Maltraitance, violences sexuelles sur des personnes

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Maltraitance, violences sexuelles sur des personnes
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Maltraitance, violences sexuelles sur des personnes "handicapées
mentales" : briser le tabou .
Nicole Diederich1
« Ici, dans nos campagnes, l’inceste des pères
sur leurs filles, c’est presque une tradition…
une culture, même, pourrait-on dire… ! »
(Directeur d’un Institut médico-éducatif)
C’est dans ce même établissement qu’une jeune fille de quatorze ans a
été stérilisée à son insu parce que, selon l’infirmier qui l’a accompagnée à
l’hôpital, son père abusait d’elle et qu’il valait mieux, pour son bien et
pour tout le monde, qu’elle ne tombe pas enceinte. Et c’était le père, bien
sûr, qui avait demandé cette stérilisation !2
Le contexte français et étranger
Les violences physiques et sexuelles, particulièrement lorsqu’elles sont
commises sur des enfants handicapés, sont difficiles à dénoncer en
France. Et pourtant, selon un rapport du Sénat de juin 2003 intitulé
« Maltraitance envers les personnes handicapées : briser la loi du
silence ».3 le fait d’être handicapé multiplie par trois le risque de subir un
acte de criminalité et, en cas de déficience mentale, par quatre le risque
de subir des abus sexuels. Certains experts auditionnés par la
commission d’enquête avancent le chiffre de 6 000 enfants qui seraient
concernés par de telles violences. Le rapport dresse une série de constats
accablants, dont il est impossible ici de rendre compte précisément. À
titre d’exemple, notons qu’il dénonce un dispositif paralysé par la « loi
du silence », l’absence de contrôle des établissements, des autorités de
Chargée de Recherches à l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM) –
Centre d’Etudes des Mouvements Sociaux – 54 Bld Raspail – 75006 Paris. [email protected]
2 Les citations ainsi que les situations décrites proviennent de deux recherches menées auprès des
professionnels et des usagers des institutions spécialisées et qui ont donné lieu à plusieurs articles et
deux ouvrages « Les naufragés de l’intelligence » et « prévention du sida en milieu spécialisé. Voir
bibliographie.
3 Une Commission d’enquête du Sénat sur la question de la maltraitance a donné lieu à un rapport
remis en juin 2003 par Jean-Marc Juilhard. Ce rapport, qui est disponible sur le site Internet du Sénat,
vient confirmer l’existence des différents problèmes et dysfonctionnements révélés dans une de mes
recherches qui a fait l’objet de plusieurs publications et du livre « les naufragés de l’intelligence »,
publié au début des années 1990 et réédité en 2003 (cf biblio).
1
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tutelles et, surtout, le peu d’intérêt généralement accordé à cette
question : « la nouveauté n’est pas la maltraitance envers les personnes
handicapées, mais la prise de conscience, relativement récente, du
phénomène par les pouvoirs publics. » Cette "loi du silence" doit
beaucoup également à la peur des représailles chez les professionnels4 et
même chez les parents qui peuvent être « pris en otage », selon
l’expression de Pierre Matt, président du SNAPEI (syndicat national des
associations de parents d’enfants handicapés)». D’autres facteurs
peuvent intervenir également du côté des structures, on peut évoquer
l'isolement géographique par exemple et du côté du personnel certaines
formes de déconsidérations plus ou moins accentuées telles que :
l'absence de formation, de véritable qualification, d'un salaire convenable
etc, toutes choses qui participent à la déconsidération de professions
indispensables et exigeantes sur le plan des capacités d’humanité,
psychologiques et émotionnelles. Je renvoie ici au livre de Marie-Pierre
François qui raconte, dans L’homme qui ne parlait pas (cf. biblio), comment
il est facile de devenir maltraitant lorsqu’on travaille avec des personnes
handicapées mentales ou physiques même si, au départ, il y avait une
réelle motivation.
