Octobre 2005 - vol. 17, no 3

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Octobre 2005 - vol. 17, no 3
NUMÉRO
VO L U M E
17 3
PROPRIÉTÉ
INTELLECTUELLE
octobre 2005
15e anniversaire
CONDITIONS DE PUBLICATION
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doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique,
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8e étage
Montréal (Québec)
H2Z 2B7
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L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine
ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent
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employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les
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Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue
française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et
de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue
autre que le français doivent être soulignés ou en italiques; les articles de revues
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publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc.
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tél.: (514) 842-3937. Pour abonnements: 1-800-363-3047.
PRÉSENTATION
Un 52e numéro tout en marques et droits d’auteurs.
Les droits dérivant de l’utilisation d’un nom commercial priment-ils ceux dérivant de l’emploi d’une marque ? Cette question, à
l’intersection du droit corporatif et du droit des marques, fait l’objet
d’un traitement imposant par Jean-Nicolas Delage1 et Marie-Josée
Lapointe2.
Le cinquantenaire de l’entrée en vigueur de la Loi sur les marques de commerce3 a été marqué par l’arrêt Effigi4, un bouleversement dans la pratique de l’examen des demandes d’enregistrement
des marques par le Bureau des marques ; ce sont les tenants et
aboutissants de cette affaire que commente avec minutie Barry
Gamache5.
La propriété intellectuelle en général et le droit des marques en
particulier sont astreints aux mêmes règles de preuve que les autres
affaires judiciaires, ce que certains oublient parfois : l’aide-mémoire
de François M. Grenier6 remet les pendules à l’heure.
1.
2.
3.
4.
Avocat, associé du cabinet BCF et par ailleurs secrétaire des Cahiers.
Avocate, du cabinet BCF.
S.C. 1952-1953, c. 49, entré en vigueur le 1er juillet 1954.
2005 CarswellNat 1234, 2005 CarswellNat 1655, 41 C.P.R. (4th) 1, 2005 CAF 172,
2005 FCA 172 (C.A.F. ; 2005-05-10) ; confirmant 260 F.T.R. 142, 2004 CarswellNat
2489, 2004 CarswellNat 4188, 35 C.P.R. (4th) 307, 2004 FC 1000, 2004 CF 1000
(C.F. ; 2004-07-16).
5. Avocat, associé de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisplinaire d’avocats, d’agents de brevets et de marques de commerce. L’auteur était
d’ailleurs, tant devant la Cour fédérale que la Cour fédérale d’appel, le procureur
de Effigi inc.
6. Avocat, associé de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisplinaire d’avocats, d’agents de brevets et de marques de commerce.
453
454
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Yohan Benizri7 aborde la question de la licence légale par un
article ayant pour sous-titre « De la technique au droit et du droit à la
technique : la licence légale comme solution », article où il tente
d’appréhender la problématique du mécanisme de licence légale au
Canada et sa relation au monde numérique en utilisant pour ce faire
l’exception de copie privée qui lui paraît représentative de l’histoire
des licences non volontaires.
Pierre-Paul Lemyre8 et Richard Willemant9 nous livrent un
article-phare sur les impacts juridiques sur les utilisateurs des logiciels libres et ouverts : contextualisation avec le droit d’auteur, protection, validité et responsabilité.
Pour ce qui est des capsules de jurisprudence, étrangère et
locale, le lecteur sera encore une fois bien servi. Jane Ginsburg10
commente l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire
Grokster11, arrêt portant sur la responsabilité de deux entrepreneurs
de réseaux « peer to peer » (P2P) pour les contrefaçons commises par
leurs utilisateurs finaux. Christel Lacarrière12 discute de l’arrêt de
la Cour de justice des communautés européennes dans l’affaire Gillette13 sur les conditions, selon le droit communautaire, de l’usage
par un tiers d’une marque lorsqu’elle est nécessaire pour indiquer la
destination d’un produit ou d’un service14.
Les arrêts de la Cour de justice des communautés européennes
dans les affaires KIT-KAT15 sur l’exigence de caractère distinctif et
Praktiker16 sur la protection relative aux marques visant les services
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
16.
Étudiant en droit.
Avocat, responsable du volet international de LexUM.
Avocat, membre du Barreau de Paris
Professeure à la Columbia University School of Law.
Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. c. Grokster, Ltd. (04-480), 545 U.S. ___
(2005), 380 F.3d 1154, vacated and remanded.
Avocate à Paris.
The Gillette Company c. LA-Laboratories Ltd Oy, arrêt du 17 mars 2005 de la
Troisième chambre de la Cour de justice des communautés européennes, saisie
de questions préjudicielles posées par la Haute juridiction de Finlande.
« Tous les manches PARASON FLEXOR et GILLETTE SENSOR sont compatibles avec cette lame ».
Arrêt C-352-03 rendu le 2005-07-07 par la Cour de Justice et disponible sur le
site CURIA de la Cour de justice des communautés européennes à l’adresse URL
<http://curia.eu.int/>.
Arrêt C-418-02 rendu le 2005-07-07 et disponible sur le site CURIA de la Cour de
justice des communautés européennes à l’adresse URL <http://curia.eu.int>.
Présentation
455
de commerce de détail sont également commentés par David Chetrit17.
Viviane de Kinder18 fait part de la notion de violation de
marque de commerce dans l’arrêt Tommy Hillfiger19 et Vincent Gautrais20 commente, bien au-delà de la simple capsule, l’arrêt Dell21
relatif à l’arbitrage dans le cadre de la cyberconsommation. Alexandra Steele22 résume l’arrêt BMG23 sur le téléchargement non autorisé d’œuvres musicales dans un contexte hautement procédural qui
portait, somme toute, sur la règle 238 des Règles des Cours fédérales
qui, combinée aux principes relatifs à l’interrogatoire au préalable
en « Equity », constitue un véhicule procédural approprié pour requérir de la Cour une ordonnance contraignant un tiers à révéler de
l’information pertinente pour permettre d’instituer action contre des
contrefacteurs dont l’identité exacte est inconnue24.
Enfin, pour conclure, deux comptes rendus25 d’ouvrages récents
d’intérêt.
17. Étudiant français, alors en stage auprès de LEGER ROBIC RICHARD,
S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisplinaire d’avocats, d’agents de brevets et de
marques de commerce.
18. Avocate, membre du Conseil d’administration des Cahiers.
19. Tommy Hilfiger Licensing, Inc. c. International Clothiers Inc., [2004] CAF 252,
<http://decisions.fca-caf.gc.ca/caf/2004/2004caf252.shtml> (C.A.F. ; 2004-06-30).
20. Professeur, avocat, Faculté de droit de l’Université de Montréal. Titulaire de la
Chaire de l’Université de Montréal en droit de la sécurité et des affaires électroniques.
21. DELL Computer c. Union des consommateurs, 2005 QCCA 570 (IIJCan), disponible à <http://www.canlii.org/qc/jug/qcca/2005/2005qcca570.html>. L’arrêt du
2005-05-30 de la Cour d’appel du Québec (coram les juges Mailhot, Morissette et
Lemelin) infirme le jugement du 2004-01-16 de la Cour supérieure du Québec (la
juge Hélène Langlois) 2004 IIJCan 32168.
22. Avocate, de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce.
23. BMG Canada Inc. c. Jane Doe, 2005 FCA 193, (C.A.F. ; 2005-05-19) ; confirmant
(2004), 32 C.P.R. (4th) 64 (C.F.).
24. « Cette question est fort grave dans la pratique ; car il faut reconnaître d’une part,
que l’un des plus sérieux obstacles à l’exercice des droits des propriétaires
réside dans l’habileté des contrefacteurs à effacer les traces de leur délit ;
[…] » – Auguste-Charles RENOUARD, Traité des droits d’auteurs dans la littérature, les sciences et les beaux-arts (Paris, Jules Renouard et Cie, 1839), tome
second, p. 391, no 226.
25. Les collections de livres les plus superbes sont exposées à des menaces comme
l’humidité, les vers et les rats. Tout aussi dangereux sont les emprunteurs…
– Isaac Disraeli, Curiosities of Literature : Bibliomania 1791-1834.
456
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Ismay Marçais26 et Laurent Carrière27 y vont chacun d’un
compte rendu d’intérêt, le premier sur les logiciels libres28 et le
second sur le Brand Management29.
Le conseil d’administration des Cahiers est heureux d’accueillir
de nouveaux membres : François Lajeunesse30, Daniel Urbas31,
Benoît Clermont32 et Marek Nitoslawki33.
Sur ce, bonne lecture34 !
Laurent Carrière,
Rédacteur en chef.
26. Étudiante française, alors en stage auprès de LEGER ROBIC RICHARD,
S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisplinaire d’avocats, d’agents de brevets et de
marques de commerce.
27. Avocat et agent de marques de commerce, associé de LEGER ROBIC RICHARD,
S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisplinaire d’avocats, d’agents de brevets et de
marques de commerce ; membre du conseil d’administration des Cahiers.
28. Yorick Cool, Fabrice de Patoul, David de Roy, Hakim Haouideg, Philippe Laurent et Etienne Montero, Les logiciels libres face au droit, collection Cahiers du
Centre de Recherches Informatiques et Droit (Bruxelles, Éditions Bruylant, 2005)
numéro 25, 315 pages ; ISBN 2-8027-2055-4.
29. McKeown (John), Brand Management in Canadian Law (Toronto, Thomson/
Carswell, 2004), 264 p. ; ISBN 0-459-24156-7.
30. Avocat, du service juridique de Bell Canada
31. Avocat, de Borden Ladner Gervais.
32. Avocat, de Ogilvy Renault.
33. Avocat, de Fasken Martineau DuMoulin.
34. Pour le perlier, ajoutons qu’un « argument dénudé de tout fondement » a provoqué une crise de fou-rire auprès de l’équipe de correction.
LES CAHIERS DE PROPRIÉTÉ
INTELLECTUELLE INC.
CONSEIL D’ADMINISTRATION
Georges AZZARIA,
professeur assistant
Faculté de droit
Université Laval, Ste-Foy
Danielle BOUVET, avocate
Ministère de la Justice
du Canada
Claude BRUNET, avocat
Ogilvy Renault, Montréal
Laurent CARRIÈRE, avocat
Léger Robic Richard, Montréal
Vivianne DE KINDER, avocate
Montréal
Stéphane GILKER,
avocat
Fasken Martineau, Montréal
E. Richard GOLD, professeur
Faculté de droit
Université McGill, Montréal
Mistrale GOUDREAU, professeure
vice-présidente
Faculté de droit, droit civil,
Université d’Ottawa, Ottawa
Honorable Denis LÉVESQUE
Cour supérieure du Québec,
Montréal
Ejan MACKAAY, professeur
Faculté de droit,
Université de Montréal, Montréal
Jean-Nicolas DELAGE, avocat
secrétaire trésorier
Brouillette Charpentier
Fortin, Montréal
Stefan MARTIN, avocat
Fraser Milner Casgrain, Montréal
Hélène d’IORIO, avocate
Gowling, Lafleur, Henderson,
Montréal
Ian ROSE, avocat
Lavery De Billy,
Montréal
Stephan P. GEORGIEV
Agent de brevets
Smart & Biggar, Montréal
Ghislain ROUSSEL, président
Bibliothèque nationale
du Québec, Montréal
Rédacteur en chef
Laurent CARRIÈRE
Rédacteur en chef adjoint
Stefan MARTIN
Comité de rédaction
Stéphane GILKER,
avocat
Fasken Martineau, Montréal
Georges AZZARIA,
professeur assistant
Faculté de droit
Université Laval
Danielle BOUVET, avocate
Ministère de la Justice
du Canada
Claude BRUNET, avocat
Ogilvy Renault, Montréal
Laurent CARRIÈRE, avocat
Léger Robic Richard, Montréal
E. Richard GOLD, professeur
Faculté de droit
Université McGill
Mistrale GOUDREAU, professeure
vice-présidente du comité
Faculté de droit,
section de droit civil,
Université d’Ottawa, Ottawa
Vivianne DE KINDER, avocate
Montréal
Honorable Denis LÉVESQUE, juge
Cour supérieure du Québec,
Montréal
Jean-Nicolas DELAGE, avocat
secrétaire trésorier
Brouillette Charpentier
Fortin, Montréal
Ejan MACKAAY, professeur
Faculté de droit,
Université de Montréal
Hélène d’IORIO, avocate
Gowling, Lafleur, Henderson,
Montréal
Johanne FORGET, avocate
Les Éditions Yvon Blais inc.,
Montréal
Stephan P. GEORGIEV
Agent de brevets
Smart & Biggar, Montréal
Stefan MARTIN, avocat
Fraser Milner Casgrain, Montréal
Ian ROSE, avocat
Lavery De Billy,
Montréal
Ghislain ROUSSEL, avocat
président du comité
Bibliothèque nationale
du Québec, Montréal
Comité exécutif de rédaction
Laurent CARRIÈRE
Mistrale GOUDREAU
Stefan MARTIN
Ghislain ROUSSEL
Comité éditorial international
François DESSEMONTET
Professeur de droit
Universités de Lausanne et
de Fribourg
Directeur du Centre de droit
de l’entreprise (CEDIDAC)
Lausanne, Suisse
Paul E. GELLER
Avocat et professeur adjoint
University of Southern California
Law Center
Los Angeles, USA
Jane C. GINSBURG
Professeur de droit
Columbia University
School of Law
New York, USA
Antoon A. QUAEDVLIEG
Doyen, Faculté de droit
Université catholique de Nimègue
Nijmegem, Pays-Bas
Paolo SPADA
Professeur de droit
Institut de droit privé
Université Degli Studi di Roma
«La Sapienza»
Rome, Italie
J.A.L. STERLING
Avocat et professeur de droit
Center for Commercial Law Studies
Queen Mary & Westfield College
Université de Londres
Londres, Grande-Bretagne
Teresa GRZESZAK, professeur
Faculté de droit
Université de Varsovie, Pologne
Alain STROWEL
Avocat et professeur de droit
Facultés universitaires Saint-Louis
Bruxelles, Belgique
Lucie GUIBAULT
Instituut voor Informatierecht,
Amsterdam, Pays-Bas
Kamen TROLLER, avocat
De Pfyffer Argand Troller et associés
Genève, Suisse
André LUCAS
Professeur de droit
Université de Nantes, France
Silke von LEWINSKI
Institut Max-Planck pour le droit
étranger et international des
brevets, du droit d’auteur et
du droit de la concurrence
Münich, Allemagne
Nebila MEZGHANI
Professeur de droit
Université de Tunis, Tunisie
Victor NABHAN
Conseiller au directeur
général, OMPI
Genève, Suisse
TABLE DES MATIÈRES
Articles
Les mécanismes de la licence légale – De la technique au droit et du
droit à la technique : la licence légale comme solution
Yohan Benizri . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 463
Marques de commerce contre noms commerciaux : qui sera le
gagnant ?
Marie-Josée Lapointe et Jean-Nicolas Delage . . . . . . . 497
Un changement de cap après plus de 50 ans : un emploi allégué n’est
plus un facteur pertinent lors de l’examen par le registraire d’une
demande d’enregistrement de marque de commerce en vertu de
l’alinéa 37(1)c) de la Loi sur les marques de commerce
Barry Gamache . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 525
À la recherche d’une propriété perdue
Ysolde Gendreau. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 551
La preuve en matière de marques de commerce : un
aide-mémoire
François M. Grenier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 577
Logiciels libres et ouverts : impacts juridiques sur les
utilisateurs québécois
Pierre Paul Lemyre et Richard Willemant . . . . . . . . . 597
Capsules
Le caractère distinctif exigé pour l’enregistrement d’une marque
peut être acquis par l’usage de celle-ci en tant que partie d’une
461
462
Les Cahiers de propriété intellectuelle
marque déjà enregistrée – Commentaire sur l’arrêt de la C.J.C.E.
dans l’affaire Société des produits Nestlé SA c. Mars UK Ltd.
David-Alexandre Chetrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . 667
La protection relative aux marques de commerce étendue aux services fournis dans le cadre du commerce de détail – Commentaire
sur l’arrêt de la CJCE dans l’affaire Praktiker Bau-und
Heimwerkermärkte c. Deutsches Patent-und Markenamt
David-Alexandre Chetrit . . . . . . . . . . . . . . . . . . 673
De la preuve d’emploi en matière de violation d’une marque de
commerce déposée
Vivianne de Kinder . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 681
Dell Computer c. Union des consommateurs, Histoire d’un « Oops » !
Vincent Gautrais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 687
Nouvelles des États-Unis : responsabilité pour complicité de
contrefaçon – La décision de la Cour suprême du 27 juin 2005 dans
l’affaire MGM c. Grokster
Jane Ginsburg . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 705
Les conditions, selon le droit communautaire, de l’usage par un tiers
d’une marque lorsqu’elle est nécessaire pour indiquer la destination
d’un produit ou d’un service
Christel Lacarrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 713
Téléchargement non autorisé d’œuvres musicales : tel pourra être
pris qui croyait prendre...
Alexandra Steele. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 725
Comptes rendus
Brand Management in Canadian Law
Laurent Carrière. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 735
Les logiciels libres face au droit
Ismay Marçais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 737
Vol. 17, no 3
Les mécanismes de la licence légale
De la technique au droit et du droit
à la technique : la licence légale
comme solution
Yohan Benizri*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 465
1. DE LA TECHNIQUE COMME CONDITION À
LA LICENCE LÉGALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 466
1.1 La naissance de la licence légale . . . . . . . . . . . . 466
1.2 Le droit de la copie privée . . . . . . . . . . . . . . . 469
1.2.1
Fondements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 471
1.2.2
Droit positif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 474
1.2.3
Les droits concurrents . . . . . . . . . . . . . 478
2. DE LA TECHNIQUE DANS L’APPLICATION DE LA
LICENCE LÉGALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 478
2.1 Le courrier électronique . . . . . . . . . . . . . . . . 478
© Yohan Benizri, 2005.
* Yohan Benizri poursuit actuellement le programme de maîtrise à l’Université
Mc Gill.
463
464
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.1.1
Reproduction initiale . . . . . . . . . . . . . . 478
2.1.2
Transmission . . . . . . . . . . . . . . . . . . 479
2.1.3
2.1.2.1
Communication au public par
télécommunication . . . . . . . . . 480
2.1.2.2
L’exception de distribution . . . . . 481
Réception . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 483
2.2 Le peer-to-peer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 485
2.2.1
La réception comme copie privée . . . . . . . 486
2.2.2
Le défi de la passivité . . . . . . . . . . . . . 486
3. POLITIQUES DE LA LICENCE LÉGALE . . . . . . . . . 489
3.1 La loi comme renfort du droit d’auteur :
une solution ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 489
3.2 Les projets de réconciliation : un aperçu . . . . . . . . 492
4. CONCLUSIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 494
INTRODUCTION
Nous allons dans ce travail tenter d’appréhender la problématique du mécanisme de licence légale au Canada et sa relation au
monde numérique. Ceci nous permettra d’esquisser la raison d’être
d’une licence légale, ses fondements, et les problèmes soulevés par
l’échange de fichiers qui font l’objet d’un droit d’auteur par le biais du
courriel ou de logiciels de type « peer-to-peer ». Pour ce faire, nous
userons de l’exception de copie privée qui nous paraît être tout à fait
représentative de l’histoire des licences non volontaires.
Le régime de la copie privée nous semble en effet emblématique
de deux confrontations majeures du droit d’auteur dans le domaine
de la licence légale. Premièrement, la confrontation entre d’une
part les industries et les éditeurs, opposition qui persiste encore
aujourd’hui, et d’autre part, entre le public (désormais dénommé
« utilisateurs ») et les auteurs. Deuxièmement, et peut-être plus fondamentalement, entre toutes ces parties et la technologie, le terme
de confrontation désignant ici plus une mise en présence qu’un réel
conflit.
Umberto Eco écrit qu’il est tentant pour les auteurs de commencer leurs discours par la proclamation que le sujet de leur étude
est mort. Le problème venant du fait qu’aussitôt ils le ressuscitent
sous un autre nom. Ils sont à même de le faire puisqu’il n’y a pas eu
de définition de la notion. Cela revient donc à tuer une chose qui n’a
pas d’identité1. Nous ne voudrions pas nous exposer à cette critique.
C’est pourquoi, dans le cadre de l’examen des conditions de
création d’une licence obligatoire, et après une brève introduction à
l’histoire de la licence légale, il nous faudra dresser l’état du droit de
la copie privée au Canada à partir de la loi et de ses fondements pour
ensuite nous pencher sur les principes susceptibles de limiter son
application, ce que nous nommerons les droits concurrents.
1. Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du langage, (Paris, Puf-quadridge,
2001), p. 8.
465
466
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Il nous sera alors possible de déterminer si et dans quelles
mesures la technique influe, même après sa création, sur une licence
non volontaire. Nous le ferons par l’examen de deux institutions qui
nous semblent quantitativement et qualitativement importantes,
savoir la communication par courrier électronique et par logiciels de
partage de type peer-to-peer. Nous nous attellerons pour finir à définir les perspectives d’avenir en fonction de leur couleur de politique
juridique, c’est-à-dire du postulat sur lequel elles se fondent et enfin
à conclure.
1. DE LA TECHNIQUE COMME CONDITION À LA
LICENCE LÉGALE
1.1 La naissance de la licence légale
Une bonne compréhension de cette matière nécessite très certainement une première approche historique. Celle-ci s’articule en
trois points, savoir l’évolution de la technique, les confrontations de
prétextes, et enfin, l’utilisation de masses des œuvres.
Nous savons que le droit d’auteur a connu une évolution dans
les relations qu’il était appelé à régir. À l’époque de sa création (Loi
de la Reine Anne, 1710), des conflits existaient entre les éditeurs de
la capitale, nantis de privilèges royaux, et ceux de la province, qui
ne bénéficiaient que d’une protection temporaire. Mais le débat
s’est déplacé au fil du temps et de l’évolution des techniques. Nous
pouvons constater que ce déplacement a eu lieu spécialement dès
l’apparition de moyens nouveaux de reproduction de l’œuvre. À titre
d’exemple, l’année 1890, date de la création du piano mécanique, est
emblématique. On ne savait en effet alors ni si la création de ce type
d’instrument violait le droit de reproduction ni si son utilisation violait le droit d’exécution, le droit d’auteur d’alors n’ayant pas envisagé
cette évolution. Apparaît ici selon nous la première condition à la
naissance d’une licence légale, savoir, de manière fondamentale, la
technique2.
La bataille oppose depuis lors les éditeurs aux fabricants de
matériel3. Ces derniers sont tous ceux qui offrent des moyens techniques de contourner la protection du droit d’auteur4. Il aurait été de
2. Sur cette question, de manière générale, voir Timothy WU, « Copyright’s communications policy », Michigan Law Review (à paraître 2005).
3. Ibid., p. 24 et s.
4. Une poursuite a été introduite tout à fait récemment par la « Dvd Copy control
Association » contre une société nommée « Kaleidescape » pour reproduction illé-
Les mécanismes de la licence légale
467
prime abord logique de privilégier les titulaires du droit. Mais les
prétentions des fabricants ont pris une réelle dimension à partir du
moment où l’intérêt du public a fait son apparition dans l’argumentaire de ces industries. Les éditeurs brandirent alors à leur tour
un argument de poids, qui est tout simplement l’auteur. Oublié pendant toute la genèse de son droit, l’auteur est devenu la justification
au monopole des éditeurs. Cette « guerre des prétextes »5 est aussi un
élément qui participe à la création de la licence légale.
Ce qu’il faut aussi bien comprendre, c’est que la licence légale
est considérée par beaucoup comme un pis-aller, comme la seule
solution d’un problème difficile6. En effet, la technique, condition
première, permet l’utilisation massive des œuvres7. L’auteur, prétexte des éditeurs, se trouve dans une position difficile puisqu’il lui
est impossible de contrôler l’utilisation de ses œuvres8. Yves Gaubiac
écrivait déjà en 1985, sur les copies privées, que « des nuances ne doivent pas dissimuler le phénomène de la reproduction de masse.
La multiplication considérable des exemplaires que les particuliers
5.
6.
7.
8.
gale. La société s’occupe notamment de fournir un jukebox à DVD qui copie
l’équivalent de 500 disques sur un appareil. Voir John Borland, « Hollywood allies sue DVD jukebox maker », 7 décembre 2004, disponible sur <http://
news.com.com/2100-1025_3-5482206.html>.
L’auteur est un prétexte, quoi qu’il soit présenté comme martyr. Voir à ce propos
PEW/INTERNET, « Artists, Musicians and the Internet », 5 décembre 2004,
disponible à l’adresse <http://www.pewinternet.org/pdfs/PIP_Artists.Musicians_Report.pdf>. Cette étude montre que la majorité des artistes et musiciens
ne se sent pas réellement menacée par l’échange de fichiers sur Internet. Ce qui
relativise beaucoup les assertions des éditeurs, en l’occurrence les maisons de
disques.
Les auteurs des pays de copyright considèrent la licence légale comme un compromis acceptable tandis que dans les pays de tradition purement civiliste, de
droit d’auteur, il semblerait réellement que la licence légale soit perçue de
manière très négative et réellement comme un pis-aller. Cette différence de
points de vue est probablement due à la distinction faite entre le droit d’auteur
en France, conçu comme un droit de propriété à caractère personnel, et le copyright anglo-saxon, considéré comme une forme de privilège ou de monopole. Voir
à ce propos Alain Strowel « Licences non volontaires et socialisation du droit
d’auteur : un danger ou une nécessité ? », (1990), Cahiers de propriété intellectuelle, 3(2) 167. Une nuance peut être apportée à ce schéma traditionnel concevant le copyright comme un droit garantissant un monopole. À ce propos, voir
Jane C. Ginsburg, « Copyright and control over new technologies of dissemination », (2001) Columbia L. Rev., 101 1615-16. Voir encore, sur les différentes
approches de la licence légale au point de vue philosophique, Robert Cassler,
« Compulsory Licenses – are they coming or going ? », (1989) Journal of the copyright society of the U.S.A, 242.
Robert Cassler, « Compulsory Licenses – are they coming or going ? », loc. cit.,
note 6, p. 251.
Voir Hearings on pending bills to amend and consolidate the acts respective copyright before comm. of the Sen. and House, 60th Cong. 255 (1908) dans 5 Legisla-
468
Les Cahiers de propriété intellectuelle
effectuent entraîne un préjudice très grave pour les auteurs et leurs
ayants droit »9.
En définitive, c’est l’impossibilité matérielle de contrôle, du fait
de l’utilisation massive des œuvres par les utilisateurs (prétexte des
fabricants) – celle-ci étant rendue possible par la technique –, qui
fera naître la licence légale.
Déjà, la première licence légale née du fait de la technique10, en
est conçue comme garante de l’équilibre des revendications
– devrait-on parler de prétextes – des parties en présence. Le professeur Strowel y voit le retrait imposé à l’auteur de s’opposer à l’utilisation de son œuvre. Une rémunération lui est donc octroyée puisque
son droit subjectif se voit par là « subordonné tant à un objectif
social : augmenter l’accès du public aux œuvres, qu’à un impératif
économique : garantir l’exploitation des œuvres »12. Et cet auteur de
reprendre la définition de la licence légale donnée par l’OMPI, savoir
« une autorisation donnée par la loi d’utiliser une œuvre protégée par
le droit d’auteur d’une manière déterminée, à certaines conditions et
contre le paiement d’un droit d’auteur »13. Aussi appelée « rémunération équitable » , comme dans la Loi sur le droit d’auteur (L.R.C.
1985, c. C-42 ; ci-après « la loi »), la licence légale est finalement la
contrepartie financière à la violation d’un droit exclusif14.
190911,
En d’autres termes, il s’agit d’un mécanisme qui permet de
satisfaire le public en privant le titulaire du droit de certaines de ses
prérogatives, sans léser outre mesure celui-ci. Comprenez : équilibrer les relations industries-éditeurs.
Ceci est appuyé par le discours répété de la Commission du
droit d’auteur du Canada qui apparaît notamment en ces termes :
9.
10.
11.
12.
13.
14.
tive History of the 1909 Copyright Act, (1976) cité dans T. WU, « Copyright’s communications policy », précité, note 2, p. 26, note 81.
Yves Gaubiac, « Les nouveaux moyens techniques de reproduction et le droit
d’auteur (II) », (1985) RIDA, no123, p. 109, dans ce sens encore Alex Colangelo,
« Copyright infrigement in the internet area :The challenge of MP3 », (2002) Alberta
L. Rev. 39, p. 891.
Une licence légale historiquement première date de 1847, dans le Foreign Reprints
Act, mais elle n’est pas née du fait de l’évolution des techniques.
35 Stat. 1075 (1909), codified as 17 U.S.C. 1 et s. (repealed 1976).
A. STROWEL, « Licences non volontaires et socialisation du droit d’auteur : un danger ou une nécessité ? », loc. cit., p. 162.
OMPI, « Glossaire du droit d’auteur et des droits voisins » (Genève, 1980), p. 248,
no243.
Xavier Daverat, « Propriété Littéraire et Artistique – Droits voisins du droit
d’auteur – Dispositions communes aux artistes-interprètes et aux producteurs
Les mécanismes de la licence légale
469
Les participants abordent le concept de rémunération équitable
de diverses façons. La SGDV soutient qu’il faut l’établir uniquement en fonction des droits des titulaires. L’ACR prétend que
cette rémunération doit aussi être équitable à l’endroit des
utilisateurs, en plus de refléter d’autres éléments, tels l’identification précise du répertoire rémunéré et le bénéfice que tirent
les titulaires de l’utilisation même des enregistrements. En
bout de piste, la tâche qui incombe à la Commission demeure
celle qui a toujours été la sienne en matière de réglementation
des tarifs à savoir : établir un tarif qui soit juste et équitable
tant pour les titulaires de droits que pour les utilisateurs,
compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce.15
L’on voit facilement que ce système, en théorie équitable, est
susceptible de soulever de nombreuses difficultés. Pensons notamment à la manière de percevoir la rémunération ou encore aux personnes ou organismes chargés de percevoir celles-ci16.
Toutefois, dans de nombreux domaines qui sont apparus depuis
le début du XXe siècle, le mécanisme a été appliqué avec plus ou
moins de succès.
1.2 Le droit de la copie privée
1.2.1 Fondements
L’exception de copie privée, apparue en 1997 et entrée en
vigueur le 19 mars 1998 au Canada, alors qu’elle existait en Allemagne depuis 196517, est une licence légale en ce qu’elle prévoit une
rémunération en contrepartie de l’exercice d’un droit qui est de
prime abord exclusivement réservé à l’auteur. Le droit dont on prive
l’auteur, c’est le droit de reproduction prévu à l’article 3 de la loi, et
celui-ci uniquement. Ses autres prérogatives restent, en principe,
intactes. De plus, nous pourrons nous apercevoir que ce n’est que
de phonogrammes. Licence légale et rémunération équitable », JCL, fascicule 1450,
point 2.
15. Exécution publique d’enregistrements sonores, 1998-2002, (1999) 3 C.P.R (4d) 350,
359 cité dans S. Martin, « Rémunération équitable : l’équité pour qui ? » dans Ysolde
Gendreau (dir.), Institutions administratives du droit d’auteur (Cowansville, Yvon
Blais), 2002.
16. Stan J. Liebowitz, « Alternative copyright systems : The problems with a compulsory license », (2004) IPcentral review, vol. 1, no 2.
17. Stefan Martin, « La rémunération pour copie privée » (1998), disponible sur
<http://www.robic.ca/cpi/Cahiers/11-1/12Martin.html
470
Les Cahiers de propriété intellectuelle
d’un quasi-droit de reproduction dont les utilisateurs bénéficient
puisque la copie privée est grevée d’exceptions18.
La première question à se poser, c’est la manière dont on
définira la reproduction. Reprenant les enseignements de l’arrêt
Théberge19, nous considérerons, avec l’auteur Lucas, que « reproduire, c’est, au sens premier, copier ou fabriquer à l’identique »20,
c’est-à-dire, selon la jurisprudence, dupliquer. Quelle que soit l’interprétation que l’on retiendra, et comme le note le professeur Moyse, le
droit de reproduction, à l’ère numérique21, est constamment violé et
constamment invoqué22. Nous voyons donc apparaître ici les critères
d’utilisation de masse et de guerre de prétextes dégagés précédemment. Ceci nous est confirmé de manière claire par les travaux parlementaires, où la ministre Robillard estime qu’ « [I]l est impossible de
contrôler la copie privée et de rémunérer les titulaires des droits
chaque fois que leurs œuvres sont reproduites. C’est pourquoi une
redevance sera prélevée [...] afin de compenser les pertes encourues
par les titulaires de droits d’auteur »23.
18. André Bertrand, La musique et le droit de Bach à Internet (Editions Litec, 2002),
p.66 cité dans Olivier Masset, « L’exception à l’exception : quand les mesures techniques de protection interdisent la copie privée », (2004), disponible sur
http://www.juriscom.net/documents/pla20040727.pdf, p. 3.
19. Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., Cour suprême du Canada,
28 mars 2002, disponible en ligne à l’adresse <http://www.canlii.org/ca/jug/csc/2002/2002csc34.html>.
20. André et Henri-Jacques Lucas, Traité de la propriété littéraire et artistique (Paris,
Litec, 1994), p. 217, cité dans Ysolde Gendreau, « Le droit de reproduction et
l’Internet », (1998) RIDA 178, p. 9.
21. Sur la question de savoir dans quelles mesures l’on peut parler de reproduction
dans un environnement numérique voir Queneau, TGI Paris, 5 mai 1997, (1997)
RIDA 4, p. 265.
22. Pierre-Emmanuel Moyse, « Partager, c’est distribuer », Actes des journées d’étude
de l’ALAI, Mexique, Oaxaca, 7-10 juin 2004 (à paraître), p. 7. À ce propos encore,
voir Siva Vaidhyanathan, « Copyrights and copywrongs », chapitre 5, disponible sur
<http://homepages.nyu.edu/~sv24/Chapter5.PDF> où l’on peut lire : « In the digital
environment, one cannot gain access to a news story without making several copies
of it. If I want to share my morning newspaper with a friend, I just give her the
object. I do not need to make a copy. But in the digital world, I do. When I click on
the web site that contains the news story,the code in my computer’s random access
memory is a copy. The source code in hypertext markup language is a copy. And the
image of the story on the screen is a copy. If I want a friend to read the story as well,
I must make another copy that is attached to an e-mail. The e-mail might sit as a
copy on my friend’s server. And then my friend would make a copy in her hard drive
when receiving the e-mail, and others in RAM and on the screen while reading it.
Copyright was designed to regulate only copying. It was not supposed to regulate
one’s rights to read or share ».
23. Travaux parlementaires, Projet de loi C-32, (opinion de Lucienne Robillard), disponible en ligne à l’adresse <http://www.parl.gc.ca/english/hansard//056_96-06-04/056GO2F.html#3438>.
