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Transcription

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Evasion
Dans le domaine spatial, la réalité dépasse
souvent l’imagination. L’envoi dans l’espace
des premiers “marsonautes” n’est plus
du domaine de la fiction, avec à la clé
de nouveaux défis pour l’odontologie.
Implications dentaires
des missions spatiales habitées
de longue durée
Mathieu Gunepin, Florence Derache, Leon Dychter, Jean-Jacques Risso
E
n soixante ans, l’espace est devenu l’un des rouages
majeurs de notre civilisation, car il constitue le principal moyen global de recueil, transport et dissémination de l’information. Après avoir révolutionné toutes les
sciences de l’univers, puis l’art de la guerre, l’espace a pénétré notre vie quotidienne avec l’omniprésence de la télévision
en direct, le téléphone mobile, Internet, les systèmes GPS,
Google Earth, etc. De nombreux pays l’ont également utilisé
comme vitrine de leur puissance technologique et financière :
les États-Unis et l’URSS d’abord, puis l’Europe et désormais la
Chine, l’Inde et le Japon. L’émergence successive de nouveaux
acteurs (comme la Chine, qui sera le premier pays à disposer
d’une station orbitale fabriquée et lancée par un seul pays) est
le garant de la dynamique de la conquête spatiale. Cette dynamique est indispensable pour faire face au nouveau défi que
constitue l’envoi des premiers hommes autour puis sur Mars.
Le président des États-Unis a d’ores et déjà annoncé l’envoi
vers Mars d’une sonde habitée (sans atterrissage) à l’horizon
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2035 [1]. Bien qu’une mission vers Mars – et retour – semble
techniquement faisable, toute une série de problèmes médicaux considérables n’est pour l’heure pas encore résolue [2].
De plus, aucun homme n’a passé autant de temps consécutif
dans l’espace que ce que nécessitera une mission spatiale habitée vers Mars (record de 437 jours à bord de la station Mir en
1994-1995 pour le russe Valeri Poliakov contre 500 jours minimum pour un vol “aller-retour” vers Mars) [3]. D’un point
de vue dentaire, ces missions représentent un véritable défi
puisqu’il s’agira d’envoyer dans l’espace des individus pendant
18 à 36 mois selon le profil de la mission avec deux objectifs
fondamentaux :
- maintenir en bonne santé des individus soumis à des contraintes
importantes (microgravité, isolement, etc.) ;
- pouvoir traiter le cas échéant des pathologies dans l’espace avec
des contraintes de matériel, de personnel.
Evasion
Historique de la dentisterie
spatiale [4, 5]
Le concept de dentisterie spatiale est né en 1957 avec la publication par le General Office de l’US Air Force du premier guide
de médecine spatiale incluant un chapitre sur l’odontologie (Air
Force Manual 160-13). Il faudra ensuite attendre 1966 pour voir
l’affectation d’un chirurgien-dentiste à plein temps à la National
Aeronautics and Space Administration (NASA). Ce chirurgiendentiste, affecté à Houston, avait pour mission la prise en charge
bucco-dentaire des astronautes avant les missions spatiales (examens de sélection, prévention, traitements). Les années 1980
verront l’odontologie entrer dans les navettes spatiales avec le
développement d’instruments dentaires adaptés aux contraintes
spatiales et de guides pour la prise en charge bucco-dentaire des
astronautes au cours des vols spatiaux. Début 2000, la conquête
spatiale entre dans une nouvelle dimension avec le projet de missions de longue durée pour atteindre la planète Mars. Le Comité
de la National Academy of Science Institute of Medicine pour la médecine spatiale se saisit alors de la problématique du maintien de la
santé bucco-dentaire des équipages au cours de ces vols de longue
durée. Les premières études portant spécifiquement sur l’impact
de la microgravité sur la sphère bucco-dentaire ont débuté en
2009. Cette année a vu également la création de l’International
Association of Aerospace Dentistry (IAAD) [6]. Depuis 2010, la
Kepler Space University propose une formation en dentisterie
spatiale pour à la fois sensibiliser les professionnels de l’espace
à la problématique de la dentisterie spatiale (sélection des équipages, prévention de la survenue de pathologies bucco-dentaires
au cours des missions spatiales, traitements bucco-dentaires dans
l’espace), mais aussi pour promouvoir la recherche en dentisterie
spatiale peu développée jusqu’à présent.