La situation française contraste avec celle d’autres pays occidentaux. En
effet, dans les pays anglo-saxons, la question de la maltraitance,
physique ou sexuelle est étudiée depuis plus de vingt ans. Le début des
années quatre-vingt a été marqué par une série de grandes études
révélatrices de l’importance du phénomène d’abus sexuel dans le secteur
du handicap. Les résultats de ces recherches sont inquiétants. Les études
sur les enfants nés de rapports incestueux démontrent que les femmes
handicapées mentales ont quatre cents fois plus de risque de devenir
enceintes d'un rapport incestueux que les femmes non-handicapées5.
Dans divers pays des chercheurs décrivent la grande vulnérabilité des
personnes handicapées mentales à l'abus sexuel et aux rapports
Pour tenter de protéger les travailleurs sociaux victimes de représailles lorsqu’ils dénoncent une
situation de violence institutionnelle, une proposition de loi (n° 2282 du 28 mars 2000) a été déposée à
l’Assemblée nationale, visant à « instaurer une protection des personnels qui dénoncent des violences
et mauvais traitements faits aux personnes prises en charge par les institutions sociales ou médicosociales ». Cette proposition de loi de l’ancien députe Bernard Birsinger a été reprise dans la loi du
2 janvier 2002 (J.O.du 3 janvier 2002) à l’article 48. On peut retrouver cet article dans le code de l’action
sociale et des familles à l’article L.313-24.
4
Bovicelli et al. 1982, Le Seattle Rape Relief Developmental Disabilities Project 1979, Craft et
Craft 1981, O’Day 1983, Berkman 1984-86, Corin L. 1983-84, Sobsey et Mansell 1990, ,
Baladerian 1991, Marchant 1991 et Westcott 1992, Finkelhor 1984… in Diederich N. et
Greacen T. cf biblio.
5
3
incestueux, questions devenues entre temps, en ce qui concerne les
enfants non-handicapés, un problème majeur de santé publique6.
En France, il a fallu attendre mai 1998 pour qu’une circulaire de la
DDASS recommande « de faire preuve de la plus extrême vigilance en matière
de sévices et d’abus sexuels commis sur des mineurs recueillis dans des
établissements sociaux et médico-sociaux 7 »8.
Les conditions d’opacité dûment constatées concernant la maltraitance et
les abus sexuels de personnes handicapées, mentales tout
particulièrement, nous incitent à formuler une hypothèse inquiétante :
plus les faits sont graves et « horribles » moins ils semblent pouvoir être
dénoncés9. Dans ces conditions, les différents dysfonctionnements
institutionnels et blocages que j’ai pu maintes fois constater ou qui ont
été dénoncés dans le rapport du Sénat se potentialisent et viennent
renforcer la « loi du silence ». Mais il arrive que le courage et la ténacité
de certaines personnes cassent ce mécanisme d’occultation délétère pour
les plus vulnérables. Cela peut prendre du temps : il a fallu des années
d’enquête et près de vingt ans pour qu’une juriste et un directeur
d’établissement, appuyés par une association de familles constituée pour
la circonstance (l’ADHY 10), parviennent à rendre public le scandale
connu aujourd’hui sous le nom des « disparues d’Auxerre » et à faire
arrêter le tristement célèbre Emile Louis11. Rappelons qu’il s’agit ici
d’actes de barbarie, de viols et du meurtre d’au moins une dizaine de
jeunes filles, qui avaient toutes pour point commun de venir de milieux
Muccigrosso (1991) montre la réactivité étonnante du milieu du handicap mental aux USA
en présentant la très longue liste d'outils déjà existants pour la prévention d’abus sexuel des
personnes handicapées mentales.
7 Cf. Rapport du Sénat, mai 1998, op. cit.
8 Peut-être est-il besoin de le préciser, afin de rassurer les parents et ne pas autoriser des insinuations
insultantes pour les directeurs d’institutions et les éducateurs, il ne s’agit ici nullement de discréditer
les institutions spécialisées et les professionnels. Ces recommandations et ces constats ne devraient
concerner qu’un infime partie des institutions de ce secteur, la plupart d’entre elles accomplissant un
travail remarquable auprès des usagers. Mais il faut garder à l’esprit que la problématique
« maltraitante » ne concerne pas que des pervers avérés mais peut s’installer dans tous les lieux
institutionnels cloisonnés, vivant sur un mode à prédominance autarcique tels que l’armée, la prison,
l’hôpital psychiatique etc..