Les mécanismes de la licence légale
471
La confrontation des parties avec la technique nouvelle (les cassettes audio) et, plus tard, avec l’ordinateur et l’Internet, est ici flagrante : c’est cette réalité technique, peut-être plus que les relations
entre industries ou entre auteurs et utilisateurs, qui rend nécessaire
l’élaboration d’une licence légale. Plus précisément, les querelles
entre industries et éditeurs et, partant, entre auteurs et utilisateurs,
ne naissent que parce qu’une réalité technique apparaît qui remet en
cause l’équilibre entre les parties. Nous nous appuyons à nouveau
sur les travaux parlementaires qui disposent : « Les modifications
que le gouvernement propose aujourd’hui [...] nous permettront également de passer plus vite au défi que représentent les nouvelles
technologies de distribution »24. L’on comprend alors que l’existence
de groupes d’intérêts différents est une condition nécessaire mais
non suffisante pour établir une règle nouvelle.
Cette dernière ne devait pas forcément être la licence légale.
Trois solutions au moins étaient possibles : la première aurait été de
faire primer le droit des titulaires du droit, mais cela aurait créé un
monopole qui aurait rendu le marché des industries de reproduction
complètement cloisonné. En effet, accorder un droit de reproduction
illimité aux titulaires leur aurait donné la possibilité de choisir de
manière purement potestative si l’œuvre devait ou non être reproduite et partant de là, aucun fabricant de machines n’aurait pu
exploiter son commerce s’il ne dépendait directement de la maison détentrice des droits. La deuxième solution aurait consisté en
une décision politique, celle de privilégier la liberté de commerce.
Toutefois, cela aurait désavantagé les auteurs dans une mesure
déraisonnable, puisque cela aurait rendu le droit de reproduction
complètement désuet. Enfin, la troisième solution était de créer,
pour la matière musicale, une nouvelle forme de licence légale. En
l’occurrence, il s’agirait d’un régime de copie privée. Cela permettrait, selon les partisans de cette solution, d’équilibrer les droits des
auteurs et des utilisateurs.
1.2.2 Droit positif
C’est aux articles 79 à 88 de la loi que l’on peut trouver le cœur
du régime de copie privée. Nous détaillons à ce stade de notre exposé
la portée de ces articles dont nous reproduisons ci-dessous les plus
importants à nos yeux, savoir, les articles 80 et 81 :
80. (1) Sous réserve du paragraphe (2), ne constitue pas une
violation du droit d’auteur protégeant tant l’enregistrement
24. Ibid.
472
Les Cahiers de propriété intellectuelle
sonore que l’œuvre musicale ou la prestation d’une œuvre musicale qui le constituent, le fait de reproduire pour usage privé
l’intégralité ou toute partie importante de cet enregistrement
sonore, de cette œuvre ou de cette prestation sur un support
audio.
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à la reproduction de
l’intégralité ou de toute partie importante d’un enregistrement
sonore, ou de l’œuvre musicale ou de la prestation d’une œuvre
musicale qui le constituent, sur un support audio pour les usages suivants :
a) vente ou location, ou exposition commerciale ;
b) distribution dans un but commercial ou non ;
c) communication au public par télécommunication ;
d) exécution ou représentation en public.
Arrêtons-nous un instant sur cet article car il nous permettra
de mieux comprendre les développements ultérieurs. Le commentaire de l’auteur Tamaro sur la première partie de cet article est intéressant en ce que la ratio de la loi est présentée comme étant, du
moins en partie, l’impossibilité matérielle de faire respecter le droit
d’auteur. Il note : « One must nevertheless, admit that it was completely unrealistic to think that the owners of copyrights would enter
private homes to prove the existence of unauthorized reproductions
of their works »25. Ce qui conforte l’idée, esquissée plus haut, que
c’est la confrontation à la technique et à l’utilisation de masse qui
rend nécessaire l’émergence d’un nouveau régime et non seulement
la prise en considération des intérêts du public. Cet article comprend
de nombreuses exceptions au régime. Le droit de reproduction n’est
donc pas transféré aux utilisateurs contre rémunération, des conditions s’appliquent.
L’article 81 quant à lui dispose :
81. (1) Conformément à la présente partie et sous réserve de ses
autres dispositions, les auteurs, artistes-interprètes et producteurs admissibles ont droit, pour la copie à usage privé
25. Normand Tamaro, Copyright Act (2002, Toronto, Carswell), p. 697.
Les mécanismes de la licence légale
473
d’enregistrements sonores ou d’œuvres musicales ou de prestations d’œuvres musicales qui les constituent, à une rémunération versée par le fabricant ou l’importateur de supports audio
vierges.
(2) Les paragraphes 13(4) à (7) s’appliquent, avec les adaptations nécessaires, au droit conféré par le paragraphe (1) à
l’auteur, à l’artiste-interprète et au producteur admissibles.
Premièrement, pour analyser ces articles, il nous faut déterminer leur champ d’application. Il s’agit des œuvres musicales, prestations ou enregistrements et uniquement cela. On comprendra
difficilement l’exclusion des œuvres audio-visuelles d’autant que,
comme nous le rappelle le professeur Martin, sur les 20 pays ayant
adopté un régime de copie privée, seul le Canada a opéré une telle
distinction26.
L’enregistrement doit par ailleurs avoir été effectué sur un support audio. Celui-ci est défini à l’article 79 de la loi comme étant
« tout support audio habituellement utilisé par les consommateurs
pour reproduire des enregistrements sonores, à l’exception toutefois
de ceux exclus par le règlement ». On notera à ce propos que le support audio habituellement utilisé par les utilisateurs a bien changé
depuis 199727. Si, depuis le tarif concernant les années 2002-2003,
l’on prévoit enfin la mémoire non amovible28, ce qui était clairement
visé dans la loi, c’étaient les cassettes audio analogiques. Depuis le
format MP3, qui permet d’obtenir une copie plus compacte et d’une
qualité égale, la cassette audio a perdu une très grande partie, sinon
tout son intérêt. Remarquons encore que ce ne sont pas des catégories de personnes qui sont protégées mais le fait de l’enregistrement,
quel qu’en soit donc l’ « auteur ». Nous y reviendrons dans un premier
temps dans l’analyse des limites puis dans la partie consacrée au
monde numérique.
26. Stefan Martin, « La rémunération pour copie privée » (1998), disponible sur
<http://www.robic.ca/cpi/Cahiers/11-1/12Martin.html>, p. 2.
27. Sur le sens du mot « habituellement », voir Michael Geist, Internet law in Canada,
second edition (Captus Press, North York, 2001), p. 522-523 ; voir encore sur le
changement des habitudes Tarif des redevances à percevoir par la SCPCP, 2003,
2004 sur la vente de support audio vierges, au Canada, pour la copie pour usage
privé d’enregistrements sonores ou d’œuvres musicales ou de prestations d’œuvres
musicales qui les constituent, Commission du droit d’auteur, 12 décembre 2003, disponible à l’adresse <http://www.cb-cda.gc.ca/decisions/c12122003-b.pdf>, p. 7.
28. Ibid., art. 3d).
474
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Deuxièmement, il nous faut voir comment s’articulent ces articles. Ce qui est curieux, c’est de voir que la copie privée génère une
dette envers les auteurs, artistes-interprètes et producteurs. Or ce
ne sont pas les « copistes » qui paient mais plutôt le fabricant ou
l’importateur de support audio. Il nous semble que voilà une preuve
légale que le concept d’ « utilisateur » est resté un prétexte. C’est la
revendication des fabricants qui est admise dans le régime de copie
privée et c’est pour cela que l’obligation y afférente s’applique à elles
même si, en définitive, elles font supporter ce coût à l’utilisateur
final.
Concernant la rémunération à proprement parler, on suivra
utilement les remarques générales de David Vaver, qui explique que
le système de rémunération équitable sur les supports audio vierges ne permet pas nécessairement d’atteindre le but recherché29
d’autant que sa conformité aux obligations internationales du
Canada est relativement douteuse30. Plus particulièrement, le système de rémunération se décompose comme suit31 : un tarif pour la
copie privée est fixé, puis publié dans la Gazette du Canada, d’année
en année, par la Commission du droit d’auteur, sur proposition des
différentes sociétés de gestion, en l’occurrence, pour la copie privée,
la Société canadienne de perception de la copie privée (SCPCP). La
SCPCP est ensuite, assez logiquement, chargée de percevoir les redevances provenant des fabricants et importateurs de supports audio
vierges. Quant à la détermination du montant de la rémunération
« équitable », il faut, selon le professeur Stefan Martin, considérer
qu’il s’agit de la « recherche d’un équilibre entre l’intérêt particulier
des auteurs et l’intérêt général »32.
1.2.3 Les droits concurrents
Le principe est donc posé. Reste qu’il faut analyser les exceptions prévues au paragraphe 80(2) de la loi car, comme nous l’avons
29. David Vaver, « The copyright amendments of 1997 : an overview », (1998) 12 I.P.J.
59-60, spécialement « those who record music are well protected but nobody else
is....and the contours of what is and what is not exempted from the levy are quite
arbitrary ». Sur ce point encore, on consultera utilement Marnie McCall, « Taxing
tape : who’s zoomin’ who ? », p. 1-7 dans X., Copyright reform : The Package, the
policy and the politics (1996, Insight, Toronto), p. 123.
30. Benoît Clermont, « Parties II et VIII de la Loi sur le droit d’auteur : Le Canada respecte-t-il ses obligations internationales ? », (1998-99) Les cahiers de propriété intellectuelle, p. 323 et s.
31. Marc Baribeau, Principes généraux de la loi sur le droit d’auteur (Les publications
du Québec, Sainte-Foy, 2002), p. 83.
32. S. Martin, « Rémunération équitable : l’équité pour qui ? », dans Ysolde Gendreau
(dir.), Institutions administratives du droit d’auteur (Cowansville, Yvon Blais,
2002), p. 433.
Les mécanismes de la licence légale
475
noté, la copie privée est un démembrement du droit de reproduction. Malheureusement, tandis qu’une jurisprudence fournie existe
sur ces questions dans le domaine numérique, celle-ci est quasiinexistante dans le domaine traditionnel de la copie privée, dont
nous nous efforçons à dégager les principes.
La première exception, c’est la vente ou la location. Le droit de
reproduction ayant notamment pour but de contrôler l’exploitation
de l’œuvre, l’on comprendra aisément qu’il ne soit pas question de
permettre ce type d’agissements. Au surplus, la perte pour l’auteur
serait plus grande et la rémunération prévue ne serait alors plus
équitable. Ici, il nous faut faire remarquer que même si, comme nous
l’avons dégagé plus haut, c’est le fait de l’enregistrement qui est visé
dans la loi, il nous semble qu’un vendeur/loueur d’enregistrements
sonores ne bénéficiera pas au même titre que le particulier de ce
régime, à moins bien sûr d’user du critère de la vente effective et non
de la possibilité de vente. Nous ne nous attarderons pas plus sur la
vente et la location subséquente à la copie privée.
La seconde exception, beaucoup plus problématique, est la distribution, commerciale ou non. Or, comme le note à juste titre
Emmanuel Moyse, « le concept de distribution était un concept totalement étranger au droit canadien et le législateur n’en définit absolument pas les contours »33. En l’absence de définition légale sur ce
point et de jurisprudence pertinente, il nous semble falloir se reporter au sens commun de la distribution. La thèse défendue par
Emmanuel Moyse est qu’il faut entendre par distribution, le partage.
Soulignons que la loi n’ayant pas été taillée pour le phénomène
numérique, nous comprendrons, à ce stade du raisonnement, la distribution comme le fait de fournir à plusieurs personnes l’original ou
des copies tangibles d’une œuvre34, ce qui nécessite un acte positif. Nous discuterons plus longuement dans la partie consacrée au
numérique de la différence entre partage passif et actif.
Les deux dernières exceptions sont liées au concept de public et
nous les traiterons sous cet angle. Prima facie, le public est constitué
de plusieurs personnes. Mais quid d’une représentation théâtrale,
offerte au public, mais à laquelle ne se présente effectivement qu’une
seule personne ? Quid encore d’un cercle familial, constitué de plusieurs personnes, mais que l’on aura tendance à ne pas considérer
33. P.-E. Moyse, « Partager, c’est distribuer », loc. cit., p. 13.
34. Déclaration commune concernant le TODA, articles 6 et 7, cité dans P.-E. Moyse,
« Partager, c’est distribuer », loc. cit., p. 17, note 36.
476
Les Cahiers de propriété intellectuelle
comme un public ? Des difficultés importantes sont soulevées par la
notion même de public. Toutefois, il nous semble possible de déterminer communément ce que l’on entend par là, savoir, la communication ou l’exécution « ouverte, sans dissimulation, et au su de tous »35.
À tout le moins, l’on peut dire que tant l’exécution que la communication nécessitent, comme dans le domaine de la distribution, de poser
une action36.
Ce que nous voudrions montrer, c’est que lorsqu’une œuvre a
fait l’objet d’une copie privée, ce qui pourrait subséquemment rendre
cette reproduction illégale, c’est une situation d’activité, et non de
passivité. Nous verrons dans la suite de cet exposé qu’il est possible,
si l’on accepte ce postulat, de comprendre la jurisprudence canadienne en matière de partage de fichiers numériques à laquelle nous
arrivons.
Pour terminer sur l’état du droit de la copie privée, nous devons
encore déterminer sa nature. Est-ce un droit de l’utilisateur ou une
exception au droit de reproduction ? Il semblerait qu’il n’y ait pas eu,
au Canada, de réel débat sur le sujet. Pourtant, la nature de cette
institution est une question cruciale pour sa compréhension. Plus
spécialement, elle se présente comme déterminante pour savoir si les
titulaires peuvent empêcher, par des moyens techniques, la copie
de l’œuvre37. Quelques jugements européens nous permettent de
l’appréhender. Un premier jugement du tribunal de grande instance
de Paris (ci-après TGI) dispose qu’il s’agit d’une exception stricte35. Définition tirée des Petit Robert, Black’s law dictionary et Oxford reference dictionary cité dans Tarif des droits à percevoir pour l’exécution ou la communication, au
Canada, d’œuvres musicales ou dramatico-musicales, (Exécution publique d’œuvres
musicales 1996,1997,1998), Commission du droit d’auteur, disponible à l’adresse
<http://www.cb-cda.gc.ca/decisions/m27101999-b.pdf>, p. 29.
36. P.-E. Moyse, « La Loi canadienne sur le droit d’auteur doit-elle être repansée »,
(2001) disponible à l’adresse <http://www.robic.ca/publications/Pdf/280- PEM.pdf>,
p. 6-7 spécialement : « Ainsi, son application permet de retenir une violation du
droit d’auteur lorsqu’une personne, un utilisateur ou un éditeur prend l’initiative de
cette émission. [les italiques sont nôtres] » pourtant l’auteur poursuit en visant spécialement le cas de la communication d’un fichier MP3 d’un ordinateur à un autre
par le biais d’un logiciel de partage. Nous nous permettrons, humblement, de nous
écarter de cette conclusion. La condition d’initiative faisant à notre avis défaut dans
ce cas. Voyez la suite de cette étude (point 2.2.2).
37. Sur les mesures anti-copies voir Christophe Caron « Propriété littéraire et artistique – rémunération pour copie privée », (2001) JCL, fasc. 1510, point 7 ; A. Lucas,
« Le droit d’auteur et protections techniques » dans ALAI (éd.), Le droit d’auteur en
cyberespace, Amsterdam, Otto Cramwinckel, 1997, p. 348. Sur la possibilité de
contourner ces mécanismes anti-copies, voir P-E Moyse et Éric Franchi, « Les dispositions tendant à interdire les appareils à contourner les mesures techniques
anti-copies », (1996), disponible sur <www.robic.ca>.
Les mécanismes de la licence légale
477
ment circonscrite, et de conclure « que le législateur n’a pas ainsi
entendu investir quiconque d’un droit de réaliser une copie privée
de toute œuvre mais a organisé les conditions dans lesquelles la
copie d’une œuvre échappe [...] au monopole détenu par les auteurs,
consistant dans le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leurs œuvres »38. Suivant de près le jugement du TGI, le
tribunal de première instance de Bruxelles39 (ci-après TPI) a soutenu le même type de raisonnement, toutefois il ajoute à cette justification celle tirée de l’adage de minimis non curat praetor. Ceci nous
laisse quelque peu perplexe puisqu’il ne s’agit aujourd’hui, comme
nous l’écrivions plus haut, plus du tout d’un phénomène négligeable
mais bien d’une réalité dont le droit doit s’occuper. Les deux tribunaux écartent l’argument selon lequel une rémunération était
perçue qui fondait le droit, le TPI en disposant qu’il s’agissait de la
contrepartie de la reconnaissance légale de l’exception, le TGI interprétant plutôt littéralement les termes de la loi.
Cette jurisprudence a toutefois été infirmée par la Cour d’appel
de Paris. Dans une décision rendue le 22 avril 200540, celle-ci reconnaît que l’impossibilité pour la personne qui a licitement fait
l’acquisition d’un DVD d’en faire une copie pour son usage personnel
lui cause un préjudice. Il n’est pas certain cependant qu’elle ait considéré la copie privée comme droit et non plus seulement comme exception. Il nous semble que le débat sémantique présente un intérêt
plutôt académique. L’intérêt de cette décision est précisément qu’elle
ne s’interroge pas systématiquement sur la nature de l’institution
mais plutôt sur sa cohérence interne. En l’occurrence, interdire la
reproduction porte préjudice à l’utilisateur qui pensait pouvoir jouir
de l’exception.
Aux termes de ces jugements, il est difficile de déterminer si la
copie privée est une exception et non un droit41. Il nous faut toutefois
relativiser ce constat dans la mesure où cette jurisprudence pourrait
encore évoluer.
38. TGI Paris, 30 avril 2004 cité dans Gilles Carnoy, « Requiem pour la copie privée »
(2004) disponible à l’adresse <www.businessandlaw.be/article750.html>, p. 2.
39. TPI Bruxelles, 25 mai 2004 cité dans G. Carnoy, « Requiem pour la copie privée »,
ibid.
40. C.A. Paris, 22 avril 2005.
41. Olivier Masset, « L’exception à l’exception : quand les mesures techniques de protection interdisent la copie privée numérique », (2004), disponible à l’adresse
<http://www.juriscom.net/documents/pla20040727.pdf>.
478
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2. DE LA TECHNIQUE DANS L’APPLICATION DE LA
LICENCE LÉGALE
Nous avons jusqu’ici dressé les circonstances dans lesquelles
une licence légale naît, et illustré notre propos par l’examen du
régime de copie privée. Nous avons vu que celle-ci découlait
essentiellement d’une nouvelle technologie puisque de cette condition dépendent les autres. En effet, c’est la technique qui permet
l’utilisation de masse et elle-même engendre une confrontation des
prétextes que sont les auteurs et les utilisateurs. Nous avons essayé
de montrer qu’une des réponses proposées par le droit d’auteur à
l’évolution des techniques était la licence légale. La question désormais sera de savoir dans quelles mesures la technologie influe encore
sur le mécanisme de rémunération équitable quant à son application. Pour y répondre, nous observerons comment réagit l’exception
de copie privée dans le monde numérique. Deux applications d’une
importance quantitative considérable nous permettront d’y arriver,
savoir, le courrier électronique et le phénomène « peer-to-peer ».
2.1 Le courrier électronique
Nous commencerons par analyser le problème de la transmission d’une œuvre42 protégée par le droit d’auteur par le biais du courrier électronique. Il nous faudra pour ce faire scinder les moments.
En effet, il faudra d’abord voir si la copie initiale faite en vue de
l’envoi est légale, ce qui se passe pendant l’envoi et, enfin, ce qui
arrive chez la personne cible (3).
Reproduction initiale (1)
Transmission (2)
Réception (3)
2.1.1 Reproduction initiale
La copie en vue de l’envoi pose le problème de la copie privée. Le
régime prévu aux articles 79 et suivants de la loi peut-il s’appliquer ?
Pour répondre à cette question, il faut déterminer si l’activité envisagée tombe sous le coup des limites énoncées au paragraphe 80(2).
Il nous semble certain que, par principe, la copie faite sur un support
privé est une copie privée et ce n’est que si l’emploi subséquent est
42. Rappelons ici qu’il ne s’agit que d’une œuvre qui rentre dans le champ d’application
de la copie privée. S’il s’agit par exemple d’un vidéogramme, la question ne se
posera pas dans le cadre des articles 79 et suivants de la loi.
Les mécanismes de la licence légale
479
prohibé que la copie elle-même le sera. En effet, toutes les limites
énoncées au paragraphe 80(2) sont des actes postérieurs à la copie.
D’aucuns ont cependant prétendu que, certains médias n’ayant pas
été envisagés, la copie sur disque dur ou sur mémoire amovible ne
pouvait être prise en compte43. Pourtant, il ne nous semble pas que
l’exception soit devenue injustifiée du seul fait de l’inadéquation des
méthodes de perception des redevances. Le copiste opère sur le support choisi et c’est aux organismes chargés de la perception que
revient la tâche de prendre en compte les nouvelles réalités technologiques. En ce sens, nous appuyons la décision de la Commission du
droit d’auteur44 tant dans le rejet de la thèse énoncée en partant du
texte de loi que dans l’appréhension des nouvelles technologies45.
Il ne nous apparaît donc pas possible de décider a priori si la
copie est illégale ou non.
2.1.2 Transmission
En outre, et par là nous abordons le deuxième moment, celui de
l’envoi proprement dit, il nous faut noter que, dans la même décision,
la Commission du droit d’auteur déclare : « La copie du dernier succès de l’interprète de l’heure faite en vue de la donner à un ami viole
toujours le droit d’auteur puisqu’il ne s’agit pas d’une copie pour
usage privé. La distribution de cette même copie à des amis en ligne
est elle aussi interdite »46.
Il est difficile de comprendre ce que la Commission a voulu dire.
En effet, alors que la Commission se défend (et défend à tous) expressément d’ajouter une condition à l’article 80 concernant les supports,
elle ne s’en prive pas pour la nature même de la copie privée. La seule
manière de recouvrer un peu de logique à ce propos est de considérer
que la Commission tient pour acquis que le fait de « donner à un
ami » est compris dans l’une des exceptions prévues au paragraphe
80(2). Les vente, location et exécution publique sont exclues logiquement. Il nous faut donc analyser si la communication projetée est
faite « au public » ou s’il s’agit de l’exception de distribution.
43. P-E Moyse, « Partager c’est distribuer », loc. cit., p. 10.
44. Tarif des redevances à percevoir par la SCPCP, 2003 et 2004 sur la vente de supports
audio vierges, au Canada, pour la copie pour usage privé d’enregistrements sonores
ou d’œuvres musicales ou de prestations d’œuvres musicales qui les constituent,
Commission du droit d’auteur, 12 décembre 2003, précité, note 14, p. 21.
45. Ibid., p. 63 où il est question de la mémoire non amovible, comprenez, le disque dur.
46. Ibid., p. 20.
480
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.1.2.1 Communication au public par télécommunication
On pourrait déjà rejeter facilement cette exception dans le cas
d’un don manuel à un ami puisque la communication n’est pas opérée
par le moyen de télécommunication. Pour ce qui est du courriel, il
nous faut déterminer s’il y a effectivement un public. Comme nous
l’avons déjà esquissé, la communication se fait au public lorsqu’elle
est « ouverte, sans dissimulation, et au su de tous »47. Il nous semble
donc que bien qu’il y ait communication par télécommunications, le
public est absent, puisque la communication se fait de point à point.
Pour appuyer nos dires, nous nous baserons sur l’« affaire Tarif
22 », dans laquelle nous pouvons lire :
[...] Cela dit, il faut que la personne qui rend disponible un
fichier ait eu l’intention qu’un segment quelconque du public, et
plus qu’un seul destinataire, y ait accès pour que sa transmission constitue une communication au public. Par conséquent,
une communication entre un seul expéditeur et un seul destinataire ne devient pas une communication au public uniquement
parce qu’elle est effectuée hors du cadre domestique.48 [Les italiques sont nôtres.]
De plus, dans l’affaire CCH, qui a fait l’objet d’une décision de la
Cour suprême le 4 mars 2004, et qui traitait de la question de la communication par télécopieur d’un document provenant d’une bibliothèque, le jugement dispose :
[...] the fax transmissions were not telecommunications to the
public beacause they « emanated from a single point and were
each intended to be received at a single point » (par. 167). The
Court of appeal agreed....I agree with these conclusions.49
En conclusion, le courriel, dans sa forme classique (point à
point), ne constitue pas une communication au public. Notons toutefois que l’exception ne sera pas toujours écartée. En effet, si un même
courrier électronique est envoyé à plusieurs destinataires, il pourrait
47. Définition tirée des Petit Robert, Black’s law dictionary et Oxford reference dictionary cité dans Tarif des droits à percevoir pour l’exécution ou la communication, au
Canada, d’œuvres musicales ou dramatico-musicales, (Exécution publique d’œuvres
musicales 1996, 1997, 1998), op. cit., note 21, p. 29.
48. Ibid., op. cit., note 21, p. 29-30.
49. CCH Canadienne Limitée c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S 339, par.
77-78.
Les mécanismes de la licence légale
481
y avoir un public50. Pour terminer sur le problème des télécommunications au public, il nous semble intéressant de souligner que, dans
ce dernier cas, le régime de la copie privée ne s’applique pas. Pourtant, une redevance a été payée sur le matériel utilisé. Nous arriverons donc à une situation où une personne paie pour bénéficier de la
copie privée mais n’en bénéficiera finalement pas. Le droit de reproduction sera alors violé autant que le droit de communication au
public. Il serait donc possible que les deux droits coexistent et justifient l’un et l’autre la réparation du dommage subi par l’auteur51.
Ajoutons à cela la difficulté soulevée par la jurisprudence tout récemment52, selon laquelle un droit de perception a été reconnu à la
SOCAN pour la communication au public, alors même que personne
n’a pu établir avec certitude le débiteur de cette redevance, les fournisseurs d’accès Internet ayant été écartés. Les solutions sont peu
nombreuses, la complexité est grande et peut s’accentuer encore53.
2.1.2.2 L’exception de distribution
Reste le « droit de distribution » qui pourrait être violé. Or, nous
l’avons dit, il semblerait que le droit de distribution, s’il existe, porte
sur des exemplaires tangibles. Pour résoudre ce problème, les professeurs Moyse et Christie proposent une interprétation extensive du
concept de distribution54. Ces auteurs s’opposent ainsi tant aux traités OMPI de 1996 qu’à la Directive européenne concernant l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins
dans la société de l’information55. Nous pensons que le professeur
50. Ibid., par. 77 in fine, toutefois, selon nous, cette seule condition ne suffirait pas. Il
faudrait en plus qu’il y ait eu intention de communiquer au public ou à un segment
du public. Il semblerait bien que la controverse soit appelée à durer tant que les tribunaux n’auront pas pris position.
51. Eros Équipe de recherche opérationnelle en santé inc. c. Conseillers en gestion et
informatique C.G.I. inc., [2004] CF 178.
52. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Association
canadienne des fournisseurs Internet, (2004) CSC 45 (30 juin 2004) inédit, disponible sur <www.lexum.umontreal.ca>.
53. Imaginons qu’il y ait envoi d’un courriel, à la suite de l’achat de celui-ci, à plusieurs
destinataires, contenant une œuvre protégée. Que cet email soit pourvu d’un système d’exécution automatique tel que l’œuvre est jouée sans intervention du destinataire. Nous voyons évidemment que la copie privée ne sera pas de la partie, par
contre plusieurs droits seront violés et la solution sera loin d’être claire. La reproduction initiale sera illégale, il y aura communication au public et exécution
publique.
54. P-E Moyse, « Partager c’est distribuer », loc. cit., p. 17 ; Andrew Christie, « A proposal for simplifying United Kingdom Copyright Law », (2001) E.P.R., p. 30-31.
55. Directive 2001/29/CE du parlement européen et du conseil du 22 mai 2001 sur
l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans
482
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Moyse a démontré la nécessité de cette interprétation extensive
en faisant apparaître la singularité des relations numériques. De
manière à la fois pragmatique et théorique, l’étude de A. Christie
prouve que cette distinction est arbitraire en écrivant notamment :
As a result, literary, dramatic or musical material wich only
has an intangible embodiment, such as ex tempore speech or
improvised music, is not protected, even though arguably as
deserving of protection as a speech or composition that is written down prior to recitation or performance.56
Il note encore que les développements techniques ultérieurs
amèneront peut-être des œuvres dont la nature ne sera pas nécessairement aussi facilement transposable à l’intérieur de la relation tangible-intangible. Au surplus, certains systèmes juridiques ont déjà
effacé ce critère de leurs législations.
Mais peut-être plus simplement, nous dirons que l’extension de
la notion de distribution en matière de courrier électronique se justifie surtout au Canada parce qu’une décision de la Commission du
droit d’auteur écarte la copie privée dans cette situation57 et que
les autres exceptions ne peuvent pas sérieusement être prises en
compte. Nous suivrons donc cette solution en ce qui concerne le
courrier électronique, et, plus généralement, toutes les fois où une
personne transmet58 à une autre personne, en dehors du cadre
domestique, une œuvre protégée par le droit d’auteur qui a fait précédemment l’objet d’un copie privée. Une précision s’impose encore
pour la bonne compréhension de la suite de notre exposé : la transmission en question doit être née du fait d’un acte positif de celui qui
a copié l’œuvre. Selon nous, pour transmettre, il faut être actif. Nous
verrons que cette assertion est une clé de lecture de la jurisprudence
récente en matière d’échanges de fichiers.
la société de l’information, disponible à l’adresse <http://europa.eu.int/eurlex/pri/fr/oj/dat/2001/l_167/l_16720010622fr0010019.p> voir spécialement
l’article 4.
56. Andrew Christie, « A proposal for simplifying United Kingdom Copyright Law », loc.
cit., p. 31.
57. Tarif des redevances à percevoir par la SCPCP, 2003 et 2004 sur la vente de supports
audio vierges, au Canada, pour la copie pour usage privé d’enregistrements sonores
ou d’œuvres musicales ou de prestations d’œuvres musicales qui les constituent, précité note 28, p. 20.
58. Bruce A. Lehman and Information Infrastrucure Task Force, The report of the working group on intellectual property rights (Library of Congress, 1995), p. 211 spécialement « such transmissions fall within the exclusive distribution right of the
copyright owner ».
Les mécanismes de la licence légale
483
Si nous admettons après cette analyse que le régime de la copie
privée ne peut s’appliquer, la reproduction initiale sera donc illégale.
Ici, la solution est un peu plus simple en ce qui concerne un éventuel
cumul de violations. En effet, nous le répétons, le droit de distribution n’existant pas comme prérogative de l’auteur, il ne peut donc
être violé. La copie privée sera donc écartée et la reproduction initiale sera considérée comme illégale, laissant seul violé le droit de
reproduction.
2.1.3 Réception
Nous avons jusqu’ici constaté que la personne qui envoie le
courriel ne bénéficie pas du régime de la copie privée et est susceptible de violer un ou plusieurs droits de l’auteur sur son œuvre. Mais
qu’advient-il lorsque cette copie (illégale) arrive chez la personne
cible ? Le destinataire, tout à fait passif, peut-il garder la copie ?
Une première question peut être soulevée du fait que la personne qui reçoit la chanson ne l’a pas lui même reproduite, au sens
courant du terme, ce qui fait que l’on pourrait se demander si la protection de l’article 80 pourrait s’appliquer. Mais une précision technique s’impose. Puisque le courriel arrive non pas directement sur
mon disque dur mais bien plutôt sur un serveur, il faudra que je
reproduise l’œuvre sur mon disque dur en posant l’acte d’ouvrir ce
fichier et de « télécharger » la pièce jointe. À ce moment, j’ai effectivement reproduit l’œuvre, mais à partir d’une copie illégale.
La solution à ce problème n’est pas simple. En France, on considère traditionnellement que si la copie initiale est illégale, la copie
subséquente le sera aussi. À ce propos, Jérôme Passa écrit « quel que
soit l’usage fait de la copie, celle-ci ne saurait être tenue pour licite
dès lors qu’elle est réalisée à partir d’une reproduction illicite de
l’œuvre »59.
Au Canada par contre, il nous est permis de penser que la solution proposée est différente. En effet, la Commission du droit d’auteur avait déjà déterminé que :
la partie VIII (nda : de la loi sur le droit d’auteur, siège de la
copie privée) n’exige pas que la copie d’origine soit une copie
légale. Il n’est donc pas nécessaire de savoir si la source de la
59. Jérôme Passa, « Propriété littéraire et artistique – divers – Internet et droit
d’auteur », (2001), JCL, fascicule 1970, no 48.
484
Les Cahiers de propriété intellectuelle
pièce copiée est une piste appartenant au copiste, un CD
emprunté, ou encore une piste téléchargée d’Internet.60
La solution n’était alors que partielle puisque, comme l’écrivait
Nicolas Vermeys à la suite de la publication de cette décision :
Il faut cependant garder à l’esprit que la Commission est un
organisme administratif destiné à la gestion des redevances à
accorder aux artistes en vertu de la Loi. Son interprétation de
celle-ci, bien que persuasive, ne lie ainsi en rien les tribunaux.
Il nous faudra donc attendre une décision de la Cour fédérale
avant d’être fixé sur le statut du téléchargement de fichiers contrefaits...61
Or, il se fait que la Cour fédérale a entériné la position de la
Commission dans l’affaire BMG Canada Inc. c. John Doe62, datée du
31 mars 2004, qui se réfère expressément à la décision de la Commission et lui donne, partant, une légitimité jurisprudentielle certaine.
Il nous faut cependant noter que cette affaire a été portée en appel.
La décision qui a suivi a nuancé ces propositions sans toutefois
les avoir condamnées. Si l’on constate, à la lecture de cet arrêt63, que
le juge Sexton a, en quelque sorte, réprimandé le juge Finckenstein
de sa hardiesse, les éléments mis en avant par la Cour d’appel relèvent essentiellement de la forme. À tout le moins en ce qui concerne
le présent propos, le par. 49 de l’arrêt de la Cour d’appel ne fait que
rappeler la nécessité d’un examen approfondi des exceptions prévues
au paragraphe 80(2)64.
En conclusion sur ce point, nous pouvons dire qu’en principe, la
reproduction d’une œuvre reçue par courriel à partir du serveur est
licite au Canada. Ceci dit, comme nous l’avons fait remarquer plus
60. Tarif des redevances à percevoir par la SCPCP, 2003, 2004 sur la vente de support
audio vierges, au Canada, pour la copie pour usage privé d’enregistrements sonores
ou d’œuvres musicales ou de prestations d’œuvres musicales qui les constituent, précité, note 14, p. 20.
61. Nicolas Vermeys, « Au Canada, le téléchargement de MP3 sur les réseaux P2P
peut-il être légal ? », (2004), disponible sur <www.juriscom.net>.