Survenue d’événements dentaires
au cours des missions spatiales
Types d’événements
La NASA préfère le terme d’« événement » dentaire plutôt que
d’urgence dentaire lorsqu’il est question des astronautes [7].
L’utilisation de la notion d’urgence dentaire implique que des
problèmes dentaires n’auraient pas besoin d’une prise en charge
immédiate, ce qui n’est pas le cas au cours des missions spatiales.
Tous les problèmes dentaires ayant potentiellement vocation à
entraîner des complications de plus en plus difficiles à gérer par
du personnel non-dentiste et des conséquences opérationnelles
de plus en plus délétères, ils doivent être traités avec le même intérêt et la même diligence [7]. Le risque de survenue d’événements
dentaires persiste quelle que soit la qualité de la mise en condition
dentaire avant les départs en mission. D’un point de vue dentaire,
le risque majeur au cours des missions spatiales est le traumatisme
[8]. Les astronautes déplacent des objets volumineux dont l’inertie et la vélocité peuvent être à l’origine de traumatismes de la
face [8]. Selon la NASA, les autres types d’événements dentaires
pouvant survenir au cours des missions spatiales sont les caries
dentaires non dépistées avant la mission et les conséquences des
traitements endodontiques défectueux [8].
Fréquence
Au cours des missions spatiales
Officiellement, aucun événement dentaire n’est survenu au sein
des équipages américains durant l’ensemble des missions auxquelles ils ont participé [7]. Un chirurgien-dentiste de la NASA a
cependant rapporté le cas d’une couronne prothétique descellée
au cours d’une mission ayant nécessité son rescellement avec un
ciment provisoire [7].
Au sein des équipages russes, des cas de perte d’obturation et
de descellement de prothèse ont été relevés au cours de la phase
de décollage du fait des vibrations générées par la poussée des
moteurs [9]. L’événement dentaire le plus “célèbre” au cours d’un
vol spatial russe est survenue en 1978 durant la mission Salyut 6
[10]. La “victime” était Yuri Romanenko qui a souffert d’une douleur dentaire pendant quinze jours, c’est-à-dire jusqu’à son retour
sur Terre [10]. Deux autres événements dentaires sont survenus
au sein des équipages de la station spatiale Mir en mars 1995 et
juin 1998 [11, 12]. Il s’agissait de caries dentaires qui ont été soignées à bord de la station [11]. Ces deux événements représentent
1 % de l’ensemble des “événements” médicaux survenus au cours
de la période 1995-1998 [7]. L’incidence carieuse au sein de la station Mir a été de 0,01 % pour 100 jours de mission [7].
Aucun événement bucco-dentaire n’a été signalé au cours de la
simulation de mission sur Mars (Mars500®) réalisée de juin 2010
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à novembre 2011 dans la banlieue de Moscou. Cette étude a
consisté à enfermer six “marsonautes” pendant 520 jours à bord
d’un ensemble de caissons simulant un vaisseau spatial [1]. Cette
durée de 520 jours correspond à la durée d’un vol aller-retour vers
Mars plus 30 jours d’exploration martienne [13].
Au-delà des retours d’expérience des missions spatiales et des
simulations en termes d’événements dentaires, tous les experts
s’accordent sur le fait que l’incidence de ces événements augmentera de facto avec l’allongement de la durée des missions spatiales.
Avant les missions
Depuis la première mission spatiale jusqu’au 23 juillet 2010, si l’on
additionne le nombre de jours passés par l’ensemble des astronautes américains entre leur recrutement et leur premier départ
en mission, on obtient :
- 173 450 jours pour les hommes. Au cours de ces 173 450 jours, 5
caries (0,00006 %), 4 abcès (0,00005 %) et 11 maladies parodontales (0,00013 %) ont été rapportés [7] ;
- 43 855 jours pour les femmes. Au cours de ces 43 855 jours,
aucune carie, aucun abcès et un cas de maladie parodontale
(0,0001 %) ont été rapportés [7].
Certains de ces événements dentaires sont intervenus dans les 90
jours précédant le décollage (pulpites, abcès dentaires, fractures
dentaires et descellements de prothèse [14]) et même un cas dans
les 15 jours précédant le décollage [7].