9 On peut par ailleurs se souvenir que les personnes qui, les premières, ont tenté d’alerter des autorités
sur la Shoa n’ont pas été crues. Le « trop horrible » tue la crédibilité.
10 Association de défense des handicapées de l’Yonne.
11 Corinne HERRMANN ; Philippe JEANNE, Les disparues d’Auxerre, Ramsay, Paris, 2001.
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très carencés socialement et d’avoir été admises dans une de ces
institutions que l’on appelle « milieu protégé ».
Le rôle des médias dans la révélation de l’existence d’un phénomène de
maltraitance et d’abus sexuels sur les enfants a sans doute été
déterminant dans la prise de conscience de l’existence de ces violences12.
Ce fut le cas pour « les disparues d’Auxerre » mais également pour les
stérilisations abusives de jeunes femmes. Il est aisé de constater que les
travaux de recherches sur ces questions, somme toute assez rares,13 ont
une efficacité faible comparée à celle des médias. En effet, alors que
j’avais écris, dénoncé dans des colloques, depuis une dizaine d’années, la
violence de la stérilisation abusive, c’est l’emballement médiatique de
l’automne 1997 qui a incité les ministres de l’époque, Martine Aubry
(ministre de l’Emploi et de la Solidarité) et Bernard Kouchner (secrétaire
d’État chargé de la Santé), à décider de l’ouverture d’une enquête de
l’IGAS qui, malheureusement, n’a guère pu donner d’estimation
nationale sur cette pratique souterraine 14.
Avec la loi de 2001, la stérilisation est-elle devenue une maltraitance
légale ?
De nombreux témoignages de professionnels soulignent la grande
vulnérabilité aux abus et violences sexuelles des personnes dont ils
s’occupent. Quant aux jeunes femmes accueillies dans ces structures, il
n’est pas rare qu’elles aient eu à subir ce type de violence, que ce soit du
fait de leurs proches parents ou d’autres usagers ou encore d’individus
extérieurs sans scrupules, désocialisés ou non, qui voient en elles des
occasions faciles de satisfaire leurs besoins sexuels à bon compte c’est-àdire en échange d’un paquet de cigarettes ou une tablette de chocolat…
Il est arrivé également que des jeunes femmes confient à leur éducateur
qu’elles étaient régulièrement « prêtées » par leur petit ami en échange
d’argent ou de drogues sans qu’elles puissent – ou osent ? – protester.
Dans le cadre de l’enquête qui a donné le livre « les naufragés… »,
précédemment cité, j’ai eu l’occasion de prendre connaissance de
En 1999, un quotidien titre : « L’État recense désormais les cas de maltraitance institutionnelle : 71
établissements spécialisés sur 1 983 sont sous surveillance, La Croix, 28 octobre 1999.
13 Nicole DIEDERICH, Stériliser le handicap mental ?, Érès, Toulouse 1998.
14 IGAS, Rapport sur les problèmes posés par les pratiques de stérilisation des personnes handicapées (présenté
par Marie-Laure Lagardère, Hélène Strohl, Bernard Even) n° 98011, mars 1998 (+ annexes).
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situations de violences et d’abus sexuels sur des enfants handicapés où
même des adultes qui n’ont pas toujours donné lieu à poursuites
judiciaires car il n’était pas toujours possible d’apporter les preuves
nécessaires. Ainsi, si la famille est discrète, si elle habite au beau milieu
d’une campagne déserte ou dans une cité dortoir, la prostitution de
l’enfant ou adulte handicapé peut se prolonger très longtemps et cela
quand bien même des soupçons pèserait contre cette famille.
