Qu`est-ce qu`un homme politique?

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Qu`est-ce qu`un homme politique?
III COLOQUIO INTERNACIONAL DE
ESTUDIOS SOBRE
VARONES Y MASCULINIDADES
Medellín Dic 3 al 5 2008
« Masculinidades y multiculturalismo:
Perspectivas críticas
¿La diversidad construye la equidad? »
Qu’est-ce qu’un homme
politique?
Les jeux de la masculinité dans les
campagnes présidentielles
française et étatsunienne
Eric Fassin
Sociologue,
Professeur agrégé à l’Ecole normale supérieure, Paris
et chercheur à l’IRIS (Institut de recherches
interdisciplinaires sur les enjeux sociaux)
Introduction
• Depuis le XVIIIe siècle, dans la démocratie
moderne, la politique est fondée sur le
partage libéral entre sphère publique
(masculine) et sphère privée (féminine).
• Le féminisme ne se contente pas de politiser
la sphère privée (« the personal is political »),
mais il remet en cause ce partage entre les
deux sphères.
I. Femmes, hommes, sexe et genre
• En français, un politicien, c’est « un homme politique ». Il
n’est donc pas facile de parler de « femme politique »; c’est
proche de « femme publique » - une insulte.
• C’est l’évidence de cette définition de la politique au
masculin que le féminisme remet en question. L’exemple
français de la parité (entre hommes et femmes) : faire
entrer le féminisme dans la représentation politique.
• Aujourd’hui, visibilité nouvelle des femmes en politique –
non seulement en France (Ségolène Royal et le Parti
socialiste) et aux Etats-Unis (Hillary Clinton), mais aussi en
Allemagne, au Chili, etc.
Voir le « point aveugle »
• La visibilité nouvelle des femmes a un effet
paradoxal : elle rend visibles les hommes en tant
que tels. L’universel (masculin) se révèle
particulier.
• De même, les études gaies et lesbiennes rendent
aussi visible l’hétérosexualité en tant que telle.
• De même, les études raciales ne portent pas
seulement sur les « gens de couleur »: le blanc
aussi est une couleur.
Du sexe au genre
• Le féminisme ne permet pas simplement
d’ajouter des femmes dans le paysage politique;
• et pas non plus seulement de voir les hommes en
tant que tels;
• en effet, les études féministes ne se contentent
pas de rappeler qu’il y a deux sexes, donc du
sexe;
• elles ajoutent qu’il y a aussi du genre – donc, pas
seulement des hommes et des femmes, mais
aussi de la masculinité et de la féminité.
Trouble dans la masculinité politique
• Le fait qu’il y ait des femmes politiques fait
prendre conscience que les hommes politiques
sont des hommes;
• donc, la masculinité politique ne va plus de soi :
elle n’est plus invisible, et donc elle n’est plus
évidente.
• C’est pourquoi on peut dire qu’il y a du trouble
dans la masculinité : la norme masculine
n’apparaît plus normale, mais normée.
Masculinité dominante,
masculinité des dominés?
• Dans la logique du genre, la masculinité signifie la
position dominante d’une relation inégale.
• Or, paradoxalement, les études sur la masculinité
portent souvent sur les dominés (les classes
populaires, les banlieues en France, les Noirs aux
Etats-Unis, etc.).
• Pour les hommes dominés, la domination
masculine serait un refuge – l’occasion de
renverser dans leur vie privée ce qu’ils subissent
dans leur vie publique.
Trouble dans la domination,
trouble chez les dominants
• Tout se passe donc comme si le trouble dans
la masculinité touchait moins les dominants.
• Et si l’on renversait la perspective, pour
s’intéresser à la masculinité des dominants?
• L’évidence de la domination n’est-elle pas
troublée aussi chez les dominants ?
• Le trouble n’est-il pas inscrit dans la
domination elle-même?
La politique, un exemple privilégié
Il importe donc bien d’étudier la politique :
• d’abord, car c’est le lieu du pouvoir ;
• ensuite, c’est aussi celui de la représentation.
Or, la représentation politique contribue à
construire les représentations sociales – et tout
particulièrement les représentations du pouvoir.
Bref, la politique reflète et produit tout à la fois la
logique de pouvoir du genre : c’est en ce sens
qu’elle est « exemplaire ».
II. Ethnographie du genre:
la voix politique
• L’autorité politique, c’est la capacité à prendre
la parole et à faire entendre sa voix.
• Or la voix n’est pas une propriété « naturelle »
(plus forte chez les hommes, moins chez les
femmes).
• C’est encore une fois une affaire de genre, et
non de sexe: l’anatomie n’est pas un destin
politique.
Enquête ethnographique
La vie municipale d’une ville moyenne en France
*enquête avec deux doctorants : Lucie Bargel et
Stéphane Latté*
• Le conseil municipal, théâtre de la représentation
politique : se faire voir – et se faire entendre.
