthique : qui dit excellence et émulation dit aussi rivalité violente.
Après quelques mots pour mieux cerner le motif ou plutôt les motifs que
l’on peut distinguer autour de la tête coupée, je me proposerai de suivre deux
pistes. La première, qui part de l’épisode de la Joie de la Cour, dans Erec et Enide, relie la décapitation à une épreuve de valeur ; la deuxième, issue sans doute, mais de manière plus lâche, du Chevalier de la Charrette, présente la décapitation avant tout comme une vengeance ou un châtiment.
Le motif, les motifs de la tête coupée : essai de définition
La tête coupée apparaît dans la définition de plusieurs motifs recensés par
Stith Thompson dans son Motif Index of folk literature et par A. GuerreauJalabert dans l’Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens en vers.
Les plus importants appartiennent aux series Q (« Rewards and punishments ») et S « Unnatural Cruelty » (« Revolting murders and mutilations »).
Pour la plupart des critiques, l’origine celtique de ces motifs ne fait pas de
doute : P. Walter, J. Marx ou Cl. Sterckx, par exemple, ont rappelé leur lien
avec les coutumes guerrières et les rites religieux du monde celte, qui voyait
dans la tête le siège du principe vital. Cette importance de la « tête » et les
2
Pour reprendre le titre de l’ouvrage de R. Girard paru en 1978. Pour une application de sa
réflexion sur la violence à la littérature arthurienne, on pourra consulter plus spécifiquement
son article « Love and Hate in Yvain », dans Modernité au Moyen Âge : le défi du passé. Recherches et rencontres n°1, éd. B. Cazelles et C. Méla, Genève, Droz, 1990, p. 249-262.
3
Bloomington-London, 1955.
4
Genève, Droz, 1992.
5
Q421 Punishment: Beheading, Q421.1 Heads on stakes. Punishment by beheading and
placing the head on stakes et S139 2 1 1 Heads of murdered man taken along as Trophy. Mentionnons également le motif M221 Beheading bargain: giants / knight allows to cut off his head;
he will cut off hero’s later.
6
J. Marx, La Légende arthurienne et le Graal, Paris, PUF, 1952, rééd. Slatkine Reprints, Ge-
Barbarie et courtoisie
45
pratiques rituelles qui lui sont associées existent d’ailleurs dans d’autres civilisations, et ont perduré dans l’Europe chrétienne : l’on a pu rapprocher les
chasses aux têtes et le culte des crânes des ancêtres attestés en Océanie ou en
Afrique du phénomène reliquaire : martyrs céphalophores, chefs-reliquaires,
crânes peints et ossuaires. Le motif de la décapitation se retrouve encore en
Occident dans le folklore tardif, avec parfois des croisements entre l’hagiographie et les figures païennes (par exemple autour de cet ogre coupeur de tête
qu’est Barbe Bleue).
Nous sommes donc face à des motifs aux formes et aux attestations multiples, qui, il ne faut pas l’oublier, peuvent aussi être liés à des pratiques historiques effectives : pour prendre un exemple parmi d’autres, dans la Conquête de
Constantinople, Geoffroy de Villehardouin précise que Boniface de Montferrat, mortellement blessé par une flèche bulgare, a la tête tranchée, et que cette
tête est envoyée au roi Johannitza le Valaque.
L’horreur et le sentiment de franchissement d’un tabou qui font de ces agissements le symbole même de la barbarie viennent de ce que la décapitation
n’est pas une mise à mort ordinaire, elle n’est pas « simplement » le moment
ultime du combat chevaleresque ou guerrier. Il y a, la plupart du temps, autonomisation de la tête, érigée en signe, ou insistance sur l’acte de décapitation
comme pratique transgressive, visant à la destruction totale de l’autre. Des tabous supplémentaires peuvent être franchis lorsque la décapitation n’est pas
un acte dirigé vers un ennemi, mais lorsqu’elle se donne comme violence interne au groupe.
Mais quoi qu’il en soit des origines et du développement ultérieur de ces motifs, je voudrais à présent suivre leur cheminement dans quelques textes de la
littérature arthurienne. Selon la terminologie de J. J. Vincensini dans Motifs et
thèmes du récit médiéval, le motif est « une entité virtuelle qui naît de la jonction de deux attributs invariants : ses figures, organisées en parcours ; son thènève, 1996 ; P. Walter, « La tête coupée du Morrois (Béroul, v. 1658-1749) », dans De l’aventure
épique à l’aventure romanesque. Mélanges offerts à André de Mandach, textes réunis par J. Chocheyras, Peter Lang, 1997, p. 245-255 ; Cl. Sterckx, Les Mutilations des ennemis chez les Celtes
préchrétiens. La Tête, les Seins, le Graal, L’Harmattan, 2005.
7
Voir l’ouvrage de Cl. Sterckx déjà cité ou le catalogue de l’exposition « La mort n’en saura
rien ». Reliques d’Europe et d’Océanie (Paris, Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, 12 octobre
1999-24 janvier 2000), Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1999.
8
Voir C. Velay-Vallantin, « Barbe Bleue : le dit, l’écrit, le représenté (XVIIIe-XIXe siècles) »,
Romantisme, t. 78, 1992, p. 76.
9
La Conquête de Constantinople, éd. J. Dufournet, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 312, §499.
46
Bénédicte Milland-Bove
me constant qui, plus profond que le niveau figuratif porte un investissement
sémantique abstrait ». On peut considérer qu’existent plusieurs configurations
narratives autour de la figure de la tête coupée, avec des thèmes différents.
Deux motifs cousins m’intéresseront donc ici, construits respectivement autour
du thème ‘épreuve et rivalité’ dans un cas – et ‘vengeance’ dans l’autre.
La décapitation liée à une épreuve de valeur
Le premier fil part donc de l’épisode de la Joie de la Cour, dans Erec et Enide.
Comme l’a montré L. Harf dans son ouvrage Les Fées au Moyen Age, l’affrontement entre Mabonagrain et Erec repose sur le schéma sous-jacent du conte dit
du géant et de la fée, largement récrit et transformé par Chrétien. Dans l’optique
du conte, la décapitation semble être le sort réservé par la fée à ses amants vaincus, et l’épreuve est organisée par elle pour s’assurer le meilleur guerrier comme
amant. Ce fonctionnement apparaît par exemple clairement dans le Bel Inconnu, où le héros découvre lui aussi un mur hérissé de têtes coupées :
« Tels est l’usages, n’en ment mie / Et cil qui ici est conquis / Si puet estre de
la mort fis ; / La teste a maintenant copee / Ne ja ne li ert desarmee / A tot
l’elme serra trencie / Et puis en un des pels ficie / Avec les autres qui la sont
/ Defors les lices de cel pont. » Set vint testes i ot et trois / Tos fius de contes
et de rois / Que li chevaliers a conquis / qui ert a la pucele amis. / Ses amis a
esté cinc ans / onques de li n’ot ses talans ; / Mais s’encor puet deux ans durer / Si le doit prendre et espouser. (…) Li usages itels estoit : / Quant nus de
ses amis moroit / Quant il estoit mors en bataille, / Celui prendroit sans nule
faille / Qui son ami ocis avoit ; / De celui ami refaisoit / Por qu’il peüst set ans
tenir, / L’usage faire et maintenir. / Et qui set ans i puet durer / A celui se veut
marïer / De li ert sire et del manoir ; / En cel guisse le doit avoir. / Ele savoit
bien, sans mentir / Que cil qui ce porra furnir / Que tant est buens qu’avoir
le doit ; / Por l’esprover iço faisoit.
10
Paris, Nathan, 2000, p. 78.
Je laisse de côté d’autres configurations fécondes dans les récits médiévaux, ainsi celle du
« jeu du décapité ».
12
Paris, Champion, 1984, p. 347. L. Harf résume le schéma ainsi : « Un chevalier pénètre dans
un espace surnaturel dont la maîtresse est une femme d’une merveilleuse beauté. Il doit payer
son intrusion en combattant le géant de l’Autre Monde. S’il échoue, il est décapité, s’il triomphe,
il devient lui-même l’ami de la fée ».
13
Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, éd. G. Perrie Williams, Paris, Champion, 1991, v. 19922009 et 2013-2028. L’image frappante de la palissade de pieux hérissés de têtes sera reprise dans de
nombreux romans en vers postérieurs (voir l’Index d’A. Guerreau-Jalabert, op. cit., motif Q421.1).
11
Barbarie et courtoisie
47
Chrétien de Troyes, lui, ne donne pas toutes ces explications mais privilégie
une écriture du mystère. Ce cimetière barbare qu’est la palissade de pieux est
une merveille sans origine, offerte au regard du chevalier :
Mes une grant mervoille voit / qui poïst faire grant peor / au plus riche
combateor / ce fu Tiebauz li Esclavons / ne nus de ces que or savons / ne
Opiniax, ne Fernaguz ; / car devant ax sor pex aguz / avoit hiaumes luisanz et clers / et voit de desoz les cerclers / paroir teste desoz chascun / mes
au chief des piex an voit un / ou il n’avoit neant ancor / fors que tant solemant un cor14.
On notera que les têtes sont pourvues de leur heaume, et qu’Erec voit le
heaume avant de voir la tête : à l’effet de contraste, succède le dévoilement progressif… L’élément le plus effrayant devient d’ailleurs le pieu vide et sur c’est
sur lui que portera essentiellement le discours du roi Evrain :
Amis, savez vos que ce monte / ceste chose que ci veez ? / Molt en seroiez
esfreez / se vos ameiez vostre cors ; / car cil seus piex qui est dehors / ou vos
veez ce cor pandu / a molt longuement atendu,/ un chevalier ; ne savons
cui, / se il atant vos ou autrui. / Garde ta teste n’i soit mise, / car li piex siet
a la devise : / bien vos en avoie garni / einçois que vos venissiez ci. / Ne cuit
que ja mes en issiez / si soiez mort et detranchiez. / Des ore en savez vos
itant / que li piex vostre teste atant ; et se ç’avient qu’ele i soit mise, si con
chose li est promise / des qu’il fu mis et dreciez / uns autre pex sera fichiez
/ aprés celui, qui atandra / tant que ne sai qui revendra (v. 5742-5764).
Aucune précision n’est donnée sur l’auteur des décapitations. Le choix de
tournures utilisant l’inanimé sujet ou le passif sans agent (le pieu attend la
tête du suivant, un autre sera fiché qui attendra…) renforce l’effet merveilleux
d’auto-production du phénomène : tout se passe comme si la palissade s’alimentait elle-même.
On ne voit donc jamais la décapitation proprement dite, mais uniquement
son résultat : la menace de la honte, de la recreance, trouve son expression fantasmatique la plus forte dans la vision de ces restes mutilés.
Erec ne se laisse pas envahir par la peur. De même, en prenant congé d’Enide
pour franchir la palissade, il lui demande de lutter contre ses propres craintes :
peor avez grant, bien le voi, / si ne savez encor por coi (v. 5786). Erec invite Enide (et le lecteur !) à s’arracher à la contemplation fascinée de la palissade : il nie
son pouvoir en affirmant que ces têtes mutilées ne sont pas l’image de sa pro14
Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1955, v. 5724-5736.
48
Bénédicte Milland-Bove
pre mort. De même, la décapitation elle-même reste en-dehors du champ romanesque, l’acte n’apparaît pas, ne demeure que sa trace qui tend à se transformer
en fantasme terrifiant, mais apte à s’évanouir comme les murailles d’air invisibles qui entourent l’ensemble du jardin. Il y a certes combat, particulièrement
violent, entre les chevaliers, mais la scène est ensuite envahie par le dialogue. A
l’explication entre Erec et le grand chevalier succède l’entretien entre Enide et sa
cousine. Seule l’intervention conjointe du couple de héros rend, en définitive, sa
Joie à la cour, et permet la réalisation de l’aventure en remettant en coïncidence
le nom plein de promesses et l’épreuve dont l’issue, jusque là, avait été funeste.
Ainsi, l’épreuve réservée par la fée au guerrier dans le schéma initial devient
l’épreuve d’un couple : Erec, comme Enide, doivent vaincre leur peur de la
mort ainsi que celle de la perte de l’être aimée. Cette angoisse de la perte correspond aussi à ce qui se joue entre Mabonagrain et la demoiselle du jardin.
Apparaissent dès lors clairement les liens de la Joie de la Cour avec les deux
premières coutumes formant la trame du premier vers du roman, la chasse
au blanc cerf et le concours de l’épervier : toutes mettent en place une double
épreuve de beauté et de vaillance, dont l’enjeu est l’affirmation de l’excellence d’un couple, éventuellement au détriment d’un autre. Elles problématisent
d’emblée les fondements du monde chevaleresque et courtois : comment à la
fois, réaffirmer la suprématie du couple royal, et laisser s’exprimer la rivalité
chevaleresque par laquelle chaque chevalier veut s’affirmer comme le meilleur
et l’heureux amant de la plus belle ? Erec et Enide est le roman des parades et
des solutions à la violence : le baiser du blanc cerf est octroyé par le roi à la plus
belle qui n’est pas sa femme ; le chevalier et son épouse non seulement ne décapitent pas leurs rivaux mais ils les réintègrent à l’espace courtois. Le roman
propose de substituer la logique de la reconnaissance de l’autre, du dialogue et
du don à l’affrontement violent. Cette substitution est possible au terme d’un
cheminement complexe où les deux membres du couple héroïque se sont également affrontés eux-mêmes.
Cette logique probatoire se retrouve dans certains épisodes du Lancelot ou
du Tristan en prose dont la matrice semble bien être celle des coutumes d’Erec
et Enide. On peut en proposer le résumé suivant : une épreuve est instaurée
par un couple pour établir la suprématie de la dame en beauté et du chevalier
en prouesse. La décapitation, dans certains cas, ne réapparaît pas explicitement : c’est ce qui se passe par exemple pour l’histoire d’Hélène sans Pair, au
tome VIII du Lancelot en prose. Cette libre variation autour des éléments de
15
Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, t. VIII, Genève, Droz, 1982, p. 398-407.
Barbarie et courtoisie
49
base d’Erec et Enide accentue le questionnement autour des enjeux sociaux du
mariage et semble pousser à son terme la rationalisation du conte du géant et
de la fée : Hélène est retenue prisonnière par son mari pour avoir eu le malheur de prétendre être plus belle que lui n’est bon chevalier, elle est délivrée
par Hector qui ne réclame pour toute récompense que d’être touché de sa
main nue. La violence est ici celle des rapports sociaux, qui vient exacerber,
cristalliser et révéler les tensions qui existent au sein du couple lui-même : chacun veut prouver qu’il n’est pas celui qui a donné le plus en épousant l’autre.
L’idéal courtois, est, à ce stade du roman, présenté comme un des modes de
résolution possible de ces conflits.
Dans deux épisodes du Tristan en prose en revanche, on retrouve la décapitation comme sanction de l’épreuve. Ces deux épisodes se situent tous deux à
un moment charnière de l’histoire des amants. Le premier, celui des Lointaines Îles, a lieu alors que Tristan et Yseut, qui viennent juste de boire le philtre d’amour, se dirigent vers la Cornouailles. Détournés par une tempête, ils
abordent sur l’Île aux Géants où la mauvaise coutume du Chastel des Plors
garde la trace d’un passé sanglant. Le deuxième se place bien plus tard dans
l’histoire, lorsque les amants quittent la Cornouailles pour se rendre ensemble au royaume de Logre, grâce à une nef magique, appelée Nef de Joie, envoyée par l’enchanteur Mabon. Dans les deux cas, Tristan et Yseut doivent
se soumettre à une double épreuve de beauté et de vaillance qui se termine
par la décapitation effective de leurs adversaires masculins et féminins : Tristan tue Brunor, défenseur de la coutume et père de Galehaut et il décapite la
Belle Géante ; plus loin, il coupe la tête de Mannonas, qui a lui-même décapité Grisinde. Ces deux épisodes sont d’autant plus surprenants dans le Tristan
en prose que la place de la merveille violente y est souvent très réduite, à l’inverse de la préoccupation de la norme, qui y est constante. Tristan souligne
d’ailleurs qu’il ne se soumet à la coutume que contraint et forcé :
« Maleoiz soit qui ceste costume establi ! Je le ferai puis qu’il ne puet estre
autrement, mes bien sachez que je ne fis onques chose se a enviz come ceste ». Lors s’en va vers la dame, l’espee traite, et la fiert si durement qu’il li
fait voler la teste loig plus d’une lance (éd. R.L. Curtis, t. II, p. 78).
16
Pour ces deux épisodes, voir respectivement Le Roman de Tristan en prose, t. II, éd. R.L.
Curtis, Leiden, Brill, 1976, p. 67-91 et Le Roman de Tristan en prose, version du manuscrit 757 de
la Bibliothèque nationale de Paris, t. II, éd. N. Laborderie et T. Delcourt, Paris, Champion, 1999,
p. 254-336.
50
Bénédicte Milland-Bove
Le prosateur insiste sur l’image du corps féminin décapité en racontant ensuite la quête de Délice, sœur de Galehaut, qui part à la recherche de son frère,
à la tête d’un cortège funéraire réunissant le corps de son père et la tête de sa
mère dans un vessel de fust apareill[ié] molt richement. C’est seulement une
fois remis à Galehaut le soin de régler la question de la vengeance des parents
et du devenir de la coutume que le corps et la tête peuvent disparaître du roman en étant enterrés ensemble.
Si l’épisode reçoit des développements en aval, il est aussi étoffé à sa source par un récit rétrospectif qui raconte l’origine de la coutume et la relie à
d’autres décapitations sanglantes. L’établissement de la coutume remonte à
l’évangélisation des Lointaines Îles par Joseph d’Arimathie. Le géant Dialetes, enragé dans la foi païenne, fait mourir ses douze fils convertis et décapiter
tous les disciples de Joseph :
La meïsmes ou il ariverent veil je que l’en face un chastel, et que au fondement dou chastel ait chascuns la teste copee, si que li sans de chascun i remaigne en tel manière que li chastiax soit fondez de lor sanc (éd. R.L. Curtis, t. II, p. 71).
Dialetes se retranche ensuite dans la Roche aux Géants avec la plus belle
dame de l’île et instaure le principe de la décapitation :
cele qui plus bele sera, fera l’autre morir ; et cil qui miaudres chevaliers
sera, fera l’autre morir (éd. R.L. Curtis, t. II, p. 73).
Bien des années plus tard, c’est Brunor, le père de Galehaut, qui épouse la
Belle Géante, dernière descendante de Dialetes. Galehaut, pour sa part, quittera l’île, peut-être pour échapper à une situation oedipienne où, devenu
meilleur chevalier que son père, il aurait eu à maintenir la coutume avec sa
mère. Après la mort de ses parents, Galehaut revient – seul – pour combattre
Tristan et Yseut qui sont devenus à leur tour et malgré eux les maîtres et les
prisonniers de l’île. Parallèlement, il utilise la force d’une troupe armée pour
obliger les habitants de l’île à libérer leurs prisonniers et à admettre la fin définitive de la coutume.
Ainsi, l’épisode met en place un enchaînement d’événements complexe
autour d’enjeux d’ordre à la fois intime et public. La mort de Brunor et de la
Belle Géante met fin à la violence en chaîne instaurée depuis les meurtres et
les martyrs initiaux. La Belle Géante, dont la tête ne sera jamais réunie au
17
Tristan en prose, éd. R.L. Curtis, t. II, p. 79.
Barbarie et courtoisie
51
corps, est l’emblème de la fin définitive du lignage impie. D’un autre côté, la
réunion dans un même tombeau du corps de Brunor et de la tête de sa bienaimée ne constitue-t-elle pas une première image, mutilée et monstrueuse
de ce qui fait l’essence du mythe tristanien, une première relique romanesque, donc ?
L’intervention du personnage de Galehaut n’est pas anodine. Fidèle au rôle
d’entremetteur qu’il joue dans le Lancelot, Galehaut, en abolissant la coutume, va permettre aux amants d’échapper à la tentation de la réclusion dans
l’île, et les remettre sur la voie de leur propre récit : libérés, Yseut et Tristan
peuvent rejoindre Marc à qui Yseut est donnée comme épouse. La jonction
s’opère avec l’univers romanesque du Lancelot, et c’est ici sans doute de rivalité littéraire autant que de rivalité amoureuse qu’il est question : le passage consacre en effet la suprématie du couple formé par Tristan et Yseut,
leur accord, leur harmonie, et leur parfaite égalité en valeur (c’est le rôle de
la double épreuve, et le texte dit bien que, pour que cesse la mauvaise coutume, le meilleur chevalier et la plus belle dame doivent venir ensemble). Le
prosateur se livre au démembrement et au remembrement du passé littéraire
de Galehaut pour en faire une figure qui met en relief la valeur de Tristan et
non plus de Lancelot. Le passage se termine sur une lettre envoyée à Guenièvre où le scripteur déclare ne pouvoir trancher entre Yseut et Guenièvre,
Lancelot et Tristan, et entrelace leurs quatre noms. La violence est donc à la
fois abolie, en tant qu’elle est reliée à un passé lointain figuré par les géants,
mais elle est aussi reconduite, par la reprise du motif dans l’œuvre, et par le
principe de rivalité qu’elle instaure entre les deux couples de héros.
De même, l’épreuve pour le compte de Mabon l’Enchanteur se situe dans
le manuscrit 757 à un moment charnière sur le plan intertextuel, comme si le
motif ressurgissait dès lors que le texte avait affaire à son propre processus de
jointure, disjointure et recomposition. Les amants désertent en effet leur lieu
origine, le royaume de Cornouailles, pour s’installer dans la demeure de Lancelot, au royaume de Logre. Un long récit de Mabon lui-même explique l’origine de la coutume. Douze ans auparavant, Mabon était chevalier errant et
avait pour compagnon et ami intime Mannonas. Cette belle amitié se brise
lorsque tous deux tombent amoureux de Grisinde, la plus belle des deux jeunes filles d’un pavillon. Ils combattent et Manonnas a la victoire. Mais il tue
également le frère de la demoiselle qu’il convoite : il s’attire ainsi sa haine. Les
refus répétés de la demoiselle ainsi que ses déclarations réitérées selon les18
Le Roman de Tristan en prose, version du manuscrit fr. 757, op. cit. p. 318-328, §174-178.
52
Bénédicte Milland-Bove
quelles sa beauté à elle est supérieure à sa vaillance à lui transforment également les sentiments de Mannonas en une haine tenace. Il propose alors à la
jeune fille les convenances suivantes : tous deux chevaucheront en proposant
à tous les chevaliers et les dames de rencontre de mesurer leur valeur à la leur.
Si Mannonas trouve une plus belle femme, il coupera la tête à Grisinde, et si
celle-ci trouve un meilleur chevalier, elle fera décapiter Mannonas. Ainsi, c’est
la haine et non plus la simple émulation qui règne au sein du couple qui met
à l’épreuve. Ces éléments narratifs, déjà passablement alambiqués, se nouent
de plus avec la suite de l’histoire de Mabon. Celui-ci se contente d’abord du
lot de consolation, la deuxième demoiselle du pavillon, moins belle que Grisinde, mais fine et intelligente : celle-ci ne tarde pas à dérober à Mabon tous
les enchantements appris auprès de Merlin. Lorsque Mabon lui est infidèle, la
demoiselle se venge en enchantant Mabon – il devient aveugle dès qu’il passe
l’enceinte de son château – et se donne à Mannonas. Elle lie la fin de l’enchantement à la mort de Mannonas et de Grisinde.
La violence ici est accompagnée d’un dispositif narratif complexe où vengeances et trahisons s’entrelacent étroitement, jusqu’à perdre le lecteur dans
la complexité des cas proposés. Le but du prosateur semble avant tout de faire
varier les situations et les positions logiques, et de combiner différemment des
éléments bien connus, quitte à perdre complètement la force fantasmatique
de l’épisode en lui donnant un côté artificiel. La casuistique est reine : ainsi,
lorsque Tristan fait état de ses scrupules – il veut bien tuer le chevalier, mais
décapiter la demoiselle lui pose problème – Mabon le rassure en lui disant que
de toutes façons c’est Mannonas qui, en vertu des convenances établies, lui
tranchera lui-même la tête :
Misire Tristan pensse un petit et puis respont au chief de piece : « Certes, fet
il, de ceste chose ne sai pas tres bien que dire. De metre le chevalier a mort
ne feroie je pas trop grant force, mes de la demoisele, qui tant est bele ainssi
com vos meïsmes dites, ne sai ge que je doie dire, car par nulle aventure du
monde je ne metroie main en le jusques a la mort. – En non Dieu, fet Mabon,
il ne convient pas que vos l’ociéz : Mennonas meïsmes l’ocirra par les convenances qui entr’elx sont, car tout maintenant que madame Yzeut vendra devant lui, nus ne la verra qui bien ne die tout erraument que madame Yzeut
est plus bele. […] Par ceste aventure li aconvendra il morir, non mie par vostre main, mes par la main de Mennonas meïsmes, qui tant la het que il ne
19
Seul le double emblème de la guimpe qui côtoie l’écu au seuil des pavillons où se déroulent
l’épreuve semble attester d’un effort pour construire une image frappante résumant cette guerre
des sexes (Ibid., p. 330) !
Barbarie et courtoisie
53
porroit riens du monde plus haïr. – Vos dites voir, ce dit Tristan, et puis que
je conois que la chose puet a ce aler et que je vos puis si merveilleusement secorre, je sui prest que je vos secore en tel manière que je vos envoiera la teste
de Mennonas et le chief de la demoisele » (éd. N. Laborderie et T. Delcourt,
p. 328, § 179).
C’est ce qui se passe effectivement et Tristan peut en toute bonne conscience
combattre le traître et le félon qui a mis à mort une aussi belle demoiselle !
Du vers à la prose, ou plutôt de Chrétien de Troyes au Lancelot et au Tristan
en prose, l’épreuve de la tête coupée surgit donc comme deux formes différentes d’image cachée dans le tapis : dans Erec et Enide, la palissade de pieux est
une image voyante qui rayonne avant de s’effacer derrière la trame courtoise,
dans les romans en prose, le motif est intégré à des entrelacs complexes qui
noient la violence sous l’explication de ses origines, et en donnent une évocation plus abstraite. L’acte (couper la tête) est finalement moins voyant que la
relique (la tête coupée)…
Cependant, le Lancelot et le Tristan savent également inventer des reliques barbares à partir de leur présent romanesque, comme on l’a vu dans
le Tristan avec le cortège funèbre composé par Délice. Celles-ci s’élaborent moins à partir de la décapitation-épreuve que de la décapitation-vengeance, qui favorise l’exhibition, mais aussi la circulation et l’échange des
têtes coupées.
La décapitation-vengeance
La décapitation-vengeance pourrait se résumer de la façon suivante : « un personnage coupe ou fait couper la tête d’un autre personnage qui l’a offensé ».
Pour étudier ce motif en détail du vers à la prose, on pourrait partir du Chevalier de la Charrette et se livrer à la comparaison classique avec sa récriture
en prose dans le Lancelot. Dans le cadre restreint de cet article, je me bornerai
à quelques remarques. Le motif de la tête coupée est, dans le Chevalier de la
Charrette, associé de façon complexe à la vengeance, car le chevalier qui se livre à la décapitation n’est pas l’offensé : il agit pour le compte d’une demoiselle
qui lui a demandé en don la tête du chevalier (et Lancelot, dans la version en
prose, est tellement surpris de cette demande que la demoiselle doit préciser
qu’elle souhaite obtenir la tête dans sa main, et non, comme l’a d’abord com20
Ce motif peut donc être inclus dans la décapitation-épreuve, même si, dans le premier cas,
la décapitation pouvait être la sanction d’un échec davantage que d’une offense.
54
Bénédicte Milland-Bove
pris Lancelot, sauver la vie du chevalier !) La vengeance se mêle donc ici au
don accordé à une demoiselle. Elle correspond au châtiment d’un type de personnage que Chrétien reprendra et développera dans ses romans ultérieurs, et
notamment dans le Conte du Graal : celui de l’Orgueilleux.
Le chevalier est en effet une sorte de double de Méléagant (ce dernier finira d’ailleurs, lui aussi, décapité). Figure de nautonier tentateur, il propose à
Lancelot un premier marché qui lui permettrait d’éviter l’épreuve du Pont de
l’Epée à condition qu’il lui reconnaisse le droit de lui trancher la tête :
« Chevaliers, antant ça, / qui au Pont de l’Espee an vas : / se tu viax, l’eve passeras / molt legieremant et soëf. / Je te ferai an une nef / molt tost oltre l’eve
nagier. / Mes se je te vuel paaigier, / quant de l’autre part te tandrai, / se je
vuel, la teste an prandrai, / ou ce non, an ma merci iert » (v. 2632-2642)23.
Les personnages d’Orgueilleux, déclinés au masculin ou au féminin, seront
sans cesse associés au motif de la tête coupée, soit par des réalisations effectives, soit par des menaces virtuelles. Ainsi, Lancelot décapite un adversaire
lui-même bien proche d’un coupeur de têtes, et qui lui avait proposé un marché diabolique.
Erec et Enide présentait une utilisation du motif de la tête coupée sur le
mode accompli, et tout le sens de l’épisode de la Joie de la Cour était d’empêcher la réitération de son actualisation dans la trame romanesque. Dans
le Chevalier de la Charrette, la décapitation se déroule bien dans le présent
du récit:
cil fiert, et la teste li vole / enmi la lande et li cors chiet. / A la pucele plaist
et siet. / Li chevaliers la teste prant / par les chevox, et si la tant / a celi qui
grant joie an fait (v. 2928-2933).
21
Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, t. II, Genève, Droz, 1978, p. 55
(XXXVIII, 38-39) : « Frans chevaliers, fet ele, tu m’as doné la teste a cel chevalier, kar autresi la li
viels tu couper. » Cil cuide qu’ele li demant la vie celui por garantir, si li dist : « Damoisele, je la vos
doing kar sor vostre proiere ne l’ocirrai je ja, se Dieu plest, et si m’a il molt forfet. Mais je n’escondirai ja dame ne damoisele de chose, que ne me tort a honte. – Ha, chevaliers, fet ele, vos m’avés
otroiés sa teste : si me la donés en ma main, kar c’est li plus desloials qui onques fust ».
22
Sur ces personnages, voir mon article « Les Orgueilleux dans le Conte du Graal », dans
Plaist vos oïr bone cançon vallant. Mélanges de Langue et de Littérature médiévales offerts à F.
Suard, Éditions du Conseil Scientifique de l’Université Charles de Gaulle – Lille III, 2000, t. II,
p. 617-627.
23
Le Chevalier de la Charrette, éd. C. Croizy-Naquet, Paris, Champion, 2006.
Barbarie et courtoisie
55
Mais la tête n’est pas érigée en relique spectaculaire : la demoiselle s’en va
en pendant la tête à l’arçon de son cheval mais on ne reverra plus le macabre trophée. Reprenant ce même récit dans le Lancelot en prose, le prosateur
précise quant à lui que la demoiselle se débarrasse de la tête en la jetant dans
un puits.
D’autres épisodes des romans en prose réfléchissent sur la question de la
vengeance, ses modalités et son bien-fondé, en mettant en lumière des merveilles effrayantes qui n’ont rien à envier à la puissance d’évocation de la palissade de pieux d’Erec et Enide. Une de ces merveilles est l’étrange châtiment
imaginé par Lancelot pour punir un mari jaloux de la vengeance expéditive
qu’il a exercée envers sa femme. Dans cette affaire, Lancelot est, pour une
part, l’offensé, car c’est alors qu’il était intervenu en faveur de la demoiselle
battue par son mari que celui-ci l’a décapitée. Lancelot, vainqueur du combat qui l’oppose au chevalier, met en place une pénitence destinée à réparer
à la fois le tort commis envers la demoiselle, et celui infligé à son honneur : le
chevalier devra emporter avec lui le corps et la tête de la demoiselle, qu’il portera attachée par les tresses autour de son cou, à la cour du roi Arthur, du roi
Baudemagu, et enfin du roi de Norgales, pour conter son histoire et s’en remettre au jugement des demoiselles et des dames. La tête fonctionne comme
trace sanglante de la faute, en complément du récit que vient faire le chevalier à la cour et qui est un mode plus classique pour obtenir sa grâce. Dans les
faits, c’est Arthur qui rendra son verdict : le chevalier a mérité la mort, mais
il obtiendra son pardon pour l’amour de Lancelot. C’est donc un autre jugement qui se prononce en sous-main : le roi vante les mérites de Lancelot et
déclare à la reine qu’elle pourrait bien faire de plus grandes folies que d’aimer
un tel chevalier !
Et la roine s’an sourist et dist au roi : « Sire, vos loez trop Lancelot. Que savez vos ore se je en avrai envie por les granz biens que vos en dites ? » Et il
respont en riant : « Dame, dame, si m’aïst Diex, je nel porroie mie trop loer.
Et se vos estiez une autre dame et vos en aviez envie, ja Diex ne m’aïst se ja
vos en blasmoie, car vos porriez bien faire plus grant folie que li amers par
amors » (p. 344, LXXXIII, 73).
24
Lancelot, t. II, p. 56 : Et li chevaliers hauce l’espee, si fiert et li coupe la teste, puis le baille a la
damoisele. Et ele monte, si l’emporte grant aleure, tant qu’ele vint a un ancien puis molt parfont ;
si le gete ens.
25
Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, t. IV, Genève, Droz, 1979, p. 316-325
et 339-345.
56
Bénédicte Milland-Bove
Curieux procès donc où Arthur, pour l’amour de l’amant de sa femme, acquitte un mari qui s’est fait justice lui-même… et absout par avance sa propre femme et l’amant de celle-ci. Tout se passe donc comme si Arthur avait
entendu l’avertissement adressé par Lancelot : la tête coupée de la demoiselle,
que le roi commande même d’embaumer, semble destinée à rappeler à jamais
la faute du mari jaloux.
Un épisode des enfances de Gauvain dans la Suite-Huth du Merlin rappelle de très près ce petit récit du Lancelot, tout en se livrant à la redistribution
habituelle des données du motif : parti pour sa première aventure juste après
son adoubement, Gauvain tue sans le vouloir une demoiselle qui s’interpose
entre lui et son ami dont il veut couper la tête. Comme le mari meurtrier, il est
condamné à porter la tête de la demoiselle autour de son cou et à s’en remettre
au jugement des dames et des demoiselles de la cour.
« Gavain, fait elle, il couvient que vos le cors de ceste damoisiele que vous
avés occhise portés devant vous seur le col de vostre cheval dusques a la
court ». Et il dist que che fera il, puis que elle le veult. Si le prent et le met
devant lui. Et elle fait prendre la teste de la damoisiele et li fait par les treches liier entour le col (p. 232, §275).
Il promet également de ne jamais s’en prendre à des demoiselles et de toujours les aider, ce qui, selon le prosateur, explique son statut et son surnom de
Chevalier des Demoiselles. La tête coupée s’intègre ici à la thématique de la
mescheance, et place l’itinéraire de Gauvain sous le signe de l’ironie tragique :
ironie au sein même de la Suite (Gauvain ne découvre les valeurs courtoises
qu’au terme d’un acte où il les a déjà très gravement bafouées) ainsi que dans
une optique intertextuelle : le personnage n’accède à son identité courtoise
que pour se la voir déniée par sa faute initiale. Le récit passe, et Gauvain a beau
tenter de se racheter, la relique reste…
Lancelot, lui aussi, peut être accusé par ce reste fascinant et médusant qu’est
la tête coupée. Je voudrais finir en évoquant l’aventure en partie accomplie
par Lancelot auprès de la tombe de son aïeul Lancelot I, racontée au tome V
du Lancelot en prose. Le caractère extraordinaire de la tombe découverte par
Lancelot se signale d’emblée par la présence de deux lions qui la gardent, par
le sang vermeil qui en jaillit et par la présence d’un autre vessel dans une fontaine toute proche dont l’eau est bouillonnante. Des inscriptions explicitent
26
27
La Suite du Roman de Merlin, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 2006, p. 224-237, §268-280.
Lancelot, roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, t. V, Genève, Droz, 1980, p. 117 et sv.
Barbarie et courtoisie
57
l’aventure à accomplir (soulever la lame, apaiser le bouillonnement de l’eau) et
révèlent l’identité du défunt, ainsi que sa mutilation. Le roi Lancelot, père du
roi Ban de Bénoïc, a son corps sous la lame sanglante mais sa tête est visible
dans le vessel de plomb de la fontaine :
si vient a la fontainne et esgarde le vessel de plonc et i voit une teste d’ome
blanche et toute chanue et ot le vis aussi vermel com se ce fust li plus biaux
hom del monde (p. 119-120, XCIII, 5).
Lancelot réussit à prendre la tête, ce qui met fin à l’écoulement du sang, et à
lever la dalle de la tombe : il aperçoit alors le corps de son aïeul lui aussi en parfait état de conservation. Sur le conseil d’un ermite, Lancelot réunit le corps et
la tête de son aïeul, non pas dans la tombe qu’il a ouverte mais dans la chapelle
qui est aussi la sépulture de l’épouse de Lancelot I, la reine Marche. Mais il se
montre incapable d’apaiser le bouillonnement de l’eau de la fontaine…
L’exposition de la merveille, tout comme le récit destiné à en élucider l’origine, sont ici explicitement adossés à une écriture hagiographique où le culte
rendu aux restes démembrés est justifié par la pureté de la vie d’un saint homme et par le miracle accompli par Dieu en sa faveur. Ainsi, l’ermite embrasse
la tête de Lancelot l’aïeul et la place sur son autel pour l’adorer. Il insiste sur
la sainte vie de l’ancêtre, roi évangélisateur et pieux, décapité par traîtrise, un
jeudi saint, par le Duc de la Blanche Garde. Celui-ci avait trop écouté les langues diaboliques qui voulaient lui faire croire à une relation adultère entre le
roi et sa femme. La tombe est ainsi un signe miraculeux, tout comme le châtiment divin qui a plongé le château du duc dans les ténèbres. Cependant, la
trame de cet épisode, paré sous l’autorité de l’ermite des voiles du miracle,
est aussi celle d’un conte de vengeance macabre digne des lais du Laüstic ou
du Cœur Mangé. La vengeance est bien provoquée par les amours, si chastes
qu’elles aient été, du roi Lancelot et de la Dame de la Blanche Garde. L’écriture
du miracle est détournée au profit d’une sainteté bien romanesque, et donne
corps avant tout à la figure du martyr d’amour. L’histoire réfléchit bien évidemment celle de Lancelot et Guenièvre, à un moment où les ermites commencent à produire la condamnation de Lancelot, chevalier luxurieux destiné à s’effacer devant la plus haute perfection d’un chevalier vierge et chaste.
Le corps démembré est recomposé par l’héritier, qui procure enfin la sépulture adéquate à son aïeul… mais, dernier échec peut-être de Lancelot l’amant,
cette sépulture réunit Lancelot l’aïeul non pas à la femme aimée mais à son
épouse légitime !
58
Bénédicte Milland-Bove
Ainsi, dans l’écriture de ce motif de la tête coupée, la frontière passe moins
entre le vers et la prose qu’entre une écriture de l’événement, dans laquelle la
violence tend à disparaître derrière ses motivations, son évaluation morale,
ses développements futurs et une écriture de la relique, dans laquelle elle se
fige pour impressionner en force la mémoire du lecteur. En vers comme en
prose se retrouvent ces merveilles barbares, effrayantes et fascinantes qui fondent la puissance fantasmatique et fantasmagorique de la littérature arthurienne. La violence, disait E. Baumgartner, est nécessaire au roman arthurien comme le crime au roman policier. La résurgence de la violence extrême
correspond donc non au retour d’une matière folklorique brute, que certains
textes auraient tenté d’oublier ou de polir, mais à celui de motifs très travaillés
littérairement, et sans cesse remis sur le métier.
La naissance d’Attila dans la littérature
médiévale franco-italienne
Edina Bozoky
Université de Poitiers et Centre d’études supérieures de civilisation
médiévale, Poitiers
Le grand-roi des Huns, Attila, connut une popularité littéraire tout à fait exceptionnelle en Italie. Bien qu’il n’ait mené qu’une seule campagne en Italie
durant l’été de 452, avant de mourir en 453, un foisonnement de légendes
s’est constitué autour de lui dès le haut Moyen Âge. Au Xe siècle, les incursions
hongroises, rappelant l’expédition dévastatrice d’Attila, ont relancé la formation des légendes.
C’est avant tout dans la région de Vénétie qu’Attila devient le personnageclé des histoires de fondation de toute une série de villes. Le Chronicon Altinate, la plus ancienne chronique vénitienne (première rédaction autour de 1081),
qui puise à des sources des IXe-Xe siècles, relate que la ville d’Aquilée avait été
fondée par les Troyens, mais lorsque le païen Attila entra avec son énorme armée en Vénétie, les habitants des villes riveraines partirent pour s’installer
dans des maisons construites en mer sur des pilotis1. Au milieu du Xe siècle,
l’empereur Constantin Porphyrogénète montre aussi qu’il connaît ce récit :
Attila, le roi des Avares, vint et pilla et dévasta toute la Francie, et tous les
Francs (!) s’enfuirent d’Aquilée et des autres châteaux de Francie et vinrent
sur les îles inhabitées de Venise, et y construisirent des cabanes en raison
de leur peur du roi Attila2.
Si les chroniques italiennes continuent à amplifier les récits de fondation de
villes liés à Attila, c’est seulement au XIVe siècle qu’il devient aussi un héros
littéraire, et, fait notable, dans des œuvres écrites en langue française ou franco-vénitienne. Il s’agit, d’une part, d’un écrit en prose, intitulé Estoire d’Atile
1
2
Chronicon Altinate, éd. Monumenta Germaniae Historica, Scriptores, XIV, p. 44 et 46.
Constantin Porphyrogénète, De administrando imperio, § 28.
60
Edina Bozoky
en Ytaire, et, de l’autre, d’une épopée monumentale franco-italienne en vers,
la Guerra d’Attila. La composition de ces écrits s’inscrit dans la vogue de popularité de la littérature française et en particulier de la littérature chevaleresque (épopée, roman) en Italie du Nord3. Ces œuvres inspirent des livrets de
colportage et des poèmes populaires en langue italienne qui connaîtront un
succès non négligeable jusqu’au XIXe siècle.
Dans ces écrits, la légende de la naissance d’Attila a la particularité de combiner des traditions à la fois folkloriques et savantes. Le texte en prose de l’Estoire d’Atile4 est conservé dans un manuscrit en parchemin du XIVe siècle de la
Bibliothèque Saint-Marc (Marciana) de Venise (codex X, 96), copié à partir du
Liber de aedificatione Patavie de Giovanni da Nono, chroniqueur padouan. Il
existe aussi une version latine de ce texte dans un manuscrit de Vérone (Biblioteca civica 209)5 ; selon l’explicit, c’est le texte latin qui dérive du français.
L’Estoire d’Atile serait donc le modèle d’autres œuvres ultérieures.
L’Estoire commence par le récit de la diffusion du christianisme par les apôtres, en y incluant des épisodes inspirés de l’apocryphe Vindicta salvatoris,
suivis de l’histoire du Graal, apporté par Joseph d’Arimathie en Grande-Bretagne. Puis est évoquée la christianisation de l’Italie par saint Pierre, mais
aussi par la mission de saint Marc et d’Hermagore à Aquilée et par Prosdocimus, disciple de saint Pierre. C’est ici que l’on arrive à la légende de la naissance d’Attila.
Voyant la multiplication des chrétiens en Italie, les païens de Hongrie disaient qu’ils voulaient les détruire tous. Leur roi, Ostrubal, avait une très belle
fille6 ; sa mère, du lignage des Lombards, était morte. La fille est arrivée à l’âge
d’être mariée, et beaucoup de fils de barons l’aimaient. Elle était très éloquente (enparlant) et la luxure l’échauffait. Son père voulut la donner à femme à
Auradianz, fils de l’empereur de Constantinople. Ce fut à l’époque de l’empereur Justinien. Voyant que sa fille était si jolie et éloquente, le roi Ostrubal
3
Voir G. Holtus et P. Wunderli, « Franco-italien et épopée franco-italienne », dans Grundriss
der romanischen Literaturen des Mittelalters, vol. III, t. 1/2, fasc. 10 : « Les épopées romanes ».
4
Estoire d’Atile en Ytaire, testo in lingua francese del XIV secolo, éd. Virginio Bertolini, Vérone, Gutenberg, 1976.
5
Liber Attilae, éd. dans G. Bertoni, Attila. Poema italiano di Nicola da Casola (voir note 9 :
Niccolò da Casola), Fribourg, 1907, p. 111-119.
6
Notons que le personnage de la « fille du roi de Hongrie » est très présent dans la littérature
médiévale. En général, elle est l’objet de l’amour incestueux de son père, mais elle réussit à s’enfuir (Philippe de Remy, Manekine ; Belle Hélène de Constantinople). Voir F. Karlinger, « Étude de
la transmission et des variantes de formes littéraires du motif de La fille du roi de Hongrie dans
le Moyen Âge européen », Iberoromania, 18 (1983), p. 64-75.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne
61
il fit fortifier une tour et l’y enferma, en compagnie de nombreuses
demoiselles pour la servir. La tour n’avait pas de porte pour que personne
ne puisse y entrer ni en sortir ; on y faisait monter les provisions à l’aide
d’une corde.
Lors de l’entrée de la demoiselle dans la tour, son père lui confia un petit
lévrier et lui dit : « Belle fille, je veux que tu nourrisse ce lévrier jusqu’à ce
qu’il puisse aller à la chasse. » Le lévrier était très beau, blanc comme neige.
La demoiselle l’élevait jusqu’à ce qu’il devint grand.
Le lévrier couchait souvent dans le lit de la demoiselle. Une nuit, elle était
toute nue dans son lit, et le lévrier était à côté d’elle. La demoiselle était
échauffée par la luxure, elle tourna son ventre vers le lévrier et le lévrier,
sentant la chaleur de la demoiselle, se tourna vers elle et il la connut charnellement. Elle tomba enceinte.
Ses compagnes furent affolées quand elles voyaient grossir son ventre, et elles comprirent par le comportement du lévrier qu’il avait couché avec elle.
Elles jetèrent le lévrier dans le fossé où il se noya. La fille du roi était tellement
en colère qu’elle voulut se tuer. Mais ses compagnes ne la laissaient jamais
seule, et elles informèrent le roi de la situation. Quand il entendit cela, il fut
courroucé outre mesure ; cependant il se dit que c’était de sa faute.
Alors il la fit sortir de la tour et la fit épouser par un baron de Hongrie, qui
en fut très content. Il était très riche et d’un haut lignage. Il connut sa femme et il pensa que l’enfant était le sien. Mais quand l’enfant est né, il était
moitié d’aspect humain et moitié d’aspect canin : il estoit demi a la semblance d’ome e demi a la semblance de chienz.
Le mari en fut très chagriné. Il aurait mis à mort la demoiselle avec l’enfant,
mais trois raison l’empêchèrent : il avait peur du roi ; le roi n’avait pas d’héritier mâle, et le royaume serait à la demoiselle après la mort de son père ;
et aussi parce qu’un Juif très savant lui expliqua que l’enfant avait pu prendre la forme du lévrier si la demoiselle désirait le lévrier de tout son cœur au
moment où son mari était avec lui et la connut charnellement. Il lui exposa
l’histoire de Jacob : lorsqu’il s’engagea au service de son oncle Laban7, celuici lui promettait toutes les bêtes vaires. Jacob utilisa une astuce. Il écorça des
baguettes de diverses sortes et les jeta dans l’eau où les bêtes buvaient. Et les
mâles saillirent les brebis là, et tous les agneaux sont nés vaires8.
7
Genèse, XXX, 25-43 et XXXI, 8-12. Pour le salaire de Jacob, Laban a promis de lui céder
tous les moutons et chèvres rayés et tachetés. Jacob recourut alors à une ruse, en écorçant des
baguettes de peuplier, d’amandier et de platane qu’il posa dans les auges où les brebis venaient
boire : « Comme les brebis entraient en chaleur devant les baguettes, les brebis mettaient bas des
rayés, des pointillés, des tachetés ». Agissant sur la vue des femelles par les baguettes bariolées,
Jacob provoqua la naissance des agneaux rayés et tachetés et se procura ainsi un grand nombre
de brebis. - Sur la croyance de l’influence des images sur le fœtus, voir plus loin.
8
Estoire d’Atile, V-VI, p. 45-48.
62
Edina Bozoky
Au milieu du XIVe siècle, un nommé Niccolò da Casola compose une épopée de 37.535 vers, en 16 chants, sous le titre de La Guerra d’Attila9. Elle est
conservée dans un seul manuscrit en papier de la Biblioteca Estense de Modène (ms a.W.8. 16-17), en deux tomes. Elle a été commencée en 1358 et terminée dix ans plus tard.
L’auteur est identifié avec un notaire originaire de Bologne, qui vivait à la
cour de la famille d’Este (Estensi) à Ferrare. Il développe largement les exploits
légendaires d’Attila en Italie et fait figurer ses ennemis, défenseurs du christianisme et de l’Italie, comme des ancêtres glorieux de la famille d’Este. Sa
thématique est influencée par des œuvres françaises tels le Roman d’Alexandre, la Chanson d’Aspremont, l’Entrée d’Espagne et la Pharsale.
La naissance d’Attila est intégrée ici dans un canevas de roman chevaleresque. Le roi de Hongrie, Ostrubal, ayant décidé d’entreprendre une guerre
pour détruire le christianisme, convoqua sa cour à la Pentecôte (!) et organisa
un tournoi. Au vainqueur, il promit un épervier juché sur une perche d’or ainsi que la main de sa très belle fille Clarie et la moitié de son royaume.
Deux protagonistes se distinguèrent au tournoi : Justinien, fils de l’empereur de Constantinople, qui arriva accompagné de trente chevaliers, et Moroaut, un comte de Hongrie, qui possèdait plus de quarante châteaux et deux
grandes cités ; Clarie l’aimait beaucoup. C’est Justinien qui remporta le prix.
Il prit l’épervier, mais repartit pour connaître la volonté de son père, en promettant de revenir avant un an pour se marier. Le roi annonça la nouvelle à
sa fille, mais apprit que Clarie aimait le comte hongrois... Très en colère, le roi
fit alors édifier une tour, haute, grande, grosse et pleine, sans porte ni entrée.
Il y fit enfermer Clarie avec de nombreuses pucelles. La nourriture et l’eau leur
furent apportées par une fenêtre. Le roi confia à sa fille un jeune lévrier, blanc
comme la neige, qu’elle devait élever jusqu’à ce qu’il soit en âge pour chasser,
pour prendre le sanglier.
Clarie avait une grande et spacieuse chambre ; elle prenait le lévrier avec
elle. Elle n’avait d’autre loisir que de s’occuper de lui. Le chien devint grand et
il avait l’habitude de dormir avec elle la nuit.
Clarie oit une çhambre, ou la deit dormir,
Grant et spacieuses e inlec prist a norir
9
Niccolò da Casola, La Guerra d’Attila. Poema franco-italiano. Testo, Introduzione, Note e
Glossario di Guido Stendardo, Prefazione di Giulio Bertoni, Modena, Società tipografica modenese, 1941, t. I, p. 18-23.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne
63
Le livrer petit blans con nois que ait cheir,
Con li se solaçe et fist il in saut venir.
Tot la iornee ne ait autres desir,
Tant noriz il çhiens a tel leisir,
Qu’el vint grant et isneus et corant par sailir (ch. I, v. 714-720).
Une nuit, Clarie dormait nue ; elle mit le chien sur son lit, joua avec lui et « le
péché du monde la fit s’échauffer ».
Une nuit avint que Clarie, sens mentir,
S’est despulez nue, li chaut la fist fremir.
Desor le suen lit li chiens l’aust invahir,
Et illa se mist cum soy a juer et a rir.
Et li pechie dou mond si la fist eschaufir.
Le livrer sent le chaut ou la nature tir.
Heu ! lei dolant, i l’oit aconoir !
Ila çaqui a li, non s’en puit atenir.
Ensi fist il peçhie et le diables nir (ch. I, v. 726-734).
Clarie tomba enceinte. Voyant cela, sa cousine Dianelle prit le lévrier et le
jeta dans le fossé, le faisant ainsi périr.
De dépit, Clarie voulait se suicider, mais finalement son père la maria avec
le comte Moroaut, qui en fut très content. Mais l’enfant qui naquit était mi
humain, mi chien : il avait des mains de « chrétien » avec des « ongles aigus »
(des griffes) et il était tout poilu (la poitrine, les jambes, le visage) ; il avait
des oreilles pointues de chien ; sa bouche était allongée, avec de longues
dents ; son premier cri à la naissance fut comme un glapissement de chien :
L’infant fu mout gent et lonc et membruz.
Mes nature l’avoit devisez et partuz :
Impart hons, im part çhiens, qui l’avoit veuz.
Bien avoit forme d’infant o tot ses buz,
Mes a mains de cretiens oit les ongles aguz
Et tout le ses membres oit de poil investuz.
La petrine et la face et le imbes veluz,
Le oreilles oit de chiens tout droit et non penduz,
Et sa boche aguz et li dens lonc aparuz,
64
Edina Bozoky
Le chief par chanine, mes la face adruz
In la front et in le iauz et in le nes voltuz.
Quant il nasqui de mere un breit oit metuz,
Cum chaels brait et ognole... (ch. I, v. 926-938)
Il fut néanmoins accepté par le comte, à qui son ami le Juif Eruspez raconta
l’histoire de Jacob (ch. I, v. 993 sq.). Il lui prédit aussi que l’enfant serait hardi,
courtois, prud’homme et sage, qu’il ferait beaucoup progresser la loi de Mahomet et qu’il serait le roi de tous les païens et détruirait la chrétienté. De fait,
Attila – qualifié dès sa naissance de flagellum Dei –, devient roi de Hongrie
tout jeune et entreprend la guerre d’Italie. Notons qu’un chien sur fond azur
(in champ açur un chiens fet ad arçant) figure sur la bannière de son père
adoptif Moroaut (ch. IV, v. 68-69).
On peut constater que la légende de l’origine bestiale d’Attila est un curieux
mélange de thèmes que l’on peut considérer comme « folkloriques », de traditions savantes et de fiction littéraire, le tout fortement marqué par le contexte
historique et idéologique de l’époque.
Premièrement, ce n’est pas par hasard que le grand-père d’Attila est présenté comme un roi hongrois. L’identification des Huns et des Hongrois remonte au temps des incursions hongroises du Xe siècle et se fonde sur plusieurs
facteurs : la ressemblance des noms de ces deux peuples (Hunni, Hungari) ;
l’identité du pays (de la région) d’où les envahisseurs viennent ; et bien sûr, la
similarité de leur modes d’action (cavaliers agissant par surprise, venant piller
en Occident). Par sa consonance, le nom du roi – Ostrubal – évoque probablement l’envahisseur punique, Hastrubal, frère d’Hannibal (Deuxième guerre punique). D’emblée, Ostrubal représente l’ennemi juré du christianisme ;
fort chagriné par la diffusion de celui-ci, il veut entreprendre son éradication.
L’épopée Guerra d’Attila en fait un mahométan, ennemi typique des chrétiens
dans les chansons de geste, mais aussi en raison de la menace turque de plus
en plus grave au milieu du XIVe siècle.
L’enfermement d’une jeune fille pour la préserver est un thème bien attesté
dans la mythologie et le folklore : il s’agit du thème T 50.1 du Motif-Index de
Stith Thompson10 (Girl carefully guarded from suitors : « fille soigneusement
soustraite à ses prétendants »), et en particulier le motif T 381 (Imprisoned
virgin to prevent knowledge of men [marriage, impregnation]. Usually kept in
10
S. Thompson, Motif-Index of Folk Literature, Bloomington, Indiana University Press, 1955-1958.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne
65
a tower : Vierge emprisonnée pour être préservée des hommes [mariage, grossesse]. Généralement gardée dans une tour »). L’épopée dépeint le caractère
inaccessible de la tour, avec une seule fenêtre permettant l’approvisionnement
de la princesse et de ses compagnes.
Si le texte en prose est bref sur les raisons de l’enfermement – la princesse
est destinée au fils de l’empereur –, l’épopée situe l’épisode dans un cadre chevaleresque (tournoi, rivalité des prétendants), l’amplifiant et le rationalisant.
La réminiscence mythologique – la naissance de Persée, né de Danaé, fille du
roi d’Argos, enfermée dans une tour d’airain, que Zeus séduit sous la forme
d’une pluie d’or – ne semble pas influencer la légende, malgré la connaissance
qu’en avaient sans aucun doute les auteurs médiévaux.
Les deux versions soulignent la nature amoureuse (ardente) de la jeune fille
qui la mène à l’accouplement bestial, motif-clé de la naissance d’Attila.
Commençons d’abord par le motif de la cynocéphalie, caractéristique d’Attila dans la légende. Les hommes à tête de chien figuraient depuis l’Antiquité
parmi les « peuples monstrueux » que l’on imaginait vivre en Extrême-Orient,
en Inde11. Plus tard, ils sont parfois mentionnés parmi les peuples enfermés par
Alexandre le Grand derrière le Caucase12. Or, dès le Ve siècle, on imagine que les
Huns font précisément partie de ces « nations perverties par Satan », représentées par Gog et Magog, qui sortiront de derrière le Caucase à la fin des temps13.
Quoiqu’il en soit, au XIIIe siècle, le chroniqueur florentin Robert Malaspina
attribue déjà à Attila des oreilles de chien : « Cet Attila flagellum Dei avait la tête
chauve et des oreilles comme un chien »14. Mais il ne parle point de la légende de
l’accouplement avec le lévrier. De même, le chroniqueur de Padoue Rolandino
parle d’« Attila le chien » à propos du sac de la ville au milieu du XIIIe siècle15.
Curieusement, le « père » d’Attila, le lévrier, joue un rôle ambigu dans notre
récit. Tout d’abord, le lévrier au Moyen Âge jouissait d’un statut spécial parmi
11
Voir C. Lecouteux, « Les Cynocéphales. Étude d’une tradition tératologique de l’Antiquité
au XIIe s. », Cahiers de civilisation médiévale, 24 (1981), p. 117-128 ; R. Wittkower, L’Orient fabuleux, trad. de l’anglais par M. Hechter, Paris, 1991.
12
A. R. Anderson, Alexander’s Gate, Gog and Magog, and the inclosed Nations, Cambridge,
Mass., 1932, p. 55.
13
Ibid., p. 16-25.
14
Malaspina, c. XXII, éd. Muratori, Rerum Italianorum Scriptores, VIII, p. XXII : Questo Attile flagellum Dei avea la testa calva, e gli orecchi a modo di cane.
15
Rolandino, Cronica, p. 123-124 : Et duravit hec rapacitatis insanies fere per dies octo, ita
quod hiis diebus fuit nobilis illa civitas paduana pauperior quam eo tempore ... quo ab Athilla
destructa canino translata mutavit locum.
66
Edina Bozoky
les chiens. Au milieu du XIIIe siècle, Vincent de Beauvais classe les chiens en
trois catégories : chiens de chasse, chiens de garde et lévriers, qui sont les plus
nobles, les plus élégants, les plus rapides à la course, les meilleurs à la chasse16.
Animal étroitement associé à l’aristocratie, à la noblesse, le lévrier a une place
prépondérante dans l’héraldique17. Bien que chiens de chasse, on sait que les
lévriers pouvaient habiter avec leur maître, rester dans son intimité. Dans le
roman de Partonopeus de Blois (av. 1188), Partonopeus, rentrant au château
après la chasse, renvoie ses chiens sauf deux lévriers qu’il garde auprès de lui,
Auques li tolent son enui (v. 860). Dans le même roman, le jeune Anseau, ayant
sauvé un lévrier dans un naufrage, l’adopte et le prend toujours avec lui :
Il iert si dous en compaignie,
Chier l’avoie comme ma vie.
O moi estoit, o moi couchoit,
O moi erroit, o moi guaitoit,
Et si prenoit char chascun jour,
Et o moi traioit la dolour18.
Ainsi, la cohabitation du lévrier avec la princesse dans notre légende correspond à la réalité.
Par comparaison avec la jeune fille et sa nature amoureuse, le lévrier de
la légende apparaît plutôt comme une victime. Sa couleur blanche suggère
d’emblée son innocence ; ce n’est pas lui qui prend l’initiative de s’unir avec
la princesse ; et, enfin, il subit un véritable martyre. Le texte en prose précise
que « la demoiselle était échauffée par la luxure, elle tourna son ventre vers le
lévrier ». La mort tragique du lévrier, jeté dans le fossé, fait penser à la mort
injuste du « saint » lévrier Guinefort19, bien qu’il n’y ait aucune relation entre
les deux légendes.
L’accouplement d’un humain avec un animal est un motif présent dans diverses traditions anciennes et folkloriques. Ce thème figure dans les légen16
Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XIX, c. XVI.
P. Millet, Le chien héraldique dans l’armorial européen, Puiseaux, Pardès, 1995.
18
Partonopeu de Blois, éd. J. Gildea, Villanova, Penn., 1967-1970, v. 500-505.
19
Exemplum d’Étienne de Bourbon (milieu du XIIIe siècle), éd. Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d’Étienne de Bourbon, dominicain du
XIIIe siècle, Paris, 1877, p. 325-328 ; voir J.-C. Schmitt, Le saint lévrier. Guinefort, guérisseur d’enfants depuis le XIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1979.
17
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne
67
des généalogiques de peuples turcs attestées dès le VIe siècle. Selon les livres
chinois Wei shou (ch. CII) et Pei shi (ch. LXXXVI), le peuple Kao-ch’ê a pour
ancêtre une jeune fille et un loup. Un chef des Hsiung-nu avait deux filles ; à
cause de leur beauté, il les destinait à devenir des femmes du Ciel et les enferma dans une tour. La quatrième année, un loup apparut au sommet de la
tour ; la fille cadette comprit que c’était un animal sacré envoyé du Ciel. Elle
devint sa femme : leurs descendants sont les Kao-ch’ê20. Alexander Krappe a
recensé une série de légendes – bulgare, turque, chinoise, aïnou, mais aussi esquimau, indienne et autres –, qui mettent en scène l’union d’une femme avec
un animal, en particulier avec un chien21. La transmission de contes asiatiques
aux auteurs occidentaux est pourtant difficile à imaginer. Sans chercher aussi loin, il s’en trouve aussi des exemples dans la littérature médiévale : dans la
Première Continuation du Perceval, Carados force son père, le magicien Eliaurès, à s’accoupler successivement avec une levrette, une truie et une jument. La
levrette donne naissance à un chien, nommé Guinalot, frère de Carados :
La levrette avec laquelle il coucha
En a conçu un chien
Qui fut appelé Guinalot.
C’était le frère de Carados22.
Quel est donc le sens de l’origine bestiale d’Attila ? Il va de soi qu’elle devait
souligner la monstruosité du personnage et, par contraste, exalter la valeur
de ses ennemis, défenseurs du christianisme et de l’Italie. Selon une antique
tradition, les Huns seraient les descendants des sorcières goths, chassées loin
de leur peuple, et fécondées par des démons (« esprits immondes »). D’après
le récit d’Orose, rapporté par Jordanès, Filimer, roi des Goths, découvrit parmi eux en Scythie des magiciennes appelées « haliarunnes » (haliurumnas).
Il les chassa et les condamna à errer dans une contrée désertique. C’est alors
que des « esprits immondes » qui y vagabondaient s’accouplèrent avec elles.
20
Voir M. Dobrovits, « Maidens, Towers and Beasts », dans The Role of the Women in the Altaic World, V. Veit ed., Wiesbaden, Harrassovitz Verlag, 2007 (Asiatische Forschungen 152), p.
47-55, qui se réfère aux travaux de B. Ögel, Türk Mitolojisi I, Ankara, 1971.
21
A. H. Krappe, « La légende de la naissance miraculeuse d’Attila, roi des Huns », Le Moyen
Âge, 41 (1931), p. 96-104.
22
The Continuations of the Old French “Perceval” of Chrétien de Troyes, The First Continuation, éd. W. Roach, Philadelphia, 1949-1955, v. 6201-6204.
68
Edina Bozoky
Puis elles donnèrent naissance « à cette race barbare entre toutes, qui d’abord
se cantonna dans le marais, rabougrie, hideuse et chétive, une race d’hommes pour ainsi dire dont on ne parlait dans aucune autre langue que dans ce
qui leur tenait lieu de langage humain »23. Dans l’historiographie médiévale
hongroise, où Attila et les Huns reçoivent une représentation positive, cette légende de l’origine démoniaque est réfutée à force d’arguments scripturaires et
rationnels. Citant les versets de Luc « un esprit n’a ni chair ni os » (24,39) et de
Jean « ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit »
(3, 6), Simon de Kéza (vers 1282-1285) affirme contraire à la nature et à la vérité l’idée que les esprits puissent engendrer, puisqu’ils ne sont pas pourvus
d’organes naturels. Ainsi, il est évident que les Hongrois (Huns) descendent
d’un homme et d’une femme comme les autres nations du monde24.
La théorie de la génération démoniaque des Huns est bien connue au Moyen
Âge ; après 1230, le thème disparaît des débats théologiques, même si les traités démonologiques le citent de nouveau au XVe et au XVIe siècle (tel Jean Wier,
De prestigiis daemonorum, Bâle, 1583)25.
Dans notre légende, la procréation bestiale remplace l’ascendance démoniaque. Au Moyen Âge, on croyait en la possibilité d’unions fertiles entre bêtes et
humains ; les fruits de telles unions, des hybrides, furent considérés comme
des monstres. Aux XIIIe et XIVe siècles, les monstres, résultats d’une transgression, sont les incarnations favorites du Diable26. Ajoutons que selon certains théologiens médiévaux, les enfants monstrueux nés de rapports bestiaux
ne peuvent pas recevoir le baptême27. De cette façon, Attila, un être hybride, se
trouve autant que faire se peut exclu du monde chrétien. Plus concrètement, le
motif de l’origine canine d’Attila semble être lié à l’assimilation des païens aux
23
Jordanès, Histoire des Goths, § XXIV, Introduction, trad. et notes d’O. Devilliers, Paris, Les
Belles Lettres, 1995, p. 48-49 ; texte lat. éd. Th. Mommsen, Monumenta Historiae Germanica,
Auctores Antiquissimi, V/1, p. 89.
24
Simon de Kéza, Gesta Hungarorum, éd. A. Domanovszky, Scriptores rerum Hungaricarum
tempore ducum regumque stirpis Arpadianae Gestarum, t. I, Budapest, 1937, p. 141-142. Voir E.
Bozoky, « La représentation idéale d’Attila et de son royaume dans l’historiographie médiévale
de Hongrie », dans Royautés imaginaires (XIIe-XVIe siècles), textes réunis par A.-H. Allirot, G.
Lecuppre et L. Scordia, Turnhout, Brepols, 2005, p. 19-31.
25
Voir M. Van der Lugt, Le ver, le démon et la Vierge. Les théories médiévales de la génération
extraordinaire, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 254, 257, 296, 347, 505.
26
Ch. Ferlampin-Acher, Fées, bestes et luitons, Paris, 2002, p. 295-296.
27
M. Van der Lugt, « L’humanité des monstres et leur accès aux sacrements dans la pensée
médiévale », dans Monstre et imaginaire social. Approches historiques, dir. A. Caiozzo et A.-E.
Demartini, Paris, Creaphis, 2008, p. 147.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne
69
chiens. L’origine de la métaphore chiens/païens se trouve dans l’Ancien Testament (Psaume LIX = Vulgate LVIII) : les païens sont comparés aux chiens qui
rôdent autour de la ville en aboyant. Les auteurs chrétiens commentent surtout un passage de l’Évangile de Matthieu (XV, 21-28) où les Cananéens sont
assimilés à des chiens. Après Tertullien, Lactance, Augustin et Jérôme, l’usage
de cette métaphore se répand au Moyen Âge28, non seulement dans la littérature théologique mais aussi dans les chansons de geste, et ceci jusqu’à la fin
du Moyen Âge. Notre légende donne corps – littéralement – à cette métaphore
par le motif de la naissance d’Attila, personnage représentant le païen par excellence et, de surcroît, dans la Guerra d’Attila, le païen mahométan, tout cela
situé dans une véritable ambiance de croisade.
Avant d’examiner l’arrière-plan idéologique et politique de la légende, nous
devons jeter un regard sur le dernier élément constitutif du récit, à savoir
l’explication « rationaliste » - en fait, hypocrite – donnée par un sage ou par
un Juif sage de l’aspect canin d’Attila. Il s’agit de la théorie de l’influence de
l’imagination sur le fœtus – appelée théorie « imaginationiste » ou « imaginiste ». Elle est attestée chez les philosophes antiques. Ainsi, le pseudo-Plutarque rapporte l’opinion d’Empédocle (Ve siècle av. J.-C.) selon laquelle l’imagination de la femme joue un rôle lors de la conception : « souvent, des femmes
ont été amoureuses d’images et de statues, et ont enfanté des enfants semblables à icelles »29. De même, Pline l’Ancien affirme que « les ressemblances du
fœtus tiennent à l’imagination ... au moment de la conception »30. Les auteurs
médiévaux « considèrent que l’image imprimée dans l’esprit visuel ou l’esprit
fantastique dans le cerveau se propage à travers le corps et infecte enfin la semence » 31. Ils se réfèrent le plus souvent au récit biblique de Laban et de Jacob
(Genèse, XXX et XXXI). Dans notre légende, cette justification savante est
censée disculper la princesse et, surtout, induire en erreur son mari. Il n’est
pas étonnant que dans la version de la Guerra d’Attila l’explication fallacieuse
vienne d’un Juif, personnage considéré comme éminemment pervers.
28
Voir G. Bührer-Thierry, « Des païens comme chiens dans le monde germanique et slave du
haut Moyen Âge », dans Impies et païens entre Antiquité et Moyen Âge, dir. L. Mary et M. Sot,
Paris, Picard, 2002, p. 175-187.
29
Ps.-Plutarque, De l’opinion des philosophes, livre V, ch. XII.
30
Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre VII, X, 2.
31
Voir M. Van der Lugt, op. cit., p. 128.
70
Edina Bozoky
Bien que certains motifs de la légende aient incontestablement une allure folklorique, leurs sources ne peuvent pas être identifiées. Par ailleurs, l’utilisation de
ces motifs est quelque peu biaisée : dans les contes folkloriques, ce sont les enfants supposément bestiaux qui sont destinés à mourir ou qui sont transformés
en animaux, tandis qu’ici c’est le géniteur animal qui est mis à mort. En ce qui
concerne l’auteur de la Guerra, selon ses propres dires, il n’a pas puisé ses matériaux dans des contes oraux ; au contraire, il affirme avoir cherché des écrits sur
Attila dans le Frioul, en Istrie, en Chalor, dans La Marche et en Lombardie :
In Friul me sui penéz, in l’Istrie et in Chalor,
In la Marçhe et in Lomgbardie et in mant terres et bor
Por atrover li escript de Atille et la flor ;
Et quant n’ai trouvez, in longaçe Franchor
L’oie tot translaté. (ch. XVI, v. 6089-6096)
Il prétend même qu’il a trouvé dans le Frioul une histoire en français et en
bourguignon : il parle d’une histoire vraie qui aurait été écrite en latin par un
certain Thomas d’Aquilée, scribe du patriarche Nichete (ch. V) :
L’istoire vos dirai si con script Nicolais,
Que la veraie ystoire in croniche atrovais,
E sor un bon auctor, que fist un clers verais,
Que nez fu d’Aquillee ; li son non fu Thomais,
Dou patriarçhe Nichete fu scriban au palais ;
I l’a script in latin au temps de li forfais... (ch. V, v. 452-457)
Le caractère fictif de ces indications est tout à fait probable. Le contexte
idéologique et politique de la composition de notre légende est complexe.
Tout d’abord, la mauvaise image du roi hongrois/hun peut s’expliquer, au
moins en partie, par les conflits d’intérêts qui opposaient Venise et le roi de
Hongrie, Louis d’Anjou, en particulier en Dalmatie. En 1358, Venise a dû
renoncer – provisoirement – à cette région. Raffaino de Caresini, parlant en
1373 des dévastations de Louis d’Anjou dans le Frioul, s’étonne de la barbarie d’un tel roi « qui descend non pas d’Attila flagellum Dei mais du roi très
chrétien de France » 32.
32
Raffaino de Caresini, Chronica, éd. E. Pastorello, Rerum Italicarum Scriptores XII, Città di
Castello, 1942, p. 22.
La naissance d’Attila dans la littérature médiévale franco-italienne
71
Mais le regain de popularité littéraire d’Attila, présenté comme un ennemi
païen assimilé aux Sarrasins, s’explique avant tout par l’atmosphère générale
qui réactualise l’idée de croisade. Elle se reflète aussi dans un certain nombre de
chansons de geste tardives, « textes nourris du rêve de croisade qui hante le XIVe
siècle » 33. Dans la Guerra d’Attila, le roi Attila est clairement assimilé aux Sarrasins mahométans et le thème principal de l’épopée est la défense du christianisme contre les destructeurs païens, désignés comme « mahométans ». La guerre
menée par Attila n’a d’autre but que l’anéantissement du christianisme. À cette
époque, Attila est devenu une figure cristallisant les craintes et les obsessions
face à l’Ennemi emblématique, qui est le Sarrasin musulman. Pour l’auteur de
l’épopée, peu importe que Mahomet ait vécu au VIIe siècle et Attila au Ve…
Avec l’avancée menaçante des Turcs ottomans aux siècles suivants, une version abrégée de la Guerra d’Attila connaît une véritable diffusion populaire
grâce à des poèmes et des livrets imprimés. En 1472, on publie à Venise un
Libro d’Attila34, poème italien qui se répand en Italie du Nord au XVIe siècle.
Plusieurs strophes chantent l’histoire de la naissance d’Attila sur le ton d’une
rhapsodie populaire (III-XII). La fille du roi de Hongrie est qualifiée de « belle
comme l’étoile du matin au ciel » (una figliuola tanto bella / Quanto è nel ciel
la mattutina stella). Son père l’enferme dans une tour avec le petit chien :
Ed in sua compagnia un cagnoletto
Le diede, acciò seco si trastullasse ;
Ma la fanciulla il prese un di nel letto
E come, non so dir, l’accarezzasse,
So ben che ne segui un i tristo effetto ;
Perchè ella di lui pregna restasse
Si dice ; ma però comunque sia
V’è chi la crede, e chi l’ha per bugia.
Quand le père apprend que sa fille est tombée enceinte, il éprouve une telle
colère qu’il maudit le ciel, les étoiles et le soleil. Il marie sa fille à un noble chevalier, riche, gentil, d’un haut et grand lignage.
33
C. Roussel, « L’automne de la chanson de geste », Cahiers de recherche médiévale, 12 (2005),
p. 15-28, ici p. 26.
34
Attila, flagellum Dei. Poemetto in ottava rima riprodotto sulle antiche stampe, éd. A. d’Ancona, Pise, Tipografia Nistri, 1864.
72
Edina Bozoky
En Italie, les éditions nombreuses de livrets de colportage témoignent de la
popularité de l’histoire fabuleuse de la vie et des actions d’Attila jusqu’au XIXe
siècle. Leur plus grande vogue se situe entre 1490 et 1510. Fabriqués dans les ateliers typographiques de Venise ou de ses possessions de terre ferme (Trévise),
ces livrets comprennent entre 18 et 52 feuillets et sont ornés en général d’une
seule xylographie, empruntée à l’illustration d’autres textes littéraires... 35 Leur
succès s’explique en partie par la vocation de Venise dans la défense de l’Occident face à l’ennemi ottoman (musulman) dont Attila représentait l’archétype.
En 1565 est rédigée l’adaptation en prose de la première partie de la Guerra d’Attila par Giovan Maria Barbieri (1519-1574), important philologue,
sous le patronage d’Alfonso d’Este. Le texte est publié à Ferrare en 1568,
puis à Venise en 1569. Sebastiano Erizzo (1525-1595) insère une nouvelle intitulée Del nascimento di Attila re degli Ungheri dans son recueil Le sei giornate (1567)36. De même, le thème de l’engendrement d’Attila par un chien
apparaît dans le folklore du Frioul et de l’Istrie37, probablement sous l’effet
de la littérature de colportage.
La légende de l’origine canine d’Attila a influencé sa représentation sur les
médailles et gravures du XVe au XVIIIe siècle. Attila y est figuré le plus souvent avec un visage humain, mais pourvu d’oreilles pointues de chien38.
35
Voir A. Grossi, « Attila nelle opere a stampa del XVI-XIX secolo », dans Attila e gli Unni.
Mostra itinerante [catalogue], L’Erma di Bretschneider, 1996, p. 123-132 ; P. Devilla, « Attila flagellum Dei in alcune incisioni dal XV al XIX secolo », ibid., p. 132-138 ; A. R. Girard, « Un Attila
de papier », dans Attila. Les influences danubiennes dans l’ouest de l’Europe au Ve siècle. Textes
réunis et présentés par J.-Y. Marin [catalogue], Caen, Musée de Normandie, 1990, p. 148-152.
36
S. Erizzo, Le sei giornate, Rome, Salerno, 1977, p. 314-315.
37
Voir A. von Mailly, Leggende del Friuli e delle Alpi Giulie, Gorizia, 19863 ; A. Brioni, « La leggenda di Attila con speciale riferimento all’Istria », Studi Goriziani, 6 (1928), p. 49-70.
38
Voir E. Babelon, « Attila dans la numismatique », Revue numismatique, 1914, p. 315-316.
Le complexe de Grisélidis et l’inceste
des deux sœurs
Krisztina Horváth
Université Eötvös Loránd de Budapest
Nous avons eu l’occasion dans un ouvrage paru sous la direction de Katalin Halász1, de proposer une étude comparative de certains lais de Marie de
France qui ne répondent pas à l’appellation de « lai breton », autrement dit qui,
dans la classification critique traditionnelle, n’entraient pas dans la prestigieuse catégorie des lais arthuriens, ne véhiculant pas à première vue les thèmes et
motifs de la fameuse « matière roulante », dite de Bretagne.
Longtemps ces textes se sont contentés du modeste titre de « lais narratifs »
ou « courtois », puis la critique y a revisité la part du merveilleux, considéré
dans ses différents aspects : tant dans ses manifestations « au degré zéro » –
présence ou non de motifs2 merveilleux –, que plus généralement dans la thématique merveilleuse3 apparemment privée de tout élément surnaturel, « vidée » des motifs merveilleux. Outre la diversité thématique, on a récemment
observé l’étonnante unité esthétique de l’œuvre de Marie de France : « brièveté » traduisant l’intensité des émotions et sobriété délibérée qui relève de
l’esthétique du conte sont les clés du charme de ces textes et de leur réputation
durable, ainsi que l’a fort bien montré Philippe Ménard4.
Au cœur de ces contes, on l’a maintes fois dit, se trouve l’aventure merveilleuse qui prend le plus souvent la forme d’une rencontre amoureuse.
1
« Les complexes de Marie de France », Études de littérature médiévale, Studia Romanica de
Debrecen, Series Litteraria fasc. XXII, Debrecen, 2000, p. 47-63.
2
A titre d’exemple, citons l’article de François Suard, « L’utilisation des éléments folkloriques dans le lai du Frêne », Cahiers de Civilisation Médiévale, 1978, p. 43-52.
3
Voir l’étude de Christine Martineau-Génieys, « La merveille du Frêne », dans Hommage
à Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, t. II, p. 925-939.
4
Philippe Ménard, Les Lais de Marie de France : contes d’amour et d’aventure du moyen âge,
Paris, PUF, 1979.
74
Krisztina Horváth
Au centre des lais « non féeriques » de Marie de France se retrouvent avec
une étonnante constance les péripéties d’un amour « problématique », déchiré et douloureux, où les cœurs ne vibrent pas toujours à l’unisson et
où les conflits sont surtout intérieurs, la fidélité éprouvante et la jalousie
cruelle et destructrice. Nous avons dégagé de ces amours tumultueuses
quelque chose qui ressemble fort à ce que la critique du vingtième siècle
appelle « un mythe personnel » (pour parler de métaphores obsédantes) et
par là même nous avons tenté de vérifier à quel point ces catégories de la
critique moderne sont pertinentes pour l’œuvre d’un auteur du XIIe siècle, dont la personnalité se dérobe toujours à nous, mais qui, à la lumière
d’études plus récentes, nous paraît de plus en plus « moderne », authentique et réaliste. Ses choix, tels que les donnent à voir la composition concise
et précise des textes, trahissent certaines préoccupations psychologiques
ou sentimentales bien identifiables.
Nous nous proposons aujourd’hui de présenter un travail d’approfondissement sémantique réalisé sur la base de résultats d’un recoupement de
différents relevés de motifs et de thèmes confrontés à des théories anthropologiques et psychanalytiques plus récentes portant sur la parenté et plus
précisément sur l’inceste.
Après tant de débats, de critiques formulées à l’encontre des systèmes de
classification – que ce soit celle des contes-types ou celle des motifs narratifs – le conte reste toujours la grande affaire des médiévistes et ceci depuis
les premières collectes, voici donc près de deux siècles. Il n’en est que d’autant
plus regrettable que certaines questions d’ordre méthodologique concernant le rapprochement, la confrontation, la comparaison du conte et du récit médiéval n’aient toujours pas trouvé de réponses satisfaisantes. Avant que
le médiévisme ne s’en trouve quelque peu rougissant, nous aimerions rappeler quelques constats relatifs à la méthodologie des rapprochements thématiques5, constats accablants faits par Anita Guerreau-Jalabert qui allait publier
une décennie plus tard une nouvelle ramification des index « aarnethompsoniens » existants. Dans l’article cité, l’auteur observe, preuves à l’appui :
La redondance du catalogue et la liste longue mais en partie répétitive des
motifs.
Le caractère souvent vague de l’index matriciel.
5
Anita Guerreau-Jalabert, « Romans de Chrétien de Troyes et contes folkloriques. Rapprochements thématiques et observations de méthode », dans Romania, No.104, 1983, p. 1-48.
Le complexe de Grisélidis et l’inceste des deux sœurs
75
Le caractère approximatif de certains motifs, dû en partie à un manque de
définition en compréhension et en extension de certains d’entre eux. Il en est
ainsi par exemple du motif de l’interdit ou de l’Autre Monde, notions relevant évidemment du merveilleux, entité s’avérant elle-même par la suite fort
problématique. En effet, si l’on souhaitait par exemple prendre pour base la
répartition théorique todorovienne dont les critères décisifs sont disposition
mentale et réaction affective du récepteur, très vite le critique médiéviste se
heurterait à des obstacles de fait, comme par exemple l’éloignement temporel
et le contexte idéologique – disons pour simplifier – chrétien, qui excluraient
d’emblée la possibilité d’une adhésion inconditionnelle à la réalité du phénomène merveilleux. Par la suite, certains critiques comme Francis Dubost ont
« coupé le nœud gordien » en préférant appeler fantastiques les phénomènes
merveilleux – ceux donc relevant de l’altérité –, qui ont pu être observés dans
le corpus médiéval.
Le quatrième point de la critique d’Anita Guerreau-Jalabert visait la documentation trop étroitement anglo-saxonne et surtout américaine à laquelle Stith Thompson limitait son enquête. L’insuffisance de la prise en compte
de la littérature critique allemande et française explique en effet que certains
motifs qui nous tiennent à cœur – tel que le combat pour l’épervier, la chasse
au blanc cerf ou le don contraignant, l’entrée du héros à cheval dans un palais
ou encore le verger d’amour (jardin – lieu de rencontre entre l’homme et la
femme) soient passés presque inaperçus.
Enfin, l’usage du motif-index est jugé problématique, car derrière l’ensemble apparemment « rigoureusement ordonné » se dessine un système
trop compliqué de renvois et « une inorganisation fondamentale » due en
partie à l’insuffisance de la réflexion théorique portant sur la définition
même de ce que sont un « motif » et la « folk-literature ». En résultent des
« hasards de lecture », le choix discutable du corpus même et « l’émiettement des contenus narratifs » qui consiste à voir apparaître une même séquence narrative avec des définitions tantôt différentes, tantôt redondantes. Ainsi par exemple, pouvons-nous faire correspondre à l’anneau dans
Yvain ou le chevalier au lion une dizaine de motifs répartis dans plusieurs
séries numériques.
Le verdict est assez sévère : « La vaste typologie qui prétend organiser
cette volumineuse mais informe matière, elle ne pouvait difficilement être
autre chose qu’un assemblage de fiches de lecture, tant bien que mal regroupées en quelques séries thématiques ». L’auteure d’en conclure à l’inaptitu-
76
Krisztina Horváth
de du motif à rendre compte des thèmes d’un texte donné et au « caractère
éclaté de ce matériau », qui le rend comparable à un puzzle.