Selon un rapport de la NASA, tous ces chiffres sont sûrement
sous-estimés, car les « événements » dentaires ne sont pas systématiquement documentés par les médecins en charge des astronautes [7]. Selon l’Integrated Medical Model (IMM) créé par la
NASA pour prévoir la fréquence de survenue de l’ensemble des
événements médicaux chez les astronautes, les fréquences théoriques de survenue des événements dentaires sont de 0,3 % pour
les caries, 0,02 % pour les pulpites et 0,005 % pour les descellements de prothèse [7].
Conséquences
En l’absence de traitement adapté, la survenue d’un événement
dentaire au cours d’une mission spatiale peut avoir un impact
délétère sur la capacité opérationnelle de l’astronaute [8]. Du fait
de ses douleurs dentaires, Yuri Romanenko ne put accomplir les
tâches qui lui étaient dévolues jusqu’à son retour sur Terre [8].
Dès lors, des procédures et du matériel spécifiques furent mis
en place afin que les astronautes puissent faire face à toutes les
urgences dentaires au cours des missions spatiales [8].
Principes de la dentisterie
spatiale [15]
Sélection des astronautes [16-19]
Afin de pallier la survenue de pathologies au cours des vols spatiaux, toutes les agences spatiales incluent, au cours de leur processus de sélection médicale des astronautes, un ou plusieurs
examens bucco-dentaires. Une fois sa candidature acceptée par la
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NASA, le futur astronaute subit un examen
bucco-dentaire annuel [8]. Lors de chaque
examen, le patient se voit classé dans l’une
des trois catégories suivantes [8] :
- classe I : patient ayant une bonne santé
bucco-dentaire et ne nécessitant pas de
soin bucco-dentaire ni de réévaluation au
cours des 12 prochains mois ;
- classe II : patient ayant un état buccodentaire nécessitant la réalisation de
soins bucco-dentaires. Si ces soins ne
sont pas réalisés immédiatement, l’état
bucco-dentaire du patient ne risque pas
d’être à l’origine d’une urgence dentaire
au cours des 12 prochains mois ;
- classe III : patient ayant un état bucco-dentaire nécessitant la
réalisation de soins bucco-dentaires. Si ces soins ne sont pas
réalisés immédiatement, l’état bucco-dentaire du patient risque
d’être à l’origine d’une urgence dentaire au cours des 12 prochains mois.
Tous les astronautes doivent être au minimum en classe II.
Seuls les astronautes en classe I peuvent participer aux missions à bord de la station spatiale internationale (International
Space Station, ISS) [8]. La NASA avance le fait que l’envoi dans
l’espace d’individus totalement indemnes de pathologies, mais
également de soins bucco-dentaires (denture totalement saine),
sera le meilleur moyen de garantir un risque minimal de survenue de pathologies au cours des missions spatiales. Une étude
menée au niveau militaire indique qu’à l’heure actuelle, seulement 2,7 % de la population a une denture indemne de soins et
de pathologies [20]. Cependant, cette fréquence est plus importante au sein des populations ayant un haut niveau socio-économique et éducatif (cas de la population cible de la sélection des
agences spatiales). De plus, du fait de l’amélioration générale de
la santé bucco-dentaire de la population, la fréquence d’individus indemnes de soins et de pathologies devrait augmenter.
Quoi qu’il en soit, le fait d’avoir une denture saine, eu égard aux
autres critères de sélection, ne peut pas être un critère à part
entière de choix des futurs astronautes.
En plus du suivi annuel, les astronautes subissent des examens
pré-vols 18 à 21 mois avant le lancement [8]. Ces examens cliniques et radiographiques incluent la réalisation systématique de
bite-wings et d’une radiographie panoramique dentaire. Tous les
traitements dentaires des pathologies dépistées doivent être réalisés au minimum 90 jours avant le lancement [8, 21]. Un examen
bucco-dentaire additionnel est réalisé entre 30 et 90 jours avant
le départ pour être certain que l’astronaute est bien indemne de
pathologie [8].
Jusqu’en 2013, la NASA disposait de sa propre clinique dentaire
permettant le suivi (examens et traitements) des astronautes [8].
Face aux contraintes budgétaires, cette clinique a été fermée. Le
suivi dentaire des astronautes s’effectue désormais dans le privé,
les médecins de la NASA étant chargés du contrôle de ce suivi [8].
Evasion
1. L’hygiène bucco-dentaire dans la navette spatiale Discovery
(25 septembre 1993) (NASA courtesy to nasaimages.org).