Il y a toujours, bien sûr, la difficulté de savoir la vérité, nous l’avons vu
récemment avec l’affaire d’Outreau. Mais si la prudence est de rigueur,
le doute ne devrait-il pas profiter au plus vulnérable ? je pense ainsi une
jeune fille qui était handicapée mentale et aveugle qui vivait avec son
père et ses frères dans une maison isolée en pleine campagne. Nul,
depuis longtemps, ne l’avait vue et l’idée d’une possible séquestration
avait été évoquée. Lorsque j’ai voulu la rencontrer dans le cadre d’une
recherche auprès d’adultes sortis d’institution spécialisée, le père est
sorti accompagné de deux ou trois molosses et de ses fils, chacun avait
un fusil. Il m’a sommée de déguerpir.
Lorsque j’ai voulu signaler cette situation à un service de tutelle, on m’a
répondu qu’il n’y avait aucune raison pour en gager une action, le père
étant le tuteur, c’était à lui de porter plainte... On voit bien ici, comme
avec la stérilisation, comment le serpent se mort la queue concernant
cette question de tutelle : lorsque la personne est victime de son tuteur,
elle se retrouve pieds et poings liés puisque toute action doit passer par
celui-ci. En outre, comment la personne sous tutelle pourrait-elle
dénoncer quelqu’un qui une telle emprise sur sa vie et, en particulier,
une emprise affective.
Dans le cas du procès des jeunes femmes stérilisées du CAT de Sens
intenté par l'ADHY, un non lieu vient de tomber comme un signe
supplémentaire du mépris dans lequel on les tient, c’est le directeur, qui
était le tuteur, qui a demandé ces stérilisations. Je prend encore pour
exemple celui de Nathalie, qui témoigne sous son vrai nom et qui a
engagé aujourd’hui une procédure contre sa mère qui était sa tutrice et
qui l’avait également faite stériliser lorsqu’elle avait 20 ans, condition
qu’elle avait fait valoir comme indispensable pour autoriser son mariage.
Enfin, pour terminer cette cruelle recension, je voudrais également
évoquer une forme plus récente d’exploitation sexuelle de personnes
handicapées mentales. Cette variante m’a été signalée à trois reprises
6
dans trois endroits différents géographiquement très éloignés l’un de
l’autres. Il s’agit de l’utilisation des attributs sexuels à des fins
pornographiques. Une telle réalisation a le mérite d’être très peu
coûteuse avec ces personnes, en tout cas beaucoup moins qu’avec des
personnes valides. Une éducatrice qui m’a rapporté de tels faits
explique : « ils ne photographient ou ne filment que le bas, les gens
ignorent qu’il s’agit de handicapés mentaux…», en échange on leur offre
quelques sucreries ou cigarettes...
VIOL ET STERILISATION, LE COUPLE INFERNAL
Nous allons voir maintenant qu’un des arguments utilisé le plus
fréquemment pour justifier la stérilisation se réfère au viol.
L’argument ultime, entendu fréquemment dans la bouche de parents
inquiets est le suivant : « et si quelqu’un abusait de notre fille ? si elle était
violée ? ça arrive quand même assez souvent dans ces centres ou à l’occasion de
transferts…15 ». Cet argument, qui renvoie à la vulnérabilité particulière
de ces jeunes femmes, paraît, à première vue, de bon sens. Nous avons
vu que des actes de maltraitance ou de violences sexuelles sont
régulièrement dénoncés par les grands médias et à l’étranger des études
soulignent la vulnérabilité particulière des femmes handicapées à l’abus
sexuel. Il arrive donc que la stérilisation soit perçue comme une mesure
préventive, non pas des abus sexuels concernant les personnes
« handicapées mentales » (considérés comme quasi inéluctables ou tout
du moins faisant partie des risques les plus courants), mais des
grossesses indésirables résultant de ces abus ! De nombreux témoignages
de jeunes femmes vont dans ce sens. Les quelques exemples rapportés cidessous, provenant de recherches que j’ai réalisées, parlent d’euxmêmes. Il semblerait que la stérilisation accédant ici au statut de
« réponse » tendrait à banaliser l’abus sexuel pourtant redouté par tous,
parents et professionnels.
Départs en vacances de résidants d’une institution. Ne pas confondre avec le concept de « transfert »
utilisé en psychanalyse.