C’est suite à ces observations qu’elle a publié son propre index6, se pliant en
quelque sorte à une « mauvaise coutume » ou, si l’on préfère, à un consensus
scientifique, même si « l’incohérence du Motif-Index est incontestable » et si
« on peut regretter qu’il ait servi de base confiante à d’autres chercheurs »7. Il
faut reconnaître que les réaménagements ultérieurs des catalogues de conte –
grâce à leur double, voire triple système d’entrées – tiennent compte en partie
des critiques formulées précédemment8.
Finalement, nous n’avons peut-être pas à rougir tant que cela de nos problèmes de médiévistes : à en croire Josiane Bru9, il semblerait que les folkloristes éprouvent des difficultés intellectuelles et pratiques similaires aux nôtres,
quand il s’agit d’intégrer à une classification existante des collectes enregistrées plus récemment (depuis les années 1960 !), tellement serait grande la disparité entre la typologie des analystes et la typologie autochtone. Si bien que
Josiane Bru avoue par exemple ne répertorier que les contes déjà transcrits
et publiés, afin de « préserver la cohérence » du catalogue existant – à entendre comme « recensement de contes séparés du reste de la parole conteuse »,
contes dont Josiane Bru nous rappelle que ce « sont des moments de parole
cohérents mais isolés de leur contexte d’énonciation » ! Le document sonore
n’est donc tout simplement pas « aarnethompsonable » et seule l’est la transcription stérilisée, dépouillée notamment de l’intention du conteur et en général de tous les éléments qui relèvent de la performance et peuvent fondamentalement modifier la tonalité, voire le genre, du récit.
Que pourrions-nous dire alors, nous médiévistes, du texte littéraire manuscrit, de cette « manuscriture » qui, tout autant que le conte, est parole
conteuse isolée de son contexte d’énonciation ? N’est-elle peut-être pas même
encore beaucoup plus isolée que la performance orale contemporaine ? Si les
6
Anita Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en
vers (xiie-xiiie siècles), Genève, Droz, « Publications romanes et françaises » CCII, 1992.
7
Jean-Jacques Vincensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, Nathan, 2000, p. 47.
8
Hans-Jörg Uther, The Types of International Folktales : A Classification and Bibliography.
Based on the System of Antti Aarne and Stith Thompson, FF Communications no. 284-286, Helsinki, Suomalainen Tiedeakademia, 2004.
9
Josiane Bru, « Le repérage et la typologie des contes populaires. Pourquoi ? Comment ? »,
Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS [En ligne], 14 | 1999, mis en ligne le 01 octobre 1999,
consulté le 01 février 2011. URL : http://afas.revues.org/319
Le complexe de Grisélidis et l’inceste des deux sœurs
77
catalogues existants ne peuvent être considérés tout au plus que comme des
grammaires – il serait plus judicieux de dire : des dictionnaires – reflétant
donc un état de la langue et non pas de la parole, peut-on espérer une amélioration fonctionnelle de ces outils, tout comme le folkloriste espère que
de nouveaux critères d’entrée seront conçus ? Est-il vrai ou toujours vrai
qu’« une indexation satisfaisante [ne] devrait résulter en théorie que de l’interprétation détaillée et globale des récits » ?
Premier constat : une telle interprétation – en supposant même qu’elle puisse exister – ne rendrait compte que du seul texte littéraire individuel. Au lieu
donc de permettre des croisements, des recoupements etc., cette interprétation ne ferait qu’isoler le texte en introduisant chaque fois de nouveaux critères ou, pis encore, des types ou des motifs inédits.
Rappelons deuxièmement que le sens d’un récit ne réside aucunement dans
l’assemblage de ses séquences, mais dans leur articulation. Dans le contexte
folklorique, l’articulation des motifs donne les contes-types, mais le texte littéraire est quant à lui absolument irréductible à des récits-types – réduction
à laquelle l’Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en
vers ne s’essaie pas, bien entendu, mais au lieu de laquelle il propose – comme le font plusieurs ouvrages similaires – un relevé, dans l’ordre de chaque
texte, des motifs retenus. Cet index inverse facilite l’accès au corpus, ce qui
suffit à expliquer le recours à ce genre de redistribution dans les outils folkloriques correspondants. Un tel relevé par vocables (subjects) facilite ainsi la circulation dans la dernière édition du Types of the Folktale. Malheureusement,
à l’usage, la consultation de ces redistributions s’avère quelque peu décevante :
c’est ce que nous aimerions illustrer dans ce qui suit par l’exemple de quelques
lais de Marie de France.
Il nous semble que nous sommes aujourd’hui en mesure d’étoffer un peu
plus la « séquence stéréotypée » que nous avons choisi de surnommer le « complexe de Grisélidis ». Pour ce faire, nous avons encore une fois pris d’assaut les
index de motifs et autres catalogues de contes-types, nous détachant de la catégorie des contes merveilleux pour examiner une autre branche du folklore,
qui, dans la plupart des catalogues de ce genre, sera proposée dans un volume
différent de celui des contes de fée, souvent tout simplement parce que le travail d’enregistrement (« aarnethompsonisation » !) des recueils procède systématiquement par genres folkloriques. Ainsi le Delarue-Tenèze10, tout comme
10
Les deux mille pages de la dernière édition de cet ouvrage tiennent en un seul volume repre-
78
Krisztina Horváth
le catalogue hongrois de Kriza Ildikó, ne recense que dans les derniers volumes les contes dits « réalistes » (ou « contes-nouvelles », pour le catalogue hongrois), parmi lesquels se trouve le conte-type AT 900 King Trushbeard. (Le titre hongrois du conte, Rigócsőr király vient de l’allemand König Drosselbart.)
Pour le catalogue Delarue-Tenèze, il s’agit des différentes versions de « la
mégère apprivoisée » et nous pourrions bien sûr nous interroger sur la pertinence du vocable retenu, si les accents du conte ne tenaient pas à des particularités régionales voire individuelles. Rappelons-en brièvement le squelette :
Une princesse refuse (pour différents motifs) ses prétendants
les couvrant de ridicule (surnom, sobriquet).
La colère paternelle l’oblige à épouser le premier venu (en réalité un roi).
Après le mariage (la jeune femme étant enceinte) le couple est chassé.
Le prince déguisé fait subir les pires humiliations à son épouse qui se retrouve à son insu servante dans son propre palais.
À l’occasion des prétendues noces du prince, l’homme, devant la cour, humilie encore son épouse (prise en flagrant délit de vol).
Il finit par se révéler et les noces officielles sont célébrées.
Là encore, le résultat des recoupements de motifs serait certes plutôt maigre, mais beaucoup plus concret : il s’agit pour l’essentiel du motif H 461.2 Test
of mistress’, wife’s patience: attendance at wedding to another. Et nous voilà au
cœur même du noyau sémantique de ce complexe de Grisélidis.
Quels liens sont susceptibles d’apparaître entre le schéma de conte réaliste
de la « mégère apprivoisée » ou de l’épouse persécutée – que l’on retrouve par
exemple dans les histoires relatives à « la jeune fille aux mains coupées » – et la
merveille du Fresne ?
Pierre Gallais « apparente »11 la nouvelle de Boccaccio et le lai de Marie de
France au conte-type AT 706, procédant donc comme par parataxe, par rapprochements12. En passant, une allusion est faite à un autre conte-type, qui
n’est d’ailleurs pas relevé dans les régions françaises et francophones, mais
amplement attesté en Allemagne et en Autriche-Hongrie, ou encore dans les
nant les quatre tomes publiés entre 1976 et 1985 : Paul Delarue, Marie-Louise Tenèze : Le conte populaire français. Catalogue raisonné des versions de France, Maisonneuve et Larose, 2002.
11
Nous n’aimons pas ce verbe, mais il exprime bien ici un certain geste ultérieur qui, sur la
base d’une familiarité « ressentie » par le critique entre deux textes, effectue un rapprochement
peu argumenté, presque instinctif.
12
Pierre Gallais, La Fée à la fontaine et à l’arbre, un archétype du conte merveilleux et du récit
courtois, Amsterdam, Rodopi, 1992, p. 166.
Le complexe de Grisélidis et l’inceste des deux sœurs
79
territoires slaves avoisinants ou les Balkans. Il s’agit du type AT 710 La nièce
de Notre Dame, très proche de La fille aux mains coupées. Les situations de
base sont similaires – une enfant promise à un être surnaturel –, mais, dans ce
cas-là, ce n’est pas au diable, mais soit à la Vierge, soit à une dame noire (vraisemblablement l’une de ces Vierges Noires très appréciées dans ces régions).
Celle-ci élève dans sa noire demeure – temple, palais ou, comme dans le cas
du Fresne, une abbaye – la jeune fille comme sa propre nièce, mais avec une
interdiction. La jeune fille va cependant transgresser cet interdit, dont c’est
d’ailleurs la raison d’être, et s’enfuir avec un roi, auquel elle donnera des enfants. Sa marraine va les lui ravir et, à cause de son mutisme, elle sera accusée
d’infanticide, puis, après avoir confessé son péché, sauvée in extremis du bûché. Ses enfants lui seront rendus etc.
Du recoupement de ce schéma folklorique avec les résumés proposés par
l’Index d’Anita Guerreau-Jalabert nous obtenons ce qui semble de nouveau
un assez maigre butin. Les seuls éléments en commun sont les suivants :
R 131 Exposed or abandoned child rescues
R 131.9 Porter rescues abandoned child
R 131.18 Pious woman rescues abandoned child
(La distribution sémantique est quelque peu discutable, car il s’agit d’une
série d’événements successifs qui ne procède pas par spécification, mais par
suite logique : on s’approche concentriquement du lieu sacré, du centre mythique où la jeune fille va poursuivre son évolution jusqu’à la maturité sexuelle.)
Un élément récurrent semble encore faire obstacle à l’adéquation du schéma
au Lai du Fresne. Comme le Fresne, les jeunes filles du conte sont abandonnées à deux reprises : enfant, puis abandonnées par leur conjoint, après avoir
donné naissance à des enfants, le plus souvent des jumeaux ! (T 587 Persécution de la mère ayant accouché de jumeaux, aux cheveux d’or.) Or, s’il est bien
question de gémellité chez Marie de France, ce motif a probablement été déplacé par l’auteur et l’on peut même avancer que c’est là l’un des procédés de
« conjointure », savants et conscients, qui lui sont propres. Nous pouvons citer
ici l’exemple de Lanval, où le motif déclencheur du schéma folklorique, à savoir le méfait initial – motif de la femme de Putifar–, se trouve, pour des raisons de construction et d’effet dramatique évidentes, transféré du début au
milieu de l’intrigue, introduisant ainsi chez Marie de France la longue séquence de procès judiciaire qui prend de cette manière une toute autre envergure.
En ce qui concerne le Fresne, c’est bien la gémellité qui induit la situation
enclenchant la suite des événements et qui constitue le motif du premier
80
Krisztina Horváth
abandon de l’héroïne. Mais la question des jumelles revient également dans
le nœud du lai, lors de l’ultime épreuve de l’héroïne, quand Goron s’apprête
à épouser le Coudre, sa sœur jumelle. (Rappelons que le marquis de Saluces,
dans le Décaméron, organise quant à lui, ses prétendues noces avec la fille de
Griselda). Outre la théorie psychanalytique du complexe et donc de la représentation liée à quelque chose comme « un mythe personnel » chez l’auteur,
l’anthropologie historique (à laquelle nous nous proposons d’avoir maintenant recours) va nous permettre de recontextualiser le texte littéraire. Les
études portant sur les modes de l’organisation sociale ont souvent placé la
parenté au cœur de leurs préoccupations : l’articulation des réseaux de parenté obéit à des règles d’alliance et de consanguinité. Dans la terminologie
actuelle, qui semble toujours un peu confuse, quelques précisions s’imposent. Même si les structures de parenté offrent de notables variations suivant
l’époque et la zone d’observation, un facteur unificateur et de renforcement
des parentés par alliances est partout observé, à savoir le mariage chrétien,
unique et indissoluble. Par ce biais l’Église intervient dans la détermination
d’une partie au moins des règles d’alliance et aussi dans le contrôle de leur
application, au moyen par exemple de la publicité de l’acte qui permet de vérifier l’absence de tout empêchement, les cas d’empêchement ayant été à diverses reprises définis par cette même Église au cours du Moyen Âge. Il s’agit
essentiellement de règles de prohibition et, à partir de la fin du XIXe siècle, de
nombreuses théories13 concernant leur origine et leur fonction ont vu le jour.
Pour l’anthropologie structurale, la prohibition de l’inceste et l’institution
systématique de différentes chaînes d’union préférées sinon prescrites permet
d’édifier une société humaine authentique, sur la base artificielle des unions
par alliance. Une théorie plus récente de Françoise Héritier14 complète les précédentes en faisant apparaître l’inceste et sa prohibition comme étroitement
liés dans chaque culture à des ensembles totaux de représentations qui portent sur la personne, sur l’organisation sociale, sur le monde et sur les rap13
Nous ne retiendrons à cet endroit que les exemples suivants :
Émile Durkheim, La prohibition de l’inceste et ses origines, (1897), Paris, Payot, 2008. Une édition numérique est disponible : http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.due.pro4
Sigmund Freud, Totem et tabou (1912), Paris, Payot, 1951 (pour la première traduction française), Paris, Payot, coll. «Petite Bibliothèque Payot», 2004.
Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1949 ; nouv. éd. revue, La Haye-Paris, Mouton, 1968.
14
Françoise Héritier, Les deux soeurs et leur mère : anthropologie de l’inceste, Paris, Éd. Odile
Jacob, 1994 ; rééd. 1997.
Le complexe de Grisélidis et l’inceste des deux sœurs
81
ports de chacune de ces trois entités entre elles. Étudiant différentes cultures,
preuves textuelles à l’appui, elle démontre qu’à côté – et peut-être même, en
amont – de l’inceste entre consanguins, il existe un inceste de deuxième type,
« l’inceste des deux sœurs », qui implique que la relation incestueuse existe
non seulement entre les partenaires, mais aussi entre les deux consanguins du
même sexe partageant le même partenaire sexuel. Ici, le critère constitutif de
l’inceste sera la mise en contact d’humeurs (substances, liquides) identiques,
parce que cela met en jeu ce qu’il y a de plus fondamental dans les sociétés humaines : la façon dont elles construisent leur catégorie mental de l’identique et
du différent15. Sur ce point, les versets du Coran et du Lévitique sont formels
et une étude contrastive déployée sur plusieurs cultures et produits culturels
conduit à affirmer que « cet inceste du deuxième type est même conceptuellement à l’origine vraisemblablement de la prohibition de l’inceste telle que
nous la connaissons, du premier type et non de l’inverse »16. Pour l’auteure en
tout cas, toute la législation qui a suivi en droit canon et en droit civil concernant les interdits sur l’alliance a été calquée sur les interdits de consanguinité
et elle est restée en vigueur très longtemps, alors qu’elle ne s’appuie sur aucun
risque biologique, s’agissant de parents par alliance ! Rappelons en outre que
« cette extension de la notion d’inceste » devait s’accompagner « d’un élargissement de l’espace interprétatif et, partant, des enjeux de l’interdit de l’inceste, qui engage désormais une économie du « symbolique » – au sens large,
cette fois, de ce qui n’est pas réductible à la seule dimension matérielle, économique ou sociale »17.
Pour conclure provisoirement sur l’impact de cette question en littérature,
nous pensons que cet inceste du deuxième type pourrait bien être le chaînon
sémantique manquant entre les récits en question et les types de conte mentionnés, dont on a pu observer la combinaison, sans pour autant avoir réussi à
approfondir les raisons sémiologiques de ce phénomène d’affinité, notion établie en folklore par Ortutay Gyula18 dans les années 1950.
15
Françoise Héritier, Un problème toujours actuel : l’inceste et son universelle prohibition,
Collegium Budapest, 1996, p. 7.
16
Ibid., p. 10.
17
Voir plus amplement sur le sujet : Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich, « Étendre la
notion d’inceste : exclusion du tiers et binarisation du ternaire », A contrario, 1/2005 (Vol. 3),
p. 5-13.
UR
L : www.cairn.info/revue-a-contrario-2005-1-page-5.htm.
18
L’affinité définit dans la littérature orale une parenté formelle ou sémantique entre œuvres,
82
Krisztina Horváth
En conclusion, si nous pouvons soutenir aujourd’hui que Fresne, l’histoire du marquis de Saluces et Eliduc sont en affinité avec les contes-types AT
706 (La jeune fille aux mains coupées), AT 707 (Les enfants aux cheveux d’or),
AT 710 (La nièce de la Vierge), mais aussi avec le conte-nouvelle type 900 (La
mégère apprivoisée), c’est en raison d’un noyau sémantique unique, élément
constituant de ce que nous avons choisi d’appeler le complexe de Grisélidis19.
Ce noyau est en outre indissociable de la notion anthropologique et psychique de l’inceste des deux sœurs, car ce qui rend les souffrances de nos héroïnes
proprement insoutenables, c’est qu’elles sont toutes éprouvées dans une situation de rivalité d’autant plus interdite que cette rivalité oppose deux personnes du même sexe déjà en rapport d’extrême proximité.
qui permet et favorise la naissance, mais aussi la combinaison des variantes. (En philologie textuelle on va parler de contamination.) Ortutay Gyula, Variáns, invariáns, affinitás, Budapest,
MTA II. osztály közleményei, 1959.
19
« Les complexes de Marie de France », Études de littérature médiévale, Studia Romanica de
Debrecen, Series Litteraria fasc. XXII, Debrecen, 2000.
Fabliaux et Légendes urbaines
Alain Corbellari
Université de Lausanne
Rien de plus évident, en apparence, que les liens des fabliaux avec le folklore.
La critique scientifique du XIXe siècle a multiplié des parallèles culturels que
les mises en garde de Bédier (qui affirmait qu’il était vain de chercher leur
origine1) n’ont, en fait, que peu freiné : ce mouvement a abouti à l’intégration de nombre d’intrigues de fabliaux aux immenses répertoires de l’école
finlandaise de narratologie2. C’est pourtant moins cette piste liée à l’immémoriale histoire des contes que l’on aimerait suivre ici que celle, plus souterraine encore, de ces mini-récits que l’on tient pour vrais, transmis de bouche
à oreilles, à la fois inquiétants et plaisants, et qui sont connus sous le nom de
« légendes urbaines ». De fait, ancrés dans la quotidienneté du Moyen Âge
central, les fabliaux apparaissent tout désignés pour colporter et répandre ce
type de récits, pour ne pas dire de ragots, en apparence peu compatibles avec
le caractère intemporel des légendes arthuriennes ou épiques, mais qui, par
un autre biais, finissent pourtant par les rejoindre.
Les frontières sont en effet moins claires qu’il n’y paraît de prime abord entre le vulgaire racontar et la noble légende, et cela fait quelques temps déjà que
la recherche sur les contes et la sociologie des légendes urbaines ont fait leur
jonction : on n’en est plus à opposer les deux domaines comme étanches l’un
à l’autre et l’on reconnaît aujourd’hui que la compulsion narrative s’incarne
volontiers dans des formes complémentaires qui concourent toutes à l’enrichissement de notre imaginaire3.
1
Joseph Bédier, Les Fabliaux, Paris, Champion, 1895.
Voir Antti Aarne et Stith Thompson, The Types of the Folktale, Helsinki, Academia scientiarum fennica, « FF Communication », 184, 1961.
3
Sur les légendes urbaines, voir en particulier les travaux de Jean-Bruno Renard, Rumeurs et légendes urbaines, Paris, PUF, « Que-sais-je ? », 20022, Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui, Paris, Payot, 1992,
Jean-Noël Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Paris, Seuil, 1987 et Jan Harold Brunvand, The Baby Train and Other Lusty Urban Legends, New York, Norton, 1993
(ouvrage qui comprend un index des légendes urbaines types).
2
84
Alain Corbellari
Il n’en reste pas moins que, si les résultats de l’évolution des deux types narratifs sont souvent, sur le long terme, difficiles à distinguer, leurs modes de
propagation et de réception restent bien différents.
A quoi se reconnaissent les légendes urbaines ? On s’accorde à estimer que
trois critères les caractérisent :
1) Les légendes urbaines appartiennent au registre de la rumeur et sont présentées comme authentiques, même si elles ne sont jamais racontées par leurs
protagonistes eux-mêmes : c’est en effet toujours à un ami, ou à l’ami d’un
ami, ou à l’ami d’un ami d’un…, bref à un tiers considéré comme proche que
les choses sont censées être arrivées. L’expérience est facile à faire : osez douter
de la véracité d’une telle histoire et vous verrez aussitôt son narrateur froncer
les sourcils. Auriez-vous l’audace de mettre ses dires en doute ? Corollairement, aussi invraisemblable qu’il soit — mygales dans les yuccas, doigts dans
les boîtes de conserves ou femmes enceintes ayant des grenouilles dans le ventre —, le récit est toujours directement en phase avec notre contemporanéité
et notre quotidienneté.
2) Les légendes urbaines ont un caractère narratif prononcé. On ne se
contente pas de nous transmettre un fait incroyable, mais on l’enrobe de détails et d’explications circonstancielles : la présence de crocodiles dans les
égouts est ainsi dramatisée par le récit épique du combat d’un éboueur avec
l’un de ces monstres, et on ne manque pas de nous expliquer que la présence
de ces sauriens parmi les eaux usées résultent d’une mode que l’on avait eue
de les élever bébés en appartement et de les jeter dans les toilettes avant qu’ils
ne grandissent trop…
3) Les légendes urbaines se révèlent être des récits exemplaires illustrant
soit les pièges et les dangers de la civilisation moderne (on ne compte plus les
histoires qui dénoncent la « malbouffe » ou les expériences hasardeuses prétendument menées par les savants sur la nature ou l’être humain), soit les
comportements irresponsables. Pour ne prendre qu’un exemple : le petit récit
de retour de voyage racontant l’adoption d’un chien exotique qui se révèle finalement être un gros rat incite les voyageurs à se méfier des pays exotiques.
Ce faisant, les légendes urbaines s’avèrent souvent conservatrices, voire réactionnaires : elles confirment les stéréotypes, les atavismes protectionnistes,
voire, dans le pire des cas, les réflexes racistes.
Il est à peine nécessaire de préciser que l’adjectif « urbaines » est particulièrement mal choisi pour désigner ce type de récits qui n’ont pas plus de lien nécessaire avec les villes qu’avec une conception spécifiquement contemporaine
Fabliaux et Légendes urbaines
85
de la société. A cet égard, Jean-Bruno Renard nous semble aller trop loin en
affirmant qu’elles « expriment de manière symbolique les peurs et les espoirs
d’une modernité en crise4 ». Il est vrai que c’est à la faveur du développement
moderne de l’information et des media que cette catégorie narrative a émergé, mais elle est en fait vieille comme le monde. Certaines occurrences très
anciennes d’histoires récemment réactualisées en démontrent la prodigieuse
malléabilité. Ainsi, une rumeur propagée par la presse britannique a sévi dans
le sud de la France entre 1989 et 1991 : une femme ivre qui aurait ingurgité un
têtard aurait été opérée un mois après et les chirurgiens auraient vu une grenouille bondir de son ventre en cours d’opération. Or cette histoire les médiévistes la connaissent puisqu’elle est adaptée d’un récit de La Légende dorée :
Néron ayant voulu vivre l’expérience de l’accouchement, ses médecins lui firent ingurgiter à son insu une grenouille vivante qui s’agita tant dans son ventre que le sinistre empereur exigea que les médecins l’opèrent « avant terme » :
la grenouille s’échappant de son ventre alla se cacher dans le palais, donnant
ainsi à ce dernier son nom de Latran (lata rana = « grenouille cachée »).
Un autre célèbre récit médiéval a également tout de la légende urbaine :
celui du « cœur mangé » ; et le caractère courtois des récits qui l’utilisent
ne constitue pas une objection à cette classification : ne lui manque ni le
caractère de rumeur, puisqu’il apparaît dans une vida de troubadour (celle de Guilhem de Cabestanh) et fut considéré comme historique jusqu’au
XIXe siècle (Stendhal et Raynouard n’avaient aucune difficulté à le considérer comme crédible), ni le développement narratif ménageant le suspense,
ni le caractère exemplaire, la morale pouvant, si l’on veut bien, s’en réduire à
l’injonction de ne pas convoiter la femme d’autrui5. En outre, tous les récits
plus ou moins anthropophagiques qui abondent dans les rumeurs actuelles
peuvent en être considérés comme la menue monnaie : des doigts retrouvés
dans les boîtes de conserves jusqu’aux rumeurs entourant la fabrication des
pâtés dans certains quartiers pauvres. Le motif du festin d’Atrée lui est évidemment aussi apparenté et s’il nous est parvenu dans un cadre mythologique qui, ici encore, en brouille la perception « urbaine », rien n’empêche
4
Jean-Bruno Renard, Rumeurs et légendes urbaines, op. cit., 4e de couverture.
On peut considérer que les deux reprises modernisées du thème du « cœur mangé » par
Léon Bloy — la première dans le recueil Sueur de Sang consacré à des anecdotes tragiques liées à
la Guerre de 1870 (« A la table des vainqueurs, 1893), la seconde dans les Histoires désobligeantes
(« La Fève », 1894) — font précisément accéder ce motif archaïque au statut, respectivement, de
légende urbaine et d’histoire drôle. Je me permets de renvoyer à mon article, « Du conte-type à
la légende urbaine : Léon Bloy et le cœur mangé », Versants, No.51, 2006, p. 113-28.
5
86
Alain Corbellari
qu’il ait pu se répandre également, et dès l’Antiquité, sous forme de rumeur.
Ce cas illustre du même coup le caractère indissociable des thèmes dits folkloriques et des légendes urbaines : selon qu’on insistera sur l’élément merveilleux et légendaire d’un tel récit ou sur sa véracité et sa contemporanéité,
on tendra vers l’une ou l’autre détermination générique6.
L’aspect volontiers réputé « réaliste » des fabliaux, qui résulte plutôt d’un
refus de l’idéalisme que d’une volonté de mimétisme7, installe souvent leurs
narrations dans un monde immédiatement reconnaissable par leurs auditeurs : le boucher d’Abbeville, le fèvre de Creil ou les trois dames de Paris sont
des personnages que l’on aurait pu côtoyer si l’on avait fréquenté ces villes de
leur temps, et qui sont par excellence candidats aux rumeurs les plus diverses. Même Connebert, sans doute le plus cruel des fabliaux, ne sort pas tout à
fait de l’ordre du vraisemblable : on admettra que l’histoire de ce prêtre cloué
par les testicules (et à qui on a laissé un rasoir pour se libérer) dans une forge
en feu n’est pas, malgré son outrance (mais on croit savoir que les mœurs du
temps n’étaient pas tendres…), sans dégager un certain parfum de fait divers
sanglant. Michel Simonin, grand spécialiste des Histoires tragiques dont la Renaissance était friande, était convaincu de la filiation des fabliaux à ce genre
typique du XVIe et XVIIe siècle ; il aimait à cet égard citer la frappante formule
de Bédier, selon qui « ces mêmes contes gras, les Italiens de la Renaissance les
ont taché de sang8 ».
Les narrateurs des fabliaux insistent souvent sur l’authenticité de leurs dires. Boivin de Provins, dans le fabliau éponyme, se fait ainsi, à la fin du récit,
le conteur de sa propre histoire : il devient le propagateur d’une aventure que
rien ne nous oblige à considérer comme authentique, sinon la parole du narrateur-acteur, garante, précisément, de l’intérêt que l’on prend à son récit9.
On sait cependant que les incipit des fabliaux ne se soucient pas toujours de
6
Jean Bruno Renard rappelle et adapte opportunément à son sujet, dans Rumeurs et légendes urbaines (op. cit., p. 60-62), les critères proposés par Van Gennep (but, vérédiction, statut des
personnages, lieu et temps de l’action) pour distinguer mythes, contes et légendes.
7
Sur cet aspect, je me permets de renvoyer à mon article, « Rêves et Fabliaux : un autre aspect
de la ruse féminine », Reinardus, No.15, 2002, p. 53-62.
8
J. Bédier, op. cit., p. 290. L’allusion à Michel Simonin vient du souvenir d’une conférence
donnée à l’Université de Neuchâtel en 1992.
9
Voir Michel Zink, « Boivin auteur et personnage », Littératures, No.6, 1982, p. 7-13, et
Alain Corbellari, « Boivin de Provins ou le triomphe du monologue », Vox Romanica, No.49/50,
1990/91, p. 284–96.
Fabliaux et Légendes urbaines
87
situer précisément leur narration, et dans bien des cas un vague « jadis » suffit à planter le décor. Ainsi dans Les Tresses :
Jadis avint c’uns chevaliers…
dans Le Mire de Brai :
Jadis ert uns vilains mout riches…
ou dans Le Meunier et les deux clercs :
Dui povres clerc furent jadis…10
Mais la mention d’un nom de ville n’est malgré tout pas rare, volontiers modalisée, il est vrai, par un « ja » qui éloigne dans le temps l’espace apparemment
familier. C’est le cas du Vilain ânier :
Il avint ja a Monpellier…
ou des Trois aveugles de Compiègne :
Il avint ja defors Compiegne…
Le début de La Bourgeoise d’Orléans situe les personnages de manière plus
précise :
Or vous dirai d’une borgoise
une aventure assez cortoise :
nee et nourrie fu d’Orliens,
et ses sires fu nez d’Amiens,
riches mananz a desmesure.
Ici, l’étau de la référentialité se resserre nettement autour des protagonistes.
Ce que j’aimerais précisément montrer ici, c’est que dans certains cas les fabliaux tentent de nous persuader, à la manière des légendes urbaines, que ce
10
Exemples tirés, comme les suivants, de Fabliaux français du Moyen Âge, éd. par Philippe
Ménard, Genève, Droz, 1979.
88
Alain Corbellari
qu’ils nous racontent vient d’arriver dans la ville voisine, quand bien même les
rumeurs qu’ils colportent seraient vieilles comme le monde. Orléans n’est certes pas très près d’Amiens, mais le double jeu de l’éloignement et de la proximité n’en est que plus habile.
Le fabliau le plus exemplaire de cette démarche reste cependant celui des Trois
Dames de Paris. Premièrement, fait exceptionnel, son anecdote est datée :
L’an c’on dit .M. CCC. et vint,
un matin devant la grand messe,
que la femme Adam de Gonnesse
et sa niece Maroie Clippe
distrent que chacune a la trippe
iraient .II. deniers despendre,
[…]11
on constate par ailleurs que les deux personnages cités ont des noms qui ne
semblent pas appartenir à l’onomastique conventionnelle des récits facétieux,
l’une étant même désignée par le nom de son époux : l’auteur, Watriquet de
Couvins, cherche donc visiblement à accréditer l’idée que les protagonistes
de son récit sont bien de bourgeoises parisiennes que l’on aurait pu rencontrer dans la capitale en 132012. On ne tardera pas à nous apprendre qu’elles se
rendront à la taverne de Perrin du Terne (encore une adresse probablement
reconnaissable des contemporains) en compagnie d’une certaine dame Tifaigne, personnage que l’on devine lié au demi-monde parisien (on parlerait
aujourd’hui de Régine ou de Madame Claude).
Par ailleurs cet ancrage réaliste se greffe sur l’intention affichée de nous raconter une « histoire extraordinaire », pour parler comme Edgar Poe ou comme cette star du petit écran qui, voici une trentaine d’années, nous régalait
de ces récits soi-disant vrais, parmi lesquels se reconnaissaient, précisément,
nombre de légendes urbaines13.
11
Les Trois Dames de Paris, dans Ph. Ménard (éd.), op. cit., v. 16-21.
Je remercie ici Boris Bove, spécialiste du Paris de Philippe le Bel, d’avoir fait quelques recherches pour moi ; seul, à vrai dire, le nom de Baillet, porté par un jeune homme au v. 48, semble un nom parisien vraiment connu.
13
Je fais bien sûr référence aux Histoires extraordinaires de Pierre Bellemare dont les éditions
en volumes ont été un des best-sellers de l’édition française des années 70 et 80. Je me souviens
12
Fabliaux et Légendes urbaines
89
Watriquet de Couvins commence en effet son fabliau par une réfutation
explicite de la matière bretonne :
Jadis souloient les merveilles
conter as festes et as veilles
Colins, Hauvis, Jetrus, Hersens.
Or sont a Paris de touz sens
les maisons plaines et les rues
de grans merveilles avenues
a .III. fames nouvelement,
si com vous l’orrez ja briement,
se de vous puis estre escoutez14.
Ce prologue a valeur de manifeste poétique : les merveilles lointaines des romans de chevalerie ont fait leur temps, place aux merveilles du quotidien ! Les
noms même des conteurs égrenés dans le troisième vers contrastent, par leur
aspect plutôt conventionnel (des pseudonymes probablement), avec les noms
dûment cités des maritornes parisiennes dont on va nous conter les mésaventures. Mais quelles mésaventures ! De fait, l’histoire de ces trois dames qui,
ivres mortes, s’endormiront sur la voie publique et seront enterrées vivantes
avant de se réveiller et de parcourir, telles ce que l’on appellerait aujourd’hui
des zombies, les rues de la capitale, pour enfin, n’ayant rien appris de leurs tribulations, retourner s’amuser à la taverne, cette histoire, donc, a toutes les apparences d’un conte fantastique habilement parodié. On a voulu y reconnaître
un lointain écho des mythes indo-européens du char de l’Aurore étudiés par
Dumézil dans le troisième volume de Mythe et épopée15 : dans les deux cas, on
constate en effet un lien entre ivresse débridée et renouvellement matinal. Ce
qui frappe, cependant, dans le récit de Watriquet c’est l’insistance non tant
sur l’invraisemblance de son récit que sur le fait – encore souligné par la reprise du terme « merveille » – qu’il a été reconnu vrai, malgré son caractère
incroyable, par de nombreux témoins :
encore — je pouvais avoir une dizaine d’années — d’avoir entendu pour la première fois par la
voix de ce conteur hors pair, l’histoire des crocodiles dans les égouts, localisée, si je ne m’abuse,
à Philadelphie dans les années 1930, et qui m’avait fort impressionné.
14
Les Trois Dames de Paris, v. 1-9.
15
Voir Georges Dumézil, Mythe et épopée I.II.III., Paris, Gallimard, « Quarto », 1995, p. 12461266, « Les travestis des ides de juin ».
90
Alain Corbellari
La jurent a mout grant vilté
l’une sus l’autre comme mortes,
tant que par tout guichez et portes
de la cité furent ouvertes,
c’on vit les merveilles apertes16.
Le narrateur, en même temps, joue abondamment de l’aspect prosaïque du
spectacle, n’hésitant pas à dire que les femmes gisent « comme merdes en mi
la voie » (v. 209), que les maris accourus sont courroucés de voir découvertes
les « cus et testes » de leur épouses (v. 219) et que le vin leur sortait « par les
gencives […] et par tous les conduis » (v. 226-227). Lorsqu’à minuit, inversant
l’ordre symbolique du passage de la vie à la mort, les trois dames se réveillent,
c’est une fois encore face à un témoin privilégié qu’elle se présentent, témoin
qui, terrifié, est convaincu des « merveilles » qu’il contemple :
Et quant ilec les a trouvees,
de grands merveilles s’en seigna,
et dist : « Dyables les engigna
qui les a raportees ci,
oiés, seigneur, pour Dieu merci,
comment sont elles revenues ? »17
Ce qui est en jeu ici, c’est, d’ailleurs, plus que le merveilleux, ce que Francis Dubost reconnaît comme le « fantastique médiéval »18. Certes, le narrateur prend bien soin de lever toute ambiguïté, mais la peinture qu’il fait de
la terreur des braves bourgeois parisiens insinue à l’évidence qu’il se déroule ici, pour un spectateur non prévenu, un événement semblable à celui vécu
par Gauvain au début de L’Âtre périlleux ou à ceux proposés à maintes reprises aux lecteurs du Perlesvaus. La différence est de focalisation : alors que
les conteurs arthuriens font mine de croire aux manifestations surnaturelles
qu’ils décrivent afin de mieux nous attacher à leurs fictions, le narrateur des
Trois Dames de Paris et, partant, son auteur Watriquet de Couvins, dénoncent
la superstition, pour ne pas dire l’obscurantisme, de leurs contemporains.
16
Les Trois Dames de Paris, v. 184-188.
Ibid., v. 270-275.
18
Voir Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature française médiévale, Paris,
Champion, 1991, 2 vol.
17
Fabliaux et Légendes urbaines
91
Soulignons le fait qu’une telle constatation est valable pour l’ensemble du
corpus des fabliaux. Pas une seule fois, sinon lorsqu’il s’agit de générer des
effets purement comiques comme dans Le Chevalier qui fit parler les cons, le
surnaturel n’est présenté dans les contes à rire sans être dénoncé comme une
supercherie. Il y a là, soit dit en passant, un puissant argument contre l’histoire des mentalités : à tous ceux qui croient les médiévaux englués dans une
« mentalité magique », les fabliaux opposent un complet démenti, en manifestant un solide « bon sens » qui n’a rien à envier à notre scepticisme rationaliste
de soi-disant « modernes ».
Prenons les deux récits parallèles d’Estormi et des Trois bossus ménestrels :
la trame, on le sait, en est la même et illustre parfaitement le principe cher
à Propp et à Dumézil, selon qui ce n’est pas la conformité des détails (contingents) qui prouve la communauté d’origine de deux récits mais bien l’identité
de leur fonctionnement structurel. De fait, dans les deux cas, on voit un mari
crédule enterrer trois cadavres en croyant toujours s’occuper d’un même personnage qui serait revenu deux fois à la vie, puis en estourbir encore un quatrième, qui passait malencontreusement par là et n’entretenait avec les trois
morts aucun lien qu’une certaine ressemblance physique. Les nombreuses
versions du conte du Sacristain illustrent par ailleurs aussi, mais sur un autre
schéma, ce thème des « cadavres encombrants »19. On y voit le corps d’un prêtre lubrique assassiné ballotté à travers d’invraisemblables rebondissements :
successivement volé, abandonné, puis finalement installé tel un cavalier de la
terrifiante mesnie Hellequin sur un cheval emballé, le cadavre sème la terreur
sur son passage. Tous ces récits, dont les multiples variantes et copies attestent
le succès, font évidemment fond sur la croyance aux fantômes, que les auteurs
de nos fabliaux doivent nécessairement considérer comme à la fois suffisamment partagée, mais aussi suffisamment mise en doute par leurs contemporains, pour que l’effet comique de leurs narrations soit garanti : un monde de
crédules croirait au blasphème, un monde de sceptiques hausserait les épaules.
Il n’existe donc pas de « mentalité médiévale » à proprement parler, mais une
série d’attitudes possibles dont, tout au plus la proportion, mais non la distribution, a pu varier jusqu’à nos jours. On peut d’ailleurs vérifier l’effet de ces
récits sur nous-mêmes : pour les sceptiques que nous pensons être devenus,
ces contes ne sont pas seulement drôles à proportion de l’image que nous nous
19
Voir, sur ce thème, François Suard, « Les trois cadavres encombrants », dans Epopée animale, fable, fabliau, Actes du IVe colloque de la Société Internationale Renardienne, Evreux, 7-11
septembre 1981, Paris, PUF, 1984, p. 611-623.
92
Alain Corbellari
faisons de la naïveté du public d’il y a huit siècles, c’est-à-dire de la distance
que nous prenons avec une certaine idée convenue de la « mentalité médiévale » ; nous nous réjouissons aussi de notre identification avec des conteurs malins qui ne sont pas plus dupes que nous de ce que l’on pourrait appeler, pour
parodier Barthes, les « effets de merveilleux ». A ce titre, des réinvestissements
modernes de thèmes apparentés à celui du « cadavre encombrant » ne sont pas
du tout impossibles20, pour peu que nous songions à installer notre récit dans
un milieu (sectaire, superstitieux, ou simplement crédule) face auquel nous
pourrons faire valoir notre regard extérieur et rationnel.
On comprendra aisément qu’il n’y a rien de plus simple que d’analyser le
schéma narratif du « cadavre encombrant » en termes de légende urbaine : on
y retrouve immédiatement l’aspect de rumeur malicieuse (on éprouve un secret plaisir à voir ces choses arrivées aux autres), le suspense narratif lié à un
élément inquiétant et le caractère exemplaire, la morale pouvant se résumer
à une mise en garde contre la crédulité. Le caractère familier du milieu dans
lequel se déroulent les fabliaux rend cette analogie particulièrement crédible,
et il y a gros à parier que plus d’un auditeur médiéval, après avoir entendu
l’un de ces récits, s’est empressé de le répéter en prétendant que la mésaventure était arrivé à l’ami d’un ami d’un ami… Une telle remarque vaut, au demeurant, pour la plupart des fabliaux ; s’il reste sans doute le plus parlant,
l’exemple des contes faisant le procès des superstitions irrationnelles n’est pas
exclusif d’un fonctionnement qu’il faut bien dire naturel dès lors que la quotidienneté se présente comme le cadre de prédilection de l’anecdote. A contrario, l’insistance de maint prologue sur l’indistinction spatio-temporelle et sur
l’idée du « jadis » doit sans doute être analysée comme résultant d’une double
résistance, d’une part des modèles traditionnels liés aux contes arthuriens et
à l’idéalisation épique, d’autre part des conteurs eux-mêmes, parfois visiblement soucieux de ne pas encourager la pente de leurs récits à susciter d’indésirables effets d’identification.
A l’issue d’une magistrale démonstration, présentée elle-même sous forme
de récit, à savoir la narration de la séance de récitation, en plein Océan indien
en 1887, d’un conte dans lequel on pouvait reconnaître un vieux fabliau, et
dont le succès parmi un très cosmopolite auditoire ne pouvait que garantir
l’anarchique diffusion, Bédier concluait la première partie de son grand livre
20
De fait, ce fut le cas en 1948 avec le film L’Armoire volante de Carlo Rim, qui offrit l’un de
ses meilleurs rôles à Fernandel, en fonctionnaire désespéré de ne pas retrouver le cadavre de sa
vieille tante.
Fabliaux et Légendes urbaines
93
sur les fabliaux par le constat de l’impossibilité de retrouver les voies de propagation d’une matière aussi diffuse. On se souvient de la belle formule : « il flotte, épars dans l’air, le pollen des contes21 ». Si Bédier a incontestablement voulu
dire par là qu’il était vain de chercher des origines perpétuellement insaisissables, on peut aussi lire cette phrase comme une évocation frappante de la
formidable plasticité des anecdotes les plus rudimentaires, sans cesse susceptibles d’actualisations nouvelles pour peu qu’elles rencontrent chez leurs auditeurs le désir de donner une leçon à leur prochain. Ce que nous apprennent
les légendes urbaines c’est en effet que nul récit n’est innocent : sous couvert
de « narrer de beaux contes », pour reprendre encore une fois une expression
de Bédier22, l’être humain ne cesse de vouloir illustrer un point moral, car toute narration brève, par sa forme même, tend toujours à dégager un sens à valeur exemplaire. Freud, au fond, ne disait pas autre chose du mot d’esprit23 ; et,
précisément, la légende urbaine n’est rien d’autre que la sœur jumelle et ennemie de l’histoire drôle : toutes deux restent aujourd’hui encore les principales
formes du récit bref oral, indispensables dans toute soirée amicale qui se respecte, et elles ne diffèrent guère que par le poids donné dans l’une à l’étrange,
dans l’autre au grotesque, d’où la revendication de vérédiction de la légende
urbaine, dont l’histoire drôle se passe, pour sa part, fort bien24.
On assimile généralement unilatéralement le fabliau à l’histoire drôle ; le
résultat en est que l’on se trouve souvent embarrassé par sa tendance récurrente à proposer une morale. Il serait donc sans doute plus juste de dire que
le fabliau réalise la fusion de l’histoire drôle et de la légende urbaine : sans
renier sa vocation de conte à rire, il cherche aussi à perpétuer la mémoire
ancestrale — et par là éminemment folklorique — des rumeurs et anecdotes qui nous font réfléchir sur notre rapport aux autres, notre façon d’appréhender le monde et les dangers qui nous menacent. De fait, l’exemplarité des légendes urbaines est fort différente de celle des exempla médiévaux,
car ces derniers sont toujours au service d’une idéologie explicite, celle du
christianisme, alors que le type de récits dont nous avons essayé de montrer
qu’il entrait pour une part décisive dans l’ethos des fabliaux entretient avec
21
J. Bédier, Les Fabliaux, op. cit., p. 51.
J. Bédier, Les Légendes épiques, t. I, Paris, Champion, 1914, p. 19.
23
Voir Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, trad. de l’allemand par
Denis Messier, Paris, Gallimard, 1988.
24
J’ai évoqué plus haut les deux récits tirés par Léon Bloy du motif du cœur mangé, sous formes, respectivement, de légende urbaine et d’histoire drôle.
22
94
Alain Corbellari
la morale les mêmes rapports à la fois troubles et impérieux que Freud a décelé derrière le mot d’esprit. Si les morales des fabliaux nous semblent souvent risibles, ce n’est pas parce qu’elles sont ouvertement parodiques (bien
qu’elles entrent volontiers en conflit avec la morale chrétienne), mais bien
plutôt parce que la compulsion narrative qu’elles illustrent est vieille comme
la conscience humaine.
Godefroi de Lagny :
pseudonyme à la fin du récit1 ?
Les pseudonymes
Miklós Pálfy
Université de Szeged
Les devinettes, les cache-cache, les masques, tout comme les pseudonymes
alternés sont autant de formes ludiques de l’expression avant de devenir lieux
communs et éléments folkloriques au sens très large, presque pittoresque de
ce mot. Le spectateur ou le lecteur sait dès le début qu’il assiste à un jeu et rares
sont les cas où la duperie est placée à la fin de la performance.
Malgré de nombreuses hypothèses, on sait très peu de choses sur la vie de
Chrétien de Troyes. Son nom même est parfois l’objet de conjectures fantaisistes. Nous ignorons si ce nom désigne le théâtre de toute une vie ou ne fait
que renvoyer à des origines plus ou moins lointaines. Les épithètes troyen ou
champenois2 peuvent être évidentes, mais un peu spécieuses, vu le dialecte
francien de Chrétien avec ses quelques traces champenoises – surtout dans
son orthographe3. Certains vont même jusqu’à penser que le nom Chrétien de
Troyes n’est qu’un pseudonyme recouvrant peut-être toute une collectivité4,
mais cette hypothèse ne nous semble qu’une idée ésotérique dont l’essentiel
est de maquiller Chrétien en adepte cathare.
Chose curieuse, la possibilité d’un autre pseudonyme s’offre d’une
façon plus engageante. Il s’agit de Godefroi de Lagny à qui Chrétien aurait
confié l’achèvement de Lancelot à partir de la ligne 6150. Ce qui peut provo1
La première version de ce petit exposé fait partie d’un recueil en l’honneur de Madame
Zsuzsanna Fábián, professeur de linguistique italienne, à l’occasion de son soixantième anniversaire. La présente étude est une variante complétée du texte rédigé en langue hongroise.
2
Estelle Doudet, Chrétien de Troyes, Paris, Tallandier, 2009, passim.
3
Op. cit., passim, et : Cristian-Ioan Pânzaru, « Personnalité de Chrétien », http://www.unibuc.ro/resources/medieval/curs (consulté le 25 septembre 2009).
4
Ioann Lamy, « Chrétien de Troyes – 2 », http://www.graal-initiation.org/Chretien-deTroyes-2.html (consulté le 2 avril 2010).
96
Miklós Pálfy
quer des soupçons, c’est que Godefroi est un auteur parfaitement inconnu.
Selon E. Baumgartner « passant et repassant des prisons de Gorre au royaume de Logres, Lancelot triomphe sans doute de Méléagant, mais nul ne sait,
à la fin en trompe-l’œil de ce récit doublement inachevé, où l’on emmène
Lancelot (v. 7119), où et comment se poursuivent et s’achèvent le destin sentimental et la carrière héroïque de l’amant de la reine »5. Le même problème
est soulevé dans la préface de l’édition de A. Foulet et K. D. Uitti6. Du point
de vue de notre réflexion, la question est de savoir si cette issue est acceptable malgré ses défauts. Nous sommes d’avis qu’il s’agit plutôt d’un ouvrage
achevé à contrecœur.
L’après-Lancelot : Perceval à l’horizon
Quant à la décision de Chrétien d’abandonner la rédaction de Lancelot, il
s’agit bien d’un geste impoli à l’égard de Marie de Champagne. Les vraies raisons doivent donc être sérieuses et Perceval à l’horizon doit figurer parmi ces
causes. Yvain, à ce moment-là, devait être achevé, cet achèvement étant « encodé » dans la trame du récit, ce qui n’est pas le cas de Lancelot où un triomphe
de la volonté masculine sur le caprice féminin (déclaration de guerre7 adressée
à Marie et à l’esprit régnant à sa cour) est impossible.
Pourtant, Lancelot ne pouvait pas rester inachevé, le manquement au contrat
étant une faute plus grave que la simple discourtoisie. Avant de se mettre à rédiger Perceval, Chrétien avait besoin d’une solution rapide : il lui fallait donc
prendre les choses en main. Qui a donc achevé Lancelot si ce n’est pas Chrétien ? Y a-t-il des arguments sérieux pour le pseudonymat de Godefroi de Lagny ou devons-nous nous contenter de quelques questions ?
L’impasse comprise et la nécessité d’un compromis
Que le nom Godefroi soit une réalité ou une fiction, la « passation de
plume » constitue une rupture avec la cour de Marie : Philippe d’Alsace,
5
Emmanuèle Baumgartner, Chrétien de Troyes. Yvain, Lancelot, la charrette et le lion, P.U.F.,
Études Littéraires, Paris, 1992 octobre, p. 35.
6
Chrétien de Troyes : Le Chevalier de la Charrette (Lancelot). Texte établi, traduit, annoté et
présenté avec variantes par Alfred Foulet et Karl D. Uitti de l’Université de Princeton (USA),
Bordas, Paris, 1989, p. XVII.
7
Terme d’Estelle Doudet, p. 186, au sujet de Marc et Ysalt la Blonde.
Godefroi de Lagny : pseudonyme à la fin du récit?
97
prétendant refusé et désenchanté, aurait-il séduit Chrétien ? Marie auraitelle sacrifié Chrétien pour se débarrasser de Philippe ? Quoi qu’il en soit,
l’inachèvement de Lancelot anticipe celui de Perceval : à un moment donné, les textes résistent à toute continuation. Ce double inachèvement nous
montre un auteur comprenant sans doute que ces histoires se prêtent mal
à une conclusion rassurante : une quête de l’Absolu ne prendra jamais fin,
qu’il s’agisse de l’amour divin ou du bonheur personnel auprès d’un être
humain.
Depuis Cligès, Chrétien ne manque pas de susceptibilité d’écrivain. Si le
continuateur est un écrivain médiocre, comment lui laisser la plume sans
manquer de toute dignité ? Si au contraire c’est un écrivain de même niveau
? ce que prouve le texte ? , quelle est la raison pour l’obscurité qui l’entoure ?
Questions troublantes mais qui suggèrent qu’il s’agit peut-être d’un pseudonyme protecteur servant en même temps de compromis à la fin du récit : du
point de vue formel, le roman est achevé sans débiter trop le compte de Chrétien pour une fin précipitée.
Chrétien et le mécénat ou Chrétien et l’esprit courtois
Étant donné qu’il s’agit d’activités abandonnées, il n’est peut-être pas erroné de supposer une certaine insatisfaction de Chrétien en ce qui concerne
ses traductions et adaptations d’avant 1170 et aussi à l’égard de sa production
lyrique du début des années 1170. Qui sait ce qu’il faut entendre par Marc et
Ysalt la Blonde, « essai narratif »8 rédigé avant ou après Érec ? Cligès n’est pas
non plus dans le ton définitif – « arthurien » – de Chrétien… Quant à la destinée de Lancelot et de Perceval, ce double abandon nous montrerait-il un « romancier qui s’accorde mal avec le mécénat et qui réclame, de manière couverte
mais lisible, une entière liberté d’imagination »9 ?
Érec et Yvain cherchent la réponse à la même question de savoir comment
réconcilier les deux idées : la quête des aventures et le service permanent de
la dame. Les rapports entre les deux romans sont plus étroits qu’on ne l’aurait
pensé. De toute façon, le fait qu’Yvain se termine par une victoire masculine
et que, par contre, le dévouement absolu de Lancelot à sa dame, jusqu’à l’extase, devient parfois comique, nous font découvrir un Chrétien dont les idées
paraissent difficilement compatibles avec l’esprit courtois.
8
9
Terme d’Estelle Doudet, p. 185.
Cristian-Ioan Pânzaru, op. cit.ART. CIT. ?
98
Miklós Pálfy
La macrostructure de Lancelot
Et pourtant … Après toutes ces considérations, une analyse soigneuse de la
structure de Lancelot nous montre que le rythme du roman est brisé à partir
de la ligne 6150, malgré toute ressemblance superficielle, malgré toute finesse
stylistique ou tournure de langue. Nous sommes d’avis que tout cela accuse
une autre main.
Nous sommes également d’avis que la Charrette n’est pas inachevé. Il est
vrai cependant que la dernière partie est un peu relâchée et la fin carrément
précipitée. Heureusement, à côté des détails laissés dans l’obscurité, à côté
des vides, il y a quelques repères dans ce finale (comme dans tout le roman
d’ailleurs) : des répétitions, des parallélismes et des dualités, et, surtout, des
schémas psychologiques, grâce auxquels le lecteur attentif sera en mesure de
deviner une fin possible. Il sera aidé par les différents actes manqués et les
non-dits, sans parler des trop-dits10. Bien sûr, Chrétien peut avoir attiré l’attention de son collègue sur ces moyens rhétoriques – et il peut également lui
avoir demandé d’en finir le plus vite possible avec le roman11. Lui-même, au
sommet de sa carrière d’écrivain, a dû être incapable de renverser l’équilibre
de la structure de son roman peut-être le plus serré, le mieux rédigé. Il était
un vrai artiste.
Godefroi de Lagny ? – Oui !
Enfin, en ce qui concerne l’inachèvement de Lancelot et de Perceval, cela ne
doit pas trop nous affecter : Chrétien, qui avait beaucoup d’intuition en littérature, a dû se rendre compte du fait que les deux histoires ne se prêtaient
à aucun accomplissement et que le texte, tout comme la situation narrative,
résistait à toute continuation. Dans le cas de Lancelot, roman moins long,
Chrétien est plus vite arrivé à cette idée, ce qui prouve aussi que l’achèvement
est l’œuvre d’un poète disciple.
10
Cf. notre étude « La Charrette : dénouement manqué ou message caché ? » dans Itinéraires
francophones. Mélanges offerts à Árpád Vígh à l’occasion de ses 65 ans, p. 113-120. Université de
Pécs, ÍMEA Kiadó, 2008.
11
Nous ne croyons pas que Geoffroy, abbé à Lagny, soit identique à Godefroi. Cet abbé, qui a distribué tous ses biens pour aider les affamés pendant la grande famine de 1032-1033, aurait été très âgé au temps de la rédaction de Lancelot.
Cf. « Messere Gaster, premier maistre es ars du monde », www.weber-uebersetzungen.com/Messere.pdf (consulté le 24 mars 2010).
Gageure et mutilations
Myriam Rolland-Perrin
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
Dans son article « Le Cycle de la Gageure », qui fait toujours autorité pour ce
qui est du classement des œuvres, Gaston Paris donne de la gageure la synthèse suivante : « un homme se porte garant de la vertu d’une femme à l’encontre d’un autre homme qui se fait fort de la séduire ; par suite d’apparences
trompeuses, la femme semble avoir en effet cédé au séducteur, mais enfin son
innocence est reconnue »1. Ce thème narratif internationalement connu sous
le nom de Cymbeline depuis la pièce éponyme de Shakespeare, est répertorié
par Antti Aarne et Stith Thompson sous le titre « motif 882 : le pari sur la
chasteté de la femme »2.
Le corps féminin est donc au centre de ce motif, un corps qui échappe
à celui qui pensait le posséder par le mariage, un corps délusoire, perfide
et retors, un corps enfin éminemment coupable jusqu’à ce que vérité soit
faite. En un mot, un corps trompeur qui oblige à interroger la valeur des
signes.
En recourant à des textes de genres différents, nous soulignerons les variantes du motif en nous intéressant plus particulièrement aux diverses formes de mutilation et à leur symbolique. Nous retiendrons pour cela Le Roman du Comte de Poitiers3, daté des premières décennies du XIIIe siècle,
deux exempla du manuscrit de Tours 4684 composés dans la deuxième moitié du XIIIe siècle et un miracle de Notre-Dame, Le Miracle d’Oton, roy d’Es-
1
Gaston Paris, « Le Cycle de la Gageure », Romania, No. 32, 1903, p. 481.
Antti Aarne & Stith Thompson, The Types of the Folktale, A Classification and Bibliography,
Second Revision, Helsinki, 1961, p. 299-300.
3
Le Roman du Comte de Poitiers, Poème français du XIIIe siècle, édition de Bertil Malmberg,
Études romanes de Lund, Lund, 1940.
4
Alfons Hilka, Neue Beiträge zur Erzählungsliteratur des Mittelalters (die Compilatio
Singularis Exemplorum der Hs. Tours 468, ergänzt durch eine Scwesterhandschrift Bern 679),
Breslau Grass und Barth, Breslau, 1913, p. 14 pour le premier et p. 16-17 pour le second.
2
100
Myriam Rolland-Perrin
paigne5, daté de 1380. Nous y ajouterons un célèbre fabliau du XIIIe siècle,
Les tresces6, qui ne relève pas à proprement parler de la gageure mais en
éclaire bien des aspects par le traitement inverse qu’il en propose.
Le drôle d’os d’Oton
Dans Le Miracle d’Oton, roy d’Espaigne, le roi Oton, juste après son mariage
avec Denise, et avant de la quitter pour s’en aller guerroyer à Rome, remet à sa
femme un curieux cadeau :
Je vous pri, dame, ça venez.
Gardez me cest os ci, tenez,
S’en riens avez chier m’amistié ;
Car c’est d’un des doiz de mon pié.
Et gardez qu’il ne soit veu
Ne de nul homme apperceu,
Pour chose nulle qui aviengne ;
Ce sera la secrée enseigne
Que nous deux l’un a l’autre arons (v. 575-583).
Diable ! quel cadeau extraordinaire et quel drôle de secret entre un mari et
sa femme ! Oton offre donc à sa nouvelle épouse un bout de lui, sous la forme
d’un os d’orteil. L’origine de cette mutilation reste inconnue mais il va de soi
que cet os précieusement conservé s’apparente à une relique sacrée. Cette particularité pourrait s’expliquer par le genre du texte, puisque ce miracle a été
écrit pour une confrérie de la Vierge. Comme il fallait s’y attendre, Denise ne
garde pas longtemps pour elle le secret puisque, seize vers plus loin, elle s’empresse d’en faire part à sa chambrière, Esglantine. Cette dernière, voyant l’os,
demande s’il s’agit d’un os d’homme ou de bête (v. 615) et va déposer le présent dans le coffre à bijoux de la reine.
Peu après, le spectateur voit Oton demander à l’empereur la permission de
retourner auprès de sa femme lorsqu’intervient un certain Berengier qui oppose aux paroles confiantes d’Oton des propos misogynes et des provocations.
5
Miracles de Notre-Dame, édition de Gaston Paris et Ulysse Robert, Paris, SATF, tome IV, n°
XXVIII, 1879-1893.
6
Les Tresces, dans Nouveau recueil complet des fabliaux, publié par Willem Noomen & Nico
Van Den Boogard, Pays-Bas, Assen, Van Gorcum, 1991, tome VI, p. 207-257.
Gageure et mutilations
101
Berengier finit par proposer au roi Oton un pari sur la vertu de sa femme (« Gagiez a moy. », v. 671). Oton, confiant, accepte la « fermaille » (v. 679) et gage sa
couronne. Il dévoile bien maladroitement à Berengier que Denise possède sur
le corps un « sain » (v. 686) qu’il devra savoir situer et décrire et ajoute qu’elle
possède quelque chose qu’elle tient de lui, que le séducteur devra lui présenter
pour prouver sa réussite. Berengier obtient le fameux os d’orteil ainsi que la
description du « sain » en soudoyant la chambrière pour trente marcs. Fort de
ces preuves obtenues par traîtrise, il gagne la gageure et devient roi d’Espagne.
La deuxième partie du miracle sera consacrée à la mise au jour de la vérité.
Arrêtons-nous un instant : Denise est donc confondue par deux preuves :
la description d’un signe qu’elle a sur le corps et la présentation du fameux os.
Or, Gaston Paris distingue au sein des récits de la gageure trois grands groupes. Le groupe A correspond à la forme primitive du motif, qui se caractérise
par la présence d’une substitution (une femme en remplace une autre) et d’une
mutilation du corps féminin. La mutilation du doigt de pied d’Oton ne semble
donc pas relever de cette catégorie.
A titre de comparaison, un exemplum du manuscrit de Tours 468, folio 165
verso, présente une illustration claire et intéressante de ce groupe A. Voici
en substance l’intrigue : un bailli persécute une comtesse en l’absence de son
époux. Elle feint de lui céder et substitue à sa place une servante, à laquelle le
bailli coupe un doigt. La dame éloigne la servante mutilée et garde sa propre
main enveloppée dans un bandage. Lorsque le comte revient, le bailli accuse
la dame d’infidélité avec un de ses soldats.
Que videns amicos confusos ait : Non confundamini. Et extrahens digitum dixit : Qui sain lie son doy, sain le deslie. Tunc narrans per ordinem
falsitatem balliui, statim dominus fecit eum suspendi. Et ob hoc dicitur
vulgariter prouerbium : Qui sain lie son doy, sain le deslie. » (p. 14.)
Pressée de se disculper devant son époux et sa famille, la dame dévoile alors
son doigt intact en prononçant le fameux : « Qui sain lie son doy, sain le deslie », devenu proverbial. Le bailli est pendu.
La mutilation du doigt représente en effet un moyen barbare mais efficace
de prouver la culpabilité féminine. Le motif en est répertorié par Antti Aarne
et Stith Thompson sous le titre « K1512.1 : le doigt coupé prouve la chasteté de
l’épouse »7. Ce morceau de la femme sera confronté au reste du corps et prouvera, à la manière d’un puzzle, la culpabilité. Il se veut aussi la preuve que la
7
Op. cit.
102
Myriam Rolland-Perrin
femme n’est plus intacte, qu’elle a été touchée par un autre. Il lui manque quelque chose, elle a fauté. Gaston Paris évoque le cas d’un poème grec dans lequel
le séducteur mutile la servante (qu’il prend pour la maîtresse) en lui coupant
les cheveux ainsi que le doigt qui porte l’anneau8. Le doigt mutilé entouré de
l’anneau nuptial – qui symbolise l’union des mariés, y compris sexuelle – renforcerait donc la valeur de la preuve. Présenté comme un trophée, le doigt
coupé est à la fois une pièce à conviction et un symbole sexuel. On peut en effet émettre l’hypothèse que ces mutilations (du doigt ou des cheveux) visent
à priver la femme infidèle de sa sexualité, à la castrer.
La mutilation du doigt de pied d’Oton est différente dans la mesure où elle
intervient avant même l’infidélité supposée et parce qu’elle concerne l’homme et non la femme. Gaston Paris souligne la bizarrerie de ce don mais le rattache à la forme A du motif9. Faut-il considérer ce drôle d’os d’Oton comme
une résurgence mal comprise d’une des versions du groupe A ou comme un
indicateur de ce qui se joue de manière souterraine dans les textes relevant de
la gageure ?
L’infidèle innocentée
Afin de mieux percevoir les enjeux des mutilations, il est instructif de se pencher sur un fabliau qui ne relève pas à proprement parler du cycle de la gageure
mais qui en prend l’exact contre-pied. Dans la version longue (II) des Tresces,
celle que nous retenons pour cette étude, une femme s’endort avec son amant
à côté de son mari. Réveillé durant la nuit, l’époux devine qu’il y a un étranger et part chercher de la lumière. Le temps qu’il revienne, la femme a remplacé l’amant par une mule. S’ensuit une dispute à l’issue de laquelle la femme part passer la nuit chez son amant. Elle demande alors à une voisine de se
substituer à elle dans le lit conjugal. La scène centrale du fabliau correspond
au châtiment que le chevalier fait subir par erreur à la malheureuse amie de sa
femme. Animé d’une colère vengeresse, il mutile d’un coup de couteau la chevelure qu’il a déjà altérée :
Si li a coupee la trece,
Dont el a au cuer grand destrece (v. 226-227).
8
9
Art. cit., p. 483.
Art. cit., note 2, p. 531.
Gageure et mutilations
103
Cette mutilation humiliante est ressentie comme un avilissement d’autant
plus intense qu’il ne peut pas facilement être caché à l’opinion publique, tout
comme le doigt coupé dans l’exemplum. Le mari cache les tresses sous son
oreiller, sa femme revient et remplace les tresses par la queue du cheval préféré de son mari :
Au cheval a la coe cospee
Et desouz le chevet boutee (v. 206-208).
Au réveil, la femme dévoile lentement son corps indemne et se garde bien de
détromper son mari qui croit devenir fou. Le dévoilement est parallèle à celui
du doigt intact dans l’exemplum.
Si ce fabliau ne propose aucun pari, il montre toutefois une femme réellement infidèle qui parvient à persuader son mari de sa fidélité. Coupable
et innocentée, elle s’oppose donc aux autres femmes, innocentes mais déclarées coupables. On comprend donc qu’il s’agit bien du pendant négatif
de notre motif, la substitution ayant lieu lorsque le mari sort chercher de la
lumière. De plus, ce fabliau propose une assimilation assez évidente entre
l’humain et l’animal : la mule remplace l’amant, la queue de cheval tient lieu
de tresse féminine. Cette perméabilité des catégories animale et humaine
n’est pas sans rappeler la question de la chambrière à Denise au sujet de l’os
dans Le Miracle d’Oton :
Dame, je tiens que c’est un os ;
Mais s’il est ou d’omme ou de beste
N’en saroie faire monneste
Ne dire voir (v. 614-617).
Comme le souligne Françoise Laurent dans son article, « poser l’équivalence entre l’amant et la mule, la dame et le cheval, c’est rabaisser l’homme au
rang d’animaux esclaves de leurs désirs »10. Autrement dit, cette femme qui
parvient à retourner la situation à son avantage et à assurer sa domination sur
son époux refuse de sacrifier son droit au plaisir. Si la mutilation de la tresse
10
« Si li a coupee la trece, dont el a au cuer grant destrece. De l’art du tressage à la science
du piège dans le fabliau Des Tresses », dans La Chevelure dans la littérature et l’art du Moyen
Âge, sous la direction de Chantal Connochie-Bourgne, Senefiance No50, Aix-en-Provence,
Publications de l’Université de Provence, 2004, p. 244.
104
Myriam Rolland-Perrin
féminine doit être interprétée comme une castration du pouvoir de séduction
de la femme infidèle, la mutilation de la queue du cheval favori correspond
donc à une castration vengeresse du pouvoir sexuel de l’homme. En effet,
queue et pénis sont souvent confondus dans la langue argotique, si bien qu’en
mutilant l’animal, la femme castre symboliquement son mari, par transfert.
De même, il serait tentant de voir dans la mutilation du doigt, régulièrement assimilé à un symbole phallique dans les gestes obscènes, une manière
de castration. L’os de l’orteil d’Oton représenterait dans ce cas la virilité du
roi, son honneur masculin, qu’il remet entre les mains de sa femme lorsqu’il
part guerroyer, et qu’elle perd en divulguant son secret à sa chambrière et en
faisant passer Oton pour un époux trompé. Un des mérites du Miracle d’Oton
est donc de souligner l’existence symétrique (quoique moins intrusive) d’une
mutilation masculine. Pour l’homme marié, les infidélités supposées de son
épouse sont une dépossession, à laquelle correspond la dépossession de ses
terres. Elles sont aussi une atteinte à son honneur masculin, toutes deux relevant d’une mutilation sociale.
Or, excepté dans Le Miracle d’Oton, c’est la femme qu’on mutile et non
l’homme. Comment dès lors interpréter la mutilation du doigt ? Michel Erlich dans La Femme blessée, essai sur les mutilations sexuelles féminines étudie les trois principales mutilations sexuelles imposées aux femmes et rappelle
que dans certains gestes obscènes de mépris tel que far la fica, l’extrémité du
pouce inséré entre l’index et le médius repliés figure le clitoris11. Le doigt peut
donc être assimilé à l’appendice clitoridien, traditionnellement et biologiquement rapproché du pénis. Michel Erlich précise que « la plupart des théories
en vigueur ont tendance à considérer ces opérations [excision et infibulation]
comme féminisantes, car elles suppriment chez la femme des structures génitales réputées masculines »12. Il s’agit donc bien de castrer la femme en faisant
disparaître ses attributs sexuels visuellement masculins et en bridant ses instincts réputés insatiables. Si l’on suit cette hypothèse, la mutilation de femmes
prétendument infidèles serait à rattacher au niveau symbolique à l’excision,
pratique sociale destinée à garantir la fidélité et la chasteté des femmes.
Il s’agit en définitive de punir le corps féminin par où il a péché. La mutilation du doigt ou de la chevelure de la femme supposée adultère correspond
à une castration. Il reste à vérifier si les autres textes que Gaston Paris classe
dans les groupes B et C proposent une approche similaire du corps féminin.
11
12
Paris, L’Harmattan, 2000, p. 239.
Ibid., p. 14.
Gageure et mutilations
105
Le saint des saints
Les textes du groupe B ont ceci en commun que le séducteur n’a pas possédé charnellement la femme, ni sa suivante, mais qu’il cherche à le faire
croire en décrivant une tache de naissance qu’elle a sur le corps – un sain
– ou en exhibant des bijoux qu’il s’est procurés. Pas de mutilation donc
mais un séducteur de mauvaise foi. Gaston Paris précise que « la révélation d’un signe faite par trahison est un adoucissement de la substitution
avec mutilation »13.
Un deuxième exemplum du ms de Tours 468, manuscrit déjà cité, folio 165
verso, propose une version épurée des récits du groupe B. Tout commence par
des propos élogieux sur une femme renommée, qu’un homme de l’assistance prétend séduire en quinze jours. Le mari aussi bien que le vantard gagent
leur terre. Le séducteur, ne pouvant pénétrer dans le château – métonymie du
corps féminin – corrompt la servante de la dame, obtient son anneau ainsi
que la révélation d’un signe que la dame a sur la cuisse.
Alius vadens ad castrum intrare non potuit, sed per fraudem domicellam
domine seduxit. Que ei anulum quem maritus ei dederat furata tradidit et
signum vnum quod habebat in coxa reuelauit. Et veniens ad hec intersignia
se fecisse dixit (p. 16).
Le vol de l’anneau en lui-même est une version édulcorée de la mutilation
du doigt que nous avons précédemment abordée. Associées à la description
d’une tache de naissance située sur le corps à un endroit dérobé aux regards,
les deux preuves suffisent au séducteur à prouver sa réussite. La tache de naissance n’est pas sans rappeler d’autres enseignes dont les servantes étaient les
dépositaires secrets et corruptibles. On pense à la rose sur la cuisse de Liénor
dans Guillaume de Dole, innocemment vantée par la mère au sénéchal, ou à la
tache sur le sein droit d’Eriaut révélée par la vieille Gondrée à Lisiart dans Le
Roman de la Violette...
Dans le Miracle d’Oton, que Gaston Paris classe finalement et à ce titre dans
le groupe B, la preuve par l’os d’orteil (qui se rattache donc au vol de l’anneau
de l’exemplum) est redoublée par la description du sain que Denise porte sur
le corps. Elle reste inaudible pour les spectateurs puisque voici ce qu’en dit Berengier à Oton :
13
Art. cit., p. 546.
106
Myriam Rolland-Perrin
La dame ay veu hault et bas
Toute nue a plain, et de fait
J’ay d’elle ma voulenté fait.
De son sain bien vous parleray ;
En l’oreille le vous diray,
Se vous voulez (v. 940-945).
Le geste théâtral de Berengier chuchotant à l’oreille d’Oton met l’accent sur
le caractère indicible de cette tache, placée à un endroit trop intime du corps
et seulement accessible aux amants. Même Esglantine la chambrière n’en avait
pas connaissance puisqu’elle a dû endormir sa maîtresse par ruse pour découvrir la localisation du sain. Ainsi, les deux preuves se répondent en miroir jusqu’à l’homonymie : l’os d’orteil, apparenté à une relique sacrée – à un
saint – et symbolisant la virilité d’Oton, trouve son homologue dans le signe
de naissance – le sain – dévoilant l’intimité du corps féminin.
Ces taches honteuses, en forme de rose ou de violette dans les romans antérieurs, se rattachent selon François Suard « à une expression à la fois métonymique et métaphorique du sexe de la dame »14. Fleurissant sur le corps des
héroïnes, ces taches de naissance autour desquelles se joue l’intrigue relèvent
de l’indicible et de l’invisible. Taboues, elles sont entourées d’un silence respectueux, presque sacré. Cachées et mystérieuses, elles trahissent la fascination pour le secret du corps féminin.
Une comtesse en morceaux
Bien qu’elle se prénomme Rose, la comtesse de Poitiers n’est pas confondue
par une tache de naissance, mais par trois preuves que le séducteur présente
au comte, preuves qui remplissent en tout point la même fonction que le signe
sur le corps. Voici en effet le synopsis du Roman du comte de Poitiers, que Gaston Paris date de 1180 et classe dans le groupe C.
Jaloux de l’amour et de la confiance que le comte de Poitiers porte à sa femme, le duc de Normandie se vante de séduire la comtesse en un mois. Arrivé
au château de Poitiers, le duc se livre à des avances grossières repoussées par la
14
Francois Suard, « Le Traitement de la gageure dans Le Comte de Poitiers, Le Roi Flore et
la Belle Jehane et Le Roman de Guillaume de Dole », dans « Furent les merveilles pruvees et les
aventures truvees », Hommage à Francis Dubost, sous la direction de F. Gingras, F. Le Nan et J.R. Valette, Paris, Champion, 2005, p. 628.
Gageure et mutilations
107
comtesse. Elle confie sa tristesse à sa vieille nourrice, Alotru, qui propose aussitôt son aide au duc et livre sa fille de lait pour quatre cents marcs, préfigurant en cela la vieille Gondrée du Roman de la Violette. Comme dans l’exemplum, elle dérobe à sa maîtresse son anneau de mariage. Elle prélève ensuite
dix cheveux des démêlures au moment de la toilette (v. 292-299) et découpe
sur le devant de la robe, entre les hanches et les genoux, un bout de soie sergée de la taille d’une petite pièce d’or :
Del bon samit qu’ele ot vestu
Trencha un pau del gron devant.
Vous le covrisiés d’un besant (v. 300-302).
Fort de ses preuves, le duc de Normandie retourne à Paris et montre au comte
atterré les preuves qu’Alotru lui a données :
Frans quens, c’est pechiés de mescroire,
Ensagnes ai qui font a croire.
Ves chi dis de ses cevex sors
Qui plus reluisent que fins ors,
Ves chi l’anel que li donastes
A icel jor que l’espousastes,
Et ceste ensagne de cendal
Fu prise au bon samit roial
Que vostre feme avoit vestu.
J’ai gaagnié et vous perdu (v. 341-350).
Le dévoilement des signes n’est en rien laissé au hasard. Comme le souligne
François Suard, les modalités pratiques de la tentative de séduction sont secondaires « par rapport à la mise en scène des résultats apparents de celleci, autrement dit des « enseignes » imaginées pour faire croire à la faute de
l’aimée »15. Les dix cheveux soustraits aux démêlures sont le corps même de
Rose. La présence de cette mèche entre les mains du duc ne peut s’expliquer
que par un corps à corps sensuel ou par un don amoureux. Vient ensuite l’alliance, preuve plus classique, vestige des barbares mutilations du groupe A.
Quant au morceau de tissu coupé sur le devant du manteau, il semble a priori
une preuve bien ténue de l’infidélité de la comtesse. Il en va tout autrement si
15
Ibid., p. 624.
108
Myriam Rolland-Perrin
on la considère, à la suite de Nancy Vine Durling comme une image du sexe
de la femme16. Ce bout de tissu découpé et livré aux regards, qui rappelle les
fameuses taches de naissance de Denise, Liénor ou Euriaut, c’est l’intimité de
la comtesse. Le manteau troué à l’avant renvoie de façon métonymique à la figure d’une femme infidèle, débauchée et luxurieuse, il révèle à tous la conduite prétendument infâmante de la dame. Ces trois enseignes, qui correspondent à une possession revendiquée mais fausse, offrent néanmoins à celui qui
les détient un réel moyen de pression sur la femme dans la mesure où leur présence entre les mains du duc ne peut s’expliquer que par une drüerie.
Le comte est prié par le roi Pépin de faire venir sa femme, dont la blondeur
dorée correspond à celle de la mèche coupée. Elle reconnaît ingénument son
anneau. Le morceau de tissu est mesuré en public et le comté du Poitou est
aussitôt annexé au duché de Normandie.
Si ces signes renvoient effectivement à la comtesse et la désignent comme
infidèle, elle n’en demeure pas moins innocente. Ses dénégations n’y changent
rien et son époux, piqué dans sa fierté masculine, envisage en guise de représailles de la tuer. Tous les textes reprenant le motif de la gageure présentent les
signes comme mensongers et les apparences fallacieuses. Bien fou qui s’y fie…
et encore plus pour ce qui est de la question du genre.
De Denise à Denis
Dans Le Roman du Comte de Poitiers, le comte se déguise en mendiant et se
fait inviter chez le duc. Il surprend son ennemi à remercier la vieille nourrice Alotru de lui avoir fourni les pièces à conviction. Le comte part aussitôt
en quête de sa femme qu’il a abandonnée en forêt afin de rétablir la vérité et
de rentrer en possession de son domaine. Son déguisement, qui le fait passer
pour un mendiant et correspond à un travestissement social, lui permet d’accéder à la vérité. C’est par la falsification des apparences qu’il dépasse le mensonge des signes.
En revanche, dans le deuxième exemplum du manuscrit de Tours ainsi que
dans Le Miracle d’Oton, la recherche de la vérité échoit aux femmes injustement condamnées. Si dans la première partie de ces œuvres le mensonge des
signes a joué contre elles, il va dans la deuxième partie les servir. En effet, afin
16
Nancy Vine Durling, « Women’s Visible Honor in Medieval Romance : the example of the
Old French Roman du Comte de Poitiers », dans Translatio Studii. Essays in Honor of Karl D. Uitti, Rodopi, Amsterdam, 1999, p. 121-123.
Gageure et mutilations
109
d’échapper à la mort, la dame de l’exemplum et Denise se déguisent. Or, au
lieu de se grimer en simples femmes du peuple à l’image de Fresne dans Galeran de Bretagne, elles se travestissent en hommes.
En effet, dans l’exemplum, la femme – que son mari pense avoir noyée – se
sauve et transforme sa robe en tenue d’homme puis devient frère convers dans
une abbaye de moines :
Que euadens et de veste sua vestem virilem faciens, ad abbaciam monachorum declinans, conuersum se fecit et optime se habens per abbatem
traditus est regi pro elemosinario ; qui optime et graciose officium illud
fecit (p. 16).
Sa conduite est si méritante qu’elle est donnée au roi comme aumônier.
Au cours d’une distribution aux pauvres, son mari la prend pour l’aumônier et lui fait part de ses regrets d’avoir si cruellement agi envers sa femme. Loin de se faire connaître, elle rentre dans son pays en habit de femme. Retournant contre le traître une parole mensongère afin de le pousser
dans ses retranchements, selon la ruse désormais bien connue de Liénor
dans Guillaume de Dole, elle accuse le chevalier de lui avoir fait violence.
Celui-ci nie l’avoir vue, ce qui prouve l’innocence de la femme injustement accusée. Le traître est pendu et la terre rendue au mari. La femme a
donc à son tour appris à se servir des signes, à en jouer, à les manipuler à
son avantage.
De même, dans Le Miracle d’Oton, Denise est prévenue par un bourgeois de
l’arrivée de son époux déterminé à la tuer et elle s’enfuit habillée en homme.
Sous ce déguisement intéressant du point dramaturgique, elle se rend auprès
du roi Alfons – son père – et se fait engager en tant qu’écuyer sous le nom de
Denis. Le roi Alfons ne tarit pas d’éloge sur ce jeune serviteur. Lorsque Denise
se fait envoyer comme messager auprès de l’empereur, elle y accuse Bérengier
qui doit mener un combat judiciaire contre elle. Oton, miraculeusement averti par Notre-Dame, revendique le droit de faire la bataille en tant que mari.
Le traître et la chambrière sont exécutés.
Autrement dit, ces deux dames travesties se font remarquer par l’excellence et le mérite de leur comportement. Auparavant calomniées, elles brillent à
présent par leur honnêteté, leur franchise et leur loyauté et sont admirées des
plus grands. Sous le couvert d’une identité masculine, leur conduite rachète
dans l’économie textuelle la faute dont elles sont accusées. Le prénom Denis
lui-même n’est pas sans évoquer le déni : Denise refuse d’admettre comme
110
Myriam Rolland-Perrin
juste sa condamnation, elle en dénie la vérité. La révélation de la vérité réclame le subterfuge du travestissement en Denis.
Le recours au sexe masculin traduit sans doute le besoin de ces femmes d’être
reconnues et appréciées pour leurs qualités propres. C’est également le seul
moyen envisageable pour établir leur innocence puisqu’elles ont été condamnées sans avoir eu l’occasion de se défendre. Toutefois, il est assez troublant de
voir associés dans ces deux textes l’impossible description d’un sain placé près
des parties génitales, l’infidélité supposée de la femme et le travestissement en
homme. Ainsi, Le Miracle d’Oton, dans lequel une femme devient un homme à
cause d’un bout d’os qu’on lui a offert pourrait être lu comme la mise en scène
d’une virilisation avortée. En effet, suite au don de l’os, Denise est accusée et
devient Denis. La castration d’Oton aurait-elle profité à son épouse ? Or, alors
que Denise est sur le point de combattre Berengier qui l’a accusée, Notre-Dame
avertit Oton de revenir prendre la place qui lui revient, obligeant Denis à réinvestir à son tour son identité féminine. Contrairement à ce qu’avançait Gaston
Paris qui estimait que [la Vierge] était « introduite dans le miracle d’une façon
maladroite, et qui [détruisait] le récit primitif »17, il nous semble au contraire
que Le Miracle d’Oton, par la bizarrerie même du don, propose une version
aboutie des fantasmes soulevés par les textes du cycle de la gageure. Le miracle
intervient dans cette pièce comme un régulateur social, obligeant les protagonistes à réintégrer leurs rôles traditionnels.
Lorsqu’elle essaie de convaincre son père qu’elle n’est pas l’écuyer Denis
mais sa fille Denise, elle lui donne à voir sa poitrine, étendard de sa féminité :
Tenez, regardez ma poitrine :
G’y ay mamelle conme fame ;
Du monstrer n’est point de diffame.
Les autres membres secrez touz
Femenins ay, ce savez vous (v. 1996-2000).