62. BMG Canada Inc. c. John Doe, (2004) FC 488, par. 25 qui dispose « Thus, downloading a song for personal use does not amount to infringement.... ».
63. BMG Canada Inc. c. John Doe, (2005) FCA 193 disponible à l’adresse <http://
www.fcacaf.gc.ca/bulletins/whatsnew/A-203-04.pdf>. Nous ne nous concentrerons
que sur la partie de cet arrêt qui concerne la violation du droit d’auteur (essentiellement les paragraphes 47 à 54).
64. Ibid., par. 49 « ...he gave no consideration to the possible application of subsection
80(2) and the circumstances in which the defence of « private use » will not be available...».
Les mécanismes de la licence légale
485
haut et comme le remarque la Cour d’appel, l’utilisation subséquente
de cette reproduction peut la rendre illégale. On retombe alors dans
le cercle que nous venons d’exposer, savoir une copie privée qui n’est
privée que si son utilisation reste privée.
Le régime tel qu’institué pour le moment est donc inapte à
gérer le phénomène du courrier électronique. En effet, si nous avons
pu constater l’illégalité de l’envoi par courriel d’une œuvre protégée,
le résultat de celui-ci n’est pas considéré comme une violation du
droit d’auteur. C’est précisément du fait de la complexité de la technologie que le droit ne peut répondre adéquatement. De plus, les
courriels que s’envoient les correspondants ne font l’objet d’aucun
contrôle et ils sont protégés au titre de la correspondance privée. Si
un régime a pu être dégagé, non seulement il est incohérent mais de
plus, il est inapplicable. L’on voit ici une première ingérence de la
technique dans le mécanisme de licence légale.
2.2 Le peer-to-peer
On a pu dire que le phénomène de l’échange de fichiers par le
biais de logiciels tels que Kazaa ou Limewire s’essoufflait. Une
récente étude remet sérieusement en question cette assertion65,
bien que l’on ait pu écrire que son impact soit surévalué66. Dans
ce domaine encore, nous verrons que les conditions de naissance
d’une licence légale sont réunies : la technique nouvelle (les logiciels
d’échange), les conflits qui perdurent entre les auteurs et les utilisateurs67 du fait de l’utilisation massive permise par la technique68.
Le système général du P2P se décompose comme suit69 : une
personne recherche un fichier sur tous les ordinateurs connectés au
réseau dont les utilisateurs ont préalablement placé des fichiers
dans un « dossier partagé ». Le programme permet simplement à
65. Thomas Karagiannis, Andre Broido, Neville Brownlee, Kc Claffy, Michael Faloutsos, « Is P2P dying or just hiding ? », (2004), disponible à l’adresse <http://
www.caida.org/outreach/papers/2004/P2P-dying/P2P-dying.pdf>.
66. Michael Geist, « Piercing the Peer-To-Peer Myths », (2004), disponible à l’adresse
<http://geistP2Pmythspartone.notlong.com>.
67. L’affaire la plus connue mondialement ayant probablement été le litige Napster v.
A&M Records Inc., (2001) 239 F. Supp. 1004 (9e circuit). Remarquons qu’il ne sera
pas question ici de la responsabilité indirecte, à savoir celle des fournisseurs d’accès
ou de moyens techniques pour des raisons de concision. Nous nous concentrerons
donc sur l’influence des moyens techniques sur la licence légale.
68. Pour une excellente analyse du problème du peer-to-peer dans sa relation avec le
droit d’auteur aux Etats-Unis, voir T. WU, « Copyright’s communications policy »,
loc. cit., p. 90-96.
69. MGM Studios Inc. c. Grokster Ltd., 259 F. Supp. (2d), p. 1032-33 (USDC, Central
district of California 2003).
486
Les Cahiers de propriété intellectuelle
cette personne de rechercher le fichier. La personne décide ensuite
de télécharger l’œuvre à partir de l’ordinateur personnel d’un ou de
plusieurs utilisateurs vers le sien propre. L’œuvre ne passe donc pas
par un média, comme dans le cas du courriel (où le message est
d’abord entreposé sur un serveur).
Nous allons pour comprendre ce mécanisme au regard du droit
d’auteur déterminer si la personne qui télécharge commet une violation du droit d’auteur et tenter de cerner la situation de l’ordinateur
hôte.
2.2.1 La réception comme copie privée
Comme nous l’avons déjà noté en ce qui concerne le courrier
électronique70, la Commission du droit d’auteur, suivie de la Cour
fédérale, ont refusé de considérer la source du matériel copié et ce, en
tenant compte du phénomène numérique et des logiciels d’échange
de fichiers. L’œuvre téléchargée sur Internet par le biais d’un réseau
peer-to-peer est donc considérée, dans l’état actuel du droit canadien,
et du moment que celle-ci entre dans la qualification légale de
l’ « enregistrement sonore [...] l’œuvre musicale ou la prestation
d’une œuvre musicale qui le constituent » comme une copie privée.
L’utilisation subséquente peut par contre la disqualifier. Si l’on vend
les fichiers téléchargés sur Internet par exemple, la copie privée sera
écartée. Notons qu’un problème intéressant peut se poser : qu’en
est-il si l’on grave les fichiers sur un disque compact que l’on vend
subséquemment ? Dans la pureté des principes dégagés, le disque
compact serait une reproduction illégale, mais les fichiers qui sont
restés sur mon ordinateur demeureraient de simples copies privées.
Si la discussion est quelque peu académique en ce qu’il sera probablement très difficile de savoir d’où proviennent les fichiers gravés
sur le disque compact, cette situation nous semble emblématique de
ce que le législateur, malgré l’instauration d’une licence légale, voit
la technique encore une fois le dépasser.
Nous noterons pour terminer sur ce point que ce n’est pas
l’utilisation du logiciel dans sa globalité qui est permise à ce stade de
notre raisonnement. D’une part, il ne faudrait user que de fichiers
musicaux. D’autre part, il nous faut encore voir si la législation et
la jurisprudence canadienne permettent la mise à disposition de
fichiers sur l’ordinateur hôte.
70. Voir notes 54 et 56.
Les mécanismes de la licence légale
487
2.2.2 Le défi de la passivité
Un problème d’une rare complexité se pose lorsque l’on examine le cas de la personne qui met à disposition des fichiers protégés
par droit d’auteur. Le siège de la difficulté, c’est de qualifier son acte :
reste-t-il, en plaçant les fichiers dans son dossier partagé, dans le
domaine privé ? Se trouve-t-il dans le cas d’une distribution ? À ce
propos, on a pu écrire en France que :
[L’]exception de copie privée a été imaginée pour un monde
analogique où les copies étaient rares et difficiles alors qu’elles
sont devenues courantes et pratiques dans le nouvel environnement numérique. Les termes d’usage privé du copiste et
d’utilisation non collective laissent tout autant rêveur quand
l’instantanéité et la mutualisation des capacités effacent naturellement toute frontière entre le privé et le public, entre le collectif et le non collectif.71
Le critère d’utilisation collective n’existant pas, en tant que tel,
au Canada, l’on s’abstiendra de conclure trop vite. Mais le constat
ainsi dressé nous semble paradigmatique de notre sujet. La technique s’est développée et malgré la volonté affirmée de s’en accommoder, la loi ne peut y répondre adéquatement.
La loi ne fournissant pas de réponse claire à notre question, il
nous faut nous tourner vers la jurisprudence, spécialement l’arrêt
BMG Canada c. John Doe72 rendu par la Cour fédérale et son appel
subséquent. Pour ce qui nous concerne, l’on reproduira utilement le
paragraphe 28 de cet arrêt. Il dispose :
The mere fact of placing a copy on a shared directory in a computer where that copy can be accessed via a P2P service does
not amount to distribution.73
Et la justification de cette prise de position suit en ces termes :
Before it constitutes distribution, there must be a positive act
by the owner of the shared directory, such as sending out the
copies or advertising that they are available for copying.74
71. Jean-Baptiste Soufron, « Le peer-to-peer face à la logique du droit d’auteur, Confrontation avec le droit d’auteur, Vers la nécessaire reconnaissance du droit du
public » (2004), disponible à l’adresse <http://www.uzine.net/article1999.html>.
72. BMG Canada c. John Doe, précité, note 56.
73. Ibid., par. 28.
74. Ibid.
488
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Notons que la Cour d’appel fédérale a considéré que ce nécessaire « acte positif » ne ressortait pas clairement de la législation75. Il
nous semble toutefois que l’on peut raisonnablement induire de ce
passage qu’il faut distinguer, comme en grammaire, l’actif du passif.
Si la personne est active, qu’elle transmet un fichier, même de point
à point, on pourra, en raisonnant comme on l’a fait en matière de
courriel, considérer qu’elle pose un acte de distribution. Mais dans le
cas où elle reste passive, rien ne peut lui être reproché dans l’état
actuel de la jurisprudence. Le juge a ici réellement créé le droit et,
dans le même temps, complété le dessin global du P2P au Canada,
savoir qu’il n’est nullement répréhensible.
Le professeur Moyse, comme nous l’avons mentionné plus haut,
plaide pour une interprétation plus large de la notion de distribution76, une distribution comme partage. Si nous avons pu suivre ses
conclusions en ce qui concerne la distinction entre la distribution
d’œuvres tangibles ou intangibles, il ne nous semble pas que l’interprétation du juge Von Finckenstein doive être sanctionnée. La Cour
d’appel n’a d’ailleurs fait montre que d’une certaine prudence. Elle
n’a pas sanctionné cette interprétation, tout au plus l’a-t-elle relativisée. Si nous comprenons bien la nécessité d’une refonte des attributs du droit d’auteur, le droit positif de la copie privée nous apparaît
avoir été appliqué parfaitement. Et c’est précisément de là que vient
le problème. Tant qu’un éventuel droit de mise à disposition, dont
nous reparlerons, ne sera pas mis dans le champ des prérogatives de
l’auteur, le « quasi-droit de distribution » doit être cantonné à la
transmission active, comme dégagé en matière de courrier électronique. Encore pourra-t-on discuter de l’opportunité d’une telle
réforme.
Plus fondamentalement, il appert alors légitime de se poser certaines questions à la lumière des considérations finales en matière
de courriel et de P2P.
Si l’interprétation jurisprudentielle nous semble convaincante,
malgré le jugement d’appel, les questions qu’elle soulève sont plus
délicates. La loi répond-elle au critère de neutralité technologique ?
Les jugements analysés sont-ils encore garants de l’équilibre dans
les relations entre l’auteur et les utilisateurs ? La réponse variera
probablement en fonction de la compréhension que l’on a d’un mécanisme de licence légale. Soit l’on considère que, quelle que soit la
licence instituée, elle ne peut être qu’inscrite dans l’état technolo75. BMG Canada Inc. c. John Doe, 2005 FCA 193, au paragraphe 52.
76. P-E Moyse, « Partager c’est distribuer », loc. cit., p. 20.
Les mécanismes de la licence légale
489
gique du moment où elle est mise en place et, partant, on la considérera comme une restriction au droit d’auteur, fondée uniquement sur
l’impossibilité de contrôle, qui nécessite une indemnisation77. Soit
l’on envisage la possibilité que le droit de l’auteur sur son œuvre est
lui-même tributaire des évolutions techniques et, en ce sens, que la
licence légale pourrait être plutôt appréhendée comme la solution à
un problème récurrent du droit d’auteur78. Pour qu’elle puisse l’être,
il faudrait alors l’étendre plutôt que la restreindre79. Ceci aurait
alors pour effet de transformer le droit de l’auteur en un droit à la
rémunération d’une création. Il s’agira donc d’une question de politique juridique, bien plus que celle de l’application rigide ou non du
droit positif80. Nous plaiderons volontiers pour la seconde branche de
l’alternative en ce qu’elle permet une plus grande diffusion de l’œuvre et une plus grande prévisibilité pour les utilisateurs tout en préservant l’auteur.
3. POLITIQUES DE LA LICENCE LÉGALE
Puisque nous avons vu, à travers le prisme de la copie privée,
que la licence légale n’existait qu’en relation avec une conception
donnée, qu’elle naissait et évoluait en fonction de la technique, il
nous faudra maintenant mettre en perspective les initiatives qui
visent à réguler le monde numérique. Deux conceptions peuvent voir
le jour. La conception stricte selon laquelle il est possible de contrôler
la technique par l’interdiction et une conception plus souple qui souhaite plutôt l’une ou l’autre forme de licence légale. Nous ne donnerons ici que des indications sur certains projets en cours.
3.1 La loi comme renfort du droit d’auteur : une solution ?
Nous savons que le Canada a ratifié en décembre 1997 le traité
OMPI sur le droit d’auteur. Son article 8 prévoit une nouvelle préro77. Y. Gaubiac, « Les nouveaux moyens techniques de reproduction et le droit d’auteur (II) », loc. cit., p. 139.
78. Cette interprétation pourrait être appuyée par les travaux préparatoires de la loi
incorporant la copie privée à la loi sur le droit d’auteur. Voir l’extrait reproduit plus
haut qui fait l’objet de la note 22.
79. Pensons aux vidéos, textes, logiciels, etc...
80. Sur ce point, voir Jeremy F. DeBeer, « Canadian Copyright Law in Cyberspace : An
examination of the Copyright Act in the context of the Internet », (2000), Sask. L.
Rev., 63, par. 2 Où l’auteur propose une autre distinction en ces termes : « In response to the latest technological phenomenon, two scholarly camps have emerged.
The first group believes that current laws are largely sufficient to protect both users
and creators of works on the Internet. The opposing view is that some degree of
reform is necessary to afford owners of intellectual property adequate protection ».
490
Les Cahiers de propriété intellectuelle
gative pour l’auteur, celle de la mise à disposition81. Ce traité n’a pas
encore fait l’objet d’une mise en œuvre législative. Il n’a donc, comme
le rappelle la Cour suprême dans l’arrêt Société canadienne des
auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Association canadienne des fournisseurs Internet82, qu’une valeur d’indication. Toutefois, il semble que le Canada envisage la possibilité d’instaurer un tel
droit en réponse à l’avènement des nouvelles technologies83. Il pourrait être considéré que le droit de communication au public déjà
accordé aux auteurs suffise à inclure le droit de mise à disposition ou
qu’il faille réellement amender la loi pour inclure ce droit à la liste
des droits détenus par les auteurs. De plus, les producteurs d’enregistrements sonores et les artistes interprètes pourraient également
en bénéficier84.
Si le droit de mise à disposition est effectivement accordé, il
nous semble que le Canada serait plus porté par un élan de renfort
au droit d’auteur que par le vent de la licence légale comme solution.
D’aucuns considèrent ce droit comme simplement garant d’une
certaine cohérence quant au champ d’application du droit de communication au public85. Il est encore possible de penser qu’il s’agit du
miroir de l’exception de distribution ou encore d’un droit autonome.
Nous croyons que, quelle que soit la définition retenue, cette prérogative pourrait être difficile à mettre en œuvre. Si la mise à disposition
était incluse dans l’article 3 de la loi, tel qu’il est défini dans l’article 8
du traité OMPI, il serait possible de l’interpréter de telle manière
que toute la réalité numérique, ou, à tout le moins, l’institution
qu’est le peer-to-peer, dépende légalement de l’auteur86.
81. Notons que le droit de mise à disposition est compris dans la Directive 2001/29/CE
du parlement européen et du conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains
aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, op.
cit., art. 3.2.
82. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Association
canadienne des fournisseurs Internet, précité, note 47, par. 150.
83. Industrie Canada, Document de consultation sur les questions de droit d’auteur à
l’ère numérique, juin 2001, disponible à l’adresse <http://strategis.ic.gc.ca/epic/
internet/incrp-prda.nsf/fr/h_rp01102f.html> , partie 4.
84. Rapport d’étape sur la réforme du droit d’auteur – mars 2004, disponible sur
<http://www.canadianheritage.gc.ca/progs/ac-ca/progs/pda-cpb/reform/
index_f.cfm>, par.8. Ceci s’explique par le fait que les deux traités OMPI ne parlent
pas de la même façon du droit de mise à disposition en différenciant les auteurs
d’une part des producteurs et interprètes d’autre part.
85. J. F. DeBeer, « Canadian Copyright Law in Cyberspace : An examination of the
Copyright Act in the context of the Internet », loc. cit, par. 15-17.
86. Voir J. C. Ginsburg, « The (New ?) Right of Making Available to the Public »
(2004), disponible à l’adresse <http://lsr.nellco.org/cgi/viewcontent.cgi?article=
Les mécanismes de la licence légale
491
Or, nous avons essayé de montrer dans ce texte que la technique ne pouvait être éludée, elle menace l’auteur. Si on évacue
cette idée, il faudra s’attendre à une violation importante du droit
d’auteur et ce, sans contrepartie. Et la Recording Industry Association of America (RIAA) pourra toujours tenter de poursuivre les coupables, jusqu’aux petites filles de douze ans87, l’utilisation massive
de ces systèmes dépassera plus que probablement leur pouvoir de
contrôle. C’est d’ailleurs, comme nous l’avons vu, l’une des raisons
avancées à l’époque pour l’instauration d’un système de licence
légale en matière de copie privée. Et cela s’appliquera d’autant plus
au monde numérique, le professeur Gervais écrivant :
The traditional exclusive rights that prohibit use of protected
material seem almost impossible to apply in the Internet age.
The exclusive right paradigm is gradually being replaced by a
compensation paradigm and the focus is shifting from preventing unauthorized uses to getting paid for “authorized” – and
unavoidable – uses.88
Il nous serait donc proposé un droit qui serait voué à être violé
en permanence.
Par ailleurs, la réforme du droit ne doit pas nécessairement
prendre cette forme. Le professeur Ginsburg a pu très justement
écrire que, devant les cours, lorsque les auteurs ont essayé d’imposer
leur droit contre la technologie, ils ont généralement été perdants.
Tandis que lorsqu’ils tentaient plutôt de percevoir une rémunération pour l’utilisation de leurs œuvres, ils étaient globalement
gagnants89. On peut encore noter, avec le professeur Fisher, que
lorsque l’on a choisi, comme il est proposé de le faire ici, d’étendre les
1003&context=columbia/pllt>, p. 12. On notera que ce n’est pas le seul écueil que
l’on pourrait voir apparaître, voir Association Canadienne des Radiodiffuseurs,
Document sur la réforme du droit d’auteur, disponible à l’adresse <www.cabacr.ca/french/research/04/sub_aug1604_3.pdf> qui semble témoigner de la crainte
que ce nouveau droit empêche les radiodiffuseurs d’utiliser la technologie de diffusion par Internet. Pensons aussi aux liens hypertextes qui, jusqu’aujourd’hui au
Canada, n’ont jamais été considérés comme une violation du droit d’auteur. Le lien
ne serait-il pas finalement une mise à disposition d’un contenu distant ?
87. John Borland, « RIAA Settles with 12-year-old-girl », (2003), disponible sur <http://
news.com.com/2100-1027-5073717.html> cité dans Valérie ALTER, « Building
Rome in a day : What should we expect from the RIAA ? », (2003), Hastings
comm/Ent. L.J., vol. 26, no 1, 158.
88. Daniel J. GERVAIS, « Transmissions of Music on the Internet : An Analysis of the
Copyright Laws of Canada, France, Germany, Japan, the United Kingdom, and the
United States », (2001) Vand. J. Transnat’l L., 34, p. 1365
89. J. C. Ginsburg, « Copyright and control over new technologies of dissemination »,
loc. cit., 1619-1630.
492
Les Cahiers de propriété intellectuelle
droits de manière législative, « it had other, substantial drawbacks :
[...] high transaction costs ; and, most important, frustration of the
opportunities for semiotic democracy latent in the new technologies »90.
La somme de ces éléments nous amène à penser que la réforme
projetée du droit d’auteur et peut-être le traité OMPI lui-même suivent une démarche qui, selon nous, relève d’une politique juridique
dépassée. Envisager le droit d’auteur comme droit sanction n’apparaît plus adapté à la technique d’aujourd’hui. C’est la raison pour
laquelle il est possible de prôner un droit d’auteur nouveau, qui
s’accommoderait de la réalité numérique en transformant les usages
prohibés non contrôlés en usages légitimes ouvrant le droit à la
rémunération. Encore faudra-t-il déterminer s’il existe des possibilités ou des projets en ce sens.
Une solution à envisager serait d’introduire ce droit pour clarifier la situation en matière d’échanges de fichiers. Il s’agirait alors
d’interdire ces échanges en principe91 mais, ne nous y trompons pas,
il faudrait en même temps créer une licence légale associée à ce droit
accordé aux auteurs, de manière à rencontrer les observations décrites ci-dessus.
3.2 Les projets de réconciliation : un aperçu
Pourquoi faudrait-il étendre le modèle de rémunération équitable ? L’une des réponses que nous pourrions avancer est le besoin
de sécurité juridique. Le système dégagé plus haut en matière de
courriel et de P2P est incohérent car il ne protège pas adéquatement
les auteurs. D’un autre côté, tenter de réduire à néant les échanges
de fichiers protégés par droit d’auteur semble irréalisable.
Il existe d’innombrables initiatives, certaines irréalistes, d’autres extrêmement sérieuses, qui visent à résoudre le problème posé
par la technique. Nous pensons avoir montré que ni l’état du droit
positif, ni les projets en cours au Canada ne sont à même d’appré90. William W. Fisher III, Promises to keep : Technology, Law, and the Future of Entertainement (Stanford University Press, Stanford, 2004), chapitre 6, p. 3 disponible à
l’adresse <http://cyber.law.harvard.edu/people/tfisher/PTKChapter6.pdf>.
91. Ceci est actuellement à l’étude. Mme Hélène Scherrer, ministre du Patrimoine
canadien, a en effet fait savoir que le gouvernement se pencherait sur la loi sur le
droit d’auteur afin d’y adjoindre une telle interdiction. Voir Lise I. Beaudoin,
« Téléchargement de fichiers musicaux légaux au Canada, Jugement contesté »,
(juin 2004) disponible à l’adresse <http://www.barreau.qc.ca/journal/frameset.asp
?article=/journal/vol36/no10/telechargement.html>.
Les mécanismes de la licence légale
493
hender la réalité numérique. Les projets existants tendent à une
réconciliation du droit d’auteur avec les destinataires de l’œuvre, les
utilisateurs. Le projet de loi en cours ne permet pas cette recherche
d’équilibre ou, à tout le moins, ne parvient pas, même théoriquement, à la consacrer.
Le projet EFF92 constitue un excellent exemple. Partant de prémisses qui peuvent être discutées mais qui ont le mérite d’être claires, savoir le droit des artistes à la rémunération, la perpétuité du
P2P, l’efficacité de ce type de transfert et la supériorité du marché
sur l’intervention gouvernementale, cette institution propose un système de licence collective volontaire. Elle consisterait en la création
d’une entité chargée de percevoir des redevances forfaitaires en
l’échange desquelles elle autoriserait le téléchargement de fichiers.
La somme des redevances serait alors redistribuée aux artistes selon
la popularité de leurs œuvres93. Il est par ailleurs prévu un droit
pour les artistes de ne pas souscrire à ce régime94.
Le modèle proposé par le professeur Litman est d’une remarquable intelligence. Anticipant les critiques d’un système qui serait
essentiellement volontaire, comme dans le projet EFF, elle propose
de combiner un système statutaire avec un système volontaire. Il
serait alors possible de compenser les créateurs en éliminant les
frais d’intermédiaires95.
Ce type de licence préserverait selon nous tant les auteurs que
les utilisateurs. Le constat pourrait être différent si nous n’avions
pas dégagé dans cet exposé le critère d’utilisation de masse qui se
maintient malgré les interdictions à travers les pays. De plus, on a
pu très justement écrire que la licence collective peut être un outil
92. Electronic Frontier Foundation, « File-sharing : it’s music to our Ears », disponible à
l’adresse <http://www.eff.org/share/?f=collective_lic_wp.html>.
93. Ce qui serait rendu possible par des sociétés telles que Big champagne. Cependant,
il est même possible aujourd’hui de penser atteindre la précision ultime en utilisant
la technique du Digital Rights Management (DRM). Si cette technique a pu avoir
pour but de limiter les échanges, il est tout à fait imaginable qu’elle permette de les
réguler. À propos des DRM : Ian R. KERR, Alana MAURUSHAT et Christian S.
TACIT, « Technical Protection Measures : Tilting at Copyright’s Windmill », (2002 –
2003), R.D. Ottawa, 34, par. 62 et s. ; Austin RUSS, « Digital Management Rights
Overview », disponible sur <http://www.sans.org/rr/whitepapers/basics/434.php>.
94. Voir sur ce point Jessica Litman, « Sharing and Stealing », (2004) disponible à
l’adresse <http://www.law.wayne.edu/litman/papers/sharing&stealing.pdf>, p. 38
et 43 où l’auteur explique pourquoi il faut prévoir une telle réserve et quelles sont
les solutions pour décourager les auteurs de se soustraire au système.
95. Ibid., p. 40 et s.
494
Les Cahiers de propriété intellectuelle
estimable et productif pour traquer la fraude et renforcer le droit
d’auteur96.
Il existe encore d’autres initiatives, celles-ci purement privées
et volontaristes, qui permettent théoriquement la pérennité des logiciels d’échanges sans la menace de la poursuite. L’on parle essentiellement aujourd’hui du projet SNOCAP97, initié par le développeur de
NAPSTER. Il s’agirait d’une plate-forme associée aux logiciels courants de P2P, fonctionnant selon la technologie des DRM, qui permettrait de savoir précisément quelle œuvre fait l’objet d’un
transfert. À partir de là, il sera possible soit d’acheter le droit sur
l’œuvre, soit d’abandonner le transfert98. Il semblerait que les titulaires de droit soient séduits, encore faudra-t-il convaincre les développeurs de logiciels de partage.
La philosophie à la base de tous ces projets est la même : ce qui
se passe est inéluctable. Plutôt que de continuer à alimenter la
guerre, il apparaît nécessaire de trouver une solution équitable.
Celle-ci pourrait partir du postulat suivant : il ne suffit pas de tolérer
ce qui se passe en ligne mais plutôt de l’encourager tout en le régulant. La licence légale a fait ses preuves au fil des années99, mais il
faut l’adapter pour répondre à de nouveaux problèmes.
Cette manière de voir les choses est précisément celle à laquelle
nous arrivons au terme de cette contribution.
4. CONCLUSIONS
Nous avons pu constater tout au long de cette étude que les
licences légales sont ce que l’on veut en faire. Si on les considère
effectivement comme des restrictions intolérables, il faudrait renforcer le droit d’auteur. Nous avons cependant vu que le renfort du droit
ne permet pas, ou à tout le moins pas nécessairement, d’atteindre le
96. J. F. DeBeer, « Canadian Copyright Law in Cyberspace : An examination of the
Copyright Act in the context of the Internet », loc. cit, par. 46, note 159.
97. Alex Veiga, « Napster Creator Touts Legal File Sharing », 3 décembre 2004,
disponible à l’adresse <http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/articles/ A304042004Dec3.html?sub=new>.
98. John Borland et Stéphanie Olsen, « Le fondateur de Napster prépare son retour en
toute discrétion », (2004) disponible sur <http://www.zdnet.fr/actualites/internet
/0,39020774,39140244,00.htm>.
99. D. Vaver, « La loi sur le droit d’auteur au Canada : le troisième millénaire », (1997),
disponible sur <http://www.robic.ca/cpi/Cahiers/10-1/07VaverW97.html> spécialement la quatrième partie.
Les mécanismes de la licence légale
495
but recherché. C’est pourquoi nous croyons fermement que les licences obligatoires sont la solution à un problème récurrent du droit
d’auteur, savoir la mise en présence de celui-ci avec la technique.
Elles permettent selon nous un juste équilibre entre les prétentions des auteurs et celles des utilisateurs. Il faut peut-être pour
atteindre cet objectif muer notre conception du droit d’auteur en un
droit à la rémunération d’une création. Mais est-ce réellement un
problème ? Si les œuvres sont diffusées et qu’une rémunération est
perçue, n’a-t-on pas respecté l’auteur ?
Comme nous l’avons dit, il s’agit en vérité d’une question de
politique juridique. Mais peut-être n’avons-nous pas d’autres choix
que la révolution des idées pour suivre la révolution technique.
L’examen de la licence légale auquel nous nous sommes livrés a permis de dégager les conditions de sa naissance. En définitive, les problèmes aujourd’hui soulevés – et que l’on résout temporairement par
la sémantique et la grammaire – constituent selon nous simplement
les difficultés d’enfantement d’une nouvelle licence obligatoire. En
effet, le monde numérique est la nouvelle technique qui permet, par
l’échange de fichiers, une utilisation de masse qui engendre des conflits entre les auteurs et les utilisateurs. La réforme en cours du droit
d’auteur canadien en vue de le conformer au traité OMPI semble
nous diriger vers beaucoup de désordre dans la relation auteur/utilisateur.
Ces quelques considérations nous amènent à penser que les initiatives privées de réconciliation seront peut-être une alternative
heureuse à la loi telle qu’il est proposé de la modifier. Une autre solution envisagée par certains est de répondre à la technique par la
technique100. Il s’agirait encore une fois de renforcer le droit d’auteur. Si cette proposition est probablement plus efficace que le renfort du droit à travers la loi, il n’en demeure pas moins qu’il s’agirait
selon nous d’une réponse qui ferait peu cas des utilisateurs et qui,
au surplus, resterait temporaire. C’est le problème du mur et du
canon101. Quoi qu’il en soit, il est malsain que la sécurité juridique
soit assurée par ce type de solution.
100.
101.
Krystin Maslog-Levis, « Sharman witness : Tech can control illegal swapping »,
10 décembre 2004, disponible sur <http://news.com.com/2100-1027_35487934.html>.
On aura beau élever un mur plus haut et plus épais, la force du canon sera
ajustée pour le percer.
496
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Nous pensons qu’il faut admettre notre incapacité à réguler
la technologie par des mécanismes traditionnels et dans le même
temps, il faudrait préserver le droit à la technique. En définitive,
pour passer harmonieusement de la technique au droit tout en préservant le droit à la technique, la licence légale se présente donc,
encore une fois, comme la voie à emprunter.
Vol. 17, no 3
Marques de commerce vs
Noms commerciaux : qui sera le
gagnant ?
Marie-Josée Lapointe et Jean-Nicolas Delage*
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 499
1. PRINCIPES APPPLICABLES AUX NOMS
COMMERCIAUX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 500
1.1 Nature du nom commercial (« trade name »). . . . . . 500
1.2 Emploi d’un nom commercial à titre de marque
de commerce en vertu de la Loi sur les marques de
commerce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 502
1.2.1
Nature d’une marque de commerce . . . . . . 502
1.2.2
Emploi d’un nom commercial à titre de
marque de commerce . . . . . . . . . . . . . . 502
2. RECOURS DEVANT L’INSPECTEUR GÉNÉRAL DES
INSTITUTIONS FINANCIÈRES DU QUÉBEC . . . . . . 506
2.1 Loi sur la publicité légale des entreprises
individuelles, des sociétés et des personnes
morales (la « LPL ») . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 506
© Jean-Nicolas Delage et Marie-Josée Lapointe, 2005.
* Avocats chez BCF.
497
498
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.1.1
Objet de la LPL . . . . . . . . . . . . . . . . . 506
2.1.2
Droit de l’assujetti sur son nom . . . . . . . . 507
2.1.3
Contrôles a priori et a posteriori. . . . . . . . 508
2.1.3.1
Contrôle a priori . . . . . . . . . . 508
2.1.3.2
Contrôle a posteriori . . . . . . . . 509
2.2 Nature du recours institué devant l’inspecteur
général pour un motif de confusion . . . . . . . . . . 509
2.2.1
Étude de la confusion entre deux noms . . . . 511
2.2.2
Compétence de la Cour supérieure vs celle de
l’inspecteur général . . . . . . . . . . . . . . 513
2.2.3
Recours devant l’inspecteur général lorsque le
nom contesté est également une marque de
commerce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 513
2.2.3.1
Interprétation du terme
« nom ». . . . . . . . . . . . . . . . 513
2.2.3.2
Conciliation de la Loi sur les marques
de commerce avec les différentes lois
provinciales régissant les noms
commerciaux . . . . . . . . . . . . 514
2.2.3.3
Conflit de lois opérationnel . . . . . 517
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 522
INTRODUCTION
En 1937, le Conseil privé, dans la décision Attorney-General of
Ontario c. Attorney-General of Canada1, s’est penché sur la validité
de la législation fédérale relative aux marques de commerce. Selon le
Conseil privé, bien que « personne n’a(it) contesté la compétence du
Dominion à adopter cette législation, si on la contestait, on pourrait
évidemment s’appuyer sur la catégorie de sujets énumérés au paragraphe 2 de l’article 91 [de la Loi constitutionnelle de 18672], (soit) la
réglementation des échanges et du commerce. »
Quant au nom commercial, celui-ci relève tant de la compétence provinciale que fédérale. Alors que la compétence provinciale
découle du paragraphe 92(13), lequel vise « la propriété et les droits
civils dans la province » et du paragraphe 92(16) de la Loi constitutionnelle de 1867, qui vise quant à lui « généralement toutes les
matières d’une nature purement locale ou privée dans la province »,
la compétence fédérale relative au nom commercial découle de la
compétence exclusive à l’égard de « la réglementation du trafic et du
commerce » prévue au paragraphe 91(2) de la Loi constitutionnelle de
1867.
Force est donc de constater que tant la législation fédérale que
la législation provinciale viennent régir les dénominations sociales
et autres noms commerciaux ainsi que les marques de commerce.
Ces régimes, bien que différents, peuvent parfois, comme nous le verrons dans le présent texte, être en conflit les uns avec les autres.
Pour bien comprendre ces conflits potentiels, nous analyserons
dans un premier temps la nature du nom commercial ainsi que la
nature d’une marque de commerce. Nous nous pencherons plus particulièrement sur les critères employés en jurisprudence pour déterminer quand un nom commercial est employé par une entreprise à
titre de marque de commerce. Par la suite, nous analyserons les
1. [1937] A.C. 405.
2. Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3, art. 91 et 92, reproduite
dans L.R.C., app. II, no 5.
499
500
Les Cahiers de propriété intellectuelle
recours administratifs et judiciaires disponibles lorsqu’une entreprise désire qu’un tiers cesse l’usage d’un nom commercial ou d’une
marque de commerce portant à confusion avec son propre nom commercial.
Nous analyserons également la portée de ces décisions,
notamment les décisions de l’inspecteur général qui, comme nous le
verrons, a le pouvoir d’ordonner à une entreprise de changer sa dénomination sociale ainsi que certains autres noms commerciaux qu’elle
utilise au Québec. Cette décision peut-elle avoir un impact sur
l’emploi que fait cette entreprise de ses marques de commerce3 au
Québec ? Qu’en est-il lorsque les noms commerciaux de cette entreprise sont par ailleurs des marques de commerce enregistrées en
vertu du régime fédéral de protection des marques de commerce ?
