Anthropologie - Rapport de synthèse

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Anthropologie - Rapport de synthèse
Anthropologie - Rapport de synthèse
Isis Baudran, Yoann Jolly, Félix Pauly
À propos
À partir de l’article de Pascale Absi, «La professionnalisation de la prostitution : le travail
des femmes (aussi) en question», 2012, L’Homme et la Société, p. 176-177.
Pascale Absi, Chargée de recherche à l’IRD. Ses travaux portent sur l’anthropologie du
travail et de l’argent. Elle s’intéresse plus particulièrement à l’articulation de la mobilisation
de la main d’uvre et des rapports de travail avec les représentations sociales, religieuses et
symboliques. Son aire de référence est la Bolivie.
1. Introduction
Le 13 avril 1946, la conseillère municipale de Paris de l’époque donna son nom à la loi
prohibant les maisons closes, interdisant ainsi la prostitution salariée. Le 13 avril 2011, la
Mission d’information parlementaire de l’Assemblée nationale sur la prostitution en France
publiait son rapport intitulé «Prostitution, l’exigence de responsabilité : en finir avec le
mythe du plus vieux métier du monde» 1 . Ce document rapporte que près de 200 000
prostituées prostituées sont surtout des femmes, et que 80% d’entre elles sont des étrangères
de pays du Sud, notamment de Chine ou des pays de l’Est. À l’échelle mondiale, prenant
donc pleinement en compte l’ensemble des pays en développement, on dénombrerait près
de 40 millions de prostituées, 80% seraient des femmes, entre 13 et 25 ans pour la plupart
d’entre elles. 2 .
1. Rapport disponible sur l’hyperlien : http ://www.europarl.europa.eu/meetdocs/2009_
2014/documents/femm/dv/rev_synthese_propositions_/rev_synthese_propositions_fr.pdf
2. Rapport mondial sur l’exploitation sexuelle : la prostitution au coeur du crime organisé, 2011, Fondation Scelles, Éd. Economica
2
Aussi, une mise en abyme vidéo-reportage de ces réalités, par l’exemple de la prostitution
étudiante en France, peut amerner notre problématique quant aux justifications sociales et
économiques d’une professionnalisation de la prostitution :
Reportage télévisé de France 3 Bretagne, diffusé le 9 décembre 2011. Disponible à
l’hyperlien : http ://www.youtube.com/watch ?v=lmtIU_bBiNI
2. Synthèse du texte
Pascale Absi mène une étude de cas amorcée en 2004, sur les prostituées boliviennes
(notamment celles exerçant dans les lupanars locaux). Sans prendre parti, elle expose les
différentes perceptions qu’ont les prostituées et les institutions sur une possible considération
de la prostitution en tant que travail.
On assiste à une modification du regard porté sur la prostitution. Cette dernière est analysée davantage sous l’aspect du travail que celui des violences et de l’utilisation (entendre
par là exploitation) des femmes. À cela s’ajoute le fait que de plus en plus de prostituées
revendiquent cet aspect de leur activité (la professionnalisation), comme le cas bolivien. Ce
qui renvoie de façon plus large à la définition qui est faite du travail, à ce que l’on inclut
dans cette notion d’échange. Cet article ne vise pas à enclencher un débat pour ou contre la
prostitution en tant que telle, il vise plutôt à la repenser par la notion de travail, de façon
plus globale.
Les résultats de cette étude étant exposés, l’auteur pointe du doigt l’importance devant être accordée à la parole des prostituées pour comprendre l’ensemble du processus de
professionnalisation de la prostitution, vers une forme de légitimation.
«L’entrée et la vie dans le milieu»
Est ici présenté un schéma type, où deux questions sont posées :
– Qui sont les prostituées ?
– Par quel parcours social et familial une femme deviendrait-elle prostituée ?
Pascale Absi se penche ensuite sur un aspect sociologique de la prostitution. Elle utilise
des termes propres à la Sociologie du travail : les revenus, la recherche de la demande,
les phénomènes de concurrence, etc., pour définir l’activité de «prostitution». De cette
analyse découle l’énumération sociétale (affective, émotionnelle) des conséquences liées à
cette activité : les violences morales, physiques et sexuelles, la précarité économique, et
3
les troubles affectifs. Finalement, l’objectif des prostituées est d’acquérir les prérogatives
inhérentes à tout travail normé et normal (l’indépendance financière, etc.)