Le corps de Denise l’a d’abord trahie mais il la sert à présent. Il permet de distinguer la vérité de l’apparence. Les secrets de ce corps qui avaient auparavant
accusé Denise deviennent à présent un signe de reconnaissance de sa féminité. Le corps se fait donc vecteur de mensonge aussi bien que de vérité. Les
signes se révèlent foncièrement incertains et soumis au pouvoir de celui qui
sait les utiliser.
17
Art. cit., p. 530.
Gageure et mutilations
111
Au terme de cette étude, nous voudrions reprendre les mots de Nancy Vine
Durling qui soulignait à la fin de son article sur l’honneur féminin combien
il était intéressant de relier l’étude des textes du cycle de la gageure tant ils
avaient à nous apprendre sur les peurs et les particularités sociales présidant
à la perception du corps féminin18. En effet, la mise en relation de ces cinq textes dont les particularités génériques s’effacent devant la plasticité du motif
nous a permis de souligner le lien entre le pari sur la fidélité de la femme et les
mutilations qu’elle subit injustement. Qu’on entame l’intégrité de son corps en
lui coupant un doigt ou des cheveux, qu’on lui vole son anneau, qu’on dévoile
une tache de naissance ou bien qu’on lui découpe son vêtement, la femme est
atteinte dans son intimité sexuelle, métonymiquement exhibée. Qu’on accepte d’y lire l’expression fantasmatique de mutilations sexuelles telles que l’excision ou qu’on choisisse de n’y voir que la volonté de porter atteinte à un corps
prétendument fautif, il est indéniable que le corps de la femme est présenté
comme une propriété masculine dont la valeur est proportionnelle à sa fidélité ou à sa pureté. La virginité est d’ailleurs portée aux nues dans ces textes
comme une valeur suprême mais cela pourrait faire l’objet d’une autre étude.
Enfin, contrairement à ce qu’avance Gaston Paris et même si les deux exempla sont classés par le scribe du manuscrit de Tours sous la rubrique « de dominabus » (des dames nobles), il nous semble que ces cinq textes contribuent
moins à glorifier la femme et ses vertus19 qu’à mettre en évidence la peur du
corps féminin et la crainte de ses débordements.
18
« It is for such reasons that the Old French wager tales desserve to be read and analyzed
more closely. Such poems – particularly when read in conjunction with one another and with
other Old French romances – have much to tell us about the fears and the social fantasies governing perceptions of the female body in early thirteenth-century France. », art. cit., p. 127.
19
Art. cit., p. 550.
Fils de l’ours et cœur de lion :
la filiation Estonné Passelion dans
le Roman de Perceforest
Anne Delamaire
Université européenne de Bretagne
Parmi les ambitions affichées par Perceforest1 se trouve la volonté de créer un
tout cohérent à partir d’un vaste ensemble de matériaux regroupant, entre
autres, les romans antiques, la matière de Bretagne, les traités d’optiques, les
encyclopédies et le folklore. Ce dernier substrat nourrit notamment le personnage d’Estonné, un impétueux chevalier écossais. Associé à des motifs comme
la Mesnie Hellequin ou le charivari, Estonné est, à travers différents épisodes,
assimilé à la figure mythologique du roi ours. Or, son fils, Passelion, est visiblement placé sous le signe du lion. La filiation entre les deux personnages
semble donc être problématique, au moins sur le plan symbolique. C’est sans
compter sur l’ingéniosité de l’auteur qui, en jouant sur les motifs et la richesse
du fonds folklorique, créé une continuité là où règne a priori le désordre.
Estonné est un vaillant chevalier écossais qui se caractérise par sa fougue et
une sexualité débordante. Prompt à séduire la plus proche damoiselle, il est
souvent contrecarré dans ses entreprises galantes par le luiton Zéphyr. Protecteur aussi bien que persécuteur facétieux, Zéphyr2 est explicitement rattaché à des croyances locales et à une aire géographique (à savoir les marécages
aux environs de la ville de Brane). Son occupation principale consiste à tempérer les ardeurs d’Estonné en le faisant plonger indifféremment dans l’eau, la
boue, les excréments ou encore des mares pleines de grenouilles. Cette farce,
1
Le Roman de Perceforest, deuxième partie, éd. G. Roussineau, Genève, T. L. F., vol. I,
1999 et vol. II, 2001 ; troisième partie, éd. G. Roussineau, Genève, T.L.F., vol. I, 1988 ; vol. II,
1991 ; vol. III, 1993 ; quatrième partie, éd. G. Roussineau, Genève, T.L.F., 1987. Le livre V est
cité d’après le manuscrit BnF. fr. 348 (l. V).
2
Sur Zéphyr voir Christine Ferlampin-Acher, Fées, bestes et luitons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose (XIIIe-XIVe siècles), Paris, Presses Universitaires Paris
Sorbonne, 2002.
114
Anne Delamaire
qui se répète, paraît renvoyer à un rite du type charivari lequel avait pour but
de dénoncer ou de réguler une sexualité perçue comme déviante. (Par exemple lorsqu’un remariage était trop rapide ou lorsqu’il y avait un écart d’âge important entre les deux époux).
Par l’entremise de Zéphyr, Estonné se trouve également assimilé à la figure du roi de carnaval. Alors que le siège de la ville de Brane menace de s’éterniser, le chevalier part en quête du luiton afin de trouver une issue rapide au
conflit. Après un des tours dont il est coutumier, Zéphyr, métamorphosé en
cheval, entraîne Estonné dans une folle cavalcade dont les détails recoupent
les différentes étapes du règne de carnaval. Lorsqu’il découvre le cheval, dont
il ignore la vraie nature, Estonné s’émerveille devant sa beauté et la richesse
de son équipement :
il regarde pardevant luy et voit l’ommel, et bien perceut qu’il y avoit le plus
beau cheval qu’il eust oncques veu et le plus fort […] sy estoit si bien aourné
de frain et de selle que se ce fust pour le roy Alexandre (l. II, t. 1, § 121)
Appliquée à un cheval, la référence au roi Alexandre, évoque indirectement
Bucéphale dont la tradition médiévale disait qu’il se nourrissait de chair humaine. Derrière la munificence de la monture trouvée par Estonné se profile
donc une ombre inquiétante, le germe du danger. La comparaison permet,
par ailleurs, d’établir le chevalier dans son nouveau statut de souverain éphémère. Malgré sa surprise, Estonné enfourche la monture et, ainsi couronné,
se trouve emporté, à un galop d’enfer. Durant cette chevauchée avec un diable, le chevalier est durement malmené, tour à tour frappé par les branches et
griffé par les ronces parmi lesquelles le cheval se précipite délibérément (« il
n’espargnoit ni haye ni buisson, ains s’en aloit frappant parmy et par tout comme dervé », ibid.). Le calvaire enduré par Estonné correspond à la deuxième
étape du carnaval durant laquelle le souverain est battu, maltraité, voire démembré. L’image d’une mise en pièces est d’ailleurs explicitement présente
dans le texte :
la cote a armer que Estonné avoit vestue fut si desciree que il n’y eut ronsse par ou il avoit passé qui n’en eust sa piece (ibid.)
Conséquence directe de ce traitement et ultime étape du carnaval, le roi
d’un jour est déchu de son rang. Pour Estonné le détrônement se produit par
pertes successives. D’abord sa cotte est déchirée au point, dit l’auteur, qu’il ne
lui en reste pas de quoi se faire un pansement (« en pou d’heure il n’en eut sur
Fils de l’ours et cœur de lion
115
luy dont il peust loyer son doy », ibid.). Puis ses armes (lance, bouclier et heaume) lui sont enlevées3. Or, priver un chevalier de son équipement revient à le
déposséder de son statut. Dégradé, Estonné est métaphoriquement mis à mort
comme semble le confirmer l’image d’ensevelissement présente un peu plus
loin dans le récit. Au terme d’une autre folle équipée, Estonné est violemment
précipité dans un souterrain, il est ainsi englouti par la terre, conformément
au motif de mort et de renaissance mis en évidence par Claude Gaignebet ou
Mikkaïl Bakhtine 4 :
Estonné ne garda l’heure que le lyon le jecta en ung soupiral d’une bove
et s’en va rifflant aval comme celluy qui ne se sceut a quoy tenir (l. II, t.
1, § 313)
Toutefois, l’épisode qui cristallise avec le plus d’efficacité le substrat folklorique dont Estonné est construit est celui de sa métamorphose au livre II.
En raison d’une sombre rancune et pour avoir pénétré de nuit dans le jardin de la reine Lidoire, Estonné est transformé en ours pas cette dernière.
Cette nouvelle peau sied particulièrement au chevalier dont les pulsions mal
réfrénées entrent en résonance avec la réputation faite à l’ours que la tradition décrit comme un animal lubrique et un kidnappeur de femmes. La
muance permet donc d’extérioriser visiblement les défauts et les désirs d’Estonné. Surtout, elle conduit à révéler la véritable identité du personnage qui,
sous les apparences d’un bouffon, cache, la nature du roi ours mythologique. Métamorphosé et rendu amnésique, Estonné vit quelques temps, sous
le nom de Priant, auprès de Lidoire et des jeunes filles qu’elle élève. Un jour,
lors d’une promenade en forêt, il sauve ces dernières d’une tentative d’enlèvement perpétrée par deux chevaliers du lignage de Darnant. Cet affrontement marque un tournant dans l’épisode de la muance et s’avère crucial à la
compréhension approfondie du personnage. Sur un plan strictement narratif l’action héroïque d’Estonné lui vaut d’être pardonné par la reine fée qui
l’endort et lui redonne son apparence humaine avant de le faire déposer, nu,
dans la forêt. Sur le plan symbolique, la scène permet d’assimiler Estonné à
3
« Advint que le cheval se adreça parmy ung espinoy, la ou il convint que Estonné perdist son
glaive et demoura entres les ronsses, et son escu, qui a son col pendoit, luy fut esrachié et demoura
pendant a la branche d’un arbre », l. II, t. 1, § 122 ; « et le heaume luy estoit tourné ce devant derriere par les branches des arbres qui en avoient les las rompuz », l. II, t. 1, §125.
4
Voir Claude Gaignebet, Le Carnaval, Paris, Payot, 1974. Mikkaïl Bakhtine, L’œuvre de
François Rabelais : la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, France, Gallimard,
Nrf, 1970.
116
Anne Delamaire
deux figures mythiques : le berserker ou guerrier à peau d’ours, d’une part,
et le roi ours, d’autre part. Revêtu d’une défroque animale, Estonné agit
avec une extrême violence durant le combat. Il n’hésite pas à briser la jambe
d’un adversaire ou à un tuer un cheval pour atteindre son cavalier, attitudes d’ordinaire exclues des combats entre chevaliers. Il fait ainsi preuve de
la fureur caractéristique des guerriers fauves. Surtout, en luttant contre une
incarnation du chaos pour sauver une beauté toute printanière, Estonné signe la victoire du renouveau sur les forces sombres de l’hiver. De plus, la
temporalité de la métamorphose correspond en tout point à celle du mythe.
Transformé à une époque indéterminée, Estonné se bat au printemps. C’est
aussi à cette période qu’il retrouve son apparence humaine en émergeant du
sommeil, tout comme l’ours sort de son hibernation. La victoire d’Estonné
correspond donc au triomphe du roi ours dont la force vitale renaît avec la
belle saison.
Tout comme Estonné, Passelion bénéficie de la protection ambigüe de Zéphyr. Au fil du récit le luiton semble toutefois se faire moins facétieux et, bien
qu’il réserve au chevalier certains des tours qu’il a joués à son père, l’influence des pratiques rituelles et folkloriques se fait moins sentir. De fait, Passelion
semble être autant un héros épique et mythique que folklorique. Ainsi, son
nom, dont la pertinence est confirmée par Zéphyr lui-même, le place directement sous le signe du lion (« sy t’a donné ta mere bon nom en Passelion car
tu le passe en fierté » l. IV, t. 1, p. 194). Or, si le règne de l’ours coïncidait avec
celui des légendes, le lion, qui l’a supplanté, s’inscrit dans un univers chevaleresque et courtois5.
De la même façon, l’enfance de Passelion, qui se déroule en deux volets,
tend à faire de lui un personnage héroïcomique6. Dans sa prime jeunesse,
avant l’âge d’un an, Passelion est amené à venger la mort de son père en tuant
son meurtrier Bruyant sans foi. Si l’épisode se plaît à décrire l’enfant Passelion comme un être encore maladroit dans ses gestes et ses paroles, il lui attribue également toutes les caractéristiques d’un héros épique. Ainsi le motif de
la vendetta paraît directement emprunté à la chanson de geste. L’enfant prodige s’avère, par ailleurs, être un redoutable guerrier : adoubé et armé durant
le siège du Chastel de la Garande, c’est lui qui décoche le trait fatal au traître.
5
Sur l’ours détrôné par le lion voir Michel Pastoureau, L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris,
Seuil, 2007.
6
Voir « Les enfants terribles de Perceforest », dans Enfances arthuriennes. Actes du colloque
de Rennes, dir. D. Hüe et C. Ferlampin-Acher, Orléans, Paradigme, 2006, p. 237-254.
Fils de l’ours et cœur de lion
117
Quant à la juste colère qui l’anime, elle devient fureur lorsque le garçonnet
déchire à pleine dents le cœur de l’ennemi tout juste abattu :
Passelion […] s’en vint a la partie du corps ou tenoit le cuer, puis le print
aux dents et aux mains et le deschira comme font levriers leur cuiries après
la venoison prinse (l. IV, t. 1, p. 301)
Le deuxième volet des enfances de Passelion se détourne des champs de bataille pour évoquer ses facéties chez la fée Morgane qui a la charge de son éducation. Le héros s’y montre toujours batailleur et violent : frappant son cousin,
chevauchant un veau pour s’exercer à la lance ou encore coupant les oreilles
de plusieurs porcelets pour apaiser sa faim. Cette forme de démesure, qui s’accompagne également de farces à tonalité grivoise, confère à Passelion un caractère héroïcomique qui pourrait faire de lui un ancêtre de Pantagruel. Enfin, la catabase qu’il effectue, jeune homme, pour aller chercher les armes de
son père l’apparente aux héros antiques pour lesquels descentes aux Enfers et
quêtes de l’armement paternel sont des passages obligés.
Estonné, l’ours, et Passelion, le lion héroïque, paraissent donc être des figures inconciliables. Leur filiation est, de plus, compliquée par des interférences
avec d’autres lignages. Ainsi Ourseau, fils de Lidoire et de Gadifer, se trouve
être un descendant indirecte du chevalier écossais. Ourseau a été conçu alors
que la reine fée avait l’esprit occupé par la métamorphose qu’elle venait de
faire subir à Estonné. Conformément à la croyance médiévale, l’apparence de
cet enfant se ressent des préoccupations maternelles et il vient au monde pelu
comme un ours. On aura reconnaît ici le motif du bärenson ou fils de l’ours.
De fait, bien que sa conception subisse un déplacement et qu’elle soit, en quelque sorte, rationalisée, c’est bien du caractère ursin d’Estonné qu’Ourseau a
hérité. Ce transfert explique que Passelion hérite de la vigueur de son père
mais que son identité ne soit pas marquée par la nature animale de celui-ci. En
réalité, la captation de ces caractéristiques par Ourseau et l’exil que ce personnage connaît par la suite semblent correspondre à une volonté de liquider un
héritage trop encombrant. Tout comme l’image de l’ours s’immisce dans les
pensées et la descendance de Lidoire, Ourseau interfère dans le lignage d’Estonné pour le soulager de traits trop pesants.
A l’inverse, Passelion pourrait bénéficier de l’identité léonine précédemment dévolue à Lyonnel. Doublement présente dans son nom (Lyonnel du
Glat, roi de Léonnois), la marque du lion s’incarne également dans l’animal que le chevalier apprivoise au livre II. Construit sur le triple modèle de
118
Anne Delamaire
Lancelot, Tristan et Yvain, Lyonnel incarne l’idéal chevaleresque et courtois
pendant la première moitié roman. Après avoir libéré la Grande-Bretagne et
l’Écosse de plusieurs monstres et avoir défendu ces royaumes contre une première invasion romaine, se substituant dans cette tâche au souverain impotent Gadifer, Lyonnel succombe à la bataille du Franc-Palais. Or, il ne semble
plus rien perdurer de cet héroïsme et de ce dévouement après la mort du héros.
Certes, ces fils, Lyonnel et Gadiforus sont de vaillants chevaliers, mais ils ne
constituent pas des figures de premier plan. En s’unissant à Blanche, Lyonnel
s’est, en fait, attaché à un lignage où le pouvoir féminin domine. Ainsi successivement Lidoire, Blanche et Blanchette (grand-mère, mère et fille) marquent
de leurs enchantements et de leurs bienfaits, le royaume d’Écosse. Diluée dans
une lignée qui favorise le féminin, l’identité léonine semble trouver, en Passelion, un nouveau réceptacle.
Il apparaît donc que, au fil du roman, l’auteur se livre à un réaménagement
des symboles qu’il effectue en modifiant leur répartition entre les différents lignages. Ainsi, la volonté qu’il a de réconcilier la filiation entre Estonné et Passelion est notamment visible dans un indice présent au livre III. Pour les besoins d’une pièce en vers (le Lai Secret), Estonné y est désigné comme un lion
(« Le lÿon jadis mis en cage / La jenne chievrette sauvage », l. III, t. 1, p. 277).
Or, non seulement l’Écossais n’a jamais été qualifié en ces termes auparavant
mais encore Lyonnel, évoqué dans le même poème, s’y voit dépouillé de son
identité. Alors que l’image du fauve aurait dû tout naturellement s’appliquer
au chevalier au lion, elle est transférée à Estonné.
Malgré les signes semblant indiquer que l’auteur craignait la discontinuité
ou voulait liquider une symbolique trop lourde, la filiation entre Estonné et
Passelion s’avère pourtant complètement cohérente, en grande partie grâce au
parrainage du luiton Zéphyr. Ainsi, Passelion, qui a hérité de la fougue paternelle, se montre aussi séducteur que son père et le récit voit s’allonger la liste
de ses conquêtes au nombre desquelles figurent Morganette, Gaudine, Canifre, Dorine, Marmona. Toutefois, là où Zéphyr réfrénait les ardeurs d’Estonné, il favorise les amours de son fils qui engendre de nombreux descendants,
chaque fois d’une femme différente. Loin d’être arbitraire cette différence de
traitement répond aux exigences du récit. Du vivant d’Estonné la Grande Bretagne et l’Écosse sont deux royaumes prospères au sein desquels s’opère un
long travail de civilisation, notamment avec la mise au pas du lignage de Darnant. Cette situation appelle à une régulation des forces vives et brutales dont
Fils de l’ours et cœur de lion
119
Estonné et ses pulsions sont les représentants. A l’inverse, du temps de Passelion, les deux pays sont dans état de désolation consécutif à l’invasion romaine. Dans ces conditions, repeupler ces contrées et leur donner une nouvelle
génération de chevaliers tient de l’impératif vital. C’est pourquoi le luiton favorise la sexualité débordante de Passelion. Par conséquent, il y a, dans son
changement d’attitude, une cohérence qui explique également que l’influence
des pratiques comme le charivari se fasse moins sentir concernant Passelion.
Destinés à opérer une régulation, ces rites deviennent inutiles quand il s’agit
d’encourager une natalité à tout va.
Le substrat folklorique n’est cependant par entièrement absent du parcours
de Passelion. Au livre V (f. 289ss.), un épisode se révèle particulièrement significatif. A ce moment du récit Passelion est devenu l’amant de Dorine, épouse
du roi de Sycambre. Leur secret menaçant d’être révélé par la vieille chargée
de chaperonner la jeune femme, ils élaborent un plan recourant à un déguisement animal. Pour justifier ses allées et venues entre sa chambre et le bosquet
qui sert de refuge à son amant, Dorine a en effet prétendu qu’elle y nourrissait un cerf avec les reliefs de ses repas. Soupçonneuse, la vieille, qui s’étonne qu’un tel animal se repaisse de viande, demande à le voir. Passelion revêt
alors la peau d’un cerf et se présente à la vieille en émergeant partiellement
des buissons. Peu convaincue par cette démonstration la vieille avertit, dès
son retour, le roi qui fait alors lâcher ses chiens dans le bosquet. Acculé dans
une caverne, Passelion ne doit la vie sauve qu’à l’intervention de Zéphyr qui,
se substituant à lui, surgit de l’anfractuosité sous la forme d’un cerf et disperse les hommes du roi. Cet épisode, qui accumule les éléments comiques, reprend, entre autres, le motif de la mal mariée. Cependant c’est le déguisement
en animal qui doit ici retenir l’attention. Recouvert de sa peau de cerf, Passelion subit une transformation qui n’est pas sans rappeler la métamorphose subie par son père. De fait, l’un comme l’autre endossent une identité animale
sous l’emprise magique ou amoureuse d’une femme. De plus, le cerf n’est pas
très éloigné de l’ours dans sa portée symbolique. Tous deux au panthéon des
dieux primitifs, ils incarnent, en lien avec l’idée de fertilité, les forces brutes de
la nature qui connaissent un renouveau au printemps. Père et fils se rejoignent
donc dans une célébration de la vie.
Apparemment incohérent le lien entre Estonné et Passelion témoigne, au
contraire, de l’art avec laquelle l’auteur ajuste sa matière aux intérêts de son
roman. Ours captif ou cerf bondissant animent le récit selon que l’heure est
à réfréner ou encourager les pulsions des chevaliers. Cette œuvre de régula-
120
Anne Delamaire
tion est notamment dévolue à Zéphyr figure tutélaire garante d’une forme de
continuité au sein de ce lignage singulier. Par ailleurs, en cultivant le faux,
(l’ours est le produit d’une métamorphose, le cerf celui d’un déguisement) le
roman accouche d’une vérité inédite et insuffle une vie nouvelle à un substrat
qui ne demandait qu’à être redynamiser. Ainsi, l’identité animale polymorphe de la filiation entre Estonné et Passelion semble proclamer avec aplomb
que le lion est bien le fils de l’ours.
Le « cheval volant » : parcours et
métamorphoses d’un motif oriental
Adenet le Roi, Girart d’Amiens,
Geoffrey Chaucer
Aurélie Houdebert
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
Sous des noms variés – cheval enchanté, cheval d’ébène ou de fust, cheval
de Pacolet, Clavileño el Aligero ou encore steed of brass – apparaît de façon
récurrente dans la littérature occidentale du XIIIe au XVIe siècle une seule
et même figure, issue du folklore oriental. Il s’agit d’un cheval mécanique,
de bois le plus souvent, d’airain dans certaines versions, doté de l’extraordinaire pouvoir de voler. Présent dans le folklore indien, cet animal fabuleux
parcourt d’est en ouest un vaste territoire culturel, s’ancrant de plus en plus
profondément dans la littérature et puisant à chaque étape de son cheminement géographique et littéraire les ingrédients nécessaires à son renouvellement. On le retrouve ainsi dans des contes indiens, persans et arabes, sous
une forme déjà littéraire dans un conte des Mille et Une Nuits1, dans deux
romans français en vers de la fin du XIIIe siècle, Cléomadès et Méliacin2, euxmêmes dérimés puis traduits en espagnol au siècle suivant3, dans Valentin et
1
On trouve le conte du cheval d’ébène dans tous les manuscrits « complets » des Mille et Une
Nuits, dans toutes les éditions du recueil (à l’exception de celle de René Khawam), mais aussi dans
le recueil des Cent et une Nuits et dans d’autres ensembles comme les Livres des Histoires étonnantes, dont le manuscrit le plus ancien remonte au début du XIVe siècle. Voir Aboubakr Chraïbi, Les
Mille et Une Nuits, histoire des textes et classification des contes, l’Harmattan, 2008.
2
Les œuvres d’Adenet le Roi, éd. Albert Henry, Tome V, Genève, Slatkine, 1996 ; Girart
d’Amiens, Méliacin, éd. Antoinette Saly, CUERMA, Senefiance 27, 1990.
3
Pour les versions en prose, voir Le Cheval volant en bois, édition des deux mises en proses du
Cléomadès, éd. Fanny Maillet et Richard Trachsler, Paris, Classiques Garnier, « Textes Littéraires du Moyen-Âge » 14 , 2010. Pour la version espagnole, voir : El Conde Partinuples, Roberto el
Diablo, Clamades y Clarmonda, ed. Ignacio B. Anzoátegui, Buenos Aires, Espasa-Calpe, 1944,
p.133-168.
122
Aurélie Houdebert
Orson4, roman d’aventures dont la diff usion européenne conduira le cheval
jusqu’à Cervantès5, chez Geoffrey Chaucer dans ses Contes de Cantorbéry6,
composés en moyen anglais dans les dernières décennies du XIVe siècle.
Conservant de façon remarquable ses caractéristiques primitives qui en font
un motif folklorique spécifique, le cheval volant dont il est question ici se
prête néanmoins à toutes les métamorphoses au gré de son parcours dans les
littératures d’Orient et d’Occident.
Nous ne prétendons pas retracer ici l’ensemble de ce parcours, mais interroger les modalités de son adaptation littéraire dans deux contextes différents, à
un siècle d’écart : dans les deux romans français, Cléomadès d’Adenet le Roi
et Méliacin de Girart d’Amiens, sommes romanesques en vers composées vers
1285-1295, qui marquent l’entrée dans la littérature européenne du cheval volant, et dans le Conte de l’écuyer, conte inachevé écrit par Geoffrey Chaucer
un siècle plus tard en Angleterre.
J’envisagerai ces trois textes comme autant de réponses littéraires aux problèmes soulevés par cette entreprise d’assimilation du motif.
Le cheminement du motif, d’Adenet à Chaucer
La source directe de Cléomadès et de Méliacin reste inconnue, mais on sait
par les auteurs eux-mêmes que leur matière, héritée de la tradition arabe, a
transité par l’Espagne avant d’arriver jusqu’à eux. L’histoire du cheval volant a connu ensuite une diffusion remarquable, due notamment au succès
du roman d’Adenet le Roi, Cléomadès, copié dans quinze manuscrits, mis
en prose, traduit et adapté plusieurs fois, cité dans plusieurs œuvres du XIVe
et du XVe siècle7.
Plus difficile à établir est le transfert de cette histoire jusqu’en Angleterre.
Deux hypothèses me semblent recevables concernant la source de Chaucer
pour son steed of brass. Soit les romans d’Adenet et Girart, ou l’un des deux,
étaient connus du poète anglais pétri de culture française, de façon directe ou
4
Valentin et Orson, Lyon, Jacques Maillet, 1489 (BN.fr Res-Y2-82).
Miguel de Cervantes, Don Quijote de la Mancha, ed. John Jay Allen, Madrid, Cátedra,
1992, vol. 2, chap. XLI, p. 327-337.
6
William Chaucer, « The Squire’s Tale », dans Cantorbery Tales, éd. en ligne par The Electronic Literature Foundation http://www.canterburytales.org/canterbury_tales.html
7
Voir l’édition d’Albert Henry, Tome V, Introduction, p. 559-567.
5
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental
123
indirecte8 ; soit le conte oriental a circulé en Angleterre indépendamment de
ses adaptations françaises, de façon autonome ou associé à d’autres contes du
recueil des Mille et Une Nuits9.
Sans entrer dans le détail des arguments, il me semble plus probable que
Chaucer s’appuie sur un matériau littéraire transmis par l’un des romans
français, plutôt Cléomadès que Méliacin, sans que l’on puisse établir avec certitude sa source10. Il en dispose en tout cas très librement. Son histoire apparaît finalement comme une série de variations assumées autour d’un thème
connu, bien plus que comme la réécriture d’un texte précis.
Variations autour de deux traits constitutifs
Deux traits principaux caractérisent le cheval volant dès l’origine : son mécanisme spécifique et son emploi en tant qu’instrument de conquête féminine. Ces éléments se retrouvent dans toutes les versions de l’histoire, depuis
le conte indien où un tapissier s’élève littéralement jusqu’à une princesse grâce à une monture fabriquée par un ami charpentier11. Adenet le Roi et Girart
d’Amiens exploitent amplement ces données, explorant toutes leurs possibilités narratives. Chaucer reprend les deux traits, mais les modifie considéra8
C’est l’hypothèse de Vincent Dimarco, qui considère Cléomadès et Méliacin comme des
sources possibles de Chaucer, sans que l’on puisse établir d’analogies textuelles, et sans certitude
historique concernant la présence des romans français en Angleterre. Vincent Dimarco, « The
Squire’s Tale », dans Sources and Analogues of the Canterbury Tales, ed. Robert M.Correale,
Mary Hamel, Cambridge, D.S. Brewser, 2002, p. 169-209.
9
C’est le postulat de Kathryn L. Lynch qui estime que Chaucer a « occidentalisé » un matériau
oriental transmis oralement. Kathryn L. Lynch « East meets West in Chaucer’s Squire’s Tale and
Franklin’s Tale », Speculum, a Journal of Medieval Studies, vol. 70, n° 3, Juillet 1995, p. 530-551.
10
Vincent Dimarco ne cite que Méliacin dans son répertoire de sources et « textes analogues ». Il considère en effet que le conte de Chaucer est plus proche du roman de Girart que de celui d’Adenet, en ce qui concerne la structure narrative et l’ancrage géographique. Il est vrai que
Chaucer situe son histoire en Orient, comme Girart d’Amiens, et non pas en Europe, comme
Adenet ; encore faut-il bien voir de quel Orient il s’agit dans chacun des textes. Qu’y a-t-il de
commun entre le royaume Mongol de Russie, la Grande Arménie et la Perse, si ce n’est la charge
imaginaire que contiennent ces noms pour des Occidentaux du XIIIe ou du XIVe siècle ?
11
Le conte du Tisserand qui se fit passer pour Vishnou, présent dans le Pañcatantra, met en
scène un faux « garouda », imitation mécanique de la monture volante magique du dieu Vishnou. En faisant son entrée dans le folklore persan puis arabe, l’oiseau pseudo divin se métamorphose en cheval de bois, mais conserve ce statut de produit manufacturé extraordinaire destiné à la conquête d’une femme. Voir Pañcatantra, trad. Edouard Lancereau, Paris, Gallimard /
Unesco, coll. « Connaissance de l’Orient », 1965, p. 93-101.
124
Aurélie Houdebert
blement. Dans le conte oriental, le cheval de bois est mis en mouvement par
deux chevilles, placées dans divers endroits du corps de l’animal selon les versions12 : derrière l’oreille, sur l’épaule droite, sur les flancs… le manque de
précision et les contradictions sont constants, ce qui explique peut-être que
les deux romanciers français n’aient pas choisi exactement la même localisation des différentes chevilles. Ils s’accordent en revanche pour doubler le
nombre de chevilles et complexifier par conséquent le mécanisme. Aux mouvements ascendant et descendant, ils ajoutent en effet les mouvements latéraux13. Le cavalier peut ainsi imiter grossièrement une chevauchée « réelle »,
en activant successivement quatre chevilles de bois placées de part et d’autre
de la monture14. Adenet et Girart s’attardent longuement sur ces détails, ralentissant considérablement le rythme du récit lors du premier vol du héros pour
mimer son tâtonnement et rendre le mécanisme intelligible. Avec un grand
souci de cohérence, les mêmes gestes seront répétés à chaque envol et à chaque
atterrissage, c’est-à-dire six fois dans chacun des romans.
Chaucer reprend le détail des chevilles mais déconstruit la mécanique soigneusement établie par les auteurs français : le nombre de clés et leur positionnement n’apparaissent pas clairement. Le narrateur délègue l’explication
du mécanisme au mystérieux chevalier arrivé par les airs. Celui-ci montre au
roi comment faire fonctionner la monture et accompagne son discours de gestes15. Or, les expressions « a pyn », « another pyn », « this pyn » restent obscures
pour le lecteur car le narrateur n’élucide pas les déictiques employés. La dernière cheville mentionnée est-elle la même que la seconde ? Où se trouvent-elles situées ? Rien ne permet de le savoir, d’autant que le chevalier entoure son
12
Concernant les différentes versions des Mille et Une Nuits, voir Aboubakr Chraïbi, op.cit.
Pour établir des comparaisons entre les différentes versions arabes du conte, je me suis appuyée
sur le corpus suivant : pour les Mille et Une Nuits, la version Galland, la version Mardrus, la version basée sur les éditions Boulâq/Calcutta de Bencheick et Miquel, la version Habicht ; pour les
Cent et Une Nuits, la traduction de M. Gaudefroy-Demombynes.
13
Paul Aebischer fait ainsi remarquer avec humour qu’il ne manque que la « marche arrière » à
ce véhicule médiéval. Paul Aebischer, « Anatomie paleo-descriptive de l’appareil moteur de Clavelens », Boletín de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, 36, 1975-76, p. 105-114.
14
Dans Cléomadès, les chevilles se trouvent « droit au front dou cheval », « a destre », « au senestre
lés », « vers la poitrine » (v. 2681-2689). Dans Méliacin : « El col fu mise la premiere / Et l’autre en la
crupe derriere ; / L’autre cheville el flant senestre / Et la quarte refu el destre » (v. 613-616).
15
« […] whan yow list to ryden any where, / Ye mooten trille a pyn, stant in his ere, / Which I
shal telle yow bitwix us two […] And whan ye com ther as yow list abyde, / Bidde hym descende,
and trille another pyn […] Or, if yow liste, bidde hym thennes goon, / Trille this pyn, and he wol
vanysshe anoon » (v. 306-318).
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental
125
explication de mystère, annonçant que certains détails de fonctionnement ne
seront révélés au roi qu’en tête à tête16. La confusion est encore accentuée car
si la première cheville commande bien le décollage et la seconde l’atterrissage,
elles peuvent aussi bien servir à diriger le cheval en avant ou le faire revenir
à son point de départ17. Quant à la troisième cheville, elle perd son rôle directionnel, et sert à faire disparaître l’animal. Une quatrième cheville paraît donc
superflue et il faudra recourir à une formule magique pour faire réapparaître
le cheval. Chaucer multiplie les contradictions et les imprécisions quant au
fonctionnement du cheval, et en annule même l’effet puisque ce mécanisme
ingénieux ne sera jamais mis en pratique : le roi, satisfait des explications embrouillées et incomplètes du chevalier, retourne souper et la première partie
du conte s’achève sur la disparition inexpliquée du cheval, sans qu’une seule
cheville ait été activée18.
La seconde caractéristique fondamentale du cheval est son emploi dans le
rapt et/ou le sauvetage d’une jeune fille. Dans les romans français, l’alternance entre les trois vols solitaires du héros, traités en quelques vers (à l’exception
du premier vol laborieux) et les trois duos aériens longuement décrits, comportant le plus souvent des escales idylliques et donnant lieu à des chants d’allégresse, fait apparaître le cheval comme le support privilégié de la relation
amoureuse. Les insertions lyriques, particulièrement nombreuses dans Méliacin, se multiplient lors de ces scènes de vol amoureux et figent l’image du
couple en suspens au dessus du monde terrestre.
Auxiliaire du couple, le cheval est aussi chargé de symbolisme érotique,
en particulier dans Cléomadès. La fulgurance de ses envols mime la force
du désir, ce que suggère d’ailleurs la métaphore commune de la flèche, et
le rapprochement subit des corps qu’il impose provoque à deux reprises les
émois des cavaliers. C’est d’abord pour se venger de Cléomadès que Crompart enlève Clarmondine, mais sitôt sur le cheval, sa haine se transforme
en désir fou pour la jeune fille, au point de tenter un viol lors d’une halte
dans une clairière19. Le héros lui-même doit lutter contre Hardement qui
16
Le messager entoure ses explications de mystère à travers les formules « Which I shal telle
yow bitwix us two » ou « In swich a gyse as I shal to yow seyn / Bitwixe yow and me » qui suggèrent
l’existence d’un mécanisme complexe et secret qui ne sera jamais révélé au lecteur.
17
C’est ce qu’explique le messager lors de la présentation générale des cadeaux au roi Cambuskan (v. 104-122).
18
« The hors vanysshed, I noot in what manere, / Out of hir sighte ; ye gete namoore of me »
(v. 334-335).
19
Malgré un discours relativement courtois et une sincérité touchante, Crompart expose
126
Aurélie Houdebert
l’assaille alors qu’il entreprend le voyage du retour avec son amante20. Rien
ne dit explicitement que le vol à dos de cheval de bois provoque seul un tel
désir, mais c’est toujours au cours d’une chevauchée que la tentation se présente. Le cheval mène d’ailleurs toujours les amants dans des jardins fermés
ou des clairières isolées, hauts lieux du déduit amoureux dans la symbolique courtoise.
Le lien entre le cheval et l’amour est beaucoup moins évident chez Chaucer, qui occulte même cette dimension dans toute la première partie de son
conte. Le récit s’ouvre en effet sur l’offrande faite au roi mongol par un chevalier, messager du roi d’Inde et d’Arabie. La motivation du visiteur dans toutes
les autres versions du conte est de réclamer au roi, en échange de ces cadeaux,
la main de sa fille. Or, le chevalier du conte de Chaucer ne demande rien, ni
pour lui-même, ni pour son seigneur, tout au plus invite-t-il la fille de Cambuskan à danser lors du banquet21. Le cheval, qui figure parmi les présents,
n’est pas conçu pour obtenir une femme, il n’est qu’un cadeau diplomatique
de roi à roi. L’alliance de la vaillance et de l’amour que symbolisait le cheval
volant des romans français est rompue chez Chaucer. Plus loin dans le récit,
pourtant, une chevauchée amoureuse est évoquée, les derniers vers du fragment conservé annonçant une troisième partie pleine d’aventures22. L’écuyer
promet à son auditoire le récit des amours d’Algarsif, fils aîné du roi Cambuskan, qui trouvera et conquerra une femme, aidé du cheval de bronze. Mais
cette annonce prend place après plus de six cents vers, alors même que le fameux cheval a disparu du récit pendant trois cents vers. L’histoire du cheval
volant est donc loin d’occuper tout le récit, comme c’est le cas dans le conte
oriental, ni même de servir de structure d’ensemble, comme dans Méliacin
clairement ses intentions : « Tout serai a vostre vouloir / de cuer et de cors et d’avoir, / Mais que
vous faites mon plaisir » (v. 6409-11). Clarmondine comprend parfaitement la menace qui pèse
sur elle durant le voyage et fait promettre à son ravisseur de ne rien tenter qui la déshonore avant
de l’avoir épousée. C’est l’empressement à trouver une église pour satisfaire à cette clause qui
poussera Crompart à pénétrer dans Salerne, pour son malheur.
20
Le débat qui oppose Hardement et Désir à Raison occupe une centaine de vers (v. 1441314520) et trouve son prolongement dans le rêve de Clarmondine, qui met en scène un lion prêt à
assaillir la belle (v. 14539-14601).
21
« This noble kyng is set up in his trone / This strange knyght is fet to him ful soone / And on
the daunce he gooth with Canacee » (v. 266-8).
22
« First wol I telle yow of Cambynskan / That in his tyme many a citee wan ; / And after wol I
speke Algarsif, / How that he wan Theodora to his wif, / For whom ful ofte in greet peril he was,
/ Ne hadde he be holpen by the steede of bras / And after wol I speke of Cambalo […] » (v. 65561).
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental
127
et Cléomadès. De plus, cet épisode de quête amoureuse grâce au cheval n’est
présenté que comme une péripétie parmi d’autres, pour lesquelles il n’est nullement question de cheval de bronze. En réalité, Chaucer reprend tous les éléments présents dans les deux romans français, dons somptueux faits au roi,
conquêtes guerrières et amoureuses, duels, voyages…, mais leur ôte le lien
scrupuleusement établi par Girard d’Amiens et Adenet le Roi grâce au cheval
volant23. Chez Chaucer, l’animal mécanique n’est décidément plus le moteur
de l’amour, pas plus que celui du récit.
Modalités d’acclimatation du cheval : le recours à des modèles littéraires
Pour intégrer ce cheval venu de l’est au panthéon merveilleux des romans
français, pour l’acclimater, donc, Adenet le Roi et Girart d’Amiens recourent
à des modèles déjà bien établis dans la littérature romane.
Le moule le plus évident pour y fondre ce cheval oriental est celui des automates. Statues animées, représentant des hommes ou des animaux, les automates associent l’art, la technologie et la magie. Le cheval volant correspond
parfaitement à ce type d’objet merveilleux. Les deux romanciers français insistent tantôt sur l’un de ces aspects, tantôt sur l’autre, manifestant ainsi leurs
hésitations face à cette figure inédite héritée du folklore et exploitant en même
temps toutes les ressources de cet objet familier qu’est l’automate littéraire.
Girart d’Amiens insiste surtout sur le caractère « enchanté » du cheval.
En témoigne la description du créateur de l’animal, le philosophe Clamazart, clairement placé du côté du Diable24. Renvoyer ainsi Clamazart du
côté des enchanteurs sulfureux des romans, c’est ranger son cheval de bois
dans la catégorie des enchantements néfastes : le lecteur averti le perçoit,
au début du roman du moins, comme un obstacle placé par un être surnaturel sur le chemin de gloire du héros, et dont ce dernier devra déjouer
l’enchantement pour progresser. C’est ainsi que fonctionnent en effet les
23
Chez Adenet le Roi et Girart d’Amiens, le motif du cheval de fust est un élément structurant : les deux romans français, qui insèrent des épisodes nouveaux et des développements
considérables par rapport au conte dont il s’inspirent, conservent cependant une trame similaire, entièrement construite autour du cheval de bois. Les grandes étapes du récit sont délimitées
par les séquences de vols sur le cheval, soit trois allers-retours entre lesquels s’insèrent des péripéties plus ou moins développées. Le cheval de bois assure la cohérence des épisodes et des motifs dans les deux romans, articulant scènes de combat, scènes de cour et quêtes amoureuses.
24
« Il sembloit trop bien Lucifer / Tel c’on le fait en la painture, / Kar sa bele regardeüre / Ardoit
comme fus en fournaise » (v. 457-460).
128
Aurélie Houdebert
automates des romans arthuriens, horizon littéraire très présent chez Girart d’Amiens.
Au contraire de son rival, Adenet le Roi répugne à affirmer le caractère magique de son automate et insiste sur son aspect mécanique. Il fait du roi Crompart, créateur du cheval, un savant rusé et fourbe, mais assimile son savoirfaire à celui d’un artisan habile, plus qu’à celui d’un magicien : c’est ce que
signale l’emploi des verbes « ovrer » et « arréer » pour évoquer la fabrication
de l’objet25.
Par ailleurs, le cheval volant d’Adenet le Roi met en jeu, plus que tout autre,
les capacités intellectuelles du cavalier, qui doit apprendre à maîtriser le mécanisme secret de la monture, s’il veut bénéficier de son extraordinaire pouvoir.
Cléomadès doit apprendre par lui-même comment fonctionne l’animal lors
de son premier vol. Le mécanisme du cheval de fust se comprend, s’apprend,
et peut même s’enseigner à des êtres insignifiants, comme un messager, ce
qui banalise considérablement son emploi26. Devenu simple véhicule utilitaire, l’automate paraît par conséquent bien moins effrayant que ses frères des
romans bretons qu’on ne peut vaincre qu’en les brisant, à moins que l’enchantement qui les animait ne se dissipe.
Un autre modèle littéraire se superpose dans Cléomadès à celui des automates et contredit l’effort de rationalisation du romancier : celui des chevaux
faés. La référence à ces créatures reste discrète. Ce sont d’abord les étriers qui
s’adaptent magiquement à la taille du cavalier27. Cette mention des étriers magiques est absente de toutes les autres versions de l’histoire. D’autre part, le
poids du cheval s’adapte à l’usage que l’on veut en faire. Ainsi, lorsque Crompart décide de porter le cheval de bois afin de ne pas attirer l’attention des
villageois en arrivant par les airs, il peut le faire aisément car l’objet ne pèse
soudain plus rien. Le narrateur nous précise que même un enfant pourrait
transporter l’animal28. Enfin, une figure de cheval faé apparaît clairement
25
« Si faitement le sot ovrer / Li rois Crompars, et arréer, / Que, quant il voloit, il estoit / Assez
tost où estre vouloit » (v. 1613-1616).
26
Revenu dans son royaume, Cléomadès organise les festivités de son mariage et de son couronnement. Il décide de dépêcher un valet sur le cheval de bois afin de faire parvenir au plus
vite ses invitations. Quelques instructions orales suffisent au messager pour comprendre le
mécanisme. « Cléomadès li devisa / Conment iroit et revenroit / Et com fait chemin il tenroit »
(v. 14960-14962).
27
« Et estriers tels et si faitis / Que s’uns grans hom ou s’uns petis / I montast, trestout a droiture
/ Fussent a point et a mesure » (v. 2425-2434).
28
« Sachiez que li chevaus ert tés / Que de cui que il fust portés / Ne sambloit nule rians pesans
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental
129
dans un micro récit : c’est le cheval merveilleux que le héros invente pour justifier sa présence dans la chambre de Clarmondine. Face au père de la jeune
fille, Cléomadès explique qu’il est l’objet d’un enchantement prononcé par des
fées, l’obligeant à des chevauchées nocturnes effrénées sur un cheval volant
incontrôlable29. Ce cheval reste cependant un objet de discours, une mystification du personnage.
Adenet le Roi superpose donc plusieurs figures littéraires occidentales sur
le cheval oriental, jouant sur l’imaginaire collectif de son lectorat cultivé pour
l’intégrer à son roman.
Chaucer exploite lui aussi les références culturelles communes à son lectorat. Il complexifie même considérablement l’univers référentiel de son conte,
multipliant les comparaisons pour décrire le cheval.
Ce sont d’abord les montures merveilleuses des chevaliers bretons qui sont
appelées à servir de modèle au cheval : l’arrivée du chevalier mystérieux (this
strange knyght) à la cour de Cambuskan s’effectue sur le mode bien connu de
l’irruption de l’aventure dans les romans arthuriens. La fête d’anniversaire du
roi mongol, tradition orientale, renvoie aux assemblées de la Pentecôte à la cour
d’Arthur. L’homme tout armé, monté sur son cheval de bronze, suscite l’étonnement et rend l’assemblée muette, réactions typiques face au merveilleux30. La
référence à l’univers breton est d’ailleurs indiquée clairement par l’évocation du
personnage de Gauvain qui apporte sa caution courtoise à la scène31. Le cheval
de bronze apparaît ainsi d’emblée comme l’attribut d’un chevalier de l’Autre
Monde qui cumule les accessoires magiques, puisqu’il porte une épée, un anneau et un miroir dotés de pouvoirs surnaturels. Le parfum oriental qui imprègne les premiers vers du conte, consacrés à la description des personnages et des
coutumes locales, est brusquement dissipé par cette apparition.
[…] Uns petis enfes le portast / S’adroit les chevilles tornast » (v. 6599-6608).
29
Ce récit assez long répond aux exigences du conte merveilleux : chevalier victime d’un sort
à sa naissance, fées maléfiques, chiffres magiques régissant l’enchantement, chevauchée nocturne sur une monture incontrôlable… (v. 3645-3672).
30
« In al the hall ne was ther spoken a word / For merveille of this knyght ; hym to biholde /
Ful bisily ther wayten yonge and olde » (v. 77-79). L’étonnement est une composante majeure de
la topique merveilleuse dans les romans médiévaux. Voir Christine Ferlampin-Acher, Merveille
et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Champion, 2003.
31
« […] With so heigh reverence and obeisaunce, / As wel in speche as in contenaunce, / That
Gawayn, with his olde curteisye, / Though he were comen ayeyn out of Fairye, / Ne koude hym nat
amende with a word » (v. 84-88).
130
Aurélie Houdebert
Mais Chaucer n’exploite pas cette veine arthurienne, signalant même le caractère archaïque et douteux de l’univers qu’il vient d’évoquer : Gauvain, et
plus loin Lancelot, sont en effet signalés comme appartenant à un monde révolu. Gauvain est exilé au pays de Féerie, et Lancelot est mort32. Hérité d’un
autre temps, le cheval de bronze fait figure de curiosité dans un monde où le
merveilleux et la crédulité ne sont plus de mise. Le narrateur aura donc besoin d’autres modèles littéraires pour constituer sa figure de cheval volant.
Il va pour cela déléguer la parole aux personnages qui proposent chacun leur
lecture de l’animal.
La première image qui apparaît est celle de l’automate. C’est le chevalier
qui la développe dans un discours adressé au roi. Il explique la fabrication de
l’animal en évoquant un savoir-faire à la fois technique et magique. Le créateur du cheval de bronze est présenté comme un orfèvre capable de rendre ses
soudures solides et invisibles, mais aussi comme un astrologue sachant déterminer le moment propice pour créer un objet magique33. On reconnaît bien là
le cheval de fust d’Adenet et Girart.
Mais, immobile dans la cour du château, en plein soleil, le cheval continue
d’interroger la foule. D’autres références émergent dans les discours des spectateurs. Se superposent ainsi à l’image de l’automate des éléments hérités de
la tradition encyclopédique : le cheval de bronze est en effet décrit en des termes qui rappellent les pages didactiques consacrées aux chevaux dans les textes médiévaux. L’artiste qui a conçu le cheval lui a donné des qualités dignes
des meilleurs coursiers de chair : sont ainsi mentionnées les proportions idéales de la bête, sa force, son œil vif, autant de détails absents des romans français qui font soigneusement la distinction entre cheval de bois et chevaux de
chair. Les comparaisons appartiennent cette fois au domaine de la littérature
pseudo-scientifique : le cheval est en effet l’égal des plus nobles montures de
Lombardie et d’Apulie34.
Les modèles livresques du Moyen âge ne suffisant pas à cerner l’animal, la
foule convoque alors des textes plus anciens, connus de tous, les épopées et mythes antiques : « thise olde poetries », « thise olde geestes » se substituent ainsi aux
32
v. 278
« He wayted many a constellacioun / Er he had doon this operacioun ; / And knew ful many
a seel, and many a bond » (v. 120-122).
34
« For it so heigh was, and so brood, and long, / So wel proporcioned for to been strong, / Right
as it were a steede of Lumbardye ; / Therwith so horsly and so quyk of eye, / As it a gentil Poilleys
courser were » (v. 182-186).
33
Le « cheval volant » : parcours et métamorphoses d’un motif oriental
131
romans médiévaux. C’est d’abord la figure de Pégase qui s’impose à l’esprit des
badauds. La mention des ailes de la créature mythique renvoie aux propriétés du
cheval de bronze, vantées par le chevalier mystérieux, car il s’agit pour la foule
de comprendre comment ce cheval peut voler35. La comparaison s’avère stérile
cependant, et elle est aussitôt évacuée par une autre comparaison : traduisant
la peur collective face à l’inconnu, un personnage anonyme évoque le Cheval
de Troie36. Peu importe finalement que ces comparaisons soient pertinentes ou
non pour évoquer l’animal37, ce qu’elles traduisent avant tout, c’est l’interrogation de l’homme vis-à-vis de l’étrange, son inquiétude, mais aussi sa capacité
à réactiver l’imaginaire le plus ancien face à une figure inédite. Si le narrateur
prend prudemment ses distances avec les opinions de la foule, qu’il qualifie de
« fantasies », il traduit en même temps l’extraordinaire pouvoir de la littérature,
qui fournit des modèles mouvants, plastiques et composites aux auteurs qui en
disposent à leur gré, mais aussi aux lecteurs qui choisissent parmi eux leurs clés
d’interprétation38. Le cheval volant de Chaucer n’est peut-être pas fait pour voler, finalement, et peu importe que le conte soit inachevé. Le Conte de l’Ecuyer
apparaît bien plus comme un jeu littéraire, une réflexion sur la poésie que comme un récit efficace : à travers son cheval de bronze, Chaucer rend hommage à
la fiction, à l’imaginaire, libérée de la quête du vrai et du vraisemblable. Il explore tous les possibles d’une figure polymorphe et ne choisit aucune interprétation définitive. De manière significative, l’image finale qui s’impose dans le
débat populaire autour du cheval est celle du jongleur et de ses tours39 : le cheval
est une image, « an apparence » résultant d’une pratique illusionniste. N’est-ce
pas là justement l’art du conteur, conscient de fabriquer du faux pour un public
complice, qui est évoqué ?
35
« […] it was lyk the Pegasee, / The hors that hadde wynges for to flee » (v. 198-199).
« Or elles, it was the Grekes hors Synoun, / That broghte Troie to destruccioun, / As men in
thise olde geestes rede. / Myn herte, quod oon, is everemoore in drede. / I trowe som men of armes
been therinne, /That shapen hem this citee for to wynne » (v. 200-205).
37
La comparaison avec le Cheval de Troie est beaucoup moins motivée que celle avec Pégase :
sans ailes, le cheval conçu par Ulysse se rapprochait toutefois du cheval d’ébène du conte et des
romans français par son matériau ; en transformant le cheval de fust en cheval de bronze, Chaucer creuse l’écart entre comparé et comparant, l’analogie se fondant uniquement sur l’idée de
ruse que la foule méfiante semble associer au cheval mystérieux.
38
« They murmureden as dooth a swarm of been, / And maden skiles after hir fantasies, /
Rehersynge of thise olde poetries » (v. 196-197).
39
« Another rowned to his felawe lowe, / And seyde, He lyeth ; it is rather lyk / An apparence
ymaad by som magyk, / As jogelours pleyen at thise feestes grete » (v. 207-210).
36
132
Aurélie Houdebert
Le chemin parcouru par le cheval volant n’est donc pas seulement géographique. En passant dans la littérature occidentale au XIIIe siècle, il élargit les
possibles narratifs du roman d’aventure médiéval, permettant aux héros de
progresser, de conquérir, d’aimer. Il devient un principe dynamique nouveau,
présent pour longtemps dans les récits européens.
En franchissant la Manche un siècle plus tard, le cheval perd ses ailes et se
dérobe : Chaucer le cloue au sol avant de le faire disparaître, soulignant ainsi son caractère immuable et mouvant à la fois, renonçant à l’expliquer pour
mieux saluer sa force poétique.
Des géants « réduits » de vers en prose
Magali Cheynet
Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle
… peu aprés que Abel fust occis par son frere Cain, la terre embue du sang
du juste fut certaine année si tresfertile en tous fruictz qui de ses flans nous
sont produytz et singulièrement en Mesles, que on l’appella de toute memoire, l’année des grosses Mesles […] Faictes vostre compte que le monde voluntiers mangeoit desdictes Mesles, […] mais accidens bien divers leurs en advindrent. Car à tous survint au corps une enfleure tres horrible, mais non à
tous en un mesme lieu. […] [Aulcuns] croissoyent par les aureilles, lesquelles
tant grandes avoyent que de l’une faisoyent pourpoint, chausses, et sayon :
de l’autre se couvroyent comme d’une cape à l’espagnole. Et dict on que en
Bourbonnoys encores dure l’eraige, dont sont dictes aureilles de Bourbonnoys. Les aultres croissoyent en long du corps : et de ceulx là sont venuz les
geans, et par eulx Pantagruel1.
Les chansons de geste tardives ont fait beaucoup de cas des éléments folkloriques et merveilleux pour renouveler le cadre et les structures du récit. Mais
qu’en est-il des mises en prose des chansons, qui fleurissent à la fin du XIVe
siècle et au cours du XVe siècle ? Ces œuvres ont pour ambition la transmission des textes en vers du passé. Le récit subit une métamorphose du vers à la
prose qui a, semble-t-il, accompagné l’évolution de la lecture vers un mode silencieux remplaçant la présentation orale. Pour reprendre le vocabulaire des
remanieurs, il s’agit de « reduire » les anciennes histoires de vers en prose : le
remodelage formel s’accompagne alors d’une traduction de l’ancien français
au moyen français ou encore du latin au français2, ce qui est l’occasion d’adap1
François Rabelais, Pantagruel, dans Œuvres complètes, éd. Mireille Huchon, Paris,
Gallimard, coll. Pléiade, 1994, p. 217-219.
2
Le prologue de David Aubert à son Histoire de Charles Martel (1463) donne une occurrence très intéressante du terme : « … selon mon petit entendement je le [=l’histoire de Charles
Martel] vous voeul declairer en cler francois au mieulx qu’il me sera possible sans y oster ne adjouster rien du mien ne de l’autruy, mais m’esforcheray d’ensieuvir la matiere laquelle j’ay prinse
et translattee d’anchiennes histoires rymees jadiz et reduitte en ceste prose pour ce que au jour
134
Magali Cheynet
ter la matière contée « a l’appettit et cours du temps »3. Pour David Aubert
dans ses Croniques et Conquestes de Charlemaine, achevées vers 1458 pour le
duc de Bourgogne4, il s’agit non seulement de traduire les textes anciens, mais
aussi de les combiner entre eux puisqu’il compile près de onze chansons de
geste pour reconstituer une histoire complète de Charlemagne5. L’ambition de
l’auteur vaudois Jean Bagnyon est un peu moindre dans L’Histoire de Charlemagne qu’il rédige avant 1478 pour son protecteur Henri Bolomier, puisqu’il
puise essentiellement dans la chanson de Fierabras, et qu’il encadre celle-ci
d’huy les grans princes et autres seigneurs appetent plus la prose que la ryme pour le langaige
quy est plus entier et n’est mie tant constraint. » (Bruxelles, Bibliothèque royale, ms. 6 ; transcription par Richard E. F. Straub, dans David Aubert, escripvain et clerc, Amsterdam – Atlanta,
Rodopi, 1995, p. 52) Pour le sens de « traduire » (du latin au français notamment), citons Jean
Bagnyon qui articule les différentes parties de son Histoire de Charlemagne en commentant la
méthode qu’il suit : « … souventeffois, j’ay esté excité de la part de venerable homme messire
Henry Bolomier, chanoyne de Lausane, pour reduire a son plaisir aucunes hystoires tant en latin
comme en romans et aultres façons escriptes », L’Histoire de Charlemagne (parfois dite Roman
de Fierabras), éd. Hans-Erich Keller, Genève, Droz, 1992, p. 1.
3
Ms Paris, Ars., f. fr. 3324, fol. 1v°a. Ce manuscrit du XVe siècle comprend une prose compilant des épisodes de la Chronique du Pseudo-Turpin et de la chanson d’Anseïs de Carthage sous le
nom thématique de Cronique associee de Charlemaine tres louable et Anseïs icy couplee (fol. G).
Nous préparons la transcription de ce texte qui figurera en annexe de notre thèse de doctorat.
4
Le premier tome des Croniques et conquestes était destiné à Jean de Créquy, tandis que le
second est adressé au duc ; le deuxième manuscrit a par la suite été relié en deux volumes. L’édition de référence est encore celle de Robert Guiette, à partir du témoin unique des manuscrits
Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, 9066-9068 : David Aubert, Croniques et Conquestes
de Charlemaine, éd. Robert Guiette, Bruxelles, Académie royale de Belgique, Classe des lettres
et des sciences morales et politiques, Collection des anciens auteurs belges, vol. I, II, III, 19401951. L’épisode qui nous intéressera ici se trouve dans le deuxième volume.
5
David Aubert puise non seulement dans des chansons de geste, mais aussi dans des chroniques : La Chronique du Pseudo-Turpin dans la traduction Johannes, Les Grandes Chroniques de
France, peut-être les Annales royales ; une version de Berte, une version de Mainet, Doon de Maience, L’Anthologie de la reine (pour les histoires d’Ogier, d’Aspremont), Girart de Vienne, Fierabras, Renaud de Montauban, La Chanson de Roland, Les Quatre fils Aymon, Aymeri de Narbonne, Galien
le Restauré, La Chanson des Saxons. Certains chercheurs comme André de Mandach pensent que
David Aubert a pu croiser plusieurs versions d’un même texte dans un véritable travail de critique
des textes (André de Mandach, « L’Anthologie Chevaleresque de Marguerite d’Anjou (B.M. Royal
15 E VI) et les officines de Saint Augustin de Canterbury, Jean Wauquelin de Mons et David Aubert
de Hesdin », dans Société Rencesvals, VIe congrès international (Aix-en-Provence, 29 août-4 septembre 1973), Aix-en-Provence, Université de Provence, 1974, p. 315-350.) Valérie Guyen-Croquez a récemment consacré une partie de sa thèse de doctorat, effectuée sous la direction du Professeur Bernard Guidot et soutenue en 2008, à l’énumération et la discussion des différentes positions adoptées
par la critique à l’égard des sources de David Aubert (Tradition et originalité dans les « Croniques et
Conquestes de Charlemaine » de David Aubert, Université de Nancy, p. 48-187, publication électronique : http://cyberdoc.univ-nancy2.fr/htdocs/docs_ouvert/doc341/2008NAN21006.pdf).
Des géants « réduits » de vers en prose
135
d’épisodes provenant de la Chronique du Pseudo-Turpin : la chanson de geste
est ainsi suivie d’un appendice racontant le désastre de Roncevaux et aboutissant à la mort de l’empereur franc6. Cette composition tripartite qui borde
l’histoire de Fierabras d’un prologue et d’un épilogue avait déjà été adoptée
par un prosateur anonyme de la fin du XIVe siècle ou du début du XVe siècle
pour ce qui a été l’une des premières mises en prose de la chanson de geste7.
Voilà donc trois textes qui s’attachent à retranscrire l’histoire de Fierabras, celui de David Aubert, celui de Bagnyon et celui du prosateur anonyme. Chacun semble avoir œuvré indépendamment des autres, à quelques décennies
d’écart. S’ils n’ont peut-être pas suivi la même version du texte, ils se sont attachés à faire revivre en leur temps Fierabras, Charlemagne et ses pairs de
France dans des textes unifiés qui rassemblent les anciennes chansons aimées
et les enrichissent à différentes sources8. Dans ces œuvres hybrides qui combinent plusieurs textes appartenant à des traditions – et parfois à des langues
– différentes9, je vais m’attacher à suivre la silhouette monstrueuse de figures
6
Jean Bagnyon, L’Histoire de Charlemagne, op. cit.
Fierabras, roman en prose de la fin du XIVe siècle, éd. Jean Miquet, Ottawa, Éditions de
l’Université d’Ottawa, 1983 : prose anonyme de Fierabras rédigée avant 1410 (fin XIVe – début
XVe siècle).
8
Ainsi selon François Suard, David Aubert a sans doute eu accès à une version en prose de
Fierabras désormais perdue mais postérieure à celle des manuscrits français conservés ; elle
aurait même été suffisamment proche du Fierabras provençal pour lui avoir peut-être servi de
modèle (François Suard, « Fierabras dans trois proses françaises : les Cronicques et Conquestes
de David Aubert [1458], L’Histoire de Charlemagne de Jehan Bagnyon [entre 1470 et 1478] et
l’Histoire de Gerart de Fratte du ms. BNF fr 12791 [avant 1550] », dans Le Rayonnement de
„Fierabras” dans la littérature européenne, actes du colloque international (6 et 7 décembre 2002),
sous la direction de Marc Le Person, Lyon, C. E. D. I. C., Université Jean Moulin Lyon 3, 2003,
p. 157-176). En revanche il est possible de rapprocher la version du prosateur anonyme du XIVe
siècle et celle de Jean Bagnyon, puisque tous deux semblent avoir travaillé à partir de textes du
Fierabras qu’André de Mandach regroupait sous le nom de « Versions d’art littéraire mosan »
comprenant les ms. de Metz et de Strasbourg (et non, comme le soutenait lui-même Mandach, à
partir du groupe B ; Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, t. V. La Geste
de Fierabras, le jeu du réel et de l’invraisemblable, Genève, Droz, 1987, p. 173 et 147-162 ; voir
l’édition de Hans-Erich Keller, op. cit., p. xv ; pour la prose du XIVe siècle, voir Maria Carla
Marinoni [éd.] Fierabras, anonimo in prosa. Parigi, B. N. mss. [fr] 2172, 4969, Milan, CisalpinoGoliardica, 1979).
9
Les compilateurs mettent l’accent sur leur effort d’ordonnancement d’une matière
disjointe, hybride. Ainsi David Aubert pour satisfaire Jean de Créquy : « comme il en ait desja
veu moult de nouveaux mis en avant en plusieurs lieux et que largement en ait fait escripre [=
des romans en prose], et que l’eslite de la fleur des histoires et batailles fust mise en delay et au
derriere, c’est assavoir le livre du noble et tryumphant prince Charlemaine le grant, qui fu l’un
des noeuf preux […] …Pour quoy mon dit tres-redoubté seigneur, desirez de joindre le chief
7
136
Magali Cheynet
elles-mêmes hybrides, qui combinent des traits populaires aussi bien que des
traits savants : les géants du pont de Mautrible.
L’épisode du pont de Mautrible rassemble trois personnages monstrueux :
Agalafre qui garde le pont10, un géant qui garde la cité11, et sa femme qui avec
sa faux essaye de venger la mort de son mari12, en laissant dans une cave ses
deux enfants. Le monde sarrasin oppose successivement trois obstacles terrifiants mais peu efficaces à la pression de conquête des chrétiens – la chute de
Mautrible marque la chute de la frontière entre les deux mondes et se fait le
prélude symbolique à la victoire des chrétiens sur les Sarrasins d’Espagne. La
mort des jaiandaux est le terme de la lignée monstrueuse. Malgré leur baptême qui les voit prendre les noms de Roland et Olivier, ils sont marqués du
sceau d’une altérité impossible à résorber. Par contraste, le choix du nom des
frères d’armes pour baptiser ces frères de sang signifie peut-être que, pour
merveilleuse que soit la prouesse des héros Olivier et Roland, leur exception
n’en est pas moins humaine et bornée.
Le célèbre « Vous qui entrez, laissez toute espérance ! » pourrait être inscrit au fronton de Mautrible : c’est au péril de leur vie que les chrétiens vont le
franchir. La première fois, les ambassadeurs de Charlemagne envoyés à Aigremore pour réclamer la restitution d’Olivier prisonnier et des saintes reliques
manquent y laisser leur tête : ils se retrouvent face au gardien du pont qui leur
réclame un tribut exorbitant et ne s’en tirent que grâce à la ruse de Naimes qui
les fait passer pour des marchands. La deuxième fois, c’est grâce à un miracle
divin que Richard de Normandie parvient à franchir en sens inverse l’impétueuse rivière Flagot pour aller chercher Charlemagne au secours des pairs
de France mourant de faim dans Aigremore assiégée. La troisième et dernière fois, la ruse ne suffit pas à éviter le combat et Charlemagne manque d’être
submergé par le nombre des Sarrasins. Ganelon se porte à son secours en s’opavecques les membres, m’a chargié de curieusement enquerir et viseter pluseurs volumes tant
en latin comme en françois, en tous lieux ou j’en pourray bonnement recouvrer, et en tirer et
extraire ce qui servoit a mon pourpos, pour les assambler en ung livre » (op. cit., vol. 1, p. 14.)
Voir aussi l’extrait du prologue de Jean Bagnyon cité en note 2 ; pour introduire le second livre, le
compilateur annonce : « … la matiere suyvant est d’un roman fait a l’ancienne façon, sans grant
ordonnance, dont j’ay esté juste a le reduyre en prose par chappitres ordonnés », op. cit., p. 27.
10
Agalafre/Agoulafre/Galafre.
11
Nommé Enkechon par la chanson, il est nommé Ansetous par la prose anonyme, Aupheon
par Jean Bagnyon et Effraon par David Aubert.
12
Amiote/Amyotte est nommée Ammite par David Aubert.
Des géants « réduits » de vers en prose
137
posant ainsi aux membres de sa famille : l’ombre noire de la trahison commence à se lever dans le lignage du loyal chevalier. C’est alors que le lieu infernal présente ses trois monstrueuses émanations successives comme autant de
personnifications de la peur à surmonter. Et d’abord, Agalafre :
Sor le cief d’une hache s’iert li gloz acotez :
L’alemele iert d’achier, .II. piez out mesurez,
Plus trenche que rasors, quant il est affillez.
Li paiens estoit grans, hydeusement formez :
El hasterel deriere avoit les euz tornez,
Plainne paume out de goule et demi pié de nez,
Les sorchieuz out woulleuz et les guernons meslez,
Et devant et deriere iert issi figurez.
A .II. poitrinnes out les deuz mentons fermez ;
Si avoit .II. oreilles, ains mais ne furent tez,
Ke bien tenoit cascune demi sestier de blez ;
Sor sa teste les torne quant le sou[r]prent l’orrez.
Les bras out touz bochus et les piés bestornez.
Omques si laide forme d’onme ne fu formez ;
Tres bien semble deable quil soit deschaennez.13
Ces figures de l’altérité radicale, ces figures de l’Autre sont pourtant paradoxalement familières au lecteur du XVe siècle14 : il a déjà rencontré la figure
de l’oreillard15 qu’est Agalafre dans le roman, plus particulièrement dans le
13
V. 4892-4906 (laisse CXXIV), Fierabras. Chanson de geste du XIIe siècle, éd. Marc Le
Person, Paris, Champion, coll. Classiques français du Moyen Âge, 2003, p. 387.
14
Pour une discussion de la pertinence que peut revêtir le concept d’altérité dans les études
médiévales, voir Paul Freedman, « The Medieval Other : the Middle Ages as Other », dans Marvels, monsters, and miracles, sous la direction de Timothy S. Jones et David A. Sprunger, Kalamazoo, Western Michigan University, coll. Studies in Medieval Culture, 2002, p. 1-24.
15
Pour une histoire de la fable des Panotéens, le peuple aux longues oreilles, voir l’enquête de
Claude Lecouteux qui a fait le tour de la question en 1980 dans « Les Panotéens : sources, diffusion, emploi », Études germaniques, n° 35/3, 1980, p. 253-266 : l’auteur accomplit une traversée des
textes en distinguant tradition savante et filiation littéraire, avant d’ouvrir sur les textes littéraires allemands puis français ; l’article se termine par une interrogation de la monstruosité. Claude
Lecouteux remarque le relatif manque de popularité de cette fable des Panotéens : elle n’est jamais
employée pour elle-même par les écrivains allemands et français, et ceux-ci se contentent de prélever leur trait physique dominant – la longueur de leurs oreilles – pour le combiner avec d’autres
tares physiques, comme les pieds contrefaits et la double face dans le cas d’Agalafre. John Block
138
Magali Cheynet
récit de Calogrenant qui ouvre Le Chevalier au lion16. Le bouvier qui aiguille
Calogrenant puis Yvain sur les voies de l’aventure réapparaît sous une forme
burlesque dans le Livre d’Artus pour se faire l’incarnation dérisoire des inquiétantes ascendances à la fois diaboliques et sauvages de Merlin : l’enchanteur y prend en effet l’apparence du gardien de taureaux pour se venger des
infidélités de sa bien-aimée en envoyant Calogrenant troubler la quiétude des
amants. En développant les virtualités du texte en vers, la prose exploite aussi
la portée comique des grandes oreilles du monstre17 : cette puissance burlesque n’est pas absente de l’épisode d’Agoulafre dans la chanson de geste – nous
y reviendrons. Mais c’est aussi en contexte épique que le lecteur a déjà pu croiser le chemin d’un oreillard comme Brahier dans La Chevalerie Ogier, ou dans
la fonction de portier de Montorgueil dans Gui de Bourgogne18 – sans le jeu sur
la taille des oreilles ni cette particularité propre à Agoulafre d’avoir une double face19, le lecteur aura pu aussi lui trouver des traits communs avec le CorFriedman élargit son enquête aux autres types de monstres hérités de la tradition grecque dans
les deux premiers chapitres de The Monstrous races in Medieval art and thought, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1981. La critique anglo-saxonne a poursuivi les recherches sur le
thème de la monstruosité en l’infléchissant dans une perspective psychanalytique (par exemple
Jeffrey Jerome Cohen, Of Giants. Sex, monsters, and the Middle Ages, Minneapolis-Londres, University of Minnesota Press, coll. Medieval Cultures, 1999), tandis que la critique française a plutôt
tendance à aborder la spécificité textuelle des motifs monstrueux : voir Les Géants entre mythe et
littérature, sous la direction de Marianne Closson et Myriam White-Le Goff, Artois Presses Université, coll. Études littéraires, 2007 : actes du colloque organisé par le Centre de Recherches Littéraires « Imaginaire et Didactique » (CRELID) à l’Université d’Artois les 24 et 25 novembre 2005.
L’introduction offre une intéressante mise en perspective historique de la figure des géants.
16
Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, éd. Karl D. Uitti, trad. Philippe Walter, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, p. 346-347, v. 286-324.
17
Là où Chrétien de Troyes se contente de noter que le gardien a « Oreilles moussues et grans
/ Autiex com a uns olifanz » (v. 297-298, p. 346, op. cit.), le prosateur du Livre d’Artus introduit
un jeu avec les oreilles qui font office de parapluie et de coupe-vent à Merlin (ms BNF, f. fr. 337,
fol. 181v° : « [Merlin] estoit si tresfigurez que les oreilles li pendoient jusqu’à la ceinture aval
autresi lees com uns vans […] ; il plovinoit un petitet, si ot sa teste et ses espaules afublee d’une
de ses oreilles, et de l’autre se fu envelopez, si qu’il ne moilla ne tant ne quant oar dedesouz »).
18
Gui de Bourgogne, éd. François Guessard et Henri Victor Michelant, Paris, F. Vieweg, coll. Les
Anciens poètes de la France, v. 1774-1781, p. 54-55 : « Et virent .I. jaiant lés le guichet ester. / Portiers
ert Huidelon, mult fet à redouter ; / De si fait pautonier n’orrés jamais parler. / Il ot les sorcils grans
et s’ot le poil levé, / Et si avoit les dens de la bouche getés, / Les oreilles mossues et les eus enfossés ;
/ Et ot la jambe plate et le talon crevé. / Diex li doinst male honte qui en crois fu penez ! ».
19
Agalafre est celui qui doit regarder à la fois vers l’avant et vers l’arrière. On lui demande
d’abord d’empêcher les chrétiens d’entrer en terre sarrasine puis de les empêcher d’en sortir.
Bien sûr, on pense à Janus, mais il n’est pas évident qu’il s’agisse d’une résurgence mythologique
plus que d’une nécessité constitutive de la fonction de gardien occupée par le monstre.
Des géants « réduits » de vers en prose
139
solt du Couronnement Louis, le Tournebeuf d’Aiol, ou encore l’Orgueilleux et
son frère Agrapart dans Huon de Bordeaux20. Au passage, l’oreillard emprunte certaines caractéristiques à d’autres catégories monstrueuses comme celle
du luiton, puisque le portrait d’Agalafre dans Fierabras et ses remaniements
est très proche de l’Isabras de la Bataille Loquifer qui se sert d’une oreille pour
se protéger des intempéries et de l’autre des coups de ses agresseurs21. Quant à
la femme à la faux, elle apparaît dans plusieurs chansons du cycle de Guillaume d’Orange, mais aussi dans la chanson d’Anseïs de Carthage sous le nom de
Morimonde, et on en passe. Autrement dit, au moment où travaillent nos remanieurs, ces silhouettes se sont cristallisées en clichés épiques qui reposent
sur quelques traits figuraux que l’on retrouve d’un texte à l’autre : haute taille,
silhouette contrefaite, écartement des yeux et couleur rouge de ceux-ci, sourcils broussailleux et peau noire, armes non nobles comme une massue ou une
20
Citons le portrait de l’Orgueilleux à titre d’exemple, v. 4957-4963 : « Plaist vous oïr
con fais fu li maufés ? / Dis et set piés avoit bien mesurés ; / Les bras ot gros et les puins
bien quarrés, / La teste ot grose et lex iex enfosés, / Plus furent rouge que carbon enbrasé ; /
Demi piet ot entre l’uel et le nés ; / Si lais sergans ne fu anqes trovés. » Huon de Bordeaux,
éd. Pierre Ruelle, Bruxelles-Paris, Université libre de Bruxelles, 1960, p. 237. (Nous préférons cette édition ancienne à celle de William W. Kibler et François Suard pour Champion
[2003], car le manuscrit M qui a servi de copie de base à P. Ruelle est proche de la mise en
prose du XVe siècle.) Agrapart a les mêmes traits que son frère l’Orgueilleux, et il est armé
d’une faux, « comme ses freres ensement l’a porté » (v. 6330, op. cit., p. 277). Le dédoublement narratif de la figure du géant s’accompagne ainsi d’un redoublement poétique du
même portrait, avec quelques variantes mineures concernant notamment leurs habits.
Deux variations très intéressantes sont introduites dans le portrait de l’Orgueilleux par la prose
du XVe siècle de Huon de Bordeaux : non seulement elle baptise le géant du nom d’Angoulaffre
(l. 2634, p. 99), mais elle l’affuble aussi de grandes oreilles : « le geant […] avoit bien .xvii. piedz
de long, et, selon ce qu’il estoyt grant avoit le corps fourny de tous membres, mais de plus lait ne
plus hideux n’en fut oncques veu, car il avoyt le chief moult gros et grant oreilles, le nez ramuselé et les yeulx enfonsez, plus ardans que n’est ung charbon », Le «Huon de Bordeaux» en prose
du XVème siècle, éd. Michel J. Raby, New York, Peter Lang, 1998, p. 105. L’Agalafre de Fierabras
profiterait-il ici d’une faille dans le texte-source de Huon, l’absence de nom propre du géant qui
n’est désigné que par un trait moral dans le texte en vers (« Orguillous »), pour refaire surface
dans la mise en prose du XVe siècle ?
21
Pour cette liste, voir Paul Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1982, p. 71 seq. Voir
aussi Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, XIIème-XIIIème siècles : l’autre, l’ailleurs, l’autrefois, Paris, Champion, 1991, chap. 19.
Dans la Bataille Loquifer, Isabras a la peau noire, les cheveux hérissés, le nez tordu, un œil au
milieu du front et l’autre à l’arrière de la tête qui jette du feu ; il a le dos bossu et les pieds contrefaits, ses oreilles lui servent de bouclier mais parfois aussi de parapluie… Mais Isabras n’est pas
un géant. Cf. Dubost, op. cit., p. 591.
140
Magali Cheynet
faux, etc22. Une mémoire du récit travaille la représentation de ces géants qui
peuplent les feuillets des bibliothèques23.
Réécrire en prose ce cliché, c’est donc décrire un personnage – mais si l’on
veut bien jouer sur les mots, c’est aussi le dé-sécrire dans le cas de ces remaniements en prose. Les remanieurs-compilateurs semblent en effet faire preuve
d’une certaine réticence à l’égard de ces clichés qu’ils essayent d’adapter – au
contraire de leurs confrères écrivant à la même époque des romans de chevalerie comme la prose de Huon de Bordeaux24, Mabrien25 ou La Belle Hélène de
22
Voir F. Dubost, op. cit., p. 587 et 589-590.
Nous rapprochons le portier et le couple de géant assorti du couple de jumeaux. Mais est-ce
bien dans la même catégorie que les aurait placés un lecteur médiéval ? Les enlumineurs de deux
manuscrits du Fierabras semblent avoir nettement distingué Agalafre d’un côté, les géants du
pont de l’autre : dans le manuscrit Hanovre, Niedersächsische Staatsbibliothek, IV-578, Agalafre
a une tête de sanglier, et n’est pas plus grand que les personnages qui l’entourent, tandis que la
taille du couple Enkechon/Amiote est distinctement gigantesque ; leurs traits restent humains.
Les trois ont pour point commun de tirer la langue. Dans le manuscrit Londres, Musée Britannique, Egerton, 3028, Agalafre a une tête de lion. (M. Le Person reproduit ces enluminures en
appendice de l’ouvrage Le Rayonnement de «Fierabras» dans la littérature européenne, op. cit.)
Agalafre appartient-il aux yeux des enlumineurs à une classe animale plutôt qu’humaine ? Ainsi
le trait sauvage prédominerait-il en lui – Francis Dubost parlerait d’un marquage dans la catégorie de l’autrefois – tandis que le couple serait plutôt marqué du trait de l’ailleurs. On songe aux
ancêtres que Rabelais donnera à Pantagruel : Panotéens et géants sont les produits d’un même
accident, mais aux conséquences différentes. On voit dans l’extrait choisi en épigraphe ici qu’ils
appartiennent à deux branches distinctes de la lignée difforme créée par les nèfles gorgées du
sang de Caïn. La difformité est donc peut-être l’angle abstrait sous lequel il est légitime de regrouper en une même famille géants et héritiers des Panotéens.
24
La prose de Huon de Bordeaux est à cet égard éclairante : le remanieur réécrit le portrait
de l’Orgueilleux en y injectant, à notre avis, ses souvenirs d’Agalafre. Mais il renouvelle aussi le
portrait du frère du géant, Agrapart (op. cit., p. 140-141) : « … si tres grant et si merveilleux estoyt que plus avoit de dix sept piedz de long et estoyt gros a l’advenant. Il avoit ung plain pied entre deux sourcilz, les yeulx plus rouges et ardans que ung charbon embrasé. Le bout de son nez
estoit plus gros que n’estoit le musel d’ung beuf, et avecques ce avoit deux dentz qui de sa bouche luy sailloyent, qui plus avoyent de long d’ung grant pied chascune. Se dire vous vouloye la
laide figure qu’il portoit, trop vous pourroye ennuyer a le vous dire, dont bien povez penser que,
quant il estoit courroucé, sa chiere estoyt moult espoventable, car les deux yeulx qu’il avoit en sa
teste paroyent estre deux gros cierges ardans. » Agrapart porte dans cette prose du XVe siècle les
défenses d’un sanglier, et le remanieur insiste sur son animalité en comparant son nez au mufle
d’un bœuf. Tandis que le texte en vers se contentait de répéter la même séquence dans le portrait
des deux frères géants, le prosateur y voit ici matière à amplification. Il se plaît à développer les
caractères hybrides du géant, là où nos remanieurs de l’histoire de Fierabras ont comme on le
verra plutôt tendance à les réduire.
25
Mabrien, roman de chevalerie en prose du XVe siècle, éd. Philippe Verelst, Genève, Droz, 1998.
23
Des géants « réduits » de vers en prose
141
Constantinople26 . Face à ces motifs folkloriques cristallisés en motifs épiques,
le malaise des compilateurs éclaire peut-être leur art d’écrire ou de réécrire, et
les mécanismes propres de la relecture à la fois critique et nostalgique des textes du passé que leurs œuvres proposent.
Certes nos trois remanieurs ne vont pas aussi loin que celui qui a composé le
roman de Guillaume d’Orange et qui a choisi une solution d’effacement : ni la
vieille Flohart à la faux n’apparaît plus dans la réécriture d’Aliscans, ni le luiton
Isabras dans la réécriture de la Bataille Loquifer. Au contraire, nos trois remanieurs gardent bien les figures en question, mais elles subissent une considérable réduction : leur rôle dans le récit est réduit par rapport à la chanson en
vers, tandis que seuls des traits minimaux sont donnés dans leur description.
C’est à la fois sur le plan narratif et sur le plan descriptif que la part de ces personnages est réduite27.
Ainsi, les proses évitent-elles la redondance descriptive qui était le fait de
la chanson. Dans la chanson c’est dans la bouche d’Ogier que l’on trouve un
premier portrait du géant Agalafre28, c’est-à-dire une première approche subjective de la merveille horrifique qui va ensuite être confirmée plus loin dans
le récit par un deuxième portrait, cette fois-ci confié à Richard qui énumère
les difficultés du passage de Mautrible pour Charlemagne29. Ces deux visions
subjectives infléchies par la peur des personnages sont ancrées dans le récit
par un troisième portrait beaucoup plus développé qui est le fait du narrateur
et vient confirmer la monstruosité d’Agalafre en la portant à une laideur encore insoupçonnée par le lecteur ; par ailleurs des traits descriptifs continuent