Qui plus est, qu’en est-il si cette marque de commerce est enregistrée
depuis plus de cinq ans et devient ainsi incontestable sur la base d’un
usage antérieur fait par un tiers d’une marque de commerce ou d’un
nom commercial portant à confusion ?
Prises individuellement, ces questions ont été abordées par
divers auteurs ainsi qu’en jurisprudence. Dans le présent texte, nous
tenterons de faire un tour d’horizon complet de l’ensemble de ces
questions tout en traitant de la jurisprudence la plus récente sur ce
sujet, notamment l’affaire Molson Canada c. Oland Breweries Ltd.4.
1. PRINCIPES APPLICABLES AUX NOMS
COMMERCIAUX
1.1 Nature du nom commercial (« trade name »)
En vertu de l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce5, le
nom commercial est défini comme étant le « nom sous lequel une
entreprise est exercée, qu’il s’agisse ou non d’une personne morale,
d’une société de personne ou d’un particulier ». La dénomination
sociale d’une entreprise, c’est-à-dire le nom énoncé dans son acte
constitutif, constitue au sens de cette loi un nom commercial.
Comme l’a souligné la juge Lyse Lemieux dans la décision Fondation Le Corbusier c. La Société en commandite Manoir le Corbusier
3. Dans le présent texte, le terme « marque de commerce » comprend également les
marques dites de « services ».
4. Molson Canada c. Oland Breweries Ltd. (2002), 19 C.P.R. (4th) 201 au par. 16
(C.A. Ont.), juge Carthy.
5. L.R.C. (1985), c. T-13.
Marques de commerce vs noms commerciaux
501
Phase 1 et Les jardins Jacques Le Mercier, « le nom commercial est
un élément fondamental du droit de propriété industrielle : le nom
commercial est au plus haut degré le signe de ralliement de la clientèle. Un fonds de commerce qui a acquis une réputation auprès du
public, grâce à la qualité de ses produits ou services et à l’activité de
son titulaire, est identifié par la clientèle par son nom commercial ; celui-ci vient à s’identifier avec le fonds lui-même et donne la
mesure de son crédit auprès du public. Ce nom devient une véritable
richesse, parfois même l’élément qui a le plus de valeur dans le
fonds »6.
Ainsi, contrairement aux marques de commerce, lesquelles,
comme on le verra plus loin, servent à distinguer les marchandises et
les services de son propriétaire de ceux d’une tierce partie, le nom
commercial sert principalement à distinguer et à individualiser
un fonds de commerce7. En effet, alors que les marques de commerce s’attachent aux biens et aux services, les noms commerciaux
s’attachent plutôt à l’achalandage (au « goodwill ») d’une entreprise.
Tel que mentionné dans la décision américaine Re Walker Process
Equipment Inc.8 :
Trade-marks and trade names are distinct legal concepts
within the ambit of law of unfair competition. A trade-mark is
fanciful and distinctive, arbitrary and unique. A trade name
may be descriptive, generic, geographic, common in a trade
sense, personal, firm or corporate. A trade-mark’s function is
to identify and distinguish a product [or services] whereas a
trade-name’s function is to identify and distinguish a business.
[Notre ajout]
Le nom commercial ne bénéficie pas en soi des droits découlant
de la Loi sur les marques de commerce9. Toutefois, tel qu’il le sera
souligné ci-après, le nom commercial peut également être employé
comme marque de commerce et ainsi être susceptible d’enregistrement en vertu de la Loi sur les marques de commerce.
6. Fondation Le Corbusier c. La Société en commandite Manoir le Corbusier Phase 1
et Les jardins Jacques Le Mercier (24 septembre 1991), Montréal 500-05010432-894 à la p. 14 (C.S.), juge Lyse Lemieux.
7. Henri Simon, Le nom commercial (Montréal, Wilson & Lafleur / Sorej, 1984), à la
p.7.
8. Re Walker Process Equipment Inc. (1956), 110 U.S.P.Q. 41 (Court of Customs and
Patents Appeals), citée dans Road Runner Trailer Mfg. Ltd. c. Road Runner
(1984), 1 C.P.R. (3d) 443 (C.F.P.I.), juge Rouleau aux p. 42-43.
9. Illico Communication inc. c. Vidéotron Ltée, [2004] R.J.Q. 2579 (C.S.), juge
Richer.
502
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.2 Emploi d’un nom commercial à titre de marque de
commerce en vertu de la Loi sur les marques de
commerce
1.2.1 Nature d’une marque de commerce
En vertu de l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce,
une marque de commerce est définie comme étant, selon le cas :
a) une marque employée par une personne pour distinguer,
ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou
exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues,
données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés,
par d’autres ;
b) une marque de certification ;
c)
un signe distinctif ;
d) une marque de commerce projetée.
Tel qu’il appert de ce qui précède, la définition de « marque de
commerce » énoncée dans la Loi sur les marques de commerce ne fait
pas référence aux noms commerciaux. Il s’agit en fait, comme nous
l’avons indiqué, de deux notions bien distinctes.
1.2.2 Emploi d’un nom commercial à titre de marque de
commerce
Pour qu’un nom commercial puisse être considéré comme étant
employé à titre de marque de commerce, celui-ci doit être employé
par son propriétaire pour distinguer ou de façon à distinguer les
marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les
services loués ou exécutés par ce propriétaire des marchandises
fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou
exécutés par d’autres.
La décision Road Runner Trailer Mfg. Ltd. c. Road Runner10
constitue la décision clé en matière d’emploi d’un nom commercial à
titre de marque de commerce. Dans cette affaire, il s’agissait de
10. Road Runner Trailer Mfg. Ltd. c. Road Runner (1984), 1 C.P.R. (3d) 443 (C.F.P.I.)
juge Rouleau. Voir également les décisions American Motors Corp. c. Encore Auto
Marques de commerce vs noms commerciaux
503
déterminer si le Registraire des marques de commerce avait erré en
considérant que l’usage de la dénomination sociale « Road Runner
Trailer Co. Ltd. » constituait un usage de la marque de commerce
ROAD RUNNER TRAILER.
Le juge Rouleau en vint à la conclusion suivante :
When a mark is part of a corporate name, it does not constitute
a bar. One must be reluctant in maintaining such a mark but
there are circumstances when it can be sustained. There is no
overwhelming evidence ; but on the other hand, the Registrar
was cautious and was aware of the pitfalls when a trade-mark
forms part of the corporate name. He was satisfied that the
mark appeared in greater prominence and created a distinctive
element of the corporate name ; this he found to be constitutive
use of the trade mark. The mark was attached to the goods manufactured by the registrant and in his words, “there is no doubt
in my mind that the mark ROAD RUNNER TRAILER was used
by the registrant so as to distinguish his trailers from those of
the others”. The U.S. Courts indicate that they must be satisfied
that the trade-mark used in conjunction with the trade name is
sufficient to identify and distinguish the product ; that it is
attached to the goods ; that, though an address of the manufacturer is included in the label, it does not merely identify the
manufacturer’s address, but predominently sets out and distinguishes the mark ; that a corporate name, when also used as a
trade mark, should be decided on the circumstances of each particular case ; that the presumption, that a company name is a
trade name rather than a trade-mark, is rebuttable.11 [Les
italiques sont nôtres.]
Ainsi, dans cette décision, la présomption à l’effet que la dénomination sociale constituait un nom commercial plutôt qu’une marque de commerce a été repoussée, principalement en raison du fait
que les caractères utilisés pour les mots « Road Runner Trailer »
étaient plus gros que les mots « Co. Ltd. », de façon à permettre son
mobile Ltd. (1989), 28 C.P.R. (3d) 557 (C.O.M.C), D.J. Martin ; Cegir inc. c. Conseillers en Gestion Informatique CGI inc. (1986), 13 C.P.R. (3d) 363 (C.O.M.C.), G.W.
Partington ; Opus Building Corp. c. Opus Corp. (1995), 60 C.P.R. (3d) 100 (C.F.P.I.),
juge Pinard et Lefranc & Bourgeois (Canada) Ltée – Ltd. c. Société des couleurs
Lefranc & Bourgeois (1979), 65 C.P.R. (2d) 131, à la p. 137 (C.O.M.C.), G.W. Partington.
11. Road Runner Trailer Mfg. Ltd. c. Road Runner (1984), 1 C.P.R. (3d) 443, au par. 16
(C.F.P.I.), juge Rouleau.
504
Les Cahiers de propriété intellectuelle
propriétaire de distinguer ses remorques de celles de ses compétiteurs.
Toutefois, dans la décision Farris, Vaughan, Wills & Murphy c.
Sav-On Drugs Ltd12, l’agent d’audience, dans une procédure en
radiation instituée en vertu de l’article 45 de la Loi sur les marques
de commerce, a refusé de conclure que la dénomination sociale « SavOn Drugs Ltd. » était utilisée à titre de marque de commerce et ce,
pour la raison principale que la marque SAV-ON DRUGS n’était pas
inscrit en caractères plus gros que le mot « Ltd. ». Selon l’agent
d’audience Savard, l’emploi des mots « Sav-On Drugs Ltd. » ne serait
pas considéré comme constituant l’emploi d’une marque de commerce mais plutôt comme étant l’emploi de la dénomination sociale :
Some exhibits, such as Exhibit 6, show use of the expression
SAV-ON DRUGS LTD. I am of the view that this expression
would be perceived as use of the registrant’s corporate name
and not use of the trade-mark SAV-ON DRUGS per se. Unlike
the case Road Runner Trailer Mfg. Ltd v. Road Runner Trailer
Co (1984), 1 C.P.R. (3d) 443, the words SAV-ON DRUGS do not
appear in greater prominence. Consequently, the word SAVON DRUGS used in such manner would not be perceived as
functioning as a trade-mark. Rather, it is the whole expression
SAV-ON DRUGS LTD. that would be viewed as a unitary
expression and would be perceived as the use of the registrant’s
corporate name. »13 [Les italiques sont nôtres.]
Finalement, dans la décision Opus Building Corp. c.
Opus Corp.14, laquelle vient résumer la jurisprudence applicable en
matière d’emploi d’un nom commercial versus l’emploi d’une marque
de commerce, le juge Pinard a conclu que l’emploi par l’intimée de sa
dénomination sociale « Opus Building corporation » constituait un
emploi de la marque de commerce OPUS en énonçant ce qui suit :
Trade-mark and trade name usage are not necessarily mutually exclusive, and using a trade-mark that is part of a corporate name does not constitute a bar to proving “use” (see Road
Runner Trailer Mfg. Ltd. v. Road Runner Trailer Co. Ltd.
(1984), 1 C.P.R. (3d) 443 (F.C.T.D.)). In the present case, the
12. Farris, Vaughan, Wills & Murphy c. Sav-On Drugs Ltd (1997), 79 C.P.R. (3d) 530
(Registraire des marques), D. Savard.
13. Ibid., à la p. 575.
14. Opus Building Corp. c. Opus Corp. (1995), 60 C.P.R (3d) 100 (C.F.P.I.), juge Pinard.
Marques de commerce vs noms commerciaux
505
evidence demonstrates that the applicant’s use of its trade
name constitutes use of a trade-mark for the following reasons :
a) in relation to the entire mark OPUS BUILDING CORPORATION, the mark OPUS stands out, appearing in
greater prominence, in a larger font, in a different colour,
and on a separate line, thereby creating a distinctive element of the corporate name ;
b) the mark OPUS BUILDING CORPORATION is enclosed in a unique design that emphasizes the distinctive
element, OPUS, and sets the entire mark off from any surrounding text ; and
c) in its corporate letterhead, the mark OPUS BUILDING
CORPORATION and design are clearly intended to be the
central identifying feature, and are well-distanced from
the applicant’s use of its trade name qua trade name and
its address.15
Concernant ce paragraphe c), la Cour fédérale, dans la décision
Canada (Registrar of Trade Marks) c. Cie internationale pour l’informatique CII Honeywell Bull, S.A.16, a insisté sur le fait que les étiquettes de l’appelante ne contenaient aucune adresse ni aucune
identification ou mention du nom réel de l’appelante. Ainsi, selon
elle, l’emploi des mots « CII », « HONEYWELL » et « BULL » constituait un emploi de marques de commerce plutôt qu’un emploi à titre
de noms commerciaux. Cependant, comme l’indiquent les auteurs
Gill et Jolliffe, l’usage d’une marque de commerce avec l’adresse de
l’entreprise ne doit être vu, à la lumière de la décision Road Runner,
que comme étant une présomption réfragable d’usage d’un nom commercial17.
Ainsi, il appert de ce qui précède que pour qu’un nom commercial soit considéré comme étant employé à titre de marque de commerce, il importe que ce nom soit employé de façon à distinguer les
15. Ibid, à la page 104.
16. Canada (Registrar of Trade Marks) c. Cie internationale pour l’informatique CII
Honeywell Bull, S.A. (1983), 77 C.P.R. (2d) 101, au par. 5 (C.F.P.I.) juge Addy, inf.
par [1985] 1 C.F. 406 (C.A.F.)
17. K. Gill et R. Scott Jolliffe, Fox on Canadian Law of Trade-Marks and Unfair Competition, 4e éd. (Toronto, Thomson / Carswell, 2002), à la p. 14-30.
506
Les Cahiers de propriété intellectuelle
marchandises et services de son propriétaire des marchandises et
services de ses compétiteurs.
2. RECOURS DEVANT L’INSPECTEUR GÉNÉRAL DES
INSTITUTIONS FINANCIÈRES DU QUÉBEC
2.1 Loi sur la publicité légale des enreprises individuelles,
des sociétés et des personnes morales18 (la « LPL »)
2.1.1 Objet de la LPL
La LPL est entrée en vigueur le 1er janvier 1994. Cette loi prévoit notamment l’immatriculation obligatoire des entreprises exerçant19 des activités au Québec. Elle est venue compléter certaines
mesures de publicité contenues au Code civil du Québec20 pour les
personnes morales et pour les sociétés en commandite ou en nom collectif. Elle est venue également remplacer différentes lois concernant les entreprises, notamment la Loi sur les déclarations des
compagnies et sociétés21, la Loi sur les renseignements sur les compagnies22 et la Loi sur les compagnies étrangères23, lesquelles étaient
devenues désuètes et imposaient la tenue de plusieurs registres. Par
ailleurs, les informations contenues à ces registres étaient pratiquement inaccessibles au grand public24.
La publicité légale des entreprises individuelles, des sociétés et
des personnes morales a pour principal objectif d’assurer la protection du public en lui donnant accès à des informations fiables et ce,
dans un seul et même registre, concernant les entreprises exerçant
des activités au Québec. Sera notamment inscrite dans ce registre la
dénomination sociale de l’entreprise mais également tous les autres
noms utilisés par celle-ci au Québec ainsi que les noms de marchan18. L.Q. 1993, c. 48.
19. Par « exercer une activité au Québec », il faut entendre non seulement exploiter une
entreprise, mais aussi posséder une adresse, un établissement, un casier postal ou
une ligne téléphonique au Québec ou y accomplir un acte dans le but d’en tirer un
profit. Voir l’article 6 de la LPL et M. Martel et P. Martel, La compagnie au Québec –
Les aspects juridiques, vol. 1 (Montréal, Wilson & Lafleur / Martel, 2003), aux p.
3-14 et 3-15.
20. L.Q. 1991, c. 64.
21. L.R.Q. c. D-1.
22. L.R.Q. c. R-22.
23. L.R.Q. c. C-46.
24. White International Management inc. c. 9041-8351 Quebec inc., [2002] R.J.Q. 89 au
par. 18 (C.A.Q.).
Marques de commerce vs noms commerciaux
507
dises ou de services (marques de commerce) dont l’entreprise est propriétaire au Québec25. Comme l’a d’ailleurs souligné l’Assemblée
nationale lors de l’adoption de la LPL :
En ayant un seul registre, on pourra plus facilement obtenir
une information fiable, complète et mise à jour sur toutes les
entreprises individuelles, les sociétés ou les personnes morales
qui exercent une activité au Québec. Cette information est souvent indispensable comme par exemple, pour connaître le nom
du propriétaire d’une entreprise. Le registre, en divulguant les
dénominations et raisons sociales, les noms commerciaux et les
marques de commerce utilisés par les entreprises individuelles,
les sociétés et les personnes morales au Québec, permettra de
choisir plus facilement un nom qui n’entre pas en confusion
avec un nom déjà utilisé.26
2.1.2 Droit de l’assujetti sur son nom
La LPL n’a cependant pas comme objectif de protéger les différents noms déclarés sur le registre de leur appropriation par des
concurrents. En effet, l’inscription de ces noms sur le registre ne
donne aucun droit exclusif sur ces noms. C’est d’ailleurs ce que stipule l’article 14 de la LPL :
L’assujetti n’acquiert aucun droit sur un nom du seul fait de son
inscription au registre ou du dépôt qui y est fait d’un document
qui le contient.
Tel que mentionné dans le Journal des débats27 : « Nous savons
que ce n’est pas l’enregistrement d’un nom qui crée le droit au nom
mais ce droit dépend de l’usage qu’on fait du nom ». En effet, « la création ou le choix d’un nom commercial ne suffit pas pour donner à son
titulaire un droit de propriété à l’encontre de ses rivaux. En plus des
conditions intrinsèques au choix qui est fait, la validité du droit du
titulaire est soumise à l’usage, un usage réel qui doit respecter des
critères » 28. Ainsi, tout comme les marques de commerce, le droit sur
un nom naît de l’usage et non pas de son inscription au registre.
25. Voir à ce titre le paragraphe 10(1) de la LPL et le paragraphe 4(D) du Guide relatif à
la déclaration d’immatriculation.
26. Québec, Assemblée nationale, Journal des débats, Vol. 32 – No 112 (14 juin 1993) à
la p. 7674.
27. Ibid.
28. Fondation Le Corbusier c. La Société en commandite Manoir le Corbusier Phase 1 et
Les jardins Jacques Le Mercier, (24 septembre 1991), Montréal 500-05-010432-894,
à la p. 14 (C.S.), juge Lyse Lemieux.
508
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La décision A. Lassonde inc. c. Libre-Service d’eau distillée
l’Oasis Inc.29 illustre d’ailleurs bien la portée d’une inscription
faite au registre provincial. Dans cette affaire, la Cour fédérale du
Canada, division de première instance, sous la plume du juge Teitelbaum, a ordonné la radiation du paragraphe suivant compris dans
une défense :
La demanderesse fonde son action sur un soi-disant risque de
confusion entre sa marque OASIS et le nom commercial LIBRE
SERVICE D’EAU DISTILLÉE L’OASIS INC. de la défenderesse, lequel nom fut octroyé par l’inspecteur général des institutions financières.30
En effet, selon le juge Teitelbaum « it is clear that the fact that
the defendant’s corporate name was accepted by l’Inspecteur général
des institutions financières is totally immaterial to the issue of alleged infringement of plaintiff’s trade name OASIS »31.
2.1.3 Contrôles a priori et a posteriori
La LPL prévoit deux types de contrôle par l’Inspecteur général
des institutions financières (ci-après l’« inspecteur général ») aux
dénominations sociales et autres noms déclarés par les assujettis à
cette loi : un contrôle a priori et un contrôle a posteriori.
2.1.3.1 Contrôle a priori
Les paragraphes (1) à (6) de l’article 13 de la LPL32 énoncent
différentes exigences considérées comme étant d’intérêt public que
l’inspecteur général devra prendre en considération avant de déposer une déclaration d’immatriculation au registre. Ainsi, l’inspecteur
général s’assurera que le ou les noms déclarés sont 1) conformes à la
Charte de la langue française, 2) ne comprennent pas une expression
que la loi ou les règlements réservent à autrui ou dont ils lui interdisent l’usage, 3) ne comprennent pas une expression qui évoque une
idée immorale, obscène ou scandaleuse, 4) indiquent correctement sa
forme juridique ou n’omet pas de l’indiquer, 5) ne laissent pas faussement croire qu’il est un groupement sans but lucratif et 6) ne laissent
29. A. Lassonde inc. c. Libre-Service d’eau distillée l’Oasis Inc. (1997), 75 C.P.R. (3d) 33
(C.F.P.I.), juge Teitelbaum.
30. Ibid., par. 8.
31. Ibid., par. 10.
32. Sauf pour ce qui est du par. 9.1(8) de la Loi sur les compagnies, l’article 13 de la LPL
est identique à l’article 9.1 de la Loi sur les compagnies.
Marques de commerce vs noms commerciaux
509
pas faussement croire qu’il est une autorité publique. Par ailleurs, en
raison du paragraphe 9.1(8) de la Loi sur les compagnies33, l’inspecteur général s’assurera également, pour ce qui est des compagnies provinciales, que la dénomination sociale proposée n’est pas
identique34 à un autre nom utilisé au Québec35.
Cependant, il importe de noter que l’inspecteur général, contrairement à son homologue fédéral36, ne contrôle à ce stade aucunement les noms prêtant à confusion avec des noms utilisés au Québec.
2.1.3.2 Contrôle a posteriori
Alors que, comme mentionné précédemment, le contrôle
a priori porte sur les exigences d’intérêt public indiquées aux paragraphes 13(1) à (6) de la LPL, le contrôle a posteriori fait plutôt appel
aux critères d’intérêt privé indiqués aux paragraphes 13(7) à (9) de la
LPL, lesquels stipulent qu’un assujetti ne peut utiliser un nom qui
7) laisse faussement croire qu’il est lié à une autre personne, à une
autre société ou à un autre groupement, 8) prête à confusion avec un
autre nom utilisé au Québec ou 9) est de toute autre manière de
nature à induire les tiers en erreur. Ces trois paragraphes pourront
servir de base à un recours administratif ou judiciaire institué par
un intéressé mais ne seront pas contrôlés à l’origine par l’inspecteur
général.
Nous analyserons de façon plus détaillée ci-après le contrôle a
posteriori exercé par l’inspecteur général dans le cadre d’un recours
administratif institué en vertu de l’article 83 de la LPL ou de l’article
123.27.1 de la Loi sur les compagnies alléguant le motif de confusion.
2.2 Nature du recours institué devant l’inspecteur général
pour un motif de confusion
2.2.1 Étude de la confusion entre deux noms
En vertu de l’article 83 de la LPL, un intéressé peut, sur paiement des droits prescrits par règlement, demander à l’inspecteur
général d’ordonner à un assujetti de changer le nom qu’il utilise aux
33. L.R.Q. c. C-38.
34. Voir les critères énoncés à l’article 2 du Règlement sur les dénominations sociales
des compagnies régies par la partie IA de la Loi sur les compagnies, R.R.Q. 1981, c.
C-38, r. 8.
35. Voir la Loi sur les compagnies, supra, note 33, par. 123.160(4).
36. En effet, le Directeur au niveau fédéral exerce un contrôle a priori sur les dénominations sociales pouvant porter à confusion avec d’autres noms.
510
Les Cahiers de propriété intellectuelle
fins de l’exercice de ses activités, autre que celui sous lequel il a été
constitué, ou de cesser d’utiliser tout nom, s’il n’est pas conforme à la
loi ou aux règlements. Le recours propre aux dénominations sociales
est visé quant à lui à l’article 123.27.1 de la Loi sur les compagnies37,
lequel crée un recours identique à celui prévu à l’article 83 de la LPL.
En effet, les articles 13 et 83 de la LPL reprennent presque mot pour
mot les dispositions de la Loi sur les compagnies.
Ces recours ne permettent toutefois pas la réclamation de
dommages. Par ailleurs, il s’agit d’une procédure à vitesse simple,
c’est-à-dire que le requérant ne peut opter pour un recours de nature
interlocutoire ou provisoire, contrairement au recours en injonction
prévu au Code civil du Québec38.
Le contrôle a posteriori exercé par l’inspecteur général permet
notamment à ce dernier de contrôler les noms et les dénominations
sociales qui ne respecteraient pas le paragraphe 13(8) de la LPL. En
effet, comme mentionné un peu plus tôt, les requérants, soit les
détenteurs d’un nom ou d’une marque de commerce par exemple,
ne peuvent compter sur l’inspecteur général pour empêcher l’inscription de noms prêtant à confusion avec leur nom ou marque,
l’inspecteur général n’exerçant à ce stade qu’un contrôle sur les noms
ou les dénominations sociales identiques à d’autres noms ou dénominations sociales utilisés39 au Québec (par opposition aux noms inscrits au registre).
L’étude de la confusion entre deux noms se fait en deux étapes
successives par l’inspecteur général.
Tout d’abord, l’article 4 du Règlement d’application de la LPL40
édicte que pour déterminer si un nom prête à confusion avec un nom
37. Cet article stipule qu’un intéressé, peut, sur paiement des droits prescrits par règlement, demander à l’inspecteur général d’ordonner à une compagnie de changer sa
dénomination sociale si elle n’est pas conforme à l’article 9.1 de la Loi sur les compagnies.
38. Voir sur le site Internet du Barreau du Québec l’article de Véronique Meunier intitulé La nouvelle procédure en injonction relative aux noms d’entreprises, à l’adresse
<http://www.barreau.qc.ca/journal/vol30/no13/congres9.html>.
39. Comme nous l’avons vu, l’inscription d’un nom au registre ne confère aucun droit
sur ce nom.
40. Règlement d’application de la Loi sur la publicité légale des entreprises individuelles, des sociétés et des personnes morales, D. 1856-93.
Marques de commerce vs noms commerciaux
511
utilisé par une autre personne, une autre société ou un autre groupement au Québec, on doit tenir compte des critères suivants :
1)
le caractère distinctif de chaque nom et de chacun de leurs éléments, leur ressemblance visuelle ou phonétique et la ressemblance entre les idées évoquées par les noms ;
2)
la manière dont chaque nom est utilisé.
Si l’application de ces critères conduit à la conclusion que le
nom est susceptible de prêter à confusion avec un autre nom utilisé
au Québec, l’article 5 du Règlement d’application de la LPL stipule
qu’il y a alors lieu de tenir compte de la notoriété de chaque nom ainsi
que de la concurrence ou de la probabilité de concurrence entre les
personnes, eu égard à leurs objets et à leurs activités, aux biens et
aux services qu’ils produisent ou qu’ils offrent et aux territoires où ils
exercent leurs activités et au nombre de personnes qu’ils desservent41.
2.2.2 Compétence de la Cour supérieure vs celle de
l’inspecteur général
Il faut cependant noter que l’inspecteur général n’a pas compétence exclusive pour entendre un recours visant à faire cesser l’usage
d’un nom commercial pour motif de confusion avec tout autre nom
utilisé par une tierce partie. En effet, la Cour supérieure du Québec,
qui a d’ailleurs dû se pencher plusieurs fois sur cette question, a également compétence pour entendre un tel recours.
Notamment, dans l’affaire Montréal Auto-Prix inc. c. 9055-6473
Québec inc.42, les intimées soutenaient que, conformément aux articles 13, 80, 90, 91 et 95 de la LPL, seul l’inspecteur général avait
compétence pour entendre une requête en modification de nom au
motif de confusion. Selon les intimées, aucune juridiction n’était
41. Paul-Arthur Gendreau et al., L’injonction (Cowansville, Blais, 1998), pages 123 et
125, extraits cités dans Le Rouet c. Le Rouet Métiers d’art inc., (30 avril 1999)
Trois-Rivières 400-05-002366-996 (C.S.), juge Ivan Godin. Voir également 90687781 Québec inc. c. Nouvelle La Belle Province Snack Bar (1988) Ltée et 9060-5353
Québec inc. et l’Inspecteur général des institutions financières, [2003] R.J.Q. 2641,
aux par. 6 et 7 (C.Q.) et Coly inc. c. L’Inspecteur général des institutions financières,
[1996] R.J.Q. 2743.
42. Montréal Auto-Prix inc. c. 9055-6473 Québec inc. (25 avril 2001), Montréal 50005-060047-006 (C.S.), juge Guibault. Voir également 9042-5703 Québec inc. c.
9089-6663 Québec inc. (26 mars 2003) Terrebonne 700-05-009674-007 (C.S.), juge
Courville.
512
Les Cahiers de propriété intellectuelle
reconnue à la Cour supérieure en vertu de la LPL. Elles prétendaient
également que lorsqu’aucune marque de commerce n’est impliquée,
seul l’inspecteur général et la Cour du Québec auraient compétence
pour entendre le litige, alléguant qu’il y a confusion entre deux noms
ou deux raisons sociales. Or, le juge Guibault a rejeté ces prétentions
des intimées, concluant que le recours administratif prévu à la LPL
n’était pas exclusif et que le recours en injonction devant la Cour
supérieure était toujours disponible.
En effet, l’ensemble des recours administratifs et de droit commun, y compris l’injonction, sont des recours alternatifs au choix de
celui qui revendique la protection de son nom commercial43. Comme
l’a d’ailleurs mentionné le juge Guibault dans la décision Montréal
Auto-Prix :
Ainsi, la requérante, contrairement aux prétentions des
intimées, disposait à son choix de plusieurs recours et l’irrecevabilité soulevée en début de plaidoirie doit être écartée.
La question de la compétence de l’inspecteur général et de son
tribunal d’appel, la Cour du Québec44, avait d’ailleurs été soulevée
dans le mémoire du Barreau du Québec portant sur le projet
de loi 54 – Loi sur le registre des associations et entreprises (septembre 1987)45, où il avait été énoncé ce qui suit :
Le recours devant la Cour provinciale suggéré par le projet de
loi fait double emploi avec les pouvoirs déjà conférés à la Cour
supérieure et à la Cour fédérale en matière de marques de commerce. En effet, la Cour supérieure et la Cour fédérale ont déjà
juridiction exclusive en matière de marques de commerce. Sans
entrer dans la constitutionnalité du recours proposé devant la
Cour provinciale qui pourrait être mis en doute, il y a lieu
d’observer qu’un intimé confronté à un tel recours n’aurait qu’à
intenter une poursuite en violation de marque devant la Cour
supérieure ou la Cour fédérale pour paralyser le tribunal inférieur par litispendance et ainsi amener le débat devant un
autre forum. D’autre part, la juridiction limitée de la Cour provinciale inviterait le requérant à se présenter plutôt devant la
Cour supérieure, où il pourrait obtenir un jugement opposable
43. 9104-6078 Québec inc. c. 9135-2955 Québec inc. (30 mars 2004), Montréal 50017-018684-038 au par. 25 (C.S.), juge Lalonde.
44. Voir à ce titre l’article 91 de la LPL.
45. Le projet de loi 54, qui n’a jamais été adopté par le gouvernement, présente des
similarités évidentes avec le projet de loi 95 à la base de la loi actuelle.
Marques de commerce vs noms commerciaux
513
à la fois à l’Inspecteur général, au registraire fédéral des marques de commerce et à l’intimé par voie injonctive ou autrement. En matière de marques de commerce et dans les cas
d’utilisation de noms portant à confusion, la juridiction de la
Cour provinciale ne peut donc être exclusive. [Les italiques sont
nôtres.]
2.2.3 Recours devant l’inspecteur général lorsque le nom
contesté est également une marque de commerce
Comme nous l’avons vu précédemment, l’inspecteur général a
juridiction, en vertu de l’article 83 de la LPL et de l’article 123.27.1
de la Loi sur les compagnies pour ordonner à une tierce partie de
changer son nom ou sa dénomination sociale qu’elle utilise au Québec.
Nous avons également vu plus tôt qu’il peut arriver qu’un nom
commercial soit employé à titre de marque de commerce ou même
enregistré à titre de marque de commerce.
Or, l’inspecteur général a-t-il juridiction, en vertu de la LPL ou
de la Loi sur les compagnies, pour empêcher une tierce partie d’utiliser au Québec un nom ou une dénomination sociale lorsque ce nom
ou cette dénomination sociale sont également utilisés à titre de
marque de commerce ? La réponse serait-elle la même si le nom ou la
dénomination sociale en question faisaient l’objet d’un enregistrement canadien de marque de commerce ? En effet, l’interdiction par
l’inspecteur général à un nom ou une dénomination sociale quelconque peut-elle faire échec au droit d’utilisation exclusif d’une
marque de commerce conféré par l’article 19 de la Loi sur les marques de commerce ?
2.2.3.1 Interprétation du terme « nom »
L’article 83 de la LPL énonce que l’inspecteur général a juridiction pour ordonner la cessation d’utilisation et le changement de tout
« nom » utilisé au Québec par une tierce partie dans l’exercice de ses
activités. Que faut-il entendre par le terme « nom » ? Celui-ci peut-il
inclure également les noms de marchandises ou de services (marques de commerce) utilisés par cette tierce partie et qui ont été divulgués et inscrits aux termes du paragraphe 10(1) de la LPL ?
514
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Nous n’avons repéré aucune décision portant spécifiquement
sur cette question. Les auteurs, dans leur ouvrage La compagnie au
Québec, sont d’avis quant à eux que « par nom, il faut entendre « nom
d’emprunt » »46.
Ainsi, advenant le cas où l’inspecteur général ordonnait la cessation d’utilisation d’un nom étant également employé à titre de
marque de commerce, il pourrait être argumenté que l’article 83 de la
LPL ne vise que les noms d’emprunt ou noms commerciaux utilisés
au Québec et inscrits au registre et non les marques de commerce
utilisées au Québec et inscrites au registre. Par conséquent, l’assujetti visé par l’ordonnance de l’inspecteur général devrait cesser
l’usage du nom visé par l’ordonnance uniquement dans les cas où
celui-ci est utilisé à titre de nom commercial et non lorsqu’il est utilisé de façon à distinguer ses marchandises ou services de ceux de ses
concurrents.
2.2.3.2 Conciliation de la Loi sur les marques de commerce avec les
différentes lois provinciales régissant les noms commerciaux
L’interprétation précédente n’apporte aucune solution concrète
à la présente analyse puisque la signification du terme « nom » reste
ambiguë, celui-ci englobant dans certains cas, notamment au paragraphe 10(1) de la LPL, les marques de commerce. Toutefois, même
si le terme « nom » comprenait les marques de commerce, nous sommes d’avis que l’ordonnance de l’inspecteur général émise en vertu
de l’article 83 de la LPL ou de l’article 123.27.1 de la Loi sur les compagnies ne peut viser le nom commercial employé à titre de marque
de commerce et ce, pour les raisons mentionnées ci-après.
Le renvoi Reference re Corporations Act (Manitoba)47 portait
notamment sur la question de savoir si une disposition provinciale,
soit, entre autres, l’article 191 du Corporations Act R.S.M. 1987, c.
C225, laquelle est similaire à l’article 123.27.1 de la Loi sur les compagnies ainsi qu’à l’article 83 de la LPL, pouvait venir empêcher une
compagnie dont le nom commercial est également une marque de
commerce enregistrée d’employer sa marque de commerce enregistrée. Le sous-paragraphe 191(1)(a) de la Corporations Act prévoyait ce qui suit :
191(1) No body corporate to which this Part applies shall carry
on its business or undertaking under a name
46. M. Martel et P. Martel, La compagnie au Québec – Les aspects juridiques, vol. 1,
(Montréal, Wilson & Lafleur / Martel), à la p. 8-41.