Prévention de la survenue de pathologies
bucco-dentaires dans l’espace
Hygiène alimentaire au cours des missions spatiales
de longue durée [22, 23]
Pour maintenir les astronautes en bonne santé, leur alimentation
doit être nutritive, comestible et savoureuse. Cela est rendu difficile par de nombreuses contraintes liées aux missions spatiales :
- limitation du poids et du volume de ce qui peut être emporté au
cours des missions ;
- limitation de l’énergie disponible pour préparer les aliments ;
- durée minimale de conservation des produits alimentaires de
neuf mois pour le système alimentaire de la navette, un an pour
la station spatiale internationale et jusqu’à cinq ans pour les
postes planétaires avancés ;
- type de nourriture fortement dépendant de la production agricole renouvelable (les récoltes produites dans l’espace sont les
choux, carottes, cardes, haricots secs, salades, oignons, arachides, pommes de terre, radis, riz, soja, épinards, patates
douces, tomates et blé) ;
- systèmes de transformation agroalimentaire pouvant fonctionner en microgravité (ISS) ou en gravité réduite (postes avancés
planétaires ou lunaires).
Actuellement, les produits disponibles pour des missions de
longue durée sans ravitaillement sont limités :
- barres de substitut de repas fournissant un tiers des calories
journalières et des besoins nutritionnels ;
- produits incorporant 25 g de soja par jour dans le régime alimentaire des astronautes ;
- produits issus de soja à faible teneur en matières grasses permettant une baisse de la flatulence ;
- produits qui incorporent l’okara issu de la production du lait
de soja.
À cette nourriture peu ragoûtante viennent s’ajouter les perturbations du sens du goût du fait de la rétractation des papilles
gustatives en microgravité, une texture des aliments très souvent
similaire quel que soit le type de produit consommé et l’absence
de repas à proprement parler du fait de la charge importante de
travail reposant sur chaque membre d’équipage et des rythmes de
travail et de vie propres à chaque astronaute.
L’ensemble de ces facteurs conduit à une faible appétence des
astronautes pour l’alimentation dans l’espace. Cela peut aboutir
à un fractionnement des prises alimentaires avec de petites collations répétées dès que l’emploi du temps le permet. Ce rythme
alimentaire déstructuré peut avoir des conséquences délétères sur
la santé bucco-dentaire des équipages [24].
Des expériences menées dans le Skylab ont mis en évidence
une augmentation quantitative des Strepctococcus mutans dans la
salive des astronautes au cours des missions spatiales [21]. Selon
Hodapp, cela serait dû à la consommation d’aliments déshydratés
au cours des missions [8]. Dans le cadre de vols et de missions
spatiales de longue durée, ce phénomène devra être endigué au
risque de voir augmenter l’incidence carieuse [8].
Hygiène bucco-dentaire dans l’espace [16] (fig. 1)
Se brosser les dents dans l’espace n’est pas forcément chose aisée.
La quantité d’eau étant rationnée, il est recommandé de se brosser
les dents sans eau. La NASA a mis au point un dentifrice conçu
spécifiquement pour être avalé, évitant ainsi aux astronautes
d’avoir à cracher et surtout à se rincer la bouche. Quoi qu’il en
soit, il est impératif d’optimiser son hygiène bucco-dentaire à la
hauteur de l’altération de l’hygiène alimentaire.
Prise en compte des contraintes
environnementales [13]
Les contraintes subies par les astronautes au cours des missions
spatiales sont importantes : confinement, atmosphère et rythme
nycthéméral artificiels, isolements physique et social, monotonie des stimuli visuels, auditifs, olfactifs, tactiles, gustatifs et
thermiques, ainsi que l’hypodynamie (diminution de la charge
s’exerçant sur les muscles posturaux) et l’hypokinésie (réduction
de l’activité motrice). Ces phénomènes sont étudiés à bord de la
station spatiale internationale, mais aussi sur Terre lors de simulations de missions de longue durée comme le projet Mars500®.
Ces simulations permettent aux agences spatiales, notamment
l’European Space Agency (ESA), d’étudier l’impact de cet environnement dit restrictif sur la physiologie humaine [25]. Au cours de
la mission Mars500®, l’équipage a vécu en autonomie, sans produit frais, sans lumière du jour ni air pur [13].
Parmi les facteurs environnementaux agissant dans l’espace,
la microgravité est cependant le seul spécifique du vol spatial.