d’être distillés tout au long de l’épisode de Mautrible, jusqu’à la mort du géant.
Autrement dit, la chanson joue de sa structure lyrique de répétition, mais elle
26
Voir Claude Roussel, Conter de geste au XIVe siècle. Inspiration folklorique et écriture épique
dans «La Belle Hélène de Constantinople», Genève, Droz, coll. Publications romanes et françaises, 1998.
27
Nous nous permettons de jouer sur le sens moderne du mot réduire et sur son sens en ancien français, « traduire ».
28
v. 2562-2594, laisses LXVII-LXVIII, op. cit., p. 316-317 : « Or voi gen Aigremore ou nos devons
esrer. » / Dist Ogier le Danois : « Plus vos convient aller ; / Par foi, ains est Maltrible, le fort pont
a douter. […] / Si le garde un gaiant qui mout fait a douter, / Et tient une grant hache de cuivre et
d’acier cler. / N’est campïon el monde, tant puist souvent geter, / Ki peüst som baston si menu remuer / Conmë il fait la hache et venir et aler. / Qui l’amirant wouldra veier ne esgarder, / Par milieu
deu tel pont le convendra passer. / – Hé Dex ! dient Franchois, ou devons nos aller ? »
29
v. 4807-4810, laisse CXXII, op. cit., p. 384.
142
Magali Cheynet
joue aussi sur le croisement polyphonique des voix qui entourent la merveille
et la font naître au récit. Mais il n’y a pas de tel jeu d’annonce dans les remaniements. Ainsi dans la prose du XIVe siècle on n’apprend la monstruosité
d’Agalafre que quelques lignes avant sa mort – la description joue alors à plein
son rôle de signe qui désigne le personnage à une mort légitimée par sa difformité30. Lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le récit, lors du premier
passage des chrétiens par Mautrible, c’est tout simplement sous la désignation
neutre de « portier »31. C’est comme si le prosateur avait voulu déconstruire la
surdétermination symbolique qu’apportait le portrait d’Agalafre à la description de l’imprenable pont de Mautrible enjambant une infranchissable rivière
torrentueuse et dont le passage est interdit par un tribut impossible à payer :
dans la chanson en effet la présence d’Agalafre n’est d’abord qu’une personnification de la fonction symbolique du pont comme épreuve qualifiante pour le
héros. Le lecteur sourit devant le jeu burlesque qui désamorce la tension et se
moque de l’appréhension de ses héros : la chanson développe le contraste entre l’accumulation des traits désignant la tâche impossible, et la facilité avec laquelle l’épreuve est finalement détournée grâce à la ruse de Naimes. Le géant
a beau faire peur, il est bien naïf ! Le texte en vers joue sur l’attente du lecteur
à partir de sa mémoire culturelle pour produire un effet de déflation comique
entérinée par le fou-rire des pairs félicitant Naimes de son art du mensonge32.
C’est une véritable leçon de ruse que Naimes donne ici à Roland, qui dans sa
bouillante impatience se serait bien jeté de front contre le géant. Roland est
30
Dubost écrit que « le portrait du géant s’apparente à la cérémonie préalable qui expose le
monstre aux regards de la foule. Une parade belliqueuse au cours de laquelle se décide la mort du
monstre. Le portrait préliminaire du géant joue un rôle comparable au rituel de l’abrivado qui
lance les taureaux dans la ville la veille de la corrida, afin de réactualiser la menace archaïque,
d’exhiber le potentiel de mort et de dévastation que représentent ces bêtes sauvages. La présentation du géant est une condamnation sans appel de l’autre. « Voici celui qui doit mourir parce
qu’il peut aussi vous faire mourir » annonçait implicitement ce portrait, tandis que l’accumulation des composantes tératologiques expliquait pourquoi il devait mourir » (op. cit., p. 573).
31
« Et quant ilz vindrent a la forteresse, si grande et si forte, ilz furent tous esbahiz come ilz
passeront oultre et commancerent a deviser l’un de l’autre : „Hoo, dist dux Naymez, seigneurs,
lessez moy parler et me lessez faire sans sonner mot et, au plaisir Dieu, je vous passeray.” Et ilz
distrent que si feroint ilz. Dux Naymes ala davant et quant vint pres de la porte, le portier saillit
au devant et print dux Naymes a la barbe et luy demanda ou il alloit. Et Naymez luy respondit
qu’ilz aloient a Esgremore dire a l’amiral ung message de par Charlemaigne. „Vassal, dist le
portier, ilz ne passe par cy nul crestien qui ne paie le trehu du pont, ou qu’il ne meure” », Jean
Miquet (éd.), op. cit., p. 86-87.
32
v. 2642-2643, op. cit., p. 318 : « Rollant, le niers Karlon, en avoit ris assez : / «En la moie foi,
sire, mout savez bien parler.» »
Des géants « réduits » de vers en prose
143
une tête brûlée : parce qu’il tient à porter sur sa selle comme des trophées les
têtes des Sarrasins qu’il vient de décapiter, il met en jeu sa propre tête et celle
de ses compagnons. C’est bien parce qu’Agalafre remarque les têtes coupées
et qu’il compte faire perdre la leur aux chrétiens en leur réclamant un tribut
impossible à payer ; c’est en vain que Naimes a tenté d’empêcher les jeunes
chevaliers de porter cette marque d’audace. Or la prose ne fait pas mention
de cette dispute et se dégage ainsi du contexte de rivalité entre jeunes et vieux
chevaliers de la chanson ; de même elle ne montre pas l’agacement de Naimes
lorsque Roland jette un Sarrasin par-dessus le parapet du pont. De fait dans
la prose Roland ressemble déjà au héros accompli qu’il sera dans l’épisode de
Roncevaux résumé en conclusion du récit33. L’apparition du monstre tend ainsi à se vider de son sens.
Le texte de David Aubert donne la même impression de réticence face à l’introduction dans le récit de la perturbation monstrueuse qu’est Agalafre et
l’isole de l’action : il utilise certes plusieurs fois le terme de « géant » dans les
différents épisodes qui préparent celui de la prise de Mautrible par Charlemagne – mais il ne décrit jamais Agalafre, pas même au moment de sa mort.
C’est comme si le texte s’appuyait sur la mémoire du lecteur pour construire
à sa place la représentation correspondante à partir de sa propre culture romanesque, épique ou folklorique. Dans le cas de David Aubert, c’est comme
si le récit évitait de réécrire le cliché épique et se fiait au seul pouvoir de la nomination pour le construire.
Mais ne serait-ce pas là tout simplement le signe du travail d’abrègement
effectué par les deux textes en question par rapport à leur modèle ? La prose
de la fin du XIVe siècle est classée dans la catégorie des dérimages qui abrègent34 : la façon abrupte dont les traits monstrueux d’Agalafre sont introduits
33
Jean Bagnyon n’ose pas transformer à ce point la structure du récit, et reste fidèle à son
sens quand bien même il est manifestement gêné par celui-ci : que Naimes donne une leçon de
ruse à Roland, cela va encore car Bagnyon pourra par la suite montrer un Roland qui a compris cette leçon et s’en sert pour vaincre un autre géant, Ferragut, issu cette fois-ci de la Chronique du Pseudo-Turpin. L’épisode sert le mouvement propre à la compilation de Bagnyon.
Mais que Roland profite de la naïveté du portier de Mautrible pour jeter à l’eau un Sarrasin
ayant la malchance de croiser son chemin, et Bagnyon se sent obligé de le justifier : « Et est
assavoir que Roland estoit si fier de couraige qu’il ne regardoit ne le temps ne le lyeu pour soy
gouverner mais voulloit tousjours ouvrer de fait a son ennemys la ont il le pouvoit trouver ; ce
n’estoit pas de merveille, car de force et de valleur estoit le non pareil du monde. » (Jean Bagnyon, op. cit., p. 88)
34
Voir à ce propos l’article d’Elio Melli dans « Les versions en prose de Fierabras : nouvelles
recherches », dans L’Épopée romane. Actes du XVe Congrès International Rencesvals (Poitiers 21-
144
Magali Cheynet
pourraient être le résultat d’une certaine recherche d’économie narrative, au
détriment de son efficacité. De même David Aubert est-il obligé d’abréger
beaucoup les onze textes et plus qu’il compile s’il veut les réunir en un seul ensemble cohérent. Ses impératifs de réduction le poussent même parfois à des
incohérences dues aux coupes qu’il a effectuées par rapport à son modèle, y
compris dans l’épisode qui nous intéresse ici : ainsi lorsqu’Agalafre explique
à Richard déguisé en marchand les raisons de sa méfiance35, en disant qu’il a
déjà été berné par des chrétiens qui lui avaient promis le paiement d’un important tribut et qui ont ensuite pris la forteresse d’Aigremore – David Aubert
oublie ici que dans son texte il n’a pas été question de tribut à payer ; il a coupé
le jeu sur la ruse du vieux Naimes, qui se contente dans sa réécriture de prendre la tête de l’ambassade.
Et pourtant, malgré les coupes que font subir les remaniements à leur modèle, les passages consacrés aux monstres de Mautrible restent d’une relative
longueur par rapport au reste : ainsi dans la prose anonyme, la description
de la géante à la faux occupe approximativement le même volume que dans
la chanson en vers36. Le remanieur semble même y voir l’occasion d’un raffinement de sa prose puisqu’il fournit une séquence complète de doublets pour
chaque trait et joue sur les rythmes binaires. C’est comme si l’écriture devenait l’image du dédoublement monstrueux des figures de géants opéré par le
récit dans l’évocation du couple, puis des jumeaux qu’ils ont eu :
Icelle Amyotte estoit grande d’une lance de long et grosse a l’avenant et
estoit noire comme moure et avoi[t] les yeulx grous et rougez et tant estoit laide et diffiguree que c’estoit merveillez et hideur a voyr. Elle avoit
eu deulx enffans, dont elle estoit toute novelle relevee. Si se craingnit,
quant elle ouÿt la noise, et eut paour de ses enffans, sy se leva toute eschevellee et ainxi qu’elle se levoit, ung message luy vint dire que son mary
Ansetous estoit mort ; elle s’escria et s’en yssit toute eschevellee et trova
une faulx, qu’elle print en sa main, et vint a la rue et trouva les Franczois
qui serchient les rues.37
27 août 2000), sous la direction de Gabriel Bianciotto et Claudio Galderisi, t. II, Poitiers, Centre
d’Études supérieures de civilisation médiévale, coll. Civilisation médiévale, 2002, p. 611-615 ; article repris dans Le Rayonnement de Fierabras dans la littérature européenne, op. cit., p. 151-155.
35
C’est-à-dire lorsque Richard conduit la prise de Mautrible par les troupes de Charlemagne
qu’il est allé chercher en renfort.
36
Soit quarante-trois vers dans la chanson (dont neuf consacrés au portrait), contre environ
vingt-neuf lignes dans la mise en prose anonyme (édition moderne).
37
Op. cit., p. 147.
Des géants « réduits » de vers en prose
145
Quant à David Aubert, même si le portrait des géants est abrégé, il reste
beaucoup plus long que tous les autres portraits fournis par le texte des Croniques et Conquestes, puisque pour la plupart ils ne dépassent pas deux lignes et se contentent de souligner des éléments déjà connus par les lecteurs
– c’est-à-dire la valeur des personnages : pour Anouk de Wolf en effet, David
Aubert est incapable de donner des traits distinctifs à ses personnages et ne
sait qu’une chose : s’ils sont bons ou mauvais38. Agalafre, Ammite et Antefons sont l’exemple même du mauvais personnage – dont la seule fonction est
même précisément d’être mauvais.
Il y a même dans les textes comme une concentration sur la description,
qui est de plus en plus isolée de l’action : dans le texte de David Aubert, les
trois géants sont rassemblés dans le même chapitre jusqu’au point de donner
l’illusion d’une saturation du texte à cet endroit, et peut-être d’un exorcisme
de l’écriture qui fait surgir ici ces motifs pour les liquider une fois pour toutes39. En effet il n’y a pas d’apparition de géants monstrueux dans le reste des
38
L’article d’Anouk de Wolf sur la question est éclairant : « Art et technique du portrait dans
les Croniques et Conquestes de Charlemaine de David Aubert », dans Recherches sur la littérature
du XVe siècle, Actes du VIe colloque international sur le Moyen Français, Milan 4-6 mai 1988,
sous la direction de Sergio Cigada et Anna Slerca, Milan, Vita e pensiero, 1991, t. III, p. 87-100.
39
C’est finalement une interprétation comparable que propose Mary Baine Campbell
dans l’ouvrage collectif Marvels, monsters, and miracles (op. cit.) lorsqu’elle reproduit p. 286
l’illustration de la rubrique « Cyclopes » dans un livre des costumes de la fin du XVIe siècle
(Omnium fere gentium, nostraeque aetatis Nationum, Habitus et Effigies, conservé à la
bibliothèque Houghton d’Harvard ; François Desprez a exécuté une version française de l’ouvrage
en 1562, sous le titre de Recueil de la diversité des habits, qui sont de present en usage, tant as
pays d’Europe, d’Asie, Affrique & isles sauvages). Pour M. B. Campbell, ce véritable condensé de
tératologie qu’offre cette image de cyclope, est en fait une marque d’humour : l’accumulation
de traits monstrueux empruntés à différentes traditions sert la mise à distance par le grotesque
du monstre et des croyances anciennes. On reconnaît dans ce cyclope entièrement poilu les
oreilles du Panotéen ; son menton est collé à la poitrine, ses genoux sont tournés en sens inverse
par rapport à ses pieds (mais contrairement à ce que dit la critique, qui en fait un Sciapode, on
voit distinctement que le monstre a deux jambes – la déformation des articulations explique que
l’on puisse être trompé par la perspective). Bref, il ressemble tout à fait à notre Agalafre, excepté
qu’au lieu d’être cyclope sur l’arrière il l’est sur le front, qu’il est nu, et… qu’il n’est peut-être pas
masculin. La présence d’une figure nue dans un livre qui se propose de recenser les vêtements
des différentes nations semble donner raison à la critique et l’orienter vers le clin d’œil. Pourtant
il faut avouer que l’argument selon lequel c’est simplement l’accumulation des traits monstrueux
provenant de différentes sources tératologiques savantes qui produit cet effet de grotesque n’est
pas entièrement convaincant. Le propre du monstre n’est-il pas d’être précisément hybride ? Et
d’emprunter à plusieurs traditions pour les combiner ? (cf. Christine Ferlampin-Acher qui écrit
à propos des monstres romanesques : « Le principe qui préside à l’invention de ces créatures
est l’hybridation. Cette hybridation se situe à plusieurs niveaux : ces monstres sont inspirés par
146
Magali Cheynet
Croniques et Conquestes de Charlemaine : ils sont tous concentrés autour de
l’épisode de Mautrible40 – il n’y a ailleurs dans la compilation que de simples
colosses. David Aubert rapproche en outre la mort successive des trois géants
par rapport au traitement plus éclaté de la chanson, et surtout il rassemble les
deux portraits du couple Antefon/Ammite, tout en les isolant bien du récit.
Une pause est ainsi ménagée pour mettre à la file toutes les caractéristiques
des deux monstres, avant de reprendre le cours du récit pour les mettre à mort
l’un après l’autre. Enfin dans son texte les monstres sont privés du discours direct qui inscrit la voix de l’altérité dans la chanson et les autres remaniements ;
le discours des chrétiens sur cette altérité radicale est lui aussi coupé, le croisement des points de vue est évité.
Dans cette saturation étrange du texte qui semble se contracter sur la perturbation difforme des monstres, peut-être faut-il lire un signe de la fidélité
du remaniement aux modèles hérités de la chanson épique, mais aussi un signe de la violence que la mise en prose fait subir à son modèle. Le traitement
que David Aubert impose à la structure de l’épisode, la condensation dans la
description de l’intervention des géants monstrueux, est peut-être le fait d’une
certaine recherche d’archaïsme : charme suranné d’une évocation qui fait signe vers les vieux textes qu’il s’agit de remanier, qui fait signe vers la mémoire
culturelle du lecteur et appelle sa reconnaissance pour flatter son goût de l’ancien – mais qui entre du même coup en contradiction avec le renouvellement
de l’esthétique impliquée par la réécriture et essaye de glisser au plus vite sur
ce passage obligé. L’ambivalence du traitement serait ainsi la marque du plaisir ambivalent fourni par la réécriture épique, tendue entre conservatisme et
des modèles hétérogènes, ils ont un corps constitué de pièces et de morceaux, et sur ce physique
pour le moins composite se trouve greffé un sen, en général ambigu et pluriel. Ces êtres sont
divers : comme chez Aristote, le monstre est celui qui ne ressemble pas au modèle qui est à son
origine. Fées, bestes et luitons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose, Paris,
Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. Traditions & croyances, 2002, p. 291-292.)
40
David Aubert introduit un géant monstrueux dans l’escarmouche qui voit Olivier être
grièvement blessé, juste avant l’épisode de son duel avec Fierabras : « Ung grant dyable de Sarrazin nomme Corsault estoit affuble de la grant peau d’un vielz serpent, qui lui couvroit la teste et
tout le corps ; puis portoit en ses poings ung grant baston chargie de neux, et tant faisoit a doubter que nul ne l’osoit approchier ». Olivier l’abat du premier coup, mais la blessure qu’il a reçue
joue un rôle capital dans la puissance du combat contre Fierabras : le géant, au plus haut de sa
force, est comme un nouveau Goliath face à un David encore amoindri par la souffrance. Olivier est alors l’incarnation du courage de l’homme qui s’attaque à ce qui le dépasse. (vol. 2, p. 24.)
Selon François Suard, cette insertion est due à la source suivie ici par David Aubert, c’est-à-dire
une version proche du Fierabras occitan (François Suard, art. cit.). Néanmoins, le choix même
de cette version rend cette particularité interprétable, à notre sens.
Des géants « réduits » de vers en prose
147
renouvellement. Les remanieurs ont pour point commun de souligner leur
fidélité à leur source, à l’histoire qu’ils translatent et « réduisent » de vers en
prose : ainsi David Aubert se réfère-t-il plusieurs fois au discours de « l’histoire » qui vient cautionner son discours à chaque élément sortant de l’ordinaire
dans la description des monstres, comme la longueur des oreilles d’Agalafre
et l’usage qu’il en fait. L’histoire de Fierabras fonctionne ainsi à la fois comme
un garant de son propre récit et comme mise à distance de son contenu – la répétition des formules « comme dist l’istoire », « l’istoire dist » est ainsi le signe
de cette ambivalence41 – le signe aussi que ces monstres sont des constructions
du discours littéraire et appartiennent à un patrimoine culturel épique ; autrement dit, c’est le signe de la mort de ces monstres, qui n’existent plus que dans
les anciennes histoires et appartiennent au discours lettré des nostalgiques de
la chanson de geste.
Pourtant, la condensation des principaux traits du motif s’accompagne d’un
certain aménagement. Dans le texte de David Aubert, c’est un aménagement
de taille qui est proposé, puisqu’un véritable transfert s’effectue entre Agalafre
et Antefon, c’est-à-dire entre le gardien du pont et l’époux de la géante Ammite. Je disais plus haut qu’Agalafre n’était pas décrit par David Aubert ; mais
c’est parce que c’est Antefon qui hérite de la forme difforme qui est la sienne
dans la tradition de Fierabras. Par cette migration, les traits monstrueux sont
concentrés sur le couple et leurs enfants : Agalafre n’est plus, par contrecoup,
qu’un colosse. David Aubert isole ainsi les deux sèmes normalement fondus
dans le concept de géant, c’est-à-dire la composante physique qu’est la haute
taille d’une part, et d’autre part la composante morale qu’est la nature maléfique du géant, marquée ici par les yeux rouges du couple42. Mais le prosateur
anonyme comme David Aubert ont pour trait commun de ne pas trop insis41
Voir l’extrait des Croniques et Conquestes de Charlemaine à la suite de cet article ; les italiques sont de mon fait.
42
Calderón fera un choix inverse dans sa comédie La Puente de Mantible : c’est le portier Galafre qui concentre tous les traits monstrueux des figures gigantesques qui apparaissent lors du
passage du pont. Dans la pièce de Calderón, le couple Effraon-Amiette disparaît, de même que
leurs enfants. Galafre est clairement une émanation terrifiante du lieu diabolique qu’est le pont,
et Calderón souligne la monstruosité de Galafre, puisqu’il en fait un ogre, menaçant de dévorer
l’écuyer d’Olivier qu’il garde en otage lorsque Roland passe le pont déguisé en marchand. Cependant l’écuyer parviendra à tromper le géant, « cet ogre niais, beaucoup moins terrible que divertissant » aux yeux d’Elena Real (« La Puente de Mantible : une réécriture dramatique de Fierabras »,
dans Le Rayonnement de « Fierabras » dans la littérature européenne, op. cit., p. 242-243 pour la
description du pont, p. 245-246 pour la conclusion sur le personnage de Galafre). L’invention de
l’écuyer couard mais rusé permet de conserver l’aspect comique du premier passage du pont.
148
Magali Cheynet
ter sur la diabolisation des monstres hybrides : la mort d’Agoulafre comme
celle de la géante Ammite sont escamotées par le texte, ce qui lui retire du
même coup deux traits symboliques d’une diabolisation : la chute du corps
d’Agoulafre dans la rivière en contrebas, la fumée nauséabonde qui s’exhale
de la bouche de la géante sont coupés par David Aubert. Mais le remanieur
bourguignon insiste sur la sauvagerie des monstres, particulièrement sur celle d’Ammite, comparée à un sanglier puis à une chienne gardant ses petits –
Ammite est surtout une figure de l’altérité en tant qu’elle est proche de la nature et réagit par l’instinct animal d’une femelle : c’est par opposition au monde
chevaleresque qu’elle fonctionne, ce qui explique sa mise à mort par un trait
d’arbalète et non par un coup d’épée – Ammite est le dernier obstacle à la
prise de Mautrible mais elle n’est pas un obstacle sérieux pour Charlemagne.
Quant au prosateur anonyme, les mots diable ou diabolique ne sont même pas
prononcés – au contraire, l’humanité d’Agalafre est d’emblée soulignée par le
prosateur : « Oncques homme ne vit plus laide forme de homme »43.
Jean Bagnyon s’inscrit en faux face à cette atténuation des figures, et procède
au contraire à une gradation dans la diabolisation des trois monstres : l’association avec le diable est d’abord métaphorique quand elle s’applique à Agalafre,
avant de devenir épithétique quand elle s’applique au mari d’Ammite : Effraon
parle de sa voix « diabolique », et du feu sort de la bouche de sa femme agonisante, symbole de la nature infernale de son âme. Il retravaille ainsi les figures épiques dans ce sens, et plus particulièrement il les éloigne de leurs sources mythiques et folkloriques pour les rationaliser : le géant Agalafre perd sa double face ;
d’autre part, si ses oreilles sont d’une taille démesurée elles ne lui servent plus ni
de bouclier ni de parapluie, et Agalafre s’éloigne ainsi de ses racines antiques et
de la race des Panotéens dont il les a héritées à travers Pline. S’il reste tout « tourtu et contreffay », si ses pieds dont déformés, ils ne sont pas pour autant « bestournés » en sens inverse : Agalafre n’est pas le représentant d’un monde à l’envers. Amyote est éloignée de ses racines chtoniennes lorsque Jean Bagnyon évite
de mettre l’accent sur la cave qui l’abrite et dans laquelle elle nourrit ses deux
enfants comme une louve ses louveteaux. La mise à mort des géants diaboliques
est redoublée chez Bagnyon : Agalafre a d’abord les jambes brisées avant que les
chrétiens ne le tuent en le rouant de coups ; Amyote, touchée par le carreau d’arbalète de Charlemagne, disparaît elle aussi dans une curée générale.
Face aux géants, la mise en prose anonyme et le texte de David Aubert
suivent ainsi une logique différente de celle de Jean Bagnyon. Le remanieur
43
Jean Miquet (éd.), op. cit., § 211, p. 140.
Des géants « réduits » de vers en prose
149
anonyme travaille à l’atténuation constitutive de ces figures monstrueuses –
ce qui est sans doute à mettre en rapport avec le fait frappant que Fierabras
lui-même n’est plus un colosse : ce n’est qu’un homme grand. Si David Aubert
accumule les traits monstrueux dans la description, ce n’est que pour la liquider. Il est plaisant de remarquer que beaucoup de grands chevaliers, de
colosses dépourvus du sème maléfique, parcourent les pages des Croniques
et Conquestes de Charlemaine – à commencer par Charlemagne lui-même.
Les figures sont nivelées par le haut, et la taille démesurée des ancêtres devient la marque d’une lignée chevaleresque qui n’a plus cours au temps où David Aubert écrit. Si les deux remanieurs rendent les figures gigantesques à leur
ambivalence, ils sont réticents à les investir d’une portée symbolique aussi
forte que dans la chanson : c’est parce que ces monstres sont des clichés qu’ils
trouvent encore leur place dans le récit – mais c’est aussi en tant que cliché
qu’ils en sont d’une certaine façon exclus et ne retiennent plus l’accent de l’action, d’ailleurs souvent déplacé par le travail de compilation. Jean Bagnyon au
contraire va dans le sens d’une formalisation croissante du cliché : la diabolisation accentuée des monstres est une constante du XVe siècle. C’est une autre
façon de mettre à mort ces géants puisqu’ils deviennent des signes facilement
interprétables, les signes transparents d’une élection des héros chrétiens à une
action légitime : tellement transparents que ce ne sont même plus des monstres au sens étymologique du terme44. Mais dans tous les cas, le motif est infléchi par le mode particulier d’écriture que partagent nos trois remanieurs :
les monstres sont peut-être mis à distance parce qu’ils en viennent à représenter un autre du texte. Là où l’hybridité constitutive du monstre fait signe vers
une irruption possible du désordre, le texte des remanieurs est au contraire
une lutte pour l’introduction d’un ordre dans une matière hétéroclite.
Texte de David Aubert : la prise de Mautrible et la mort du couple
monstrueux (Antefon et Ammite)
Or y avoit en la cite ung autre gaiant, grant et hideux plus sans comparaison que Galafre, lequel avoit la garde de la ville de par l’admiral Balaan, nomme Antefons. Et qui de sa facon vouldra savoir, l’istoire dist qu’il estoit grant
et desmesure. Il avoit plus d’un pie de gueulle, demi grant pie de nez, le corps
plus noir que erment, deux gros yeulx derriere son hatherel, et avoit deux
44
< monstrare : le monster doit être déchiffré, selon saint Augustin.
150
Magali Cheynet
oreilles moult grandes, et en couuroit franchement sa teste, comme dist l’istoire ; les iambes tortues et les pies contrefais ; et sembloit estre mieulx ung deable que autre figure. Celluy Antefons auoit une gaiande a femme, laquele gesoit en une caue de deux enfans qui n’auoient point plus de quatre mois, mais
ilz auoient bien chascun trois pies de haulteur. Celle gaiande n’estoit point de
mendre grandeur de son mary. Elle auoit de haulteur une lance, quant elle estoit de bout, et noire comme une cheminee. Si auoit les yeulx grans et gros,
comme boulets rouges et estincelans comme feu de charbon quant il est bien
alume ; la gueule grant, et touiours l’auoit ouuerte si qu’on luy veuoit les dens
blans et longs comme fine noif, et ne se bougoit point de une vaue ou elle alaittoit ses gaiandiaux. Et se son nom voulez sauuoir, on l’appelloit Ammite.
Sur le pont de Mautrible fu fiere la bataille, quant ceulx de la cite y furent
assamblez et les gens Charlemaine. Anfeton le grant gaiant fist grant fraieur
aux crestiens, quant il s’embati sur eulx. Il tenoit ung grant mail de fer, dont
il menachoit noz crestiens de mort. Il en abati ne scay quans deuant Charlemaine, qui tant en fu dolant qu’il iura saint Denis qu’il le feroit comparer au
Sarrazin, et tant le poursieuuy qu’il le fist morir de male mort. Lors s’efforcerent les paiens, quant ilz eurent perdu leur gaiant. Finablement, les crestiens
s’i esprouuerent si vaillamment que, maugre les Sarrazins qui vouloient leuer
l’un des ponts leuiz de leur coste, tantost que le gaiant fu mort, gaignerent ledit pont et le portail. Adont furent les Sarrazins moult esbahis ; dont le cry fu
si grant et si hideux par la cite que la gaiande en ouy la nouuelle et yssy hors
de la caue comme une chienne qui laisse ses petis chiens ; et s’en vint en la rue,
ou elle apperceu le poeuple courir pour soy cuidier mettre en saulf lieu. Elle
demanda que c’estoit. Lors on luy dist que c’estoient crestiens, lesquelz auoient
occis son seigneur. Si prist une faulcz en ses mains et se commenca si hideusement a heruper qu’il n’estoit homme qui n’eust paour et hideur a la veoir. Et
dist l’istoire qu’elle ne frapoit coup de celle faulz qu’elle n’abatist ung crestien
ou deux, tel fois estoit ; dont le noble Charlemaine fu moult dolant, car chascun la fuioit comme une deablesse. Adont le noble empereur fist aporter ung
arbalestre et d’un trait la fist morir, car nul ne l’osoit approchier, ou autrement
elle leur eust fait moult de mal et desplaisir.
Ainsi fu Ammite occise et la ville conquise de bout en aultre.45
45
David Aubert, op. cit., p. 84-85.
La Chanson de Roland et la Hongrie
médiévale : du nouveau sur Elefant
Klára Korompay
Université Eötvös Loránd de Budapest
Géza Bárczi, éminent romaniste au début de sa carrière et devenu, par la suite,
grand spécialiste de l’histoire de la langue hongroise, aimait à dire, toujours
en français, au sujet de nos choix professionnels : « On revient toujours à ses
premières amours ». C’est exactement mon cas aujourd’hui. Puisqu’il en est
ainsi, je tiens tout d’abord à rendre hommage à mes deux maîtres, Dezső Pais
et Géza Bárczi, anciens professeurs de cette Université et élèves du Eötvös
Collegium, tous deux très attirés par l’étude des relations franco-hongroises
du Moyen Âge, conscients de la richesse littéraire et culturelle dont ces dernières étaient porteuses. La question même qui apparaît dans le titre, question
relative à la Chanson de Roland et à la Hongrie médiévale, fut soulevée par ces
savants dès les années 1920-1930. Si, jeune chercheuse, j’avais consacré une
étude approfondie aux traces de la Chanson de Roland dans l’onomastique
hongroise1, c’est parce que ces professeurs ont su éveiller ma curiosité pour les
questions qui ne peuvent être élucidées que par la construction de ponts entre
plusieurs disciplines. Le sujet auquel je reviens aujourd’hui se situe au carrefour du domaine hongrois et du domaine français et aussi au carrefour de la
littérature médiévale et de l’étude des noms propres. Une histoire de regards
croisés, pourrait-on dire.
Au-delà du vif intérêt que je porte à ce sujet, il y a une raison bien concrète qui m’invite à revenir à l’interrogation d’autrefois. Un texte, paru il y a
quelques années dans la revue Magyar Nyelv sur l’origine du nom de lieu
Elefánt2, introduit dans le débat un élément dont il n’a jamais été question
1
Klára Korompay, Középkori neveink és a Roland-ének (L’onomastique de la Hongrie médiévale et la Chanson de Roland), Budapest, Akadémiai Kiadó, 1978.
2
Endre Tóth, « Az Elefánt helynév eredetéről » (Sur l’origine du nom de lieu Elefánt), Magyar
Nyelv, t. 102, 2006, p. 465-470.
152
Klára Korompay
auparavant. Il me paraît indispensable de faire le point sur certains problèmes, en présentant, tour à tour, l’interprétation que j’avais proposée autrefois, la nouveauté que représente l’étymologie toute récente et la synthèse qui peut résulter de la confrontation des points de vue et de la prise en
compte des éléments nouveaux.
La connaissance de la Chanson de Roland dans la Hongrie médiévale :
le témoignage des binômes
La mode onomastique, consistant à donner les noms « Roland et Olivier »
à deux frères, est un phénomène bien connu dans l’Europe médiévale. De nombreuses études furent consacrées à l’analyse de ces cas, études dont la plus célèbre est certainement celle de Madame Rita Lejeune, ancienne professeure à
l’université de Liège, à qui nous devons la formulation suivante : « du moment
où l’on voit apparaître, dans un document quelconque, les noms accouplés de Roland et d’Olivier, il faut se dire que cet accouplement n’est pas dû au hasard ; au
contraire, il témoigne de la popularité du poème, de la chanson de geste qui lui a
donné jour3 ». Si donc l’apparition, dans la mode onomastique, d’un Roland ou
d’un Olivier isolé ne constitue jamais une preuve en faveur de la connaissance
de l’œuvre littéraire, puisque ces noms de personne ont existé avant la Chanson de Roland (et, selon des recherches plus récentes, indépendamment de cette
dernière), chaque fois qu’ils sont donnés au sein de la même famille, l’un comme répondant à l’appel de l’autre, nous sommes en présence d’un phénomène
digne d’intérêt, d’autant que les premiers cas français des binômes « Roland et
Olivier » précèdent l’apparition des versions écrites, permettant, par là même,
de suivre la diffusion de la tradition littéraire. Un bilan établi par Paul Aebischer
fait état de treize cas pour la France, l’Espagne et l’Italie des XIe-XIIe siècles4.
Mes recherches se sont inscrites dans cette lignée. Face à la multitude des
mentions de Roland et d’Olivier dans les chartes de la Hongrie médiévale, j’ai
entrepris un examen minutieux des documents. Le résultat peut se résumer
comme ceci : pour la période des XIIe-XIIIe siècles, j’ai trouvé 66 personnes
appelées Roland (dont la première apparaît entre 1141 et 1146) et 42 personnnes appelées Olivier (le premier cas hongrois datant de 1202-1203).
3
Rita Lejeune, « La naissance du couple littéraire “Roland et Olivier” », dans Mélanges Henri
Grégoire, Bruxelles, 1950, t. II, p. 372.
4
Paul Aebischer, « La Chanson de Roland dans le “désert littéraire” du xie siècle », Revue
belge de philologie et d’histoire, t. 38, 1960, p. 730-732.
La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant 153
Bien évidemment, la question principale est la suivante : y a-t-il des binômes
hongrois ? À cette question, la réponse est affirmative : pour cette même période, nous sommes en présence de quatre cas de frères dénommés « Roland
et Olivier », auxquels s’ajoutent deux autres cas où la parenté est fort probable,
sans qu’il s’agisse pour autant de frères. Une présentation succinte de ces binômes sera utile avant d’entrer dans le vif du sujet5.
1. 1241/1350 : Rolando (ÁÚO. 7, p. 117)6 ; 1249 : « per Oliuerium magistrum,
hominem nostrum » (MonStrig. 1, p. 379). Il s’agit de deux membres de la famille Rátót ; les chercheurs en généalogie les considèrent comme frères7. Ils
sont, tous deux, dignitaires de la cour royale. Le nom de Roland, futur paladin
du pays, est mentionné dans plus de deux cents chartes.
2. 1263/1326 : « Lorandum et Olyuerium filios Andree » (UrkBurg. 1, p. 282),
comitat Sopron, Ouest de la Hongrie. (Loránd ou Lóránt sont les formes hongroises de Roland.)
3. 1274 : « suis fratribus Rolando videlicet et Oliuerio » (Szentpétery, KritJ.
2/2-3, p. 68-69), comitat Torna, dans le Nord.
4. 1300 : « Oliverio, Lorando et Stephano (filiis Christopheri de Gumbas) »
(ibid., p. 431), comitat Esztergom, centre du pays.
Au-delà des quatre cas de frères, notons les deux cas de parenté probable :
5. 1287/1325 : Olivier fils d’Olivier et Roland fils de Roland sont personnages
du même acte juridique : « fily Comitis Oliueri de Chob pro se et pro Stephano, Oliuerio, […] fratribus suis, […], nec non Lorandus filius Lorandi » (HazOkm. 6, p. 328), comitat Zala, Ouest du pays.
6. 1298 : La situation est analogue pour le fils d’Olivier et Roland : « Gregori
filij Olyueri, Lorandi claudi » (ÁÚO. 10, p. 326), Sud-Ouest du pays.
Ce qui ressort du témoignage des binômes, c’est que la Hongrie semble
avoir accueilli la tradition littéraire dès la première moitié du xiiie siècle au
plus tard. (Une personne qui figure dans une charte est une personne adulte, née au moins 15 à 20 ans avant la rédaction de cette dernière.) Cherchant
à définir le contexte historique et culturel de la transmission, il faut souligner
5
Pour une analyse plus détaillée, voir Klára Korompay, « Quelques cas hongrois du couple
“Roland et Olivier” », dans Proceedings of 13th International Congress of Onomastic Sciences. Ossolineum. The Publishing House of the Polish Academy of Sciences, 1981, t. I, p. 655-660.
6
Pour les sources, voir la liste des abréviations à la fin de ce texte.
7
Voir János Karácsonyi, A magyar nemzetségek a xiv. század közepéig (Les clans hongrois
jusqu’au milieu du xive siècle), Budapest, 1900, 3/1, p. 106.
154
Klára Korompay
avant tout l’importance des relations dynastiques (intenses à partir des années 1170 et pendant un demi-siècle où quatre reines d’origine française arrivent en Hongrie), de même que l’établissement de colons wallons dans de
nombreuses régions du pays, d’où un cadre riche et complexe pour la diffusion de diverses traditions littéraires.
Parmi les cas de binômes énumérés, le premier mérite une attention toute
particulière. Au sein de la famille Rátót, la présence d’un Roland et d’un Olivier n’est pas du tout un phénomène isolé ; nous voyons se déployer, dans ce
milieu, une véritable vogue des deux noms, transmis de génération en génération et formant d’autres cas de binômes, jusqu’au XIVe siècle. Ce phénomène célèbre fut analysé par de nombreux chercheurs8. Son origine littéraire est
d’autant plus probable que les Rátót sont venus d’Italie du Sud, vers la fin du
XIe ou au début du XIIe siècle. Nous y reviendrons.
À la lumière de l’ensemble de ces éléments, même les cas isolés de Roland
et d’Olivier peuvent recevoir une interprétation plus nuancée. Je me sens assez proche de l’avis de Rosellini qui y voyait non pas des preuves mais tout
de même des indices en faveur d’une origine littéraire9. D’un autre côté, il ne
faut pas perdre de vue que la mode elle-même est un facteur important dans
la diffusion des noms de personne, d’où la nécessité d’une grande prudence,
surtout lors de l’analyse des mentions plus tardives. Notons en tout cas que,
dans la Hongrie médiévale, les noms liés à la Chanson de Roland ne constituent pas un exemple unique : le Roman de Tristan, le Roman de Troie et le
Roman d’Alexandre ont également laissé des traces dans l’anthroponymie10.
8
Cf. Szabolcs Vajay, « A magyar Roland-ének nyomában » (Sur les traces de la Chanson de
Roland en hongrois), Irodalomtörténeti Közlemények,, t. 72, 1968, p. 333-337, Klára Korompay,
op. cit., p. 658-659, Ágnes Kurcz, Lovagi kultúra Magyarországon a 13–14. században (Culture
chevaleresque dans la Hongrie des xiiie-xive siècles), Budapest, Akadémiai Kiadó, 1988, p. 245248, 310, 313.
9
Aldo Rosellini, « Onomastica epica francese in Italia nel medioevo », Romania, t. 79, 1958,
p. 265-266.
10
Pour le premier de ces romans, voir Klára Korompay, « Onomastique littéraire : le Roman
de Tristan et la Hongrie médiévale », A Herman Ottó Múzeum évkönyve (Bulletin du Musée
Herman Ottó), sous la direction de László Veres et de Gyula Viga, Miskolc (Hongrie), t. 46,
2007, p. 564-577. Pour les deux autres, voir les travaux de László Hadrovics, Az ómagyar Trója-regény nyomai a délszláv irodalomban (Les traces d’un Roman de Troie en ancien hongrois
dans la littérature des Slaves du sud), Budapest, Akadémiai Kiadó, 1955, « A délszláv Nagy
Sándor-regény és középkori irodalmunk » (Le Roman d’Alexandre chez les Slaves du sud et la
littérature hongroise du Moyen Âge), A Magyar Tudományos Akadémia I. Osztályának Közleményei,, t. 15, 1960, p. 235-293. Pour le reflet d’œuvres littéraires dans l’onomastique des
années 1301-1342, voir Mariann Sliz, Névadás és történelem : az Anjou-kor I. felének személy-
La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant 155
Tout cela est d’autant plus important à signaler que pour ce domaine littéraire, les textes font entièrement défaut.
L’origine du nom de personne Olivant
Roland, Olivier et Olivant sont depuis longtemps considérés par les chercheurs
hongrois comme trois noms d’origine littéraire, transmis par une version française ou allemande de la Chanson de Roland. La formulation fait parfois ressortir l’idée qu’il s’agirait de trois noms de personne d’origine française. Or si c’est
vrai pour les deux premiers, Olivant semble résister à cette interprétation. Cherchant à y voir clair, j’ai dépouillé un certain nombre de cartulaires français, pour
arriver à la conclusion suivante : Olivant ou Olifant, en tant que nom de personne, n’apparaît pas dans l’anthroponymie de la France médiévale. Il semble être,
jusqu’à preuve du contraire, une particularité du domaine hongrois.
D’où une deuxième question, d’ordre étymologique : ce nom propre hongrois ne pourrait-il pas remonter directement à l’ancien français olifant, nom
commun ? Ce mot a trois sens bien définis : ‘éléphant’, ‘ivoire’ et ‘cor d’ivoire’. Seulement, le passage d’un mot d’une langue à un nom propre d’une autre
langue présuppose toujours un élément intermédiaire : soit la langue d’accueil
emprunte le mot avant d’en former un nom (or ce n’est pas le cas en hongrois),
soit la langue d’origine produit elle-même un nom propre qui, à son tour, sera
transmis en tant que tel (or, ce n’est pas le cas en français). Sauf dans une acception. Certains dictionnaires, comme Littré, font apparaître un sens spécial, très précis : ‘nom du cor de Roland’. Ce qui revient à dire que l’entrée en
scène de Olivant constitue, à elle seule, une preuve des plus solides en faveur
de l’origine littéraire.
Dans le domaine hongrois, nous trouvons les cas suivants du nom de personne Olivant :
1. 1264/vers 1310 : « Oliuant et Thomam filios Ezen » (HazOkm. 6, p. 126),
comitat Zala, dans l’Ouest du pays.
2. vers 1272/1274 : Olifa (ÁÚO. 9, p. 46), comitat Vas, dans l’Ouest. [S’agit-il
d’une variante du nom ?]
3. 1275 : « Benedictum et Olibant, filios Varro » (CD. 2/2, p. 253), comitat
Veszprém, dans l’Ouest.
nevei (Onomastique et histoire : les noms de personne de la première partie de la période des
Anjou), thèse soutenue en 2010, Budapest, p. 126-131.
156
Klára Korompay
4. 1272-1290 : « Ladizlaus et Stephanus filii Olivanth de Bola » (HazOkm. 8,
p. 270), localisation incertaine.
5. 1293/1341 : « Andream filium Apsa de Seregeles pro se et pro Olywanth
filio suo » (HazOkm. 8, p. 337), comitat Fejér, dans le centre.
6. 1297/1299 : « coram fratribus Wyd et Oliuanto » (HazOkm. 8, p. 390), comitat Alsó-Fehér, Transylvanie, dans l’Est.
7. (1300) : « Demetrium fratrem Lukach et Olyuant » (HazOkm. 7, p. 320),
comitat Bihar, dans l’Est.
8. 1308 : « domina Aliwanth filia marcus muti […] nunc consors Lorandi »
(AnjOkm. 1, p. 164), comitat Zala, dans l’Ouest.
Le nom existe en Hongrie à partir du milieu du xiiie siècle au plus tard (date
proche de l’apparition des premiers binômes). Une fois, exceptionnellement, il
est porté par une dame (voir le cas 8) ; il se trouve que le mari de celle-ci s’appelle Roland. Ce nom est assez bien implanté pour avoir donné également un
certain nombre de noms de lieu.
Voici la liste des noms de lieu tirant leur origine de Olivant :
1. 1396 : Alybanhaza ’maison d’Alyban’ (ZsigmOkl. 1, p. 482), comitat Zala,
dans l’Ouest.
2. 1403 : Alybanth (ZsigmOkl. 2/1, p. 262), nom d’une colline, comitat Győr,
dans l’Ouest.
3. 1411 : « Predium Zyl al. nom. Oliuanfelde », ’terre d’Oliuan’ (Csánki 3,
p. 125), comitat Zala, dans l’Ouest.
4. 1414 : « Poss. Olywanchfalwa », ’village d’Olywanch” (Csánki 3, p. 27), comitat Zala, dans l’Ouest.
5. 1417 : « Nicolaus de Alyphant » ( ZichyOkm. 6, p. 458-459). Sud du
pays. Il s’agit peut-être du nom de lieu Elefant de cette même région, voir
plus bas, cas 2.
La forme en v, attestée dans la plupart de ces cas, mérite une réflexion sérieuse, d’autant qu’elle est propre aux versions allemandes de la Chanson
de Roland. Chez Konrad, on trouve tantôt horn, tantôt oliuant, voire horn
oliuant. Chez Le Stricker, nous sommes réellement en présence d’un nom de
cor : « daz horn heizet Olivant ». De là à l’hypothèse d’une influence allemande derrière la forme du nom de personne hongrois, il n’y a qu’un pas. Seulement, on peut formuler d’autres hypothèses encore, notamment l’influence
La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant 157
exercée par Olivier (Olifant et Olivier pouvant être ressentis comme très proches, s’agissant de deux éléments apparus dans le même contexte culturel).
Ou encore, comme me l’a fait remarquer un jour Madame Madeleine Tyssens, professeure à l’université de Liège, on peut penser à un croisement possible entre Olivier et Roland, donnant Olivant et exerçant par là même une influence sur Olifant.
Une question énigmatique : l’origine de Elefant
Parallèlement à Olivant, nous voyons apparaître dans l’anthroponymie
de la Hongrie médiévale un deuxième nom de personne dont l’origine soulève de nombreuses questions. Voici ses premières attestations :
1. 1278/1322 : « Petrus filius Elephanth » (HazOkm. 6, p. 235), comitat Bars,
dans le Nord.
2. 1286 : « magistri Elefantis quondam lectoris Strigon.? » (MonStrig. 2,
p. 420), comitat Esztergom, dans le centre.
3. 1337 : « Paulus filius Elevanth” » (HazOkm. 3, p. 131), comitat Vas, dans
l’Ouest.
Le nom de personne Elefant a donné deux noms de lieu qui sont les suivants :
1. 1113 : « de villa Elefant » (Györffy 4, p. 378), localité du comitat Nyitra,
dans le Nord. Après cette première attestation, nous n’avons aucune mention pendant 140 ans. Ensuite, le nom de lieu réapparaît régulièrement, le
plus souvent dans sa forme classique : 1253 : « terra nobilium de Elefant »
(ibid.), 1304 : « terras Mathye de Elephant » (MonStrig. 2, p. 546), 1319/1323 :
« magister Deseu de Elewanth » (AnjOkm. 1, p. 521), etc. Toutefois, dans la
multitude des formes analogues, nous avons quelques attestations du même
nom de lieu qui présentent un intérêt particulier : 1323 : « comes Mathias de
Olivanth » (AnjOkm. 2, p. 76), 1324/1324 : « magister Deseu de Oliphant »
(AnjOkm. 2, p. 114), 1335 : « Michaeli filio magni Deseu de Alyphant » (AnjOkm. 3, p. 151), 1342 : « Nicolao filio Mathie de Olyuanch » (AnjOkm. 4,
p. 238), etc.
2. 1458 : Elefanth, Alyphant, 1476 : Elefanth (Csánki 2, p. 290), localité du
comitat Valkó, dans le Sud.
158
Klára Korompay
Vue de loin, l’origine du nom est transparente : celui-ci semble venir du
mot hongrois elefánt (mot emprunté au latin médiéval, attesté depuis la fin
du XIVe siècle mais pouvant être implanté depuis fort longtemps puisque l’influence du latin commence au XIe siècle). Rien de plus simple que ce passage quand on pense aux noms d’animaux, servant régulièrement de base à la
formation des noms de personne. Seulement, la connaissance de l’éléphant,
à cette époque-là, était purement livresque. C’était un animal à peine imaginable, comme en témoigne la confusion entre l’éléphant et le chameau dans
certaines sources médiévales. Or, le nom d’un animal imaginaire peut difficilement avoir eu un impact assez direct pour entrer dans l’anthroponymie de
tous les jours.
Plutôt que d’en rester au seul mot elefánt, orientons-nous vers l’ancien français qui offre une piste beaucoup plus prometteuse. La forme olifant y apparaît comme une variante du mot éléphant, mot remontant au latin elephantus, venu du grec elephas, elephantos11. Retenons le fait que éléphant et olifant
sont à l’origine les variantes d’un seul et même mot. Or la première de ces
deux formes avait un équivalent presque identique en ancien hongrois. Quoi
de plus naturel que de voir intervenir le mot elefánt face à Olifant – nom tout
à fait insolite, apparu dans le contexte de la Chanson de Roland – pour produire un phénomène d’étymologie populaire ? Le nom de personne Elefant
serait donc, à l’origine, une variante de Olifant, née sous l’influence de elefánt.
Cette hypothèse, formulée depuis longtemps par les chercheurs hongrois, est
largement confirmée par l’alternance que présentent les deux noms de lieu de
la Hongrie médiévale : dans le Nord comme dans le Sud, Elefant et Olivant (ou
Alifant) désignent exactement la même localité.
À ceci près qu’avec cette hypothèse, nous butons sur la date de 1113, date où
apparaît pour la première fois le nom de lieu Elefant. Peut-on penser à une influence de la Chanson de Roland à une date aussi précoce ? (Rappelons qu’il
faudrait tenir compte, en plus, de plusieurs changements, à la fois de la fonction et de la forme, vu le passage d’un nom de personne à un nom de lieu et de
Olifant à Elefant.) C’est difficile mais pas tout à fait impossible, disais-je dans
mon petit ouvrage : pas impossible dans la mesure où le contexte historique
offre des éléments dignes d’intérêt.
Il se trouve qu’une reine originaire d’Italie du Sud arrive en Hongrie en
1097. Il s’agit de la fille du duc normand Roger Guiscard, future épouse du
11
Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1999.
La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant 159
roi Coloman. Elle sera suivie vers 1120 par une deuxième reine, fille de Robert, duc de Capoue, mariée à István II. Or, depuis l’arrivée des Normands,
l’Italie du Sud connaît la tradition littéraire, comme en témoigne un binôme « Roland et Olivier », attesté en 1131 à Scafati, près de Naples12, de même
que d’autres traces dans la toponymie et l’art de cette région. Si l’on prend en
considération le fait que la famille Rátót, connue justement pour son goût prononcé pour les noms accouplés de « Roland et Olivier », est originaire précisément de la même région et que sa venue en Hongrie se situe à la même période
(éléments confirmés par une chronique médiévale), le chemin paraît balisé
pour une transmission possible. Possible mais extrêmement précoce13.
Je n’entre pas, à propos du cas célèbre de 1113, dans l’analyse d’une histoire
familiale, celle des Elefánti. Depuis de longs siècles, cette famille fait remonter son nom à un éléphant en chair et en os, éléphant qui aurait été offert au
roi Coloman à la fin du XIe siècle, dans le contexte du premier mariage dynastique. Cette histoire a fait couler beaucoup d’encre14 mais semble être une
interprétation ultérieure, cherchant à donner un sens à un nom de lieu déjà
existant.
Une nouvelle approche du nom Elefant
L’étymologie toute récente, évoquée au début de mon texte15, fut avancée par
un historien spécialiste des chartes, Endre Tóth. Dans son article paru en 2006
et consacré à l’histoire bien complexe du nom de lieu Elefant, il passe au crible
le rapport de ce nom avec le mot elefánt d’un côté et le nom de personne Olifant
de l’autre. Tout cela pour écarter les deux étymologies et en proposer une troisième. Dans les sources allemandes du ixe siècle, il a trouvé les traces d’un nom
de personne bien singulier. En voici les trois premières mentions : 836-870 : témoin Helfant, 836-876 : « Elefant, clericus », 837 : témoin Helfant. Ce nom serait un dérivé du verbe helfen, verbe jouant également un rôle dans la formation
de noms de châteaux comme Helfenberg. S’appuyant sur ces données qui proviennent du domaine bavarois, il suppose que le passage de Helfant à Elefant a
eu lieu dans cette même région. Or, en présence d’un anthroponyme allemand
12
Voir Paul Aebischer, « Un écho de la légende de Roland dans l’onomastique napolitaine »,
Archivum romanicum, t. 20, 1936, p. 285-288.
13
Voir Klára Korompay, Középkori neveink és a Roland-ének, op. cit., p. 77-78.
14
Cf. Erik Fügedi, Az Elefánthyak (La famille Elefánthy), Budapest, Osiris Kiadó, 1999.
15
Voir note 2.
160
Klára Korompay
bien existant, l’idée s’impose tout naturellement que ce même élément a pu pénétrer en Hongrie, en compagnie d’autres noms de personne d’origine allemande. En examinant de près les noms que portaient au Moyen Âge les membres de
la famille Elefánti, l’auteur y trouve en effet des éléments comme Gunter, Lampert et Altman, ce qui confirme son hypothèse.
L’interprétation actuelle des noms de personne Elefant et Olivant
Face à cette étymologie que je considère comme tout à fait cohérente, il
me reste à prendre position en mesurant sa portée pour l’ensemble des questions soulevées.
J’estime que pour interpréter le cas réellement insolite de 1113, l’étymologie proposée par Endre Tóth offre un avantage considérable, celui de son
ancrage solide dans l’anthroponymie bavaroise, attestée par des documents.
Pour ce cas spécifique, je souscrirai moi-même à cette étymologie. Faut-il
rejeter pour autant l’éventualité d’une influence littéraire, venue d’Italie du
Sud à la fin du XIe siècle ? Je n’irai pas jusque-là, vu la richesse des traces de
la Chanson de Roland dans cette région et les relations historiques incontournables entre celle-ci et la Hongrie. Toutefois, l’extrême précocité de la
date de 1113 ayant toujours été un élément fragile de la construction et reconnu comme tel, je donnerai moi-même la priorité à une étymologie qui
ne soit pas fondée sur l’origine littéraire. Endre Tóth en propose une qui me
paraît convaincante.
En ce qui concerne les quelques rares cas du nom de personne hongrois Elefant, attesté à partir du milieu du XIIIe siècle (en 1278, on parle déjà du « fils
d’Elefant »), je ne vois que deux interprétations possibles : soit il s’agit toujours
de mentions du nom de personne d’origine allemande (comme le pense Endre
Tóth), soit nous avons affaire à des formes (alterées sous l’influence du mot
elefánt), de Olifant ~ Olivant, nom de personne d’origine littéraire.
Car, pour en venir à l’essentiel de mon propos : en ce qui concerne Olivant, je ne pense pas qu’il faille modifier quoi que ce soit dans la construction.
Ce nom de personne évoque, à lui seul, le cor de Roland et témoigne, par là
même, d’une origine littéraire. Ce qui vaut pour Elefant, n’affecte pas Olivant,
à mon sens. Sauf qu’au fil des siècles, les deux éléments, Elefant et Olivant, ont
eu toutes les chances de se croiser.
Que le mot elefánt ait eu son mot à dire dans l’histoire, cela n’a rien d’étonnant puisqu’il était présent dans le vocabulaire hongrois. Mais qu’un nom,
La Chanson de Roland et la Hongrie médiévale : du nouveau sur Elefant 161
implanté sous forme de Elefant, puisse se transformer, ultérieurement, en
Olivant ou Alifant, comme nous le voyons dans les noms de lieu des XIVe et
XVe siècles, voilà qui peut surprendre. Face à ce jeu des formes, attesté par
des mentions forcément lacunaires, je ne suis sûre que d’une seule chose :
l’influence littéraire dont témoignent ces quelques traces était sans doute
plus variée et certainement plus complexe que nous ne pouvons l’imaginer.
Liste des abréviations :
AnjOkm. = Anjoukori okmánytár (Cartulaire pour la période des Anjou), t. 1-6, sous
la direction de I. Nagy, Budapest, 1878-1891, t. 7, sous la direction de Gy. Tasnádi
Nagy, Budapest, 1920.
ÁÚO. = Árpád-kori új okmánytár (Nouveau cartulaire pour la période des Árpád),
publié par G. Wenzel, t. 1-12, Pest et Budapest, 1860-1874.
CD = Codex diplomaticus Hungariae ecclesiasticus ac civilis, publié par Gy. Fejér, t.
1-11, Buda, 1829-1844.
Csánki = Magyarország történelmi földrajza a Hunyadiak korában (Géographie historique de la Hongrie à l’époque des Hunyadi), par D. Csánki, t. 1-3, 5, Budapest,
1890-1913.
Györff y = Az Árpád-kori Magyarország történeti földrajza (Géographie historique de
la Hongrie à l’époque des Árpád), par Gy. Györff y, t. 1-4, Budapest, 1963-1998.
HazOkm. = Hazai okmánytár (Cartulaire pour la Hongrie), t. 1-7, Győr et Budapest,
1865-1891.
MonStrig. = Monumenta Ecclesiae Strigoniensis, t. 1-2, publiés par F. Knauz, Esztergom, 1874-1882; t. 3, publié par L. Dedek-Crescens, Esztergom, 1924.
Szentpétery, KritJ. = Az Árpád-házi királyok okleveleinek kritikai jegyzéke (Regesta
rerum stirpis Arpadianae critico-diplomatica), publié par I. Szentpétery, t. 1-2/4, Budapest, 1923-1987.
UrkBurg. = Urkunden des Burgenlandes und der angrenzenden Gebiete der Komitate
Wieselburg, Ödenburg und Eisenburg, t.1-4, Graz-Köln, Wien-Graz-Köln, 1955-1985.
ZalaOkl. = Zala vármegye története. Oklevéltár (Histoire du comitat Zala, Cartulaire),
publié par I. Nagy, D. Véghely et Gy. Nagy, t. 1-2, Budapest, 1886-1890.
ZichyOkm. = A zichi és vásonkeői gróf Zichy-család idősb ágának okmánytára (Cartulaire de la famille Zichy), publié par la Société Hongroise d’Histoire, t. 1-12, Pest et
Budapest, 1871-1931.
ZsigmOkl. = Zsigmondkori oklevéltár (Cartulaire pour l’époque du roi Sigismond),
publié par E. Mályusz, 1-2/2, Budapest, 1951-1958.
Une double valeur des motifs folkloriques
dans la littérature française
du Moyen Âge
Sándor Kiss
Université de Debrecen
À un moment où l’étude structurale des textes littéraires devenait un programme consciemment élaboré, Roman Jakobson a consacré quelques pages
à la différence qu’il croyait découvrir entre la création folklorique, contrôlée et consacrée par la collectivité, et l’activité littéraire des individus isolés,
dont chacun apporte sa contribution personnelle, reconnue comme telle par
le public1. Pour souligner la force de la tradition qui impose une un ensemble
complexe de règles aux textes folkloriques, Jakobson se sert du terme « langue » : ce terme désignera donc l’ensemble des conventions – le code – qui
fi xe chaque fois un cadre aux performances particulières, ces performances étant alors assimilées, dans un esprit saussurien, à la « parole ». Et il est
certain que la « censure préventive de la communauté2 » ne pèse pas sur les
créateurs isolés dans la même mesure que sur l’artiste populaire, qui reprend
à son compte une tradition contraignante, tout en la modifiant éventuellement. Mais il n’est pas moins certain que tout auteur littéraire qui accepte
d’entrer dans le circuit création–réception se trouve confronté au passé de
son art, ne serait-ce que par le biais des genres, cadres conventionnels par excellence, qui nécessitent, de la part des auteurs, une prise de position – sans
doute acceptation et refus à la fois. À cet égard, la littérature médiévale est
particulièrement instructive : les formes sociologiques fortement réglementées de la réception, le rôle important joué par la transmission orale et les clés
1
Roman Jakobson, « Le folklore, forme spécifique de création », Écrit en collaboration avec
Petr Bogatyrev, dans Roman Jakobson, Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973, p. 59-72. (Original allemand : 1929 ; traduit par Jean-Claude Duport.)
2
Ibid., p. 62. Pour une application concrète à la littérature du Moyen Âge, v. Paul Zumthor,
Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 79-80.
164
Sándor Kiss
mnémotechniques que celle-ci inscrit dans les textes favorisent un mode de
création qui, loin de rejeter l’imitation, tend à garantir sa propre valeur par
la translatio artis, parallèle à la translatio studii.
Cependant, au-delà de l’existence d’un code, d’une « langue » dans le sens
jakobsonien, ce nouveau-né qu’est la littérature médiévale française, émergeant aux côtés de la littérature latine et issue du moins partiellement du
mode de création populaire, doit avoir en commun avec le folklore certains
procédés ancestraux de l’organisation textuelle, sur le plan linéaire, ainsi que
sur le plan pour ainsi dire paradigmatique, sous forme de motifs librement
combinables, mais reconnaissables par le public. En nous situant maintenant
dans le domaine du récit romanesque, objet de ces quelques remarques, nous
entrevoyons, à l’arrière-plan de la littérature narrative naissante, un riche ensemble d’autres récits (et nous soupçonnons l’existence d’un ensemble plus
riche encore), récits produits au moins en partie par l’imagination populaire.
Certes, ce qui se distingue le mieux dans cet arrière-plan, c’est la « matière de
Bretagne » ; il paraît impossible néanmoins, malgré l’absence presque totale
de témoignages directs, que des traditions folkloriques proprement « galloromanes » n’aient pas comporté des motifs narratifs, rattachés à des personnages typiques, appartenant à la réalité ou à un monde merveilleux3. Quoi
qu’il en soit, l’apport celtique intégré par les récits français médiévaux renvoie à une mythologie, c’est-à-dire à un essai de déchiffrement collectif d’un
double mystère : mystère du kosmos, mystère de la mort. Cette « inspiration »
bretonne fournit à la littérature française un ensemble d’éléments qui trouveront leur place dans un réseau discursif particulier, marqué de toute manière par l’imagination et la créativité populaires, indépendamment même
de l’influence étrangère. Une synthèse sortira de cet amalgame, une littérature narrative sui generis, dont le symbolisme, qui reste étrange, fantastique
et souvent inquiétant, sera apte à exprimer de nouvelles aspirations et une
nouvelle mentalité d’époque et de classe. Pour mettre un tant soit peu d’ordre
parmi les divers aspects qui peuvent nous intéresser dans ce rapprochement
des récits français médiévaux et d’un arrière-plan pour ainsi dire populaire,
j’aborderai d’abord brièvement ce que j’ai appelé le « paradigmatique », pour
passer ensuite au « syntagmatique » et au « symbolique ». Afin d’observer
3
Pour circonscrire la place de cette « littérature populaire » que nous ignorons à peu près
complètement, v. Paul Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, Paris, Presses Universitaires de France, 1954, p. 25 et 40 ; Michel Zink, Le Moyen Âge : littérature française, Nancy,
Presses Universitaires de Nancy, 1990, p. 16-18.
Une double valeur des motifs folkloriques dans la littérature française du Moyen Âge 165
plus de cohérence dans mon propos, je me limiterai ici au roman courtois et
je puiserai la plupart de mes exemples dans un seul texte, le Conte du Graal
de Chrétien de Troyes4.
En ce qui concerne les questions « paradigmatiques » – c’est-à-dire, en fait,
quelques éléments de l’inventaire des motifs qui entrent dans la composition d’une œuvre narrative –, je voudrais évoquer la méthode préconisée par
Claude Lévi-Strauss dans l’étude qu’il a consacrée à la « structure des mythes ». Pour la définition de cette méthode, la phrase suivante me paraît fondamentale : « Si les mythes ont un sens, celui-ci ne peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans leur composition, mais à la manière dont ces éléments se
trouvent combinés5 ». L’inventaire n’aura donc pas de sens si l’on ne considère
d’emblée la relation qui s’établit entre des composants dispersés le long du
texte. Or, un « composant » ne doit pas être envisagé ici sous un angle uniquement référentiel : il ne se définit pas simplement comme un ‘être surnaturel’ ou un ‘objet magique’, puisqu’il a son propre fonctionnement, par lequel
il s’intègre dans la trame du récit, en la structurant et en y définissant des
niveaux. Dans le domaine littéraire qui nous intéresse, deux types de fonctionnement apparaissent comme déterminants pour la mise en récit des motifs qui peuvent provenir des interrogations traversant l’imagination populaire : on pourrait les appeler, de façon concise, « étrangeté » et « exception ».
La conjonction et l’articulation de ces deux fonctionnements contribuent de
façon fondamentale à l’impression globale que nous procure la littérature romanesque médiévale.
On peut établir ainsi un « paradigme de l’étrangeté » : les personnages des récits – et c’est particulièrement vrai de Perceval – rencontrent sur
leur chemin, de façon réitérée et comme régulière, des « anti-réalités », c’està-dire des phénomènes qui s’incrustent dans la réalité, mais restent inexpliqués ou inexplicables. Si j’évoque ici cette présence évidente du conte populaire dans le conte courtois, c’est avant tout pour insister sur l’intégration de
l’« anti-réel » dans le « réel » et sur l’attitude du conteur. En effet, le narrateur
des romans manifeste une double attitude envers les phénomènes étranges
(qui ne relèvent pas nécessairement du surnaturel, mais qui défient les facul4
Édition utilisée : Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval ou le Conte du Graal, publié par
William Roach, Genève, Droz – Paris, Minard, Coll. « Textes Littéraires Français », 1959 (abrégée par la suite en CGr).
5
Claude Lévi-Strauss, « La structure des mythes » (1955), dans Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 232.
166
Sándor Kiss
tés d’interprétation du lecteur) : d’une part, il n’est pas étonné par l’inexplicable et poursuit son discours comme si de rien n’était (ce sont en fait les personnages qui se montrent impressionnés par l’imprévu ou l’inconcevable) ;
mais, d’autre part, le narrateur peut intervenir subjectivement, par une caractérisation qui s’attarde un instant sur le phénomène et représente ainsi un arrêt, un point d’orgue dans le cours du récit. Voici un exemple de cette dualité,
tiré du Conte du Graal. Le lendemain d’une soirée de fête, Perceval se réveille
au château du Roi Pêcheur, qui s’est cependant vidé, d’un jour à l’autre, d’une
manière incompréhensible ; lui-même peut à peine s’échapper par le pontlevis que l’on lève précipitamment derrière lui, sans aucun autre signe d’une
quelconque présence humaine. Toute cette séquence reste sans commentaire
de la part du narrateur ; le héros lui-même est étonné, certes, mais il formule
en monologuant des hypothèses raisonnables (les habitants du château ont
dû passer dans la forêt voisine, où il pourrait les retrouver et leur poser enfin les questions nécessaires pour éclairer les événements mystérieux de la
veille6). En revanche, les quelques vers qui sont consacrés à la description du
graal représentent ce récipient comme un objet constellé de pierreries, d’une
beauté insurpassable7. Attitude double, donc message double. D’une part, le
conteur tient pour évident que le tissu de notre monde familier puisse se déchirer, pour laisser voir un autre monde, merveilleux et magique, incommensurable avec le nôtre et hors de notre portée. Un fait de syntaxe, en apparence
insignifiant, témoigne de cette conviction : c’est l’article défini appliqué aux
noms des entités étranges, lors de leur première mention (il ne s’agit donc
nullement d’un article anaphorique). Le Gué Périlleux, le Lit de la Merveille
sont des réalités – ou plutôt des « anti-réalités » – définies d’abord par cet article, qui leur donne, pour parler comme les grammairiens, une « assiette » et
ici, une assiette d’outre-monde. Quand Gauvain s’assied sur le Lit de la Merveille, les événements extraordinaires qui vont se produire apparaîtront euxmêmes comme « prédéterminés », annoncés par des articles définis : « Et les
merveilles se descovrent / Et li enchantement aperent » (CGr 7826-7827) – c’est
une pluie de flèches, d’origine inconnue, qui se dirige contre son corps et son
écu, par des fenêtres qui s’ouvrent et se ferment d’elles-mêmes, fenêtres don6
« Et dist qu’aprés als en iroit / Savoir se nus d’als li diroit / De la lance por qu’ele saine, / Se il
puet estre en nule paine, / Et del graal ou l’en le porte » (CGr 3397-3401).
7
« Prescïeuses pierres avoit / El graal de maintes manieres, / Des plus riches et des plus chieres
/ Qui en mer ne en terre soient ; / Totes autres pierres passoient / Celes del graal sanz dotance »
(CGr 3234-3239).
Une double valeur des motifs folkloriques dans la littérature française du Moyen Âge 167
nant sur un monde « autre ». Dans d’autres romans de Chrétien, la Joie de la
Cort8, le Château de Pesme-Aventure9 font également figure de blocs linguistiques indécomposables, utilisés dans le texte sans préparation, dénominations
d’entités dangereuses et uniques. Cependant, d’autre part, la subjectivité du
conteur peut affleurer et briser sa neutralité : une tension se crée alors entre le
« réel » et l’« anti-réel », entre le monde humain et le monde « autre », et cela
constitue pour les personnages à qui le conteur donne la parole, un défi, une
incitation à agir. Citons encore une fois Yvain : le héros s’impose un moment
d’arrêt au Château de Pesme-Aventure, pour contempler la misère des prisonnières (« Il les voit, et eles le voient, / Si s’anbrunchent totes et plorent ; / Et une
grant piece demorent / Qu’eles n’antendent a rien feire » 5200-5203), avant de
passer à l’action. La réaction des héros est chaque fois semblable. Yvain libérera les captives, comme Erec veut conquérir la Joie de la Cort, et Gauvain,
arrivé au bord du Gué Périlleux, reconnaît clairement l’enjeu du défi : il avait
entendu affirmer « Que cil qui del Gué Perilleus / Porroit passer l’eve parfonde,
/ Qu’il avroit tot le pris del monde » (CGr 8508-8510). Dans les récits, ce sont
les points où l’« étrangeté » de l’outre-monde est complétée par l’« exceptionnel », dans une articulation parfaite des deux fonctionnements. Les êtres d’exception sont chargés d’une vocation grâce à leur valeur. Selon le nautonier du
Conte du Graal, l’enchantement qui pèse sur le château des « dames anciennes et des demoiselles orphelines » ne pourra être brisé que par un chevalier
« Preu et hardi, franc et loial, / Sanz vilonie et sanz tot mal » (7595-7596) ; or
Gauvain correspond à ces critères ; son entreprise réussira et sa valeur s’en
trouvera augmentée. Le « paradigme de l’étrangeté », par sa synthèse avec les
motifs incarnant l’« exception », sera pourvu d’une signification nouvelle.
Cette configuration plus fine des données du récit folklorique implique, on peut le voir maintenant, un constant réarrangement des unités syntagmatiques, même si deux constituants fondamentaux de l’action des contes
populaires se retrouvent dans les récits littéraires : ce sont la quête et l’épreuve, bien connues d’après les définitions de Vladimir Propp10. Le défi lancé
8
« L’avanture, ce vos plevis, / La Joie de la Cort a non » (Erec et Enide, publié par Mario Roques, Paris, Champion, 1955, vers 5416-5417).
9
« Ensi entr’aus deus chevalchierent / Parlant, tant que il aprochierent / Le chastel de PesmeAventure » (Le Chevalier au Lion (Yvain), publié par Mario Roques, Paris, Champion, 1967, vers
5101-5103).
10
Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, Coll. « Essais », 1973, surtout p. 36-54.
(Original russe : 1928 ; traduit par Marguerite Derrida.)
168
Sándor Kiss
par un monde hostile et la réponse fournie par le héros se rejoignent linéairement dans le texte et se cristallisent sous la forme de l’aventure, qui peut être
conçue également comme une élaboration et une transformation de la donnée folklorique. L’élaboration signifie d’abord naturellement la variation des
unités structurales. Grâce aussi à la présence d’un mode de réception partiellement oral – idée tellement chère à Paul Zumthor11 –, certaines séquences
accusent entre elles des ressemblances thématiques et même textuelles, avec
des formules d’ouverture et de clôture caractéristiques, et permettent l’établissement de types de constituants comme « hospitalité et hébergement » ou
« combat singulier »12 ; toutefois, chez un auteur comme Chrétien, ces unités
facilement isolables subissent une transformation importante. L’énergie qui
anime les héros ressoude, pour ainsi dire, ces épisodes ; l’espace sera organisé en chemin, qui intègre et dépasse les étapes singulières, et le temps apparaîtra comme une suite de noeuds, qui correspondent aux activités centrales
des personnages : leurs épreuves et leurs fêtes, sociales et amoureuses. Or cette nouvelle structure spatio-temporelle est porteuse d’un sens nouveau, sur
deux plans au moins. Sur le plan individuel d’abord, le personnage peut être
saisi maintenant dans son évolution : Yvain est transformé par les tourments
du repentir et l’histoire de Perceval constitue le premier « roman d’apprentissage » de la littérature française. Au cours de l’« éducation sentimentale »
du héros, la rigidité d’un premier rituel (comportant l’interdiction de poser
une question qui paraîtrait superflue) cède la place à une sensibilité accrue et
à une attitude plus complexe et plus humaine, où peuvent entrer les remords
et la contrition13. Au-delà du plan individuel, quête et épreuve pourront avoir
comme récompense suprême la consécration accordée par la communauté
idéale, réintégrée par le héros.
11
Cf. Paul Zumthor, La lettre et la voix – De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987, p.
159 : pendant longtemps, les textes médiévaux « procèdent, tous ensemble, d’une même instance : la tradition mémorielle transmise, enrichie et incarnée par la voix ».
12
Pour une analyse très fournie du fonctionnement de ces unités textuelles, cf. Katalin Halász, Structures narratives chez Chrétien de Troyes, Université de Debrecen, Studia Romanica,
1980. Concernant les principes de la segmentation, v. également Eugene Dorfman, The Narreme
in the Medieval Romance Epic : An Introduction to Narrative Structures, Univ. of Toronto Press,
1969, p. 5-7.
13
Citons les paroles de l’aveu que Perceval fait à l’ermite : « […] de cele goute de sanc / Que a
le pointe del fer blanc / Vi pendre, rien n’en demandai / […] Si ai puis eü si grant doel / Que mors
eüsse esté mon wel, / Que Damedieu en oblïai, / Ne puis merchi ne li crïai » (CGr 6375-6384). Sur
cette évolution de Perceval, cf. Jean Frappier, Chrétien de Troyes et le mythe du Graal, Paris, Société d’Édition d’Enseignement Supérieur, Paris, 1972, p. 159-161.
Une double valeur des motifs folkloriques dans la littérature française du Moyen Âge 169
Le riche tissu du roman médiéval naissant offre un terrain propice pour y
dégager un réseau de symboles fondamentaux qui sont proches de l’imagination populaire et qui, d’une manière originale, transposent sur le plan proprement littéraire les interrogations fondamentales des récits mythiques, c’est-àdire leur formulation des problèmes de l’existence et de la mort. Sur le plan
des suggestions psychologiques, la formulation fournie par le récit littéraire
recèle une curieuse dualité. Le rythme des aventures, la réparation du manque, l’ascension du héros et son retour, en quelque sorte programmé, au sein
de la communauté des élus représentent le versant euphorique du conte : les
bornes de l’Autre Monde reculent, les adversaires des humains sont mis hors
combat. Pourtant, quand on regarde l’envers du tissu, on est de nouveau saisi
par une vague inquiétude, une angoisse que les forces du destin peuvent recréer à chaque instant. Pour les amoureux de Cornouailles, le philtre surnaturel a apporté « mort et destruction », comme le dit Marie de France dans
le Lai du Chèvrefeuille. Dysphorie émanant de la légende de Tristan et peutêtre euphorie et rayonnement printanier remplissant la cour d’Arthur ? Il restera toujours des prisonniers à libérer et il naîtra toujours des héros pour s’y
employer. Cette dialectique, contenue en germe dans le mythe et le folklore,
s’épanouit dans l’art du récit médiéval, où – comme au Château du Roi Pêcheur – tout dépend de la Question et de la Parole.
« Vos darai armas e destrier ».
Combats de tous les jours et défis
d’ici-bas et de l’Au-delà dans le Jaufré
Imre Gábor Majorossy
PPKE BTK Piliscsaba1
Introduction
Le roman occitan médiéval sur Jaufré est en général considéré comme un
ouvrage appartenant aux autres romans d’Arthus et profondément influencé par leur vision du monde. Malgré la grande vogue de ce genre au Nord
au Moyen Âge, dans le Midi il resta presque inconnu. Les romans courtois
qui formèrent petit à petit un genre à part suivirent un modèle très clair. À
partir d’un secret mystérieux, à travers un très grand nombre d’aventures
– souvent incroyables et inouïes –, au cours de combats désespérés, le héros s’avère vainqueur dans toutes les situations y compris, bien entendu, en
amour aussi. Aventure et amour représentent en effet les deux côtés d’une
même réalité, qui vise à l’accomplissement des vertus chevaleresques aussi
bien que chrétiennes.
Chacune de ces étapes et davantage encore se trouvent dans ce roman. Il
contient aussi une série d’éléments énigmatiques – figures ou événements2.
Au cours de l’histoire, l’activité primordiale de Jaufré est de combattre ce qui
se manifeste tout au long de son parcours. Au début de l’ouvrage, la provocation de Taulat n’est qu’un prélude aux aventures :
1
Au cours de la préparation de la conférence, l’auteur était boursier de l’Académie des Sciences de Hongrie (Bourse de Recherche « János Bolyai »).
2
Pour en citer quelques-uns : l’enlèvement du roi Arthus par une bête (v. 226-405), la vieille
femme (v. 3192), le chevalier noir (v. 5274-5275) ou le passage à travers la fontaine (v. 8432-8436)
etc. « Le merveilleux est fort bigarré : nains, géants, fées, sorcières, enchantements divers. » et
« C’est d’ailleurs la magie poétique qui retient surtout le lecteur. Chaque fois que le chevalier
reprend la route, on entre dans le merveilleux, automatiquement, immédiatement. » Charles
Camproux, Nouvelle histoire de la littérature occitane, Paris, PUF, 1970, p. 118 et 117.
172
Imre Gábor Majorossy
E vai un cavaler ferir
De la lansa per la peitrina,
Si qe als pes de la reina
L’abat mort, e puis torna s’en
E escrida mot autamen :
« Malvas rei, per te az aunir
O ai fait. [...]3
En même temps celle-ci coïncide avec la présentation de Jaufré qui vient
d’annoncer son intention de devenir désormais un vrai chevalier :
[...] « Seiner, mus covinens
Vos qer qe-m detz e garnimens
Tals co sabetz qe m’an mestier,
Qe segrai aisel cavalier
Qe tan de mal e tan d’enuei
Vos a fait en vostra cort huei. »4
L’analyse de la structure du passage nous permet de penser que l’attaque de
Taulat fait partie de l’entrée de Jaufré. La première scène brutale – et il y en
aura beaucoup – annonce la caractéristique dominante de l’ouvrage. Ce type
de combat va encore souvent se répéter, la plupart du temps hors de la cour
royale, dans une ambiance plutôt hostile : ces combats nous donnent l’occasion de découvrir Jaufré comme individu. S’il est capable de parfaire sa mission, il pourra être reçu dans la communauté des chevaliers d’Arthus, comme
membre à part entière.
Arrêtons-nous là un petit instant, car cette affirmation demande à être précisée. La dimension communautaire du roman semble en effet revêtir un aspect déterminant. Celle-ci comprend des vertus qui ne peuvent être apprises, pratiquées et réalisées que dans une communauté, or Jaufré n’appartient
à aucune. Il est vraiment un individu, ce qui est souligné par le titre même
de l’ouvrage. Comme dans un certain nombre de romans courtois, ici aussi,
c’est sur le nom du protagoniste que se concentre l’attention. Entre l’arrivée à
la cour et son mariage, également à la cour, il doit se débrouiller comme chevalier individuel. Néanmoins, au cours de ses aventures, il n’est en réalité pas
tout seul. À partir de son entrée à la cour, toute sa vie s’organise sous l’égide
d’une communauté à laquelle il aspire, mais qui n’est que spirituellement pré3
4
Jaufré, éd. René Lavaud et René Nelli, Turnhout, Desclée de Brouwer, 1960, v. 580-586a.
Jaufré, éd. cit., v. 597b-602.
« Vos darai armas e destrier »
173
sente, en même temps qu’il en est physiquement éloigné. Toute l’ambition de
Jaufré s’oriente vers cette communauté et surtout vers cette identité chevaleresque reconnue par les chevaliers véritables. Il semble inutile de se demander ce qui se serait passé, si Jaufré était demeuré seul. Dans une société qui se
compose d’un réseau de communautés, même l’individu se définit par une
communauté, dont il fait partie. Jaufré doit trouver sa situation solitaire insupportable et c’est pourquoi il veut s’attacher aux chevaliers, ce qui n’est possible qu’après un long parcours plein d’aventures exceptionnelles.
Dans ce qui suit, ce sont les combats – dans leur acception élargie d’aventures –, qui sont au cśur de notre analyse. Un combat manifeste en effet les traits
de caractère les plus essentiels d’un chevalier, lesdits traits pouvant se manifester également en dehors du combat. Prouesse et fidélité sont aussi utiles au
combat qu’en amour, car, ainsi que nous l’avons déjà dit, ce sont les deux faces
d’une même réalité. Le sens de la vie chevaleresque se manifeste dans le combat pour la victoire et dans l’amour pour le bonheur. Le combat s’effectue, tout
comme l’aventure, à plusieurs niveaux, ou, pour dire les choses un peu plus
simplement, à la fois dehors et dedans.
Les combats extérieurs s’organisent presque toujours autour de Taulat.
Même s’il n’est pas toujours en personne l’ennemi, chaque figure adversaire
représente et emploie sa force diabolique. Comme nous le verrons un peu plus
bas, Taulat est capable de s’emparer de tous ceux qu’il souhaite conquérir. Son
pouvoir extraordinaire semble véritablement exiger pour adversaire un chevalier d’une valeur exceptionnelle. Quant aux combats intérieurs, il s’agit surtout des doutes et des questions que doit affronter Jaufré. La voie qui mène au
mariage de Jaufré et Brunissen n’est pas du tout plate et simple. Problèmes de
communication et buts différents des partenaires empêchent une apogée de
l’amour. Jaufré, comme Brunissen, doivent combattre les difficultés intérieures pour atteindre le bonheur suprême. Nombreux sont donc les combats qui
méritent d’être analysés d’un peu plus près.
Combats extérieurs d’ici-bas
Tout d’abord ce sont les combats extérieurs, les poursuites et les duels qui attirent l’attention du public de n’importe quelle époque. Jaufré s’engage régulièrement dans des conflits qui lui permettent de s’imposer en tant que chevalier
brave. La difficulté des combats et la méchanceté extraordinaire de l’ennemi
sont signalées d’avance, au tout début du roman, lors de la scène déjà citée. Le
174
Imre Gábor Majorossy
meurtre d’un chevalier, l’enlèvement et l’humiliation du roi Arthus signifient
un défi inouï pour toute la communauté. C’est le moment parfait pour un
jeune candidat qui n’a d’autres références que son défunt père, jadis excellent
chevalier de qui le roi se souvient5 encore.
La scène de l’arrivée du jeune Jaufré semble soigneusement rédigée. La
structure A–B–A (Jaufré–Taulat–Jaufré ou parole–action–parole) souligne
l’opposition fondamentale entre les adversaires dans les combats ultérieurs.
La mention du chevalier Dozon, décédé et apprécié d’Arthus, sert à mieux décrire le jeune Jaufré : il est noble et fidèle au roi par tradition. Sa mission s’inscrit donc dans une tradition familiale.
Ce début de carrière chevaleresque apparaît avec clarté comme le moment