«L’organisation des prostituées et le rapprochement avec la centrale ouvrière»
Est ici relatée la manière dont les travailleuses sexuelles se sont regroupées à partir de
1998, comme une sorte de mouvement syndical ou professionnel. Ceci afin d’obtenir une
reconnaissance juridique et (ou) administrative au sein de la société. Ce regroupement leur
a permis l’acquisition de certains droits propres à la santé, et une «médiatisation» de leurs
revendications 3 .
«Travail ou activité : le discours des institutions»
Les institutions nationales, locales et les ONG féministes ou catholiques développent une
vision de la prostitution hétérogène en terme de fondements théoriques (certaines sur des
bases juridiques, d’autres purement éthiques, certaines économiques), mais soutiennent un
avis similaire : «la prostitution ne peut être reconnue comme un travail». Sont implicitement
évoquées les quatre approches théoriques d’analyse de la prostitution : l’abolitionnisme, le
prohibitionnisme, le réglementarisme et la décriminalisation. L’OIT (Organisation internationale du Travail) prône la reconnaissance de cette prostitution comme un travail à part
entière par l’ensemble des pays, adoptant une approche réglementariste.
«Mais que pensent les femmes concernées ?»
Sont en outre discernées deux visions antagonistes parmi les femmes prostituées :
– Une partie légitime le caractère professionnel de l’activité de la prostitution, se définissant comme «travailleuses sexuelles» ;
– Tandis qu’une autre partie ne voient pas la prostitution de la sorte, ne considérant
pas qu’il y ait d’activité ni de production physique. Ces femmes n’intègrent pas leur
activité comme une forme de service, au sens économique du terme. Ceci induit une
«déqualification du travail féminin à cause de la domination masculine», une notion
de sacrifice rendant ambiguë la conception de la prostitution par ces femmes.
3. Commentaire et analyse
À partir de cette lecture, et pour tenter d’élargir notre analyse au Monde et aux différents
types de prostitutions, nous retenons trois thématiques que nous développons ci-après.
D’abord les concepts s’appuyant sur des paramètres socio-économiques pour légitimer ou
non la professionnalisation, puis la diversité des types de légalisation dans le Monde,pour
enfin s’attarder sur le cas d’espèce de la prostiitution des étudiantes.
Légitimation et professionnalisation de la prostitution, deux notions distinctes
On peut se demander à la suite de la lecture du texte si la légitimation économique et la
«dignité» sociale de la prostitution passent seulement par sa légalisation. L’auteur évoque
deux des quatre acceptions sociologiques de la prostitution, qui peuvent être prônées par
les personnes, les associations, ou les institutions :
3. un phénomène déjà ancien, voir à ce propos la publication de l’UNESCO, 1987, «The Media, Women
and Prostitution in India, Malaysia and the Philippines», p.45-67
4
– L’abolitionnisme, soit l’abolition de toute réglementation de l’activité. Cette réglementation revient à instituer la prostitution et le proxénétisme. Cette conception décrit
qu’une prostituée ne vend pas son corps comme une force de travail, mais se vend
elle-même comme marchandise, et considère ces femmes comme victimes d’exploitation ou de «traite». Le précurseur de cette approche fut la Fédération abolitionniste
internationale, par sa «Convention internationale relative à la traite des blanches»,
en 1910 ;
– Le prohibitionnisme, qui s’oppose au premier concept, revient à la criminalisation de
tous les acteurs de la prostitution, garante d’un ordre moral collectif. C’est notamment
le concept en vigueur au Japon, si l’on excepte le flou historique autour des geiko
(terme nippon désignant les geishas, femmes de compagnie des élites japonaises au
pouvoir qui, parfois, donnaient leur corps à leur danna, leur premier client officiel, et
dit «protecteur». Ce ne semble toutefois plus le cas aujourd’hui, même si beaucoup
d’incertitudes et de fantasmes japonais et occidentaux persistent) ;
– La décriminalisation, soit une forme de libéralisation. Ou une reconnaissance de la
pure valeur-travail et marchande des services corporels des prostituées, impliquant
le consentement mutuel du client et de la prostituée. L’auteur parle à ce propos de
«marchandisation». L’auteur cite le cas de Centrale Ouvrière bolivienne, prônant
l’abandon d’une professionnalisation, du fait d’une contractualisation, qui rendrait la
femme prostituée soumise à un contrat, non libre de définir ses prix ;
– Le réglementarisme (et parfois néo-réglementarisme, comme évoqué dans le texte).