L’exposition à la microgravité entraîne de nombreuses modifications physiologiques avec des conséquences importantes sur la
santé des astronautes [26, 27] : diminution de la densité minérale
osseuse, diminution de la masse musculaire, mal de l’espace, perturbations du système immunitaire, troubles de la vision, etc. Les
effets à long terme de l’exposition à la microgravité sur l’organisme humain sont étudiés :
- durant les missions spatiales [3]. Lors d’une mission spatiale de
340 jours réalisée en 2015-2016 au sein de l’ISS, les chercheurs
ont notamment comparé des paramètres biologiques de l’astronaute Scott Kelly à ceux de son jumeau resté sur Terre [3] ;
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- au sol. Depuis les années 1990, des modèles expérimentaux permettent d’approcher les effets de la microgravité notamment
l’alitement antiorthostatique au cours duquel les patients sont
allongés sur des lits inclinés à 6° avec la tête en bas (6° HDT
– Head Down Tilt) [21]. De tels systèmes sont spécifiquement
utilisés pour l’étude de l’impact de la microgravité sur la sphère
bucco-dentaire [28-35].
Jusqu’à présent, deux types d’effets de la microgravité sur la
sphère oro-faciale ont été mis en évidence [21, 28-35] :
- des effets réversibles : œdème de la face, xérostomie, modification des expressions faciales et modification du goût ;
- des effets irréversibles dont la prévalence est plus élevée chez les
individus soumis à la microgravité que dans le groupe contrôle
(environnement terrestre 1 g) : parodontites, caries, fractures des
structures osseuses, algies dentaires, engourdissements des tissus
buccaux et péri-buccaux, calculs salivaires et cancers buccaux.
À l’heure actuelle, la prise en compte de la microgravité et de
son impact sur la sphère oro-faciale représente le principal défi
de la dentisterie spatiale. C’est pourquoi les études tendent à se
multiplier dans ce domaine. Cependant, ces études restent encore
limitées quant à la taille des échantillons et à leur composition
(quasi systématiquement des hommes) et au manque de suivi des
participants sur de longues périodes. Des projets de recherche
internationaux sont en cours pour pallier ces inconvénients.
Un autre objectif de ces études est d’identifier des biomarqueurs
de la santé, dentaire ou non, des astronautes et de trouver des
méthodes non invasives de recueil de ces biomarqueurs [36].
L’objectif est, à partir de l’analyse d’un prélèvement biologique
simple, de suivre en temps réel l’impact de l’exposition des astronautes à l’environnement spatial (microgravité, irradiation, confinement, etc.). De par la facilité de son recueil et la diversité des
molécules qu’elle contient (immunoglobuline, bactéries, etc.),
c’est la salive qui est actuellement utilisée [32, 36]. Dès les années
1970, les Américains avaient noté une modification de la composition salivaire des membres d’équipage du Skylab [37]. Des
études plus récentes indiquent que le stress psychique joue un rôle
important dans la modification de la flore buccale [28].
Traitements des pathologies
bucco-dentaires dans l’espace (fig. 2)
La réalisation de traitements bucco-dentaires dans l’espace
achoppe sur plusieurs difficultés.
Absence de chirurgien-dentiste au sein des équipages
spatiaux [38]. Il n’y a jamais eu et il est extrêmement peu probable qu’il y ait dans un avenir proche un chirurgien-dentiste
dans un équipage spatial. De même, la présence d’un médecin au
sein des équipages n’est pas systématique. Lors de chaque mission spatiale, deux astronautes sont désignés Crew Medical Officer
(CMO). Ils suivent une formation médicale de 40 à 70 heures au
cours des 18 mois précédant la mission. Cette formation inclut
un module dentaire devant leur permettre de réaliser aussi bien
les visites dentaires périodiques semestrielles de l’ensemble de
l’équipage que la prise en charge des événements dentaires (du
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2. Examen bucco-dentaire de l’astronaute Charles Conrad Jr
le 22 juin 1973 dans le Skylab 2 (NASA courtesy of nasaimages.org).
rescellement de couronne à l’extraction). De telles formations
à la dentisterie pour du personnel non chirurgien-dentiste sont
déjà dispensées régulièrement en France par le service de santé
des armées aux médecins affectés dans les Terres Australes et
Antarctiques Françaises, mais aussi sur les sous-marins nucléaires
lanceurs d’engins. Au cours des missions spatiales, en plus des
soins éventuels, les CMO doivent réaliser régulièrement des examens bucco-dentaires au profit de l’ensemble de l’équipage à des
fins de dépistage et de prévention.