où le jeune homme prend possession de l’héritage de son père décédé. Pour
entrer dans la communauté des chevaliers la renommée du père ne suffit cependant pas : il est nécessaire de prouver en personne ses capacités chevaleresques. C’est ce que reconnaissent Jaufré aussi bien qu’Arthus et c’est pourquoi ce dernier charge le jeune homme de poursuivre Taulat.
Les combats et les aventures suivent le même modèle : une fois le défi accepté, Jaufré intervient pour résoudre le problème. Une entrée brusque et souvent cruelle, une misère ou une peine et un appel au secours précèdent cette
intervention. Même s’il se dissimule derrière des masques incompréhensibles,
Taulat participe en personne à chaque duel : c’est ce que nous allons analyser
dans les scènes où les deux protagonistes se rencontrent.
Cette rencontre est loin de se produire facilement. Jaufré suit tout le temps
les traces de Taulat et n’est témoin de ses méfaits que par les vestiges de son
passage6. Le premier combat n’a lieu que vers le milieu de l’ouvrage. Après
avoir considéré les conséquences de la vilenie de Taulat, Jaufré le rencontre
pour le combattre.
Cependant, avant l’analyse de ce combat essentiel, il est profitable de jeter
un coup d’śil sur la scène la plus énigmatique du roman, qui précède le grand
combat. Après avoir libéré le chevalier cruellement torturé7, Jaufré rencontre
5
« ‘Cal cavalier e cant presan, / Baros’, dis lo rei, ‘e Dozon ! / De ma taula e de ma cort fon, /
Pros cavalier e enseinatz, / E anc no fo apoderatz / En bataila per cavalier, / Non avía un tan sobrer / Ni tan fort en tota ma terra, / Ni tan fos mentagutz de guerra.’ » Jaufré, éd. cit., v. 684-693.
6
Par ex., tortures : « E a cada .j. mes de l’an / Es lajamens martiriatz, / Qe cant es gueritz e
sanatz / De sas plagas, e revengutz, / E Taulat es aisi vengutz / Qe-l fai a sos qussos liar, / E puis
fai l’aqel puig pojar / Baten ab unas coregadas, / E cant es sus, sun li crebadas / Sas plagas denant
e detras / Tant es afinïatz e las, » Jaufré, éd. cit., v. 5038-5048.
7
« cavaler nafrat », Jaufré, éd. cit., v. 4835.
« Vos darai armas e destrier »
175
une figure toute noire8 qui l’attaque sur-le-champ, sans aucun délai. Il nous
faut saisir qu’au début du duel, Jaufré ne voit le chevalier noir qu’au moment
où il est à cheval. L’inconnu disparaît chaque fois que Jaufré se trouve à terre
et apparaît de nouveau lorsque Jaufré remonte à cheval9. Pour Jaufré, ces apparitions et disparitions inattendues, ainsi que les féroces attaques du chevalier
inconnu constituent une aventure inouïe10. Il ne comprend pas tout de suite
que son rôle chevaleresque est d’une certaine façon lié à une position physique, notamment celle d’être à dos de cheval. Plus tard, le combat continue
tout de même à pied, mais l’obscurité rend encore plus difficile de voir et combattre le chevalier noir. La nuit, c’est son empire. De plus, ses blessures guérissent tout à coup, ce qui souligne encore mieux son caractère extraordinaire.
La figure de l’adversaire semble vraiment diabolique : ses traits de caractère
extérieurs évoquent tant pour Jaufré que pour le public de l’époque la figure
par excellence du Diable, telle que l’a constituée le folklore. Pour enlever tout
doute et souligner la méchanceté de l’adversaire, Jaufré affirme : « [...] on es
anatz / Aqest dïable, aqest malfatz ? »11. La longueur et les circonstances du
duel (« Qe aiso li a tengut tan / Tro qe-l soleils e-l jorn fali, »12) nous rappelle
en même temps un épisode biblique, pas moins énigmatique, traditionnellement appelé le combat de Jacob avec l’ange13. La scène occitane semble d’une
8
« Ab tan un cavaler armat, / Aitan negre cun un carbon, » Jaufré, éd. cit., v. 5274-5275.
Tout de suite, après le premier coup de lance : « Aisi con venc, de tal aïr / Qe Jaufre es caütz
el sol. [...] Mas jen no-l troba ni no-l vi / Ni sap ves cal part es anatz, / De qe s’es mot meravilatz. »
Jaufré, éd. cit., v. 5280-5281 et 5288-5290. Mais ensuite : « E es vas sun caval vengutz. / E can fo
mantenen pojatz, / Lo cavaler torna vïatz / Totz aparelatz de ferir. » Jaufré, éd. cit., v. 5296-5299.
Plus tard encore : « E puis torna ves sun caval. / E-l cavaler venc abrivatz / E fort malamen estrunatz, » Jaufré, éd. cit., v. 5320-5322. Le rédacteur anonyme récapitule, lui aussi : « Qe tan con fo a
pe, no-l vi, / Mas cant era pojatz, tornava, / E-l ferya e-l derocava, / E aqui meseis avalía. » Jaufré,
éd. cit., v. 5354-5357.
10
« ‘E Deus’, dis el, ‘cal aventura ! » Jaufré, éd. cit., v. 5294.
11
Jaufré, éd. cit., v. 5337b-5338.
12
Jaufré, éd. cit., v. 5352-5354.
13
Voir Gen. 32, 23-32. « Il ne semble pas trop extravagant de voir ici une scène inspirée par
le combat biblique de Jacob avec l’ange (Gen. 32, 24), qui se poursuivit pendant toute une nuit. »
Marie-José Southworth, Étude comparée de quatre romans médiévaux (Jaufré, Fergus, Durmart
le Gallois, Blancandin et l’Orgueilleuse d’Amours), Paris, Nizet, 1973, p. 61. Il est nécessaire de
séparer le texte, l’exégèse traditionnelle et une inteprétation plus étendue. Si nous examinons de
plus près le texte grec, il nous semble clair qu’il n’y a que des allusions indirectes à l’intervention
personnelle de Dieu. Il s’agit de quelqu’un (homme : ἄνθρωπος)qui ne veut pas donner son nom
(pourquoi veux-tu connaître mon nom ? καὶ εἶπεν ῞Ινα τί τοῦτο ἐρωτᾷς τὸ ὄνομά μου;) – car cela
signifierait se livrer à l’autre. Cependant, tant la refléxion de Jacob ([j’ai vu] Dieu face à face et ma
9
176
Imre Gábor Majorossy
certaine manière remanier celle de la Bible. Dans celle-ci le combat dure une
nuit, dans le récit occitan une journée et une nuit. Dans le récit biblique, c’est
l’aube qui met en danger l’inconnu, de même que c’est la nuit qui profite au
chevalier noir. La clarté se fait d’une manière différente ici et là – pour Jacob
comme phénomène naturel, pour Jaufré comme manifestation de la foi (ou
comme négation d’une réalité), en l’occurrence grâce à l’intervention de l’ermite, comme nous le verrons ci-dessous.
Malgré les différences, il nous semble probable que la narration du combat se base, du moins au niveau structurel, sur la scène biblique. Selon toute
vraisemblance, l’auteur anonyme du roman occitan ne disposait pas d’une
connaissance particulièrement approfondie de la rédaction de l’histoire biblique, mais le chevalier noir n’en est pas moins aussi énigmatique que l’adversaire de Jacob. Si l’on considère l’ambiance du récit occitan, on retrouve
plusieurs parallélismes avec le récit biblique. Comme Jacob, Jaufré se trouve
également devant une frontière, rendue encore moins franchissable par une
vieille femme, pareille à une sorcière. À vrai dire, le grand combat se compose
de deux parties : une lutte intellectuelle avec la femme et un combat physique
avec le chevalier noir. Il reste à savoir pourquoi le rédacteur a jugé que la scène
biblique convenait à articuler la victoire préalable de Jaufré. Les deux histoires sont bien énigmatiques. La différence la plus importante est constituée par
l’entrée en jeu d’une troisième personne. L’ermite n’a aucun homologue dans
vie a été sauve : Εἶδος θεοῦ· εἶδον γὰρ θεὸν πρόσωπον πρὸς πρόσωπον, καὶ ἐσώθη μου ἡ ψυχή.)
que son nouveau nom (Ἰσραήλ) porte la marque divine. De plus, le prophète Osée (12,5) affirme
que l’inconnu était un ange (« lutta avec un ange : καὶἐνίσυσενμετὰἀγγέλου»). Le passage
devait contenir plusieurs récits de diverses traditions, remaniés plus tard par le rédacteur. N’entrant pas dans l’interprétation détaillée du passage biblique, il nous semble toutefois important
de souligner la complexité de celui-ci qui semble comprendre trois récits. Les deux premiers
fournissent une explication pour deux noms (Peniël et Israël). Le troisième sert à justifier une interdiction rituelle (à savoir celle de manger le muscle de la cuisse) dont l’origine avait sans doute
été oubliée à l’époque de la rédaction du texte. Néanmoins, le message essentiel se cache encore
plus profondément et c’est ce qui nous aide dans l’interprétation de cette scène du roman occitan. Si nous considérons le texte biblique en tant que description d’une carrière, il nous semble
clair que Jacob se trouve devant une frontière qui n’est pas du tout facile à franchir. Il est finalement sur le point de le faire, mais quelqu’un l’en empêche et commence à lutter avec lui. La tentative de traversée peut ainsi être interprétée comme une transition d’une phase de vie à une autre
qui s’avère trop difficile. L’inconnu devait remplir plusieurs rôles : l’esprit de ce territoire-ci ou
de celui-là, mais surtout du torrent qui doit disparaître si l’aube arrive (« Laisse-moi car l’aurore
s’est levée. » Gen. 32, 27a.) Dans sa forme présente, l’épisode biblique explique trois éléments de la
tradition juive, mais plus encore il rend témoignage de la lutte pour le monothéisme. La preuve la
plus importante en est le nouveau nom de Jacob, à savoir Israël, nom qui contient celui de Dieu.
« Vos darai armas e destrier »
177
le récit biblique. Or son intervention semble indispensable, sans quoi Jaufré
pourrait être vaincu. Comme nous le verrons dans un instant, cette intervention se caractérise par une série de signes essentiellement chrétiens.
La terrible rencontre avec le chevalier noir est précédée par la menace de la
vieille femme qui veut absolument renvoyer Jaufré. Sa déclaration souligne
l’importance de la frontière :
Qe can volras, ja non poiras ;
Car si passa d’aisi enan,
Ja non tornara sens gran dan
Tal con de mortz o de prison14.
Elle renonce cependant à expliquer le danger. L’attaque inattendue du chevalier noir surprend Jaufré et permet au lecteur de comprendre rétrospectivement l’ensemble de la scène. Malgré l’attrait d’une interprétation purement
psychologique – basée sur une certaine projection ou fantaisie –, nous insisterions plutôt sur le sens du parallélisme entre les deux récits. Les deux adversaires sont réels et les duels complexes. Pour Jacob, combat et transformation
du « héros » ont lieu en même temps, pour Jaufré de façon séparée. Les deux
événements portent une signification cachée d’une importance considérable.
Pour Jacob, l’étrange combat met un point final à la première partie de sa carrière et signale le début de quelque chose d’autre, d’entièrement neuf. C’est
pourquoi l’on s’attend à quelque chose de semblable dans le cas de Jaufré. Le
duel avec le chevalier énigmatique sert à préparer le grand combat avec Taulat15. L’importance de la scène ne devient claire qu’en considérant le milieu du
texte : la victoire ne peut être obtenue qu’à l’aide16 de l’ermite qui
14
Jaufré, éd. cit., v. 5244-5247.
« Il reste à savoir pourquoi l’auteur a inséré cet intervalle. Pourquoi remettre à l’épreuve
la valeur de Jaufré ? [...] Nous venons de dire que les aventures de cette deuxième série sont une
deuxième version de certaines de la première série. Cela suggère que l’accomplissement des premières aventures n’a pas été satisfaisant à tous les points de vue. Jaufré, en apprenant qu’il devait
attendre une semaine avant de pouvoir se mesurer contre Taulat, avait commis les péchés de l’impatience et de l’orgueil ; ses succès précédents l’avaient rendu trop fier. [...] De même, le reste de
la semaine passé chez l’ermite n’est pas une façon de laisser le temps écouler, mais – tout comme
dans Perceval – ce temps a une signification spirituelle, qui consiste à montrer qu’une retraite du
monde favorise le recueillement et la pénitence. » Marie-José Southworth, op. cit., p. 61-62.
16
« Sa victoire sur le chevalier noir n’était possible qu’avec l’aide des armes de l’Église (« Celas
ab c ‘om se deu defendre / De dïable e de sa mainada, », v. 5426-7 – nous jugerions plus convenable de citer les lignes qui se trouve ici-bas... : IGM). De là une certaine humilité nécessaire pour
qu’il puisse entrer en l’état de grâce chrétien[ne]. » Marie-José Southworth, op. cit., p. 62.
15
178
Imre Gábor Majorossy
[...] va sas armas penre,
[...]
Estola e aiga seinada,
La cros e-l cors de Jhesu Crist,
Puis venc ves cels qe-s son requist
Tota la nui ta malamen,
L’aiga gitan, los salms disen17.
Ceci qui s’avère bien efficace :
E-l cavaler qe-l vi venir
Part si d’el e pren a fugir
Tan con pot, autamen cridan18.
Arrivé là, on suppose19 qu’il s’agissait vraiment du Diable en personne... La
purification archaïque ne saurait d’ailleurs pas être omise :
E leva s’un aurages gran
De pluja, d’aura e de trons20.
Cette scène et plus particulièrement cette pluie ‘rituelle’ nous semblent permettre d’affirmer que Jaufré est confronté à quelqu’un représentant le Mal par excellence. L’atmosphère obscure21, la cruauté particulière et surtout la réaction du
chevalier noir aux sacrements, signes et symboles chrétiens soulignent la supposition de Jaufré, exprimée par une exclamation, que l’ennemi doit être le Diable.
Celui-ci s’avère en effet trop difficile à vaincre. L’intervention de l’ermite établit
une référence compréhensible non seulement au christianisme en général, mais
certainement aussi à son institution officielle. Il ne s’agit pas ici d’une figure spirituelle ou d’une vision, mais d’un ermite qui mène une vie contemplative, célè17
Jaufré, éd. cit., v. 5425 et 5428-5432.
Jaufré, éd. cit., v. 5433-5435.
19
En effet, il est souligné : « E-s combatet ab l’Aversier » Jaufré, éd. cit., v. 8088.
20
Jaufré, éd. cit., v. 5436-5437.
21
« [...] la description évoque l’enfer, de sorte que l’on peut voir dans cet épisode un combat
contre le diable, symbole du combat contre le mal, où les qualités morales de courage et de persévérance, plutôt que la seule force physique et l’adresse à manier les armes, remportent la victoire.
Cet épisode que l’on peut appeler religieux, merveilleux, ou superstitieux, est traité avec sérieux
par l’auteur. Il n’y a pas une seule remarque qui puisse être interprétée comme étant satirique ou
irrévérencieuse. [...] un auteur qui, sans être profondément religieux, croit en Dieu et voit dans
de nombreux aspects de la vie des manifestations du bien et du mal au sens religieux. » MarieJosé Southworth, op. cit., p. 59.
18
« Vos darai armas e destrier »
179
bre la liturgie et prie régulièrement. C’est de son aide que Jaufré a besoin. Quant
aux signes matériaux, le rédacteur a dû les choisir d’une manière consciente.
L’étole comme robe sacrée souligne la fonction sacerdotale et définit le rôle de
la personne. Elle est en même temps un signe sans équivoque qui s’adresse en
premier lieu à l’ennemi. Les trois objets jouent une autre fonction : eau bénite,
croix et Eucharistie représentent l’ensemble de la doctrine chrétienne.
À part le motif de la purification qui se retrouve dans presque toutes les religions, l’eau bénite est le matériel du sacrement du baptême qui est le rite le
plus important de l’initiation chrétienne. Du point de vue chrétien, les gens
peuvent être regroupés selon qu’ils ont été baptisés ou non. Ainsi, l’eau bénite
a un effet particulier contre quelqu’un disposant d’une force diabolique22. La
croix joue un rôle semblable : elle est le symbole de la religion et fait allusion
à l’histoire du Salut. Le fait que l’ermite ait également recours à l’Eucharistie,
souligne la difficulté de la situation. L’Eucharistie appartient aussi à l’initiation, à un niveau plus élevé. Il n’est permis qu’à deux des participants au combat de recevoir l’Eucharistie, car, selon toute vraisemblance, les combattants
ne sont pas tous chrétiens. La multiplicité des éléments purement chrétiens
témoigne au moins de deux faits. D’une part, Jaufré a besoin d’une aide transcendante et, en plus, il l’accepte23. D’autre part, ce curieux combat révèle aussi
que la longue mission de Jaufré contient quelque chose de beaucoup plus étendu et profond. Il ne lutte pas seulement pour son honneur et pour sa position
à l’intérieur d’une communauté, mais aussi pour le Bien, à un niveau, pour
ainsi dire, universel. De cette façon, Jaufré devient un héros par excellence,
presqu’un sauveur de la cour du roi Arthus.
L’importance des éléments religieux se manifeste d’un autre point de vue
encore. Hormis le fait qu’il s’agit de tournures typiquement médiévales, les
22
« Car el no es jes cavalers, / Ans es lo majer aversers / Q’en infern abite ni sía ; » Jaufré, éd.
cit., v. 5477-5479.
23
« Der Feind, der dem Ritter hier den Weg herstellt und dessen er nicht aus eigener Kraft
Herr zu werden vermag, ist der von der Hölle entbotene (v. 5478 ff.), in Rittergestalt erscheinende Feind der Menschen überhaupt („lo nemics“, v. 5645) ; um ihn zu bestehen, bedarf es anderer Waffen, „las armas Jesu Christ“ (v. 5518), mit denen ihm am Ende der Einsiedler zuhilfe
kommt. Mit diesem Eingreifen, das einen Akt der Gnade impliziert, hat sich die entscheidende Wendung in der Aventüre des Ritters vollzogen : Jaufré, der bisher nur aus eigener Vollkommenheit nach den Gesetzen der Wiedervergeltung Recht schuf und seinen Ritterpflichten
genügte, kann nun der Hilfe Gottes gewiß (cf. v. 5600), gleichsam als Gottes eigener Ritter den
Kampf mit seinem Hauptfeind Taulat aufnehmen und dessen Hybris zu Fall bringen. » HansRobert Jauß, « Die Defigurierung des Wunderbaren und der Sinn der Aventüre im Jaufré », Romanistisches Jahrbuch, VI, 1953-54, p. 74.
180
Imre Gábor Majorossy
invocations religieuses24 jouent un rôle significatif, car elles témoignent25 de
la foi et de la confiance de Jaufré au moment où il est vraiment en proie au
doute. À l’occasion d’une certaine évaluation des événements passés, il fait
presqu’une profession de foi :
Dis Jaufre, « car no-m fai temensa,
Car en Deu ai ferma cresensa,
Es el poder qe m’a donat26
Toutefois, les mots suivants semblent déjà exprimer un doute :
Es el meu dreit e’l seu pecat
Qe-l rendrai recresut e mort,
Qe-l cor mi sen certan e fort27.
La réponse arrive tout de suite : « Hoc, si Deu platz. »28. C’est justement l’orgueil chevaleresque qui menace l’esprit parfait du héros – même s’il rend
grâce à Dieu pour la victoire. Pour se préparer au combat, Jaufré reste chez
l’ermite une semaine.
Ce n’est donc que maintenant que l’on peut mieux comprendre la bataille
avec Taulat. Après la scène du début, à la cour, c’est la première fois que Jaufré
fait face à Taulat. Souvenons-nous : alors, c’était Taulat qui avait tué un chevalier, donc provoqué la communauté des chevaliers et humilié le roi. À partir de
ce moment-là, c’est à Jaufré qu’est confiée la mission de se venger de Taulat.
En réalité, le combat avec Taulat se compose de deux parties et il est précédé par la pause déjà mentionnée. La présentation du moment où Jaufré prend
congé est encore une fois bien construite. Après avoir béni le chevalier et le sui24
« E Deus », « Deus », « Santa María », « Per vos mi clam, Sant Esperitz ! » Jaufré, éd. cit.,
v. 5294 ; 5315 ; 5337 ; 5346.
25
Soulignant l’importance de la religiosité dans le roman, Albert Stimming a regroupé les allusions et les tournures chrétiennes : « Dahin gehört vor allen Dingen, daß ein stark ausgeprägter Zug von Frömmigkeit sich durch den ganzen Roman hindurchzieht. So wird bei jeder Gelegenheit und oft ohne eine besondere Veranlassung der Besuch der Kirche oder das Anhören der
Messe hervorgehoben. [...] Dieser Geist der Frömmigkeit äußert sich auch darin, daß die Personen des Gedichtes bei jeder Gelegenheit zu Gott, Maria, Christo oder einem Heiligen beten. »
Albert Stimming, « Über den Verfasser des Roman de Jaufré », Zeitschrift für romanische Philologie, No.12, 1889, p. 327. Cette liste peut être complétée par le Saint comme nous l’avons vu tout
à l’heure.
26
Jaufré, éd. cit., v. 5599-5601.
27
Jaufré, éd. cit., v. 5602-5604.
28
Jaufré, éd. cit., v. 5605b.
« Vos darai armas e destrier »
181
vant des yeux, l’ermite chante une messe du Saint-Esprit « Qe Deus lo defenda e-l guit »29. Dès lors, l’intervention et la participation de Dieu – le supposé
concours divin –, accompagneront Jaufré et l’aideront à parfaire sa vocation.
Le combat est introduit par un dialogue assez long et désespéré. Le combat
lui-même est en revanche bien court : un seul échange de coups suffit pour
que les deux guerriers se retrouvent au sol et que Taulat soit gravement blessé.
Son changement de conduite est encore plus frappant :
Verges, dona santa María,
Abaisatz hui en aqest día
La felonía de Taulat
E l’ergueil, car trop a durat30 !
En effet, nous avons affaire là à une conversion véritable. Taulat se montre prêt
à changer sa vie pour la sauver. Jaufré reconnaît ses valeurs, s’avère miséricordieux et prononce le jugement :
E pros eras tu veramen,
Mas trop reinavas malamen
Et trop te donavas d’erguil,
E Deus no l’ama ni l’acuil31 ;
La mention de l’orgueil nous semble frappante, car, comme nous l’avons vu,
Jaufré a commis le même péché. En tout cas, il témoigne aussi d’un certain
changement. Le héros attribue la victoire presque uniquement à Dieu :
E tu potz o aras veser,
Q’eu no sun jes d’aqel poder
C’ap armas sobrar te degues
Si Deus aïrat no t’agues32,
Un peu plus haut, le mot jugement n’a pas été employé par hasard : la scène se
poursuit par une description de la cour royale où le roi dispose d’un pouvoir
29
Jaufré, éd. cit., v. 5660.
Jaufré, éd. cit., v. 6057-6060.
31
Jaufré, éd. cit., v. 6079-6082.
32
Jaufré, éd. cit., 6083-6086. Bien évidemment, ces lignes nous évoquent la phrase de Jésus,
dans une situation bien différente : « Jésus répondit : Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne
t’avait été donné d’en haut. » Jn 18, 11a (Traduction Oecuménique de la Bible, Paris, Cerf, 19751976). Les deux phrases soulignent l’omnipotence de Dieu.
30
182
Imre Gábor Majorossy
absolu. Or plus on avance dans la lecture, plus on a l’impression que ce n’est
plus Arthus qui se trouve au centre, mais quelqu’un d’autre...
Q’en la cort del rei mo seinor
Es dels bos cavalers la flor
Del mun, tuit eleit e triat.
E cil qe sun a tort menat
Sun per el a dreit mantengut,
E li ergolos cofundut33,
Ici, nous pouvons aisément retrouver plusieurs textes bibliques. Il nous semble fort probable que la rédaction de ce passage s’inspirent de deux textes
au moins, qui servent de modèles et ont été remaniés. D’une part, en ce qui
concerne la rétribution, c’est le chant de la Vierge Marie à l’occasion de sa
rencontre avec Elisabeth qui se cache en arrière-plan :
Il est intervenu de toute la force de son bras ;
il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ;
il a jeté les puissants à bas de leurs trônes
et il a élevé les humbles ;
les affamés, il les a comblés de biens
et les riches, il les a renvoyés les mains vides34.
D’autre part, par l’image du bon roi qui vit et règne pour toujours, c’est le discours apocalyptique de Jésus qui a dû exercer une influence déterminante :
Devant lui seront rassemblées toutes les nations
et il séparera les hommes les uns des autres,
comme le berger sépare les brebis des chèvres.
Il placera les brebis à sa droite
et les chèvres à sa gauche35.
Comme nous l’avons vu dans l’explication de Jaufré, un rôle semblable est tenu
ici par le roi Arthus. La cour royale représente le centre absolu du pouvoir terrestre, d’origine divine. En ce moment très important, l’évocation de l’arrièreplan communautaire nous rappelle l’une des intentions les plus profondes de
Jaufré. Par cet acte exceptionnel, il peut enfin espérer être admis dans la com33
34
35
Jaufré, éd. cit., v. 6091-6096.
Lc 1, 51-53 (Traduction Oecuménique de la Bible, Paris, Cerf, 1975-1976).
Mt 25, 32-33 (Traduction Oecuménique de la Bible, Paris, Cerf, 1975-1976).
« Vos darai armas e destrier »
183
munauté qui lui est si chère. En réalité, les phrases prononcées ne s’adressent pas
seulement à Taulat vaincu, mais aussi et surtout au monde extérieur, y compris
la cour du roi Arthus et le public de n’importe quelle époque.
Le dialogue qui suit le combat, plein d’un esprit de réconciliation, se caractérise par un ton bien plus calme. Pour sa pénitence, les péchés de Taulat sont
deux fois pardonnés :
Dis Jaufré : « Ab me trobaras
Merce, pos demadada l’as36,
De même plus tard, en arrivant à la cour royale :
E-l reis, con francz hom debonaire,
Lo melhor c’anc nasques de maire,
Asauta-s mais de perdonar
Totz temz que de sobreiras far,
Ez ac mantinen perdonat
Tot son maltalent a Taulat37,
La victoire sur Taulat et les fiançailles toutes proches avec Brunissen achève la
première série d’événements. La deuxième série s’organisera autour de la Fée
de Gibel. Son vain appel à l’aide introduit non seulement de nouvelles aventures, mais révèle aussi un monde nouveau, resté caché jusqu’ici. Le monde
souterrain va offrir à Jaufré toute une série de nouvelles occasions de développer sa force morale. Les deux séries d’aventures ont longtemps nourri une
discussion parmi les chercheurs, quant à savoir si l’ouvrage a été composé par
deux rédacteurs ou s’il peut n’être attribué qu’à un seul auteur. Il est inutile
de reprendre cette discussion, car il nous semble beaucoup plus important
de poser la question de la nécessité artistique de commencer et parcourir un
nouveau cycle d’aventures. Les phases plus calmes représentent en effet une
partie non moins importante du roman que celles consacrées aux combats.
Combats intérieurs d’Ici-bas et de l’Au-delà
Ce ne doit pas être par hasard qu’une partie de l’action se déroule dans un
monde souterrain. Selon toute vraisemblance cet espace d’un autre monde
est porteur de plusieurs significations. D’une part, après l’invitation de la
36
37
Jaufré, éd. cit., v. 6133-6134.
Jaufré, éd. cit., v. 6577-6582.
184
Imre Gábor Majorossy
dame, en sautant dans la fontaine, Jaufré laisse ce monde pour entrer dans
un autre qui demeure caché aux yeux du public courtois. Son départ provoque deuil et tristesse :
Ben er ancui Paradis plenz
De gaug, car vos la est intratz,
Mais nus laissatz sa jus iratz
Ab dolor et ab mariment.
Mort, mut as pauc d’esgardament
E móut iest mala et descausida
Can los avols laissas a vida
E-ls pros en menatz sens rason38 !
L’acte de plainer39 de façon trist e morn40, dont seulement un exemple a été cité,
contient les éléments caractéristiques de la peine qui suit la mort de quelqu’un.
L’expression de la douleur humaine se trouve encore renforcée par les mouvements du fidèle cheval :
E-l cavals es enrabïatz
Cant en vi son sennhor intrar,
Aissi con si saupes parlar
Brama, e crida, et endilha,
E plaing41 si que fun meravilha42 ;
Le caractère énigmatique de la disparition de Jaufré, considéré comme mort, la
rend particulière. La peine causée par la perte du vaillant chevalier s’exprime
par diverses réactions psychologiques. La stupéfaction et la tristesse des chevaliers et des demoiselles (et surtout de Brunissen) font d’une certaine manière
écho à la surprise de la scène initiale du roman : quelque chose d’inouï s’est
passé. Ce qui importe – et que tout le monde comprend –, c’est que c’est la fin et
le commencement de quelque chose. L’aventura est ce qui constitue le moment
charnière : « Jaufrens es perdutz ? / Cals aventura lo-ns a tout, »43. Par ailleurs,
38
Jaufré, éd. cit., v. 8480-8487.
Jaufré, éd. cit., v. 8465.
40
Jaufré, éd. cit., v. 8461.
41
L’emploi de ce verbe rend les sentiments de l’animal encore plus humains. Le secret, c’est-àdire le voyage souterrain de Jaufré reste lui bien caché.
42
Jaufré, éd. cit., v. 8436-8440.
43
Jaufré, éd. cit., v. 8450-8451. C’était le cas avant et après l’enlèvement du roi Arthus : « Qu’ieu
39
« Vos darai armas e destrier »
185
le territoire souterrain est peut-être symbolique de valeurs désormais centrales.
Après sa victoire militaire et morale sur Taulat, Jaufré part pour un monde qui,
de plusieurs points de vue, paraît très éloigné du précédent. Cette différence,
certainement appréciée à sa juste valeur par le public courtois, ne doit pas non
plus être sous-estimée par les chercheurs. L’analyse et l’interprétation dépendent en effet de la position adoptée : se joint-on aux chevaliers qui restent ou
bien accompagne-t-on Jaufré dans son voyage ? Décider d’être aux côtés de Jaufré a une conséquence particulière : notre interprétation de Jaufré doit évoluer
tout comme celui-ci s’enrichit de nouveaux traits de caractère.
Dans ce qui suit donc, nous nous concentrerons sur ses aventures d’une
nouvelle sorte, à savoir les aventures intérieures de Jaufré. Pour répondre à
la question concernant la nécessité artistique, il nous semble clair qu’après sa
victoire extraordinaire sur Taulat, Jaufré n’est pas encore prêt à faire partie de
la communauté de la Table ronde. C’est pourquoi le voyage dans un pays souterrain et les aventures qui s’ensuivent sont destinés à rendre Jaufré plus parfait du point de vue spirituel et moral.
En même temps, il est essentiel de se souvenir que les combats intérieurs
ne se déroulent pas forcément après les combats extérieurs : leur rapport
n’est donc pas celui d’une succession chronologique. Les combats de différents niveaux se complètent et offrent en même temps à Jaufré de nouvelles
occasions de devenir un chevalier parfait. Ce n’est qu’après sa nouvelle victoire à la fin du voyage plein d’aventures et après son retour qu’il lui est permis de se joindre aux chevaliers et d’occuper sa place tant au niveau social
qu’au niveau personnel.
non manjaría per res, / Tan esforsada cort qe tenga, / Entro qe avetnura venga / O calque estraina
novela / De cavaler o de piusela. » Jaufré, éd. cit., v. 148-152. Et après l’aventure : « Qe vos ni els non
cal laisar / Per aventura, car trobada / L’avetz, si be-us era tardada, » Jaufré, éd. cit., v. 430-432. À
ce point, il est sans doute utile d’attirer l’attention sur le rôle modifié de l’aventure dans le roman
de Jaufré. Contrairement aux ouvrages antérieurs, aux romans de la grande époque des romans
courtois, ici, l’aventure ne remplit plus une fonction sous-entendue, mais est devenue une partie
indispensable de la vie courtoise. Arthus lui-même considère que l’aventure est une chose sans
laquelle on ne peut pas continuer à vivre. La privation de nourriture est égale au renoncement à
la vie. À l’affirmation d’Arthus succèdent une aventure qui menace vraiment la vie du roi, puis
la provocation de Taulat qui mène à la mort d’un chevalier. Ces événements ouvrent le long parcours de Jaufré, plein d’aventures merveilleuses. Sa carrière souligne l’importance de l’aventura :
non seulement il est un preux chevalier vainqueur dans les combats, mais il se montre aussi capable de quitter ce monde, c’est-à-dire de laisser sa vie, quand une nouvelle aventure se présente.
Pour cette bravoure et ce courage, la victoire couronnera ses actions dans l’empire de la Fée de
Gibel et après son retour, le bonheur à la cour viendra le récompenser.
186
Imre Gábor Majorossy
Pour atteindre cet état de perfection, Jaufré doit encore subir de nombreuses épreuves avant même le défi dans l’empire de la Fée de Gibel. La plus difficile de ces épreuves se déroule en effet au château de Montbrun. Comme
attendu, au cours du festin solennel Jaufré et Brunissen tombent amoureux
l’un de l’autre. Le bonheur personnel est donc prévu auprès de Brunissen dont
la merce est à gagner. À la recherche du sens « plénier » du mot merce, Jean
Prosper Theodorus Deroy44 se concentre sur deux séquences (v. 3017-6924 ;
v. 6924-7978), où l’amour de Jaufré et Brunissen commence à se développer.
Après avoir comparé quelques passages de troubadours, M. Deroy relève un
sens particulier de ce mot qui rend la merce identique à la quinta linea Veneris45. En ce sens, la demande de Jaufré d’obtenir la merce de Brunissen est une
supplication de pouvoir exprimer son amour aussi au niveau corporel :
44
« Il s’agit d’étudier le contenu du concept de merce dans quelques passages qui s’y prêtent
sans affirmer ni nier si à d’autres endroits le sens peut en être aussi vague que grâce ou pitié. »
Jean Prosper Theodorus Deroy, « Merce ou la quinta linea Veneris », Revue des Langues Romanes, No.79, 1971, p. 309.
45
En s’appuyant sur l’ouvrage de Jean Lemaire de Belges (« Les nobles poètes disent que cinq
lignes y a en amours, c’est-à-dire cinq poinctz ou degrez especiaux, c’est assavoir le regard, le
parler, l’attouchement, le baiser et le dernier qui est le plus désiré et auquel tous les autres tendent pour finale résolution, c’est celui qu’on nomme par honnesteté le don de mercy. » Les troys
livres des illustrations de Gaule et singularitez de Troye, Paris, Galliot du Pré, 1531, I, 25) et sur
le commentaire d’Aelius Donatus sur l’Eunuque de Terence (« Quinque lineae sunt amoris, scilicet visus, allocutio, tactus, osculum sive suavium, coitus. » Scholia Terentiana, coll. & disp. Fridericus Schlee, Leipzig, Teubner, 1893, p. 106), le savant néerlandais souligne l’importance de
la notion de la merce qui doit être un symbole des relations sexuelles. « Comme Jaufré n’a pas le
courage de faire cette demande [d’obtenir la merce : IGM] à Brunissen de ses propres forces – le
grand héros est ici bien timide –, Brunissen tâche de l’y engager courtoisement. Quand Jaufré
s’en aperçoit, il la supplie de le secourir encore : par Amitié, par Dieu (c’est-à-dire Amor) et par
Merce : ‘ Domna, dis el, per Amistat / Vos prec, per Deu e per Merce, / [...], / Que m’en acorratz
lïalmenz’ (v. 7806-7807 ; 7809). Nous voyons réunis ici par les soins d’un poète de la fin’amor :
Amitié, le Dieu d’Amour et Merce – tres faciunt collegium –, de même qu’autrefois Horace avait
réuni Vénus, Iocus et Cupidon : ‘Erycina ridens, quam Iocus circumvolat et Cupido’ (Carminum, I, 2, 33). La réponse chrétienne de Brunissen ne saurait étonner ; puisqu’elle veut devenir
sa femme légitime, pour elle, Dieu, c’est le Christ : ‘Qe voil que-m prengatz a moler, / E puis poiretz plus lïalment / De me far a vostre talent, / E miels venir e miels annar, / Senz tot repte de malestar / De lauzengiers contrarïos (v. 7906-7911). Ces passages montrent bien que la plus haute
aspiration des deux amants est l’union des corps couronnant l’union parfaite des cśurs. Mais ce
couronnement, cette dernière étape de Vénus, présuppose merce comme la condition sine qua
non. Cette merce a deux aspects : c’est à l’homme de ‘clamar merce’, c’est à lui de prendre l’initiative, ‘so que mais femna non fes’ (v. 7632), c’est à la femme de l’écouter, de lui donner son amour
ou de lui refuser (voir Jaufré, éd. cit., v. 7530-7538). » Deroy, art. cit., p. 312-313.
« Vos darai armas e destrier »
187
« Domna », dis el, « per Amistat
Vos prec, per Deu e per Merce,
E prendet m’en en bona fe,
Que m’en acorratz lïalmenz
E senes tutz galïamenz. »46
Cette phrase succède aux premiers regards et soupirs amoureux47 et à la nuit
passée seul où Jaufré a élaboré toute une déclaration d’amour profondément
dévouée. Elle est semblable à une prière que Jaufré voudrait prononcer :
Et si-us avía dig de Deu,
Nun o deuría a mal tener,
Car el vos n’a donat poder48.
Ses sentiments exigent donc un dévouement49 qui ne se trouve ailleurs que
dans l’aspiration religieuse. D’après Albert Stimming50 que nous avons déjà
cité, l’emploi d’un vocabulaire religieux n’est pas du tout étranger à Jaufré. À
son sommet, le monologue secret contient de nouveau la merce(s) :
Mas car vos am, veu-us tot lo tort,
E si per so voletz ma mort,
Peccat farez, a mon vejaire ;
Mais nuil dreit non val ab vos gaire,
Que tut es en vostre voler,
Mais merces mi degra valer,
Que-us quer, bella domna cortesa51.
Si l’on considère l’ambiance du monologue, il apparaît clairement que le discours tenu dans la solitude nocturne d’une chambre privée mais vide articule un désir profond de libération. La chambre parfaitement calme, préparée
46
Jaufré, éd. cit., v. 7806-7810.
« E Brunesenz a sospirat, / E a tan finamen garat / Jaufren, et aitan dousament, / Que l’oils
ins el cor li deisen, » Jaufré, éd. cit., v. 7259-7262.
48
Jaufré, éd. cit., v. 7402-7404.
49
« Que tutz es en vostra bailía / Mun cor, mun saber e mon sen, / Ma proesa, mon ardimen, /
Mun delieg e ma voluntat ; / De tut m’aves poder enblat / E tut es vostre mielz que mieu. » Jaufré,
éd. cit., v. 7396-7401.
50
Voir la note 25.
51
Jaufré, éd. cit., v. 7419-7425. La suite vaut également la peine d’être analysée : Jaufré reconnaît la vanité de ce qu’il imagine : « Ben sui folz e ben dis folesa / Car ja cuit s’amistat aver. » Jaufré, éd. cit., v. 7426-7427.
47
188
Imre Gábor Majorossy
uniquement pour le repos de Jaufré, s’avère une sorte de prison : même s’il ne
lui est pas interdit de sortir, en réalité il est prisonnier. Sa prière intérieure à
Brunissen contient le mot-clé merce qui est égale à la libération de la solitude.
C’est à ce point que nous voudrions reprendre et développer encore l’analyse de M. Deroy. À notre avis, le mot merce possède un sens encore plus étendu
et, par conséquent, la demande de Jaufré que nous avons citée revêt sans doute une signification encore plus riche et complexe52. La racine de ce problème
d’interprétation se trouve dans le visage double de la merce, dont le sens est
spirituel – souvent religieux –, autant que séculier. La merce au sens de grâce
et de miséricorde montre un certain aspect qui la lie étroitement à la doctrine chrétienne et, plus particulièrement, à la doctrine de la rédemption. Selon
nous, ce que Jaufré comprend par merce n’est pas seulement l’amour, y compris dans son accomplissement physique, mais aussi une certaine rédemption
de sa solitude. Son combat intérieur se manifeste bien par la prière et par la
réalisation du discours préparé. Le lendemain, il réussit à prononcer avec passion cette déclaration que nous avons déjà citée :
« Domna », dis el, « per Amistat
Vos prec, per Deu e per Merce,
E prendet m’en en bona fe,
Que m’en acorratz lïalmenz
E senes tutz galïamenz. »53
52
Il est utile de se pencher sur l’origine et l’emploi du mot. À l’époque classique, la merces signifie salaire, récompense, prix (pour quelque chose). Dans l’Antiquité chrétienne, ce sont les
premières traductions des Évangiles qui font apparaître le mot, d’abord dans le sens de salaire
(p. ex. : « gaudete et exultate, quoniam merces vestra copiosa est in caelis » Mt 5,12 ; « gaudete in
illa die et exultate : ecce enim merces vestra multa in caelo » Lc 6,23). Le glissement sémantique
qui va souligner le contenu de la récompense s’élabore dans la construction théologique de Saint
Paul où la merces est liée à la sotériologie : « in quo habemus redemptionem per sanguinem eius
remissionem peccatorum » (Eph 1,7). L’absence du mot-clé doit être expliquée par deux termes
techniques théologiques : redemptio et remissio. Au cours des siècles suivants qui voit la romanisation des provinces (surtout la Gaule), le mot merces se substitue aux mots spécialisés. Étant
donné que la romanisation s’est effectuée en latin vulgaire et que le christianisme s’est propagé
parmi les gens les moins cultivés, explique sans aucun problème cette substitution. Le mot merces a aussi été employé pour l’acte abstrait de la rédemption. De plus, il devait être ressenti comme plus adéquat, car c’est à la « merci » de Jésus-Christ que sont dues la libération de l’empire du
péché et l’entrée dans la communauté chrétienne (bref : le baptême). La merces a été bien utile
pour expliquer le contenu théologique qui était, bien entendu, égal, d’une part à l’acte du rachat,
d’autre part au signe de la peine, au sang du Christ.
53
Jaufré, éd. cit., v. 7806-7810.
« Vos darai armas e destrier »
189
C’est maintenant qu’il nous faut examiner de plus près cette prière de Jaufré.
Il emploie le verbe accorrar qui signifie aussi ‘aider’54. Notre interprétation
dans le sens d’une ‘libération’ est d’ailleurs renforcée par les vers suivants, un
peu plus loin :
Vos est cella c’ai encobida,
Vos est ma mortz, vos est ma vida,
Vos est cella que a deslíure
Mi podes far morir o víure55,
En ce sens, la réponse positive de Brunissen est vraiment à comprendre comme une libération par l’amour accompli :
« Aixi-us tenrai ieu per amic »,
Dis Brunesen, « et per seinor,
E enaisi auret m’amor.
E ve-us lo covinent cals er :
Qe voil que-m prengatz a moler,
E puis poiretz plus lïalment
De me far a vostre talent56,
Par cette réponse et par le mariage canonique exigé de la part de Brunissen,
Jaufré reçoit une promesse qui lui ouvre la voie vers le retour et en même
temps vers l’entrée dans la communauté des chevaliers d’Arthus57. Le combat
intérieur se poursuit, car il lui faut encore attendre jusqu’à ce que le mariage
ait lieu. C’est d’abord le défi de la Fée de Gibel qui met ce projet en péril, puis
il faut s’adapter aux attentes de la cour royale.
Nous pensons donc que la merce pour Jaufré signifie non seulement une réponse amoureuse ou précisément la quinta linea Veneris, mais aussi un acte libérateur qui ouvre la voie vers l’accomplissement personnel auprès de Brunissen. Jaufré demande du secours pour se libérer d’une part des doutes pénibles de
l’amour, d’autre part de la solitude. Dans ce qui suit, bon nombre de demoiselles
suivent les aventures de Jaufré : il aura bien besoin de la compagnie de Brunis54
« de me secourir loyalement », selon la traduction de l’édition citée (v. 7809).
Jaufré. éd. cit., v. 7827-7830.
56
Jaufré. éd. cit., v. 7902-7908.
57
Ce qui est assuré aussi par le mariage devant Arthus : « E si-us platz c’aital covenent / Me
volhat far tut bonament / En la man del bon rei Artus, / Ja no-us en demandarai plus, » Jaufré,
éd. cit., v. 7917-7921.
55
190
Imre Gábor Majorossy
sen, même si elle n’est pas forcément une présence physique, mais plutôt un soutien spirituel. Désormais, Jaufré appartient à une personne sur laquelle il peut
s’appuyer. Il ne fait aucun doute qu’il aura bien besoin de ce soutien : les aventures dans le bas pays semblent dépasser celles rencontrées auparavant.
Nous pouvons maintenant enfin regarder d’un peu plus près ces aventures
qui constituent une autre branche de combats intérieurs. Comme nous l’avons
mentionné un peu plus haut, l’excursion de Jaufré doit avoir un sens particulier et peut-être est-elle autre chose qu’un simple enrichissement de l’action.
Là aussi, Jaufré connaît la victoire militaire. À l’affrontement verbal avec Félon58 succède le combat qui apporte la victoire au chevalier du roi Arthus :
« Seiner, clam vos, per gran merce59,
u m’aucïatz ! Prendes de me
Resenso aital co-us volres !60 »
Comme Taulat l’a fait, Félon reconnaît aussi ses péchés et s’en repent. Cependant, les deux duels présentent des différences. Cette fois-ci, Jaufré a réussi à
vaincre Félon tout seul, sans aucune aide extérieure. Alors que Taulat s’était enfui, Félon reste sur le pré et il est soigné par un médecin. Jaufré a donc l’occasion
de manifester sa miséricorde et de pratiquer une vertu toute chrétienne.
Remarquons aussi que la conduite de Jaufré a un peu changé. Il veut retourner le plus vite possible la sus61, car il y a là quelqu’un qui l’attend. Hormis
sa personne même, il n’y a que deux figures qui relient les deux territoires :
l’oiseau, récemment « soldat » de Félon, mais maintenant reçu comme cadeau
pour Arthus, et la dame qui avait besoin de secours et dont le nom est la Fée
de Gibel62. Dans le roman, les êtres volants sont manifestement liés aux défis
militaires – par conséquent aux combats extérieurs –, tandis que les dames
diverses représentent le défi en la personne d’une femme. Après avoir dîné et
laissé l’empire souterrain, la fée apparaît encore une fois et invite Jaufré, Bru-
58
Cette conversation contient des éléments qui permettent de supposer une sorte de désir
sexuel de la part de Félon : « Vos que est lai sus, / Deisendet tost am non sa jus, / e lla putan esca
sai fors, / Que tant m’aura vedat son cors / Qu’ades er als guarssons líurada, / Als plus sotils de
ma mainada, / C’a mus ops nun la voil ieu jes. » Jaufré, éd. cit., v. 8929b-8935.
59
C’est-à-dire, pour le rachat de sa vie !
60
Jaufré, éd. cit., v. 9153-9155.
61
Jaufré, éd. cit., v. 8920b.
62
« Eu sui la fada de Gibel », Jaufré, éd. cit., v. 10654.
« Vos darai armas e destrier »
191
nissen et le cortège63. De cette façon, elle assure aussi sa présence dans ce monde-ci, ainsi que dans la vie de Jaufré. Sa personne incarne la possibilité pour
Jaufré d’être séduit par une autre femme64. Bien qu’aucun conflit ne naissent
entre elles, il nous semble que le cadeau de la Fée de Gibel pour Brunissen
constitue une réponse raffinée :
E a Brunesen dun aitan
Que tutz aicels que la verian,
Per re que puasca dir ni far,
D’ella nu-s puscon enojar65 ;
63
La scène est fort semblable à celle de la nouvelle occitane intitulée Lai on cobra de Peire
Guilllem de Tolosa. Là aussi, un chevalier mystérieux en vêtement multicolore arrive sur un palefroi magnifique. Cependant, ce qui nous importe vraiment, c’est la création d’une tente : « Ab
tant vai tendre sus l’erbatge / La donzela .I. trap de colors / On ac auzels, bestias e flors / Totas
de fin aur emeratz ; » Peire Guillem de Tolosa : Lai on cobra (dans Nouvelles courtoises occitanes et françaises, éditées, traduites et présentées par Suzanne Méjean-Thiolier et Marie-Françoise Notz-Grob, Paris, Livres de Poche, 1997), v. 232-235. Cf. dans Jaufré : « La domna lur a
puis mandat / Que fassun la tenda fermar, » Jaufré, éd. cit., v. 10394-10395. À ce sujet, qu’on nous
permette de citer notre deuxième livre : « La position de la tente semble donc exceptionnelle de
plusieurs points de vue : elle se trouve entre le château et la nature. Elle devient un élément particulier de la nature ; une partie réglée par la société chevaleresque inspirée de la fin’amor, dont
le verger est aussi un espace canonique, pas seulement le château. » et aussi : « [La tente] ne représente pas seulement deux gestes tout à fait divins, une nouvelle création et une définition d’un
nouveau commencement, mais ouvre aussi la porte d’une autre réalité dans laquelle l’amour ne
reste pas seulement l’objet de l’art, surtout de la poésie ; il ne reste pas l’objet du désir et de l’aspiration, mais il fait partie essentielle de la réalité quotidienne. De ce point de vue la tente semble un véritable microcosme : même si seulement au niveau théorique, mais là, il ne s’agit que de
l’amour. » Imre Gábor Majorossy, « Unas novas vos vuelh contar » ; la spiritualité chrétienne dans
quelques nouvelles occitanes, Frankfurt, Peter Lang, 2007, p. 104 et 109.
64
Au moment où Jaufré et Brunissen rencontrent la dame qui avait en vain demandé secours,
la conversation revêt un caractère un peu pénible. La réponse de Brunissen à l’énumération des
combats victorieux de Jaufré par la dame (« Tut suavet entre ssas dentz ») paraît témoigner d’une
pointe de jalousie : « Píucella, ben parlat en fol, / Car, qui per forsa nu-l mi tol, / N’aurai ieu tot
so que-m desir / Enanz que-l lais de mi partir ; [...] Annatz querre vost’aventura / En autre loc,
si-us platz, amiga, / Qe d’aquest non menaret miga ! » Jaufré, éd. cit., v. 8099-8102 ; 8106-8108.
Un peu plus tard, Jaufré a l’occasion de se mêler à l’affaire : « Da-m mas armas ! que la m’en vau
/ On aug aquesta vóut cridar. » Jaufré, éd. cit., v. 8384-8385. Enfin, une troisième fois, lorsque le
couple est invité, la précaution de Jaufré fait allusion à une précaution préalable : « Melïan, fassam tost garnir / Nostras gens et aparellar, / Car ben cresas que encantar / Nus vol aquesta veramens. / Gardatz, vegatz cals estrumens / A aportat e que vol dir. / Ben sapxas qu’ela-ns vol traïr. »
Jaufré, éd. cit., v. 10362-10368. Le danger de l’enchantement (encantar) et de la séduction (traïr)
est perçu comme encore plus fort parce qu’ils sont de nouveau sur le pré où se trouve la fontaine
miraculeuse. La dame s’avère cependant véritablement bienveillante : « Non fusson anc negunas
gens / Mais servidas tan ricamenz, » Jaufré, éd. cit., v. 10382-10383.
65
Jaufré, éd. cit., v. 10571-10574.
192
Imre Gábor Majorossy
La Fée souhaite donc quelque chose d’irréel qui est plus irréel que le cadeau
de Jaufré, car selon toute vraisemblance, Brunissen ne demeurera pas magnifique pour toujours. L’irréalité du souhait suggère l’ironie d’une affirmation qui se base finalement sur les phrases antérieures de Brunissen66. C’est
un parallélisme et une hyperbole qui relient les deux passages : de même
qu’il est impossible de garder la beauté, de même il est peut-être impossible
de garder la fidélité de Jaufré – du moins selon la Fée...
Cette courte présentation clarifie la signification des combats intérieurs
pour Jaufré. C’est en principe sur un plan intérieur que la deuxième série
d’aventures se déroule : par rapport aux duels, combats et défis précédents,
l’accent est mis sur les conflits réels ou possibles de l’âme humaine. À notre
avis, le défi dans l’empire de la Fée de Gibel enrichit le récit d’un nouvel aspect qui, d’une part, étend le champ des activités possibles de Jaufré, d’autre
part, multiplie les possibilités de combats. Alors qu’il a remporté une partie
de ces combats, il reste encore à Jaufré de nombreuses tâches chevaleresques
à accomplir.
Approche anthropologique
Pour terminer cette courte explication des combats extérieurs et intérieurs,
il est utile de procéder à une récapitulation rapide de l’ensemble du roman.
Il semble clair que les phases de la carrière du jeune chevalier correspondent
aux phases d’une certaine initiation qui se déroule tout au long de l’ouvrage.
Pour atteindre à une certaine perfection personnelle et devenir digne de
faire partie d’une communauté, il faut que le jeune homme parcoure un
long trajet double qui comporte plusieurs transitions. Hormis la transition
essentielle, c’est-à-dire, celle de l’enfance à l’âge adulte, le jeune homme doit
en outre se séparer de presque tout ce qui le lie au passé et il lui faut se soumettre à des épreuves variées, souvent pénibles, quelquefois douloureuses.
À la fin des aventures extérieures et intérieures, d’ici-bas et de « l’Au-delà »,
il lui est de nouveau permis de retourner dans un monde auquel il n’appartient pourtant plus. En effet, il appartient à une nouvelle communauté et se
lie à une nouvelle personne.
Lu de ce point de vue, ce qui se profile derrière l’enchaînement d’événe66
Citée ci-dessus : « Píucella, ben parlat en fol, / Car, qui per forsa nu-l mi tol, / N’aurai ieu tot
so que-m desir / Enanz que-l lais de mi partir ; [...] Annatz querre vost’aventura / En autre loc,
si-us platz, amiga, / Qe d’aquest non menaret miga ! » Jaufré, éd. cit., v. 8099-8102 ; 8106-8108.
« Vos darai armas e destrier »
193
ments spectaculaires proposé par le roman, c’est la séquence de l’initiation67.
À son arrivée à la cour du roi Arthus il n’est pas encore permis à Jaufré de se
dire véritablement chevalier, mais il reçoit une réponse positive68 du roi, ce qui
lui ouvre la possibilité de le devenir effectivement. Sans la permission du roi,
il lui serait impossible de participer à la poursuite de Taulat, mais cette autorisation lui donne une chance de devenir vainqueur.
La première phase de l’initiation est donc le départ du monde ancien.
Après la mort de son père et un accueil préalable à la cour, Jaufré peut et
doit répondre au défi69. Il se sépare donc du monde chevaleresque, auquel
il aspire tellement par ailleurs, et commence la poursuite des combats extérieurs et intérieurs.
La différence entre les terrains courtois et extra-courtois est bien mise
en valeur par une atmosphère et une ambiance contrastée. La cour d’Arthus et d’autres scènes courtoises semblent pleines de lumière et de couleurs70, alors qu’au contraire le monde extérieur est beaucoup plus sombre
et menaçant71. Cette opposition souligne bien que l’essentiel de l’initiation
se déroule dans une ambiance profondément étrangère au monde chevaleresque.
En accomplissant sa première mission, le chevalier Jaufré atteint un état
personnel qui n’a plus rien à voir avec celui de Jaufré, l’adolescent. Il est
désormais Jaufré, le preux, vaillant et amoureux. Il lui manque72 encore
la générosité et la force de la fidélité. C’est pourquoi il est invité à affronter encore un deuxième parcours de défis. Les aventures du bas pays lui
67
« Roman d’aventure, Jaufré est également, comme le Conte du Graal, mais avec moins
d’ampleur, le récit de la transformation d’un jeune homme doué de solides qualités physiques
et morales en un parfait chevalier et un parfait amant, transformation qui s’élabore par touches
successives, au prix d’épreuves et de rencontres diverses. » Emmanuèle Baumgartner, Grundriß
der Literatur des romanischen Mittelalter, IV/1, p. 628.
68
« Amix, mot volenteiramens / Vos darai armas e destrier ; » Jaufré, éd. cit., v. 640-641.
69
« Mais fait me garnimens donar / Aitals can a vos plasera, / Qe segrai aqel qe s’en va, » Jaufré, éd. cit., v. 634-636.
70
La diversité culinaire illustre cette richesse : « Anc nula res non fo a dir / Qe rics om a manjar desir, / Gruas, ostardas ni paos, / Signes, ni aucas ni capos, / Grasas galinas ni perdis, / Pas
barutelatz ni bos vis » Jaufré, éd. cit., v. 515-520.
71
Seule une petite allusion signale que la première étape de la poursuite se déroule de nuit :
« Annueg can nos degram colgar, / E Estoutz nos venc asautar / A un meu castel aisi pres, » Jaufré, éd. cit., v. 869-870. Par conséquent, toute la recherche, du départ jusqu’au dialogue avec le
chevalier blessé, s’est passée pendant la nuit.
72
« Mas ja enantz, per negun plag, / Non enpenrai autra batailla. » Jaufré, éd. cit., v. 8120-8121.
194
Imre Gábor Majorossy
permettent de prouver sa fidélité73 à Brunissen et de se défendre contre
d’autres femmes. Par son retour, il devient capable et digne de continuer la
tradition glorieuse de son père décédé.
L’initiation est couronnée par le mariage canonique et officiel qui se déroule
d’une part à la cour du roi Arthus74, d’autre part à l’église75. Ces actes qui parfont la double série d’aventures ne signifient pas pour autant que la vie se termine, au contraire : c’est maintenant que Jaufré peut et doit participer à la vie
chevaleresque76, pleine de nouveaux défis et d’aventures.
Conclusion
Nous espérons avoir expliqué le sens des combats les plus importants dans
le Jaufré. Par ‘combat’ nous avons compris toutes sortes de conflits à résoudre qui se déroulent soit à l’extérieur, soit à l’intérieur. Hormis la représentation traditionnelle, le roman illustre les difficultés qui entourent la carrière initiale d’un chevalier quel que soit son lignage. C’est ce qui nous permet
sans doute de répondre à la question de la nécessité artistique des aventures du bas pays, car l’auteur anonyme ne s’est pas satisfait de duels multiples
avec divers représentant du Mal : évoquer également les conflits intérieurs
semble lui avoir paru indispensable. C’est pourquoi la structure du roman
confère une place si éminente à la deuxième série d’aventures. Et c’est aussi
pourquoi les femmes jouent un rôle fort actif au cours de ces aventures. Jaufré apprend à gérer ses propres émotions et en même temps à se conduire
avec les femmes.
Quant aux motifs chrétiens, il apparaît clairement que, sans même tenir
compte de la fréquence des tournures religieuses, de nombreux extraits du ro73
Certaines phrases et expressions sporadiques alimentent le soupçon que la Dame veut
plus qu’un chevalier brave... : « Seiner, Deu lau, / Ara-us ai ieu e mon poder, » ; « Seiner, ben
sai, per Deu, / Que l’estage d’aici-us es greu, / Mais ie-us o dic en veritat, / Aissi cun em aissi
justat, / Serem ab Brunesen deman, / E aisso promet vos de plan. » Jaufré, éd. cit., v. 8756b8757 et 9225b-9230.
74
« E-l reis sonet lo fill Dozon / Que venga sezer delon se. / E cant fu assegut Jaufre, / La reïna
tut eissament / Fes lonc seser Brunesent. Jaufré, éd. cit., v. 9708-9712.
75
« E-l bon arcevesque Gales / A fait Brunesen e Jaufres / Aqui venir denant l’autar, / E pres a
cascun demandar / Si a l’un de l’autre agrat, / Et amdui ann o autrejat. » Jaufré, éd. cit., v. 97389744.
76
« E abans que fosson pojatz, / Melïan a comïat pres / De Brunesen, et puis el es / Mantenent
el caval pojatz, / E puis sun el camin intratz, / E remas a Munbrun Jaufres. / Esgardat si li es ben
pres ! » Jaufré, éd. cit., v. 10938-10944.
« Vos darai armas e destrier »
195
man témoignent de la foi des protagonistes et surtout de Jaufré. Tout l’univers
chevaleresque vit sous l’égide du christianisme : l’activité chevaleresque, qu’il
s’agisse des combats militaires ou de l’amour profond, se réalise d’une façon
complètement chrétienne. En ce sens, toutes sortes de combats trouvent leur
place dans le combat universel du Bien et du Mal. Par ses combats personnels,
Jaufré s’inscrit avec passion dans ce courant.
Les fées et les sorcières de la littérature
celtique et française, principalement
Morgane la Fée
Képes Júlia
Maison d’Édition Nationale des manuels
Les fées et les sorcières de la littérature celtique et française sont des êtres
fabuleux parfois difficilement repérables, apparaissant et resurgissant souvent sous des noms identiques mais avec des traits fort variables d’une œuvre
à l’autre. Morgane la Fée / Morgause ou Viviane / Nimue (cette dernière considérée quelquefois aussi comme la Dame du Lac) en sont une bonne illustration dans le cycle arthurien. Plusieurs d’entre elles sont dépourvues d’un nom
qui les singulariserait malgré leur rôle de protagoniste (cf. Lanval de Marie de
France) : ceci ne peut être le fruit du hasard. Ces fées-sorcières se distinguent
par leur caractère marqué et marquant ; parmi elles, je voudrais me concentrer sur la figure de Morgane la Fée. Un examen plus attentif de quelques manifestations de son personnage, intéressant par sa complexité, offrira aussi
l’occasion d’ouvrir une fenêtre sur la littérature des siècles suivants.
Le mot fée date du XIIe siècle. Il vient du latin fata, dérivé de fatum1, destin
(d’où vient l’expression Fata Morgana, qui se réfère justement à notre fée) et il
a donné fata en italien, fada en provençal et langue d’oc, fade dans certaines
régions de France, sans oublier le nom d’un fameux genre portugais, le fado.
Une autre étymologie fait dériver fée du latin fari, prophétiser, qui a donné en
vieux français le mot faer, ‘enchanter, charmer, ensorceler’ et faé, ‘enchanté /
sorcière / fée’ (ou fay en anglais ; Fay est d’ailleurs un nom propre en anglais).
Pour moi, la deuxième explication semble plus convaincante.
Les fées se rencontrent assez souvent dans les contes celtiques dans lesquels,
étrangement, c’est toujours elles qui choisissent le chevalier et non pas l’inverse. Il ne lui vient pas un seul instant à l’idée qu’il puisse ne pas aimer cette
fée. Mais il est de tradition de ne pas les nommer directement : les tabous les
1
http://supertomasse.centerblog.net/5119425-Les-Fees
198
Képes Júlia
plus fréquents énoncés par les fées consistent en cette interdiction (presque
toujours existante mais rarement mentionnée). Un autre tabou est de révéler
leur existence et surtout leur liaison à autrui (ceci, par contre, est toujours explicite). Le chevalier est néanmoins obligé de le faire quand même et c’est la
raison pour laquelle la fée le quitte pour toujours, sans manquer pourtant de
lui apparaître une dernière fois, pour le sauver, et puis l’emmener vers l’autre
monde (cf. Lanval). Chez les Celtes, dans les temps anciens (vers le IXe siècle),
il était tout à fait admis qu’une femme prenne l’initiative d’une façon aussi explicite. Il est vrai que de telles dames se rencontrent aussi dans la littérature
médiévale et qu’il ne s’agit pas toujours de fées (c’est d’ailleurs là un de mes
thèmes préférés...).
La fée Viviane ou Dame du Lac est un personnage important des légendes arthuriennes, y jouant même plusieurs rôles : elle donne l’épée Excalibur au roi Arthur – dont le fourreau magique, orné par Morgane la Fée, la
(demi)sœur du roi Arthur, est fait pour le protéger de toute blessure fatale
au combat. Elle élève Lancelot du Lac qui est resté orphelin, elle enchante
Merlin (après avoir appris de lui toute la magie – de fait, c’est pour pouvoir
garder sa virginité) et enfin, elle guide le roi mourant vers Avalon après la
bataille de Camlann. Ce dernier geste, comme nous le verrons, n’est pas son
apanage exclusif.
C’est en 1148 que la fée Morgane a fait sa première apparition dans la littérature. En breton, son nom signifie « sirène », (elle se trouve presque toujours près d’une eau) mais est dérivé aussi du nom « Matrona ». Dans La
vita de Merlini2, Geoffroy de Monmouth, un moine gallois, la présente comme fée et magicienne. Il évoque notamment son exceptionnelle beauté et sa
capacité à voler. Morgane la Fée aurait même appris les sciences magiques
avec le célèbre enchanteur (premier essai du mythe de Viviane et Merlin).
Conformément à la tradition celtique, dans La Mort le roi Artu3, elle vient
chercher Arthur et l’emmène en Avalon dans un vaisseau enchanté (cf. ce
qui vient d’être dit aussi de la Dame du Lac) rôle en contrepoint de celui de
sa consœur. Mais, comme nous l’avons dit, quelquefois au contraire, les rôles de ces deux fées-sorcières se mélangent au point de ne plus pouvoir être
distingués.
Vers 1180, le romancier anglais Layamon4, lui confère un rôle et des pou2
3
4
http://www.lib.rochester.edu/Camelot/GMAvalon.htmvers 919-940
La mort le roi Artu : roman du XIIIe siècle, publié par Jean Frappier, Genève, Droz, 1954.
http://www.gutenberg.org/dirs/1/4/3/0/14305/14305-8.txt
Les fées et les sorcières de la littérature celtique et française, principalement Morgane la Fée199
voirs identiques (elle y figure sous le nom d’Argante !) et, à la fin, Arthur, mortellement blessé lors de la bataille de Camlann (aujourd’hui Salesbières) lui est
amené pour qu’elle le guérisse et veille sur lui RÉF ???. Ce dernier geste semble être l’élément le plus fixe de son rôle, même si son appréciation a presque
constamment changé.
Quant aux œuvres de Chrétien, plusieurs vers font référence à elle et il est
vraiment frappant que dans Érec et Énide5, son nom apparaisse deux fois avec
des rimes quasi identiques :
…« qu’il fu l’ami Morgant la fee,
et ce fu veritez provee. » (v. 1907-1908)
…« et ce fu veritez provee
que l’ueve an fist Morgue la fee » (v. 2359-2360)
Chrétien évoque aussi son savoir qui lui permet de guérir les plaies (d’Érec,
par exemple, mais aussi d’autres chevaliers) avec un onguent magique (v. 41934200 – cf. ce type de savoir chez Yseut) – évocation qui s’accorde bien avec la
référence qui est faite dans Yvain6 (v. 2947-2951).
Morgane transmet au roman médiéval l’esprit des dieux celtiques plus
qu’aucune autre fée arthurienne. La résurgence du mythe de Morgane a
lieu au XIIe siècle, époque de l’amour courtois, et la fée est pour les hommes un sujet de fascination. Mais à la fin du moyen âge (XIIIe siècle), marquée par une recrudescence de la misogynie, Morgane devient sorcière !
Mais pourquoi transformer la fée en sorcière ? Morgane représente l’indépendance et donc la révolte contre l’autorité masculine, révolte aussitôt
réprimée dans ce moyen âge misogyne. Nous avons vu que Morgane était
une femme fatale du cycle arthurien – très belle, ayant beaucoup de charme ; et même magicienne et dotée des pouvoirs d’une reine – avec les caractéristiques d’une déesse celtique qui vont de pair avec la souveraineté
chez les Celtes.
Il peut sembler étrange que le mot « sorcière » soit mentionné en relation avec
5
Chrétien de Troyes, Érec et Énide, publié par Mario Roques, Paris, Librairie Honoré Champion, 1978.
6
Chrétien de Troyes, Le chevalier au lion (Yvain), publié par Mario Roques, Paris, Librairie
Honoré Champion, 1978.
200
Képes Júlia
une jeune femme radieusement belle, mais dans un essai de Géza Képes7 traitant de la poésie hongroise ancienne, on apprend que du temps du matriarcat,
les sorcières n’étaient point laides ni vieilles, au contraire : elles étaient d’une
beauté exceptionnelle et avaient une personnalité très forte et suggestive ; en
fait, elles étaient des chamans – mais le patriarcat les a transformées ultérieurement en femmes vieilles et laides... Tout cela « rime » parfaitement avec la
« transformation de fée en sorcière » de Morgane, mentionnée ci-dessus !
Avec les grands romans en prose, l’image de Morgane se dégrade jusqu’à Malory dans Le Morte D’Arthur8, qui la traite de « sorceresse », probablement sous
l’influence de La Mort le Roi Artu, que nous avons déjà mentionné. Dans ces
textes-là, c’est elle qui révèle au roi Arthur la « liaison dangereuse » de la reine
et de Lancelot du Lac, en lui montrant la Chapelle aux images et notamment
celles faites par Lancelot qui représentent son amour pour la reine (cf. Salle
aux images dans Tristan de Thomas9 ou de frère Robert10). Nous pouvons voir
par exemple dans Le Tristan en prose comment Morgane envoie au roi Arthur une corne magique qui lui révèle l’adultère de Guenièvre avec Lancelot.
(Elle se venge ainsi d’elle, car Guenièvre avait séparé Morgane de son premier
amant, Guiomar – cousin de la reine). Dans certaines romances, elle est aussi
amoureuse de Lancelot, ce qui rend encore plus compréhensible sa haine envers la reine ; mais quelquefois, par contre, elle veut seulement le séduire pour
contrarier la reine qu’elle hait tant.
Il est intéressant de remarquer que dans Le Morte D’Arthur de Malory, elle
se livre au même jeu, non pas avec ce couple royal, mais avec un autre : Marc
et Isold, préférant pourtant le faire avec Arthur et Guenièvre… Dans ce texte,
elle joue aussi un rôle particulier en relation avec Excalibur, qui consiste paradoxalement à envoyer à son frère une autre épée, une « fausse Excalibur »,
afin de le tuer, en donnant la vraie à son amant. Nota bene : cependant, même
dans les différentes adaptations de cette œuvre, le « rôle final » qui lui est dévolu n’est pas modifié.
Morgane cherche à protéger la Bretagne de l’influence grandissante du
7
Géza Képes, « A magyar ősköltészet nyomairól », dans Az idő körvonalai, Budapest, Magvető, 1976.
8
Sir Thomas Malory, Le Morte D’Arthur, publié par Janet Cowen, London, Penguin Books, 1969.
9
Thomas, Les Fragments du Roman de Tristan, publié par Bartina H. Wind, Paris, Librairie
Minard, 1960, p. 69.
10
Tristan et Iseut : la saga norroise, traduit par Daniel Lacroix, Lettres Gothiques, Paris, Livre
de Poche, 1989, p. 634.
Les fées et les sorcières de la littérature celtique et française, principalement Morgane la Fée201
catholicisme, notamment de l’influence de la reine pieuse, Guenièvre –
une nouvelle source de conflit entre ces deux femmes. Elle voulait défendre auprès du roi Arthur les anciennes croyances, qui étaient à la base de
ses pouvoirs magiques, ainsi que de ceux de Merlin. Mais comment les fées,
à l’origine païenne évidente, peuvent-elles survivre dans un univers chrétien ? Sous une forme sans doute aussi attirante, mais avec un caractère
beaucoup moins marquant. Selon d’autres sources, Mordred, le fils de Morgane de son (demi)-frère, Arthur (qui tue son père plus tard) n’est pas son
fils mais celui d’une autre sœur d’Arthur, la reine d’Orcanie (Anna ou Morgause selon les textes dans la suite du Merlin).
Le changement de rôle de Morgane, pourrions-nous dire, est finalement
logique : au début, quand son comportement (lutter contre le catholicisme)
était considéré comme positif, l’appréciation du personnage l’était aussi, mais
après, c’est précisément le contraire.
Dans le poème médiéval Gauvain et le Chevalier Vert11, dont l’auteur est inconnu, Morgane est « l’agent malicieux », mais aussi la complice de la belle
dame de Haut-Désert, femme de Sire Bertilak (l’hôte de Sire Gauvain). La belle dame pratiquement s’offre trois fois à Gauvain, pour le dissuader de sa mission en le séduisant, mais n’y réussit pas. Dire que Morgane organise même
l’apparition du Chevalier Vert à la cour du roi Arthur à cause de son hostilité
envers la reine peut sembler étrange et peut-être exagéré. Ce n’est qu’avant la
fin de l’histoire, que nous apprenons la complicité de « Morgane la déesse »
(cette expression figure au v. 2452 !). Et il y a un autre mystère aussi : nous
pouvons sentir que ‘quelque chose ne va pas’ avec la belle dame non plus. Un
détail assez important en rapport avec sa personne est que nous ne connaissons pas son nom (ce qui est, comme nous l’avons vu, le tabou typique concernant les fées). Mais ce qui est le plus énigmatique dans la romance, c’est que
(v. 1733), avant sa troisième visite au chevalier, se trouve le vers suivant :
« Mais la dame de l’amour ne pouvait pas dormir » (la traduction est la
mienne)
Mais que veut dire cette phrase : toute la ‘série de séduction’ ne serait-elle qu’un jeu contre Gauvain, sans aucune émotion vraie ? Un rôle trop bien
joué ? Ou ce vers n’est-il destiné qu’à piquer la curiosité des lecteurs ? Si tel
est le cas, c’est vraiment réussi… (On pourrait également affirmer qu’une
autre raison de se méfier est que normalement, dans une romance médiévale, une dame qui n’est ni fée ni sorcière ne va pas voir un chevalier dans
11
Sir Gawain and the Green Knight, publié par Norman Davis, Oxford, Clarendon Press, 1967.
202
Képes Júlia
son lit ; mais cela est loin d’être tout à fait vrai : pensons, par exemple, à la
visite nocturne de Blanchefleur chez Perceval12 ou bien à celle de « l’autre »
Blanchefleur, mère de Tristan… Et n’oublions pas que nous parlons de dames absolument courtoises…)
Dans cette romance, le rôle et la figure de Morgane la Fée y sont de fait
plus complexes et compliqués qu’il ne semble tout d’abord et mes hypothèses
concernant le vers énigmatique ci-dessus me semblent loin d’être conclusives.
Cette question vaudrait vraiment la peine d’être approfondie, mais alors il
faudrait s’occuper exclusivement de ce personnage dans Sire Gauvain.
Signalons que Morgane figure quelquefois « indirectement » dans les cantari italiens ; dans La Morte di Tristano13 (comme dans le Tristan en prose), Marc
tue Tristan avec la lance de Morgane ; tandis que dans La pulzella Gaia14, nous
rencontrons la fille de Morgana, se comportant tout comme une fée (avec les
tabous mentionnés précédemment) et son histoire d’amour avec Gauvain finit bien ! Dans certains contes, Morgane est dite femme de Gargantua.
La confrontation avec la reine est une constante. Le nom Guenièvre vient
selon toute vraisemblance du mot gallois « Gwenhwyfar » qui signifie « blanc
fantôme » ou « blanche fée » (c’est l’origine du prénom Jennifer). Dès lors, on
peut affirmer que Guenièvre possède un trait féerique qui lui confère un caractère magique, presque de l’Autre monde. Ainsi le mystère de la reine reste
insoluble : est-elle donc la représentante de la chrétienté à la cour d’Arthur ou
bien le contraire, ou les deux ?
La figure de Morgane resurgit aussi dans la littérature contemporaine plutôt sous l’inspiration de la Mort d’Artu et l’on y trouve parfois certaines reprises textuelles qui proviennent mot à mot de la source. Un exemple français
vraiment marquant se trouve dans l’œuvre dramatique et musicale de Boris
Vian intitulé Le Chevalier de la Neige15 (inspirée par La Mort le Roi Artu ; présentée en 1953 au 3ème Festival de Normandie, avec Sylvia Monfort dans le rôle
de la reine, que nous avons tous vue et tant aimée dans le film Les Misérables
avec Jean Gabin) ; elle s’y voit attribuer des traits négatifs. Le livre de Marion
Zimmer Bradley (pas nécessairement considéré comme de la littérature) intitulé Les Brumes d’Avalon16 a pour particularité d’être centré autour de Mor12
13
14
15
16
Chrétien de Toyes, Perceval, Paris, Librairie Honoré Champion, 1981, v. 1948-2110.
http://www.classicitaliani.it/trecento/morte_tristano.htm
http://www.classicitaliani.it/trecento/pulzella_gaia.htm
Boris Vian, Le chevalier de la neige, Paris, 1018, 1974.
Marion Zimmer Bradley, The Mists of Avalon, London, Penguin Books, 1982.
Les fées et les sorcières de la littérature celtique et française, principalement Morgane la Fée203
gane la fée, sœur d’Arthur. Celle qui généralement a un rôle de méchante est
montrée ici sous le jour d’un être humain. Elle figure aussi dans le roman de
Steinbeck, Le roi Arthur et ses preux chevaliers17, inspiré aussi par la même
œuvre. Elle y est présentée, comme dans le drame de Vian, comme belle, mais
très méchante ; haïssant son frère et déterminée à le tuer. NB (concernant
l’autre NB) : dans ces œuvres du XXe siècle, elle joue presque exclusivement ce
type de rôle, soit littérature ‘classique’, soit simplement ‘fantasy’, et elle perd
alors son rôle invariable auprès de son frère mourant. La seule exception en
est peut-être donné par Les Brumes d’Avalon, ce qui est assez intéressant, car
elle y est représentée quelquefois avec un caractère pire même que dans les
œuvres prosaïques du Moyen Age qui donnent d’elle l’image la moins favorable – du moins, c’est ce que nous pouvions croire jusqu’à présent.
17
John Steinbeck, The Acts of King Arthur and his Noble Knights, London, Pan Books, 1979.
204
Képes Júlia
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Le voyage de George Grissaphan
au purgatoire de saint Patrice :
composantes littéraires et folkloriques
Sonia Maura Barillari
Università di Genova
Les Visiones Georgii1, composées par un auteur provençal dans la seconde
moitié du XIVe siècle, sont aujourd’hui peu connues, mais le nombre de manuscrits qui les conserve – ils sont douze, copiés entre le XIVe et le XVe siècle
– semble indiquer que, dans le passé, ce texte a eu un succès considérable.
Ce succès a sans aucun doute été encouragé par le fait que l’œuvre était ‘organique’ à l’establishment avignonnais : elle a été ‘parrainée’ par l’archevêque
d’Armagh Richard Fitz-Ralph2, primat d’Irlande, probablement grâce à son
neveu, Richard Fitz-Ralph Junior, qui à cette époque-là résidait à la curie papale d’Avignon3.
Le protagoniste en est George Grissaphan : fils d’un noble hongrois qui a
vécu à Naples, il a servi comme capitaine dans de nombreuses villes et forteresses des Pouilles – y compris Trani et Canosa – et s’est rendu coupable de
nombreux crimes. A l’âge de vingt-quatre ans, il se rendit en pèlerinage à Avignon, puis à Saint-Jacques-de-Compostelle et au cap Finisterre, pour finalement aller en Irlande où il a obtenu une autorisation pour entrer dans le purgatoire de saint Patrice4.
1
Visiones Georgii. Visiones quas in purgatorio sancti Patricii vidit Georgius miles de Ungaria
a. D. MCCCLIII, hrsg. von L. L. Hammerich, Kobenhavn, Bianco Lunos Bogtrykkeri, 1930.
2
Cf. E. Haywood : « Disdegno umanista ? Alessandro VI di fronte all’Irlanda », dans Principato ecclesiastico e riuso dei classici : gli umanisti e Alessandro VI – Atti del convegno (Bari-Monte Sant’Angelo, 22-24 maggio 2000), sous la direction de D. Canfora – M. Chiabò – M. de Nichilo,
Roma, Ministero per i Beni e le Attività Culturali, p. 255-274 et p. 269-270.
3
On peut le déduire de la lettre que l’oncle envoie à son neveu (recteur de l’église de Trim,
dans le comté de Meath, et chanoine d’Emly, dans le comté de Tipperary), qui annonce l’arrivée
de George.
4
Au Moyen Age, la pénitence dans le purgatoire irlandais était considéré comme une expérien-
206
Sonia Maura Barillari
Coordonnées historiques et géographiques
Si l’on sait peu de choses, voire rien du tout, sur les autres visionnaires du
purgatoire de saint Patrice, nous sommes mieux informés en ce qui concerne
George Grissaphan, dont nous connaissons non seulement le nom et le prénom, mais aussi l’âge, l’origine, la condition sociale et, surtout, les raisons qui
l’avaient persuadé d’accomplir une pénitence très risquée et onéreuse :
dominus noster Jhesus Christus [...] loqui dignatus est nobis in quodam sibi
dilecto et caro adopcionis filio, nomine Georgio de Vngaria, filio cuiusdam
magnati, militis et baronis de Vngaria, qui Grissaphan nominatur5.
Ce qui avait incité George à aller en Irlande « non equitando sed peditando » a été un fort désir de se racheter des nombreux péchés commis durant sa
jeunesse (« vtpote ducentis et quinquaginta homicidijs multisque alterius generis et modi peccatis »6) : comme il était prévu par le rituel, il a demandé et
obtenu la permission de l’archevêque d’Armagh, de l’évêque de Clogher « in
cuius dyocesi est ostium purgatorij »7, du prieur du monastère de l’île du purgatoire « ordinis Sancti Augustini » et du prieur général des Chevaliers hiérosolymitains d’Irlande8.
Quand George arrive sur l’île – nous l’apprenons d’une lettre9 de l’archevêque d’Armagh – il a vingt-quatre ans. Dans la même épître, il est appelé « habitator regni Apuliensis » et on dit aussi qu’il était le fils d’un homme noble
d’origine hongroise qui résidait à Naples et avait occupé d’importantes charges publiques :
ce ‘extrême’ : ceci est dit expressément par l’auteur d’une autre vision patricienne, Pierre de Cornwall, qui souligne que la plupart des pénitents préfèrent « in redemptionem peccatorum suorum
uitam peregrinam ducere et limina apostolorum Petri et Pauli Rome uisitare, et Ierosolimam et
alia sanctorum loca adire [...] quam in pericula tanta Purgatorij intrare ». Cf. R. Easting, « Peter of
Cornwall’s account of st. Patrick’s Purgatory », Analecta bollandiana, No. 117, 1979, p. 397-416.
5
Visiones Georgii, p. 75-76.
6
Visiones Georgii, p. 76.
7
Visiones Georgii, p. 76.
8
Visiones Georgii, p. 76-77.
9
L’œuvre commence en fait avec une série de six lettres attestant la visite de George au purgatoire irlandais.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice
207
Georgius, iuuenis homo et robustus etatis xxiiij annorum vel citra,
constitutus in Apulie partibus capitaneus per illustrissimum principem
et dominum, dominum Ludovicum regem Vngarie, super quamplures
ciuitates et castra quamplurima et singulariter super quandam ciuitatem, que dicitur Troya, situatam in maritima prope ciuitates Bari et Baruli (que vulgariter dicitur Barleton) et super multa castra, videlicet Canusium et alia quamplurima, iurisdiccionem exercens et valde rigidus
existens in officio sibi commisso, vultra modum persecutus et insecutus
est partem aduersam, in qua quidem persecucione tam per se quam per
complices suos mala et dampna innumerabilia, videlicet depredaciones
quamplurimas et homicidia ad minus cccl personarum iniuste et contra
conscienciam interfectarum perpetrauit10.
Opprimé par le poids de ses fautes, George, « cum vnico famulo, sine equo
et animali quocumque », commence un long voyage qui l’emmène d’abord à
Avignon pour demander l’absolution au pape, puis à Saint-Jacques-de-Compostelle et, de là, après deux journées de marche, dans un ermitage connu
sous le nom de « sancti Guilhelmi », près de Sainte-Marie-de-Finisterre : il
reste cinq mois en ce lieu, jusqu’à ce qu’il décide d’aller au célèbre purgatoire,
situé « in finibus mundi, videlicet in Ybernia, que est ultima mundi prouincia in parte occidentali »11. Il marche à travers la terre des Basques, la Navarre,
le royaume de France et l’Angleterre pour arriver en Irlande et à l’« église de
Saint Patrice ». Ici, il demande et obtient la permission d’entrer dans la fosse,
puis il doit subir un cérémonial complexe et rigoureux :
oportet ipsum consequenter per xv dies ieiunare in pane grossissimo et
in aqua, sub certa mensura vtriusque. Item completis xv diebus huiusmodi ieiunij dicitur per v dies mane et vespere pro illo officium mortuorum, ac si esset mortuus et sicut pro mortuo per hunc modum : collocatur enim in medio chori supradicte ecclesie sancti Patricij feretrum cum
panno nigro coopertum, et ibidem peregrinus Purgatorium intraturus
tamquam mortuus collocatur, paratis sacerdoti et dyacono, subdyacono
et accolitis, sicut pro mortuis parari consueuerunt. Et sic paratis omnibus cum cruce, thuribulo et aqua benedicta incipitur alta voce cantando conplete officium mortuorum. Quo de mane cantato statim dicitur
missa de Requiem pro illo, et sicut dictum est de mane, ita dicendum
et faciendum est de sero preter missam. Missam autem dicta dictus peregrinus absoluitur, ac si deberet ad sepulchrum deduci, pulsando tunc
10
11
Visiones Georgii, p. 87-88.
Visiones Georgii, p. 91.
208
Sonia Maura Barillari
campanas, sicut pro defunctis fieri est consuetum. Et iste modus pulsandi modusque cantandi missam et officium mortuorum per quatuor dies
subsequentes obseruatur12.
Enfin, George, avec un important groupe de représentants des autorités locales, civiles13 et religieuses, se rend
ad quandam insulam valde modicam et satis prope iuxta eorum monasterium, in qua quidem insula est quedam valde modica capella et in capella introitus ad modum porte putei seu cellarij, sicut in Francia fieri
consueuit, cuius ostij longitudo quatuor palmorum, latitudo autem eius
trium palmorum continet mensuram. Super quo ostio inuenerunt tres
magnos lapides, quorum quilibet ad minus erat ponderis vij quintalium,
vel viij, qui supra predicto ostium per triginta conpletos annos fuerant sine
aliqua amocione [...] Aperto autem ostio prior sopradictus indutus solempniter cum ministris suis, sicut est fieri consuetum, Georgium benedixit.
Qui quidem Georgius modo ordinato indutus tribus tunicis albis sine zona
et capucio, discalciatus et capite discoopertus ac eciam dezonatus, premisso signaculo sancte crucis dicendo : « Jhesu Christe, fili dei viui, miserere
michi peccatori ! » ostium Purgatorij intrauit, qui quidem introitus est puteus profondissimus profunditatis duorum miliarum et vltra, habens gradus vertiles et volutuosos ad modum vitis gradualis, qui in campanilibus
et ipsorum ascensu seu descendsu fieri consueuit14.
Avant d’entrer définitivement dans le puits, George reçoit une croix de
grande qualité et valeur qu’il tient dans sa main pendant qu’il descend les
marches de l’escalier en colimaçon (similaire à ceux des tours ou des clochers,
dit l’auteur) : la descente est effectuée dans l’obscurité totale et elle a une longueur de 2 miles et plus. Quand il aperçoit de la lumière, il en est réconforté et
il la suit jusqu’à la dernière marche où, à travers une petite porte, il quitte l’escalier et entre dans une grande plaine désertique dont on nous a dit qu’elle est
une sorte d’antichambre du purgatoire.
À George – comme à Owein, le premier visiteur ‘littéraire’ du purgatoire irlandais – sont accordées vingt-quatre heures : si après cette période, à l’ouverture de la porte, il n’était pas là où on l’attendait, la porte serait refermée et il