47. Reference re Corporations Act (Manitoba) (1991), 35 C.P.R. (3d) 289 (Cour d’appel
du Manitoba).
Marques de commerce vs noms commerciaux
515
(a) that, except as prescribed, is identical with the name of an
individual, association, partnership, or body corporate carrying
on any business or undertaking, or so nearly resembles the
name that it is likely to confuse or mislead ;
Dans ce renvoi, la Cour d’appel du Manitoba devait notamment
répondre aux questions suivantes :
3. Do the provisions of Part XVI of the Corporations Act, C.C.
S.M., c.C225, in particular s.191 thereof, apply to a body corporate whose trade name is registered as a trade-mark under the
Trade-marks Act, R.S., c. T-13 ?
4. Do the provisions of the Business Names Registration Act,
C.C. S.M., c. B110, apply to a corporation whose trade name is
registered as a trade-mark under the Trade-marks Act, R.S., c.
T-13 ?
Le juge Twaddle, écrivant pour la majorité, conclut qu’une loi
provinciale ne peut venir empêcher le détenteur d’une marque de
commerce48, enregistrée ou non, d’utiliser cette marque de commerce
parce que susceptible de porter à confusion avec un nom commercial :
Commonality of usage may be restrained under federal law if it
would lead to the improper inference that the goods or services
associated with the trade-mark and those associated with the
business name are offered to the public by the same person.
This law is designed to protect the integrity of the trade-mark.
It does not, however, oust the jurisdiction of the provincial legislature, if it otherwise exists, to restrict the use of a business
name. The fact that a word has been registered as a trade-mark
gives its owner no right to use it in his business name. The province may regulate that usage if the business is local in its nature.
On the other hand, the province cannot regulate the use of a
trade-mark because it has a similarity to an existing business
name in the province. So long as the trade-mark is used in association with the product or the service which it identifies, the
trade-mark owner may use it notwithstanding that it may cause
confusion between the business of the trade-mark owner and
48. Nous faisons remarquer ici que les motifs du juge Twaddle semblent s’appliquer
tant pour les marques enregistrées que non enregistrées.
516
Les Cahiers de propriété intellectuelle
that of a local business using similar name. A dispute over such
confusion must be resolved under the federal laws.49
The provisions of the Business Names Registration Act which
purport to regulate the use of business names apply, notwithstanding the use of a trade-mark as part of a business name, to
every company to which they would otherwise apply. This regulation, however, does not prevent a trade-mark being used in
association with the product or service which it identifies.50 [Les
italiques sont nôtres.]
Selon cette interprétation, les provinces, bien qu’elles possèdent le droit de régir l’utilisation des noms commerciaux, ne peuvent
toutefois empêcher l’utilisation d’un nom commercial qui serait également employé à titre de marque de commerce. Ainsi, une compagnie pourrait se voir empêcher l’utilisation de son nom commercial
qui ne serait pas employé à titre de marque de commerce, c’est-à-dire
de façon à distinguer ses marchandises ou services de ceux de ses
compétiteurs, mais pourrait toutefois continuer l’usage de ce nom
commercial lorsque celui-ci est employé à titre de marque de commerce. Conclure différemment rendrait inutiles les recours en commercialisation trompeuse (« passing off ») institués en vertu des
alinéas 7 b) et c) de la Loi sur les marques de commerce ou de l’article
1457 du Code civil du Québec. En effet, si l’ordonnance de l’inspecteur général avait pour effet d’obliger une entreprise de cesser
l’utilisation qu’elle fait de son nom commercial employé à titre
de marque de commerce, pourquoi un requérant prendrait-il un
recours en commercialisation trompeuse au cours duquel ce requérant devra, entre autres, faire la preuve de l’achalandage (« goodwill ») relié à son nom commercial ?
À titre illustratif, pour reprendre l’exemple de la décision Road
Runner Trailer Mfg, dans la mesure où l’inspecteur général avait
rendu une décision ordonnant que Road Runner Trailer Co. Ltd.
cesse d’utiliser et modifie sa dénomination sociale, cette entreprise pourrait néanmoins continuer d’utiliser l’expression ROAD
RUNNER TRAILER à titre de marque de commerce, notamment sur
ses remorques, que cette marque fasse l’objet d’un enregistrement ou
non.
Nous soulignons toutefois la différence très ténue entre l’usage
d’un nom commercial pour identifier une entreprise et l’emploi d’un
49. Reference re Corporations Act (Manitoba), supra, note 47, au para. 56.
50. Ibid. au par. 64.
Marques de commerce vs noms commerciaux
517
nom commercial à titre de marque de commerce en association avec
des services. En effet, bien souvent, un nom commercial sera considéré comme étant employé à titre de marque de commerce. Tel que
l’a d’ailleurs souligné la Cour suprême de l’État de l’Ohio aux
États-Unis, « although the trade names, trademarks and service
marks are used differently, they all serve the same basic purpose,
viz., to identify a business and its products or services, to create a
consumer demand therefore, and to protect any goodwill which one
may create as to his goods or services »51.
2.2.3.3 Conflit de lois opérationnel
Les deux interprétations mentionnées précédemment ont au
moins le mérite de concilier la Loi sur les marques de commerce avec
la compétence des provinces relativement aux noms commerciaux.
Or, cette analyse ne semble pas prendre en considération la
nature particulière des marques de commerce enregistrées. Ainsi, si
nous approfondissons notre analyse afin de tenir compte de cette
particularité, pourrait-on en arriver à la conclusion qu’il existe un
conflit de lois entre la Loi sur les marques de commerce et les différentes lois provinciales régissant l’utilisation des noms commerciaux
également enregistrés à titre de marques de commerce ?
C’est du moins ce que tente de faire valoir le juge dissident
Jewers dans l’arrêt précité de la Cour d’appel du Manitoba Reference
re Corporations Act (Manitoba). En effet, le juge Jewers est d’avis
qu’il existe un conflit de lois opérationnel entre les dispositions du
Corporations Act, du Business Names Registration Act et de la Loi
sur les marques de commerce, lequel conflit doit être résolu selon lui
en appliquant la doctrine de la prépondérance de la loi fédérale sur la
loi provinciale :
There is an obvious potential for conflict between the above provisions of the Trade-marks Act, the Corporations Act, and the
Business Names Registration Act. Under the doctrine of paramountcy, any conflict must be resolved in favour of the federal
legislation. It follows that a corporate body could not be successfully prosecuted for breaches of either s. 191(1) of the Corporations Act or s. 2(1) of the Business Names Corporations Act (and
51. Younker c. Nationwide Mut. Ins. Co, (1963) 191 NE2d 145 (Ohio S.C.), citée dans K.
Gill et R. Scott Jolliffe, Fox on Canadian Law of Trade-Marks and Unfair Competition, 4e éd. (Toronto, Thomson / Carswell, 2002) à la p. 14-7.
518
Les Cahiers de propriété intellectuelle
could not be reused registration under the latter) solely because
the corporation was exercising its exclusive right to the use
throughout Canada of its registered trade-mark.52
Counsel for the applicant submitted that the federal and provincial legislation could stand together on the ground that they
have complimentary objects which are not in conflict, with the
purpose of the federal legislation being to protect proprietary
rights, and the purpose of the provincial legislation being to
avoid public confusion. [...]
I am not persuaded by this submission. In my opinion, it does
not accord sufficient weight to the clear words of s. 19 of the
Trade-marks Act which state that the registration of the mark
gives the owner the exclusive use of the mark throughout Canada. The section states that this is to be the effect of the registration « unless shown to be invalid ». When a trade-mark is
registered, there is a presumption of its validity : see Hughes on
Trade-marks, s. 17, p. 370. In my view, the courts, dealing with
a prosecution under the relevant sections of the provincial
legislation, and provincial officials, dealing with an application
to register a business name, would be bound to respect and
give effect to this presumption of validity. [Les italiques sont
nôtres.]
Ainsi, l’application de la doctrine de la prépondérance de la loi
fédérale sur la loi provinciale au cas sous étude ferait en sorte, selon
le juge Jewers, qu’une partie ne pourrait instituer un recours en
vertu de l’article 191 du Corporations Act ou de l’article 2 du Business
Names Registration Act à l’encontre d’une entreprise qui exerce son
droit exclusif à l’emploi de sa marque enregistrée, conformément à
l’article 19 de la Loi sur les marques de commerce. Nous rappelons à
ce titre qu’un nom commercial peut faire l’objet d’un enregistrement
en vertu de la Loi sur les marques de commerce dans la mesure où ce
nom commercial est employé à titre de marque de commerce.
Mais comment pouvons-nous expliquer ce conflit de lois soulevé
par le juge Jewers ?
Suivant l’article 20 de la Loi sur les marques de commerce, le
droit exclusif à l’emploi d’une marque enregistrée est réputé violé
par une tierce partie si celle-ci vend des marchandises ou offre des
52. Reference re Corporations Act (Manitoba), supra, note 47, au para. 110.
Marques de commerce vs noms commerciaux
519
services en liaison avec une marque de commerce ou un nom commercial créant de la confusion au Canada. Ainsi, il pourrait être
argumenté qu’en vertu de cet article 20, le titulaire de la marque
enregistrée serait la seule personne qui aurait le droit d’utiliser un
nom commercial ou une marque de commerce portant à confusion
avec sa marque enregistrée. Par conséquent, une décision de l’inspecteur général qui ordonnerait le changement d’un nom commercial
qui est par ailleurs enregistré à titre de marque de commerce sur la
base qu’il porte à confusion avec le nom commercial ou la dénomination sociale d’une tierce partie irait directement à l’encontre du
monopole conféré au titulaire de la marque enregistrée en vertu des
articles 19 et 20 de la Loi sur les marques de commerce. En effet,
comme nous le verrons ci-après, il s’agirait plutôt de cette tierce
partie, instigatrice du recours devant l’inspecteur général, qui serait
en violation des droits du propriétaire de la marque enregistrée, et
non l’inverse.
Tel que mentionné par le juge Jewers, la seule façon pour cette
tierce partie d’empêcher l’utilisation d’un nom commercial également enregistré à titre de marque de commerce serait de demander,
préalablement à l’institution d’un recours en vertu de l’article 83 de
la LPL ou de l’article 123.27.1 de la Loi sur les compagnies, l’invalidation de la marque de commerce enregistrée sur la base de l’usage
antérieur. Nous rappelons à ce titre que ce recours en invalidation
doit être pris devant la Cour fédérale du Canada conformément au
paragraphe 57(1) de la Loi sur les marques de commerce et non
devant une cour provinciale. Tel que mentionné par Kelly Gill et
Scott Joliffe dans leur ouvrage Fox on Canadian Law of Trade-marks
and Unfair Competition, à la page 11-22 :
Provincial courts, while having jurisdiction in actions
for infringement and passing-off, are without jurisdiction to
direct that the registration of a trade-mark be expunged or
amended.53
C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle est arrivée la Cour
d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Molson Canada c. Oland Breweries
Ltd.54. Même si cette décision ne portait pas sur un nom commercial,
nous sommes d’avis qu’elle est tout de même applicable à la présente analyse. En effet, selon cette décision, à moins de procéder à
53. Voir également la décision Illico Communication inc. c. Vidéotron Ltée, [2004]
R.J.Q. 2579 aux para. 101 et s. (C.S.), juge Richer.
54. Molson Canada c. Oland Breweries Ltd. (2002), 19 C.P.R. (4th) 201 au par. 16 (C.A.
Ont.), juge Carthy.
520
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’invalidation préalable de la marque enregistrée, une marque non
enregistrée ne peut venir faire échec au droit d’utilisation d’une
marque de commerce enregistrée. Dans cette affaire, l’appelante
recherchait une injonction ainsi qu’une condamnation en dommages
contre l’intimée sur la base que les mots « Oland Export Ale », combinés à une étiquette de couleurs rouge, or et blanc, apposés sur les
produits de l’intimée causaient ou étaient susceptibles de causer de
la confusion avec les produits de l’appelante marqués « MOLSON
EXPORT ». L’appelante fondait son recours sur les notions de common law en passing off ainsi que sur l’alinéa 7 b) de la Loi sur les
marques de commerce. En effet, cette dernière ne disposait pas d’un
enregistrement pour sa marque de commerce MOLSON EXPORT.
Ce litige avait été institué par l’appelante au moment
où l’intimée introduisait en Ontario ses produits marqués « OLAND
EXPORT ALE », lesquels étaient depuis longtemps commercialisés
dans les Maritimes. Le juge de première instance a rejeté l’action de
l’appelante sur la base que celle-ci n’avait pas rencontré tous les critères de l’action en « passing off ». Cette décision a été portée en appel
par l’appelante, cette dernière invoquant une série d’erreurs qui
auraient été commises par le juge. L’intimée, quant à elle, a soumis
que le juge de première instance avait commis une erreur certaine et
déterminante dans sa décision en ne concluant pas que l’enregistrement de sa marque de commerce OLAND EXPORT ALE en
association avec de la bière constituait une réponse complète à
l’action de l’appelante. La Cour d’appel de l’Ontario a retenu ce dernier argument de l’intimée et a rejeté l’appel en indiquant ce qui
suit :
My conclusion from this review of the case law is that the
respondent is entitled to use its mark throughout Canada in
association with its beer. If a competitor takes exception to that
use its sole recourse is to attack the validity of the registration. If
it were otherwise, a plaintiff complaining of confusion caused by
a competitor’s registered mark would himself be infringing on
the mark by establishing that confusion. This follows from s. 20
of the Act, which provides that a registered mark is deemed
infringed by a person who sells wares with a confusing trademark or trade name. [Les italiques sont nôtres.]
Par ailleurs, il importe de noter que l’appelante, dans l’arrêt
Oland, n’a pu non plus invoquer l’article 21 de la Loi sur les marques
Marques de commerce vs noms commerciaux
521
de commerce, cet article ne pouvant être soulevé que devant la Cour
fédérale du Canada55.
Il faut donc retenir de cette décision qu’une marque de commerce enregistrée par un défendeur constitue une défense redoutable à l’encontre d’une action intentée par une tierce partie devant
un tribunal autre que la Cour fédérale, que cette action vise la
marque enregistrée du défendeur ou, selon nous et compte tenu du
droit exclusif conféré par l’article 20 de la Loi sur les marques de commerce, le nom commercial du défendeur, s’il est identique ou porte à
confusion avec sa marque enregistrée.
Ainsi, en vertu de ce qui précède, il y aurait donc un conflit de
lois entre la Loi sur les marques de commerce et les lois provinciales
régissant les noms commerciaux lorsque l’objet du recours institué
en vertu d’une loi provinciale viserait un nom commercial qui est
également une marque de commerce enregistrée ou qui porterait à
confusion avec celle-ci. En effet, une ordonnance de l’inspecteur
général qui empêcherait un titulaire d’employer un tel nom commercial également enregistré à titre de marque de commerce aurait pour
effet, suivant cette interprétation, d’empêcher ce titulaire de jouir
pleinement de son monopole dans sa marque de commerce enregistrée. L’application de la doctrine de la prépondérance au cas sous
étude ferait donc en sorte que l’inspecteur général ne pourrait
émettre une ordonnance à l’encontre du titulaire d’un nom commercial si ce nom commercial est également enregistré à titre de marque
de commerce ou porte à confusion avec une marque de commerce
enregistrée par ce titulaire, celui-ci ne faisant qu’exercer son droit
exclusif à l’emploi de sa marque enregistrée. La seule issue pour la
tierce partie désirant empêcher cet emploi du nom commercial également enregistré à titre de marque de commerce serait ainsi de faire
invalider devant la Cour fédérale du Canada cette marque enregistrée sur la base de son emploi antérieur. Cependant, il importe de
noter qu’après l’expiration d’une période de cinq ans à compter de la
date d’enregistrement, aucun enregistrement ne pourra être
déclaré invalide du fait d’une utilisation antérieure. Ainsi, une fois
55. En vertu de l’article 21 de la Loi sur les marques de commerce, la Cour fédérale peut,
dans une procédure relative à une marque enregistrée dont l’enregistrement est
devenu incontestable aux termes du paragraphe 17(2) de la Loi sur les marques de
commerce, limiter en quelque sorte le monopole accordé à la marque enregistrée en
permettant à une tierce partie, qui avait employé de bonne foi un nom commercial
ou une marque de commerce au Canada créant de la confusion avec la marque enregistrée avant la date de production de la demande en vue de cet enregistrement,
d’employer ce nom commercial ou cette marque dans une région territoriale définie
simultanément avec l’emploi de la marque de commerce enregistrée.
522
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’enregistrement devenu incontestable, l’usager d’un nom commercial ou d’une marque de commerce antérieure à la marque enregistrée se retrouvera sans recours, sauf peut-être celui, dans le cadre
de procédures relatives à une marque de commerce enregistrée, de
revendiquer le bénéfice de l’article 21 de la Loi sur les marques de
commerce.
CONCLUSION
Bien que les provinces possèdent le droit de régir l’utilisation
des noms commerciaux, nous sommes d’avis que les pouvoirs accordés à ces provinces ne peuvent avoir des répercussions sur le régime
bien spécifique des marques de commerce.
Permettre à une tierce partie, par le biais d’une simple procédure administrative, d’empêcher l’usage à titre de marque de commerce d’une expression ou de mots qui sont également le nom
commercial d’une entreprise viendrait annuler pratiquement tous
les effets du régime des marques de commerce en plus de rendre inutiles les recours en commercialisation trompeuse (en passing off) institués en vertu des alinéas 7 b) et c) de la Loi sur les marques de
commerce ou de l’article 1457 du Code civil du Québec.
Une première approche pour résoudre cette situation pourrait
être de restreindre l’application de l’ordonnance émise par l’inspecteur général à l’usage, à strictement parler, du nom commercial.
Ainsi, cette ordonnance ne pourrait requérir du titulaire qu’il cesse
l’emploi de son nom commercial à titre de marque de commerce.
Toutefois, cette approche, qui a le mérite de réconcilier le
régime provincial avec le régime fédéral, comporte des difficultés
lorsque le nom commercial constitue également une marque de commerce enregistrée. En effet, il pourrait être soulevé que le titulaire
d’une marque enregistrée, suivant l’article 20 de la Loi sur les marques de commerce, est le seul qui puisse utiliser une marque de commerce ou un nom commercial portant à confusion avec sa marque
enregistrée. Ainsi, suivant cette interprétation, une ordonnance de
l’inspecteur général visant à faire cesser l’utilisation d’un nom commercial également enregistré à titre de marque de commerce viendrait directement à l’encontre du monopole conféré par les articles 19
et 20 de la Loi sur les marques de commerce au titulaire de la marque
enregistrée ainsi que des principes jurisprudentiels soulevés dans la
décision récente de la Cour d’appel de l’Ontario, Oland Breweries.
Marques de commerce vs noms commerciaux
523
Face à un tel conflit de lois, la solution semble être, pour le juge dissident dans le renvoi Reference re Corporations Act (Manitoba) de la
Cour d’appel du Manitoba, d’appliquer la doctrine de la prépondérance de la loi fédérale sur la loi provinciale.
Il sera intéressant de voir quelle approche adopteront les tribunaux québécois lorsque confrontés à une telle situation. Si cette
question de l’application de la doctrine de la prépondérance de la loi
fédérale, nommément la Loi sur les marques de commerce, ne se pose
pas prochainement sous l’égide de la LPL ou de la Loi sur les compagnies, peut-être se posera-t-elle sous l’égide d’une autre loi provinciale, notamment la Loi sur les appellations réservées. C’est une
histoire à suivre.
Vol. 17, no 3
Un changement de cap après plus
de 50 ans : un emploi allégué n’est
plus un facteur pertinent lors de
l’examen par le registraire d’une
demande d’enregistrement de marque
de commerce en vertu de l’alinéa
37(1)c) de la Loi sur les
marques de commerce
Barry Gamache*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 527
2. La demande de Effigi Inc. devant le Bureau des marques . 528
3. L’appel devant la Cour fédérale . . . . . . . . . . . . . . . 533
3.1 L’analyse historique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 535
3.2 La cohérence interne de la Loi . . . . . . . . . . . . . 539
© CIPS, 2005.
* Avocat, Barry Gamache est l’un des associés de LEGER ROBIC
RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de
brevets et d’agents de marques de commerce. Par souci d’objectivité, l’auteur
précise qu’il a représenté Effigi inc. dans l’affaire dont il est question.
525
526
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3.3 L’importance de l’emploi en matière de marques
de commerce. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 543
3.4 Les motifs de l’arrêt Unitel International Inc. . . . . . 545
4. L’appel devant la Cour d’appel fédérale . . . . . . . . . . . 546
5. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 547
1. Introduction
Dans une décision importante qui change les règles du jeu en ce
qui concerne l’examen de demandes d’enregistrement de marques de
commerce au Canada, la Cour d’appel fédérale, dans Procureur général du Canada c. Effigi Inc.1, a confirmé une décision rendue plus tôt
par la Cour fédérale (Effigi Inc. c. Procureur général du Canada2) qui
avait décidé que le registraire des marques de commerce, lorsqu’il
exerce le pouvoir conféré par l’alinéa 37(1)c) de la Loi sur les marques
de commerce3 (la « Loi »), ne peut refuser une demande d’enregistrement projetée pour le motif que la marque de commerce mentionnée dans cette demande porte à confusion avec une autre marque
mentionnée dans une deuxième demande d’enregistrement produite
à une date subséquente par une autre partie, mais alléguant une date
de premier emploi qui est antérieure à la date de production de la première demande d’enregistrement ; en d’autres mots, à l’étape de
l’examen, un emploi allégué n’est pas un facteur pertinent pour
déterminer qui a droit à l’enregistrement.
Depuis l’entrée en vigueur de la Loi le 1er juillet 1954, au niveau
de l’examen des demandes d’enregistrement afin de déterminer lesquelles seront publiées pour fins d’opposition dans le Journal des
marques de commerce, c’était la pratique du registraire des marques
de commerce de référer à une date d’emploi alléguée mentionnée
dans une demande d’enregistrement (et non à la date de production
de cette demande d’enregistrement qui alléguait tel emploi) lorsqu’il
s’agissait de comparer deux demandes d’enregistrement en instance
concernant deux marques de commerce portant à confusion entre
elles. Cette pratique du registraire faisait en sorte qu’un traitement
préférentiel était donné à la demande d’enregistrement produite en
second qui alléguait une date de premier emploi qui était antérieure
1. Procureur général du Canada c. Effigi Inc., 2005 CAF 172 (C.A.F., les juges
Décary, Létourneau et Pelletier).
2. Effigi Inc. c. Procureur général du Canada (2004), 35 C.P.R. (4th) 307, 2004 CF
1000 (C.F., le juge Shore).
3. Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), c. T-13.
527
528
Les Cahiers de propriété intellectuelle
à la date de production d’une première demande d’enregistrement
qui était produite, par hypothèse, sur la base d’un emploi projeté ; la
demande d’enregistrement produite en second était celle qui était
admise à publication et publiée pour fins d’opposition, tandis que la
première demande était rejetée.
2. La demande de Effigi Inc. devant le Bureau des marques
de commerce
C’est dans le contexte de cette pratique quasi-cinquantenaire
que, le 19 décembre 2000, la société Effigi Inc. (ci-après : « Effigi »)
produisait une demande afin d’enregistrer la marque de commerce
MAISON UNGAVA sur la base de l’emploi projeté de cette marque
de commerce au Canada en association avec des articles de literie.
Exactement dix mois plus tard, le 19 octobre 2001, alors que la
demande d’enregistrement de Effigi n’avait toujours pas été examinée par le Bureau des marques de commerce, une autre société, Tricorn Investments Canada Limited (ci-après : « Tricorn »), produisait
une demande pour enregistrer la marque de commerce UNGAVA,
également en association avec des articles de literie, sur la base
d’une allégation d’emploi de cette marque de commerce au Canada
depuis au moins octobre 1981.
Le 2 mai 2002, plus de seize mois après la production de sa
demande d’enregistrement, Effigi recevait un premier rapport d’examen qui énonçait une objection à l’enregistrement de sa marque
MAISON UNGAVA en raison de la demande d’enregistrement subséquemment produite visant la marque de commerce UNGAVA –
laquelle aurait été antérieurement employée à la date du 19 décembre 2000 – sur la base de l’effet combiné des articles 37 et 16 de la Loi
sur les marques de commerce. Ainsi, le rapport d’examen du 2 mai
2002 transmis à Effigi indiquait ce qui suit en ce qui concerne
l’application de l’article 16 au niveau de l’examen de sa demande [et
était similaire en terme de contenu à une succession d’autres rapports d’examen à l’intention de requérants qui se sont trouvés dans
la même situation qu’Effigi depuis 1954] :
Eu égard aux dispositions de l’article 16 de la Loi sur les marques de commerce, le requérant de la présente ne paraît pas
être la personne ayant droit à l’enregistrement, étant donné
que la date de dépôt nommément, le 19 décembre 2000 est postérieure à la date de premier emploi nommément octobre 1981
révélée dans les renseignements ci-joints relatifs à la demande
Un changement de cap après plus de 50 ans
529
no 1118871 [pour la marque UNGAVA], également en instance
et créant de la confusion.4
Afin de comprendre la prétendue interaction entre les articles
37 et 16 de la Loi, il convient de reproduire ceux-ci en partie.
L’article 37 qui permet au registraire de rejeter une demande
d’enregistrement à l’étape de l’examen prévoit, inter alia, ce qui suit :
37. (1) Le registraire rejette une demande d’enregistrement
d’une marque de commerce s’il est convaincu que, selon le cas :
a) la demande ne satisfait pas aux exigences de l’article 30 ;
b) la marque de commerce n’est pas enregistrable ;
c) le requérant n’est pas la personne qui a droit à l’enregistrement de la marque de commerce parce que cette marque
crée de la confusion avec une autre marque de commerce en vue
de l’enregistrement de laquelle une demande est pendante.
Lorsque le registraire n’est pas ainsi convaincu, il fait annoncer
la demande de la manière prescrite.
Pour sa part, l’article 16 décrit dans quelles circonstances une
personne est celle qui a droit à l’enregistrement d’une marque de
commerce et permet ainsi de départager les droits de deux ou plusieurs parties sur cette marque dans le cadre de procédures contestées, qu’elles soient judiciaires ou administratives ; cette disposition
prévoit donc ce qui suit en ce qui concerne une demande fondée sur la
base de l’emploi projeté d’une marque, comme celle de Effigi :
16. (3) Tout requérant qui a produit une demande selon l’article
30 en vue de l’enregistrement d’une marque de commerce projetée et enregistrable, a droit, sous réserve des articles 38 et 40,
d’en obtenir l’enregistrement à l’égard des marchandises ou
services spécifiés dans la demande, à moins que, à la date de
production de la demande, elle n’ait créé de la confusion :
a) soit avec une marque de commerce antérieurement employée
ou révélée au Canada par une autre personne ;
4. Rapport d’examen du 2 mai 2002 reproduit au dossier d’appel déposé au dossier
A-432-04 de la Cour d’appel fédérale (Procureur général du Canada c. Effigi
Inc.), p. 105.
530
Les Cahiers de propriété intellectuelle
b) soit avec une marque de commerce à l’égard de laquelle une
demande d’enregistrement a été antérieurement produite au
Canada par une autre personne ;
c) soit avec un nom commercial antérieurement employé au
Canada par une autre personne.
Le 12 août 2002, dans sa réponse à l’examinateur, Effigi soulignait que le rapport d’examen du 2 mai 2002 du Bureau des marques
de commerce ne semblait pas tenir compte de l’arrêt pourtant clair
rendu le 28 septembre 2000 par la Cour d’appel fédérale dans
l’affaire Unitel International Inc. c. Canada (Registraire des marques
de commerce)5. Dans de courts motifs, le juge Rothstein s’exprimait
ainsi au sujet de l’interprétation de l’alinéa 37(1)c) de la Loi6 :
[1] The issue in this appeal from the Trial Division is whether
the Registrar of Trade-marks erred in refusing the
appellant’s trade-mark application under paragraph 37(1)(c) of
the Trade-marks Act [...].
[2] Here, the trade-mark in question is «UNITEL» and the
appellant concedes there is confusion between its trade-mark
and that of Canadian Pacific Telecommunications Inc. (CP).
The application by CP to register its trade-mark preceded the
appellant’s application and was, therefore, pending when the
appellant’s application was filed. In the circumstances, the
Registrar was obliged to refuse the appellant’s trade-mark
application under paragraph 37(1)(c).
[3] The Court has been advised that in opposition proceedings
in respect of the CP application, the Registrar refused registration of CP’s UNITEL trade-mark. The appellant will not be pre5. Unitel International Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce)
(2000), 9 C.P.R. (4th) 127 (C.A.F., les juges Létourneau, Rothstein et McDonald).
6. Dans cette affaire Unitel International Inc., la société du même nom contestait la
décision du registraire qui avait refusé sa demande d’enregistrement 660367
pour la marque UNITEL (produite le 14 juin 1990 sur la base d’une allégation
d’emploi depuis le 8 juillet 1985) en raison de la confusion créée entre sa marque
de commerce et la marque de commerce mentionnée dans la demande 648456
antérieurement produite (le 10 janvier 1990) et qui alléguait également une date
de premier emploi (septembre 1977) qui était antérieure à la date de premier
emploi revendiquée par Unitel International Inc. dans sa propre
demande d’enregistrement ; Unitel International Inc. plaidait que sa demande
d’enregistrement devait être malgré tout acceptée pour publication dans la
mesure où elle s’était opposée, sur la base de motifs qu’elle décrivait comme valables, à la demande 648456 citée par le registraire.
Un changement de cap après plus de 50 ans
531
judiced by reason of its original application having
been refused. The registrability of CP’s UNITEL trade-mark
has been adjudicated and the appellant was successful in those
proceedings. The appellant may now re-file its UNITEL application.
[4] In their reasons, the Registrar and the Trial Judge referred
to the alleged dates of first use in the two applications. We
would observe that the dates of first use are not a relevant
consideration under paragraph 37(1)(c). The only issue is whether there is confusion between an applicant’s trade-mark and
a trade-mark for which an application for registration is
already pending.
[5] The appellant seems to be concerned that the procedure
under paragraph 37(1)(c) leads to delay and a multiplicity of
proceedings. If this is so, the remedy lies with Parliament and
not the Court.
[6] The appeal will be dismissed.7
Selon Effigi, il était clair que la Cour d’appel fédérale avait
rendu un arrêt aux termes duquel il avait été décidé que les dates
alléguées de premier emploi dans deux demandes d’enregistrement
en instance n’étaient pas pertinentes lors de l’application de l’alinéa
37(1)c) de la Loi.
Dans un deuxième rapport d’examen, en date du 20 septembre
2002, le registraire écrivait à Effigi qu’il ne voyait pas de contradiction entre la décision de la Cour d’appel fédérale dans Unitel International Inc. et sa pratique établie en ce qui concerne l’interprétation
de l’alinéa 37(1)c) :
Le Bureau estime que la décision de la Cour d’appel fédérale
Unitel est conforme à la pratique de longue date du Bureau des
marques de commerce en ce qui a trait à l’alinéa 37(1)c). Considérant les faits de l’espèce, la Cour a confirmé la décision selon
laquelle, en cas de demandes en coinstance créant de la confusion, celle des deux qui, à la fois, comporte une date de dépôt
antérieure et une date de premier emploi antérieur, doit être
7. Unitel International Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce)
(2000), 9 C.P.R. (4th) 127 (C.A.F., les juges Létourneau, Rothstein et McDonald),
par. 1 à 6.
532
Les Cahiers de propriété intellectuelle
annoncée, l’autre devant être rejetée conformément à l’alinéa
37(1)c). L’observation faite par le juge selon laquelle « [...] la
date à laquelle la marque de commerce a été employée pour la
première fois n’est pas pertinente aux fins de l’alinéa 37(1)c)
[...] » est considérée comme une opinion incidente qui ne lie pas
le Bureau.
Les agents du Bureau des marques de commerce, après avoir
étudié l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire
Unitel International Inc. c. le registraire des marques de commerce (non publiée, A-83-99), ont conclu qu’il n’était pas nécessaire de modifier la pratique actuelle concernant l’article 16 et
l’alinéa 37(1)c) de la Loi sur les marques de commerce. [...]8
Dans une réponse du 16 janvier 2003, Effigi réitérait sa position exprimée le 12 août 2002.
Le 14 novembre 2003, par décision motivée rendue en vertu du
pouvoir conféré par l’article 37 de la Loi, le registraire rejetait finalement la demande de Effigi pour sa marque de commerce MAISON
UNGAVA pour, entre autres, les motifs suivants :
Les dispositions de l’alinéa 37(1)c) de la Loi sur les marques de
commerce stipulent que le registraire rejette une demande
d’enregistrement d’une marque de commerce s’il est convaincu
que le requérant n’est pas la personne qui a droit à l’enregistrement de la marque de commerce parce que cette marque
crée de la confusion avec une autre marque de commerce en vue
de l’enregistrement de laquelle une demande est pendante. Aux
fins de l’application de l’alinéa 37(1)c) de la Loi, il faut avoir
égard aux dispositions de l’article 16 de la Loi où les dates
déterminant l’ayant droit sont prévues.
8. Rapport d’examen du 20 septembre 2002 reproduit au dossier d’appel déposé au
dossier A-432-04 de la Cour d’appel fédérale, p. 100. L’arrêt Unitel International
Inc. du 28 septembre 2000 a d’ailleurs donné lieu à un énoncé de pratique du
Bureau des marques de commerce le 7 mars 2001 confirmant, selon le Bureau
des marques, qu’il n’y avait pas de contradiction entre sa pratique et ce que la
Cour d’appel fédérale avait énoncé dans Unitel International Inc. : « Les agents
du Bureau des marques de commerce, après avoir étudié l’arrêt rendu par la
Cour d’appel fédérale dans l’affaire Unitel International Inc. c. le registraire des
marques de commerce, (non publiée, A-83-99), ont conclu qu’il n’était pas nécessaire de modifier la pratique actuelle concernant l’article 16 et l’alinéa 37(1)c) de
la Loi sur les marques de commerce. Veuillez consulter la section III.8 du Manuel
d’examen des marques de commerce pour savoir en quoi consiste la pratique
actuelle du Bureau au sujet de l’article 16 de la Loi sur les marques de commerce
et de la question des demandes en coinstance. »
Un changement de cap après plus de 50 ans
533
Donc, puisque la présente demande est fondée sur l’emploi projeté, il faut avoir égard aux dispositions de l’article 16(3) de la
Loi afin de déterminer l’ayant droit. De plus, la marque faisant
l’objet de la présente demande porte à confusion avec une
marque dont la demande est fondée sur l’emploi au Canada, la
date d’emploi étant antérieure à la date de production de la présente demande, conséquemment les dispositions de l’alinéa
16(3)a) de la Loi s’appliquent.