• A l’heure de la parité (après 2001), les femmes
sont plus présentes, mais peinent à se faire
entendre – y compris littéralement.
• Seuls les hommes semblent avoir la voix du rôle –
des voix de théâtre.
Enquête ethnographique (suite)
• L’installation du micro dans la salle du conseil
municipal : pallier la faiblesse de l’organe féminin
– ou paradoxalement la souligner? Demander le
micro, c’est s’avouer peu masculin.
• L’élue (femme) peut jouer la féminité – elle
affiche qu’elle ne s’impose pas brutalement
comme un homme.
• L’élu (homme) peut jouer la masculinité – il se
pose en protecteur galant, en aidant par sa voix
d’homme l’écoute des voix de femmes.
Enquête ethnographique (suite et fin)
Le sexe ne coïncide pas toujours avec le genre
de la voix :
• C’est le cas d’une femme dont la voix n’est pas
jugée féminine – au lieu d’être trop faible, elle
est trop forte.
• C’est le cas aussi d’un homme dont la voix
n’est pas considérée comme suffisamment
masculine – au lieu d’être assez forte, elle est
trop faible.
Les leçons du terrain
• 1. En politique comme ailleurs, ne pas confondre
sexe et genre.
• 2. L’autorité de la voix signifie l’autorité politique
(en avoir, ou pas) – elle l’exprime, et elle la fonde.
• 3. Mieux vaut être un homme masculin, donc,
avoir le genre de son sexe.
• 4. Mieux vaut-il être une femme féminine qu’un
homme non masculin, ou une femme masculine?
Le sexe supposé faible pénalise sans doute moins
que le mauvais genre.
Problème :
• pour les femmes politiques le genre est
toujours visible (car elles ne sont pas du bon
sexe pour être des « hommes politiques »);
• mais pour les hommes, on remarque le genre
seulement quand il ne coïncide pas avec le
sexe (l’homme efféminé).
• Résultat : on parle toujours de la féminité des
femmes, et rarement de la masculinité des
hommes politiques.
Première conclusion:
• Donc, étudier le genre chez les hommes
politiques – qu’ils aient le bon genre, ou pas;
• car de toute façon, le genre, même (et
surtout) pour qui réussit à bien jouer le jeu
attendu, c’est-à-dire à se conformer aux
attentes normatives, résulte d’un travail du
genre.
Bref, on ne naît pas homme politique, on le
devient.
III. Ethnographie de l’espace public
français
• 2007 : pour la première fois, une candidate au
deuxième tour de l’élection présidentielle :
Ségolène Royal contre Nicolas Sarkozy.
• La présence d’une femme : un effet indirect de
la parité (la loi ne s’applique pas à la
présidentielle, mais elle influence les
représentations de l’égalité sexuelle).
• Voir d’ailleurs depuis (2008) : deux femmes en
concurrence pour la direction du P.S.
Un candidat, une candidate
• Dans la présidentielle, les commentaires
politiques ont surtout porté sur la féminité de
la candidate, Ségolène Royal (mais aussi sur le
sexisme auquel elle a été confrontée).
• La visibilité extrême de cette féminité
(commentaires sur sa voix, son corps, ses
vêtements, son style, etc.) a donc contribué à
invisibiliser la masculinité de son adversaire,
Nicolas Sarkozy.
Les trois âges de la masculinité
La parité ne touche pas seulement les femmes;
les hommes aussi sont affectés.
Nicolas Sarkozy propose ainsi, successivement,
trois figures de la masculinité politique :
• 1. « traître » puis « cocu », il se reconstruit :
« la virilité mascarade » (C. Achin & E. Dorlin).
Le « kärcher » contre les « racailles »
(démonstration de force virile dans les
banlieues : le style « petite frappe »).
Les trois âges de la masculinité (suite)
• 2. la force des faiblesses (cf. le discours aux
jeunes sur l’amour : résilience) et le pouvoir
du désir (cf. la mise en scène de la reconquête
amoureuse dans son couple).
• 3. après le divorce, avec le remariage, retour
au mâle classique (« trophy wife »): « un
président qui en a et qui sait s’en servir »
(Carla et « monmari »: les voyages officiels).
Le nouvel homme politique
• L’homme politique ancien était une
abstraction républicaine – moins homme
qu’universel. L’homme politique nouveau est
incarné (tout comme la femme politique).
• 1. Nicolas Sarkozy a une vie privée – qui fait
partie de son image publique (le jeu de
pouvoir sur la frontière entre public et privé).
Le nouvel homme politique (suite)
2. Nicolas Sarkozy a aussi un corps (la sueur, le
torse nu, les bourrelets…; mais aussi le régime
alimentaire, le refus de l’alcool…).
3. Nicolas Sarkozy a enfin une sexualité - voire
est enfin une sexualité : l’hétérosexualité
(l’ostentation conjugale + « je suis né
hétérosexuel »).