serait considéré comme perdu pour l’éternité. George, comme Owein, par12
Visiones Georgii, p. 94-95.
L’auteur parle d’un vir nobilissimus « qui vocatur rex illius patrie, dictus Magrath ». Visiones Georgii, p. 95.
14
Visiones Georgii, p. 95-97.
13
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice
209
vient à surmonter toutes les épreuves et à retrouver la sortie. Et il ne revient pas
tout seul, mais accompagné de Saint-Michel archange : un miracle qui déclenche parmi les personnes présentes une dévote ‘chasse’ à la relique qui a pour
objet principal ses vêtements, après quoi le héros se retrouve presque nu15.
Il y a plusieurs raisons de s’occuper des Visiones Georgii : la plus importante,
c’est que cette œuvre est substantiellement indépendante du Tractatus de purgatorio s. Patricii16, le texte le plus ancien dans lequel le site de purgation du
Lough Derg est décrit. Il est notamment intéressant de prendre en considération les données objectives concernant l’entrée et la configuration extérieure
du Purgatoire, ainsi que les conditions qui en réglementaient l’accès pour les
visiteurs. D’éventuelles concordances entre les deux visiones peuvent néanmoins être attribuées à l’influence directe ou indirecte exercée par le Tractatus, très bien connu au XIVe siècle.
Comme dans le Tractatus, la pratique consistant à demander des autorisations pour pouvoir accomplir le rite d’expiation est ici soulignée, comme sont
mentionnés les quinze jours de jeûne et de prière nécessaire à la préparation
spirituelle. L’auteur parle aussi de la convocation des fidèles – clercs et laïcs –
qui sont appelés pour accompagner en procession le pénitent jusqu’à la porte
du purgatoire où il recevra la dernière bénédiction. Sont également réaffirmées à plusieurs reprises la puissance de l’invocation du nom du Christ et
l’urgente nécessité de conserver la mémoire et les récits de ceux qui ont pu revenir du purgatoire sains et saufs17.
Contrairement à ce que nous pouvons lire dans le Tractatus, pour George, c’est le culte réservé aux morts qui est célébré : il est étendu sur un cercueil paré de noir et les moines récitent la liturgie des morts et célèbre la messe in requiem, pendant que les cloches sonnent « sicut pro defunctis fieri est
consuetum ». Il s’agit là d’un détail que l’on trouve aussi dans les relations
15
Visiones Georgii, p. 318-319.
On peut le lire dans Das Buch vom « Espurgatoire S. Patrice » der Marie de France und seine
Quelle, hrsg. von K. Warnke, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1973 [1938].
17
Dans ce cas, les mémoires sont certifiés par l’auctoritas de quatre ‘garants’, désignés par
leur nom et leur fonction : « videlicet domini Richardi, nunc Armachani archiepiscopi [...] domini Nicolai, nunc Clochorensis episcopi [...] fratris Paoli, prioris monasterij insule Purgatorij
sancti Patricij [...] fratris Iohannis, prioris generalis per Yberniam fratrum hospitalis sancti Iohannis Ierosolimitani ». Visiones Georgii, p. 77-78.
16
210
Sonia Maura Barillari
que Ramón de Perellos18 et Antonio Mannini19 ont faites de leur pèlerinage au
purgatoire irlandais.
Une autre différence par rapport au Tractatus, c’est que George affirme explicitement que le purgatoire est situé sur une île, près du monastère de chanoines réguliers de l’ordre augustinien responsables de la garde de ce lieu sacré :
duxerunt eundem Georgium ad quandam insulam valde modicam et satis
prope iuxta eorum monasterium, in qua quidem insula est quedam valde
modica capella et in capella introitus ad modum porte putei seu cellarij [...]
cuius ostij longitudo quatuor palmorum, latitudo autem eius trium palmorum continet mensuram20.
Mais ce qui frappe le plus dans les Visiones Georgii, c’est le soin avec lequel le
récit est ancré à des points de référence chronologique et géographique exacts,
et la précision de l’état civil des protagonistes de l’histoire21 : le père de George habite à Naples, George vit entre Trani, Bari, Barletta, Canosa, et sa sincère
contrition le fait aller à Avignon, à Saint-Jacques-de-Compostelle, à Finisterre, en Irlande enfin. Il y est accueilli par l’archevêque d’Armagh dans le château de Dromiskin, près de Dundalk, dans le comté de Louth22. Dans une lettre à son neveu, Richard Fitz-Ralph junior (rector de l’église de Trim, dans le
comté de Meath, et chanoine à Emly, dans le comté de Tipperary), le même archevêque dira de George qu’il « ad vos venerit », se référant à Avignon, la ville
dans laquelle Richard se trouvait à ce moment-là. Nous avons là un tableau
européen extrêmement précis et articulé auquel correspond une datation qui
ne l’est pas moins : la première lettre de l’archevêque d’Armagh, adressée au
chevalier hongrois, pourrait avoir été écrite le 19 février 135423, un mercredi,
18
Cf. A. Vignaux et A. Jeanroy, Voyage au Purgatoire de St. Patrice, Visions de Tundal et de St.
Paul, textes languedociens du quinzième siècle, Toulouse, Éditions Édouard Privat, 1903, rist.
New York-London, Johnson Reprint Corporation, 1971.
19
Cf. L. Frati, « Il Purgatorio di S. Patrizio secondo Stefano di Bourbon e Umberto da Romans », Giornale Storico della Letteratura Italiana, No. 7, 1886, p. 140-179.
20
Visiones Georgii, p. 95-96.
21
Sont ici nommés l’archevêque d’Armagh, Richardus, identifié avec Richard Fitz-Ralph, titulaire de cette charge de 1347 à 1360, Nicolaus, évêque de Clogher (Nicolaus Mac Cathusaigh,
1320-1356), Iohannis, prieur général des Hiérosolymitains en Irlande (John of Frowick, 13381358) et Richard Fitz-Ralph junior (1344-1353).
22
Visiones Georgii, p. 79.
23
Le 12 ou le 5 février : certainement avant la lettre suivante, datée du 22 février 1354. Visiones Georgii, p. 80-81.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice
211
la seconde – qui témoigne de l’expérience purgatoriale du chevalier –, le 22 février 1354, le même jour que la troisième, envoyée à son neveu. La lettre par laquelle le prieur du monastère du purgatoire autorise le jeune homme à y entrer
est datée du 7 décembre 1353 (« in crastino sancti Nicolai episcopi »)24, alors
que l’attestation de l’évêque de Clogher, qui certifie que ce fait s’est réellement
passé, est du 26 décembre de la même année, suivie de celle du prieur général des Hiérosolymitains25, datée du 29 janvier 135426. Il est donc évident que
George a effectué son ‘entreprise’ un jour compris entre le 8 et le 25 décembre de l’année 1353, à une saison et une latitude fort peu favorables à des performances de ce type, mais, comme on le verra, dans des conditions pas assez
prohibitives pour décourager les pécheurs désireux de se racheter.
L’héritage du Tractatus
Il ne faut pas oublier que le Tractatus développe une articulation complexe
et que l’aventure vécue par le chevalier irlandais en constitue seulement une
partie, quoique la plus consistante et importante27. Après la dedicatio à l’abbé de Sartis (l’inspirateur ou, pour mieux dire, le ‘commettant’ de la mise en
œuvre du récit) il y a un prologus dans lequel, se référant à l’auctoritas de Grégoire le Grand et de saint Augustin, l’auteur – qui se nomme simplement H.
de Saltrey – traite de la possibilité parfois offerte aux hommes d’expérimenter
de leur vivant tout ce que leur réservera l’outre-tombe.
Ce prologue est suivi de l’explication comment le passage qui permet aux
pécheurs sincèrement repentis de traverser les territoires du purgatoire en en
subissant les peines a été révélé à saint Patrice. Puis, le rituel auquel les aspirants pèlerins de l’au-delà se soumettent est minutieusement décrit et enfin
l’aventure d’Owein est racontée. Ce récit présente deux interruptions constituées par autant d’‘homélies’, dont la première commente l’heureux franchissement de l’épreuve du pons subtilis et l’abandon consécutif des sites de purgation, alors que la seconde souligne le moment où le protagoniste, à la fin de
24
Visiones Georgii, p. 84.
Cette lettre aurait été rédigée au château de Kilmainam (à cette époque-là près de Dublin,
actuellement dans la ville même).
26
Visiones Georgii, p. 86.
27
La subdivision du texte selon l’édition Warnke est, en bref, celle-ci : I Dedicatio - II Prologus
- III Narratio : a) De Purgatorio S. Patricii, b) De Owein milite, c) De milite in Purgatorio, Homilia I, d) De Owein milite in Paradiso terrestri, Homilia II, e) De milite e Purgatorio reuerso, f)
Testimonium Gileberti - IV Epilogus - V Appendix : 1) Testes, 2) Narratiunculae, Epilogus.
25
212
Sonia Maura Barillari
son séjour temporaire dans le Paradis Terrestre, s’apprête à faire retour dans
notre monde. Puis est rapporté un témoignage attribué à Gilbert (le premier
narrateur de l’histoire d’Owein) qui réfute l’opinion de ceux qui ne considéraient pas comme admissible qu’une expérience de l’autre monde fût physique
autant que spirituelle.
À ce point, certains manuscrits28 se terminent avec un bref épilogue, épilogue29 que d’autres30 reproduisent à la fin d’un ‘appendice’ composé de cinq
narratiuncolae d’une physionomie apparentée à celle des exempla.
La structure narrative des Visiones Georgii est quant à elle très différente :
après une longue introduction qui décrit les vicissitudes qui ont mené George
en Irlande et le rite préliminaire à son entrée dans la construction cachant le
passage vers l’au-delà, le texte propose une série de vingt-neuf visiones dont les
dix-huit premières ont un décor avec des traits nettement infernaux. Dans les
neuf visions initiales, les diables prennent des formes toujours différentes qui
mettent l’accent sur la disposition diabolique au transformisme, à la métamorphose, et en même temps exploitent les clichés d’une littérature exemplaire encline à mettre en garde les fidèles contre les dangers de la vie mondaine : ils
apparaissent d’une fois à l’autre sous les traits de bêtes horribles, de chevaux et
chevaliers armés et belliqueux, de femmes lascives, de marchands somptueusement habillés, de serpents et même de moines et prêtres – impliquant dans
cette diabolisation toutes les conditions sociales, tous les ‘états du monde’.
Pour convaincre George d’abandonner son chemin de pénitence, les démons assument l’aspect de son père et de ses frères, ainsi que des demoiselles
qui fréquentaient sa maison des Pouilles. À partir de la dixième visio, l’auteur
suit plus fidèlement le modèle offert par le Tractatus : le jeune homme rencontre sur son chemin un lac flamboyant, un bâtiment plein de fosses remplies de
métal bouillant, un puits profond, une haute montagne fouettée par un vent
glacial, un autre puits enfin qui s’ouvre sur l’abîme de l’enfer.
Le titre de la seizième visio, « de diuersis penis purgatorij », nous fait comprendre que les différences entre notre texte et sa « source » sont d’essence
doctrinale, avant même d’être relatives au contenu : en effet, il présente le
Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle 
« Hec, pater uenerande, predictus Gilebertus et mihi et aliis pro edificatione narrauit, sicut ipse ab eodem milite sepius audiuit. Ego uero sequens sensum uerborum et narrationis eius,
prout intelligere potui, dixi uobis. Si quis autem hinc me reprehendere uoluerit, sciat quod uestra me hoc scribere iussio coegit » ; K. Warnke, op. cit., p. 150.
30
Ce sont les manuscrits du groupe que Warnke appelle 
28
29
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice
213
voyage qui s’accomplit à l’intérieur du purgatoire de saint Patrice comme un
parcours qui prévoit aussi un temps pendant lequel la volonté du pénitent est
mise à l’épreuve, ainsi que – après cette section – la présence d’un guide, l’archange Michel, prodigue d’enseignements pour celui qui a réussi à surmonter les tentations diaboliques et à parvenir au véritable lieu de la purgation.
Ce dernier n’apparaît pas très différent des régions précédemment décrites :
les supplices sont semblables et également douloureux, mais le sort réservé
aux âmes est différent, parce que – après de nombreux tourments – elles sont
destinées à la gloire éternelle. Pour revenir un instant en arrière, la dix-huitième visio est entièrement dédiée à la description de l’enfer et des peines que
les damnés y souffrent, et elle se termine avec une dissertation savante sur les
différences qui existent entre ces peines et celles qui sont prévues pour les esprits du purgatoire. Après cette vision terrible, George est accompagné aux
portes du paradis à travers prés verts et jardins pleins de fleurs parfumées et
de fruits : au paradis il verra les anges, les saints et les bienheureux, et enfin
Jésus Christ qui lui donne sa bénédiction.
L’au-delà visité par George présente donc une subdivision différente de celle du Tractatus, qui se limite à décrire le purgatoire et le représente selon la
conception de la fin du XIIe siècle, c’est-à-dire divisé en deux parties : un endroit de purification où officient des diables avec des fonctions punitives et le
paradis terrestre où, après avoir été purifiées, arrivent les âmes et où elles attendent d’être élevées au ciel. Par contre, dans les Visiones Georgii les étapes
prévues sont au nombre de cinq : une section ‘probatoire’ – le véritable purgatoire –, un premier pons subtilis, l’enfer, un second pons subtilis, un endroit
de délices (que nous pouvons identifier au paradis terrestre31) et finalement le
paradis céleste.
Cette répartition est apparentée à celle qui est présente dans une autre œuvre ayant comme sujet le purgatoire de saint Patrice : le Purgatoire de Ludovic de France32. Il est conservé dans cinq manuscrits qui en proposent quatre
31
George le confond effectivement avec le paradis céleste et vérifie auprès de son guide, l’archange Michel, qui dément : « non est proprie paradisus, sed speciali pregustacio et participatio
paradisi et quedam ymago illius ». Visiones Georgii, p. 210.
32
Cf. S. M. Barillari, « Le glosse e l’appendice del Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli, B.N.,
Vind. lat. 57, cc. 258-263) : un caso di contaminazione », Studj romanzi (Nuova serie), No. 2,
2007, p. 127-155 ; « I volgarizzamenti e i rifacimenti del Tractatus de Purgatorio s. Patricii : dalla
propaganda religiosa a quella politica », dans Comunicazione e propaganda nei secoli XII-XIII,
Atti del convegno internazionale, Messina, 24-26 maggio 2007, sous la direction de F. Latella e T.
Sorrenti, Roma, Viella, 2007, p. 113-131 ; « Il Purgatorio di Ludovico di Sur (Napoli, Biblioteca
214
Sonia Maura Barillari
versions différentes : l’une latine33, l’autre latine avec un appendice en italien34,
une autre catalane35 et une autre encore italienne36. Cette dernière a de grandes affinités avec les Visiones Georgii, au moins du point de vue de la structure
interne. Elle se différencie des autres versions par une consistante interpolation qui propose des images et des situations en grande partie tirées de l’Enfer
de Dante et qui rend nécessaire une réorganisation des endroits explorés par
le visionnaire selon une nouvelle scansion : une section ‘probatoire’ dans laquelle des diables sous forme de dames très séduisantes essaient d’induire en
tentation le pénitent, un premier pons subtilis, la section infernale, influencée
par la Comédie, un second pons subtilis, la section purgatoriale, le paradis terrestre et le paradis céleste (seulement entrevu de loin)37.
Les deux textes – les Visiones Georgii et le Purgatoire de Ludovic de France
– sont donc les témoins d’un procès de transformation de la matière patricienne qui vise à son renouvellement, un renouvellement sans doute motivé
par l’intention de l’adapter à des notions et des exigences nouvelles. L’étape
qui se présentait sous un aspect infernal et qui, dans le Tractatus, précède
le pons subtilis, ne correspondant plus à une conception plus ‘sobre’ du purgatoire, se voit attribuer une nouvelle fonction de « clef probatoire » après
avoir subi préventivement un « ravalement » démoniaque qui met les tentations au cœur de l’épisode. Ceci induit une profonde réorganisation au niveau sémantique : l’idée de purification des péchés commis perd sensiblement de son importance, alors que celle de l’épreuve de vérification de la
pureté ou de la vertu du héros – qui doit se montrer digne de parvenir à la
destination désignée –, voit la sienne grandir en proportion inverse.
Nazionale, Vind. lat. 57, cc. 258-263) : un testo a cavallo fra Medioevo e Rinascimento, Studi medievali (3a serie), No. 49, 2008, p. 759-808 ; « Un Purgatorio umanistico ? Le vicende testuali di
una visio fra latino e volgare », dans Lingue e culture fra identità e potere, sous la direction de M.
Arcangeli et C. Marcato, Formello (Rm), Bonacci, 2009, p. 123-130.
33
P : Paris, B.N.F., Lat. Nouv. Acq. 1154, cc. 7r-10v (fin du XIVe siècle).
34
V : Naples, Bibliothèque Nationale, Vind. lat. 57, cc. 258-263 (fin du XIVe siècle). Il y a aussi un
codex descriptus, V : Naples, Bibliothèque Nationale, Vind. lat. 57, cc. 258-263 (fin du XIVe siècle).
35
B : Barcelona, Arxiu de la corona d’Arago, Sant Cugat 82, cc. 157r-163v, e 83, c. 126 (première moité du XVe siècle).
36
C : Venise, Bibliothèque du Musée Correr, 1508 (premier quart du XVe siècle) ; et Pd : Padoue, Bibliothèque Municipale, C.M. 106, cc. 44va-49vb (milieu du XVe siècle).
37
Cf. S. M. Barillari, « La città delle dame. La sovranità ctonia declinata al femminile fra l’irlanda e i Monti Sibillini », L’Immagine riflessa N.S., No. 18, 2009, p. 87-121 et p. 120-121.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice
215
L’héritage folklorique
Mais le Purgatoire de Ludovic de France manifeste un autre point de contact
avec les Visiones Georgii, peut-être d’un intérêt plus grand encore, parce qu’il
se réfère à une matière étrangère aux visions purgatoriales et, d’une façon générale, au répertoire d’images qui se répète dans les représentations médiévales de l’au-delà chrétien ; une matière qui, au contraire, semble tirée de la mythologie préchrétienne et du folkore dans lequel elle s’était en partie déposée.
La section probatoire du Purgatoire de Ludovic de France, dans toutes ses
versions, laisse en effet apparaître une anomalie, insolite38 en ce qu’elle essaie d’oblitérer – on serait tenté de dire de masquer – les horreurs des sièges démoniaques en les dissimulant fictivement sous les apparences d’un
hortus deliciarum. L’avancée de Ludovic est en effet ponctuée par une succession de tentations contre la manifestation desquelles il avait déjà été mis
en garde par le frater albus qui l’avait accueilli dans la salle du purgatoire :
« scias quod invenies temptationes maximas dominarum et domicellarum
pulcerrimarum tuo videre, que temptabunt multum si poterunt decipere
te »39. Toutes ces dames et demoiselles le flattent en lui offrant une grande
quantité d’or, une offre associée, dans la plupart des cas, à une invitation à
rester avec elles. Les paroles prononcées par l’anticha domina que Ludovic
rencontre dans un grand pré nous en donne un exemple : « spectavi te per
magnum tempus causa dandi tibi unam istarum iuvenum, cum qua dabo
tibi maximam quantitatem auri, quod semper toto tempore vite tue poteris
stare cum magno honore» (V)40. Le passage correspondant dans C se distingue par une plus grande charge expressive :
godi d’alegreza, o chavalier bello e chortexe e molto più piaxevole! Quanto longo tenpo è pasato che io te ò aspetato per doverte consentire et darte
una de queste donzele qual a ti piaze! Chredime adoncha che per zerto a ti
serà bem perpetual. E zertamente ella te darà e sì te uxerà piaxevoli deletamenti, et ultra questo tu serai piaxevollemente richo (c. 6v).
38
Ludovico Frati l’avait déjà relevée, « Tradizioni Storiche del Purgatorio di San Patrizio »,
Giornale Storico della Letteratura Italiana, No. 17, 1891, p. 46-79.
39
Le texte du manuscrit V est édité par S. M. Barillari dans « Il Purgatorio di Ludovico di
Sur », art. cit. (la citation se trouve p. 800). La version du manuscrit C est encore plus explicite :
« sapi che incontenente i demonii vignirà da ti in forma de donzele bellisime per sedurte a pechar chon quelle » (c. 4v).
40
S. M. Barillari, « Il Purgatorio di Ludovico di Sur », art. cit., p. 801-802.
216
Sonia Maura Barillari
Et si le manuscrit V – qui conserve une version plus sèche et synthétique
– se limite à qualifier les femmes de pulcerrime et iuvenes, le manuscrit parisien, les vénitiens et le catalan se répandent en descriptions extrêmement
détaillées :
statim veniunt mulieres quarum erat incredibilis pulcritudo, corizantes
salentesque, regalibus indumentis indute, coronas aureas ornatas pretiosissimis lapidibus in capite deferebant, formose valde, lacteo rubeoque
colore mixto perfuxe, declinantes capillis aureis erant timpora mediocriter elevata, frontes polite nive erant albiores, supercilia arcualia nigredine pendentia decenter, oculi aquile pulcriores ac vaghi nimis, genne lacte
coagulato teneriores, nasus valde stillus usque ad labia rectissimus decurebat, labia rubricunda coralo, dentes eburnei velud aties ordinati, ut lapis
pretiosissimus mens pendebat, colum decenti carnositate, habebant autem
gutur lineatum actualiter, in pectore duo poma parva pulcerima levebantur. In etate xvj vel xvij annorum ad plus videbantur (P, c. 7v) ;
me aparve demonii in forma de donzelle in le qual pareva esser tanta belleza che non se poria aquiperar a belleza, tanto era belle ; et versso de me
vigniva ballando e saltando, et era vestite de realle vestimente, et aveva
chadauna in chapo chorone ornate de pietre pretioxe. I suo’ chapelli, spessisimi e belli chomo filli d’oro, le tenpie levate, li suo’ fronti alti et molto
più bianche che neve, i labri et galte vermeglie chome roxe. Zegli neri et
torti, gli ochi più belli et vagi che de aquilla o falchone. I suo’ naxi drich
pluy d’un stillo, denti bianchisimi e adornati a modo de schiere, nel peto
mostrava do pomedeli picoli e redondi, pareva de etate de xv in xvi anni
(V, c. 5r)41 ;
encontinent algunes dones vengueren ves mi, ballant e cantant, la belea de
les quals era tant gran, que apenes la poria om dir ne altre creure. Car vestides eren com a regines, e portaven en lur cap corones d’aur meravelloses,
ab moltes pedres presioses, lus carns avien pus blanques que let, la qual
blanquor ere mesqulada, la hon feva mester, ab color vermela fresca com
a rosa. E avien cabels fort lonchs e delicats, semblant a fil d’aur ; lus fronts
eren beles e polits, pus blanchs que neu que al mon sis ; les celles voltades ;
negres los vis ; avien aguileyns los nas ; avien forts polits los labis, pus vermels que corals ; les dents pus belles que vori, fforts be hordenades ; e lo col
fort bel e blanch e ben torneyat ; les mamelles avien com dues pomes poques. Le quals dones parien de edad xvj anys, poch mes o meyns.42
41
42
Les variantes de Pd sont minimes, et purement graphiques.
R. Miquel y Planas, Llegendes de l’altra vida, Barcelona, Giró, 1914, p. 241-252, p. 247.
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice
217
Naturellement, conformément à la mise en garde du ‘moine blanc’ et comme l’avait bien compris le rédacteur du texte, elles ne sont autres que des démons prêts à disparaître dès qu’on prononce la formule « Verbum caro factum
est, et habitavit in nobis », accompagnée d’un triple signe de croix.
Bien que ‘curieuse’, cette particularité n’est pas du tout étrangère aux visions situées dans le purgatoire irlandais : en 1200, tout près de la date de rédaction du
Tractatus (entre 1179 et 1185, plus probablement à la fin de cette période), Peter of
Cornwall, prieur du couvent de Holy Trinity à Algade (Londres), rédige un Liber
revelationum43 où la transcription du Tractatus est suivie d’une autre vision (ff.
21va-23ra) basée sur le récit d’un certain Bricio44. Celui-ci rapporte que « tempore
igitur regis Henrici secundi intravit quidam miles Purgatorium illud »45. Le décor
est sensiblement différent de celui qui est esquissé par le devancier le plus célèbre :
dans la maison souterraine, le chevalier ne se trouve pas en présence d’envoyés célestes, mais y rencontre un roi nommé Gulinus qui lui présente sa fille, une jeune
femme d’une rare beauté, et qui lui demande s’il voudrait faire l’amour avec elle. Il
y consent et tout de suite un lit est apprêté pour le couple :
et ecce cum crederet se miles uti connubio illius puelle, aperti sunt oculi
eius et vidit truncum vetustissimum et aridissimum et deformem iacere
inter amplexus eius, et virilem ipsius virgam in quodam foramine facto in
illo trunco coartatam.46
On peut trouver quelque chose de semblable dans la troisième visio de George, où le protagoniste aperçoit de loin une ville riche et puissante :
de cuius porta vidi euntem quandam dominam supra modum et valde mirabiliter amabilem et formosam et polcherrimam inter omnes huius mundi
mulieres, cui similem nunquam vidit in facie, in pulchritudine, nec in corporis formositate, que domina ducentis domicellis vel ultra versus Georgium obviam venit et ipsum honorifice recipiendo. Predicta domina cum domicellabus suis erat pulcherrima vultu et corpore, sicut erat mirabiliter ornata, utpote
induta de nobilissimo et ditissimuo scharleto, habens in capite coronam pulcherrimam diversis lapidum preciosorum generibus adornatam et textam47
43
Le texte est conservé dans une copie unique – presque certainement l’original rédigé par
Peter – qui se trouve à la Lambeth Palace Library (ms. 51).
44
Cf. S. M. Barillari, « Gli infortuni della penitenza. Ovvero, un purgatorio dai dolorosi amplessi », L’immagine riflessa N. S., No. 14, 2005, p. 87-102.
45
R. Easting, art. cit., p. 413.
46
Ibid., p. 414.
47
R. Easting, art. cit., p. 115.
218
Sonia Maura Barillari
La dame le reçoit en qualité de reine du pays et elle se donne à lui comme
amante, en ajoutant que s’il l’avait épousée il serait devenu le roi de son royaume. Cependant, il suffit qu’il baisse les yeux pour voir entre les plis du précieux
vêtement les pieds de la dame et pour qu’il s’aperçoive que ce sont des sabots,
l’un de cheval, l’autre de bœuf : un signe très évident de son essence démoniaque, une essence qui achève de se révéler quand est proféré le nom du Christ :
et statim immediate cum horribili sonitu fulgurum et tempestatum dyabolus, qui in predicta forma apparuerat, cum omnibus suis conplicibus
disparuit ; post eius abscessum remansit fumus fetidissimus super omnes
mundi corrupciones.48
Mais les textes connexes au purgatoire de saint Patrice ne sont pas les seuls
à exploiter un tel motif : il revient aussi dans Huon d’Auvergne, chanson de
geste franco-italienne qui pourrait avoir été composée – du moins dans la
forme attestée par les manuscrits49 – entre 1315 et 1340. L’épisode qui nous
intéresse50 a lieu pendant le long voyage qui conduira Huon en enfer pour
demander à Lucifer de reconnaître la suzeraineté de Charles Martel en lui
rendant hommage : il s’embarque sur un petit bateau qui, mu par une force
surnaturelle, remonte à contre-courant les eaux du fleuve Tigre et, après de
nombreux jours de navigation, il aperçoit sur une rive trois demoiselles qui
entonnent un chant d’amour. Les jeunes femmes lui souhaitent la bienvenue
et l’accompagnent dans une ville qui a une apparence ‘paradisiaque’. Tout
de suite il est conduit en présence de la reine qui porte une robe de veuve et
qui a la tête voilée : après avoir écouté son histoire elle lui promet non seu48
Visiones Georgii, p. 117-118.
Ce sont les mss. Hamilton 337 de la Staatsbibliothek de Berlin, daté de 1341 (B) ; N. III. 19
de la Bibliothèque Nationale de Turin, daté de 1441 et partiellement détruit dans l’incendie de
1904 (T) ; 32 de la Bibliothèque du Séminaire Épiscopal de Padoue, début du XVe siècle (P). Il y
a aussi le ‘frammento Barbieri’, conservée à la Bibliothèque du Archiginnasio de Bologne (Br) B
3489, qui contient les 1264 lignes de l’épisode de la descente d’Huon en enfer. Cf. L. A. Meregazzi, « L’Ugo d’Alvernia poema franco-italiano », Studj romanzi, No. 27, 1937, p. 5-87, p. 6 et 15-16 ;
et « L’episodio del Prete Gianni nell’Ugo d’Alvernia », Studj romanzi, No. 26, 1935, p. 5-69, p. 5. Il
ne faut pas oublier que les textes de ces manuscrits montrent de considérables divergences dans
la forme, les contenus et la langue. Pour un approfondissement bibliographique, cf. Barillari,
« La città delle dame », art. cit., p. 93-95, n. 21.
50
L’épisode est édité par E. Stengel : « Huons von Auvergne Keuschheitsprobe, Episode aus
der franco-venezianischen Chanson de geste von Huon d’Auvergne nach den drei erhaltenen
Fassungen, der Berliner, Turiner und Paduaner », dans Mélanges M. Wilmotte, Paris, Champion, 1910, p. 685-713.
49
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice
219
lement de l’aider dans son entreprise mais aussi de le nommer souverain de
ses terres à condition qu’il couche avec elle cette nuit-là :
la grant beuteç qe ge ay en vos veüe
me torne en joie de ce qu’avoy perdue,
de monsignor dont ge suy dechaüe
suy restoreç por vetre coneüe,
par sir vos tiengen et je por vetre drue.
Receveç moy ! Ja vos avray rendue
tote la terre qui ai tant longuemant tenue.
Si en ceste nuit m’avereç en braç nue,
ainç qe clerté soit demain aparue,
par force d’art dont moy croy reamplue
vos manderay dedanç la jant chaüe51
Huon, vrai champion de la fidélité conjugale, ne cède pas à cette tentative de
séduction : il fuit dans un verger et commence à se frapper la poitrine avec un
caillou, en implorant l’aide de Dieu. À son retour dans le château, il invoque
le nom du Christ et le décor change prodigieusement devant ses yeux. Il comprend ainsi qu’il a été victime de la tromperie du démon :
la damoiselie et li dançeus vestu
devenirent tot diables cornu,
cum grant furor parent estre vencu.
Nuls trons in aer, quant li vient sunt creü,
non fait tiel criç, puisqu’il ert derompu,
cum cil diable qui furent confondu.
Soul en la sale li cons ert remansu,
da quatre part i estoit apris le fu52
Le lendemain, à son réveil, la ville et le château se sont évanouis et lui, à cheval, peut continuer son chemin.
Selon toute probabilité cette « suggestion » narrative, déclinée d’une manière
différente dans les œuvres ici examinées, peut être ramenée au motif du ‘cadeau’
51
B v. 6964-6974 (Stengel : « Huons von Auvergne Keuschheitsprobe », p. 705).
V. 7077-7084 de la version de B (Stengel : « Huons von Auvergne Keuschheitsprobe », p. 710).
Le feu sera ensuite éteint par l’intervention de trois anges descendus du ciel pour le consoler.
52
220
Sonia Maura Barillari
ou du ‘gain’ de la fille du roi – un motif très répandu dans le folklore européen –
et à celui de l’‘hospitalité sexuelle’, qu’on trouve fréquemment dans la littérature
irlandaise des origines53. Mais nos récits laissent aussi apparaître, en filigrane,
d’évidents liens de filiation avec le mythe de la ‘déesse royale’ qui a le pouvoir de
donner la royauté (parce qu’elle en est détentrice) à celui qui jouit de ses faveurs
amoureuses54. Un mythe transposé dans une figure qui confirme son identité
et ses attributs en établissant une parfaite équivalence entre la possession de la
femme, la possession de la terre et la possession du pouvoir55 ; un mythe dont le
succès dans la culture celtique et dans les littératures qui s’inspirent d’elle56 fut
long et durable et qui continue d’affleurer dans le folklore moderne.
Dans cette ‘déesse royale’ on peut reconnaître un des nombreux avatars de la
Seigneure des Animaux : une seigneure d’un autre monde – pas encore conçu
de façon limitative comme l’Autre Monde, l’au-delà – sur lequel elle règne en
maîtrisant les lois des règnes végétal et animal. Elle est donc aussi une Seigneure du Gibier, ce qui, dans une économie fondée principalement sur la chasse57,
en fait la dépositaire du bien-être et de l’abondance qu’elle dispense avec bienveillance à tous ceux qu’elle a la complaisance d’aimer58. Cette entité puissante et
munificente conserve les traits propres à une existence liminale qui s’explicitent
dans une contiguïté avec le monde animal : une contiguïté qui, souvent, transparaît dans le chiffre physique d’une métamorphose en apparence partielle et
qui évoque avec éloquence la présence simultanée et compatible d’une essence
double, ainsi que de l’appartenance à deux réalités, à deux dimensions.
Voilà quels pourraient être les contours sommaires du système légendaire
auquel réfèrent les textes ici pris en considération, chacun des auteurs réélaborant cette référence selon ses propres exigences de composition. La version qui
53
Cf. R. Easting, art. cit., p. 408.
Cf. C. Donà, « Il segreto del re del bosco », dans La regalità, sous la direction de C. Donà et
F. Zambon, Roma, Carocci, p. 65-85, p. 66. Cf. aussi G. Milin, Le roi Marc aux oreilles de cheval,
Genève, Droz, 1991, p. 80-81.
55
C. Donà, « Il segreto del re del bosco », art. cit., p. 77.
56
Carlo Donà relève que dans la plupart des cas, il s’agit de caractéristiques résiduelles – en
quelque sorte de fossilisation mythologique – encore reconnaissables au-dessous de sédimentations plus récentes, mais de toute façon dépourvues de toute vitalité religieuse d’origine. La
régularité même de leur répétition est cependant significative (C. Donà, « Il segreto del re del
bosco », art. cit., p. 77).
57
Ce stade évolutif des processus économiques se développe et domine au paléolithique.
58
Cf. P. Galloni, Le ombre della preistoria. Metamorfosi storiche dei Signori degli animali,
Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2007, p. 220-222.
54
Le voyage de George Grissaphan au purgatoire de saint Patrice
221
maintient les traces les plus évidentes de cet ascendant mythique – abstraction faite de l’interprétation chrétienne à laquelle la référence légendaire se
plie – est sans conteste celle proposée par les Visiones Georgii où la souveraine
de la ville surnaturelle qui va à la rencontre du protagoniste et veut se donner à lui pour femme a en guise de pieds deux sabots, l’un de cheval, l’autre
de bœuf : « respiciens tamen eius pedes vidit alterum eius pedem tamquam
pedem bovis, alterum quoque tamquam pedem equi »59. C’est un détail qui la
révèle proche parente des divinités hippomorphes qui, dans les zones celtique
et germanique étaient étroitement associées à l’acquisition et à la transmission
de la royauté et de la prospérité. Cette entité divine aux traits équins s’incarne dans des déesses telles que Rhiannon et Epona, divinités liées au cheval, et
a une hypostase en Macha, figure féerique des Ulates similaire à Mélusine, capable de battre à la course les plus rapides destriers du roi de l’Ulster60. Et toutes ces déesses se montrent héritières d’une grande déesse préhistorique avec
laquelle les souverains s’accouplaient à des dates prédéterminées pour assurer
à leur peuple une année favorable61.
C’est là l’origine de la coutume enregistrée par Giraldus Cambrensis dans
la Topographia hibernica62, selon laquelle, dans l’extrême nord de l’Irlande, on
avait l’habitude de consacrer les rois avec un rituel « particulièrement barbare
et abominable » : celui qui devait être élevé au rang royal s’accouplait publiquement avec une jument blanche. Après l’accouplement, la bête était tuée,
coupée en morceaux et cuite dans l’eau : le nouveau roi plongeait dans cette
eau et tous se nourrissaient de la chair de la jument. Un hieròs gàmos archaïque, si l’on veut ‘bestial’ (Giraldus le considérait déjà comme tel à la fin du
59
Visiones Georgii, p. 116.
Cf. J. Gricourt, « Epona-Rhiannon-Macha », Ogam, No. 4, 1954. Cf. aussi R. Caprini, « Re
d’Inghilterra e cavalli. Una piccola storia in Goffredo di Monmouth », dans Incroci di lingue
e culture nell’Inghilterra medievale, sous la direction de G. C. Belletti, Alessandria, Edizioni
dell’Orso, 1994, p. 7-28 ; « Hengist e Horsa, uomini e cavalli », Maia n.s., No. 46, 1994, p. 197-214 ;
« Ancora a proposito di cavalli e di trasmissione della cultura », Quaderni di semantica, No. 18,
1997, p. 291-297 ; et F. Benozzo, « Epona, Rhiannon e Tristano : metamorfosi cortese di una dea
celtica (a proposito di filologia dei testi, folklore e mitologia comparata) », Quaderni di semantica, No. 18, 1997, 281-290.
61
Cf. Cl. Lecouteux, Lohengrin e Melusina. Una leggenda medievale contro la paura della
morte, Milano, Xenia, 1989 [éd. or. : Paris, Payot, 1982], p. 158.
62
Giraldus Cambrensis, Topographia hibernica II, 5 (dans Giraldus Cambrensis, Opera, Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores, Rolls Series 21, 7 vol., vol. V, Topographia hibernica
– Expugnatio hibernica, ed. by J. F. Dimock, London, 1867, p. 169).
60
222
Sonia Maura Barillari
XIIe siècle63), qui se montre cependant encore bien présent dans la mémoire et
dans l’imagination de l’auteur des Visiones Georgii, composées presque deux
siècles plus tard, où il fait l’objet d’une inévitable démonisation.
Ainsi se trouve illustré un tropisme de la fabulation, à savoir la tendance
à ‘couler’ les contenus dans les moules, déjà prêts et testés, de la légende ou
du rituel64.
63
Giraldus compose la Topographia hibernica immédiatement après le voyage en Irlande qu’il
a fait en 1185 avec son seigneur, Jean sans Terre.
64
Cette métaphore est de Rita Caprini (« Re d’Inghilterra e cavalli », art. cit., p. 24).
La balançoire et l’escarpolette.
Oscillations folkloriques, linguistiques et
littéraires entre Grèce ancienne et
Occident médiéval
Alessandro Pozza
Université Paris IV
La Vita Fratris Juniperi, la vie du frère Genièvre, est une petite œuvre méconnue de la littérature franciscaine, rédigée en latin au début du XIIIe siècle et
dont est conservée une version en italien postérieure de quelques décennies1.
Quoique le texte soit né dans un milieu religieux, parmi les confrères de François d’Assise, il se révèle beaucoup plus proche de l’esprit des novelle ou des
fabliaux français que des exempla et des hagiographies, comme le remarque
Guido Davico Bonino2.
Bien qu’il ait presque disparu des prières des fidèles d’aujourd’hui, Genièvre était très réputé au XIIIe siècle grâce à son « candore eccessivo », selon la
caractérisation de Giorgio Petrocchi3. Il figurait, en fait, parmi les plus proches disciples de François et le saint exhortait ses confrères à le prendre comme modèle et à se rapprocher de plus en plus de4 :
patientiam fratris Juniperi, qui usque ad perfectum statum patientiae pervenit, propter perfectam veritatem propriae vilitatis quam continue prae oculis habebat, et summum desiderium imitandi Christum per viam crucis.
1
La vita di frate Ginepro (testo latino e volgarizzamento), éd. Giorgio Petrocchi, Bologne,
Commissione per i testi in lingua, 1960.
2
Cf. I fioretti di san Francesco, éd. Guido Davico Bonino, Turin, Einaudi, 1974, p. xii.
3
4
La vita di frate Ginepro, p. ix.
Speculum Perfectionis, LXXXV, 9. J’ai utilisé l’édition contenue dans Fontes Franciscani,
sous la direction d’Enrico Menestò, Stefano Brufani et Giuseppe Cremascoli, Assise, Edizioni
Porziuncola, 1995, p. 1848-2053.
224
Alessandro Pozza
Les enluminures quelque peu naïves du manuscrit 678 de la Bibliothèque
municipale de Nursie qui contient le Specchio dell’Ordine Minore (XVe siècle)5,
semblent vouloir illustrer ces mots : on y voit les bons frères suivre Jésus, en
portant la croix du sacrifice6.
L’épisode qui fait l’objet de cette étude se trouve au chapitre IX de l’édition Petrocchi de la Vita : frère Genièvre, en marche vers Rome où il était
déjà très célèbre, arrive aux portes de la ville et s’aperçoit que beaucoup de
gens s’avancent vers lui « ex devotione »7. Rien n’était moins chrétien que
cela – François le disait souvent – rien n’était plus idolâtre que de prêcher
et de couvrir de louanges des pécheurs, alors que Dieu seulement est digne
de gloire8. Le saint l’avait écrit dans le Speculum Perfectionis9, il l’avait inséré dans sa prière de salutation aux vertus10 et on le voit représenté dans des
manuscrit copiés en milieu franciscain, comme celui de Nursie évoqué à
l’instant11 : il faut suivre le Christ sur la voie de la croix, avec sœur Pauvreté
et sœur Humilité.
Bien que naïf, frère Genièvre a dûment appris le message de François et il
sait ce qu’il faut faire pour combattre les dangers de l’idolâtrie. Il décide donc
de « far la loro divozione venire in favola e in truffa » (IX, 1), comme l’écrit
le vulgarisateur italien, c’est-à-dire de les persuader qu’il aurait mieux valu
adresser ailleurs leurs dévotions.
Le frère remarque alors la présence de deux enfants (IX, 2) :
5
Ce curieux manuscrit, copié par le franciscain Giacomo Oddi, contient la soi-disant Franceschina, un recueil de vies de saints franciscains qui néglige pourtant Genièvre. Le codex, dont
on peut voir et télécharger quelques folios sur le site de la Bibliothèque municipale de Nursie (http://www.comune.norcia.pg.it/il_comune/servizi_comunali.php), était anciennement
conservé dans la bibliothèque du couvent de l’Annunziata, dans la ville ombrienne.
6
Cf., par exemple, la miniature conservé au folio 23 r dudit manuscrit (http://tinyurl.
com/2bjq6u7).
7
Pour toutes citations de la Vita, cf. La vita di frate Ginepro. Le chapitre IX, en latin et en italien, figure aux p. 56-59.
8
François avait l’habitude de parler de soi comme « le plus pécheur des pécheurs ». Cf. Thomas de Celano, Vita secunda Francisci, 122-123, dans Fontes franciscani, p. 441-639 ; Bonaventure de Bagnorea, Legenda maior sancti Francisci VI, 7 et X, 3, dans Fontes franciscani, p. 775961 ; Speculum Perfectionis LX, 8, dans Fontes franciscani, p. 1848-2053.
9
Cf. n. 4.
10
« Domina sancta paupertas, Dominus te salvet cum tua sorore sancta humilitate ». Cf.
François d’Assise, Salutatio virtutum, 2, dans Fontes franciscani, p. 223-224.
11
Cf. n. 6.
La balançoire et l’escarpolette
225
Et ideo, videns ibi duos pueros super capita cuiusdam ligni super alio
transversaliter positi hinc inde sedentes, sic se ludis puerilibus occupantes
ut, uno puero caput ligni inclinante aliud caput cum sedente ibi puero levaretur, et econtra, ut in illo ludo fieri consuevit…
La description latine du jeu est plutôt tordue : les enfants se trouvent assis aux deux extrémités d’une longue planche, posée sur un bûche qui sert
de pivot et ils s’amusent en montant et en descendant. L’auteur anonyme ne
connaît pas, bien évidemment, le mot latin pour la nommer, mais le vulgarisateur italien n’a aucun doute et il évite ce détour en précisant que les deux enfants « facevano all’altalena » : ils faisaient de la balançoire, et c’est la première
attestation de ce terme en italien12.
Genièvre s’approche de la balançoire, il soulève un enfant pour le remplacer
et il commence à se balancer de plus en plus vite :
… statim frater Iuniperus, uno a capite ligni amoto puero, se ibidem cum
alio posuit ad ludendum. Tandem dicta Romanorum advenit multitudo
et, cum omnes ipsum viderent sic ludentem, mirantur, nihilominus eum
reverenter salutant. Frater vero Iuniperus de ipsorum reverentia et devota
salutatione non curans magis de illo ludo sollicitus videbatur. Et cum sic
exspectando ipsum diu ludentem respexisset, et ipse ludum non dimitteret, aliqui ipsum contemnentes, alii ex audita fama aliud verius iudicantes,
omnes ad propria redierunt.
Va frate Ginepro e rimuove uno di questi fanciulli dal legno e montavi su
egli e comincia ad altalenare. Intanto giugne la gente, e maravigliavansi
dell’altalenare di frate Ginepro ; nondimeno con grande divozione lo salutarono e aspettavano che compiesse il giuoco per accompagnarlo onorevolmente insino al convento. E frate Ginepro di loro salutazione e riverenza o aspettare poco si curava, ma molto sollecitava l’altalenare. E così
aspettando per grande spazio, alquanti incominciarono a tediarsi e a dire :
« Che pecorone è costui ? ». Alquanti conoscendo le sue condizioni, si crebbono in maggiore divozione : nondimeno tutti si partirono e lasciarono
frate Ginepro in sull’altalena.
Les gens accourent, ils regardent Genièvre, ils s’adressent au frère mais lui,
il continue à se balancer sans rien dire. De plus en plus abasourdis, les fidèles
s’impatientent jusqu’à ce que l’un d’entre eux s’écrie – si l’on en croit la ver-
12
Cf. Salvatore Battaglia, Grande Dizionario della Lingua Italiana, Torino, UTET, 1961-2002.
226
Alessandro Pozza
sion italienne – « Qu’est-ce qu’il est bête ! ». Finalement ils rentrent tous chez
eux : ceux qui ont compris, ceux qui demeurent perplexes et ceux qui sont encore furieux, laissant frère Genièvre sur la balançoire. Quand il s’aperçoit qu’il
est désormais seul, le frère se réjouit des railleries dont il a été l’objet et part
joyeux vers le couvent des franciscains de Rome.
Cette anecdote pourrait être un exemplum parmi les autres de la Vita : Genièvre se conduit constamment comme un fou (mais un fou de Dieu, bien
entendu)13, en dehors des lois du siècle. Le texte qu’on vient de lire est une heilige Legende, selon la terminologie d’André Jolles, et le but de l’auteur, la Geistesbeschäftigung14 qui sous-tend la Vita, est celle d’inviter son public à l’imitatio, à l’imitation de François et, par conséquent, de Jésus à travers François.
La conduite bizarre de Genièvre, qui réussit à se servir du crâne d’un confrère
qu’il avait aimé comme d’un bol à soupe (XIII) ou à se dénuder, en route pour
Viterbe (VIII), lui est nécessaire pour être ridiculisé. Mais si on comprend
clairement pourquoi ces actions lui valent les railleries des gens, la scène de la
balançoire est en revanche difficile à interpréter.
La réaction des paysans semble ne pas être que la simple conséquence du détournement de l’attention de Genièvre sur un jeu enfantin : on a, au contraire,
l’impression que la balançoire en tant que telle joue un rôle dans la dégradation
de Genièvre. Comment peut-on donc lier le fait de se balancer à l’humiliation ?
La balançoire est un objet bivalent, duplice par sa forme même à deux
« branches » ainsi que pour sa dénomination. Le mot « balançoire », en fait,
n’indique pas seulement le jeu auquel on joue à deux, sur une longue planche fixée au centre, mais aussi le siège suspendu sur lequel on s’installe pour
se balancer. L’ambiguïté entre les deux jeux est constante dans toutes les
langues romanes et même en anglais et en allemand : le portugais balanço,
le castillan columpio, le roumain leagăn, le sarde bantzicallèra, l’anglais seesaw (ou swing), l’allemand Schaukel et l’italien altalena15, comme on vient de
13
Pour la valeur que la doctrine franciscaine attribua à la folie, cf. John Saward, Perfect fools,
Oxford, Oxford University Press, 1980, p. 80-103.
14
Andrés Jolles, Einfache Formen. Legende, Sage, Mythe, Rätsel, Spruch, Kasus, Memorabile,
Märchen, Witz, Halle (Saale), 1930, p. 34-38.
15
Dans son étude ethnologique sur les jeux enfantins, G. Pitrè dresse une liste de plusieurs
dizaines de mots dialectaux italiens qui désignent la balançoire. Cf. G. Pitrè, Giuochi fanciulleschi siciliani, Palerme, 1883, p. 361, n. 244.
La balançoire et l’escarpolette
227
le voir, possèdent tous les deux significations. Parfois, on trouve un terme
spécifique pour désigner l’un ou l’autre genre de jeu (le français escarpolette, par exemple, pour le siège suspendu ou l’allemand Wippe pour la planche
fixée au centre) mais l’usage des locuteurs privilégie la survivance d’un seul
mot bivalent16.
Bien qu’il n’y ait que très peu d’escarpolettes dans les textes médiévaux –
du moins romains et dans les limites étroites de mes connaissances –, et bien
que les mots pour les désigner aient une attestation plutôt tardive (altalena en
italien est une exception partielle), on sait que le jeu de se balancer a toujours
été très pratiqué.
Les récits des ethnographes, « dans le métro » ou en terre lointaines, et les
contes recueillis par les folkloristes nous servent de témoignage d’une présence antique et extensive des balançoires dans les habitudes de l’Europe entière.
G. Pitrè, par exemple, relate des chansons de balançoire (vacanzita) en Sicile
au XIXe siècle17, en particulier celles de la fête de l’Ascension dans le sud-est
de l’île, près de Noto18. Vladimir Propp décrit des traditions semblables dans
son volume sur les fêtes agraires russes : la balançoire faisait partie des rites de
l’Assomption de Marie à la mi-août19.
On chantait des chansons de balançoire jusqu’au Maroc : des chansons
d’amour ou des refrains qui battaient la mesure, pour ainsi dire, du balancement. Jeanne Jouin nous rapporte une tradition vraiment intéressante :
avant de partir pour le hajj vers la Mecque, la maison du pèlerin devenait
« le théâtre d’une séance rituelle d’escarpolette, à laquelle prenait part toute
la gent féminine de la famille. En telle occasion, le va-et-vient de la matesa
[le mot arabe pour balançoire] était jugé de bon augure et les cordes demeu16
Ceci n’est pas vrai pour le hongrois, qui utilise plusieurs noms différents. Cf. Gazda Klára,
« Die Schaukel in der ungarischen Volkstradition », Acta Ethnographica Hungarica, 44 (1-2),
1999, p. 113-125. L’ambiguïté touche même le mouvement de balancement qui se révèle duplice,
car il peut être décomposé en un mouvement monter – descendre et un autre avant – arrière. Cf.
Maria Serena Funghi, « Il mito escatologico del Fedone e la forza vitale dell’aiora », La Parola del
Passato, 35, 1980, p. 176-201.
17
Cf. G. Pitrè, Giuochi fanciulleschi siciliani, Palerme, 1883, p. 361, n. 244. On peut trouver
des traditions très proches en Sardaigne cf. Giuseppe Ferraro, « L’altalena sarda e il ballo : la
Monferrina », Archivio per lo Studio delle Tradizioni Popolari, XII, 1893, p. 483-487.
18
19
Cf. G. Pitrè, Spettacoli e feste popolari siciliane, Palermo, 1881, p. 264.
Cf. Vladimir Propp, Русские аграрные праздники [Russkie agrarnye prazdniki], Léningrad, Leningradskij Universitet, 1963 (traduction française par Luise Gruel-Apert : Les Fêtes
agraires russes, Maisonneuve & Larose, Paris, 1987).
228
Alessandro Pozza
rant suspendues pendant l’absence du voyageur constituaient un gage symbolique de l’attachement de celui-ci à son foyer »20.
Ernesto De Martino, dans son étude sur les femmes et les hommes atteints
de tarentisme dans le Salento, la « Terre du remords » selon le titre de son étude sur la religion du Sud de l’Italie, nous raconte des rites d’exorcisme qui planifiaient une utilisation rituelle de sortes de balançoires21.
Ce que l’ethnologue italien a vu dans les Pouilles se rapproche singulièrement d’un récit mythique samoyède, selon lequel les chamans qui
avaient été blessés se balançaient sur une escarpolette pour recouvrer leur
santé et que cela pouvait aller jusqu’à ressusciter un héros22. En Hongrie,
finalement, selon l’article déjà mentionné de Klára Gazda 23, la balançoire
est conçue comme un jeu pour les enfants mais aussi comme Zaubermittel, un auxiliaire magique qui symbolise, dans plusieurs contes, la porte
pour l’Au-delà.
Après ce bref aperçu, il est beaucoup plus compliqué de liquider la balançoire comme un simple jeu d’enfants et Pierre Le Loyer, sieur de la Brosse, né
en Anjou en 1550, semble être du même avis. Après des études de droit, ce singulier érudit s’intéressa aux langues anciennes et surtout à la démonologie. Il
écrivit, en effet, un Discours des Spectres ou Visions et Apparitions d’esprits,
publié en 1605 à Paris24.
Le but de Pierre Le Loyer était ambitieux : il voulait prouver scientifiquement « la certitude des Spectres & visions des Esprits » et analyser « les causes
des diverses sortes d’Apparitions d’iceux, leurs efects, leurs differences, & les
moyens pour recognoistre les bons & les mauvais, & chasser les Demons »25.
20
Jeanne Jouin, « Chansons de l’escarpolette à Fès et Rabat-Salé », Hespéreis, Archives berbères
et bulletin de l’institut des hautes études marocaines, 1954, p. 3-4. Cf. aussi la chanson d’escarpolette recueillie par William Marçais dans Textes arabes de Tanger, Paris, Leroux, 1911, p. 175.
21
Cf. Ernesto De Martino, La terra del rimorso, Il Saggiatore, Milano, 1961, p. 209-218 (traduction française par Claude Proncet, La terre du remords, Paris, Gallimard, 1966).
22
Toivo Lehtisalo, Juraksamojedische Volksdichtung, Helsinki. Mémoires de la Société FinnoOugrienne, 1947, p. 123.
23
Cf. n. 16.
24
Pierre Le Loyer, Discours et histoires des spectres, visions et apparitions des esprits, anges,
démons et ames, se monstrans visibles aux hommes, Paris, N. Buon, 1605.
25
Ibid., p. i.
La balançoire et l’escarpolette
229
Pour convaincre les critiques les plus rénitents – les philosophes qui niaient la
substance incorporelle –, il suit un processus qu’il qualifie, pour étrange que
cela puisse nous paraître, « de logique » et commence donc par l’examen des
faits vérifiables recueillis par « les plus celebres autheurs tant Sacrez que Prophanes ». Pour cette raison, il exclut de son traité les témoignages auxquels on
ne pouvait pas faire confiance : ceux des fous, ceux des femmes – cela va sans
dire ! – et ceux des enfants26 :
Ie n’ay que trop parlé des formes effroyables, espouventans les enfans, ausquelles ne se ioindront point mal les masques dont usoient les anciens en
leurs banquets, ou en leur escarpoulettes & brandeles. Ces masques estoient à divers angles & faces, & se nommoient Oscilla, conme qui diroit
Petite-bouches. Et eust-on dict en leur branle & agitation que ces masques
eussent eu divers visages d’elefant, de chien, de sanglier, d’un Geryon ou
monstre à trois testes, & pareil monstres. Et de tels masques i’ay souvenance en avuoir veu entre les mains du sieur de Gaiffier, Advocat en la
Cour de Parlement de Paris curieux de choses antiques. Et voyla les instrumens machinez contre l’aage tendre, qui n’est que trop facile à estre
seduit & abusé.
Voilà pourquoi il fallait exclure les plus petits : ils sont impressionables
car les adultes s’amusent à les épouvanter avec des histoires effroyables ou
encore en suspendant des masques affreux qu’on appelait oscilla comme
faisaient « les anciens en leurs banquets ou en leurs escarpolettes » (première attestation française du terme). Pierre Le Loyer affirme avoir vu une
de ces oscilla dans la collection d’objets bizarres du sieur de Gaiffier. Voilà, écrit-il frémissant d’indignation, les instruments machinés contre l’âge
tendre : ces têtes pendues que les anciens appelaient oscilla, le mot latin qui
désignait les balançoires.
Des têtes pendues… Si l’on suit cette suggestion, on peut penser aux gens
qui se balancent sur une balançoire comme à autant de corps suspendus, voire pendus. A ce propos, la scène décrite par l’Arioste dans la septième stanza
du chant XXXIV de l’Orlando Furioso est tout à captivante. Entré dans une
caverne avant de monter sur la lune pour trouver la raison perdue de Roland,
Astolphe est rapidement enveloppé par une fumée noire, âcre et si dense qu’il
26
Ibid., p. cv.
230
Alessandro Pozza
ne peut presque rien voir. Tout ce qu’il peut saisir, c’est que quelque chose se
balance au-dessus de sa tête, en haut sous la voûte de la caverne27 :
Ma quando va più inanzi, più s’ingrossa
il fumo e la caligine, e gli pare
ch’andare inanzi più troppo non possa;
che sarà forza a dietro ritornare.
Ecco, non sa che sia, vede far mossa
da la volta di sopra, come fare
il cadavero appeso al vento suole,
che molti dì sia stato all’acqua e al sole.
Pour décrire cette vision bouleversante, l’Arioste utilise une comparaison qui
nous concerne : cela ressemble au cadavre d’un pendu, ballotté par le vent. C’est
l’âme d’une pécheresse, Lidia, qui, de son vivant, avait été trop hautaine, notamment avec son amoureux, et ne s’en trouvait maintenant pas moins condamnée
à se balancer pour l’éternité, en pleurant sous l’effet de la fumée noire.
Pour l’Arioste, la comparaison la plus efficace pour désigner quelqu’un qui
se balance est celle du cadavre d’un pendu, ballotté « puis ça, puis là, comme
le vent varie », comme l’a décrit François Villon dans sa célèbre épitaphe, la
Ballade des pendus28 :
La pluye nous a debuez et lavez
Et le soleil deseichez et noircis.
Pies, corbeaulx nous ont les yeulx cavez
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis :
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charie,
Plus becquetez d’oyseaulx que dez à coudre.
27
Ludovico Ariosto, Orlando furioso, éd. Remo Ceserani et Sergio Zatti, Turin, UTET, 1997.
Pour la traduction en français d’André Rochon, cf. L’Arioste, Roland furieux, Paris, Les Belles Lettres, 2000 : « Plus il va cependant et plus alors grossissent / la fumée, le brouillard, de sorte qu’il lui
semble / qu’il ne pourra pas beaucoup plus aller encore / et qu’il sera forcé de rebrousser chemin.
/ Voici qu’il voit bouger de la voûte d’en haut / il ne sait pas trop quoi, comme fait d’ordinaire / un
cadavre resté suspendu dans le vent, / sous l’eau et au soleil de nombreux jours durant ».
28
La ballade figure dans François Villon, Poésies complètes, présentation, éd. et annot. de
Claude Thiry, Paris, Librairie Générale Française, 1991.
La balançoire et l’escarpolette
231
Ce qui m’intéresse ici n’est pas de mettre en évidence l’autobiographisme présumé du poème29 ou de souligner le tendre désespoir d’un jeu poétique complètement nouveau, mais plutôt de réfléchir aux destinataires fictifs de la pièce. Le
poème se base sur la polarité entre nous, un pronom qui revient 20 fois dans ces
35 vers, et vous, c’est-à-dire les hommes qui lui survivront. Mais tout en confirmant l’opposition entre nous pauvres et frères humains, François Villon revendique une communauté humaine qui dépasse les différences de substance :
Vous nous voiez cy attachez, cinq, six :
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
El est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne se rie,
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre.
Les pendus sont accrochés, leurs corps sont bouffis, délavés, pourris et leurs
os deviendront rapidement poussière30. Malgré cela, personne n’a le droit d’en
rire et de se considérer comme différent. Ce n’est pas aux hommes de juger mais
à Dieu et les prières de ceux qui restent vivants peuvent les aider à abréger les
peines du purgatoire : « Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre ».
Ce dernier nous comprend en même temps les pendus et les vivants, car
l’absolution réclamée pour les pendus est nécessaire pour tous31. Après des
vers crûment réalistes, le poète revient sur la crainte des moqueries :
Prince Jesus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie :
A luy n’ayons que faire ne que souldre.
Humains, icy n’a point de mocquerie,
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !
29
On a longtemps cru lire dans la ballade l’auto-épitaphe que François Villon aurait écrite la
veille du jour prévu pour sa pendaison, mais ce n’est qu’une légende sans aucune confirmation.
30
Echo manifeste au livre de la Genèse : « In sudore vultus tui vesceris pane donec revertaris in terram de qua sumptus es quia pulvis es et in pulverem reverteris », Gn, III, 19. Toutes les
citations bibliques sont tirées de la Vulgate et leurs traductions en français de La Nouvelle Bible
Segond, Villiers-le-Bel, Société biblique française, 2005.
31
On retrouve ici le thème bien connu des trois morts et des trois vifs, de la Totentanz, de
la danse macabre : « Vous serez ce que nous sommes », la célèbre épitaphe de Pierre Damien :
« Quod nunc es, fuimus ; es quod sumus ipse futurus ».
232
Alessandro Pozza
L’obsession de François Villon semble être de ne pas recevoir les mêmes réactions que frère Genièvre se souhaitait : des insultes et des moqueries adressées
à des corps qui oscillent, soit sur un jeu pour enfants soit sur un gibet.
Le stigmate réservé à la mort par pendaison est un thème très ancien : le Dieu
biblique maudit les cadavres pendus et la pendaison est considérée comme humiliante dans l’Ancien aussi bien que dans le Nouveau Testament (Dt XXI, 22-23)32 :
Quando peccaverit homo quod morte plectendum est et adiudicatus morti adpensus fuerit in patibulo non permanebit cadaver eius in ligno sed in
eadem die sepelietur quia maledictus a Deo est qui pendet in ligno et nequaquam contaminabis terram tuam quam Dominus Deus tuus dederit
tibi in possessionem.
Dans l’épître de Paul de Tarse aux Galates, l’apôtre établit un rapport intéressant entre le passage cité du Deutéronome et la passion de Jésus (Ga III, 13-14)33 :
Christus nos redemit de maledicto legis factus pro nobis maledictum quia
scriptum est maledictus omnis qui pendet in ligno, ut in gentibus benedictio Abrahae fieret in Christo Iesu ut pollicitationem Spiritus accipiamus
per fidem.
Selon Paul de Tarse, Jésus nous a sauvés en prenant sur lui les péchés du
monde à travers le plus honteux des supplices : la crucifixion, c’est-à-dire, tout
compte fait, un genre particulier de pendaison. La réflexion de l’apôtre continue dans l’épître aux Philippiens, où il écrit quelque chose qui nous reconduit
au début de notre étude, en Ombrie, au XIIIe siècle (Ph II, 5-11)34 :
32
« Si un homme coupable d’un péché passible de mort a été mis à mort et que tu l’aies pendu à un bois, son cadavre ne passera pas la nuit sur le bois : tu l’enseveliras le jour même, car
celui qui est pendu est une malédiction de Dieu ; tu ne rendras pas impure la terre que le Seigneur, ton Dieu, te donne comme patrimoine. » (Deutéronome, XXI, 22-23).
33
« Le Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi en devenant malédiction pour nous
— car il est écrit : Maudit soit quiconque est pendu au bois — afin que, pour les païens, la bénédiction d’Abraham soit en Jésus-Christ et que, par la foi, nous recevions l’Esprit promis ».
(Epître aux Galates III, 13-14).
34
« Ayez entre vous les dispositions qui sont en Jésus-Christ : lui qui était vraiment divin, il ne
s’est pas prévalu d’un rang d’égalité avec Dieu, mais il s’est vidé de lui-même en se faisant vraiment esclave, en devenant semblable aux humains ; reconnu à son aspect comme humain, il s’est
abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort — la mort sur la croix. C’est pourquoi
Dieu l’a souverainement élevé et lui a accordé le nom qui est au-dessus de tout nom, pour qu’au
La balançoire et l’escarpolette
233
Hoc enim sentite in vobis quod et in Christo Iesu qui cum in forma Dei
esset non rapinam arbitratus est esse se aequalem Deo sed semet ipsum
exinanivit formam servi accipiens in similitudinem hominum factus et
habitu inventus ut homo humiliavit semet ipsum factus oboediens usque
ad mortem mortem autem crucis propter quod et Deus illum exaltavit et
donavit illi nomen super omne nomen ut in nomine Iesu omne genu flectat caelestium et terrestrium et infernorum et omnis lingua confiteatur
quia Dominus Iesus Christus in gloria est Dei Patris.
Il faut faire comme Jésus et suivre la voie de la croix, comme le proclame
Paul de Tarse, comme le dira François d’Assise et comme le fait, quasi littéralement, frère Genièvre en se pendant sur un bois.
Cette équivalence inattendue entre pendaison (ou crucifixion) et balançoire pourrait sembler occasionnelle, fortuite et même arbitraire35, mais elle est
rendue compréhensible par certains rapports existentiels et certains indices
mythico-rituels précis36.
Les traités sur la religion grecque décrivent en effet une fête athénienne,
celle des Ανθεστήρια (Anthestéries), qui était célébrée au début du mois de
mars et dont faisait partie le rite des Αι ̉ώρα (Aiora, balançoires)37. Liée aux rinom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue
reconnaisse que Jésus-Christ est le Seigneur à la gloire de Dieu, le Père. » (Epître aux Philippiens
II, 5-11).
35
Telle est, par exemple, l’opinion de Ch. Picard dans son article sur le symbolisme de Phèdre à la balançoire. Le savant n’envisage aucun « rapport acceptable entre le symbole et la chose
symbolisée, entre la balançoire et la pendaison, c’est-à-dire entre un rite agraire … et une manière de se suicider », cf. Ch. Picard, « Phèdre à la balançoire et le symbolisme des pendaisons »,
Revue Archéologique, XXVIII, 1928, p. 47 et sq., cité par E. De Martino, La terra del rimorso, p.
209. Contre l’affirmation de Ch. Picard, cf. aussi Carlo Donà, Per le vie del mondo : l’animale
guida e il mito del viaggio, Soveria Mannelli, Rubbettino Editore, 2003, p. 382, n. 84.
36
Nous ne sommes pas en quête de l’origine du motif détecté dans deux textes médiévaux
si différents et lointains, pas plus que nous n’essayons de déterminer un archétype, une source
primordiale ou un Urmotiv auquel tout réduire : nous cherchons plutôt dans d’autres domaines
linguistiques et culturels des confirmations à nos hypothèses. Cf. E. De Martino, La terra del rimorso, p. 209.
37
Cf. Alberto Borghini, « Il desiderio della Sibylla pendens nel contesto interno e in un
contesto analogico : il rito dell’aiora », Studi Classici e Orientali, XLVI, 2, 1997, p. 659-679 ; Ludwig Deubner, Attische Feste, Berlin, 1956 ; B. C. Dietrich, « A rite of Swinging during the Anthesteria », dans Hermes, LXXXIX, 1961, p. 36-50 ; M. S. Funghi, « Il mito escatologico del Fedone … » ; Jean Hani, « La fête athénienne de l’aiora et le symbolisme de la balançoire », Revue
234
Alessandro Pozza
tes dionysiaques, à l’ouverture des jarres du vin nouveau ainsi qu’au culte des
morts – ce qui est fréquent parmi les peuples qui enterrent les cadavres –, le
rite prévoyait que les jeunes Athéniennes se balancent sur des escarpolettes
pendues aux arbres, tout en chantant une chanson.
L’origine mythique du rite est notamment racontée, à l’époque augustéenne38, par le cosmologue Hygin dans son traité De Astronomia39. Dans
le chapitre IV du second livre, il relate en effet l’histoire d’Icaros, père de
la jeune Érigone et choisi par le dieu Liber pour apprendre aux hommes
les façons de cultiver la vigne et produire le vin. Lorsqu’il révèle son savoir nouveau aux bergers de l’Attique, ils réagissent de façon inattendue :
effrayés par les effets de la nouvelle boisson, complètement ivres, ils se
convainquent qu’Icaros les a trompés et le tuent. Après avoir retrouvé la
raison, bouleversés par le crime qu’ils ont commis, les bergères enterrent
Icaros au pied d’un arbre (II, 4, 3).
Le lendemain matin, Érigone « permota desiderio parentis » (II, 4, 4) se met
à la recherche de son père avec sa chienne, Maera, qui n’avait cessé de hurler
depuis la disparition de l’homme. Comme dans un roman policier, la fille fait
renifler un vêtement d’Icaros à la chienne et l’animal la conduit à l’arbre qui
marque la sépulture de l’homme (II, 4, 4)40 :
Quod filia simul ac uidit, desperata spe, solitudine ac pauperie oppressa,
multis miserata lacrimus in eadem arbore qua parens sepultus uidebatur,
suspendio sibi mortem consciuit ; cui canis mortuae spiritu suo parentauit.
d’études grecques, 91, 1978, p. 107-122 ; Steven H. Lonsdale, Dance and Ritual Play in Greek Religion, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 1993.
38
Comme l’écrit André Le Bœuffle dans l’introduction à son édition du texte, on ne peut
que formuler des hypothèses sur la véritable identité de Hygin et sur l’époque de rédaction
du traité de cosmologie qui nous intéresse : « dans la succession chronologique des ouvrages
latins d’astronomie notre auteur paraît … occuper une position intermédiaire entre Cicéron
et Germanicus, c’est-à-dire entre 89 ou 86 avant J.-C. et 16 ou 17 de notre ère ». Cf. Hygin,
L’Astronomie, texte établi et traduit par André Le Bœuffle, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p.
xxxvii.
39
Dans ce traité de cosmologie, Hygin ne se borne pas à décrire la voûte céleste mais il relate
les légendes rapportant les aventures qui ont conduit un être mythologique jusqu’au ciel où il
figure sous forme de constellation. Les citations suivantes, leurs traductions en français, ainsi
que le résumé de l’épisode d’Icaros et Erigone sont tirés de l’édition d’André Le Bœuffle citée à
la note précédente.
40
« Aussitôt, à cette vue, sa fille désespérée, dans l’accablement de sa solitude et de sa pauvreté, versa d’abondantes larmes de pitié et se donna la mort en se pendant au même arbre qui
marquait la sépulture de son père. Le chien apaisa par sa propre mort les mânes de la défunte ».
La balançoire et l’escarpolette
235
Cependant, le bienveillant Jupiter les élève jusqu’au ciel et transforme en
constellations Icaros « le Bouvier », Érigone « la Vierge » et, surtout, Canicule,
sous laquelle le climat se fait torride (II, 4, 4).
Mais ce n’est pourtant pas la fin de l’histoire, car, dans la ville attique, quelque chose d’inquiétant commence à se produire : un grand nombre de jeunes
filles se donnent la mort en se pendant aux arbres « sine causa », sans motif
apparent. Les anciens de la ville interrogent Apollon et apprennent qu’une
malédiction d’Érigone est à l’origine de l’épidémie suicidaire ; la seule chance
d’échapper à ce terrible sort serait d’apaiser la jeune fille en instituant un rite
nouveau, celui des Aiora, bien évidemment (II, 4, 5)41 :
Qui quod ea se suspenderat, instituerunt uti tabula interposita pendentes
funibus se iactarent, ut qui pendens uento mouertur. Quod sacrificium
sollemne instituerunt.
L’image de filles qui se balancent sur une balançoire devint fréquente dans
l’iconographie de la Grèce ancienne : on la retrouve sur plusieurs céramiques42
et, selon Pausanias, elle figurait même sur la nekya peinte par Polygnote de
Thasos dans les leschée des Cnidiens à Delphes43. Dans cette grande peinture
murale, l’artiste avait représenté Phèdre en train de se balancer, ce qui faisait
allusion, selon le Périégète, à la manière dont elle se donna la mort, bien que
d’une manière moins crue44. Comme le souligne Ernesto De Martino, dans
les crises survenant chez les femmes grecques, la fugue loin de la communau41
« Puisqu’elle s’était pendue, ils décidèrent de se suspendre à des cordes en intercalant une
planche et de se balancer comme un pendu agité par le vent ».
42
Cf. la description et les images du vase attique à figures rouges conservé au Staatliche Museen de Berlin : « on the left, a woman wearing a chiton and sakkos, her mantle pulled down
around her waist, stoops to push the girl on the swing. The girl swings forward, her hair and chiton flying. Her mantle is draped over her lap. The swing has four legs, three of which are visible.
A large, close-mouthed vessel (?) is sunk into the ground between the two women, and a basket
stands on the far left, behind the woman pushing the swing. A festoon hangs over her head. »
(http://www.perseus.tufts.edu/hopper/artifact?name=Berlin+F+2394&object=Vase).
43
L’énorme peinture de Polygnote, qui représentait des dizaines de figures mythologiques, a
désormais disparu et la seule description qu’on en garde est celle de Pausanias. A partir de cela,
Robert K. Kebric a écrit une étude fondamentale pour comprendre l’œuvre de Polygnote dans le
contexte historique et politique de la première moitié du Ve siècle av. J.-C. Cf. M. Robertson, A
History of Greek Art, vol. I, Cambridge, 1975, p. 247 et R. B. Kebric, The Paintings in the Cnidian
Lesche at Delphi and Their Historical Context, Leiden, E. J. Brill, 1983, en particulier les p. 24-25
pour ce qui concerne la représentation de Phèdre à la balançoire.
44
Cf. Pausanias le Périégète, Description de la Grèce, XXIX, 29, 3, cité par E. De Martino, La
terra del rimorso, p. 209.
236
Alessandro Pozza
té civile comportait souvent le risque de suicide par noyade ou pendaison45
et Arachné, elle aussi, se pend avant d’être transformée, selon Ovide, en ondoyante araignée par une Athéna radoucie46 :
Non tulit infelix laqueoque animosa ligauit
Guttura. Pententem Pallas miserata leuauit
Atque ita : « Viue quidem, pende tamen, improba » dixit
Arrivé à ce point, il me semble possible d’affirmer l’existence d’un noyau thématico-mythique qui se décline de différentes manières dans les textes considérés, en fonction de l’époque, de la société et du groupe social où il se manifeste :
A) « Pendaison » et « balançoire » sont très étroitement liées, au point qu’on
a pu voir dans le jeu enfantin une figura de la mort par suspension. C’est
leur mouvement oscillatoire qui les rapproche et les unit47.
B) L’oscillation symbolise en même temps :
a) la cyclicité du temps – c’est pour cela qu’on trouve autant d’escarpolettes dans les traditions folkloriques de l’Europe paysanne48 ;
b) la porte par laquelle on passe d’une saison à l’autre et d’un état
à l’autre49 ;
45
Cf. E. De Martino, La terra del rimorso, p. 209.
Cf. Ovide, Metamorphoses, VI, 134-136. « L’infortunée ne peut supporter l’outrage et,
dans son dépit, elle se noue un lacet autour de la gorge. Elle était pendue, quand Pallas, ayant
pitié d’elle, adoucit son destin : "Vis, lui dit-elle ; mais reste suspendue, misérable !" » (traduction : Ovide, Les Métamorphoses, t. II [VI-X], texte établi et traduit par Georges Lafaye,
Paris, Les Belles Lettres, 1989). Cet épisode, qui montre bien la connexion symbolique entre
la pendaison et l’oscillation de l’araignée et justifie les rites d’exorcisme auxquels les gens atteints de tarentisme étaient soumis dans le Salento (cf. n. 21), est illustré très efficacement par
une lettrine présente dans un manuscrit des Métamorphoses ovidiennes en français, copié en
Flandre au XVe siècle et conservé à la Bibliothèque Nationale de France (ms BNF fr. 137, f. 75v
- http://www.iconos.it/index.php?id=1799). L’image représente simultanément Arachné pendue et métamorphosée en araignée.
47
Sur le mouvement oscillatoire, cf. M. S. Funghi, « Il mito escatologico del Fedone » et les
thèses de Platon sur l’importance de l’exercice rythmique comme traitement de l’âme et du
corps (cf. Platon, Les Lois, 790 c-e et Platon, Timée, 88 d-89 a).
48
Cf. n. 17 et 18.
49
Cf. n. 22.
46
La balançoire et l’escarpolette
237
c) une projection vers le ciel : en Grèce, Érigone monte aux cieux en
devenant constellation, tandis qu’en milieu chrétien, où la seule
ascension aux cieux est celle de Marie, la tradition d’une jeune
fille sur une balançoire célèbre le jour de l’Assomption50.
C) La condamnation biblique de la mort par suspension se superpose au fondement mythique en y ajoutant la marque de la honte et de l’humiliation
dont François Villon et frère Genièvre seront les objets.
D) La mort de Jésus, mort par pendaison, donne une signification nouvelle aux mots de l’Ancien Testament51 : l’humiliation de la croix devient le
moyen pour racheter les hommes, selon Paul de Tarse. Il faut donc s’humilier et suivre le Christ sur la voie de la croix, dit François d’Assise. En se balançant sur une planche en bois, frère Genièvre est en fait en train d’imiter
le Christ et il obtient ce qu’il veut, ce que Jésus reçut lorsqu’il subit la Passion : des insultes et des outrages.
Mais que se passe-t-il après le XVe siècle ? Qu’arrive-t-il à un mythe qui nous
est apparu comme si extensif, si capable de se cacher, de muter, de se dissimuler à travers le temps et l’espace ? Selon Philippe Ariès, quand le mythe se détache du rite, quand il perd son caractère communautaire en devenant profane et individuel, « il sera de plus en plus réservé aux enfants, dont le répertoire
de jeux apparaît alors comme le conservatoire de manifestations collectives
désormais abandonnées par la société des adultes et désacralisées »52.
Et pourtant, si cela est sans doute vrai pour les individus depuis la fin de
l’Ancien régime (pour nous tous, une balançoire n’évoque plus ni la pendaison ni la porte de l’Au-delà !), on peut considérer que lorsqu’on parle de littérature, les choses sont toujours un peu différentes.
C’est pourquoi on ne sera pas surpris de faire la connaissance d’Effi
Briest, la protagoniste du roman éponyme de Theodor Fontane, pendant
qu’elle se balance sur une escarpolette, ni d’apprendre que ce jeu symbolise dans la totalité du livre le moment du passage entre la fillette qu’elle
était et la femme qu’elle a dû devenir en épousant un vieil homme riche et
50
Cf. n. 19.
A ce propos, il est toujours utile de se rapporter aux réflexions d’Erich Auerbach sur le
Kreatürliches, cf. E. Auerbach, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Francke Ag. Verlag, Bern, 1941, p. 237-239.
52
Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, Editions du Seuil, Paris, 1973, p. 64.
51
238
Alessandro Pozza
barbare53. Dans le film Fontane – Effi Briest que Rainer Werner Fassbinder
a tiré du roman en 1974, la balançoire a la même signification54.
Et on ne sera pas même surpris de remarquer que la tragédie d’Hélène
Grandjean, l’héroïne du roman Une page d’amour d’Emile Zola, commence
par ce simple passe-temps enfantin55. Elle vient de quitter le deuil de son défunt mari et se balance sur une escarpolette, elle va de plus en plus vite, quand
elle voit qu’un homme s’approche. Elle saute, se blesse au genou, l’homme accourt, il est médecin, il s’appelle Deberle. Il la soignera, mais ce sera le début
de la fin : leurs vies seront vite brûlées par une passion folle et destructrice.
53
Theodor Fontane, Effi Briest, dans Sämtliche Romane, Erzählungen, Gedichte, Nachgelassenes, t. IV, Carl Hanser Verlag, München, 1974. La Schaukel apparaît dans la toute première
page du roman.
54
Effi Briest : da Fontane a Fassbinder, sous la direction de L. Cimmino, D. Dottorini, G. Pangaro, Milan, Il castoro, 2008.
55
Emile Zola, Une page d’amour, dans Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale
d’une famille sous le Second Empire, t. II, Gallimard, Paris. Cf. aussi W. Hirdt, « Zur Schaukelszene in Zolas Roman Une page d’amour. Eine komparatistische Motivstudie », Arcadia, 21, 1986,
p. 129-144.
Arthur et Rithon (Rion, Ris),
le géant coupeur de barbes
Beatrice Barbieri
Università degli Studi di Milano
Dans l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth (env. 1139),
ouvrage qui retrace l’histoire des rois de Bretagne de la fondation à la fin du
royaume, les passages historiques alternent avec des épisodes qui puisent dans
les traditions folkloriques, surtout celles du Pays de Galles d’où son auteur
était originaire. Le récit donne au lecteur moderne l’impression de glisser
sans cesse de la chronique à la légende.
Le combat entre Arthur et Rithon, le géant coupeur de barbes, est sans
conteste un de ces moments très riches en éléments folkloriques. Lors de sa
victoire sur le géant du Mont Saint-Michel, Arthur partage avec ses compagnons un souvenir de son passé en racontant « qu’il n’avait pas rencontré pareille force depuis le jour où il avait tué, sur le mont Aravius, le géant Rithon
qui l’avait incité au combat »1. On apprend alors que Rithon était un terrible
géant qui s’était confectionné des fourrures avec les barbes des rois qu’il avait
tués ou vaincus2. Il désirait maintenant la barbe d’Arthur et ordonnait au roi
de se la couper et de la lui envoyer. En reconnaissant le prestige et la puissance
d’Arthur, qui l’emportait sur tous les autres rois, Rithon promettait de placer
sa barbe au-dessus des autres. L’alternative à la remise volontaire de la barbe
1
Geoffroy de Monmouth, Histoire des rois de Bretagne, traduit et commenté par Laurence
Mathey-Maille, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 234. Le texte latin est à lire dans la récente édition critique par Michael Reeve : Geoffrey of Monmouth, The history of the kings of Britain. An
edition and translation of « De gestis Britonum » (« Historia Regum Britanniae »), edition by Michael D. Reeve, translation by Neil Wright, Woodbridge, The Boydell Press, 2007. Citée dorénavant dans les notes comme HRB. Le mont Aravius pourrait être le Snowdon, au Pays de Galles,
mais l’identification n’est pas certaine (J.S.P. Tatlock, The legendary history of Britain : Geoffrey
of Monmouth’s Historia regum Britanniae and its early vernacular versions, Berkeley, University
of California Press, 1950, p. 64-65).
2
Le texte latin utilise le verbe ambigu peremo (HRB § 165.98).
240
Beatrice Barbieri
était le combat. Celui-ci va bien sûr avoir lieu, car Arthur refuse de donner
sa barbe aussi facilement. Après une lutte très dure, le roi bat le géant et gagne
sa barbe et les fourrures3.
Au sein de l’Historia Regum Britanniae ce récit rétrospectif possède une
forte valeur symbolique. D’abord, comme Huguette Legros l’a bien démontré4, les combats entre héros et géants marquent toujours dans l’Historia le
moment d’un échange de domination : lors de leur arrivée en Bretagne, avant
de s’installer dans l’Île, les Troyens doivent « chasser les géants qu’ils trouvèrent dans les cavernes des montagnes »5 ; le combat du Mont Saint-Michel, véritable double du combat contre Rithon, « préfigure, comme une sorte de mise
en abyme, la guerre d’Arthur contre Rome »6 et annonce la victoire bretonne.
De plus, la place de notre récit dans le “temps” de l’Historia a quelque chose
d’exceptionnel, car il coupe la structure chronologique linéaire pour s’ouvrir
aux plis de la mémoire d’Arthur.
L’exploit contre Rithon se place à un moment générique du passé d’Arthur7,
d’où il surgit avec toute sa puissance pour expliciter l’essence et le destin du
héros, guerrier insurpassable et défenseur du territoire contre la menace extérieure, personnifiée par le géant. Le personnage d’Arthur conserve ici les traits
du héros archaïque et épique, auquel il revient de combattre contre les géants,
3
HRB § 165.95-104 : « Dicebat autem se non inuenisse alium tante uirtutis postquam Rithonem gigantem in Arauio monte interfecit, qui ipsum ad preliandum inuitauerat. Hic namque ex
barbis regum quos peremerat fecerat sibi pelles et mandauerat Arturo ut suam barbam diligenter
excoriaret atque excoriatam sibi dirigeret et quemadmodum ipse ceteris praeerat regibus ita in
honore eius eam ceteris barbis superponeret; sin autem, prouocabat eum ad proelium et qui fortior superuenisset pelles et barbam deuicti tulisset. Inito itaque certamine, triumphauit Arturus
et barbam alterius cepit et spolium, et postea nulli fortiori illo ouiauerat ut superius asserebat ».
4
Huguette Legros, « Arthur contre le géant. Un combat symbolique », dans Le Roman de
Brut entre mythe et histoire, Actes du colloque Bagnoles de l’Orne, septembre 2001, textes réunis