En vertu de ce qui précède et eu égard aux dispositions des alinéas 37(1)c) et 16(3)a) de la Loi sur les marques de commerce, la
requérante n’est pas la personne qui a droit à l’enregistrement
de la marque de commerce, parce que cette marque de commerce, MAISON UNGAVA, crée de la confusion avec une autre
marque de commerce en vue de l’enregistrement de
laquelle une demande est pendante, soit UNGAVA (demande
no 1,118,871), et parce que la marque de commerce UNGAVA a
été antérieurement employée au Canada par une autre personne. Par conséquent, la présente demande est donc rejetée en
vertu de l’alinéa 37(1)c) de la Loi sur les marques de commerce.9
Ces motifs du registraire permettaient d’apprécier que, selon
celui-ci, on doit examiner les dispositions de l’article 16 afin de donner plein effet à l’alinéa 37(1)c) ; ce dernier alinéa ne peut être examiné seul et c’est en faisant référence aux dispositions de l’article 16
qu’on peut déterminer, au stade de l’examen, si une personne qui
demande l’enregistrement d’une marque de commerce est bel et bien
celle qui y a droit et dont la marque en question peut être ainsi
admise à publication.
3. L’appel devant la Cour fédérale
Le 1er décembre 2003, Effigi en appelait de la décision du registraire devant la Cour fédérale, comme le lui permet l’article 56 de la
Loi. L’appel de Effigi soulevait au moins deux questions : d’une part,
quelle était la norme de contrôle de la décision du registraire dans
les circonstances et, d’autre part, quelle interprétation devait être
donnée à l’alinéa 37(1)c) de la Loi.
Sur la question de la norme de contrôle, Effigi argumentait
qu’en matière d’appel à l’encontre d’une décision du registraire où est
9. Décision du registraire du 14 novembre 2003 reproduite au dossier d’appel
déposé au dossier A-432-04 de la Cour d’appel fédérale, p. 83.
534
Les Cahiers de propriété intellectuelle
soulevée une question d’interprétation législative, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.10 Pour sa part, le
registraire, représenté en Cour fédérale par le Procureur général du
Canada11, argumentait que la norme de contrôle des décisions du
registraire, soit sur des questions de faits ou de droit, est celle de la
décision raisonnable et qu’en l’occurrence, c’est cette norme qui
devrait être appliquée12.
Sur cette première question, le juge Shore de la Cour fédérale
acceptait l’argument de Effigi et décidait qu’en matière d’interprétation législative, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. D’ailleurs, adopter la norme de la décision raisonnable ferait
en sorte que plusieurs interprétations « raisonnables » d’un même
article de la Loi pourraient co-exister entre elles.
En ce qui concerne la question de l’interprétation de l’alinéa
37(1)c) de la Loi, l’argument de Effigi pouvait se résumer en trois
points :
a)
Effigi soumettait d’une part que le registraire n’a aucun pouvoir inhérent et que c’est la Loi qui lui confère sa juridiction13.
Ainsi, le registraire ne peut avoir plus de pouvoir que ceux que
le Parlement a bien voulu lui confier ;
b)
De plus, en ce qui concerne les pouvoirs confiés par le Parlement au registraire au niveau de la demande d’examen, ceux-ci
sont décrits de manière spécifique et exhaustive à l’article
37 lequel prévoit, entre autres, que le registraire rejette une
demande d’enregistrement d’une marque de commerce s’il est
convaincu, entre autres, que le requérant n’est pas la personne
qui a droit à l’enregistrement de la marque de commerce parce
que cette marque de commerce crée de la confusion avec
une autre marque de commerce en vue de l’enregistrement de
10. À ce sujet, Effigi faisait référence aux décisions suivantes : Sim & McBurney c.
Gesco Industries, Inc. (2000), 9 C.P.R. (4th) 480 (C.A.F., les juges Rothstein, McDonald et Sharlow), au paragraphe 5 ; United Grain Growers Limited c. Lang
Michener, [2001] 3 C.F. 102 (C.A.F., les juges Rothstein, Sexton et Malone), aux
paragraphes 8 à 10.
11. Voir à ce sujet la Règle 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, modifiées
par DORS/2002-417 ; DORS/2004-283.
12. Le registraire faisait référence à la décision Brasseries Molson c. John Labatt Ltée,
[2000] 3 C.F. 145 (C.A.F., les juges Isaac, Létourneau et Rothstein), au paragraphe
51.
13. Anheuser-Busch, Inc. c. Carling O’Keefe Breweries of Canada Ltd., [1983] 2 C.F. 71
(C.A.F., les juges Heald, Le Dain et le juge suppléant Kelly), p. 78.
Un changement de cap après plus de 50 ans
535
laquelle une demande est pendante. En lisant l’entièreté de
l’article 37, il est clair que le Parlement n’a pas confié au registraire le pouvoir de faire référence aux dispositions de l’article
16 pour rejeter une demande d’enregistrement au niveau de la
procédure d’examen ;
c)
Finalement, selon Effigi, la Cour d’appel fédérale s’était déjà
penchée sur cette question dans l’arrêt Unitel International
Inc.14 où il a été établi que lors de l’application de l’alinéa
37(1)c) de la Loi, la seule question à trancher est de savoir s’il
existe de la confusion entre la marque d’un requérant et celle
pour laquelle une demande d’enregistrement est déjà en instance ; ainsi, la date à laquelle une marque de commerce a été
employée pour la première fois n’est pas pertinente.
Pour sa part, le registraire plaidait que l’interprétation de
l’alinéa 37(1)c) qu’il avait privilégiée depuis cinquante ans était la
bonne ; à ce sujet, quatre arguments étaient présentés à la Cour :
i) un argument fondé sur l’analyse historique ; ii) un argument fondé
sur la cohérence interne de la Loi ; iii) un argument fondé sur
l’importance de l’emploi en matière de marques de commerce ; et
finalement iv) un argument fondé sur la valeur des motifs de l’arrêt
Unitel International Inc.
3.1 L’analyse historique
En ce qui concerne le premier argument, le registraire plaidait
que le libellé de l’alinéa 37(1)c) de la Loi est ambigu dans la mesure
où le mot « pendante » qui s’y trouve ne précise pas comment le registraire doit choisir entre deux demandes en coinstance. Selon le registraire, puisque la disposition est silencieuse à ce sujet, il était donc
approprié de faire référence aux travaux parlementaires qui ont
mené à l’adoption de l’actuelle Loi sur les marques de commerce afin
de confirmer que l’interprétation privilégiée par le registraire était
la bonne : suite au rapport du Trade Mark Law Revision Committee15
le 20 janvier 1953, certains membres de ce comité, dont monsieur
John Osborne16, furent invités à témoigner devant le Standing Com14. Unitel International Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce) (2000), 9
C.P.R. (4th) 127 (C.A.F., les juges Létourneau, Rothstein et McDonald).
15. Canada, Report of Trade Mark Law Revision Committee to the Secretary of State of
Canada (1953), 18 C.P.R. 2.
16. Monsieur Osborne représentait le Patent Institute of Canada au sein du Trade
Mark Law Revision Committee. Harold G. Fox, c.r., était président de ce comité
dont les autres membres étaient Willis George qui représentait la Canadian
536
Les Cahiers de propriété intellectuelle
mittee on Banking and Commerce de la Chambre des communes, le
28 avril 1953. Monsieur Osborne a ainsi pu répondre aux questions
des parlementaires au sujet des dispositions de la nouvelle Loi sur
les marques de commerce qui entrerait en vigueur l’année suivante,
dont l’actuel alinéa 37(1)c). Une lecture des transcriptions des témoignages devant le Standing Committee on Banking and Commerce17
lors de la séance du 28 avril 1953 fait état de l’échange suivant entre
le député Richard18 et monsieur Osborne :
Mr. RICHARD : But under your proposed Act the procedure in
section 3819 will remain ?
Mr. OSBORNE : The procedure in section 38 of the present Act
will remain. If I may refer back to clause 3620 which immediately precedes the clause we are considering : it will be found to
deal with the right of the registrar to refuse an application in
what I have described as the initial investigation. A ground on
which he may refuse is that the application does not meet the
17.
18.
19.
20.
Manufacturers’ Association, Henri Gerin-Lajoie, c.r., le registraire des marques de
commerce J.P. McCaffrey, le sous-secrétaire d’État adjoint W.P.J. O’Meara, c.r.,
Christopher Robinson, c.r., qui, avec monsieur Osborne, représentait le Patent
Institute of Canada, Colville Sinclair, c.r., qui représentait la Canadian Chamber of
Commerce et Charles Stein, c.r., sous-secrétaire d’État.
Canada, Standing Committee on Banking and Commerce, Minutes of Proceedings
and Evidence, No. 3 (28 avril 1953).
Élu pour la première fois à la Chambre des communes le 11 juin 1945 pour le parti
Libéral, le député d’Ottawa-Est (Ontario), Jean-Thomas Richard, fut réélu aux élections générales tenues respectivement les 27 juin 1949, 10 août 1953, 10 juin 1957,
31 mars 1958, 18 juin 1962, 8 avril 1963, 8 novembre 1965 et 25 juin 1968.
L’article 38 dont il est fait mention dans l’intervention du député Richard concerne
une disposition de la Loi sur la concurrence déloyale, 1932, 22-23 George V, c. 38
(alors en vigueur) relativement aux pouvoirs du registraire de refuser une demande
d’enregistrement. Cet article 38 se lisait ainsi :
38. (1) Lorsque le Registraire ne sait pas s’il doit accorder ou non une demande
d’enregistrement par suite d’enregistrements faits auparavant, il doit, par lettre
recommandée, requérir les propriétaires des marques enregistrées antérieurement
sur lesquelles il éprouve un doute de déclarer, dans un délai fixé par lui, s’ils
s’opposent à l’enregistrement projeté et, dans l’affirmative, les motifs de cette opposition.
38. (2) Si l’un d’entre eux s’oppose pour des motifs qui, de l’avis du Registraire, ne
sont pas futiles, il doit, subordonnément aux dispositions qui suivent, refuser la
demande et avertir le demandeur en conséquence, fournissant les détails complets
des enregistrements ou des demandes sur lesquelles reposent les oppositions, ainsi
que les raisons apportées à l’appui de ces oppositions.
La « clause » 36 à laquelle il est fait référence par monsieur Osborne deviendra
l’actuel article 37 de la Loi sur les marques de commerce suite à la refonte des lois du
Canada le 12 décembre 1988 en vertu de la Loi sur les Lois révisées du Canada
(1985), L.R.C. (1985), c. 40 (3e suppl.). Voir le Décret fixant au 12 décembre 1988 la
date d’entrée en vigueur des Lois révisées du Canada (1985), TR/88-227.
Un changement de cap après plus de 50 ans
537
requirements of clause 2921 which contains formal provisions.
He may refuse registration on the ground that the trade
mark is not registrable under clause 12 which I have already
explained. It defines what a registrable trade mark is, and provides that some marks cannot be regarded as being registrable.
Finally, the registrar may refuse on the ground that the applicant for registration is not the person entitled to registration if a
co-pending application discloses an earlier date of first use.
Now, clause 36 says that where the registrar is not satisfied
that the application should be rejected, he shall cause the application to be advertised in the manner prescribed. It leaves it
entirely open as to what manner will be prescribed.22 [Les
italiques sont nôtres.]
Ainsi, selon le témoin Osborne, le registraire, lorsqu’il exercerait les pouvoirs conférés par ce qui est aujourd’hui l’alinéa 37(1)c) de
la Loi, pourrait refuser une demande d’enregistrement si son requérant n’était pas la personne ayant droit de l’obtenir en raison d’une
demande en coinstance qui révèle une date antérieure de premier
emploi.
Quelle était donc la valeur de ce témoignage devant les parlementaires plus d’une année avant l’entrée en vigueur de la Loi ? Ces
témoignages peuvent-ils aider (ou même lier ?) les tribunaux des
décennies plus tard lorsqu’il s’agit d’interpréter une disposition de la
Loi ? Il est raisonnable de soutenir qu’en vue de favoriser un échange
complet, franc et exhaustif d’idées entre les parlementaires et les
témoins devant eux, chacun devait pouvoir s’exprimer librement,
sans crainte de jouer un rôle d’interprète législatif dont les opinions
spontanées, sur un article de loi, lieraient plus tard les tribunaux.
D’ailleurs, les parlementaires semblaient conscients que chacun
pouvait (et devait) s’exprimer librement devant le Standing Committee on Banking and Commerce puisque son président, le député
Cleaver23, indiquait, le même jour, ce qui suit au sujet d’échanges
relatifs à l’interprétation d’une autre disposition de la Loi :
21. La « clause » 29 à laquelle il est fait référence par monsieur Osborne deviendra
l’actuel article 30 de la Loi sur les marques de commerce suite à la refonte des lois du
Canada le 12 décembre 1988 en vertu de la Loi sur les Lois révisées du Canada
(1985), L.R.C. (1985), c. 40 (3e suppl.). Voir le Décret fixant au 12 décembre 1988 la
date d’entrée en vigueur des Lois révisées du Canada (1985), TR/88-227.
22. Canada, Standing Committee on Banking and Commerce, Minutes of Proceedings
and Evidence, No. 3 (28 avril 1953), p. 192.
23. Élu pour la première fois à la Chambre des communes le 14 octobre 1935 pour le
parti Libéral, le député de Halton (Ontario), Hughes Cleaver, fut réélu aux élections
générales tenues respectivement les 26 mars 1940, 11 juin 1945 et 27 juin 1949.
538
Les Cahiers de propriété intellectuelle
The CHAIRMAN : Time and again the courts have declined to
even look at discussions in committees when they are construing a statute, and I rather think that if overnight you would
have a look at that, you could come back to the committee with a
few added words that would leave no doubt that subclause (2)
means what you say it means.24
Ainsi, même le 28 avril 1953, la journée du témoignage de monsieur Osborne, tous ceux qui participaient à cette rencontre du Standing Committee on Banking and Commerce ont pu entendre la mise
en garde du député Cleaver à l’effet que leurs propos seraient d’un
secours très limité pour interpréter, à une date future, l’une ou
l’autre des dispositions de la nouvelle Loi.
Plus de cinquante ans plus tard, le juge Shore était du même
avis ; il notait de plus que la Cour suprême du Canada, sous la plume
du juge Cory, dans l’arrêt R. c. Heywood25 accordait peu de poids à la
preuve historique dans le contexte de l’interprétation législative :
[...] Il est douteux que l’on puisse admettre les débats législatifs
pour déterminer l’intention du législateur dans l’interprétation
d’une loi [...] Notre Cour a, à maintes reprises, statué que
l’historique législatif n’est pas admissible comme preuve de
l’intention du législateur dans le cadre de l’interprétation des
lois [...]
Il est évident que l’historique législatif peut être admissible
dans le but plus général de démontrer le méfait auquel le législateur tentait de remédier [...]
On a néanmoins avancé des motifs convaincants pour soutenir
que l’historique législatif ou les débats ne sont pas admissibles comme preuve de l’intention du législateur en matière
d’interprétation des lois. On invoque également un grand nombre de ces mêmes motifs pour établir qu’il faudrait accorder peu
d’importance à ces documents même dans les cas où ils sont
admis. Le principal problème de l’utilisation de l’historique
législatif est sa fiabilité. Premièrement, l’intention de certains
24. Canada, Standing Committee on Banking and Commerce, Minutes of Proceedings
and Evidence, No. 3 (28 avril 1953), p. 216.
25. R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761.
Un changement de cap après plus de 50 ans
539
députés n’est pas toujours la même que celle de l’ensemble du
Parlement. En conséquence, on peut affirmer que la volonté
générale du législateur ne peut se dégager qu’à partir du libellé
même des dispositions adoptées. [...]26
Les débats législatifs ne pouvaient donc pas fournir une clé
d’interprétation fiable en ce qui concerne l’alinéa 37(1)c) de la Loi.
3.2 La cohérence interne de la Loi
Le registraire plaidait également que celui-ci devait nécessairement référer à l’article 16 de la Loi pour interpréter l’alinéa 37(1)c)
dans la mesure où l’expression « le requérant n’est pas la personne
qui a droit à l’enregistrement » est une invitation à examiner l’article
16 pour déterminer justement si ce requérant est ou n’est pas la personne qui a droit à l’enregistrement sollicité.
Selon le registraire, d’autres dispositions de la Loi qui évoquent
la notion de « personne ayant droit à l’enregistrement » requièrent
un examen de l’article 16 qui permet de déterminer, en toutes circonstances, quand une personne a droit à un enregistrement. Cet
article se lit ainsi :
16. (1) Tout requérant qui a produit une demande selon l’article
30 en vue de l’enregistrement d’une marque de commerce qui
est enregistrable et que le requérant ou son prédécesseur en
titre a employée ou fait connaître au Canada en liaison avec des
marchandises ou services, a droit, sous réserve de l’article 38,
d’en obtenir l’enregistrement à l’égard de ces marchandises ou
services, à moins que, à la date où le requérant ou son prédécesseur en titre l’a en premier lieu ainsi employée ou révélée, elle
n’ait créé de la confusion :
a) soit avec une marque de commerce antérieurement
employée ou révélée au Canada par une autre personne ;
b) soit avec une marque de commerce à l’égard de laquelle
une demande d’enregistrement avait été antérieurement
produite au Canada par une autre personne ;
26. R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, pages 787-788.
540
Les Cahiers de propriété intellectuelle
c) soit avec un nom commercial qui avait été antérieurement employé au Canada par une autre personne.
(2) Tout requérant qui a produit une demande selon l’article 30
en vue de l’enregistrement d’une marque de commerce qui est
enregistrable et que le requérant ou son prédécesseur en titre a
dûment déposée dans son pays d’origine, ou pour son pays
d’origine, et qu’il a employée en liaison avec des marchandises
ou services, a droit, sous réserve de l’article 38, d’en obtenir
l’enregistrement à l’égard des marchandises ou services en
liaison avec lesquels elle est déposée dans ce pays et a été
employée, à moins que, à la date de la production de la
demande, en conformité avec l’article 30, elle n’ait créé de la
confusion :
a) soit avec une marque de commerce antérieurement
employée ou révélée au Canada par une autre personne ;
b) soit avec une marque de commerce à l’égard de laquelle
une demande d’enregistrement a été antérieurement produite au Canada par une autre personne ;
c) soit avec un nom commercial antérieurement employé
au Canada par une autre personne.
(3) Tout requérant qui a produit une demande selon l’article 30
en vue de l’enregistrement d’une marque de commerce projetée
et enregistrable, a droit, sous réserve des articles 38 et 40, d’en
obtenir l’enregistrement à l’égard des marchandises ou services
spécifiés dans la demande, à moins que, à la date de production
de la demande, elle n’ait créé de la confusion :
a) soit avec une marque de commerce antérieurement
employée ou révélée au Canada par une autre personne ;
b) soit avec une marque de commerce à l’égard de laquelle
une demande d’enregistrement a été antérieurement produite au Canada par une autre personne ;
c) soit avec un nom commercial antérieurement employé
au Canada par une autre personne.
Un changement de cap après plus de 50 ans
541
(4) Le droit, pour un requérant, d’obtenir l’enregistrement
d’une marque de commerce enregistrable n’est pas atteint par
la production antérieure d’une demande d’enregistrement
d’une marque de commerce créant de la confusion, par une
autre personne, à moins que la demande d’enregistrement de la
marque de commerce créant de la confusion n’ait été pendante à la date de l’annonce de la demande du requérant selon
l’article 37.
(5) Le droit, pour un requérant, d’obtenir l’enregistrement
d’une marque de commerce enregistrable n’est pas atteint par
l’emploi antérieur ou la révélation antérieure d’une marque de
commerce ou d’un nom commercial créant de la confusion, par
une autre personne, si cette marque de commerce ou ce nom
commercial créant de la confusion a été abandonné à la date de
l’annonce de la demande du requérant selon l’article 37.
L’article 38 de la Loi qui régit la procédure d’opposition est un
cas qui requiert un examen de l’article 16 de la Loi : ainsi, le paragraphe 38(2) qui décrit les différents motifs d’opposition mentionne
qu’une opposition à l’enregistrement d’une marque de commerce
peut être fondée sur le fait qu’un requérant n’est pas la personne
ayant droit à l’enregistrement :
38. (2) Cette opposition peut être fondée sur l’un des motifs suivants :
a) la demande ne satisfait pas aux exigences de l’article 30 ;
b) la marque de commerce n’est pas enregistrable ;
c) le requérant n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement ;
d) la marque de commerce n’est pas distinctive.
Dans le cadre d’une opposition, afin de déterminer si un requérant est ou n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement, il
faut nécessairement référer à l’article 16 pour résoudre cette question et départager les droits des parties.
542
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Il en va de même au sujet de l’article 18 de la Loi qui concerne la
procédure judiciaire en radiation et qui requiert pour sa compréhension un examen de l’article 16 de la Loi. Cet article 18 se lit ainsi :
18. (1) L’enregistrement d’une marque de commerce est invalide dans les cas suivants :
a) la marque de commerce n’était pas enregistrable à la
date de l’enregistrement ;
b) la marque de commerce n’est pas distinctive à l’époque
où sont entamées les procédures contestant la validité de
l’enregistrement ;
c) la marque de commerce a été abandonnée.
Sous réserve de l’article 17, l’enregistrement est invalide si
l’auteur de la demande n’était pas la personne ayant droit de
l’obtenir.
(2) Nul enregistrement d’une marque de commerce qui était
employée au Canada par l’inscrivant ou son prédécesseur
en titre, au point d’être devenue distinctive à la date d’enregistrement, ne peut être considéré comme invalide pour la seule
raison que la preuve de ce caractère distinctif n’a pas été
soumise à l’autorité ou au tribunal compétent avant l’octroi de
cet enregistrement.
Le paragraphe 18(1) in fine prévoit expressément que l’enregistrement d’une marque de commerce est invalide si l’auteur de la
demande n’était pas la personne ayant droit à l’obtenir. Comme pour
le paragraphe 38(2), il faut nécessairement référer à l’article 16 pour
résoudre cette question et déterminer si l’auteur d’une demande peut
ou non conserver son enregistrement dans le cadre d’une demande
en radiation fondée sur le paragraphe 18(1) in fine.
Toutefois, qu’en est-il de l’alinéa 37(1)c) ? Comme pour les articles 38 et 18 de la Loi, un examen de l’article 16 était-il nécessaire
pour répondre à la question posée par l’alinéa 37(1)c) ? Le juge Shore
a répondu par la négative en soulignant que le terme employé à
l’alinéa 37(1)c) (« le requérant n’est pas la personne qui a droit à
l’enregistrement de la marque de commerce parce que cette marque
crée de la confusion avec une autre marque de commerce en vue de
Un changement de cap après plus de 50 ans
543
l’enregistrement de laquelle une demande est pendante ») est différent de celui utilisé pour les articles 38 et 18. Selon le juge Shore, il
est possible de comprendre l’alinéa 37(1)c) sans pour autant faire
référence à l’article 16 ; toutefois, les articles 18 et 38 ne sont pas
complets sans faire référence à l’article 16.
Finalement, toujours selon le juge Shore, une lecture de l’article 16 confirme que cette disposition est applicable seulement après
que le registraire ait complété la procédure d’examen. En effet, une
lecture des paragraphes 16(4) et 16(5) de la Loi confirme clairement
l’existence, dans ces dispositions, de dates pertinentes qui se situent
à la date de l’annonce de la demande d’un requérant, soit après
l’étape de l’examen en vertu de l’article 37. Il est donc clair que
l’article 16 trouve application dans le cadre de procédures de nature
contentieuse (soit la procédure d’opposition en vertu de l’article 38 ou
encore la demande de radiation judiciaire en vertu de l’article 18) qui
ont lieu après l’étape de l’examen.
3.3 L’importance de l’emploi en matière de marques de
commerce
Le registraire argumentait également qu’au Canada, l’emploi
est un pivot central dans l’acquisition, le maintien et l’exécution des
droits en matière de marques de commerce. Selon le registraire,
aucun droit dans une marque de commerce ne naît spontanément ;
c’est par l’entremise du temps et de l’emploi qu’une marque prend
une valeur suffisante pour donner lieu à certains droits27. Ainsi,
puisque le concept d’« emploi » est important tant en common law
qu’en vertu de la Loi sur les marques de commerce, le registraire doit
avoir la juridiction de rejeter une demande sur la base d’un emploi
antérieur.
Le registraire n’a toutefois pas pu convaincre le juge Shore. S’il
est vrai que l’emploi est un pivot central dans l’acquisition, le maintien et l’exécution de droits en matière de marques de commerce, la
jurisprudence a toujours exigé que cet emploi soit démontré afin
qu’on puisse reconnaître des droits dans une marque de commerce28.
La notion d’« emploi » est d’ailleurs si importante que la Cour d’appel
27. Effigi Inc. c. Procureur général du Canada (2004), 35 C.P.R. (4th) 307, 2004 CF
1000 (C.F., le juge Shore), où l’argument du registraire est présenté au paragraphe
36.
28. La notion d’« emploi » est définie aux articles 2 et 4 de la Loi sur les marques de commerce.
544
Les Cahiers de propriété intellectuelle
fédérale, dans l’arrêt Plough (Canada) Ltd. c. Aerosol Fillers Inc.29, a
exigé d’une entité qui allègue un emploi de marque qu’elle apporte
des éléments factuels afin de permettre à la Cour de décider si
l’emploi allégué est conforme aux exigences de la définition
d’« emploi » mentionnée aux articles 2 et 4 de la Loi. Dans les
circonstances, il était donc pour le moins surprenant que le registraire plaide que d’une part, la notion d’« emploi » était très importante (ce qui est vrai) mais que, d’autre part, cette importance [de la
notion d’« emploi »] permettrait ainsi au registraire de rejeter au
niveau de la procédure d’examen, une demande d’enregistrement
(comme la demande de Effigi pour sa marque MAISON UNGAVA)
sur la base d’un prétendu emploi antérieur, alors que rien ne permettait de vérifier la réalité de cet emploi antérieur à cette étape de
la procédure. D’ailleurs, celui qui demande l’enregistrement d’une
marque de commerce sur la base du paragraphe 30b) de la Loi doit
simplement indiquer la date à compter de laquelle il emploie la
marque dont il demande l’enregistrement. Puisque le registraire n’a
pas autorité pour demander plus de renseignements au niveau de
l’examen, le juge Shore en est venu à la conclusion que le registraire
ne peut, au niveau de la procédure d’examen, rendre une décision
complète sur la question d’un emploi antérieur allégué. Le juge
Shore ajoutait :
[41] Le Registraire lui-même reconnaît ceci. Dans l’affaire Unitel International Inc. c. Canada (Registraire des marques de
commerce)30, la demanderesse a produit une demande d’enregistrement le 14 juin 1990, fondant sa demande sur un emploi
remontant au moins au 8 juillet 1985. Le Registraire a rejeté
cette demande parce qu’une autre compagnie a produit une
demande d’enregistrement pour une marque de commerce très
similaire fondant sa demande sur un emploi remontant au 19
septembre 1977. La demanderesse, en communiquant avec le
Registraire, a soumis que l’autre compagnie n’avait pas employé la marque de commerce depuis le 19 septembre 1977. Le
Registraire a rejeté cette prétention, énonçant :
[...] Toutefois, au cours de la procédure d’examen, la pratique est de traiter une date de premier emploi reven29. Plough Canada Ltd. c. Aerosol Fillers Inc., [1981] 1 C.F. 679 (C.A.F., le juge en chef
Thurlow et les juges Heald et Urie).
30. Unitel International Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1999]
A.C.F. no 46 (QL) ; il s’agit de la décision de la section de première instance de la
Cour fédérale qui a été à l’origine de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Unitel
International Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce) (2000), 9 C.P.R.
(4th) 127 (C.A.F., les juges Létourneau, Rothstein et McDonald).
Un changement de cap après plus de 50 ans
545
diquée comme exacte. On considère que l’endroit indiqué
pour l’examen de contestations de dates revendiquées,
c’est la procédure d’opposition ou une procédure judiciaire,
qui comportent le cadre procédural et les mécanismes de
preuve adaptés à des questions contestées de cette nature.
[...]31
La procédure d’examen n’est pas une procédure adéquate pour
déterminer si une marque de commerce a été employée antérieurement à une autre.32
3.4 Les motifs de l’arrêt Unitel International Inc.
Finalement, le registraire plaidait que l’arrêt Unitel International Inc.33 n’avait pas tranché la question de l’interprétation de
l’alinéa 37(1)c) et que, par conséquent, l’analyse de la Cour d’appel à
ce sujet ne constituait qu’un obiter.
Le juge Shore était aussi d’avis que les commentaires de la
Cour d’appel au sujet de l’alinéa 37(1)c) étaient des opinions incidentes ; toutefois, selon le magistrat, les motifs de la Cour étaient clairs
et portaient directement sur la question en litige. Ainsi, même si les
motifs de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Unitel International
Inc. ne le liaient pas, le juge Shore leur a toutefois trouvé un caractère très persuasif puisqu’en vertu de l’alinéa 37(1)c), « la seule question à trancher est de savoir s’il y a confusion entre la marque de
commerce [de Effigi] et celle pour laquelle une demande d’enregistrement est déjà en instance ».
Le juge Shore a donc conclu que les motifs énoncés par le registraire dans sa décision du 14 novembre 2003 ne respectaient pas les
dispositions de l’alinéa 37(1)c) : le registraire n’a aucune juridiction
pour considérer un emploi allégué afin de rejeter une demande
d’enregistrement, comme celle de Effigi pour sa marque MAISON
UNGAVA, en vertu de l’alinéa 37(1)c) de la Loi. Le juge Shore
accueillait ainsi l’appel de Effigi et ordonnait donc au registraire
qu’il approuve la publication et annonce la demande pour la marque
31. Unitel International Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce), [1999]
A.C.F. no 46 (QL), par. 6 où les propos du registraire sont repris par le juge Pinard.
32. Effigi Inc. c. Procureur général du Canada (2004), 35 C.P.R. (4th) 307, 2004 CF
1000 (C.F., le juge Shore), par. 41.
33. Unitel International Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce) (2000), 9
C.P.R. (4th) 127 (C.A.F., les juges Létourneau, Rothstein et McDonald).
546
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de commerce MAISON UNGAVA dans le Journal des marques de
commerce.
4. L’appel devant la Cour d’appel fédérale
Suite à un appel de la part du registraire devant la Cour d’appel
fédérale, cette dernière, par arrêt rendu le 10 mai 2005, a confirmé la
décision du juge Shore34.
Écrivant au nom de la Cour, le juge Décary a indiqué que la
question soulevée par l’appel du registraire avait bel et bien été
tranchée par la Cour presque cinq ans plus tôt dans l’arrêt Unitel
International Inc.35 quand il a été décidé, au paragraphe 2 de cet
arrêt, que le registraire était obligé de rejeter la demande d’enregistrement présentée par la société Unitel International Inc. parce
qu’elle créait de la confusion avec la demande d’une autre société,
laquelle avait été antérieurement produite et était donc « pendante »
au sens de l’alinéa 37(1)c).
Dans ses motifs, le juge Décary a également confirmé que le
registraire n’a aucune autorité pour référer à l’article 16 au moment
où il procède à l’examen d’une demande d’enregistrement en vertu de
l’article 37 : l’article 37 est un « code complet qui régit la procédure
d’examen d’une demande d’enregistrement ».
De plus, l’approche cinquantenaire suivie par le registraire
pouvait être source d’injustice :
[10] [...] Dans le cours normal des choses, le registraire examine sommairement les demandes dans un ordre chronologique, commençant par celle dont la date de production est la
plus ancienne. S’il n’existe pas de confusion avec une marque
pendante lorsque la demande est produite et si les autres exigences du paragraphe 37(1) sont rencontrées, la demande est
acceptée pour fins d’annonce par le registraire et quiconque se
réclame d’un emploi antérieur et de confusion avec sa propre
marque peut produire une déclaration d’opposition en vertu de
l’article 38. Or, selon la pratique actuellement suivie par le
registraire, des délais administratifs dont la responsabilité ne
saurait incomber à un premier requérant auraient pour effet de
contraindre celui-ci à se transformer en opposant pour peu
34. Procureur général du Canada c. Effigi Inc., 2005 CAF 172 (C.A.F., les juges Décary,
Létourneau et Pelletier).
35. Unitel International Inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce) (2000), 9
C.P.R. (4th) 127 (C.A.F., les juges Létourneau, Rothstein et McDonald).
Un changement de cap après plus de 50 ans
547
qu’un requérant subséquent se soit manifesté avec une allégation de confusion et d’emploi antérieur. Le procureur du
registraire a été incapable, lors de l’audition, de nous citer
quelque inconvénient que ce soit auquel une politique de « premier rendu, premier servi » pourrait mener en termes d’administration de la Loi.36
Le juge Décary en est donc venu à la conclusion qu’une politique
de « premier rendu, premier servi » serait plus logique et plus facile
d’application que celle suivie par le registraire qui accordait un traitement préférentiel aux demandes d’enregistrement subséquemment produites mais qui revendiquaient un emploi antérieur.
Finalement, une politique de « premier rendu, premier servi »
ne fait pas violence à l’importance qu’il faut accorder à la notion
d’« emploi » en matière de marques : ce n’est pas parce qu’un emploi
est allégué dans une deuxième demande d’enregistrement qu’on doit
rejeter la première qui n’allègue pas un emploi qui est antérieur à
l’emploi allégué dans la deuxième demande :
[11] Le procureur du registraire fait grand cas de l’importance
qu’il faut accorder à l’emploi antérieur dans la protection des
marques de commerce. Ce n’est pas faire ombrage à cette
importance que d’imposer au second requérant qui se réclame
d’un emploi antérieur sur la foi d’une simple allégation (voir
Marineland Inc. c. Marine Wonderland and Animal Park Limited, [1974] 2 C.F. 558, p. 567, j. Cattanach) l’obligation d’avoir
recours à la procédure d’opposition pour établir, sur la foi d’une
preuve plus étayée, son droit à l’enregistrement sur la base d’un
emploi antérieur.37
5. Conclusion
Un effet immédiat de l’arrêt de la Cour d’appel fédérale du 10
mai 2005 est la publication par le Bureau des marques de commerce
d’un nouvel énoncé de pratique le 19 mai 200538 :
Le présent énoncé de pratique a pour but de préciser les pratiques actuelles du Bureau des marques de commerce et l’inter36. Procureur général du Canada c. Effigi Inc., 2005 CAF 172 (C.A.F., les juges Décary,
Létourneau et Pelletier), par. 10.
37. Procureur général du Canada c. Effigi Inc., 2005 CAF 172 (C.A.F., les juges Décary,
Létourneau et Pelletier), par. 11.
38. Énoncé de pratique publié dans le Journal des marques de commerce le 25 mai 2005
(vol. 52, no 2639, p. 389).