Difficulté de maintenir les compétences techniques
tout au long de la mission [39]. Les missions étant de
longue durée (jusqu’à 36 mois), les connaissances et la technicité acquises par les CMO durant la phase de préparation au vol
doivent être entretenues pendant la mission (simulateurs, exercices, etc.). Les modalités de cette « formation continue » font
l’objet de projets de recherche de la part de l’ESA, notamment au
cours de missions type Mars500®.
Équipements dentaires limités [40-43]. Les équipements
dentaires sont limités en raison de l’importance de restreindre le
poids et le volume des équipements à bord des navettes. Pour les
futures missions sur Mars, le matériel dentaire doit permettre, en
plus des soins, de réaliser un examen bucco-dentaire et un détartrage tous les 6 mois pour chaque membre d’équipage. La dotation
dentaire comprendra notamment une caméra intra-orale haute
définition, un système à faible irradiation permettant la détection des caries proximales et des infections osseuses, une pièce à
main avec batterie intégrée et une lampe frontale [8]. L’ensemble
des équipements est adapté à une utilisation en microgravité avec
l’absence de spray qui entraînerait une diffusion de particules
dans l’ensemble de l’espace de la navette. Le problème des débris
dentaires projetés sous l’effet de l’utilisation d’instruments rotatifs sur les tissus dentaires se pose également. Pour la stérilisation
des instruments chirurgicaux, un ozonisateur est actuellement en
service dans l’ISS [44].
Evasion
Difficultés liées à la microgravité. Si la
microgravité a des conséquences sur la santé des
astronautes, elle en a également sur la réalisation
des thérapeutiques dentaires dans l’espace [8]. Au
cours d’un vol pour Mars, la gravité à bord du
vaisseau sera égale à environ un tiers de ce qu’elle
est sur Terre [8]. De ce fait, la simple pression
générée par l’injection d’anesthésique peut éloigner le patient du praticien [8]. De même, le fait
que les objets “flottent” dans le vaisseau augmente le risque d’inhalation des instruments [8].
Des procédures précises de réalisation des soins
doivent donc être respectées [8].
Limite de la télémédecine [39]. Si la télémédecine et la téléchirurgie sont envisageables
entre la Terre et une station spatiale en orbite
autour de la Terre, le système actuel de télémédecine TEMOS
(Telemedical Emergency Management on Board the International Space
Station) se révélerait d’une utilité limitée lors d’une mission vers
Mars puisqu’au mieux les délais de communication seraient de
vingt minutes entre la Terre et la navette, et qu’aucune communication ne sera possible durant la plus grande partie de la mission.
Conclusion
L’objectif américain d’un vol habité vers Mars dès 2035 semble inatteignable, notamment du fait des immenses contraintes des vols
spatiaux de longue durée sur la physiologie humaine. Cependant,
dans le domaine spatial, la réalité dépasse souvent l’imagination.
Qui aurait pu imaginer, lors de l’envoi dans l’espace du premier
satellite artificiel en 1957, qu’il serait possible quelques décennies plus tard de faire se poser des robots sur Mars ou sur une
comète ? La concurrence internationale a toujours été le moteur
de la conquête spatiale. Après s’être essoufflée avec la fin de la
guerre froide, l’arrivée de nouveaux acteurs (Japon, Chine, Inde)
a relancé une dynamique qui permettra sans aucun doute de lever
les obstacles qui nous séparent de l’envoi dans l’espace des premiers “marsonautes”. Dans le domaine de l’odontologie, le défi de
la dentisterie spatiale sera de maintenir en bonne santé bucco-dentaire et, le cas échéant, de traiter les pathologies bucco-dentaires
des astronautes au cours des vols spatiaux habités de longue durée.
Auteurs
Mathieu Gunepin
Chirurgien-Dentiste, Institut de recherche biomédicale
des armées
Florence Derache
Chirurgien-Dentiste, Centre médical des armées
de Draguignan
Leon Dychter
Chirurgien-dentiste, Président de l’International
Association of Aerospace Dentistry
Jean-Jacques Risso
Institut de recherche biomédicale des armées
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