par Claude Letellier et Denis Hüe, Orléans, Paradigme, 2003, p. 35-46.
5
Laurence Mathey-Maille, Histoire des Rois, p. 49. Les géants étaient les premiers habitants de l’île.
6
Huguette Legros, « Arthur contre le géant », art. cit., p. 44. L’analyse très habile d’Huguette Legros débute par le rêve d’Arthur pendant la traversée de la Manche et son explication fort
symbolique, qui « nous invite [...] à nous interroger sur les rapports qui peuvent exister entre ce
combat [le combat contre le géant de Mont Saint-Michel] (et ses significations) et la lutte menée
par Arthur pour se libérer du joug de Rome » (p. 39).
7
Geoffroy de Monmouth ne situe pas avec précision le moment du combat entre Arthur et
Rithon. Celui-ci précédant le combat du Mont Saint-Michel, on peut supposer qu’il est advenu
au début de la carrière guerrière d’Arthur, mais après le couronnement (le géant reconnaît la supériorité d’Arthur sur les autres rois, ipse ceteris praerrat regibus, HRB 156.100).
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes
241
de garantir la sécurité temporelle de son peuple et du territoire. Arthur combat seul, avec son épée, les deux terribles monstres8.
Rithon incarne d’ailleurs la menace la plus grande pour la consolidation du
royaume. Sa défaite marque la maturité d’Arthur, la consolidation de son pouvoir. À la fin du combat Arthur devient le propriétaire de la barbe du géant
et des fourrures fabriquées avec les barbes de tous les rois, c’est-à-dire qu’il
détient tout leur pouvoir. La barbe représente en effet l’essence même de ses
propriétaires : elle symbolise à la fois la vigueur corporelle de l’homme, sa
maturité et sa sagesse, et lui couper la barbe constitue donc un grave affront.
Le symbolisme de la barbe, qu’il ne convient pas d’approfondir ici, est très répandu dans des cultures et des milieux variés9. Il suffira de remarquer, pour
ne pas trop s’éloigner du milieu de l’Historia Regum Britanniae, qu’il est bien
présent dans la littérature celtique10, qui eut une telle influence sur la culture
et l’imaginaire de Geoffroy de Monmouth, et qu’on en trouve plusieurs exemples dans la littérature française du Moyen Âge11.
8
Ceci est manifeste dans l’aventure du mont Saint-Michel, lorsque Arthur donne l’ordre à
ses compagnons, Beduer et Keu, qui l’accompagnent dans la mission, de le laisser attaquer seul
le monstre (§ 165.71). Après la victoire, Beduer coupe la tête du géant et la victoire sera célébrée
par toute l’armée bretonne. Pour les aspects archaïques de la royauté arthurienne voir Dominique Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, Champion, 1992, surtout p. 114115, 292 et sqq.
9
On pourra consulter un dictionnaire des symboles, comme par exemple l’Encyclopédie des
Symboles, éd. française établie sous la direction de Michel Cazenave, Paris, Librarie Générale
Française, 1996.
10
On peut penser à Culwych et Olwen (Culhwch and Olwen, éd. Rachel Bromwich et D. Simon
Evans, Cardiff, University of Wales Press, 1992), pour lequel les éditeurs parlent d’une vraie obsession pour les barbes et où on trouve même des liens entre géants et barbes : le géant Ysbadadden doit se raser à l’occasion du mariage de sa fille avec Culwych ; la plupart des épreuves que le
futur époux doit réussir sont liées à la découverte des outils qui vont servir à cette tache. Dans
le catalogue de Aarne-Thompson (Antti Aarne - Stith Thompson, The Types of the folktale : a
classification and bibliography, Helsinki, Suomalainen tiedeakatemia, 1961) le motif folklorique
P 672.1 Fur made from beards of conquered kings est signalé comme étant d’origine galloise.
11
Pour ne mentionner que quelques exemples, dans Huon de Bordeaux, Charlemagne ordonne à Huon de se rendre en Babylonie pour prendre la barbe et quatre dents de l’émir ; dans
Floovant, au début du roman, le jeune protagoniste coupe la barbe de son maître. Cet acte est
tellement répréhensible que Floovant sera puni d’exil. On explique par ailleurs que la tonte forcée de la barbe était réservée aux voleurs : « Seignors, a ice tens que vos ici oez / Adonc estoient
tuit li prodome barbez, / Et li clers et li lais, li prestes coronez, / Et quant [aucuns estoit] aperceuz
d’anbler, / Donques li façoit l’en les grenons a ouster / Et trestoz les forçons de la barbe coper. /
Lores estoit hontous, honiz et vergondez / Si qu’il ne parousoit entre gantz converser, / Et quant
il estoit pris, a mort estoit livrez » (Floovant. Chanson de geste du XIIe siècle, éd. Sven Andolf,
Uppsala, Almquist & Wiksells Boktryckeri-A.-B., 1941, v. 63-71). Le thème des barbes coupées
242
Beatrice Barbieri
L’épisode même qui nous concerne ici, le combat entre Rithon et Arthur
pour la barbe d’Arthur, a eu un certain succès dans la littérature française,
succès strictement lié à la réception de l’Historia Regum Britanniae, qui aboutit en premier lieu à des adaptations en vers en milieu anglo-normand : le Roman de Brut de Wace (1155) et une traduction moins connue en laisses monorimes d’alexandrins (Harley Brut ou Geste de Bretuns, daté de la deuxième
moitié du XIIe siècle)12.
En ce qui concerne le traitement du duel entre le roi et le géant Rithon,
les deux traductions n’offrent pas de surprises, car elles suivent fidèlement la
source latine. Il faut pourtant souligner que conserver l’épisode relève d’un
choix, d’autant plus que celui-ci est indépendant de l’évolution du récit et qu’il
aurait pu être éliminé sans inconvénient manifeste13. Tout en conservant les
éléments présents chez Geoffroy, les deux textes, selon une habitude propre
est inséré « dans le cadre des coutumes étranges et périlleuses » dans le Perlesvaus : au Chastel
des Barbes la porte est ornée par les têtes et les barbes des chevaliers vaincus par les champions
du château (Francis Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale, XIIe-XIIIe
siècles. L’Autre, l’Ailleurs, l’Autrefois, Paris, Champion, 1991, p. 613 ; dans cet ouvrage, le paragraphe 19.IV.3.b, p. 610-613 est dédié à « Ritho, Ritto, Rion, Ris, le coupeur de barbe »).
12
Pour le Brut de Wace je cite d’après l’édition d’Ivor Arnold, Le Roman de Brut de Wace, 2
vol., Paris, SATF, 1938-40 ; pour le Harley Brut, voir Bryan Blakey, « The Harley Brut : An early
French translation of Geoffrey de Monmouth’s Historia Regum Britanniae », Romania, 84, p.
44-70. Blakey édite une partie de la traduction en alexandrins, qui n’est d’ailleurs conservée que
partiellement (nous restent 3492 vers d’un ouvrage originaire bien plus long). Une édition intégrale fait l’objet de ma thèse doctorale : Una traduzione anglonormanna dell’« Historia Regum
Britanniae di Goffredo di Monmouth » : la « Geste de Bretuns » in alessandrini (Harley Brut).
Studio ed edizione Critica, Tesi di Dottorato, Università degli Studi di Siena, aa. 2009-2010. Voir
aussi Beatrice Barbieri, « Una traduzione anglonormanna dell’Historia Regum Britanniae : la
Geste de Bretuns in alessandrini (Harley Brut) », Atti del Convegno della Società Internazionale Arturiana (sezione italiana), Pisa 10-11 ottobre 2010 (à paraître). Outre ces deux Brut, il y a
d’autres traductions en vers de l’Historia (Royal Brut, Munich Brut etc.). Aucune n’est pourtant
complète ni ne contient le passage qui correspond au chapitre 165.
13
Dans le Brut en prose anglo-normande (Julia Marvin, The Oldest Anglo-Norman prose
Brut Chronicle. An edition and translation, Woodbridge, The Boydell Press, 2006), par exemple, après l’aventure du Mont Saint-Michel il n’y a pas d’allusion à Rithon. Pour d’autres versions
françaises en prose, que je n’analyse pas ici, voir Hélène Tétrel, « Arthur et le géant aux barbes :
genèse et circulation d’un épisode fondateur », dans Histoires des Bretagnes.1 : Les mythes fondateurs, Brest, CRBC-UBO, 2010, p. 167-181, qui donne des transcriptions basées sur l’édition
de Géraldine Veysseyre, Translater Geoffroy de Monmouth : trois traductions en prose française
de l’« Historia regum Britanniae » (XIIIe-XVe siècles), thèse de doctorat, Paris-Sorbonne, 2002.
L’étude fort intéressante de Mme Tétrel sur le sujet comprend l’analyse de plusieurs exemples et
inclut, outre les textes français, les Brut anglo-saxon, gallois et norrois, la Saga de Tristan norroise et la Mort d’Arthur de Malory.
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes
243
aux traducteurs médiévaux, amplifient et ajoutent quelques détails (surtout
en ce qui concerne les moments d’action et de violence), donnant de la couleur au récit historique.
Bien plus remarquable est le fait qu’on trouve une reprise de notre épisode
chez Thomas, dans le Roman de Tristan (fragment Sneyd I)14. Il s’agit du seul
passage conservé du roman directement emprunté à l’Historia ou bien à une
de ses traductions15. Non seulement le sujet, mais aussi la technique narrative,
rappellent l’Historia : le récit prend place autour d’une digression, car un exploit de Tristan offre le prétexte pour raconter la fameuse aventure d’Arthur.
Yseut, assise dans sa chambre, pense à Tristan :
Encore le quide ele en Espaigne,
La u il ocist le jaiant,
Le nevod a l’Orguillos grant,
Ki d’Afriche ala requere
Princes e reis de tere en tere.
Orguillos ert hardi e pruz,
Si se cumbati a tuz,
Plusurs afolat e ocist
E les barbes des mentuns prist;
Unes pels fist des barbes granz,
Hahuges e bien traïnanz
Parler oï del rei Artur
Ki en tere out si grant honur,
Tel hardement e tel valur,
Vencu ne fut unc en estur;
A plusurs combatu s’esteit
14
Je cite d’après l’édition : Tristan et Iseut. Les poèmes français. La saga norroise, textes originaux et intégraux présentés, traduits et commentés par Daniel Lacroix et Philippe Walter, Paris, Librairie Générale Française, 1989, p. 368-373, où le passage qui nous intéresse se trouve aux
vers 663-753.
15
Selon Arianna Punzi la version du duel entre Arthur et Rithon du Roman de Tristan dériverait directement de l’Historia (« Materiali per la datazione del Tristan di Thomas », Cultura Neolatina, XLVIII, 1988, p. 9-71), mais les « riprese testuali » repérées par A. Punzi (p. 15) pourraient
bien remonter à l’une des traductions de l’Historia. Pour le succès du combat entre Arthur et Rithon dans la tradition tristanienne, voir Adrian Stevens, « Killing Giants and Translating Empires : The History of Britain and the Tristan Romances of Thomas and Gottfried », dans Bluetezeit.
Festschrift Pete Johnson, ed. Mark Chinca, Joachim Heinzle und Christopher Young, Tübingen,
Niemeyer, 2000, p. 411-26 et Héléne Tètrel, « Arthur et le géant », art. cit., p. 175-176. Pour les deux
auteurs, qui d’ailleurs ne connaissent pas l’article de A. Punzi, il n’y a pas de doute que Thomas
« borrows from Wace’s history » (Adrian Stevens, « Killing giants », art. cit., p. 409).
244
Beatrice Barbieri
E trestuz vencu aveit.
Quant li jaianz cest oï,
Mande lui cum sun ami
Qu’il aveit une noveles pels,
Mais urle i failli e tassels (v. 663-683)
Comme si la convoitise de barbes était une tare familiale, le géant tué par
Tristan est le neveu du géant coupeur de barbes qui avait défié Arthur. Thomas
ne mentionne pas le nom de Rithon et utilise l’épithète ‘orguillos’. Le terme est
déjà associé à Rithon dans Wace et dans la traduction en alexandrins (Par grant
orguil e par fierté Avei le rei Artur mandé, Wace v. 11571-2 ; Par orgoil me demanda ma barbe od le gernun, Harley Brut v. 281), tandis que Geoffroy de Monmouth ne connotait pas le monstre. Selon Thomas, le géant vient d’Afrique.
Après avoir introduit le personnage du géant coupeur de barbes, Thomas
raconte l’histoire du manteau de barbes et du duel contre Arthur (v. 670-729).
Si la version offerte par Thomas ne comporte pas de véritables changements
quant aux personnages et aux événements narrés, elle témoigne de l’intérêt de
ce combat aux couleurs épiques pour un lecteur aussi prestigieux que Thomas, un intérêt qui dépasse le cadre des chroniques généalogiques bretonnes.
Thomas se sert de l’épisode, même s’il « a la matire n’afirt mie »16, pour créer
des liens entre la figure de Tristan et celle d’Arthur, qui ont tous deux réussi
dans l’exploit de la victoire sur le géant17. Chasser les géants est, comme nous
l’avons dit, une tâche réservée aux vrais héros.
Si avec le Tristan on est sorti du contexte de l’histoire du royaume arthurien, on y retourne avec les Premiers Faits du Roi Arthur (datés du milieu du
XIIIe siècle), texte également connu sous le nom de Merlin-Vulgate ou Suite
Vulgate ou encore Suite historique du Roman de Merlin18. Dans la vaste compi16
Tristan, v. 730. Thomas se sent obligé de justifier cette digression qui n’est pas nécessaire
dans l’économie du récit : « A la matire n’afirt mie, / Nequedent boen est quel vos die / Que niz
a cestui cist esteit / Ki la barbe aveir voleit / Del rei e del empereur / Cui Tristan servi a cel jor /
Quant il esteit en Espagne / Ainz qu’il repairast en Bretaigne. » (v. 730-736).
17
Notons que, tandis qu’Arthur se bat pour soi et pour sa barbe, Tristan se bat au service de
l’empereur d’Espagne, qui a été menacé par le géant. Comme déjà indiqué plus haut (cf. note 8)
le géant s’oppose au pouvoir royal. Adrian Stevens voit dans ce détail du Tristan une critique de
la royauté : « Tristan fights in a world where unheroic kings no longer follow the example of Arthur by fighting their own fights » (« Killing giants », art. cit., p. 412).
18
Le Livre du Graal, I. : Joseph d’Arimathie, Merlin, Les Premiers Faits du roi Arthur, Paris,
Gallimard, 2001, éd. préparée par Daniel Poirion, publiée sous la direction de Philippe Walter,
avec la collaboration d’Anne Berthelot, Robert Deschaux, Irène Freire-Nunes et Gérard Gros,
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes
245
lation en prose que les éditeurs de l’édition la plus récente ont nommée Le livre
du Graal, les Premiers Faits se placent entre le Merlin et le Lancelot et racontent les événements qui suivent le couronnement d’Arthur, c’est-à-dire principalement les guerres qu’Arthur doit mener pour agrandir le royaume et assurer son pouvoir19. Selon Philippe Walter, le compilateur des Premiers Faits se
serait inspiré du Roman de Brut, « premier canevas cohérent et complet de la
vie d’Arthur, de sa naissance à sa mort »20, qu’il aurait considérablement amplifié et enrichi d’autres matériaux. Parmi les modifications les plus saillantes
on remarque une extension du rôle du géant, ici appelé Rion (et non plus Rithon). Il est le protagoniste de plusieurs épisodes dans le récit et a changé de
statut social : devenu roi, il est appelé à la fois roi d’Irlande, seigneur des géants
et des Saxons, « Rion des Illes » et « sires et gouvernerres de toute la terre
d’Occident ». En tant que roi, il guide son armée dans des batailles longues et
sanguinaires contre les Bretons. Lors de sa première apparition, il est aussitôt
connoté par le macabre vêtement que nous connaissons, le manteau de barbes : Arthur le reconnaît dans la mêlée « a la couverture dont il estoit couvers,
car toutes ses couvertures estoient plainnes de barbes et de couronnes »21. Arthur le rejoint, l’attaque et l’abat, mais les troupes secourent leurs commandants respectifs et l’affrontement se généralise. Les Bretons l’emportent sur
les Saxons, qui s’enfuient et sont pourchassés par les Bretons. Arthur rattrape
Rion dans une profonde vallée, où ils s’affrontent en combat singulier. L’opposition entre le héros et le géant rappelle le modèle biblique de David contre Goliath : Arthur est petit et jeune et Rion est grand, puissant22. Finalement, Rion
dorénavant cité comme Premiers Faits. Le texte se lit aussi dans le vol. II (L’Estoire de Merlin) de
Sommer H. O., The Vulgate Version of the Arthurian Romances, 8 vols., Washington, Carnegie
Institute, 1908-1916.
19
Selon Michelle Szkilnik (« La jeunesse guerrière d’Arthur », dans Jeunesse et genèse du
royaume arthurien. Les « Suites » romanesques du « Merlin en prose », Actes du Colloque des 27
et 28 avril 2007, École Normale Supérieure, Paris, études réunies par Nathalie Koble et alii, Paradigme, Orléans, 2007, p. 17-32) : ce sont justement « les romans qui s’intéressent au début du
règne d’Arthur [qui] renouent en partie avec la tradition du roi héroïque » (p. 17), tradition manifeste dans le combat entre Arthur et Rithon. M. Szkilnik analyse d’ailleurs notre épisode dans
les Premiers Faits (Suite Vulgate) et la Suite du roman de Merlin.
20
Premiers Faits, p. 1808.
21
Premiers Faits, § 298.
22
Premiers Faits, § 302, p. 1106. Arthur est âgé de 18 ans (28 selon certains manuscrits) et il
est appelé enfant (p. 1110). Le géant « estoit grans et fors a merveilles sor tous les homes que on
seüst et avoit bien, ce dist li contes, .xiv. piés de lonc, des piés qui adont estoient » (p. 1106).
246
Beatrice Barbieri
réchappe de ce combat et, à la suite de plusieurs événements23, rentre dans son
pays, blessé par le roi Ban. On entendra parler de lui plus avant dans le récit,
lorsqu’il assiège la ville de Carmélide pour se venger de sa précédente défaite24. C’est à ce moment-là que Rion envoie un messager à la cour du roi Arthur
pour lui demander sa barbe. Le passage est inséré dans une scène courtoise :
le messager arrive à Camelot à la mi-août, pendant un repas fastueux, où Keu
sert à table. Son message est transmis oralement ainsi que sous la forme d’une
lettre, qui est lue devant la cour par l’archevêque Dubrice et dans laquelle Rion
explique l’histoire du manteau et exige la barbe d’Arthur :
« Si te conmant que tu m’envoies ta barbe par un ou par .ii. de tous tes
meillours amis. Et puis vien a moi et deviegnes mes hom e tiengnes et reçoives de moi en bone pais ta terre. Et se tu ce ne vels faire, laisses ta terre et
t’en vais en essil. Car si tost come je aurai conquis le roi Leodegam, je menrai toute mon ost sor toi et te ferai escorchier ta barbe et traire fors de menton arrebours, ce saces tu tout de vraiement » (§ 722, p. 1532)
Après la lecture de la lettre et le refus d’Arthur de céder sa barbe, d’autres
aventures s’insèrent dans la narration, comme il est fréquent dans les romans en
prose, avant que le combat puisse enfin avoir lieu25. Sur une prairie, devant toute
la cour, se déroule une lutte longue et violente. Enfin, Arthur l’emporte et tranche la tête de l’ennemi avec Marmiadoise, l’épée du géant qui avait appartenu
à son ancêtre Hercule. La victoire est célébrée par tous les princes. S’ensuit une
période de paix, car Arthur a finalement « apaisé sa terre et mis a repos »26.
Comme nous l’avons dit, les Premiers Faits, tout en ajoutant des matériaux
très variés, suivent encore, dans une certaine mesure, le déroulement chronologique adopté par Geoffroy de Monmouth. C’est plus loin dans le récit, au
moment qui précède le combat contre les Romains, que se trouve l’épisode du
géant du Mont Saint-Michel. Mais le compilateur supprime à ce moment-là
tout souvenir de l’ancien combat d’Arthur contre le géant coupeur de barbes.
Comme l’a bien noté Michelle Szkilnik, la comparaison avec le géant du Mont
Saint-Michel n’est plus pertinente dans les Premiers Faits, car Rion est ici devenu un « puissant seigneur, descendant d’Hercule [...], rattaché à la série des
23
24
25
26
Premiers Faits, § 302-316.
Premiers Faits, § 721.
Premiers Faits, § 738-743.
Premiers Faits, § 742.
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes
247
grands chefs saxons qu’Arthur affronte tour à tour au début de son règne »27.
Le Rion des Premiers Faits conserve plusieurs traits de l’ancien géant - sa
violence barbare, sa convoitise aveugle symbolisée par le manteau de barbes
et, surtout, son opposition à Arthur. Mais il est désormais devenu roi et chef
d’armée, qui conduit les troupes ennemies contre Arthur.
Il est aussi question ailleurs d’un roi s’appelant Rion des Illes, à savoir dans
le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, au moment où Perceval veut se rendre à la cour d’Arthur et demande à un charbonier la direction pour Cardoeil.
L’homme lui indique la voie, en ajoutant qu’il trouvera le roi « liè et dolant » car
avec « tote s’ost / S’est au roi Rion conbatuz. / Li rois des Illes est vaincu, / Et de
c’est li rois Artus liez, / Et de ses barons correciez / Qui as chastés se departirent
/ La ou lor meillor sejor virent, / N’il ne set comant il lor va »28. La critique a débattu la question de l’identité possible du Rion du Conte du Graal et du Rithon
de l’Historia29, sans arriver à une conclusion satisfaisante. Puisque Chrétien ne
mentionne ni le gigantisme, ni le manteau de barbes, traits par ailleurs consubstantiels au Rithon de l’Historia, il ne me semble pas qu’il y ait des indices suffisants pour identifier les deux personnages. La tradition consistant à amalgamer
le Rion roi et chef d’armée, vaincu à la guerre par Arthur, et le Rithon géant au
manteau de barbes, vaincu en combat singulier, tradition représentée par les
Premiers Faits, pourrait donc être postérieure à Chrétien.
Cette évolution de Rion – le fait d’être roi et d’occuper un rôle plus important dans l’entrelacement du roman – se manifeste dans deux autres textes, le
Chevalier as deus espees et la Suite du roman de Merlin.
Dans le Chevalier as deus espees30, roman en vers daté entre 1210 et 1235,
le récit s’ouvre sur un dîner de Pentecôte à Cardoeil et l’arrivée soudaine
d’un messager de la part du roi Ris d’outre-Ombre31. Ris a déjà battu neuf
27
M. Szkilnik, « La jeunesse guerrière d’Arthur », art. cit., p. 31. Dorénavant cité comme « La
jeunesse ».
28
Chrétien de Troyes, Romans de la table ronde, Le Conte du Graal, éd. Charles Méla, Paris,
Librairie générale française, 1994, v. 808-815.
29
Cf. Ernst Brugger, Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, XLIV, 1917, p. 45-60
(compte rendu de Annette B. Hopkins, The Influence of Wace on the Arthurian Romances of
Chrétien de Troyes, Manasha Wis., 1913, University of Chicago Dissertation) et Margaret Pelan,
L’Influence du Brut sur les romanciers français de son temps, Genève, Slatkine Reprints, 1974 (éd.
orig. : Paris, 1931), p. 64-65.
30
Le chevalier as deus espees, éd. Paul Vincent Rockwell, Cambridge, Brewer, 2006. L’édition
de Wendelin Foester (Le chevalier as deus espees, Halle, Niemeyer, 1877) reste toujours utile.
31
Ombre est le fleuve Humber, en Angleterre et outre-Ombre signifie donc ‘au-delà du fleuve
248
Beatrice Barbieri
rois, qui sont devenus ses hommes-liges32, et assiégé les terres de la dame de
Caradigan. C’est maintenant au tour d’Arthur de se soumettre. Le discours
du messager l’explique clairement :
Si veut [scil. Ris] k’encontre lui vegniés
Et ke vostre terre preigniés
De lui – et il vous croistra –
U se ce non, il enterra
En vostre terre a si grans fais
Et a tel force ke ja mais
N’en istra devant k’il vous ait
Desireté et a soi trait
Tout vostre regne a sa devise (v. 241-249)
Dans le Chevalier as deus espees, le cadre historique de l’Historia Regum
Britanniae a disparu et l’atmosphère est pleinement courtoise. Notre géant-roi
a perdu toute trace de gigantisme : il ne lui reste que la macabre passion distinctive pour les barbes d’autrui. Son nom a aussi un peu changé, en devenant
Ris. Comme le souligne Paul Vincent Rockwell, éditeur du roman, lorsqu’il
relève les nombreux traits parodiques propres au texte, « instead of calling
him Rithon or Rion [...] the Chevalier as deus espees chooses to call him ‘Ris’,
which could be read to mean in Old French ‘laughter’. At the beginning of this
romance, then, an invasion led by laughter threatens the hierarchy of Arthurian identities » (p. 16). Ris est un roi ennemi, qui a envahi le fief de la dame de
Caradigan et menace la paix du monde arthurien. Les rois que Ris a vaincus
lui ont rendu hommage et il voudrait faire de même avec Arthur. Le manteau
de barbes n’est plus seulement un trophée de guerre, mais un cadeau destiné à
« s’amie a cui l’a otreié » (v. 229), la « damoisiele d’Yslande » (v. 415).
Après l’épisode initial du défi au tribut de la barbe, Ris sera le protagoniste
d’autres épisodes, avant d’être enfin battu par Meliadus et de se rendre blessé à la cour d’Arthur. En oubliant l’affront du début du roman, Arthur fait
preuve de largesse en faisant soigner Ris et en lui rendant sa liberté. Ris sera
d’ailleurs intégré à la suite du roi.
Humber’ ; au vers 253 Ris est appelé roi de Norombellande (Northumbria).
32
Cf. v. 215-228 : « Sire, li rois Ris vous mande, / Con cil ki puet et vaut assés, / Kë il a ja .ix. ans
passés / K’il est issus de son païs ; / Et en ces .ix. ans a conquis / Tout par force et par vasselaige /
.IX. rois, ki li ont fait homage ; / S’a a cascun son fief creü. / D’entor lui ne se sont meü. / Ains le
servent o lor maisnies. / Si a a cascun escorcies / Les barbes, et si en fera / Penne a .i. mantel ; et
l’avra / S’amie a cui l’a otreié. »
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes
249
La Suite du Roman de Merlin33 (ou Suite romanesque du Merlin, aussi
connue sous le nom de Merlin-Huth), présente de nombreuses ressemblances avec le Chevalier as deus espees, qui, d’après Gilles Roussineau, a été
l’une de ses sources34. Comme dans celui-ci, le récit est courtois et éloigné du
contexte historique breton. Ici non plus, Rion n’est un géant, mais seulement
un roi, « sires de Norgales ». Lors d’une fête à Carlion, le messager de Rion
se rend à la cour d’Arthur et ordonne au roi d’envoyer à Rion sa barbe pour
qu’il la fasse coudre sur son manteau en signe de soumission :
« Rois Artus, che te mande le rois Rions, li sires de Norgales, qu’il a conquis
tresq’a .XI. rois qui tout sont en son service. Et en remembrance de ceste victoire a il pris de chascun des rois la barbe et en a fait orler un sien mantel.
Mais pour chou qu’il te prise plus que nul qu’il ait conquist te mande il que,
se tu ne veuls perdre ta terre, vien a lui et se li fai houmage et la rechoif de li.
Et a cest commandement li envoie ta barbe : il le fera metre es ataches de son
mantiel. Et ensi le fais qu’il te mande, u autrement te ne pues faillir qu’il ne te
toille ta terre, car encontre son pooir ne poroies tu durer » (§71).
Arthur répond avec un mot ironique, invoquant sa propre jeunesse :
« Biaus amis, il ne me samble mie que ja soie chis a qui li rois Rions t’envoia, car je n’euch onques barbe, trop sui encore jovenes. Et se je encore
bien l’avoie ne l’aroit il pas : miex ameroie avoir perdu le cief ! » (§ 71).
L’épisode du manteau de barbes se réduit à ce bref échange. Il ne sera plus
fait allusion à ce sujet et la confrontation directe entre Rion et Arthur n’aura
pas lieu : plus avant dans le récit, dans un enchaînement d’événements qui
rappelle encore le Chevalier as deus espees, Rion envahit les terres d’Arthur
et assiège le château de Tarabel35. Cependant Balaain le fait prisonnier pendant qu’il se rend à un rendez-vous d’amour36 et le conduit à la cour d’Arthur, où Rion prête hommage au roi37.
Comme dans le Chevalier as deus espees, l’opposition entre Rion et Arthur
33
La Suite du Roman de Merlin, édition critique par Gilles Roussineau, 2 vols., Genève, Droz,
1996, rééd. 1 vol. Genève, Droz, 2006. Dorénavant dans les notes : Suite Merlin.
34
Cf. Suite Merlin, p. xvi, 54-55 et 65-76.
35
Suite Merlin, § 91.
36
L’épisode est fondamental dans le développement du roman : grâce à la capture de Rion,
Balaain regagne la faveur d’Arthur, qu’il avait perdue après avoir coupé la tête d’une damoiselle de la cour.
37
Cf. Suite Merlin, § 156 : « Chelui jor fist li rois Rions houmage au roi Artus et rechiut
sa terre de lui ».
250
Beatrice Barbieri
est mitigée, adoucie38. Rion n’est pas tué et Arthur n’est plus le seul qui puisse
le battre : il est en effet vaincu par un autre chevalier, parti à l’aventure, tandis
qu’Arthur est resté à présider sa cour.
Plus on s’éloigne de l’Historia, plus le combat entre Arthur et Rion perd
graduellement en force symbolique et en violence épique. Bien que les éléments constitutifs fondamentaux (le roi Arthur, Rion, le manteau, la défaite de celui-ci) se soient conservés, ils ont néanmoins changé. Considérons par exemple le manteau de barbes : leitmotiv régulièrement présent
dans les différents récits, il ne reste pourtant pas toujours identique à luimême. Si dans l’Historia, ses traductions et encore dans les Premiers Faits,
la question du manteau était fondamentale, dans Le Chevalier as deus espees et dans la Suite du Merlin, le manteau semble être désormais un élément stéréotypé et bientôt oublié dans l’écoulement de la narration. Il est
devenu un accessoire bizarre plutôt qu’un objet à forte valence symbolique. Arthur cesse par ailleurs de vouloir répondre personnellement au
défi honteux. Son personnage a glissé du guerrier aux traits archaïques
(encore présent dans les Premiers Faits) au roi courtois qui, loin du péril, demeure dans la sécurité de sa cour39. La conception des pouvoirs et
des rôles sociaux a elle aussi changé. Dans la réécriture des deux Merlin
en prose et du Chevalier as deus espees, les ennemis auxquels Rion a coupé la barbe ne sont ni tués ni génériquement conquis, comme dans les
autres textes, mais lui rendent hommage et deviennent ses hommes-liges.
De même, la menace du géant en cas de refus de la part d’Arthur était-elle
très violente dans le Brut :
E si Artur cuntrediseit
Ço que Rithon li requereit,
Cors a cors ensemble venissent
E cors a cors se combatissent
E li quel d’els l’altre ocirreit,
U que vif veincre le purreit,
La barbe eüst, preïst les pels, (Wace, v. 11579-86)
38
M. Szkilnik parle d’un véritable affadissement du personnage de Rion, anticipé dans la narration par la modération de la requête de la barbe : dans la Suite du Merlin, « Rion parle de prendre la barbe de ses ennemis et non de l’escorchier et traire fors del menton arrebours » comme
dans les Premiers Faits (« La jeunesse », p. 31).
39
Comme le dit M. Szkilnik, « à la logique épique qui prévaut dans la Suite Vulgate [ici Premiers
Faits] ... se substitue dans la Suite du Merlin une logique romanesque » (« La jeunesse », p. 32).
Arthur et Rithon (Rion, Ris), le géant coupeur de barbes
251
tandis que dans la Suite, on l’a lu, la conséquence serait que Rion toille la terre
d’Arthur. La conception de la rivalité est rentrée dans une dynamique féodale ou bien courtoise. Rion, autrefois symbole du pouvoir aveugle qui doit être
anéanti, perd peu a peu les traces de sa monstruosité, en devenant d’abord
géant-roi (Premiers Faits), puis simplement roi (Chevalier as deus espees, Suite
du Merlin). Cessant d’être un monstre, il peut même être épargné et intégré à
la société des hommes.
Aller au diable. Histoires d’enfants volés
Lucia Baroncini
Università di Bologna
Aujourd’hui on a perdu la conception du pouvoir magique des mots ; si on
dit donc à quelqu’un d’aller au diable, personne ne pensera jamais qu’un
diable va arriver et l’emporter avec soi. Au Moyen Age, les choses étaient
différentes1. En 1256, dans l’évêché de Toulouse, une femme, épuisée par
les maladresses de son fi ls, lui crie : « Je ne veux plus que tu sois mon fils,
je te recommande à cinquante milliers de diables ». Sur le moment, rien ne
se passe ; mais, à minuit, les diables arrivent, prennent le garçon endormi
et cherchent à l’emporter avec eux en passant par la cheminée ; heureusement, le garçon se réveille et se recommande à la Vierge. Le nom de Marie
est suffisant : les diables lâchent prise et il tombe dans la cendre ; il est sauf,
mais restera boiteux (et on sait qu’être boiteux ou estropié est le signe d’un
contact physique avec Dieu ou avec le diable).
L’histoire que je viens de raconter est un miracle de la Vierge ; il s’agit de
la version que l’on trouve dans le recueil latin édité par Thomas Crane2, dont
la seule traduction en langue vernaculaire que je connaisse se trouve dans
la collection italienne du XVe siècle que je suis en train d’étudier3. En bref, il
s’agit du miracle de l’enfant voué au diable, dont la version la plus commune
commence d’ailleurs avec la rupture d’un vœu de chasteté lors de l’engendrement de l’enfant en question4. Dans l’Index miraculorum compilé par le
1
Voir Carla Casagrande et Silvana Vecchio, I peccati della lingua : disciplina ed etica della
parola nella cultura medioevale, Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 1987 (trad. fr. Les Péchés de la langue, Paris, Cerf, 1991).
2
Voir Thomas F. Crane, « Miracles of the Virgin », Romanic Review, No. 2, 1911, p. 235-279.
3
Il s’agit d’une collection anonyme et inédite, appelée Livre du naufrage par Mary Vincentine Gripkey, « Mary Legends in Italian Manuscripts in the Major Libraries of Italy », Mediaeval
Studies, No. 14, 1952, p. 9-47. M. V. Gripkey a enrichi l’étude des manuscrits italiens de miracles
que Levi avait commencé : voir Il libro dei Cinquanta Miracoli della Vergine, publié par Ezio
Levi, Bologne, Romagnoli Dall’Acqua, 1917.
4
Il s’agit d’une variante du pacte avec le diable : voir Alfonso D’Agostino, « Il patto col dia-
254
Lucia Baroncini
père bollandiste Poncelet on trouve au moins sept incipit différents qui s’en
tiennent au même canevas5 : deux époux font vœu de chasteté, mais le diable
pousse le mari à le briser ; la femme, fâchée, voue alors au diable le fruit de
cette nuit. A la naissance de l’enfant le diable arrive et ordonne à la femme
de ne pas le baptiser ; il viendra le prendre quand il aura grandi. Le moment
venu le fils découvre son histoire et va à Rome chercher l’aide du Pape, mais
celui-ci l’envoie chez un saint ermite qui, avec l’intervention de la Vierge,
parvient à sauver le garçon du diable. L’histoire est racontée, entre autres,
par Gautier de Coincy, auteur des Miracles de Nostre Dame6, et dans les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse le Sage (cantiga 115)7.
On aura sans doute remarqué qu’il s’agit du même sujet que la célèbre légende de Robert le Diable, dont la version écrite la plus ancienne que l’on
connaisse est une rédaction en octosyllabes du XIIIe siècle8. La duchesse de
Normandie ne parvient pas à avoir d’enfant et, lasse de prier Dieu, s’adresse
au diable ; mais le fils qu’elle en conçoit, nommé Robert, est cruel et violent
dès son enfance. Une fois devenu adulte, il est banni par son père à cause de
ses méfaits – surtout contre le clergé ; il devient un terrible brigand (même
si on essaye de l’adouber chevalier), jusqu’au moment où il prend conscience
de sa nature furieuse et découvre le mystère de sa naissance. Il décide alors
d’aller en pèlerinage à Rome, où le Pape l’envoie chez un saint ermite, qui lui
impose une vie de pénitence très dure. La suite de l’histoire se rattache au
motif du « petit jardinier aux cheveux d’or » (AT 314)9, c’est-à-dire du héros
sauveur qui cache son identité, mais est reconnu grâce à un signe particulier
(ici, une blessure qu’il a reçue des Sarrasins). Cependant, le motif folklorique
qui nous intéresse ici est celui du pacte avec le diable pour l’obtention d’un
volo nelle letterature medievali. Elementi per un’analisi narrativa », Studi medievali, III série,
No. 45, 2004, p. 699-752.
5
Voir Albert Poncelet, « Index miraculorum B. Virginis Mariae quae saec. VI-XV Latine
conscripta sunt index postea perficiendus », Analecta Bollandiana, No. 21, 1902, p. 214-360,
nos. 300 ; 368 ; 657 ; 1272 ; 1436 ; 1517 ; 1558.
6
Gautier de Coincy, Les miracles de Nostre Dame, publié par V. Frederic Koenig, 6 vol., Genève, Droz, 1970.
7
Alfonso X el Sabio, Cantigas de Santa Maria (cantigas 101 a 260), II, publié par Walter
Mettmann, Madrid, Castalia, 1988, p. 45-55.
8
Robert le Diable, roman d’aventures, publié par Elisabeth Löseth, Paris, Didot, 1903 (Société des Anciens Textes Français).
9
Voir Antti Aarne, Types of the folk-tale : a classification and bibliography, translated and enlarged by Stith Thompson, New York, Burt Franklin, 1971 [1928], p. 108-169.
Aller au diable. Histoires d’enfants volés
255
héritier, classé M. 219-1 par Aarne-Thompson et croisé avec le type S 223
(« le couple stérile qui se voue au diable et obtient un enfant diabolique »)10.
Comme l’avait remarqué Roland Crane11, la première partie de Robert le
diable correspond à la première partie du récit hagiographique Imram Hui
Corra, qui circulait en Irlande au XIe siècle. Le motif est bien présent dans
le folklore celtique12. Dans ces deux cas, la naissance diabolique du héros
(ou des héros, vu que dans le récit irlandais il s’agit de triplés) donne lieu à
une attitude d’abord cruelle et blasphématoire, puis apaisée par le baptême
et enfin effacée par la pénitence. Dans le cas du miracle de l’enfant voué au
diable, la présence du diable est constante (comme s’il était un créditeur qui
est aux trousses d’un débiteur insolvable)13 mais il n’influence pas le psychisme du protagoniste, qui est en revanche un personnage très positif, parfois saint, s’il s’agit d’un contexte miraculaire ou hagiographique : je pense
ici au fantomatique saint Sauveur des Miracles de Nostre Dame par personnages14 ou à certaines versions de la vie de saint Antoine de Vienne15.
Vouer les fils au diable, c’est bien entendu la version chrétienne du pacte
avec un être surnaturel qui va enlever les enfants à la suite d’un tort commis
par le père ou la mère de l’enfant en question. On peut penser au conte que
les frères Grimm nous ont transmis comme Rapunzel (Raiponce en français), qui se trouve aussi sous le titre de Petrosinella dans Il cunto de li cunti
10
Voir Antti Aarne, Motif-Index of Folk-Literature. A Classification of Narrative Elements in
Folktales, Ballades, Myths, Fables, Mediaeval Romances, Exempla, Fabliaux, Jest-Books and Local Legends, revised and enlarged by Stith Thompson, vol. V, Bloomington, Indiana University
Press, 19662, p. 41 et p. 316.
11
Voir Roland S. Crane, « An Irish Analogue of the Legend of Robert the Devil », Romanic
Review, No. 5, 1914, p. 55-67.
12
Voir Tom P. Cross, Motif-index of early Irish literature, Bloomington, Indiana University
Press, 1952.
13
Il existe sans doute une influence mutuelle entre le langage de la théologie et ceux du droit
et de l’économie qui se développent pendant le Moyen Âge, surtout à propos des rapports entre
les hommes, Dieu et le diable ; voir entre autres Toni W. Andrus, The Devil on the Medieval Stage in France, Ann Arbor, University Microfilm International, 1980, p. 134-168 et Adriano Prosperi, Giustizia bendata. Percorsi storici di un’immagine, Turin, Einaudi, 2008.
14
Miracles de Nostre Dame par personnages, publiés d’après le manuscrit de la Bibliothèque
Nationale par Gaston Paris et Ulysse Robert, Paris, Didot, 1876, tome I, p. 1-56.
15
Voir Giuseppe Cocchiara, Il diavolo nella tradizione popolare italiana, Rome, Editori Riuniti, 2004 [1945], p. 38-55. Cocchiara présente une série de poèmes populaires italiens des XIVeXVe siècle où Antoine, dédié au diable parce que conçu pendant un pèlerinage à Saint-Jacques-deCompostelle, est finalement emporté en enfer, d’où il est rejeté sur terre à cause de sa sainteté.
256
Lucia Baroncini
de Gianbattista Basile (journée II, 1)16. L’infraction de la mère, qui est enceinte, est alimentaire : elle vole (ou fait voler) une plante aromatique dans
le jardin d’une sorcière, laquelle en retour lui demande l’enfant qui naîtra ;
une jeune fille vient au monde et est enfermée par la sorcière dans une haute
tour, où elle reste prisonnière jusqu’à l’arrivée du prince (AT 310 The Maiden in the Tower). On peut aussi mentionner l’histoire de Liombruno, enfant abandonné au diable par son père, un pauvre pêcheur, puis sauvé par
une fée : c’est l’incipit du « cantare » éponyme, dont la version écrite est attestée en Italie à la fin du XIVe siècle17.
Parfois, le diable vole littéralement les enfants, en profitant d’un manque
de surveillance : le Moyen Âge nous a transmis la légende de saint Étienne,
enlevé dans son berceau par le diable et remplacé par un « cambion », c’est-àdire un être diabolique qui assume la figure de la personne prise en échange.
On raconte la même histoire à propos de saint Laurent (fréquemment confondu avec saint Étienne, parce que tous deux sont diacres) et de saint Barthélemy, comme nous en informe le père De Gaiffier18. Il s’agit ici du phénomène
des changelings, une croyance bien connue de ceux qui s’occupent de mythologie et folklore des pays celtiques et germaniques. On trouve un témoignage
de cette croyance dans le recueil d’exempla composé au début du XIIIe siècle
par le prêcheur Jacques de Vitry :
Quidam enim similes puero, quem Gallici chamium (cambion) vocant, qui
multas nutrices lactendo exhaurit et tamen non proficit nec ad incrementum pervenit sed ventrum durum habet et inflatum19.
Les répertoires sur le folklore, notamment des îles britanniques, donnent
plusieurs versions de ces histoires, tout en indiquant une série de méthodes
pour démasquer les cambions et réobtenir, si c’est possible, son propre enfant. On peut commettre des actes absurdes en présence du changeling : il
16
Giambattista Basile, Lo cunto de li cunti, publié par Michele Rak d’après la première édition
[Naples, 1634-1636], Milan, Garzanti, 1986, p. 284-295
17
Poeti minori del Trecento, sous la direction de Natalino Sapegno, Milan-Naples, Ricciardi,
1952, p. 843-868.
18
Bernard De Gaiffier, « Le diable, voleur d’enfants. À propos de la naissance des saints
Étienne, Laurent et Barthélemy », dans Études critiques d’hagiographie et d’iconologie, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1967 (Subsidia Hagiographica 43), p. 169-193.
19
The exempla or illustrative stories from the “Sermones vulgares” of Jacques de Vitry, édités
par Thomas F. Crane, New York, Burt Franklin, 1971 [1890], p. 129.
Aller au diable. Histoires d’enfants volés
257
sera obligé d’affirmer que de sa longue vie il n’avait jamais rien vu de semblable (c’est à peu près la ruse utilisée dans une version du miracle du diable
déguisé en valet pour tuer un chevalier : un évêque, hébergé chez le chevalier en question, s’aperçoit de la nature diabolique du valet en l’obligeant à
admettre qu’il était là le jour de la création de la lune)20. On peut aussi battre
sans pitié le « cambion » jusqu’à provoquer l’intervention de sa vraie mère,
qui va rendre l’enfant volé. Ces rituels ne se rencontrent pas dans les histoires des saints que je viens de mentionner, où l’échange est seulement découvert quand le vrai fils, devenu adulte, va réoccuper sa place et chasse l’être
diabolique de chez lui. Néanmoins, il existe un type de miracle où une veuve « oblige » la Vierge à lui rendre son propre fils qui a été emprisonné, en
enlevant la statue de l’Enfant Jésus d’entre les bras de sa Mère : on pourrait
rattacher cette attitude à une croyance – assez vaguement définie – comme
celle que je viens de rapporter.
Le diable ravisseur, bien évidemment, n’est que le dernier avatar de toute
une série de figures de voleurs d’enfants (fées, sorcières, lutins) qui représentent autant de strates de croyances, en remontant jusqu’à celles ayant
des origines vraiment archaïques. James McCulloch, auteur de la très bonne entrée Changeling de l’Encyclopaedia of religions and ethics, formule
sur l’origine de cette croyance trois hypothèses qui méritent d’être prises
en compte21. Tout d’abord, une explication anthropologique : les nourrissons, n’étant pas encore purifiés de leur liaison avec l’autre monde,
sont facilement exposés à l’action des êtres surnaturels, donnée commune à bien des cultures, pas seulement indo-européennes, et appartenant à
l’univers symbolique des rites de passage. Deuxièmement, si les parents
étaient convaincus que les enfants pouvaient être enlevés et remplacés par
des créatures féeriques, cette croyance se trouvait renforcée dans le cas où
l’enfant était difforme22 : très souvent on le brûlait. La croyance avait donc
20
Il s’agit de l’un des miracles de la Vierge les plus répandus pendant le Moyen Age, connu
comme « Le diable servant ». (Voir Frederic C. Tubach, Index exemplorum : a Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, Suomalainen Tiedeakademia, 1969, no. 1558). Le dialogue à
propos de la lune se trouve dans la version donnée par Bonvesin de la Riva dans son Vulgare de
Elymosinis (voir Bonvesin de la Riva, Opere volgari, publié par Gianfranco Contini, Rome, Società Filologica Romana, 1941, vol. I, p. 260-64).
21
Voir James McCulloch, entrée « Changeling », dans Encyclopaedia of religions and ethics,
vol. III, sous la direction de James Hastings, Edinburgh, Clark – New York, Charles Scribner’s
Sons, 1910.
22
Voir Carl Haffter, « The changeling : History and psychodynamics of attitudes to handi-
258
Lucia Baroncini
une réelle, terrible correspondance avec des pratiques (pourrait-on dire)
d’eugénisme : les derniers cas d’enfants brûlés en tant que « cambions » se
sont produits en Écosse à la fin du XIXe siècle.
Troisième hypothèse : la lutte entre autochtones et envahisseurs. Que les
êtres féeriques soient la transposition imaginaire d’une race réelle, c’est une affirmation trop forte ; mais McCulloch qui, comme tous les savants de son époque, accorde crédit au paradigme de l’invasion des Indo-Européens, évoque la
possibilité que sous les traditions relatives aux luttes entre les êtres humains et
les fées se cachent les conflits entre les hommes du Néolithique et ceux du Paléolithique (et puis entre les hommes du Néolithique et ceux de l’Âge du bronze). Aujourd’hui, la paléontologie et l’archéologie nous informent qu’il n’y a eu
aucune invasion au début de l’Âge du bronze23, mais ce qui nous intéresse dans
l’hypothèse de McCulloch est l’idée de remonter jusqu’au paysage humain de
la préhistoire pour essayer d’expliquer une croyance folklorique.
Curieusement, un grand nombre d’histoires qui parlent d’enfants volés sont
liées aux sites mégalithiques : rien n’empêche de penser qu’elles soient aussi
vieilles que les mégalithes eux-mêmes, qui étaient aussi des lieux de culte funéraire24. Imaginer son propre fils enlevé par des fées est une façon d’exorciser la douleur provoquée par sa mort ; on peut aussi penser que la substitution
de nourrissons sains à des enfants morts ou malades était une pratique assez
répandue dans l’antiquité, comme nous le montre la célèbre histoire du jugement de Salomon25.
L’ ethnolinguiste italien Glauco Sanga a tout récemment formulé une hypothèse très intéressante sur l’origine des contes de fées : l’acte de narration
serait une sorte de service offert par des chasseurs-cueilleurs nomades à des
communautés agricoles sédentaires en échange du logement et de la nourriture26. Nomades conteurs de fables, donc, et nomades voleurs d’enfants,
comme la pensée commune et les contes de fées nous ont habitué à le pencapped children in European folklore », Journal of the History of the Behavioral Sciences, No. 4
fasc. 1 (1968), p. 55-61.
23
Voir à ce propos la première partie de Mario Alinei, Origini delle lingue d’Europa. I. La Teoria della Continuità, Bologne, Il Mulino, 1996.
24
Voir Mario Alinei – Francesco Benozzo, « Origini del megalitismo europeo : un approccio
archeo-etno-dialettologico », Quaderni di semantica, No. 19, 2008, vol. 2, p. 295-332.
25
1Rois 3, 16-28.
26
Glauco Sanga, « Sull’origine della fiaba », dans Pulsione e destini. Per Andrea Fassò, sous la
direction de Francesco Benozzo, Mattia Cavagna et Matteo Meschiari, Modène, Anemone Vernalis, 2010, p. 175-219.
Aller au diable. Histoires d’enfants volés
259
ser : les histoires d’enfants enlevés ou échangés seraient donc liées à l’origine même de ce qu’on appelle le domaine folklorique. L’ identité des ravisseurs, qui se transforme à chaque fois, témoigne de la construction d’une
stratigraphie folklorique, fondée sur les différentes étapes de la préhistoire
et protohistoire humaine, dont le diable n’est que la dernière manifestation.
La forme la plus ancienne est probablement celle où l’enfant est volé par une
sorcière, une vieille, c’est-à-dire une figure qui remonte aux cultes très archaïques consacrés à la Grande Mère paléolithique qui donne la vie et aussi
la mort27. Les fées aussi, et pas seulement les sorcières, sont liées à cette typologie. N’oublions pas qu’en fait la distinction entre fées bonnes et fées méchantes, pour ainsi dire, est tardive et chrétienne ; la fée marraine peut en
même temps être celle qui emprisonne (c’est là l’ambiguïté qui se manifeste
chez Morgane, Viviane, la Dame du Lac…)28.
Les lutins qui échangent les enfants dans leur berceaux, enfin, comme font
les trolls et les nains, nous parlent d’une époque où les classes sociales se structurent (Âge des métaux)29 : c’est à ce moment-là que le discours des marginaux
et des nomades peut être pris en compte. À la lumière de la préhistoire et protohistoire, les différentes expressions du folklore peuvent être ramenées aux
différentes étapes du développement de la civilisation humaine ; il est ainsi
possible de surmonter l’idée que le folklore est atemporel et donc très dangereux pour l’histoire de la culture et de la littérature.
Certes, les croyances des hommes primitifs qui ont donné les histoires de
voleurs d’enfants ne suffisent pas à expliquer la complexité de l’hagiographie
médiévale, où la théologie chrétienne joue un rôle très important. Le diable
de la démonologie populaire, c’est-à-dire des exempla, des miracles, des mystères, est bien quant à lui un avatar des lutins qui, à partir du Néolithique, traversent le monde indo-européen jusqu’à aujourd’hui : mais la Vierge, qui n’a
le pouvoir de sauver les victimes des vols du diable que si on invoque son nom,
vient, elle, d’une autre histoire.
27
Voir Mario Alinei, op. cit., p. 54-58.
En ce qui concerne l’histoire des fées, il faut nécessairement citer Laurence Harf-Lancner, Les
fées au moyen âge. Morgane et Mélusine. La naissance des fées, Paris, Honoré Champion, 1984.
29
Voir Mario Alinei, op. cit., p. 64-71.
28
La plume et la quenouille.
Fonctions et fonctionnement de l’ironie
dans les Évangiles des Quenouilles
Brigitta Vargyas
Université Eötvös Loránd de Budapest – Collège Eötvös József
Ouvrage anonyme datant de la fin du XVe siècle, les Évangiles des Quenouilles
mettent en scène des femmes réunies pendant six soirées consécutives, au
cours des « longes nuis entre le Noël et la Chandeleur » (p. 6)1, pour travailler
ensemble et en même temps pour profiter de ce temps pour mettre en commun une « science » considérée comme par excellence féminine : des pratiques et des recettes plus ou moins « magiques » qui permettraient de fléchir
le destin en sa faveur. Chaque soirée est présidée par une autre « érudite » et
consacrée à un sujet différent. Le seul intrus dans ce cercle de femmes est le
personnage du secrétaire-auteur, un folkloriste avant la lettre, chargé de fixer
par écrit les paroles de celles-ci. Ce qui en naît est un recueil de 230 croyances
populaires des régions de Flandre et de Picardie au milieu du XVe siècle.
Pour sa forme, les Évangiles s’inspirent donc de la tradition boccacienne, qui s’épanouira en France au cours du XVIe siècle : les traits majeurs du
genre sont « la mise en scène d’une société conteuse2 » et la structuration de
« l’histoire » en plusieurs soirées. Les femmes, réunies pendant six soirées
consécutives, président les soirées tour à tour, comme il est habituel pour ce
genre de récit, et choisissent divers sujets liés aux préoccupations majeures
de l’homme (ou plutôt : de la femme) de l’époque, vivant dans un milieu rural (vie conjugale, enfants, maladies et remèdes, vie agricole). (On ne peut
donc pas vraiment parler d’histoire dans le sens traditionnel du terme, puisque, à la différence d’autres recueils construits selon ce schéma narratif, les
1
Pour les citations provenant des Évangiles des Quenouilles, voir l’édition de P. Jannet (Les
Évangiles des Quenouilles, éd. P. Jannet, Paris, 1855).
2
G. Pérouse cité par A. Paupert, Les Fileuses et le Clerc. Une étude des «Évangiles des Quenouilles», Champion (Bibliothèque du XVe siècle, 52), Paris, 1990, p. 249.
262
Brigitta Vargyas
Évangiles ne contiennent pas de contes enchâssés, mais juste des énoncés de
type proverbial.) Le cadre du récit est assuré par la présence d’un narrateur
principal, le « secrétaire des dames », et par la volonté de consigner par écrit
des connaissances, des pratiques qui ne circulaient jusqu’alors qu’oralement
ou sous des formes écrites peu fiables, fragmentaires, à en croire le narrateur3, et dont le but n’était autre que de se moquer de ce sujet et de ses pratiquantes (« qui pis est », dit-il, « ç’a été plus par derrision et mocquerie que
autrement », p. 6).
Très populaire jusqu’au milieu du XVIe siècle, cette œuvre, dont il nous reste deux manuscrits, connut plusieurs éditions dès 1475 : six éditions incunables, quatre éditions du XVIe siècle, plusieurs traductions et une adaptation en
gascon4. Comme preuve de cette popularité, elle tombe dans le domaine commun, mais la trace qu’elle y laisse sera plutôt d’ordre proverbial : le titre perd
sa véritable charge référentielle et l’expression « contes/livre de la quenouille »
devient d’abord synonyme de littérature populaire en général pour marquer
ensuite tout discours de peu de valeur. De l’ouvrage qui est à l’origine de cet
emploi, il ne reste qu’un souvenir vague, jusqu’à la réimpression des Évangiles
par Jannet au milieu du XIXe siècle5.
Dans un article qui salue celle-ci, Anatole de Montaiglon constate simplement que malgré « une certaine pointe de raillerie » qui caractérise les prologues, « la forme reste trop naïve et par là, la moquerie trop cachée, pour que
leurs dires ne fussent pas pris au sérieux et c’est évidemment comme livre utile
et usuel que l’ouvrage a été réimprimé et acheté6 ».
Ce que je propose ici est de nous pencher sur le bien-fondé de cette évidence
qui consiste à traiter cette œuvre comme simple « mode d’emploi », de nuancer cette catégorisation en repérant les indices textuels qui permettraient de
situer les Évangiles par rapport aux ouvrages pratiques de ce type et de préciser si ce recueil admet aussi d’autres lectures.
3
« Et depuis ce temps n’a esté aincoires aucun, voire que j’aye sceu, ne qui soit venu à ma cognoissance, qui ait voulu prendre la peine de les mettre par escript ou en registre, au moins le
tout, ne par ordre, mais ce tant pou que fait en a esté, ce a esté confusiblement et par pièces puis
cy puis là, sans tenir aucun ordre. » (p. 5-6).
4
Cf. M. Jeay, Les Évangiles des Quenouilles, Vrin, Les Presses de l’Université de Montréal, 1985, p. 36.
5
Cf. op. cit., p. 60-63.
6
A. de Montaiglon, « Les Évangiles des Quenouilles », dans Bibliothèque de l’école des chartes, Année 1856, Volume 17, Numéro 1, p. 390-392. (N.D.A. : La mise en italique de « évidemment » vient de moi. D’ailleurs, A. Paupert se pose également cette question dans op.cit.)
La plume et la quenouille
263
Si nous acceptons l’idée de considérer les Évangiles comme livre consulté en
première ligne pour son côté pratique, donc en tant que grimoire (livre composé de recettes de potions, de sorts, de divers procédés magiques), il est difficile d’expliquer le fait que ce livre tombe pratiquement dans l’oubli après un
succès plutôt bref, au vu de la « longévité » que connaissent d’autres ouvrages
de ce genre : bien que le XVIe siècle connût la naissance de diverses listes, index
condamnant, entre autres, des « livres de magie »7, cette pratique a plutôt semblé attiser l’intérêt porté à ce sujet et des œuvres comme le Grand ou le Petit
Albert (qui rebutent l’homme d’Église, mais font la joie des lecteurs avides de
découvrir les lois ésotériques du monde) entrent malgré tout dans la « bibliothèque » populaire pour les siècles à venir. Les éditions des Évangiles, mentionnées par l’Index d’Anvers8, s’arrêtent effectivement au milieu du XVIe siècle,
mais, comme nous venons de le constater, la popularité d’autres œuvres à thématique pareille, également indexées, reste inchangée malgré tout interdit.
Dans ce travail, j’entends démontrer que si leur postérité est différente, c’est
aussi pour des raisons qui doivent être inhérentes au texte même. Tandis que
les autres « grimoires » se concentrent sur la présentation de diverses pratiques, les Évangiles jouent sur l’idée de procurer un accès direct à un savoir secret, mais, en fin de compte, à cause précisément du recours à la figure d’un
narrateur-auteur, cela reste pure illusion et le récit-cadre qui naît de ce procédé sera déterminant pour l’entrée dans l’œuvre et donc pour son interprétation. Le point de vue que je veux défendre ici consiste à démontrer que le
texte des Évangiles présente un dosage savant d’indices à l’intérieur du texte
et oppose texte et contexte de manière à permettre au lecteur compétent9 de
saisir le sens implicite du message, notamment une distanciation ironique10
7
J. M. de Bujanda (éd.), Thesaurus de la littérature interdite au XVIe siècle : auteurs, ouvrages,
éditions avec addenda et corrigenda, Genève, Droz, 1996.
8
J. M. de Bujanda (éd.), Index d’Anvers : 1569, 1570, 1571, Sherbrook-Genève, ed. de l’Université de Sherbrook-Droz, 1988, p. 339.
9
Pour la question des compétences diversifiées (linguistique, générique, portant sur la
connaissance des normes littéraires et rhétoriques qui constituent le « canon », idéologique enfin), indispensables au déchiffrage de l’implicite, cf. L. Hutcheon, « Ironie, satire, parodie »,
Poétique, n°46, 1981, en ligne : https://tspace.library.utoronto.ca/bitstream/1807/10253/1/TSpace0166.pdf, consulté le 27 décembre 2010. Cette question revient également chez C. KerbratOrecchioni, « Problèmes de l’ironie », Linguistique et Sémiologie n°2, 1976, p.10-46.
10
Sans vouloir présenter les diverses théories censées donner un modèle à l’explication de
l’ironie (ce qui sortirait du cadre de ce travail), je retiens ici la définition suivante : l’ironie est
un mode de communication dont le sens explicite sera retravaillé à l’aune du contexte et/ou des
264
Brigitta Vargyas
par rapport à un savoir féminin jugé « suspect ». Autrement dit : les Évangiles aussi auraient peut-être gardé leur popularité au sein du même public, si le
contenu « magique » (c’est-à-dire les realia qui ont éveillé l’intérêt des ethnologues dès le XIXe siècle) l’avait emporté sur sa littérarité.
Quels sont donc les indices qui orienteraient une telle lecture ? Commençons d’abord, en bon lecteur, avec le titre, et avec la phrase-thèse programmatique qui vient le compléter : « Cy commence le traittié intitulé les Euvangiles
des Quenoilles, faittes à l’onneur et exaucement des dames. » (p. 1). La juxtaposition des deux termes bien éloignés l’un de l’autre, Évangiles et quenouille,
l’un relevant du champ lexical du sacré, l’autre de celui du profane (la quenouille, outil de travail féminin par excellence, étant le symbole même des
femmes11) a de quoi étonner le lecteur moderne ; pourtant, la « parodia sacra »
n’était certainement pas étrangère à l’esprit de l’époque12. Le rapprochement
de ces deux termes signale dès le début que l’auteur se livre à un « jeu double
» : le fait d’avoir recours au terme lourd de sens des « Évangiles » est représentatif du souci de présenter un sujet de grande importance et de la volonté
d’exécuter ce travail avec un soin extrême de véracité. Dans ce sens, il relève
de stratégies d’authentification qui se verront cependant vite réfutées grâce à
l’emploi d’un élément du monde profane (quenouille) et d’une série d’autres
remarques qui suivront dans le prologue.
Avec la désignation de « traité », le narrateur signale qu’il entend faire œuvre de science. En partant de l’idée que dès le début de la lecture, dès « l’entrée » dans l’œuvre, le lecteur formule ses attentes en fonction des informations rencontrées (y compris le nom de l’auteur, la désignation du genre et
tous les autres éléments paratextuels ou autres), dans le cas présent, nous recevons la « promesse » (de la part de l’auteur) de lire un texte sur un sujet
signaux intratextuels incompatibles avec ce sens explicite. Le décodage de l’ironie nécessite des
compétences linguistiques et extralinguistiques aussi bien de la part de l’émetteur que du récepteur. (Cf. D.C. Muecke, « Analyse de l’ironie », Poétique, 1978, p. 478-494.)
11
Voir l’adage daté de 1317 : « le royaume de France ne saurait tomber de lance en quenouille ».
(Phrase dont la langue actuelle garde encore une trace sous l’emploi proverbial « tomber en quenouille » avec le sens d’être laissé à l’abandon).
12
Pensons par exemple au Cena Cipriani, « le modèle le plus ancien et le plus beau de la parodia sacra médiévale, ou pour mieux dire, de la parodie des textes et des rites sacrés » (M.
Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1975, p. 427). Concernant la survie
de la tradition de la parodia sacra dans le folklore, cf. V. Ginouvès, « Traditions orales en Haute
Provence : Chansons », Bulletin de liaison des adhérents de l’AFAS, en ligne : http://afas.revues.
org/97, 27 | 2005, mis en ligne le 16 octobre 2005, consulté le 30 décembre 2010.
La plume et la quenouille
265
scientifique, et de grande importance (souligné par l’emploi du terme évangiles). Cette apparence reste soutenue sur le plan formel (en ce qui concerne les
grandes unités du prologue qui sont conformes au topos du genre13), mais les
anticipations qu’elle fonde se révèlent bientôt erronées.
Quel est l’objectif du travail que le narrateur prétend vouloir réaliser avec
un souci scientifique, un souci de vérité et auquel il attribue une telle importance ? C’est « l’onneur et exaucement des dames » – dans un contexte plus
large, son travail rejoint ainsi les questions soulevées par la fameuse « querelle
des femmes », dans laquelle il entend prendre la défense des dames.
Dans la suite, tout en gardant les apparences du registre propre à la littérature scientifique, le narrateur s’explique sur ses motivations : d’abord, confirme-t-il, beaucoup justifient « leurs paroles et raisons » par les Évangiles, sans
connaître véritablement cette œuvre, ni ses « sages doctoresses et premières
inventerresses ». Rien que par l’emploi de ce dernier terme, ce qui se confirmera plus tard montre dès maintenant le bout de l’oreille : si l’on tient compte
du sens péjoratif que ce mot avait déjà à l’époque14, l’auteur, en désignant les
dames comme « inventeresses », les traite de menteuses au tout début de son
« traité » ! Cependant, comme si l’emploi de ce mot n’avait été qu’un simple
lapsus de sa part, à la surface, il donne toujours l’apparence de s’en prendre
à ceux qui se moquent de « la grande substance qu’elles contiennent » et « ce
font-ils toujours en l’amoindrissement et reboutement des dames ». Son jugement ne tarde pas : « c’est pechié et grant honte pour ceulx qui ainsy le font »,
alors que les femmes sont source de « grande noblesse et [...] grans biens »
(p. 1), et il enrichit plus tard cette argumentation d’une note personnelle :
« des biens que d’elles ay receus assez ne me sauroi loer » (p. 2). Dans son rôle
de « défenseur des dames » qui ne tolère aucun manquement au respect que
l’on doit aux femmes, il cite également un argument topique de la défense des
dames : « la première femme fut faitte et creé en lieu hault et noble, plein de
net et pur air », un raisonnement auquel fera d’ailleurs écho dame Ysengrine
du Glay (p. 10). Bien que le narrateur, « humble clerc et serviteur » des dames
(p. 2), garde dans ce commencement les apparences d’une solidarité envers
13
Notamment de s’expliquer sur ses motivations, mettre au point des stratégies d’authentification et placer son œuvre dans une perspective historique (v. EQ, p. 5-6) etc.
14
Voir le dictionnaire étymologique du CNRS en ligne, http://www.cnrtl.fr/etymologie/inventeur : « 1431, 29 mai inventeresse «celle qui imagine quelque chose de mensonger» (Sentence
dans Isambert, Recueil anc. lois fr., t. 8, p. 766 : menteuse et pernicieuse inventeresse de révélations et apparitions [en parlant de Jeanne d’Arc]) ».
266
Brigitta Vargyas
les dames (cela pourrait être du moins l’impression d’un lecteur moins attentif ou moins compétent), quelques détails, comme nous l’avons vu plus haut,
jettent déjà l’ombre d’une suspicion. Le doute quant à sa véritable position se
confirme face à l’énumération hyperbolique des qualités féminines (l’excellence de la femme étant une conséquence logique des conditions de création
de la première femme) : « ...pour ce sont toutes femmes naturelement nobles,
nettes, doucez, courtoises et plein d’esprit legier et inventif et si tressoubti que
à bien pou d’ayde elles scevent pluiseurs choses à venir, car les passéez et presentes sçavent de leur propre nature, selon les conjectures et dispositions des temps,
des personnes, des augurements des oyseaux et des des betes, et, brief, de toutes
autres creatures comme il apperra ou procès de ce livre » (p. 1-2). Mis à part la
mention de connaissances qui engloberaient aussi bien les événements passés, présents et futurs (l’idée de connaissances absolues), au niveau des indices lexicaux, l’emploi de mots absolus (toutes, deux fois même) ainsi que des
adverbes « naturelement, tres » et, au niveau des indices syntaxiques, l’emploi
d’une subordonnée de conséquence à valeur d’intensité (si...que) contribuent
à dévoiler le sens implicite, ironique. Notons également l’intrusion de l’interjection « et, brief », qui est, de même façon que les emplois hyperboliques déjà
cités, source d’ironie en coupant court à l’éloge pathétique. Par ailleurs, l’effet ironique résulte aussi de ce que l’interjection est perçue, dans un texte qui
se veut scientifique, comme un élément linguistique non compatible avec la
définition du genre (c’est un marqueur d’oralité introduit dans un texte où le
lecteur modèle s’attendrait à la présence de traits du langage écrit).
Comment expliquer l’effet ironique qui caractérise cette manière de représentation exagérée ? D’une part, rien que « l’encyclopédie » du lecteur, c’està-dire ses connaissances sur la nature humaine, l’empêcherait d’ignorer l’incongruité de cet éloge sans frein et son inadéquation à la réalité. (Le lecteur
n’est pas censé mettre entre parenthèses ses connaissances extralinguistiques,
puisque le texte ne semble pas appartenir à un genre pour lequel une telle absolutisation/schématisation serait acceptable – voire un élément indispensable, comme par exemple dans les contes –, mais exploite au contraire le registre scientifique.) Confronté au conflit du sens littéral et du contexte (contexte
dans l’acception que Jonathan Culler donne à ce terme)15, le lecteur conclue
15
Dans le sens que Jonathan Culler attribue à ce terme, le contexte est constitué « de nos modèles de vraisemblance à l’échelle du comportement humain [...] ; de notre horizon d’attente
concernant le monde du roman, qui nous suggère comment interpréter les détails concernant
l’action ou les personnages [...] ; et enfin de notre compétence des procédures usuelles du texte ».
La plume et la quenouille
267
donc à un sens « intentionnel, suggéré, latent »16. En même temps, l’auteur
ouvre pour ainsi dire une parenthèse avec cette première présentation idéalisante, une parenthèse qui ne se referme que lorsque cette image s’est enrichie
d’autres traits, moins flatteurs, lors de la présentation qui est faite de chacune des dames avant de leur céder la parole : louées auparavant comme si subtiles, elles s’avèrent être des maquerelles du troisième âge qui excellent dans
des sciences peu recommandables et sentent un peu le soufre : dame Ysengrine du Glay (avec cinq maris derrière elle « sans les acointes de costé », p. 14),
dame Transeline du Croq (qui doit sa renommée surtout à ses connaissances
en géomancie et toutes sortes de divination, et n’est pas ennemie des joies de
l’amour malgré son âge avancé, v. p. 31), dame Abonde du Four, qui « avoit estudié à Paris par l’espasse de sept ans au colliege de Glatigny » (p. 45-46, – la rue
de Glatigny, dans l’Île de la Cité était la rue des prostituées17), Sebile des Marez (originaire de Savoie et de Vaud, deux régions qui passaient pour être des
terres de sorcellerie18, d’où « science elle avait beaucoup retenu », p. 57), Gomberde la Faée (également une maquerelle très « subtile », p. 73) et finalement
dame Berthe de Corne, une « consœur » de dame Sebile (v. p. 86). L’effet ironique vient alors de l’éloge exagéré (l’apparence) suivi d’un renversement brutal
de ce piédestal19, dû au développement du contexte : des détails sont révélés,
à l’aune desquels les premières informations apparaissent comme fausses ou
limitées20, ce qui entraîne le lecteur à chercher une interprétation au-delà du
sens littéral.
Pour résumer, nous pouvons constater que dans l’extrait cité plus haut, la
présence de l’ironie est indiquée d’un côté par des signaux disposés à l’intérieur du texte, de l’autre par l’incompatibilité du sens littéral du texte avec son
(Cité par D.C. Muecke, op. cit., p. 492.) Ajoutons que, bien que Culler parle ici « de notre horizon
d’attente concernant le monde du roman », nous pouvons sans problème étendre cette définition
à toutes sortes d’autres types de texte, étant donné que tout texte éveille chez le lecteur des attentes (tant d’ordre formel que sur le plan du contenu etc.).
16
C. Kerbrat-Orecchioni, cité par D.C. Muecke dans op.cit., p. 479.
17
D’après J. Lacarrière, Les Évangiles des Quenouilles, Imago, Paris, 1987, p. 127.
18
Cf. op.cit. loc.cit.
19
J’emprunte ici une idée et une formule à un article de Zs. András (« «Les débats du clerc et
du chevalier» avagy : a lovag vagy a klerikus alkalmasabb-e inkább a szerelemre », Palimpszeszt,
20, septembre 2003, en ligne : http://magyar-irodalom.elte.hu/palimpszeszt/20_szam/01.html,
consulté le 27 décembre 2010.
20
Voir la définition de l’ironie donnée par N. Knox dans son premier article, cité par D.C.
Muecke, op.cit., p. 488.
268
Brigitta Vargyas
contexte (dans le sens défini ci-dessus).21 Comme nous l’avons déjà observé
par rapport à la première phrase du « traité » (« cy commence... »), l’auteur
joue, à côté de la carte scientifique, également celle de la littérature religieuse.
Pour placer son entreprise dans une perspective plus large, il met en parallèle
son « projet de sauvegarde » avec l’activité des « sains apostres », dont « quatre preudhommes [...] plains de vérité et vertus » ont été élus pour rédiger les
Évangiles de Jésus-Christ : il attribue aux « six matrones sages et prudentes »
qui réciteront les Évangiles des Quenouilles une autorité et des qualités pareilles à celles des apôtres. D’après l’explication de l’auteur, c’est pour satisfaire
aux exigences juridiques qui veulent que trois femmes témoignent pour deux
hommes, qu’il met en scène six conteuses. Ce soin de rester conforme aux règles de droit et ainsi de respecter les exigences d’un témoignage fidèle devient
également source d’ironie face au contexte, à la réalité d’un sujet plutôt ridicule. Le choix de mettre en scène justement six femmes est, au-delà des raisons déjà invoquées, motivé par le fait que cela lui permet de présenter ainsi la
matière divisée en six soirées qui évoquent, toujours sur le registre religieux,
les six jours de la Création. Dans ce dernier passage, au contraire de l’extrait
cité plus haut, l’auteur ne déploie pas des indices linguistiques proprement
dits qui dévoileraient un effet ironique, mais sa tactique consiste uniquement
à confronter différents types de contexte : l’ironie ressort tantôt du conflit entre le ton pathétique dont le narrateur annonce son entreprise et le ton grivois
qu’il prend ensuite (registres incompatibles comme contexte), tantôt de celui
entre le cadre grandiose (le travail de rédaction des apôtres donné comme
modèle) et un sujet qui se révélera ridicule par rapport à un tel arrière-plan
(le contexte est alors la réalité suggérée : des « mensonges » de vieilles femmes,
« choses toutes sans aucune raison ou aucune bonne consequence », p. 95).
Il est intéressant de voir qu’au fur et à mesure que le récit avance, le narrateur-auteur quitte sa position de défenseur des dames pour manifester enfin ouvertement sa déconsidération envers le sujet traité et les femmes dans
la « conclusion de l’aucteur »22 : pouvons-nous voir dans cette « sortie de
l’ombre » l’indice d’une crainte que le sens implicite, ironique puisse être
compris de travers, un certain niveau d’ambiguïté étant l’élément intégrant
21
Cf. ibid., p. 491.
« Vous, messeigneurs et mes dames qui cest petit traittié lirez ou avez leut, prenez-le en passetemps d’oyseuse, je vous prie, et n’ayez regard à aucun des chappitres quant au regard d’aucune
apparence de vérité ne d’aucune bonne introduction, mais prenez le tout estre dit et escript pour
demonstrer la fragilité de celles qui ainsi se devisent... » (EQ, p. 97).
22
La plume et la quenouille
269
de tout discours ironique23 ? Nous n’en saurons rien. Rappelons toutefois que
le décodage de tout message ironique et de même la découverte du plaisir
du texte exigent certaines compétences. Face à un public compétent dans ce
sens, l’ironie sert ainsi de « clin d’œil » de l’auteur à son public. Pour reprendre les termes employés par Booth, « la constitution d’un consensus communautaire [...] [est] souvent bien plus importante que l’exclusion de victimes non conscientes. [Un] sentiment [...] prédomine : celui d’une réunion,
de retrouvailles, d’une communion des esprits de même nature... »24
L’ironie peut également être considérée comme porteuse de la relation entre
auteur et narrateur : c’est notamment par le truchement de l’ironie que la voix
de l’auteur – sa pensée implicite, donc –, s’exprime, tandis que le narrateur apparaît comme dépositaire du sens littéral, explicite.25
Et enfin, n’oublions pas le rôle des manifestations ironiques du narrateur
qui, à la façon d’un « mode d’emploi », précèdent et modifient aussi, si toutes les
conditions de réception sont réunies, la lecture ultérieure du texte tronc (le recueil de croyances lui-même). Si c’est en fonction du niveau de ses compétences
que le lecteur peut accéder à plus ou moins de significations, tout texte, selon le
degré de conflit entre l’apparence et la réalité, « choisit » son public, qui en fera
des lectures différentes. Ainsi, il est possible d’admettre que les Évangiles aient
suscité au moins deux lectures, deux approches bien distinctes : l’une consistait à y recourir pour des raisons d’ordre utilitaire – même si les manifestations
du narrateur qui entouraient les « recettes » proprement dites pouvaient sembler quelque peu déroutantes... L’autre lecture, caractéristique d’un public plus
compétent, était donc fortement orientée par les informations implicites fournies par un discours « incongru » et produisait une attitude pareille à celle du
narrateur-auteur : de l’intérêt, parfois un amusement condescendant à l’égard
d’une vision du monde qu’on ne partage plus, mais « qu’il est bon de marquer
d’ironie car elle n’est pas assez lointaine pour ne pas menacer »26. Cependant,
23
« L’ironie a fondamentalement à voir avec l’ambiguïté et devrait être envisagée avant tout
comme un cas particulier de figure d’équivoque. » (A. Berrendonner, « Portrait de l’énonciateur
en faux naïf », Semen, en ligne, 15, 2002, mis en ligne le 29 avril 2007, consulté le 27 décembre
2010, http://semen.revues.org/2400
24
W. Booth cité par D.C. Muecke, op.cit., p. 483.
25
« L’étude de l’ironie littéraire est absolument indissociable d’une interrogation sur le sujet
d’énonciation, cette instance qui, dissimulée derrière le texte, juge, évalue, ironise » (C. KerbratOrecchioni, cité par D.C. Muecke, D.C., op. cit., p. 482)
26
Cf. M. Jeay, op. cit., p. 32.
270
Brigitta Vargyas
l’accentuation du clivage entre culture populaire et culture des élites et le changement concomitant des goûts littéraires ont sonné le glas d’une œuvre trop
ambiguë pour les uns et plus assez intéressante pour les autres (le sujet n’étant
plus à une distance « inquiétante », mais bien plus éloigné encore de la vision
du monde des élites). L’ambiguïté liée au ton ironique a assuré ainsi, dans un
premier temps, la popularité des Évangiles, pour causer ensuite, avec le changement de climat culturel, sa perte.
La belle endormie, la sagesse animale et
l’herbe médicinale
Emese Egedi-Kovács
Université Eötvös Loránd de Budapest1
La version la plus connue du conte de « la Belle au Bois dormant » est sans
doute celle de Perrault. Celle-ci est cependant le résultat du long mûrissement
d’un thème littéraire dont les origines remontent à des époques antérieures.
Comme le souligne E. Zago dans l’article intitulé « Some Medieval Versions
of Sleeping Beauty: Variations on a theme2 », les premières occurrences de ce
type de conte sont apparues dès le Moyen Âge. Elle cite Perceforest et deux récits occitans, Frayre de Joy e Sor de Plaser et le roman de Blandí de Cornualha,
pour lesquels, selon elle, Eliduc et Cligès ont sans doute servi de modèle, du
moins pour ce qui est de la scène de fausse mort. Dans notre étude, nous tentons cependant d’aller plus loin et de retracer un nouveau segment du cheminement long et complexe de ce thème littéraire. Car, si le conte de « la Belle au
Bois dormant » prend sans aucun doute pour la première fois une forme complète et élaborée dans la littérature française du Moyen Âge, son motif central,
celui de la « belle endormie » ne manquait pas de préfigurations littéraires,
notamment dans la production romanesque byzantine du XIIe siècle.
Il nous semble d’abord utile d’éclaircir quelques notions de base concernant
notre sujet. Nous appellerons « Belle au Bois dormant » l’ensemble de multiples motifs caractéristiques3 qui résultent d’une entité particulière, c’est-à-dire
1
Étude rédigée avec le soutien de Magyar Állami Eötvös Ösztöndíj (Bourse d’études Eötvös
de l’État hongrois) et du projet TÁMOP 4.2.1/B-09/1/KMR-2010-0003 du Fonds Social Européen de l’Union Européenne.
2
Esther Zago, « Some Medieval Versions of «Sleeping Beauty»: Variations on a Theme », Studi Francesci, 69 (1979), p. 417-431.
3
M 301.12 (Three) fates prophesy at child’s birth. F 312.1.1 Fairies make good wishes for
newborn child. D 2031.0.2 Fairies cause illusions. F 360 Malevolent or destructive fairies.
D 1964 Magic sleep induced by certain person. D 1960.3 Sleeping Beauty. D 1960 Magic sleep.
272
Emese Egedi-Kovács
du conte lui-même, dont le thème central est le motif de la « belle endormie ».
En ce qui concerne ce dernier, on peut le relier étroitement au thème de la
« morte vivante », dont il représente, nous semble-t-il, une certaine sous-catégorie. Sans nous lancer ici dans l’établissement d’une typologie précise du
thème de la « morte vivante », typologie qui mériterait qu’un article entier lui
soit consacré, nous voulons simplement constater que, pour ce qui est des récits français médiévaux, ce motif se divise manifestement en deux types différents, la « vivante ensevelie » et la « belle endormie ». Ces deux variantes se
sont développées en effet longtemps côte à côte avant de se séparer définitivement l’une de l’autre. La différence essentielle entre les deux est la suivante
: dans le premier type, la « vivante ensevelie », l’héroïne donnant l’apparence
totale d’une morte sera même mise au tombeau d’où elle finira par s’évader.
Si dans le premier type, l’accent est mis sur le fait de la mort, dans le deuxième, celui de la « belle endormie », on insiste avant tout sur le spectacle miraculeux qui permet de penser plutôt à un sommeil magique qu’à la mort : une
jeune fille plongée dans une léthargie profonde, dont la beauté et la fraîcheur
de corps ne changent en rien malgré le temps qui passe, est étendue dans un
endroit extraordinaire pénétré de surnaturel et complètement isolé qui n’est
accessible qu’aux élus. En ce qui concerne les œuvres médiévales, la « vivante
ensevelie » est avant tout représentée par le personnage de Fénice dans Cligès, la « belle endormie » par celui de Zellandine dans Perceforest. Quoique
la « morte vivante » soit évidemment un thème tout à fait universel apparaissant dans de nombreuses cultures, l’une de ses occurrences, d’ailleurs peu
connue jusqu’ici, est à souligner en raison des parallèles frappants avec des
récits français, notamment avec Eliduc et Cligès. Il s’agit du roman de Théodore Prodrome, Rhodanthé et Dosiclès, écrit à Byzance au XIIe siècle et qui
contient d’ailleurs également le motif de la « belle endormie ». Voici brièvement le contexte dans lequel la scène de la « vivante ensevelie » s’insère :
Les amoureux, Rhodanthé et Dosiclès, après une longue séparation et maintes aventures, se retrouvent finalement dans la maison de Craton. Remplis de
joie par leurs heureuses retrouvailles, ils se préparent avec impatience à leurs
noces imminentes. Cependant, la fille de leur hôte, qui s’appelle Myrilla, tomD 1960.4 Deathlike sleep. D 2167 Corpse magically saved from corruption. D 6 Enchanted castle. F 771 Extraordinary castle. D 1149.2 Magic tower. F 772 Extraordinary tower etc. (Antti
Aarne & Stith Thompson, The Types of the Folktale, A Classification and Bibliography, Second
Revision, Helsinki, 1961; Anita Guerreau-Jalabert, Index des Motifs Narratifs dans les romans
arthuriens français en vers (XIIe-XIIIe siècles), Genève, 1992).
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale
273
be elle-même amoureuse de Dosiclès. Par jalousie, elle cherche donc à écarter
sa rivale, Rhodanthé. Tous ses efforts ayant échoué, elle décide alors de faire
boire un poison à la jeune fille qui ne la tuerait pas mais paralyserait seulement son corps. C’est à la fin d’un festin qu’elle lui donne finalement la coupe
contenant le breuvage somnifère, en l’absence du fiancé de la jeune fille, Dosiclès étant parti à la chasse. Dès que Rhodanthé absorbe le contenu de la coupe,
elle devient demi-morte, ne pouvant plus ni bouger ni parler.
Comme, à notre connaissance, il n’existe aucune traduction française de
ce roman – à part celle du XVIIIe siècle faite par P. François Godard de Beauchamps, qui semble plutôt une adaptation qu’une traduction exacte – nous
nous permettons pour cette scène de proposer la nôtre :