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Présentation succincte de quelques exemples de stérilisation vécue de
façon particulièrement douloureuse par les personnes concernées.16
Femmes désignées comme « handicapées mentales » stérilisées ou contraintes à
avorter après avoir subi des abus sexuels
Viviane17 - 35 ans - Enceinte à la suite d'un viol elle a été stérilisée à son
insu à l'occasion d'une interruption médicale de grossesse18. Vit
dans un foyer.
Mireille - 34 ans - stérilisée à l'occasion d'une IMG, à la suite d'abus
sexuels à répétition. Vit seule dans un appartement individuel,
travaille de temps en temps.
Jeanne
- 36 ans - selon son éducateur, sa stérilisation "n'est pas sans
rapport avec des abus sexuels commis par le père envers ses filles".
Après sa stérilisation suivie d’une décompensation majeure,
Jeanne a dû être placée en hôpital psychiatrique où elle vit depuis
une dizaine d’années.
Virginie - 40 ans, stérilisée à 20 ans à son insu par sa mère à la suite d'une
séquestration puis d’un viol collectif par des marginaux. Vit en
couple et travaille dans un CAT.
Josette - 29 ans - stérilisée à 16 ans à son insu par sa mère à la suite d'un
viol collectif. Vit dans un foyer après avoir vécu dans un
appartement avec un homme qui la "prêtait" à ses copains.
Nadine
- 32 ans - Victime d'abus sexuels pendant longtemps, elle
n'osait pas se plaindre aux responsables du foyer où elle vivait.
Malgré de nombreuses infections gynécologiques, ces abus n'ont
été découverts que quand elle fut enceinte de 5 mois. Renvoyée
chez sa soeur, celle-ci décida de la faire avorter et stériliser. Elle
Ces informations ont été Témoignages recueillies à l’occasion d’enquêtes (cf. biblio. Diederich 1998,
2001,2004)
17 Il s’agit de prénoms fictifs afin de préserver l’anonymat.
18 L’interruption médicale de grossesse (IMG) (à ne pas confondre avec l’interruption volontaire de grossesse
(IVG) qui est autorisée en France jusqu’à la 14ème semaine d’aménorrhée) peut être réalisée jusqu’à
terme sur demande parentale soumise à la décision de l’équipe d’un des 14 Centres Pluridisciplinaires
français. Cette IMG est autorisée par le Code de la Santé Publique, quand "il existe une forte probabilité
que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment
du diagnostic."(art. L2213-1alinéa 1er). Il arrive cependant que la demande soit présentée non par la
mère mais par des tiers (parents, tuteurs…), comme dans les cas présentés ici, sur le principe d’une
incapacité réelle ou supposée à élever son enfant.
16
8
vit actuellement dans un autre foyer et a, à nouveau, été victime
de violences sexuelles récemment.
Norma, alors âgée de 30 ans, s'est retrouvée enceinte (3 mois et demi) à la
suite d'un viol dans un vestiaire d’un club sportif où elle allait
régulièrement. La décision d'avortement a été prise conjointement
par la mère, une tante et la direction du foyer. La mère, qui ne
s'était jamais occupé de sa fille qui avait toujours vécu dans des
familles d’accueil, a cessé de la voir après cet épisode. Norma a
très mal vécu cet avortement et a fortement régressé jusqu'à
nécessiter une hospitalisation en psychiatrie où elle est toujours
depuis plus de dix ans alors qu’elle s’apprêtait à quitter le foyer
pour vivre en appartement et qu’elle travaillait.
9
Quelques autres cas problématiques de stérilisation de personnes
n’ayant aucune pathologie mentale avérée.
Laurence J. aujourd’hui secrétaire de direction, a été stérilisée sur la
demande de ses parents alors qu’elle était enceinte d’un troisième
enfant « hors mariage », ce qui ne correspondait pas aux valeurs
de la famille de milieu social très aisé. A la suite d’une dépression,
elle s’est retrouvée en clinique psychiatrique, enceinte de 5 mois.
On lui a proposé de faire une amniocentèse. Lorsqu’elle s’est
réveillée elle avait été avortée et stérilisée sur la demande de son
père. Bien que remariée, cette personne a beaucoup de mal à se
reconstruire. Elle a tenté une reperméabilisation des trompes qui a
échoué.