548
Les Cahiers de propriété intellectuelle
prétation faite par le Bureau de certaines dispositions de la Loi.
Toutefois, en cas de divergence entre le présent énoncé et la loi
applicable, c’est la loi qui prévaudra.
Aux termes de l’alinéa 37(1)c) de la Loi sur les marques de commerce, le registraire rejette une demande d’enregistrement
d’une marque de commerce s’il est convaincu que le requérant n’est pas la personne qui a droit à l’enregistrement de la
marque de commerce parce que cette marque crée de la confusion avec une autre marque de commerce en vue de l’enregistrement de laquelle une demande est pendante.
Au cours du processus d’examen, le registraire ne tiendra plus
compte des dates de premier emploi ou de révélation en tant
que considération pertinente en vertu de l’alinéa 37(1)c) de la
Loi [Procureur Général du Canada c. Effigi Inc., (non publié,
Dossier : A-432-04)]. En conséquence, lorsque des marques en
instance créent de la confusion, le requérant détenteur de
la date de production ou de la date de priorité antérieure
sera considéré comme étant la personne ayant droit à l’enregistrement de la marque de commerce.
Lorsque le Bureau des marques de commerce considère que
les dispositions de l’alinéa 37(1)c) s’appliquent, un requérant
ayant produit une demande à une date ultérieure mais revendiquant une date antérieure de premier emploi ou de révélation,
qui désire s’opposer à la demande antérieure, pourra demander
des prorogations de délai en attendant la fin des procédures
d’opposition.
Un résultat important de l’arrêt Effigi et du nouvel énoncé de
pratique est que, dorénavant, toutes les demandes d’enregistrement
sont traitées sur un pied d’égalité. Aucun traitement préférentiel
n’est accordé aux demandes d’enregistrement alléguant un emploi
au Canada. Pour les professionnels œuvrant dans le domaine des
marques de commerce ainsi que pour leurs clients, la conséquence
immédiate est que ceux qui souhaitent protéger cet actif important
qu’est une marque de commerce doivent produire une demande
d’enregistrement dès que possible puisque le traitement de faveur –
qui existait jusqu’à tout récemment – n’est plus accordé aux demandes alléguant un emploi. De plus, le propriétaire d’une marque de
commerce employée – mais non enregistrée – devra être vigilant et
Un changement de cap après plus de 50 ans
549
surveiller le Journal des marques de commerce afin de pouvoir
s’opposer, le cas échéant, à l’enregistrement d’une demande produite
sur base d’emploi projeté (ou même sur base d’emploi réel) si la date
de production de cette demande (ou encore la date de l’emploi allégué) est postérieure à la date de premier emploi de la marque de ce
propriétaire.
Vol. 17, no 3
À la recherche d’une propriété
perdue
Ysolde Gendreau*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 553
2. La propriété comme outil d’affranchissement . . . . . . . . 554
3. La remise en question de la propriété . . . . . . . . . . . . 558
4. La terminologie législative . . . . . . . . . . . . . . . . . . 566
4.1 Terminologie française . . . . . . . . . . . . . . . . . 567
4.2 Terminologie britannique. . . . . . . . . . . . . . . . 570
4.3 Terminologie canadienne . . . . . . . . . . . . . . . . 572
5. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 574
© Ysolde Gendreau, 2005.
* Professeure titulaire, Faculté de droit, Université de Montréal. L’auteur désire
remercier ici Me Claire Kusy pour sa collaboration à la recherche que nécessitait
ce texte.
551
1. Introduction
L’association du droit d’auteur à la propriété est une relation
qui est quelque peu difficile à établir en droit canadien. En effet, de
par la Constitution, le pouvoir en matière de droit d’auteur, tout
comme celui relatif au droit des brevets, relève de la compétence du
parlement fédéral1 et cet octroi de compétence est à contraster avec
celui concernant « la propriété et les droits civils » qui a été accordé
aux législatures provinciales2. De tels énoncés peuvent facilement
induire à penser que le droit d’auteur n’est pas une forme de propriété et contribuent à la croyance que le droit d’auteur serait même
une institution de droit public au même titre que le droit criminel.
Or, une analyse plus réaliste admet maintenant que le droit d’auteur
est une branche du droit privé qui, pour des raisons d’opportunité, a
été soustraite de la compétence provinciale pour être gérée par
le pouvoir fédéral3. Coupé d’un environnement notionnel, le droit
d’auteur canadien se développe sans que son appartenance à l’univers général de la propriété ne soit un sujet majeur de réflexion4.
On ne saurait en dire autant du droit d’auteur en GrandeBretagne et en France. Dans ces pays où sont nées les deux grandes
conceptions occidentales de cette matière, les interrogations sur le
caractère de propriété du droit d’auteur ont été nombreuses et la doctrine se penche régulièrement sur la question. En fait, il est intéressant de constater que le débat ne semble pas être clos ni dans un pays
ni dans l’autre. À plusieurs époques, on prend plaisir à revenir sur ce
sujet afin de toujours mieux cerner la nature du droit d’auteur.
L’objectif du présent texte est de faire le point sur ce sujet pour
mieux comprendre le statut du droit d’auteur en droit canadien. Le
caractère bijuridique du Canada fait en sorte qu’il peut s’avérer instructif d’examiner cette problématique tant en fonction du droit britannique que du droit français, même si les origines législatives
1. Art. 91 (23) de la Constitution.
2. Art. 92 (13) de la Constitution.
3. Voir W. Noel et L.B.Z. Davis, “ Some Constitutional Considerations in Canadian
Copyright Law Revision ”, (1981) 54 C.P.R. (2d) 17.
4. Bien sûr, la question en a néanmoins intéressé quelques-uns. Voir, infra, le texte
accompagnant les notes 36-47.
553
554
Les Cahiers de propriété intellectuelle
lointaines de la loi canadienne découlent sans conteste de la Loi de la
Reine Anne de 1710. Dans la mesure du possible, on cherchera à distinguer la question du statut du droit d’auteur en tant que propriété
de celle des justifications de son existence, quoique ce rapport ait été
très étroit à l’origine du droit d’auteur. En effet, on a eu recours
au concept de propriété pour donner au droit d’auteur sa forme
moderne. Cependant, les difficultés conceptuelles de cette association ont fait en sorte que le modèle du droit de propriété est contesté.
La terminologie législative pourrait, à cet égard, s’avérer instructive.
2. La propriété comme outil d’affranchissement
À moins d’un siècle de décalage, le droit d’auteur est né
dans des circonstances relativement semblables en Angleterre et en
France. Quand on compare leur évolution respective, il est frappant
de constater à quel point les contextes juridiques dans lesquels le
droit d’auteur est né faisaient tous deux peu de cas de la personne de
l’auteur. Autre ressemblance : le recours à la notion de propriété a
été un catalyseur puissant dans la profonde mutation qui s’est
opérée au XVIIIe siècle.
Il es t bien con n u qu e l es ori g i n es an g l ai s es
du droit d’auteur remontent à la Stationers’ Company, cette association d’imprimeurs-libraires qui contrôlaient le marché du livre5.
Le manuscrit était acheté de l’auteur, qui n’avait alors plus de rôle à
jouer dans le processus. Existait aussi un régime de lettres patentes
royales pour conférer un monopole d’impression qui était fondé sur
la prérogative royale et qui visait essentiellement certains types
d’œuvres : les lois du Parlement, les ouvrages juridiques, les livres de
l’Église d’Angleterre, les almanachs, les grammaires.
Deux forces se sont conjuguées vers la fin du XVIIe siècle pour
mettre fin à ce mode de fonctionnement : la remise en question de la
fonction de censure de la Stationers’ Company et les pensées de John
Locke sur la propriété. Les assises juridiques de la Stationers’ Company reposaient, en effet, sur un Printing Act de 1662 qui est venu à
terme en 1694. En ne renouvelant pas cette loi qui confirmait les
pouvoirs de la Stationers’ Company, le Parlement réagissait à un
courant d’idées qui s’élevait contre l’effet de censure que signifiait la
5. Plusieurs ouvrages et articles ont été consacrés à cette histoire. Parmi les plus
importants, voir D. Saunders, Authorship and Copyright (Londres, Routledge,
1992), aux p. 35-74 ; M. Rose, Authors and Owners (Cambridge, Harvard University Press, 1993).
À la recherche d’une propriété perdue
555
nécessité de passer par cette institution pour qu’un texte soit publié.
Plus importants pour nos fins, cependant, sont les écrits de Locke sur
la propriété dans ses Two Treatises of Government publiés pour la
première fois en 1690. C’est dans cet ouvrage que Locke a exposé sa
théorie selon laquelle le travail de l’homme est la base de son appropriation de ce qu’il a produit. Évidemment, cette théorie n’avait pas
été conçue spécifiquement en fonction des auteurs, mais elle venait
donner un nouvel élan à des opinions qui, dès 1666 avec la décision
dans Atkin’s Case, faisaient état d’un droit de propriété de l’auteur
sur son œuvre6.
L’aboutissement de ces mouvements a été la Loi de la Reine
Anne de 1710 : An Act for the Encouragement of Learning by Vesting
the Copies of Printed Books in the Authors, or Purchasers, of such
Copies, during the Times therein Mentioned. Casser le monopole de
la Stationers’ Company était un objectif très important, car le contrôle du marché du livre qu’exerçaient les membres de cette institution était perçu comme excessif. Une des règles qui perpétuaient
cette situation était celle qui faisait en sorte que seuls les imprimeurs-libraires étaient autorisés à être membres de la Stationers’
Company. La Loi de la Reine Anne allait établir clairement que les
auteurs étaient impliqués dans le processus de commercialisation de
leurs œuvres. Ce faisant, « the author was used primarily as a weapon against monopoly »7.
Malgré ces développements, il est loin d’être certain que l’octroi
de droits aux auteurs était sciemment perçu à cette époque comme
une reconnaissance d’un droit de propriété en leur faveur ; « [w]here
the governing powers recognized the authors’ rights over their
works, they did so in the ancient logic of the privilege »8. Ce n’est que
par la suite, avec les célèbres affaires de Millar c. Taylor9 et Donaldson c. Becket10, que les protagonistes de l’époque ont véritablement
commencé à articuler leurs droits en fonction d’un concept de propriété11, concept que la Loi de la Reine Anne aurait contribué à faire
éclore.
6.
Voir Rose, ibid., aux p. 23-24 ; M. Rose, « The Author as Proprietor : Donaldson v.
Becket and the Genealogy of Modern Authorship », dans B. Sherman et A. Strowel,
dirs, Of Authors and Origins (Oxford, Clarendon Press, 1994), p. 23, à la p. 28.
7. L.R. Patterson, Copyright in Historical Perspective (Nashville, Vanderbilt University Press, 1968), à la p. 147.
8. R. Chartier, « Figures of the Author », dans Sherman et Strowel, Of Authors and
Origins, supra, note 6, p. 7, à la p. 13.
9. (1769) 4 Burr. 2303 ; 98 E.R. 201.
10. (1774) 2 Bro. P.C. 19 ; 1 E.R.837.
11. B. Sherman et L. Bently, The Making of Modern Intellectual Property Law (Cambridge, Cambridge University Press, 1999), aux p. 11-42.
556
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Ce débat sur la propriété littéraire en Angleterre a trouvé écho
dans la France pré-révolutionnaire, où le commerce du livre était
régi par des privilèges royaux dont les objectifs – sécurité financière
des éditeurs et censure étatique – étaient semblables à ceux que
favorisait l’existence de la Stationers’ Company12. Des nombreux
acteurs politiques, philosophiques, et littéraires débattaient du bienfondé du concept de propriété dans le domaine des œuvres littéraires :
En effet quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si
un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations ; si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa
vie ; si ses propres pensées, les sentiments de son cœur ; la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point ; celle
qui l’immortalise ne lui appartient pas ? Quelle comparaison
entre l’homme, la substance même de l’homme, son âme, et le
champ, le pré, l’arbre ou la vigne que la nature offrait dans le
commencement également à tous et que le particulier ne s’est
approprié que par la culture, le premier moyen légitime de possession ? Qui est plus en droit que l’auteur de disposer de sa
chose par don ou par vente ?13
Tout comme les procès Millar c. Taylor et Donaldson c. Becket
l’illustrent en Angleterre, la France du XVIIIe siècle était un terrain
de conflits entre les librairies de la capitale et ceux de province :
La grande majorité des privilèges ayant été accordée à des
libraires parisiens, les libraires de provinces contestèrent cet
état des choses et eurent recours, en 1725, à l’avocat Louis
d’Héricourt. Son pamphlet soutenait, entre autres, que l’artiste
était propriétaire de son œuvre parce qu’il l’avait créée et qu’il
s’opérait un transfert de propriété lorsqu’il le cédait à l’éditeur
pour impression. Donc, « le Roi n’ayant aucun droit sur les
ouvrages des auteurs ne peut les transmettre à personne sans
le consentement de ceux qui s’en trouvent les légitimes propriétaires ». Ces idées influencèrent sans doute le Conseil du Roi
qui rendit des décisions favorables à la propriété des auteurs en
1749 (l’affaire Crébillon), 1761 (l’affaire des petites-filles de La
Fontaine), et en 1777 (l’affaire Fénelon). Cette évolution tend à
12. Sur le droit d’auteur pré-révolutionnaire, voir en général M.-C. Dock, Étude sur le
droit d’auteur (Paris, L.G.D.J., 1963).
13. D. Diderot, « Lettre historique et politique sur le commerce de la librairie (1763) »,
dans J. Baetens, dir., Le combat du droit d’auteur (Paris, Les Impressions Nouvelles, 2001), p. 27, à la p. 28.
À la recherche d’une propriété perdue
557
une reconnaissance du droit des auteurs. Une confirmation
législative du principe arriva par un arrêt du Conseil du Roi le
30 août 1777.14
C’est la Révolution, avec son objectif d’abolition des privilèges,
qui allait permettre le triomphe de l’idée que l’auteur peut être propriétaire de son œuvre et ainsi exercer des droits sur elle. D’ailleurs,
le titre de la loi de 1793, celle qui concerne le droit de reproduction,
fait directement référence à la propriété : Loi du 19-24 juillet 1793,
relative aux droits de propriété des auteurs d’écrits en tout genre, des
compositeurs de musique, des peintres et des dessinateurs. Il fait écho
à des discours prononcés lors du vote des décrets-lois fondateurs de
l’époque révolutionnaire, dont celui de Lakanal en 1791 :
De toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation,
celle dont l’accroissement ne peut, ni blesser l’égalité, ni donner
ombrage à la liberté, c’est, sans contredit, celle des productions
du génie ; et si quelque chose doit étonner, c’est qu’il ait fallu
reconnaître cette propriété, assurer son libre exercice par une
loi positive.15
ou encore à la célèbre formule de Le Chapelier : « La plus sacrée,
[...], la plus légitime, la plus inattaquable, et si je puis parler ainsi, la
plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage fruit de la
pensée d’un écrivain »16.
Depuis le traité de Locke en 1690, donc depuis un siècle, l’idée
de la propriété des auteurs sur leurs œuvres avait fait son chemin.
Mollement articulée avec la Loi de la Reine Anne en 1710, les idéaux
révolutionnaires lui donnent une nouvelle vigueur. Cependant, il
n’est pas certain que le recours à la notion de propriété ait été, dans
chaque pays aux moments où il s’est produit, le signal d’un véritable
changement de paradigme dans la réglementation du commerce des
œuvres. Plusieurs considèrent que le discours de la propriété n’avait
pas véritablement coupé les ponts avec l’ancien modèle des privilèges : les imprimeurs-libraires pouvaient simplement faire reposer
leur fonctionnement sur des assises conceptuelles qui avaient, pour
14. Y. Gendreau, « Genèse du droit moral dans les droits d’auteur français et anglais »,
(1988) 13 R.R.J. 41, à la p. 44 (références omises).
15. Cité dans A.-C. Renouard, Traité des droits d’auteurs dans la littérature, les sciences
et les beaux-arts (Paris, Jules Renouard & Cie, 1838), t. 1, p. 326.
16. Cité dans Renouard, ibid., p. 309.
558
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’essentiel, seulement changé de nom17. Il n’empêche que le raisonnement en termes de propriété avait fait son apparition et que s’amorçait, de part et d’autre de la Manche, un débat sur la propriété
littéraire qui dure jusqu’à nos jours. En effet, encore aujourd’hui, le
statut du droit d’auteur en tant que propriété est remis en question.
3. La remise en question de la propriété
Il serait faux de croire que l’arrivée du concept de la propriété
dans la conception du droit qui réglemente les échanges portant sur
les créations de l’esprit s’est produite sans opposition. Dans un
monde habitué à une économie fondée sur le commerce de biens tangibles, l’idée d’une « propriété » sur une création de l’esprit exige un
certain ajustement. La nature de l’objet en cause pose problème, bien
sûr ; mais l’étendue et la durée de ce nouveau droit qui y est associé
soulèvent également des interrogations sur le bien-fondé de son assimilation à la propriété en général. Dans les trois pays qui nous
concernent ici, soit la France, l’Angleterre, et le Canada, de sérieux
débats ont eu lieu à différentes époques.
C’est peut-être en France que le « malaise » de l’association du
droit d’auteur à la propriété s’est manifesté le plus rapidement. On
pourrait même dire que, dans ce pays, il est né avec le droit d’auteur
contemporain. La célèbre formule de Le Chapelier continue ainsi :
cependant c’est une propriété d’un genre tout différent des
autres propriétés. Quand un auteur a livré son ouvrage au
public, quand cet ouvrage est dans les mains de tout le monde,
que tous les hommes instruits le connaissent, qu’ils se sont
emparés des beautés qu’il contient, qu’ils en ont confié à leur
mémoire les traits les plus heureux, il semble que, dès ce
moment, l’écrivain a associé le public à sa propriété, ou plutôt la
lui a transmise tout entière. Cependant, comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la
pensée tirent quelques fruits de leur travail, il faut que, pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer du produit
de leur génie. Mais aussi, après le délai fixé, la propriété du
17. R. Chartier, « Foucault’s Chiasmus – Authorship between Science and Literature in
the Seventeenth and Eighteenth Centuries » dans M. Biagioli et P. Galison, dirs,
Scientific Authorship (New York, Routledge, 2003), p.13, à la p.18 ; Saunders,
supra, note 5, aux p. 55-56 ; Rose, « The Author as Proprietor », supra, note 6, aux p.
31-32 ; D. Burkitt, « Copyrighting Culture – The History and Cultural Specificity of
the Western Model of Copyright », [2001] I.P.Q. 146, aux p. 161-162.
À la recherche d’une propriété perdue
559
public commence, et tout le monde doit pouvoir imprimer,
publier, les ouvrages qui ont contribué à éclairer l’esprit
humain.18
Dans cette explication commencent à être articulées les ambiguïtés du droit d’auteur comme propriété : le concours d’intérêts
divergents des auteurs et du public sur le même objet ainsi qu’une
durée limitée. Ensemble, ces deux caractéristiques font que la qualification de propriété demeure approximative. Elle a d’ailleurs été
rejetée sans équivoque par Renouard dans son traité de 1838, un des
premiers en la matière, parce que :
la langue du droit ne saurait ici l’admettre, sans le fausser, et
sans lui faire faire divorce avec les caractères essentiels de
transmissibilité, de perpétuité, d’inviolabilité qui doivent toujours en demeurer inséparables.19
À la notion de propriété, Renouard reconnaît préférer nettement « l’expression droit de copie, employée par les Anglais et les
Allemands, [qui] est beaucoup plus juste »20. Ce serait d’ailleurs à lui
que l’on devrait l’expression « droit d’auteur » en remplacement de
« propriété littéraire »21.
Renouard n’est pas seul à rejeter la qualification de propriété
pour le droit d’auteur. La loi de 1866 qui prolonge la durée du droit à
50 ans après le décès de l’auteur abandonne le vocable de propriété
précisément parce que l’on considérait cette assimilation problématique22. Tant au dix-neuvième siècle qu’au vingtième siècle, des éléments de la doctrine considèrent que le concept de propriété ne
convient pas à un droit à durée déterminée dont l’objet, immatériel,
est au confluent d’intérêts trop divers23. Dans un tel contexte, il n’est
pas surprenant que d’aucuns aient cherché à trouver une nouvelle
18.
19.
20.
21.
22.
Supra, note 16.
Renouard, supra, note 15, p. 456-457.
Ibid., p. 456 (les soulignés sont dans le texte).
Burkitt, supra, note 17, à la p. 162.
P. Recht, Le droit d’auteur, une nouvelle forme de propriété (Paris, L.G.D.J., 1969) p.
55-56.
23. Voir, par exemple, A. Morillot, « De la nature du droit d’auteur », (1878) 7 Revue critique de législation et de jurisprudence (n.s.) 111 ; M.-A. Hermitte, « Le rôle des
concepts mous dans les techniques de déjuridiciarisation-L’exemple des droits
intellectuels », dans Archives de philosophie du droit, t. 30 (Paris, Sirey, s.d.), p. 331.
560
Les Cahiers de propriété intellectuelle
qualification au droit d’auteur : « droits intellectuels »24 ou encore
« droits de clientèle »25.
La référence à la propriété demeure toutefois tenace. Outre des
commentateurs célèbres qui y sont favorables26, la loi du 11 mars
1957, la première révision depuis les décrets révolutionnaires, porte
sur « la propriété littéraire artistique ». La codification des lois de
« propriété intellectuelle » de 1992 maintient la référence avec sa première partie sur « la propriété littéraire et artistique » dont l’article
L.111-1, reprend l’article premier de la loi de 1957, déclare que : « [l’]
auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa
création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable
à tous »27. Le débat n’est pourtant pas clos. S’agit-il d’un terme,
« d’abord utilisé pour sa force symbolique, [qui] rend compte de la
réalité sur le plan de la technique juridique »28 ? Bien sûr, la doctrine
contemporaine est très consciente de ces débats29. Lourdes de cette
histoire, les conclusions dans un sens ou dans l’autre que l’on y
trouve semblent toujours teintées de cette connaissance qui vient,
pour ainsi dire, diminuer leur force.
Si le débat français sur la nature de propriété du droit d’auteur
a pu naître en même temps que les premiers textes modernes sur ce
sujet, c’est peut-être parce que les penseurs français pouvaient tirer
profit des discussions fort élaborées qui avaient fait rage en Angleterre quelque temps après la Loi de la Reine Anne30. En effet, si le
concept de propriété a fait son apparition avec cette loi, son essor
s’est véritablement produit à l’occasion de deux procès célèbres du
24. E. Picard, Le droit pur (Bruxelles, Larcier, 1899), p. 121 ; J. Dabin, « Les droits intellectuels comme catégorie juridique », (1939) 59 Revue critique de législation et de
jurisprudence 413.
25. P. Roubier, « Droits intellectuels et droits de clientèle », [1935] Revue trimestrielle de
droit civil 285.
26. E. Pouillet, Traité théorique et pratique de la propriété littéraire et artistique et du
droit de représentation, 2e éd. (Paris, Marchal & Billard, 1894), p. 23 et s. ; F. Hepp,
« Le droit d’auteur ‘propriété incorporelle’ ? » (avril 1958) 19 R.I.D.A. 161.
27. C’est nous qui soulignons.
28. A. Lucas et H.-J. Lucas, Traité de la propriété littéraire et artistique, 2e éd. (Paris,
Litec, 2001), p. 27, no 23.
29. Voir, par exemple, P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, 5e éd. (Paris,
P.U.F.), 2004, p. 28-36, Lucas et Lucas, ibid., p. 24-29, nos 19-23 ; X. Linant de Ballefonds, Droits d’auteur et droits voisins, 2e éd. (Paris, Dalloz, 2004), p. 3-8, nos 9-25.
30. Pour une comparaison franco-britannique de l’évolution du concept de propriété
dans ce domaine, voir F. Rideau, La formation du droit de la propriété littéraire en
France et en Grande-Bretagne : une convergence oubliée (Aix-en-Provence, Presses
Universitaires d’Aix-Marseille), 2004. Voir toutefois A. Puttemans, Droits intellectuels et concurrence déloyale (Bruxelles, Bruylant, 2000), p. 25-26, no 17, qui met en
garde contre la traduction de « property » en « propriété ».
À la recherche d’une propriété perdue
561
XVIIIe siècle où s’opposaient droit de propriété et régime statutaire
particulier. Dans Millar c. Taylor31 et Donaldson c. Becket32, la
Chambre des Lords allait déterminer la nature du droit des auteurs
dans des procès pourtant connus sous le surnom de « Battle of the
Booksellers ». Pourquoi cette importance de l’auteur ? Depuis la Loi
de la Reine Anne, les libraires acquéraient des auteurs eux-mêmes
les droits qui leur permettaient d’imprimer les livres et, contrairement à la situation antérieure, ces droits avaient maintenant une
durée déterminée. Une idée s’est mise à germer dans l’esprit des
libraires au sujet de l’expiration des droits statutaires : si une loi est
une exception à la common law, « l’exception » de la durée fixe de
cette loi prend fin avec la fin du droit statutaire et la common law
antérieure – avec sa durée perpétuelle – pourrait alors reprendre ses
droits. Pour argumenter de la sorte, il faut d’abord admettre que le
droit que les auteurs peuvent céder aux libraires est d’une nature qui
admet la perpétuité. C’est ainsi que les libraires qui, à l’époque,
n’avaient pas vu d’un bon œil l’arrivée des auteurs dans le nouveau
régime, ont été amenés à valoriser le statut de ceux-ci parce que, en
tant que cessionnaires, ils devenaient avantagés par la reconnaissance d’un droit de propriété aux auteurs.
Millar c. Taylor a marqué le triomphe de la propriété perpétuelle des auteurs ; mais Donaldson c. Becket a coupé court à cette
vision en disant que la publication de l’œuvre signifiait une fusion du
copyright de common law pour soumettre l’œuvre de façon définitive
au régime statutaire. Indépendamment de la question du rapport
entre copyright de common law et copyright statutaire, ces débats
ont également signalé l’arrivée d’un discours sur la notion de propriété en droit d’auteur qui demeure jusqu’à nos jours33. En étant
relégué à la protection de l’œuvre avant sa publication, le copyright
de common law perd, de ce fait, son importance. On aurait pu
s’attendre à ce que cette diminution de son statut entraîne celle de
l’idée de propriété en général lorsqu’il est question de la nature du
droit d’auteur statutaire. Or, il semblerait qu’il n’en est rien et que
certains développements législatifs de la première moitié du XIXe
siècle, qui allaient jeter plusieurs bases du système contemporain,
ont continué de subir l’influence des débats sur le caractère de propriété du droit d’auteur34. Considérer le droit d’auteur comme un
31. Supra, note 9.
32. Supra, note 10.
33. Voir, entre autres, Rose, supra, note 5, surtout aux p. 67-112 ; Rose, supra, note 6 ;
Sherman et Bently supra, note 11, aux p. 9-59.
34. Voir C. Seville, Literary Copyright Reform in Early Victorian England (Cambridge,
Cambridge University Press, 1999), surtout aux p. 9-15.
562
Les Cahiers de propriété intellectuelle
droit de propriété semble même être fort bien accepté officiellement
de nos jours en Angleterre puisque l’article premier de l’actuelle Loi
sur le droit d’auteur déclare que « Copyright is a property right... »35.
Si l’on veut simplifier la question, l’acceptation de la qualification de propriété se fait au détriment de celle de simple monopole,
monopole dont les contours sont déterminés par la loi au gré de politiques diverses. C’est l’idée même du droit d’auteur qui est en cause
puisque le recours à l’une ou l’autre des conceptions aurait un impact
sur la portée du droit : un droit de propriété facilite l’expansion des
prérogatives et, par le fait même, limite les possibilités d’exceptions
tandis que le monopole fait du droit d’auteur un instrument plus
malléable36. En ces temps où le droit d’auteur est sollicité par des
acteurs sociaux de tous côtés, la caractérisation du droit d’auteur
selon cette alternative prend une importance renouvelée.
La même hésitation entre ces deux visions du droit d’auteur
existe au Canada. La compétence fédérale sur ce droit et la rareté
d’une doctrine active dans ce domaine font en sorte que les discussions sur la nature du droit d’auteur au Canada ressemblent davantage à celles qui ont cours en Angleterre qu’au débat doctrinal
français. On sent moins la nécessité de positionner le droit d’auteur
(et les autres droits de propriété intellectuelle) en fonction de la
summa divisio des droits réels et des droits personnels – ce qui
aurait été une démarche plus « civiliste »37– que le souci d’expliquer
la fonction de ce droit à travers sa qualification.
Certains commentateurs considèrent donc que le droit d’auteur
est un droit de propriété38. Ils arrivent à cette conclusion après une
étude du droit d’auteur en tant que phénomène autonome de création et non parce qu’ils cherchent à le placer dans le cadre conceptuel
du droit civil de la propriété. De récents travaux sur la nature du
droit d’auteur canadien à la lumière du Code civil du Québec permettent de croire que, sur un plan purement technique, le législateur
québécois envisagerait le droit d’auteur comme un droit de pro35. Copyright, Designs and Patents Act 1988, 1988, ch. 48, art. 1(1).
36. A. Strowel, « Droit d’auteur and Copyright : Between History and Nature », dans
Sherman et Strowel, supra, note 6, p. 235, à la p. 241.
37. Une analyse approfondie du droit d’auteur en ces termes était souhaitée par Louis
Baudouin. Voir L. Baudouin, Les aspects généraux du droit privé dans la province de
Québec (Paris, Dalloz, 1967), p. 353.
38. A. Perrault, « La propriété des œuvres intellectuelles », (1924-1925) 3 R. du D. 49 et
107 ; A.A. Keyes et C. Brunet, « A Rejoinder to ‘Canadian Copyright : Natural Property or Mere Monopoly’« , (1979) 40 C.P.R. (2d) 54.
À la recherche d’une propriété perdue
563
priété39. On peut toutefois s’interroger sur le poids qu’il faille accorder à cette détermination de la part d’un législateur auquel échappe
la compétence sur l’objet de sa classification – le droit d’auteur relève
clairement de la compétence du parlement fédéral –, d’autant qu’il
ne semble pas avoir prêté une véritable attention à l’ensemble de la
problématique de la propriété intellectuelle lors de la révision du
Code civil40.
L’opinion qui gagne du terrain est celle qui met de l’avant la
qualification de monopole. Dès 1880, Mignault y était favorable41.
L’idée a refait surface presque cent ans plus tard42 et continue de
faire des adeptes43. Bien sûr, on retrouve les mêmes arguments théoriques qu’en France et en Angleterre. Les assises statutaires sont
toutefois différentes. L’article 89 de la Loi canadienne sur le droit
d’auteur porte que « [n]ul ne peut revendiquer un droit d’auteur
autrement qu’en application de la présente loi ou de toute autre loi
fédérale ». Ce texte renforcerait l’idée que le droit d’auteur serait un
simple monopole44. Une telle interprétation semble pourtant constituer une pétition de principe, car rien ne devrait empêcher que ces
droits « statutaires » soient en fait des droits de propriété. La loi britannique appelle le droit d’auteur un droit de propriété, mais cette
déclaration n’a pourtant pas mis un terme au débat en droit anglais.
Quel que soit l’énoncé législatif, donc, le problème demeure le même.
À voir ce débat perdurer, il commence à devenir légitime de se
demander s’il pourra un jour connaître une issue. Depuis les célèbres
procès anglais du XVIIIe siècle, peu d’arguments nouveaux se sont
ajoutés et rien, en fait, qui n’ait été définitif. Au contraire, à travers
les prises de position, on dénote un souci de plus en plus marqué de
nuancer la conclusion. Les indices sont relativement nombreux. Si
l’on s’en tient aux réflexions canadiennes, on voit, par exemple,
39. Voir Y. Gendreau, « La nature du droit d’auteur selon le nouveau Code civil »
(1993-1994) 27 R.J.T. 85, à la p. 107.
40. On pense ici à la référence aux « droits de propriété intellectuelle et industrielle »
des articles 458 et 909 du Code et à la seule mention des brevets et marques de commerce, sans référence au droit d’auteur, à l’article 2684, à propos de l’hypothèque
conventionnelle.
41. P.-B. Mignault, « La propriété littéraire », (1880) 2 La Thémis 289, à la p. 367.
42. R.J. Roberts, « Canadian Copyright : Natural Property or Mere Monopoly », (1979)
40 C.P.R. (2d) 33.
43. P.-E. Moyse, « La nature du droit d’auteur : droit de propriété ou monopole ? »,
(1998) 43 R.D. McGill 507, p. 562 ; J.S. McKeown, Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 3e éd. (Toronto, Carswell, 2000), à la p. 4 ; D. Vaver,
Copyright Law (Toronto, Irwin Law, 2000), aux p 5-8 ; S. Handa, Copyright Law in
Canada (Toronto, Butterworths, 2002), à la p. 134.
44. McKeown, ibid.
564
Les Cahiers de propriété intellectuelle
MM. Keyes et Brunet déclarer que « le droit d’auteur s’exprime sous
la forme d’un droit de propriété »45. Un autre considère que « [a]
modern understanding of copyright reveals it to be closer in form to a
regulatory framework rather than a regime of property rights »46. Et
encore :
Il s’agit d’un droit exclusif et, pour ce qui est de la partie relative à l’exploitation commerciale de l’œuvre, d’un véritable
monopole de reproduction. C’est certainement pour mettre en
valeur ce trait que le terme de « propriété » – droit exclusif par
excellence – est souvent utilisé ou, comme nous l’avons vu,
débattu.47
Lorsque le sujet est abordé du point de vue du droit civil, il n’est
alors pas surprenant de lire que « la propriété conférée par le droit
d’auteur était d’un type différent de celle conférée par le
droit civil »48.
On peut justement se demander si la « propriété » qui est
évoquée dans un contexte de common law, qui est le contexte d’origine de l’ancêtre de la loi canadienne actuelle, a les mêmes connotations que la propriété de droit civil, l’autre tradition juridique du
pays. Le professeur Alain Strowel semble offrir la meilleure analyse
de cette question :
Certes , dans les pay s an g l o- s ax on s , on parl e couramment d’« intellectual property » et on qualifie parfois le
copyright de « property right », tout comme on utilise habituellement, en France et en Belgique, l’expression « propriété intellectuelle », et plus spécifiquement à propos du droit d’auteur,
« propriété littéraire et artistique ». Les termes « propriété » et
« property » couvrent cependant des institutions et des notions
juridiques différentes.
La notion de « property right » est très difficile à cerner en droit
anglo-américian ; elle s’oppose à la « propriété » du droit fran45. A.A. Keyes et C. Brunet, Le droit d’auteur au Canada – Propositions pour la révision
de la loi (Ottawa, Consommation et Corporations Canada, 1977), à la p. 3.