C’est une forme d’acceptation par le corps social de cette activité, nécessitant d’être
réglementée et légiférée pour assurer aux femmes prostituées plusieurs droits minimums (ou bien aligner leur activité au Droit du travail). C’est le cas de la législation
bolivienne, comme l’explique l’auteur, par un «examen obligatoire [...] et [le] port
d’un carnet de santé contrôlé», ou encore la «lib[erté] de quitter les maisons closes
quand bon leur semble». C’est un concept légitimant la prostitution uniquement par
des paramètres économiques liés au travail 4 ;
L’arbitrage entre ces acceptions demeure interne au sein même l’État bolivien, Pascale Absi
appuyant que les «prostituées boliviennes [...] sont sans cesse soumises à des exhortations
contradictoires de la part des différentes institutions qui interviennent dans leur secteur».
La terminologie du choix d’une prostituée ou de l’exploitation ou de la soumission qu’elle
subit scinde d’une autre façon ce débat sur la professionnalisation de la prostitution, se
résumant entre une conception «salariale» et donc contractuelle ou bien «esclavagiste» de
cette activité. L’OIT considère la prostitution comme un «choix rationnel». À cet égard,
le PNUD postule que «La réglementation contre le trafic des personnes doit être appliquée
pour interdire l’exploitation sexuelle, et non pour réprimer les adultes qui s’engagent de
manière consentante dans le travail du sexe.» (PNUD, 2012) Enfin, la mondialisation de la
prostitution peut s’interpréter comme une professionnalisation constatée, par les migrations
de prostituées, par le tourisme sexuel, ou par les réseaux continentaux d’exploitation.
Plusieurs degrés de légalisations de la prostitution dans le Monde
Force est de constater qu’il existe une très forte hétérogénéité du statut juridique de la
prostitution entre les continents, donc de sa vision à travers le monde. Dans une écrasante
4. Voir l’analyse approfondie de Matthieu Lahure, «Le débat sur la prostitution», 2010, disponible
à l’hyperlien : http ://www.implications-philosophiques.org/ethique-et-politique/philosophie-politique/ledebat-sur-la-prostitution/
5
Figure
2
: «La carte du monde de la prostitution, disponible à l’hyperlien
http ://www.unecartedumonde.fr/2012/02/la-carte-du-monde-de-la-prostitution/
:
▀ : Prostitution légale et régulée
▀ : Prostitution légale, mais non régulée. Activités organisées (maisons closes ou proxénétisme) illégales
▀ : Prostitution illégale
▀ : Absence de données
majorité de pays, la prostitution est illégale, les prostituées y sont sanctionnées, parfois
sévèrement. C’est le cas dans la plupart des pays d’Asie, d’Afrique, aux États-Unis et dans
toute l’Europe de l’Est, à l’inverse de l’Amérique du Sud. Un autre fait marquant est que l’on
peut identifier une grande diversité des situations juridiques au sein même des continents.
L’Europe en est l’exemple flagrant, où l’on peut distinguer différents types de législations.
Dans les pays où la culture protestante domine, les prostituées bénéficient d’un statut légal,
et sont donc mieux protégées (c’est le cas de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Suisse et
de l’Autriche). Cette approche dite réglementariste considère la prostitution comme une
activité professionnelle reconnue et encadrée, les maisons closes sont légales et contrôlées.