Marcelle S., secrétaire de direction à la retraite. Décédée à 60 ans peu de
temps après son témoignage douloureux19. Cette femme a été
stérilisée en 1954 à la demande de sa famille adoptive « parce
qu’elle venait de l’assistance publique, pour ne pas perpétuer une
mauvaise hérédité ! ».
Nathalie, 39 ans mariée aujourd’hui à Bertrand20, a apporté son
témoignage dans plusieurs reportages.21 Il s’agit d’une jeune
femme handicapée physique (et non mentale) stérilisée à 22 ans
abusivement à la demande de ses parents afin d’obtenir d’eux
l’autorisation de se marier. Elle a porté plainte contre eux et
contre le médecin, un procès devrait avoir lieu prochainement.
Dans Diederich N. - Stériliser le handicap mental ? p. 129. cf. biblio.
Ici les noms ne sont pas fictifs sur la demande expresse de ces personnes qui estiment qu’il est
nécessaire de témoigner de ces violences à visage découvert.
21 Emission Là bas si j’y suis - Daniel Mermet, France Inter 19 octobre 1999 ; film documentaire
« Maternité Interdite » par Diane Maroger.
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10
Une loi destinée à protéger ?
Dans la foulée d’un scandale médiatique qui dénonçait des stérilisations
abusives en France et après un rapport de l’Inspection Générale des
Affaires Sociales de mars 1998 commandité par Bernard Kouschner et
Martine Aubry, alors respectivement ministres de la santé et ministre de
l’emploi et de la solidarité, l’Assemblée Nationale insérait dans la loi
relative à « l’interruption de grossesse, à la contraception et la stérilisation »22,
un article relatif à la stérilisation des personnes avec une « altération des
facultés mentales » :
« La ligature des trompes ou des canaux déférents à visée contraceptive ne peut être
pratiquée sur une personne mineure. Elle ne peut être pratiquée sur une personne majeure
dont l'altération des facultés mentales constitue un handicap et a justifié son placement sous
tutelle ou sous curatelle que lorsqu'il existe une contre-indication médicale absolue aux
méthodes de contraception ou une impossibilité avérée de les mettre en oeuvre efficacement.
L'intervention est subordonnée à une décision du juge des tutelles saisi par la personne
concernée, les père et mère ou le représentant légal de la personne concernée. Le juge se
prononce après avoir entendu la personne concernée. Si elle est apte à exprimer sa volonté,
son consentement doit être systématiquement recherché et pris en compte après que lui a été
donnée une information adaptée à son degré de compréhension. Il ne peut être passé outre à
son refus ou à la révocation de son consentement.
Le juge entend les père et mère de la personne concernée ou son représentant légal ainsi que
toute personne dont l'audition lui paraît utile.
Il recueille l'avis d'un comité d'experts composé de personnes qualifiées sur le plan médical
et de représentants d'associations de personnes handicapées. Ce comité apprécie la
justification médicale de l'intervention, ses risques ainsi que ses conséquences normalement
prévisibles sur les plans physique et psychologique.
Un décret en Conseil d'Etat fixe les conditions d'application du présent article.
Rappelons que, auparavant, la stérilisation était totalement interdite en
France et était même considérée comme une « mutilation » passible de
vingt années d’emprisonnement. L’ambition des promoteurs de cette loi
était de limiter les abus constatés et d’assurer une protection juridique
aux majeurs concernés mais on peut bien sûr se demander si un texte de
loi permissif – sous certaines conditions – peut être beaucoup plus
contraignant que l’interdiction massive qui existait déjà. En outre, on
peut également douter que des juges de tutelle puissent se prononcer de
façon équitable dans un contexte où les dysfonctionnements sont
nombreux, selon un rapport officiel de l’IGAS qui dénonce un système
où les juges sont « surchargés et sous influence »23. La levée des inquiétudes
22
23
Article 27 de la Loi n°2001-588 du 4 juillet 2001
Selon les propres mots utilisés dans le sommaire du rapport de l’IGAS de mai 1998. (cf. biblio).
11
fera défaut ici en l’absence de données sur les effets positifs ou négatifs
de cette loi.