430 
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
435 


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445 
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450 
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
274
Emese Egedi-Kovács


455 
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
460
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



465 

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

470 




475 




480 




485 




La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale
275
490 
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
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495 
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


500 




505 

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
510 

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
515 




520 
Alors le bruit prit fin, et avec le même bruit le banquet aussi. (430) L’envie de
Myrilla ne cessa pourtant pas, tout le reste du temps, elle tramait de mauvais
desseins et cousait le lin des rêts par lesquels elle pourrait capturer Rhodanthé. Lorsque tout moyen est fermé à la jalousie (435) – car ayant tout essayé,
276
Emese Egedi-Kovács
elle n’avait que subi des échecs – que fait-elle enfin, quelle ruse machine-t-elle ? Elle emplit une coupe de potion délétère, et comme Cratandre ainsi que
Dosiklès est allé à la chasse, (440) elle la lui donne pour boire durant le banquet. L’effet de la coupe n’est pas la mort subite, ni la perte de l’esprit ou une
autre maladie, mais seulement le relâchement du corps entier. Dès que Rhodanthé eut donc bu la coupe, (445) aussitôt toute sa figure subit des convulsions, tout son corps se détendit, et comme un cadavre, elle avait besoin de
quelqu’un pour la mouvoir, car elle ne se mouvait pas. Ah cœur jaloux et méchant ! Pour atteindre l’amour, pour avoir l’union (450) – ce qu’elle n’avait pas
pu obtenir par une juste décision –, pour s’unir avec Dosiclès comme fiancé,
elle causa le relâchement du corps de la jeune fille. Il n’y a pas là-bas main agissant et bougeant, ni doigts car ceux-ci ne font plus rien, (455) il n’y a pas là-bas
pied bien préparé à marcher, ni langue babillarde, ni bouche bougeant. Mais
pourquoi dire les autres détails ? Car, pour le dire en paroles simples et concises, aucun des membres de la jeune fille n’avait d’énergie. (460) Voilà ce que fit
Myrilla par son attitude méchante, mais qu’en est-il des mains des dieux et de
la loi de Justice ? Ne se sont-ils pas tout de suite révoltés contre la méchanceté ? Certainement, car ils détestent la nature maligne. Pendant que Cratandre
et Dosiclès, comme je l’ai dit, (465) chassaient au milieu des fourrés, ils trouvèrent une ourse affligée d’une paralysie,4 morte au côté droit et ne bougeant
pas, se traînant seulement du côté gauche. Arrivée à un lieu herbeux, (470) elle
cueillit une très belle herbe – dont la racine était blanche, la feuille similaire
aux roses, aux roses rouges, et non aux roses de couleur blanche, à celles qui
ont même beaucoup de branches penchant vers la terre, dont la peau se voit
pourpre : (475) en un mot, toute l’herbe était belle et tricolore –, elle se frotta
de celle-ci les membres morts. L’experte en nature (l’ourse dont j’ai parlé) revivifia tout le corps mort et une fois guérie s’enfuit en courant. (480) Dosiclès
voyant ce spectacle étrange et s’étonnant de cet événement – mais comment il
n’en aurait-il pas été ainsi, si les animaux connaissent par une intelligence naturelle ce que nous ignorons souvent même après avoir appris ? –, se baissa et
prit l’herbe médicinale, (485) et sans s’attarder, sans passer le moindre temps,
il reprit avec Cratandre le chemin de la maison. Alors qu’ils entraient, un serviteur se hâta à leur rencontre et, se répandant en lamentations, commença sa misérable annonce, révélant, hélas, le relâchement du corps de la vierge. (490) Quel cœur eut soudain Dosiclès et quelle lamentation il commença
4
Paul d’Égine mentionne dans son œuvre cette maladie («  ») ainsi que sa thérapie
(Paulus Aegineta, III, 18).
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale
277
après l’avoir écouté, celui qui ne l’a jamais subi ne peut pas le dire. « Ah, de
nouveau le commencement d’autres drames, Tykhè, de nouveau le rire pour
toi et les peines pour Dosiclès. (495) Rhodanthé est atteinte du relâchement du
corps, et morte vivante elle ne bouge en aucune manière ; Rhodanthé est malade, et le chevalier Dosiclès court à la chasse avec des chiens. C’est hier que
j’ai vu Rhodanthé, cruelle Jalousie ; (500) hier, non pas avant-hier ou encore
avant, malveillante Tykhé ! » Après ces mots, il s’approcha de la jeune fille et
en versant les larmes, à juste titre, il fouilla les replis de son vêtement pour
trouver l’herbe. Dès qu’il l’eut trouvée, il la tira et en la frottant tout autour il
revigora le corps entier de la fille relâchée et la réanima – ah ! grâce divine !
Et celle qui – pas le moins du monde – ne bougeait en aucune manière sauta,
alla vers celui qui la désirait et mit un terme au chant plaintif de son ami en
pleurs. (510) Dosiclès la voyant vivante et debout, parlant comme elle voulait et bougeant, s’écria : « Je suis déjà certain, Dieux sauveurs que vous prenez soin de mes affaires et de celles de ma fiancée ! Je me confie à vous pour
toujours : (515) je mets en vous l’espoir de mon mariage. Et à toi, ourse, quelle
grâce te faut-il de notre part en récompense pour l’herbe d’or que tu m’as donnée ? Certes – que les dieux soient témoins de ma parole – je ne heurterai jamais de ma large épée les ourses, (520) je ne plongerai pas mon fer dans celles
qui m’ont instruit. » (Théodore Prodrome, Rhodanthé et Dosiclès, VIII, v. 428520 [traduit en prose].)5
Il est intéressant de noter que dans le texte grec, au vers 496, nous trouvons le
terminus technicus parfait du thème de la « morte vivante » : «  »
(‘vivante elle meurt’), qui ne se rencontre d’ailleurs guère dans les œuvres
françaises.
Le parallèle avec le lai d’Eliduc de Marie de France, en ce qui concerne l’épisode de la fausse mort, est bien visible. Les motifs où la parenté semble incontestable sont les suivants :
la mort apparente de l’héroïne (D 1960 Magic sleep. D 1960.3 Sleeping
Beauty. D 1960.4 Deathlike sleep).
l’animal présentant une cure de résurrection (B 300 Helpful animal.
B 512 Medicine shown by animal. E 181 Means of resuscitation learned. F 950
Marvelous cures).
5
Theodori Prodromi De Rhodanthes et Dosiclis amoribus libri IX, edidit M. Marcovich,
Stutgardiae et Lipsiae : In Aedibus B.G. Teubneri, 1992.
278
Emese Egedi-Kovács
l’herbe ressuscitante de couleur rouge (D 771.11 Disenchantment by
flower. D 965 Magic plant. D 965.12 Magic grass. D 1293.1 Red as magic color. D 1500.1.4.1 Magic healing grass /flower/. E 50 Resuscitation by magic.
E 105 Resuscitation by herbs. F 814 Extraordinary flower).
Le premier trait identique est bien sûr que, dans les deux récits, l’héroïne est
prise d’un sommeil léthargique très profond. Les circonstances mêmes ainsi
que la cause directe en sont assez semblables : il s’agit dans les deux histoires
d’un triangle amoureux, les personnages féminins de l’épisode étant rivales
l’une de l’autre. Or la catalepsie de la jeune fille résulte de cette problématique.
Si, chez Prodrome, cette mort apparente est bien voulue et projetée par Myrilla, alors que dans le Lai de Marie de France elle frappe Guilliadun de façon
complètement inattendue, le ressort essentiel n’en est pas moins le même, à savoir le désespoir amoureux.
Mes entre ses braz la teneit
e cunfortout ceo qu’il poeit
del mal que ele aveit en mer
e de ceo qu’ele oï numer
que femme espuse ot sis amis,
altre que li, en sun païs.
Desur sun vis cheï pasmee,
tute pale, desculuree.
En la pasmeisun demura,
qu’el ne revint ne suspira.
Cil ki ensemble od lui l’en porte
quidot pur veir qu’ele fust morte (Eliduc, v. 847-858)6.
Quant de sa femme oï parler,
de duel que oi m’estut pasmer (Eliduc, v. 1079–1080).
Pour atteindre l’amour, pour que l’union soit sienne – ce qu’elle n’avait pu
obtenir par une juste décision –, pour s’unir avec Dosiclès comme fiancé, elle
causa le relâchement du corps de la jeune fille (Rhodanthé et Dosiclès, VIII, v.
449-452).
6
Je cite le texte toujours dans l’édition suivante : Les Lais de Marie de France, trad. L. HarfLancner, Paris, Le Livre de poche, collection Classiques médiévaux, 1998.
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale
279
Dans les deux récits, ces mortes vivantes restent « sur scène », c’est-à-dire
qu’elles ne sont pas inhumées, ce qui facilite évidemment, d’un point de vue
« technique », la cure extraordinaire. Néanmoins, chez Prodrome, ce processus semble un peu artificiel et, à notre avis, déterminé par des hasards trop
nombreux : tandis que la belle fille s’étend cataleptique dans la maison de
Craton, Dosiclès, ignorant cela, rencontre à ce moment précis une ourse qui,
elle-même demi-morte, se guérit devant les yeux du jeune chevalier grâce
à une herbe. Celui-ci, bien qu’ignorant toujours tout de l’état de son amie,
cueille aussitôt cette herbe (en se disant peut-être que « cela servira bien à
quelque chose » ?) avec laquelle, dès qu’il aura appris la mauvaise nouvelle, il
pourra ressusciter sa fiancée. Chez Marie de France, en revanche, ces motifs
s’agrègent de manière plus heureuse, les événements s’enchaînant de façon
plus naturelle et logique tout en permettant à des événements inattendus de
se produire : une belette passe sur le corps de la belle morte alors que Guildeluec, épouse compréhensive et bienveillante d’Eliduc, se trouve dans la chapelle. Son serviteur tue l’animal sur-le-champ, mais après quelques minutes
apparaît une autre belette, qui ne tarde pas à chercher un remède efficace pour
ranimer sa compagne.
Une musteile vint curant,
de suz l’alter esteit eissue ;
e li vadlez l’aveit ferue
pur ceo que sur le cors passa,
d’un bastun qu’il tint la tua.
En mi l’aire l’aveit getee.
Ne demura qu’une loëe,
quant sa cumpaigne i acurut,
si vit la place u ele jut.
Entur la teste li ala
e del pié suvent la marcha.
Quant ne la pot faire lever,
semblant faiseit de doel mener.
De la chapele esteit eissue ;
as herbes est el bois venue.
Od ses denz a prise une flur,
tute de vermeille colur.
280
Emese Egedi-Kovács
Hastivement revait ariere.
Dedenz la buche en tel maniere
a sa cumpaigne l’aveit mise,
que li vadlez aveit ocise,
en es l’ure fu revescue.
La dame l’a aparceüe.
Al vadlet crie : « Retien la !
Getez, frans huem ! mar s’en ira ! »
E il geta, si la feri,
que la florete li cheï.
La dame lieve, si la prent.
Ariere va hastivement.
Dedenz la buche a la pucele
meteit la flur ki tant fu bele.
Un petitet i demura,
cele revint e suspira (Eliduc, v. 1032–1064).
La ressuscitation de la belette tuée au moyen de l’herbe médicinale à
proximité immédiate de la belle morte semble fournir un enseignement
net qui suggère à Guildeluec, de façon lumineuse, comment faire pour
réanimer la morte. Ici toutefois les « coïncidences » s’inscrivent dans une
autre perspective que celle du hasard, à savoir celle de la merveille. Or
celle-ci est suggérée et même soigneusement préparée par la narration.
À partir du moment où Guilliadun tombe en léthargie, tout mène en effet vers le merveilleux. Tout d’abord le lieu où Eliduc transporte la belle
morte est sans conteste un endroit extraordinaire imprégné de surnaturel
et bien isolé, semblable à ceux où reposent (comme nous l’avons souligné
dans notre définition) toutes les « belles endormies ». C’est une chapelle,
lieu sacré, se trouvant dans une forêt qui isole hermétiquement celle-ci de
la ville et de toute région peuplée.
Une forest aveit en tur. POINT ?
trente liwes ot de lungur.
Uns seinz hermites i maneit
e une chapele i aveit ;
quarante anz i aveit esté.
Meinte feiz ot od lui parlé.
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale
281
A lui, ceo dist, la portera,
en sa chapele l’enforra (Eliduc, v. 889-896).
Le saint ermite (« seinz hermites ») est, nous semble-t-il, l’emblème de cet
endroit fabuleux : le nom « hermites » renvoie à l’isolement (< lat. eremus, i, n.
< gr.  [2]désert, solitaire, isolé), tandis que l’adjectif « seinz » évoque le
surnaturel, ce qui est au-delà des cadres habituels. L’ermite n’a d’ailleurs visiblement pas d’autre fonction dans le récit que de déterminer la nature du lieu
où la merveille va bientôt se réaliser, c’est-à-dire de préciser la qualité à la fois
surnaturelle et isolée de cet endroit. Car, quand Eliduc et ses compagnons retrouvent l’ermite, il est déjà mort depuis huit jours (« Uit jurs esteit devant finiz
/ li seinz hermites, li parfiz. / La tumbe novele trova. » v. 917-919) et, contrairement à Guilliadun, il ne revient plus jamais à la vie ; et dans la suite du récit non plus il n’est pas question de lui. Il n’est en outre pas très clair pourquoi
ce lieu ne conviendrait pas à Eliduc pour ensevelir plutôt qu’exposer la « dépouille » de son amie, alors que la tombe du saint ermite a également été creusée là-bas, comme si l’explication n’était qu’un prétexte, de la part d’Eliduc et
encore davantage de celle de la poétesse, pour que la jeune fille puisse rester
visible. Car, pour que les merveilles puissent se réaliser (corps de la belle morte sauvé de l’altération, résurrection grâce à une herbe) il est bien entendu absolument nécessaire que la belle morte reste « en scène », c’est-à-dire qu’elle ne
soit pas mise au tombeau. Guilliadun n’est donc pas ensevelie, mais simplement étendue sur l’autel, ce qui permet donc de contempler son corps inerte.
Ensuite, la merveille de la résurrection est également préparée par l’image de
la belle morte qui, comme toutes les « Belles au Bois dormant », conserve miraculeusement la plénitude de sa beauté, son visage demeurant frais et rosé.
En la pasmeisun la trovot :
ne reveneit, ne suspirot.
De ceo li semblot granz merveille
qu’il la veeit blanche e vermeille ;
unkes la colur ne perdi
fors un petit qu’ele enpali (Eliduc, v. 969-974).
e vit le lit a la pucele,
ki resemblot rose nuvele (Eliduc, v. 1011-1012).
282
Emese Egedi-Kovács
Bref, l’hésitation d’Eliduc à enterrer son amie, le choix du lieu sacré pour
le repos de la jeune fille au fin fond de la forêt et surtout la description de la
belle morte montrant des signes de vie, tout cela ouvre donc petit à petit la
voie à la ressuscitation merveilleuse. La couleur de l’herbe médicinale, qui
répond parfaitement à celle de la belle endormie – toutes deux sont en effet
vermeilles, – parachève la lente préparation à la merveille de la résurrection.
Tandis que chez Prodrome la composition de l’épisode de fausse mort ne se
conforme donc guère à un plan de développement élaboré, dans le Lai de Marie de France, ce motif semble minutieusement exploité. Le hasard étant remplacé par la merveille dans le récit français, le motif de la « belle endormie »
entre visiblement dans une nouvelle phase d’évolution qui prépare sans doute le chemin au futur conte de fée de la « Belle au Bois dormant ». En effet, le
récit de Marie de France contient déjà, quoique de façon plutôt discrète, tous
les éléments merveilleux qui font partie des caractéristiques essentielles propres aux versions postérieures, à savoir le motif de la belle endormie, celui du
corps restant visible sans être enterré qui conserve sa beauté et sa fraîcheur et
celui de l’endroit extraordinaire pénétré de surnaturel et complètement isolé
où repose la jeune fille.
Quant au motif de l’« animal présentant une cure de résurrection », il n’est
pas sans avoir fait l’objet de plusieurs changements. Le plus évident est que
chez Prodrome il s’agit d’une ourse alors que chez Marie de France l’on a
une belette. Chez Marie de France, le choix d’une belette reflète probablement l’influence de croyance celte7. L’autre divergence marquante – le nombre des animaux –, concerne cependant plutôt leur fonction. Ce type de scène
– la présentation d’une cure de résurrection –, par analogie, nécessiterait au
moins deux acteurs différents : l’un qui servirait de victime, personnage équivalent à la « morte vivante » et sur lequel cette cure va s’effectuer, et l’autre qui
remplirait le rôle du « médecin » trouvant l’herbe magique. Or, dans le roman
byzantin, l’ourse est à la fois la « victime » et le « médecin » en une personne,
tandis que dans Eliduc ces deux fonctions sont divisées et attribuées à deux
belettes différentes. Autrement dit, chez Prodrome l’animal est « dédoublé »,
ayant la moitié du corps mort, tandis que l’autre est vivante, alors que chez
Marie celui-ci est « redoublé », car y figurent deux belettes à la fois. En outre,
le redoublement chez Marie remplit même une fonction narratologique sup7
Voir Pierre Jonin, « Le Bâton et la Belette ou Marie de France devant la matière celtique »,
dans Mélanges de langue et littérature françaises offerts à Charles Foulon, vol. II., (Marche Romane, 30, 1980), p. 164.
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale
283
plémentaire, relevée par Fabienne Pomel : analysant minutieusement les jeux
de miroirs dans Eliduc, elle souligne que « la scène merveilleuse apparaît […]
comme un miroir trouble du récit principal »8 ainsi que celui « d’autres scènes
merveilleuses », le couple animal reflétant les couples humains. Ce procédé de
mise en abyme est renforcé par « la reprise des mêmes expressions, parfois en
chiasme » dans cette scène.
En ce qui concerne l’herbe médicinale, c’est plutôt la ressemblance entre
les deux auteurs qu’il faut à notre avis souligner, son effet comme sa couleur étant très semblable. Si chez Prodrome l’herbe est bien de trois couleurs, le « rougeoiement » semble toutefois dominer : la racine de cette herbe
est blanche, sa feuille est rouge, alors que ses branches sont pourpres. Prodrome renforce encore l’image d’une plante rouge par la remarque répétée
que les feuilles sont semblables en couleur « aux roses rouges et non aux roses de couleur blanche »9. Dans Eliduc la fleur médicinale est entièrement
vermeille (« Od ses denz a prise une flur, / tute de vermeille colur » v. 10471048). Les deux auteurs semblent donc insister sur l’importance de la couleur rouge, sans doute pour le sens magique traditionnellement attaché à
celle-ci (D 1293.1 Red as magic color). Que cette couleur ne soit pas sans
importance et qu’elle ait une connotation merveilleuse dans Eliduc apparaît clairement dans la description de la belle endormie conservant la couleur vermeille de son teint (« De ceo li semblot granz merveille / qu’il la veeit
blanche e vermeille » v. 971-972). La rime de « vermeille » avec « merveille »
semble rendre plus étroite la relation entre les deux mots.
Le parallélisme entre le roman de Prodrome et Eliduc, en ce qui concerne la
scène de fausse mort, semble assez évident. Eliduc n’est cependant pas le seul
récit français qui montre des ressemblances remarquables avec le récit byzantin : dans Cligès de Chrétien de Troyes nous retrouvons également quelques
parallèles avec Prodrome, mais qui concernent de tout autres éléments que
dans le Lai de Marie de France. Dans le récit de Chrétien de Troyes, le contexte de la mort apparente est très similaire à celui de Prodrome : il s’agit toujours
d’un triangle amoureux, à la problématique duquel la ruse de fausse mort veut
apporter une solution. Certes, dans Cligès, il n’y a ni animal ni herbe qui res8
Fabienne Pomel, « Les Belettes et la Florete magique : le miroir trouble du merveilleux dans
Eliduc », dans Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees. Hommage à Francis Dubost,
Honoré Champion, Paris, 2005, p. 512-513.
9
Selon le témoignage de Paul d’Égine (Paulus Aegineta) et celui de Dioscurides, une herbe possédant la même puissance était connue à cette époque : on l’appelait « selinon agreon heteron ».
284
Emese Egedi-Kovács
suscite. Le motif de la « morte vivante » montre même clairement les caractéristiques de la « vivante ensevelie », type de récit que nous avons distingué en
introduction de celui de la « belle endormie ». Ici la ressemblance réside avant
tout dans l’effet de la potion, car ce breuvage ne fait pas perdre la conscience
à la jeune fille mais paralyse seulement son corps : Fénice, tout comme Rhodanthé, demeure tout à fait consciente pendant sa léthargie et seul son corps
devient totalement insensible et paralysé.
La poison a boivre li done.
Et lors des qu’ele l’ot beüe,
Li est troblee la veüe,
Et a le vis si pale et blanc
C’on s’ele eüst perdu le sanc.
Ne pié ne main ne remeüst,
qui vive escorchier la deüst,
Nel ne se crosle ne dit mot,
Et s’antant ele bien et ot
Le duel que l’empereres mainne
Et le cri don la sale est plainne (Cligès, v. 5760-5770)10.
elle la lui donne à boire durant le banquet. L’effet de la coupe n’est pas la
mort subite, ni la perte de l’esprit ou une autre maladie, mais seulement le relâchement du corps entier. (Rhodanthé et Dosiclès, VIII, v. 441-443).
F. Meunier affirme par ailleurs dans son ouvrage sur le roman byzantin du
XIIe siècle que les récits français contemporains, notamment Cligès, n’ont sans
doute exercé aucune influence sur le roman de Prodrome11. En effet, selon
la datation également acceptée par F. Meunier, le roman de Prodrome a été
composé entre 1143 et 1149 tandis que Cligès date de 1176. Cette chronologie
suggérerait même une possibilité d’influence toute contraire. Sans nous lancer dans la question de la filiation entre l’œuvre de Prodrome et ses pendants
français, nous voulons simplement faire remarquer que dans cette question
le thème de la fausse mort semble un moment clé. Vu que ce motif – la mort
10
Je cite le texte toujours dans l’édition suivante : Chrétien de Troyes, Cligès, éd. L. Harf-Lancner, Paris, Champion, 2006.
11
F. Meunier, Le roman byzantin du XIIe siècle. À la découverte d’un nouveau monde ?, Paris,
Champion, 2007, p. 250.
La belle endormie, la sagesse animale et l’herbe médicinale
285
apparente d’une jeune fille, causée par une potion somnifère – apparaissait
déjà bien antérieurement, dans un des romans hellénistiques, Les Éphésiaques
de Xénophon d’Éphèse, dans lequel Prodrome lui aussi puise ouvertement,
il semble plus vraisemblable que ce soient les romanciers français qui se sont
inspirés de leur collègue byzantin et non l’inverse. La question du rapport entre les romans byzantins et les récits français du XIIe siècle reste donc selon
nous encore à revoir.
Pour conclure, nous pouvons donc constater que le long voyage du motif de
la « belle endormie » n’a manifestement pas commencé par les récits français
et occitans médiévaux, ce motif apparaissant au moins dans un des romans
byzantins contemporains. Cependant, malgré l’identité des éléments essentiels, il est visible que c’est l’imaginaire occidental, notamment celui de Marie
de France, qui est nécessaire pour que ce motif puisse se doter des caractéristiques susceptibles d’en faire un conte de fée à part entière. En établissant les
« circonstances » adéquates à l’apparition de la ressuscitation merveilleuse, à
savoir laisser la belle endormie non enterrée dans un endroit extraordinaire
et isolé et permettre ainsi aux autres personnages non seulement de contempler le miracle du corps conservant sa fraîcheur mais aussi de pouvoir effectuer une cure de résurrection, Marie de France a trouvé, sans le savoir, tous les
éléments fondamentaux pour le thème central du fameux conte de la « Belle
au Bois dormant ».