Ce cadre juridique dépend également des diverses perceptions de la prostitution. En Grèce
par exemple, la légalisation résulte de l’apport important que représente l’économie de
la prostitution au revenu national. Le pays suit donc les recommandations de l’OIT. En
revanche, les Pays-Bas et l’Allemagne justifient le statut de travail afin de mieux protéger
les prostituées (accès à la protection sociale). En Scandinavie (Suède, Norvège et Islande),
l’approche dite abolitionniste considère la prostitution comme une forme d’exploitation, une
atteinte à la dignité humaine et les personnes prostituées comme des victimes et donc non
punissables. Suivant ce courant, la Suède condamne à de lourdes peines les clients de services
sexuels 5 . Enfin, dans les pays latins, dont la France, les deux publics sont sanctionnés et la
prostitution prohibée.
5. cf. un article de Mediapart.fr, publié le 10 juillet 2012, disponible à l’hyperlien :
http
://blogs.mediapart.fr/edition/sida-battre-la-campagne/article/100712/prostitution-le-pnudcondamne-sans-appel-le-mode
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La prostitution estudiantine
Jusque là, nous avons abordé le thème de la prostitution d’une manière globale, générale
(dans notre commentaire et analyse). Il est intéressant d’essayer de la replacer dans certaines
sphères précises (pays, catégorie socioprofessionnelle, classe, etc.) Prenons par exemple le
cas de la prostitution estudiantine en France, notamment. Il s’agit d’un tout autre milieu
que celui des prostituées rencontrées par Pascale Absi.
Les différences sont multiples : on se situe dans un pays dit «du Nord», le milieu est
celui du monde étudiant, et non pas un milieu ouvrier, la durée visée d’activité est associée
à quelques années (au départ, même si l’on s’en écarte difficilement une fois qu’on a atteint
un meilleur train de vie, cf. le reportage). La finalité de l’activité comporte des similitudes
en revanche puisque les étudiantes qui se prostituent le font pour accéder à une certaine
indépendance financière. Dans ce cas, les mêmes questions se posent quant au statut de
leurs activités : on n’associe pas cette forme de prostitution à un travail de prime abord.
Et ce, car la vision que l’on en a repose en grande partie sur le caractère temporel (courte
durée), mais également, car le but de l’activité concerne le financement des études. Il semble
aberrant d’associer ce type d’activité à une quelconque forme de travail.
Or, on peut opposer que les différences sont uniquement fondées sur la représentation
que l’on s’en fait et non les faits réels eux-mêmes. Le débat sur la professionnalisation de
la prostitution rencontre les mêmes questions, quels que soient les personnes, leurs milieux,
leur pays, etc. Les arguments peuvent changer d’un milieu à un autre : certaines prostituées
rencontrées par l’auteure ne sont pas considérées comme exerçant un travail, car la finalité
de la prostitution n’est pas l’aide familiale (cela renvoie à la valeur que l’on se fait de
l’argent).
Concernant les étudiantes, elles ne se considèrent pas comme «travailleuses», car, par
exemple, la finalité n’est pas de faire ça «à part entière» (il s’agit plutôt d’un complément de
revenu). À l’inverse, certaines prostituées boliviennes se considèrent comme des travailleuses
du sexe dans la mesure où elles échangent un service contre de l’argent. On peut ainsi avancer
la justification que se prostituer pour payer ses études peut correspondre à une sorte de
travail comme on ferait un «petit boulot» (hôtesse de caisse par exemple). Bien sûr, ce n’est
pas aussi simple, de plus la prostitution n’a pas la même reconnaissance en France qu’en
Bolivie (d’un point de vue juridique). Mais on note que la question de la professionnalisation
de cette activité se pose dans tous les cas, et qu’elle n’attend pas de réponse tranchée.
4. Conclusion
Les paramètres économiques, mais aussi sociaux apparaissent ainsi complexes et parfois contradictoires, pour répondre à la simple demande de l’OIT d’une légalisation sans
condititon. Si l’on se cantonnait toutefois à l’argument économique de la valeur travail que
constitue les revenus issus de la prostitution, Pascale Absi souligne, de l’avis-même des
prostituées interrogées :
«Il ne suffit pas qu’il existe [...] pour qu’un revenu acquière la valeur de
travail. Il faut avant tout qu’il soit socialement affilié. Les femmes insistent
toujours sur l’objectif familial de revenu.»
Une nouvelle réflexion serait à mener si l’on incluait dans notre analyse la prostitution
masculine et homosexuelle, plus marginale, moins visible, et peut-être d’autant plus éloignée
d’une professionnalisation.