Avec les exemples présentés et dans un contexte où règnent les tabous et
la « loi du silence », où les dysfonctionnements sont nombreux, il semble
permis de s’interroger sur le bien-fondé de cette disposition législative
votée sans prendre aucunement en considération qu’elle risquait
d’accroître les violences sexuelles subies par ces personnes et qu'elle
pouvait même contribuer à les masquer.
3. De la mutilation à l’acte médical à but protecteur ?
Il est fréquent d’entendre des arguments visant à justifier la stérilisation
des personnes présentant des troubles mentaux. Nous avons vu que les
violences sexuelles pouvaient quelquefois cesser d’être trop
problématiques pour l’entourage des personnes handicapées à partir du
moment où il n’y avait « pas de suite fâcheuses ! ». Certaines personnes
avancent même que la stérilisation permet de donner plus de liberté
sexuelle aux jeunes femmes au lieu de « les boucler à la maison ! ». C’est
aussi une « tranquillité d’esprit » qui est évoquée, non seulement pour la
famille mais également, dans les foyers d’hébergement, pour les
éducateurs qui rechignent parfois à devenir responsables de la
contraception. C’est également une solution acceptable pour des familles
dont la religion considère l’avortement comme un crime. Enfin, c’est un
moyen d’éviter « qu’ils se reproduisent comme des lapins ». Quelques
principes simples guident cette façon de voir les choses : il y a des
naissances indésirables socialement et pour le bien de l’enfant à naître
qui va « avoir honte » de ses parents ou encore qui risque d’avoir une
éducation défectueuse voir être victime de maltraitance. Ces risques sont
tout à fait crédibles et ces énoncés s’appuient souvent sur une expérience
professionnelle de longue date. Il apparaît aux tenants de ces arguments
tout à fait intolérable de laisser se perpétuer des situations dont les
professionnels mesurent régulièrement les aspects délétères. Dans ces
cas, qui concernent généralement des femmes ayant elles-mêmes été
victimes de maltraitance et dont le handicap est lié à de graves
traumatismes affectifs dans l’enfance, l’interdit posé d’une parentalité
trop problématique pour les acteurs sociaux paraît être de bon sens et
bénéfique à tout le monde. Ici, la stérilisation est perçue comme assurant
la protection de la mère et comme un acte préventif à l’égard d’une
12
descendance à hauts risques. L’ennui, c’est qu’il est difficile, une fois que
l’on a commencé à organiser les naissances ou non naissances de la sorte,
de mettre une frontière bien définie entre ceux, celles dont la parentalité
paraît inacceptable socialement et les autres. Une telle option – si tant est
qu’elle puisse être véritablement applicable sans coercition – peut
concerner toute personne en situation psychologique ou sociale précaire
car la question de la parentalité est tout aussi redoutable pour certaines
catégories de personnes dont le comportement est problématique et peut
mettre en danger l'enfant à naître.
Pour conclure, il semble donc que si la stérilisation peut sembler être aux
parents et aux professionnels la réponse la plus simple pour répondre
aux différents problèmes posés par l’éventuelle parentalité des
personnes « handicapées mentales », il n’en reste pas moins que cet acte
ne résout aucunement le risque d’abus sexuels et de contamination par
des maladies sexuellement transmissibles dont le sida. Il est même
possible de dire aujourd’hui que la stérilisation peut accroître ces
risques. En effet, elle va produire un sentiment de sécurité quant aux
grossesses qui va freiner les autres mesures de prévention et différer la
mise en place de mesures d’accompagnement et d’éducation sexuelle
adaptées. Le fait d’avoir été stérilisée va également produire chez les
jeunes femmes un isolement affectif propice à l'exploitation sexuelle.
Enfin, de graves décompensations psychologiques ont également été
observées chez certaines jeunes femmes24.
La question essentielle, celle qui demeure au-delà de toute autre
considération, reste donc bien une question éthique qui renvoie au
respect absolu de l'intégrité physique et morale des personnes
vulnérables.
24
Rocton Françoise in Diederich N. « Stériliser le handicap mental ». cf biblio
13
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