La couleur de la masculinité
• La masculinité réinventée a une couleur – elle
se construit face aux jeunes de banlieues, et
par contraste avec les membres du
gouvernement « issues de l’immigration »
(toutes de sexe féminin) .
• Cette représentation est liée à la réalité
empirique : le vote des Blancs (majoritaires)
pour Nicolas Sarkozy, mais pas le soutien des
minorités.
IV. Ethnographie de l’espace public
étatsunien
• La primaire démocrate : un Noir vs. une
femme? Ou : un homme noir vs. une femme
blanche? Barack Obama vs. Hillary Clinton :
L’héritage du XIXe siècle (Frederick Douglass
vs. Elizabeth Cady Stanton en 1869)
• Et si on renversait la perspective ? Le sexe
n’est pas plus donné que la race, c’est l’enjeu
de la bataille politique (donc, il s’agit
d’identités proprement politiques).
Hillary Clinton serait-elle un homme?
• Caricature de femme dès les années 1990 :
nymphomane, lesbienne, frigide…
• Début de campagne : une femme pas assez
féminine - un handicap.
• Les larmes d’une femme (New Hampshire en
janvier): un atout.
• La femme virile : une arme (face à Obama en
Pennsylvanie) – « testicular fortitude ».
Obama n’est-il donc pas un homme?
• J. Carville: « si elle en donnait une à son
adversaire [« one of her cojones »], ça leur en
ferait deux à chacun ! »
• Voir Royal sur Bayrou hésitant devant l’alliance
« comme un amant qui craint la panne »…
• Le corps d’Obama : « skinny legs and scrawny
arms » (Schwarzenegger). La minceur, une
qualité de femme?
• Pratiques alimentaires, bowling : des manières
de femme – voire de « pansy » (« pédé »)?
Les hommes des classes populaires
• La question de la virilité renvoie à
l’identification avec l’électorat des hommes
des classes populaires : sport, bière…
• Obama « too effete », « too elite » : l’élitisme
de l’éducation va avec l’efféminement – loin
du peuple.
• L’argument de la primaire repris dans le
combat avec John McCain : le populisme (Joe
le plombier).
Des ouvriers blancs : la couleur du peuple
Les classes populaires noires : pas de problème
à s’identifier à Obama. Il s’agit donc des
ouvriers blancs – de classe et de race.
• Cf. Reagan Democrats (et les études sur la
« whiteness » ou « blanchité » cf. D. Roediger).
• Sarah Palin rejouant le populisme d’Hillary
Clinton : la féminité (GILF) et la virilité (la
chasse), les deux à la fois (« sex symbol » pour
« Joe-six-pack »).
Le déclin de l’homme républicain
• Paradoxe : enfin les Républicains retrouvent
un soldat, enfin un héros – mais moins
« butch » que Bush, ou Reagan.
• Trouble dans la masculinité – pas seulement
chez les Démocrates : McCain obligé de fonder
sa masculinité sur Palin – la caricature?
• La fin de l’antiélitisme culturel qui faisait
gagner les Républicains (Th. Frank, What’s the
Matter with Kansas)?
La virilité menaçante de l’homme noir
• Si Obama n’est pas assez viril, c’est qu’il
risquerait sinon de l’être trop (e.g. le
basketball, un sport noir) : la sexualité
menaçante de l’homme noir.
• L’idéal conjugal et familial (Michelle et les
enfants) : l’inverse du cliché raciste (« Fox
News accused me of fathering two AfricanAmerican children in wedlock »).
• Contraste racial : la fille enceinte de Palin : la
grossesse adolescente un syndrome blanc?)
Conclusion
• 1. Le genre n’est pas le sexe (masculinité ≠
homme): par ex., la parité touche à la fois au
sexe (elle fait entrer des femmes en politique)
et, en conséquence, au genre (la masculinité
en est « troublée ».
• 2. Dans le contexte actuel, et dans le champ
politique, le genre doit être pensé non
seulement comme contrainte (la domination)
mais comme ressource (le jeu politique).
Conclusion (suite)
• Non seulement « faire avec », mais « faire le
genre ». Autrement dit, le genre n’est pas tant
donné par la société que produit dans le jeu
politique.
• Donc, la représentation politique ne se
contente pas de refléter les contraintes du
genre ; elle met en scène le genre, et ce
faisant contribue à construire le genre dans la
société.
Conclusion (fin)
• Aussi convient-il de s’intéresser à la politique:
la délaisser, ce serait reproduire un partage
entre les deux sphères – publique, et privée –
quitte à en inverser le sens (pour privilégier
cette fois la sphère de l’intimité).
• Au contraire, il faut articuler la politique
électorale et celle des normes. Car la posture
critique suppose d’aborder la masculinité via
(plutôt que « hors de ») la politique.

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