46. Handa, supra, note 43.
47. Moyse, supra, note 43.
48. N. Tamaro, « La dissociation de la propriété du Code civil des droits d’auteur :
l’exemple de la saisie », dans Service de la formation permanente, Barreau du Québec, Développements récents en droit de la propriété intellectuelle (1991) (Cowansville, Blais, 1991), p. 153, à la p. 238.
À la recherche d’une propriété perdue
565
çais sur plusieurs plans : la première est large, fragmentée et
limitée dans le temps, la seconde étroite, unitaire et perpétuelle.
S’il existe un équivalent de la notion française de propriété,
c’est dans la notion d’« ownership » qu’il se trouve. La notion de
« property » est, elle, beaucoup plus large : elle comprend non
seulement le droit de propriété (ownership), la propriété immobilière (estate) et divers intérêts (interests) à l’égard des choses
matérielles, mais aussi des droits comme les marques, les copyrights, les brevets et même des droits in personam susceptibles
d’être cédés ou transmis.
En France, le droit de propriété trouve sa source dans l’article
544 du Code civil, c’est une notion héritée du droit romain et qui
s’inscrit dans la structure rationnelle du code. À l’inverse, le
droit anglo-américain, qui n’a pas subi l’influence du droit
romain, marque sa préférence pour des notions plus empiriques, telles que l’intérêt (interest), et c’est pourquoi
d’ailleurs on parle souvent de « property interests » plutôt que
de « property » en général. En fait, l’ensemble des « intérêts »
(c’est-à-dire des droits, privilèges, pouvoirs et immunités) qu’il
est légalement possible d’avoir en regard d’une « chose », forme
la « propriété complète » sur cette chose (« complete property in
the thing »). Lorsqu’une personne a la « propriété complète » sur
une chose, on peut dire qu’elle en est « propriétaire » (« owner »).
Et même si une personne ne dispose pas de l’ensemble des
« intérêts » constituant la « propriété complète », mais seulement d’une série d’« intérêts » en rapport avec la chose, on la
qualifiera encore de « propriétaire » (« owner »).
Comme on le voit, le droit anglo-américain insiste sur les segments ou « interests » dont se compose la « property », d’où la
multiplicité des sens du terme « property », tandis qu’en régime
de droit civil, une vue unitaire de la propriété est adoptée qui
met l’accent sur l’« ownership » plutôt que sur des « intérêts »
juridiques particuliers.49
La propriété de common law serait donc plus souple que celle
du droit civil. Pourtant, c’est peut-être dans la tradition de common
law/copyright que l’on observe la plus grande réserve face à la quali49. A. Strowel, Droit d’auteur et copyright – Divergences et convergences (Bruxelles,
Bruylant, 1993), aux p. 123-124 (références omises).
566
Les Cahiers de propriété intellectuelle
fication du droit d’auteur comme propriété. Une multitude d’écrits
sur le sujet depuis une vingtaine d’années, tant en Angleterre qu’aux
États-Unis, fouille profondément les débats historiques des premières heures et apporte un éclairage contemporain qui fait une place de
choix à l’aspect « monopole » du droit50. Il devient quelque peu paradoxal d’observer que la contestation du statut de propriété serait
comparativement moins forte aujourd’hui en France, c’est-à-dire
dans un pays où ce concept de propriété serait pourtant plus rigide et
donc moins accommodant qu’en Angleterre.
Les débats sur la nature de propriété du droit d’auteur se
retrouvent essentiellement dans des discussions doctrinales. Cependant, on ne saurait dire qu’ils ont lieu en vase clos. Certes, la jurisprudence y fait parfois écho ; mais rares sont les tribunaux qui sont
appelés à camper directement les litiges qui leur sont soumis dans de
tels enjeux51. Ce dialogue peu soutenu entre doctrine et jurisprudence ne devrait toutefois pas occulter un troisième participant à
cette conversation : le législateur.
4. La terminologie législative
En effet, les termes que choisit un législateur pour désigner le
« droit d’auteur » et sa « propriété » sont susceptibles de révéler un
positionnement assez officiel sur la question de la nature du droit
d’auteur. Voilà pourquoi il pourrait s’avérer utile de recenser le vocabulaire que le législateur a choisi au fil du temps pour parler de droit
d’auteur. Cette terminologie pourra être comparée à celle que la doctrine a utilisée afin de voir s’il existe une corrélation quelconque
entre les réflexions doctrinales et l’énoncé législatif du droit. L’objectif étant d’apprécier le bilinguisme et le bijuridisme du droit d’auteur
50. Il est impossible de tout citer. Outre tous les textes de copyright, tant britanniques
que canadiens, qui ont été ici mentionnés, on peut également se référer à P. Drahos,
A Philosophy of Intellectual Property (Aldershot, Darmouth Publishing Ltd, 1996),
surtout aux p. 210-219.
51. On pense ici à l’affaire Compo : « ... copyright law is neither tort law nor property
law in classification, but is statutory law. It neither cuts across existing rights in
property or conduct nor falls between rights and obligations heretofore existing in
the common law. Copyright legislation simply creates rights and obligations upon
the terms and in the circumstances set out in the statute. This creature of statute
has been known to the law of England at least since the days of Queen Anne when
the first copyright statute was passed. It does not assist the interpretive analysis to
import tort concepts. The legislation speaks for itself and the actions of the appellant must be measured according to the terms of the statute. » : Compo Co. c. Blue
Crest Music Inc., [1980] 1 R.C.S. 357.
À la recherche d’une propriété perdue
567
canadien issu du droit britannique, la terminologie française sera
étudiée avant celle du droit britannique et du droit canadien.
4.1 Terminologie française
Les développements législatifs français en matière de droit
d’auteur ont connu essentiellement deux grandes périodes : l’époque
révolutionnaire et la seconde moitié du XXe siècle. Il devient alors
aisé d’identifier des évolutions terminologiques.
Compte tenu des débats politiques de l’époque, on ne sera pas
surpris de constater que le vocabulaire législatif français des premières heures du droit d’auteur soit empreint de références à la propriété. Si le titre du premier des deux décrets-lois fondateurs, Décret
relatif aux spectacles de 1791, ne renvoie ni au droit d’auteur ni à la
propriété comme le second, Décret relatif aux droits de propriété des
auteurs d’écrits en tout genre, des compositeurs de musique, des peintres et des dessinateurs de 1793, en revanche les textes des deux
décrets font référence aux « propriétaires de leurs ouvrages52 », à la
« propriété » et au « propriétaire53 ». Quelque dix ans plus tard, un
Décret concernant les droits des propriétaires d’ouvrages posthumes
de 1805 parle encore de « propriétés littéraires » et de « propriétaires »54. Son régime est étendu aux « propriétaires d’ouvrages dramatiques posthumes » l’année suivante55. En dernier lieu, on peut
mentionner le Décret contenant règlement sur l’imprimerie et la
librairie de 1810, où il est question du « droit de propriété [qui] est
garanti à l’auteur et à sa veuve56 ».
Contrairement à ces premiers temps du droit d’auteur français,
l’époque contemporaine n’est pas marquée par le désir de se distinguer de l’époque des privilèges royaux : assez de temps s’est écoulé
depuis l’époque révolutionnaire pour rendre cet aspect du débat
obsolète. Toutefois, les textes actuels demeurent le reflet de l’hésitation entre la qualification de propriété et celle d’un droit dont la
place dans le concept de propriété ne va pas nécessairement de soi.
52. Décret relatif aux spectacles, art. 5.
53. Décret relatif aux droits de propriété des auteurs d’écrits en tout genre, des compositeurs de musique, des peintres et des dessinateurs, art. 1 et 5. Voir aussi le Décret
interprétatif de celui du 19 juillet 1793 qui assure aux auteurs et artistes la propriété de leurs ouvrages.
54. Décret concernant les droits des propriétaires d’ouvrages posthumes, 1er considérant
et article 1.
55. Décret concernant les théâtres de 1806, art. 12.
56. Décret contenant règlement sur l’imprimerie et la librairie, art. 39.
568
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le texte fondamental, encore aujourd’hui, demeure la Loi sur la propriété littéraire et artistique de 1957, où l’on déclare que l’auteur jouit
« d’un droit de propriété incorporelle exclusif »57. Puisqu’il appartient
à l’auteur, ce droit se compose de « droits des auteurs » ou de « droits
de l’auteur » qui incluent des « droits patrimoniaux » et des « droits
intellectuels et moraux ». Les références à la propriété n’ont cependant pas disparu : il est toujours question de « propriété incorporelle », de « droits de propriété des auteurs d’écrits en tout genre »
(reprise du titre du décret de 1793), de « droits des propriétaires
d’ouvrages posthumes » (reprise du titre du décret de 1805), et de
« propriété des ouvrages littéraires et artistiques ». Bref, l’ancien
vocabulaire persiste, mais il côtoie de nouvelles expressions.
Deux temps forts ont suivi la loi de 1957. Tout d’abord, il y a eu
les amendements de 1985 pour procéder à certaines mises à jour,
dont surtout l’introduction d’un régime de droits voisins. Le titre
de la loi modificatrice est Loi relative aux droits d’auteur et aux
droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et
de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle.
On n’y traite que de « droit d’auteur » au singulier ou au pluriel, de
« droits d’exploitation », ou de « droits patrimoniaux ». On pourrait
ainsi être porté à croire que les notions liées à la propriété ont perdu
du terrain.
Ce serait oublier l’autre développement législatif d’importance :
la codification des diverses lois de propriété intellectuelle en 1992
dans un Code de la propriété intellectuelle. Certes, si l’on cherche à
amalgamer le droit d’auteur avec la propriété industrielle, il faut
bien trouver une dénomination parapluie et celle de « propriété intellectuelle » est la plus commune. D’ailleurs, elle n’a pas empêché le
maintien de l’ancienne terminologie : la première partie du Code est
consacrée à « La propriété littéraire et artistique » qui se divise, en
un livre premier sur « Le droit d’auteur » et un livre deuxième sur
« Les droits voisins du droit d’auteur » avant un livre troisième sur
des dispositions générales communes aux deux types de droits. On
pourrait même dire que la codification a clarifié les rapports entre les
divers termes, la propriété littéraire et artistique étant l’expression
qui chapeaute le droit d’auteur et les droits voisins.
La doctrine contemporaine française reflète ce va-et-vient
législatif entre « propriété » et « droit d’auteur », quoique l’on dénote
une préférence pour le terme propriété littéraire et artistique. Si le
57. Loi du 11 mars 1957, art. 1.
À la recherche d’une propriété perdue
569
traité qui a dominé la seconde moitié du XXe siècle, celui d’Henri
Desbois, s’intitule Le droit d’auteur en France, plusieurs ouvrages
postérieurs à celui-ci demeurent fidèles à l’appellation de propriété : le Précis Dalloz de Colombet58, le cours d’André Françon59, le
mémento de Pierre Sirinelli60, le Précis de Pierre-Yves Gautier61,
sans oublier, bien sûr, le traité des frères Lucas62. Le terme « droit
d’auteur » n’a pas pour autant disparu : c’est celui qu’ont choisi
André Bertrand63, Xavier Linant de Bellefonds64 et, plus récemment,
Frédéric Pollaud-Dulian65. Ce dernier explique d’ailleurs ainsi son
choix :
C’est [...] une des raisons pour lesquelles nous préférons, pour
désigner les droits qui naissent de la création d’œuvres de
l’esprit, l’expression de « droit d’auteur » à celle, traditionnelle
de « propriété littéraire et artistique » : elle a l’avantage de
manifester l’originalité de ce droit.66
Malgré ces divergences quant au nom de la matière, une constante émerge : une nette préférence pour le terme « titulaire » pour
désigner la personne qui détient les droits sur l’œuvre, le terme « propriétaire » étant davantage réservé à la propriété d’objets matériels.
Le mouvement pourrait être plus marqué, mais l’on ne peut que
constater un abandon progressif de l’imaginaire de la propriété, certes plus lent dans la doctrine, en faveur d’un vocabulaire qui en fait
abstraction. Les enjeux politiques n’étant pas les mêmes qu’à l’époque de la naissance du droit d’auteur, on ne saurait retrouver
aujourd’hui la même détermination de changement que lorsqu’il
était question de se distinguer du régime des privilèges. D’ailleurs,
les distinctions théoriques entre droit d’auteur et droits voisins, qui
sont propres aux pays de tradition de droit d’auteur, engendrent la
nécessité de trouver un terme qui unit ces deux concepts afin de les
opposer à la propriété industrielle qui, elle aussi, recouvre plusieurs
58. C. Colombet, Propriété littéraire et artistique et droits voisins, 9e éd. (Paris, Dalloz,
1999.
59. A. Françon, Cours de propriété littéraire, artistique et industrielle (Paris, Les Cours
de droit, 1999).
60. P. Sirinelli, Propriété littéraire et artistique, 2e éd. (Paris, Dalloz, 2003).
61. P.-Y. Gautier, Propriété littéraire et artistique, 5e éd. (Paris, P.U.F., 2004).
62. A. Lucas et H.-J. Lucas, Traité de la propriété littéraire et artistique, 2e éd. (Paris,
Litec, 2001).
63. A. Bertrand, Le droit d’auteur et les droits voisins, 2 e éd. (Paris, Dalloz, 1999).
64. X. Linant de Bellefonds, Droits d’auteur et droits voisins, 2e éd. (Paris, Dalloz, 2004).
65. F. Pollaud-Dulian, Le droit d’auteur (Paris, Economica, 2005).
66. Ibid., p. 43, no 55.
570
Les Cahiers de propriété intellectuelle
types de droits. Une telle préoccupation est absente de la recherche
terminologique britannique.
4.2 Terminologie britannique
En Angleterre, la situation se présente différemment. L’évolution est graduelle, mais palpable.
Le titre de la Loi sur la Reine Anne ne comprend ni propriété ni
« copyright », quoiqu’il y soit question de « copies » : An Act for the
Encouragement of Learning, by vesting the Copies of printed Books in
the Authors or Purchasers of such Copies, during the times therein
mentioned. Les titres des lois qui ont immédiatement suivi la Loi de
la Reine Anne sont fortement inspirés par son libellé : An Act for the
Encouragement of the Arts of designing, engraving, and etching Historical and other Prints, by vesting the Properties thereof in the Inventors and Engravers, during the Time therein mentioned67 ; An Act to
amend and render more effectual an Act made in the Eighth Year of
the Reign of King George the Second, for the Encouragement of
the Arts of designing, engraving, and etching Historical and other
Prints ; and for vesting in and securing to Jane Hogarth, Widow, the
Property in certain Prints68 ; An Act for enabling the Two Universities
in England, the Four Universities in Scotland, and the several colleges of Eton, Westminster, and Winchester, to hold in perpetuity their
Copyright in Books, given or bequeathed to the said Universities and
Colleges, for the Advancement of useful Learning and other Purposes
of Education, and for amending so much of an Act of the Eighth Year
of the Reign of Queen Anne as relates to the Delivery of Books to the
Warehouse-keeper of the Stationers Company, for the Use of the several Libraries therein mentioned69 ; An Act for more effectually securing the Property of Prints to Inventors and Engravers, by enabling
them to sue for and recover Penalties in certain Cases70 ; An Act to
amend and render more effectual an Act of His present Majesty, for
encouraging the Arts of making New Models and Casts of Busts, and
other things therein mentioned ; and for giving further Encouragement to such Arts71.
Si l’on fait exception de la mention de « copyright » dans la loi
relative aux universités et de la loi sur les sculptures, ces lois utilisent toutes l’expression de « property ».
67.
68.
69.
70.
71.
(1734) 8 Geo. II, c. 13.
(1766) 7 Geo. III, c. 38.
(1775) 15 Geo. III, c. 53.
(1777) 17 Geo. III, c. 57.
(1814) 54 Geo. III, c. 56.
À la recherche d’une propriété perdue
571
On pourrait d’ailleurs classer cette loi sur les sculptures, qui
date du début du XIXe siècle, parmi celles d’une époque charnière où
s’effectue le tournant décisif vers l’expression « copyright ». En effet,
le texte suivant qui a été voté par le Parlement s’est intitulé : An Act
to amend the Laws relating to Dramatic Literary Property72. C’est le
seul à faire directement écho à la tournure française de « propriété
littéraire ». Puis, le titre de la loi suivante se distingue nettement des
autres : An Act for preventing the Publication of Lectures without
consent73. Par la suite, les lois allaient toutes comporter le terme
« copyright » dans leurs titres74.
Les titres des ouvrages britanniques contemporains affichent
une même préférence pour « copyright » pour désigner le droit
d’auteur et ce, depuis fort longtemps. Depuis la première édition
de Copinger en 187075, les livres uniquement consacrés au droit
d’auteur portent sur le « copyright » pour désigner le droit anglais76.
Lorsqu’il est question de droit d’auteur et des droits de propriété industrielle, l’usage anglais rejoint la terminologie française
et emploie le terme « intellectual property »77. Puisqu’on ne rencontre plus l’expression « literary and artistic property », l’emploi de
« intellectual property » dans ces circonstances ne véhicule pas le
débat à la française de la propriété littéraire et artistique.
72. (1833) 3 & 4 Will. IV, c. 15.
73. (1835) 5 &6 Will. IV., c. 65.
74. The Prints and Engravings Copyright Act, (1836) 6 &7 Will. IV, c. 59 ; An Act for
securing to Authors, in certain Cases, the Benefit of International Copyright, (1838)
1 & 2 Vict., c. 59 ; The Copyright Act, (1842) 5 & 6 Vict., c. 45 ; An Act to amend the
Law relating to International Copyright, (1844) 7 & 8 Vict., c. 12 ; The Colonial
Copyright Act, (1847) 10 & 11 Vict., c. 95 ; International Copyright Act, (1852) 15 &
16 Vict., c. 12 ; Fine Arts Copyright Act, (1862) 25 & 26 Vict., c. 68 ; The International
Copyright Act, (1875) 38 & 39 Vict., c. 12 ; The Canada Copyright Act, (1875) 38 & 39
Vict., c. 12 ; The Canada Copyright Act, (1875) 38 & 39 Vict., c. 53 ; Copyright (Musical Compositions) Act, (1882) 45 & 46 Vict., c. 40 ; International Copyright Act,
(1886) 49 & 50 Vict., c. 33 ; Copyright (Musical Compositions) Act, (1888) 51 & 52
Vict., c. 17 ; An Act to amend and consolidate the Law relating to Copyright, (1911) 1
& 2 Geo V, c. 46 ; Copyright Act, (1956) 4 & 5 Eliz. II, c. 14 ; Copyright, Designs and
Patents Act 1988, 1988, c. 48.
75. W. A. Copinger, The law of copyright, in works of literature and art : including that
of the drama, music, engraving, sculpture, painting, photography, and ornamental
and useful designs : together with international and foreign copyright, with the statutes relating thereto, and references to the English and American decisions (Londres, Stevens and Haynes, 1870).
76. H. Laddie, P. Prescott & M. Vitoria, The Modern Law of Copyright and Designs, 2e
éd. (Londres, Butterworths, 1995) ; J. A. L. Sterling & M. C. L. Carpenter, Copyright Law in the United Kingdom and the Rights of Performers, Authors and Composers in Europe (Londres, Legal Books Pty Ltd, 1986).
77. W. R. Cornish et D. Llewelyn, Intellectual Property : Patents, Copyright, Trade
Marks and Allied Rights, 5e éd. (Londres, Sweet & Maxwell, 2003) ; L. Bently et B.
Sherman, Intellectual Property Law, 2e éd. (Oxford, Oxford University Press, 2004).
572
Les Cahiers de propriété intellectuelle
4.3 Terminologie canadienne
Le propre de la terminologie canadienne en droit d’auteur, bien
sûr, est d’être ici bilingue. C’est en outre un bilinguisme qui découle
de la traduction en français de lois qui sont inspirées des lois britanniques. Cela devrait donc signifier que le vocabulaire anglais est susceptible de refléter ce qui a cours dans les lois britanniques et que le
vocabulaire français, devant d’abord être fidèle au texte anglais,
serait moins porteur du débat français sur la propriété littéraire et
artistique tout en étant néanmoins en harmonie avec la terminologie
française des différentes époques.
Les titres anglais des lois canadiennes sur le droit d’auteur ont
toujours utilisé le terme « copyright ». La seule nuance à remarquer
est dans l’orthographe. Les deux premières lois épellent le mot
« Copy Rights78 », tandis que la troisième, en 1847, met un trait
d’union entre ces deux composantes79. Par la suite, « copyright » est
toujours en un mot. Autre observation : à part la loi de 1847 et celle
de 1873, le mot « copyright » est au pluriel jusqu’à la loi de 1889, loi à
partir de laquelle le terme est au singulier.
Les titres français, quant à eux, offrent une situation plus
complexe. Jusqu’à 1889, le législateur hésite entre « propriété littéraire »80, « propriété littéraire et artistique »81, et « droits d’auteur »82,
terme employé au pluriel jusqu’en 1921. On constate que le terme
« droits d’auteur » apparaît assez tôt, dès la deuxième loi, mais qu’il
fait face à la concurrence de la « propriété » pendant plus de cinquante ans au dix-neuvième siècle, alors que la notion de propriété
privée était des plus importantes.
78. An Act for the Protection of Copy Rights, (1832) 2 Will. 4, c. 53 ; An Act for the Protection of Copy rights in this Province, (1842) 4 & 5 Vict., c. 61.
79. An Act to Extend the Provincial Copy-right to persons resident in the United Kingdom, on certain conditions, (1847) 11 Vict., c. 28.
80. Acte pour protéger la propriété littéraire, (1832) 2 Will. 4, c. 53 ; Acte pour imposer un
droit sur les impressions étrangères des ouvrages britanniques soumis au droit de
propriété littéraire, (1850) 13 & 14 Vict., c. 6.
81. Acte concernant la propriété littéraire et artistique, (1868) 31 Vict., c. 54 ; Acte
concernant la propriété littéraire et artistique, (1875) 38 Vict., c. 88 ; Acte concernant
la propriété littéraire et artistique, (1886) 49 Vict., c. 62.
82. Acte pour protéger les Droits d’Auteurs dans cette Province, (1842) 4 & 5 Vict., c. 61 ;
Acte pour étendre l’Acte Provincial des Droits d’Auteur aux personnes résidant dans
le Royaume Uni, à certaines conditions, (1847) 11 Vict., c. 28 ; Acte concernant les
droits d’auteurs, (1859) 22 Vict., c. 81 ; Acte modifiant l’Acte concernant les droits
d’auteur, chapitre soixante-deux des Statuts revisés, (1889) 52 Vict., c. 29.
À la recherche d’une propriété perdue
573
Dans les textes des lois, les concordances ne sont pas constantes, c’est-à-dire que le mot « copyright », qui est le seul à figurer dans
les titres anglais, est donc traduit par trois expressions différentes
en français et que l’on n’utilise pas toujours uniquement les mêmes
termes en français dans le texte que ceux des titres des lois. Ainsi, il
n’est pas anormal que le titre soit traduit par « propriété littéraire et
artistique », mais que le texte réfère au « droit d’auteur »83 et
vice-versa84.
En ce qui concerne la référence à la propriété du droit d’auteur,
la date charnière est 1921 dans les deux langues. Cependant, les évolutions respectives n’ont pas été identiques. En anglais, on observe
un lent passage du terme « proprietor » et ses dérivés vers « owner » ;
dès 1859, les termes peuvent même coexister dans la même loi85. Le
vocabulaire français fait preuve de moins d’hésitation. À part la loi
de 1868 qui emploie également le terme « possesseur »86, c’est le mot
« propriétaire » qui est toujours utilisé. Cette seule référence à la possession semble toutefois avoir marqué le législateur puisque c’est ce
terme qui est choisi en 1921 pour traduire « ownership », alors que
« titulaire », et non « possesseur », correspond à « owner »87.
La tendance lourde en droit canadien est donc en faveur d’une
terminologie qui s’éloigne du vocable de « propriété » dans les deux
langues. Les ouvrages de doctrine contemporains sont à l’image de ce
mouvement. Que ce soit en anglais88 ou en français89, on utilise les
expressions qui ne comportent pas de connotation de « propriété »,
83. Voir les lois mentionnées, supra, à la note 81.
84. Acte modifiant l’Acte concernant les droits d’auteur, chapitre soixante-deux des Statuts revisés, (1889) 52 Vict., c. 29 ; Loi concernant les droits d’auteur, (1906) S.R., c.
70.
85. An Act respecting Copyrights, (1859) 22 Vict., c. 81 ; An Act respecting Copyrights,
(1868) 31 Vict., c. 54 ; An Act respecting Copyrights, (1886) 49 Vict., c. 62 ; An Act respecting Copyright, (1906) S.R., c. 70.
86. Acte concernant la propriété littéraire et artistique, (1868) 31 Vict., c. 54. On parle
même du « possesseur ou des possesseurs du droit de propriété » : art. 10 et 11.
87. La loi modificatrice de 1931 a toutefois introduit les termes « possesseur » et « détenteur » de droit d’auteur dans certaines dispositions : Loi modifiant la Loi du droit
d’auteur, (1931) 21 & 22 Geo V, c. 8, art. 7.
88. J.S. McKeown, Fox Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4e éd.
(Toronto, Carswell, 2003) ; D. Vaver, Copyright Law (Toronto, Irwin Law, 2000) ; S.
Handa, Copyright Law in Canada (Markham, Butterworths, 2002) ; H.G. Richard
et L. Carrière, Canadian Copyright Act Annotated (Toronto, Carswell, 2005).
89. J. Boncompain, Le droit d’auteur au Canada (Montréal, Le Cercle du Livre de
France, 1971) ; N. Tamaro, Le droit d’auteur- Fondements et principes (Montréal,
Les Presses de l’Université de Montréal, 1994).
574
Les Cahiers de propriété intellectuelle
sauf lorsque l’on veut faire référence au droit d’auteur avec les autres
droits de propriété intellectuelle90.
En fait, que ce soit au Canada, au Royaume-Uni, ou en France,
le vocabulaire législatif du droit d’auteur prend ses distances par
rapport à la propriété. Il n’est pas surprenant d’observer une utilisation plus prolongée du vocable « propriété littéraire et artistique » en
France : les origines du droit contemporain demeurent liées aux
revendications révolutionnaires du droit de propriété. Cette dimension historique précise est absente du droit britannique et, par le fait
même, du droit canadien.
5. Conclusion
De plus en plus, ainsi, on assiste à un refus d’analyser la propriété intellectuelle en terme de propriété : « The categorization of
intellectual property rights as property ... has also been criticized as
too simplistic in its approach : the idea of absolute property rights
was abandoned in several Western countries in the mid-twentieth
century »91. Sans aller jusqu’à l’abandon complet du droit de propriété, ce qui constituerait une relecture des événements qui ne s’est
pas encore véritablement traduite dans l’imaginaire collectif et la
réalité sociale, on pourrait peut-être parler d’une certaine fusion des
concepts de « propriété » et de « monopole » :
But the intellectual property right is not itself a right of property over the things you use or things you produce, though they
may indeed be yours as well. The intellectual property right
focuses on, and seems almost to be exhausted in, the very privilege itself. It is almost so, but not quite – the conceptual structure on careful analysis will prove to be one according to which
you have the privilege as a consequence of your ownership of
the copyright or the patent.92
D’ailleurs, la signification même de « propriété » est devenue de
plus en plus multiforme, au point où l’on pourrait dire qu’on peut lui
donner le sens que l’on veut :
90. D. Vaver, Intellectual Property Law (Toronto, Irwin Law, 1997). On pense ici également aux titres des trois revues canadiennes spécialisées dans le domaine – Intellectual Property Journal, Cahiers de propriété intellectuelle, Canadian Intellectual
Property Review – ainsi qu’à la série Développements récents en droit de la propriété
intellectuelle qui est publiée par le Barreau du Québec.
91. I. Rahnasto, Intellectual Property Rights, External Effects, and Anti-trust Law
(Oxford, Oxford University Press, 2003), à la p. 60, no 2.105.
92. N. MacCormick, « On the Very Idea of Intellectual Property : an Essay according to
the Institutionalist Theory of Law », [2002] I.P.Q. 227, à la p. 234.
À la recherche d’une propriété perdue
575
To protect the notion of absolute ownership in a world in which
actual ownership rights are fragmented, simply redefine each
fragment as a species of property and assign it to an owner. If
the owner cannot do much with it, that limit may be said to be
inherent in the thing owned, « repugnant », as the lawyers say,
« to its nature. » Or one can frankly recognize the partial nature
of the right, but suppose that it flows from some contract, either
a real or fictitious contract, or one implied for the convenience
of civil society, among owners to surrender some share of their
full rights.93
La force symbolique de la propriété est tenace :
The institutions of modern capitalism, especially the business
corporation, with its modes of collective production and fragmentary rights distributed among innumerable owners and
controllers, should –legal writers and social theorists keep predicting– lead to general abandonment of “ property ” as a strong
normative term of public discourse, to acknowledgment of the
“ disintegration ” of property. But of course nothing of the sort
has happened. The core image of absolute dominion, the owner
in undisturbed enjoyment of his physical things, is too compelling. It still offers something to everyone : security, autonomy,
expressive freedom, protection from arbitrary encroachment or
restraint, participation as an equal in economic and civic life,
both apology for the status quo and a promise of emancipation
from it. For the great, it symbolizes protection from expropriation and regulation ; for the smallholder, independence and a
patrimony to trade into wealth ; for the artisan, control over
work and its product ; even for the propertyless, a claim for
more equal distribution, or at least for secure entitlement to
welfare benefits.94
Malgré les remises en question de part et d’autre, le vocabulaire, avec son pouvoir évocateur, demeure tant dans le système de
droit d’auteur que dans celui de copyright. Il faut toutefois être conscient que l’appellation « propriété » relève de plus en plus, dans les
deux systèmes, d’un raccourci suggestif qui permet à tout un chacun
de lui prêter la portée qu’il veut.
93. R.W. Gordon, « Paradoxical Property », dans J. Brewer et S. Staves, dir., Early
Modern Conceptions of Property (Londres, Routledge, 1995), p. 95, à la p. 106.
94. Ibid., aux p. 107-108.
Vol. 17, no 3
La preuve en matière de marques de
commerce : un aide-mémoire
François M. Grenier*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 579
2. Le fardeau de preuve en matière de marques de
commerce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 579
2.1 L’action en usurpation des droits rattachés à
une marque de commerce enregistrée . . . . . . . . . 579
2.2 La demande pour obtenir la radiation d’une
marque de commerce enregistrée . . . . . . . . . . . 583
2.3 L’opposition à la demande d’enregistrement
d’une marque de commerce . . . . . . . . . . . . . . . 585
3. Les moyens de preuve communs à toutes les
instances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 587
3.1 La preuve d’expert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 587
© CIPS, 2005.
* Avocat, François M. Grenier est l’un des associés principaux de LEGER ROBIC
RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce.
577
578
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3.2 La preuve par sondage . . . . . . . . . . . . . . . . . 588
3.3 La preuve de l’état de registre . . . . . . . . . . . . . 591
3.4 Le ouï-dire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 593
3.5 Affidavit (déclaration solennelle) . . . . . . . . . . . . 594
4. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 595
1. Introduction
La connaissance des règles de preuve est inutile sans une
connaissance approfondie du droit substantif. Avant de préparer la
preuve de la partie que l’on représente ou de considérer la preuve de
la partie adverse (que ce soit la preuve viva voce devant un tribunal
ou la preuve par voie de déclaration écrite), une évaluation précise de
ce qui doit être prouvé de part et d’autre doit être faite. Qui a le fardeau de la preuve ? Quelles présomptions existent et en faveur de
quelle partie ? Pour assurer une préparation adéquate de la preuve,
une réponse à ces questions s’impose.
De plus, dans toute instance, que ce soit devant la Cour ou
devant le Bureau des marques de commerce, les plaidoiries écrites
doivent être considérées soigneusement. Dans le cas d’une action
devant la Cour, la déclaration du demandeur, la défense du défendeur et la réponse doivent être étudiées. Dans le contexte d’une opposition devant le Bureau des marques de commerce, la demande
d’enregistrement du requérant, la déclaration d’opposition de l’opposant et la contre-déclaration constituent les plaidoiries écrites.
Il est important de rappeler que toute partie tentera éventuellement de prouver ce qui est allégué dans ses procédures écrites et
que, de façon générale, la Cour ou le registraire des marques de commerce ne permettra pas la preuve d’un fait qui n’a pas été allégué1.
2. Le fardeau de preuve en matière de marques de
commerce
2.1 L’action en usurpation des droits rattachés à une
marque de commerce enregistrée
Les articles 19 ou 20 de la Loi sur les marques de commerce (« la
Loi ») trouveront application dépendamment de l’existence de l’une
1. Kelendji c. Diplomat Fullhalter Gesellschaft Kurz & Räuchle GmbH & Co. KG, 23
C.P.R. (4th) 467 (C.A.F., coram les juges Décary, Létourneau et Nadon ;
2002-12-02), le juge Décary à la page 469.
579
580
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ou l’autre des situations factuelles suivantes. Si une marque de commerce identique à la marque de commerce enregistrée est utilisée
par un tiers en association avec des biens ou services identiques
à ceux correctement mentionnés au certificat d’enregistrement, il
s’agira alors d’une situation claire d’usurpation des droits du propriétaire de la marqu e de commerce f ai s an t l ’ obj et de
l’enregistrement. Dans de telles circonstances, l’article 19 de la Loi
s’applique2. Toutefois, si une marque différente de la marque de commerce enregistrée est utilisée par un tiers en association avec des
biens ou services identiques à ceux correctement mentionnés au certificat d’enregistrement ou si la marque est identique mais utilisée
en association avec des biens et services non mentionnés au certificat
d’enregistrement, ou encore si la marque est différente et utilisée en
association avec des biens et services non énumérés au certificat
d’enregistrement, c’est l’article 20 de la Loi qui s’appliquera. La
partie demanderesse devra alors prouver qu’une possibilité de confusion existe.
Dans le cas où l’article 19 de la Loi s’applique, la partie demanderesse devra prouver son droit statutaire en déposant le certificat
d’enregistrement, conformément à l’article 54 de la Loi. Le paragraphe (1) de cet article prévoit que la preuve d’un document dont le
registraire a la garde officielle peut être fournie par la production
d’une copie du document certifié conforme par ce dernier. Cette copie
certifiée fait foi des faits qui y sont énoncés et de ce que la personne y
nommée comme propriétaire est le propriétaire inscrit de cette marque. La preuve se fait par le simple dépôt du document devant la
Cour ou le registraire3. Comme le fardeau de prouver l’usurpation
appartient à la partie demanderesse, celle-ci devra démontrer
l’usage par la partie défenderesse de la marque de commerce, telle
qu’elle est enregistrée, en association avec des biens ou services mentionnés au certificat d’enregistrement (le plus souvent, en achetant
un produit mis en marché par la partie défenderesse, portant la
marque de commerce dûment enregistrée par la partie demanderesse et en faisant preuve légale de cet achat devant la Cour). Finalement, au procès ou subséquemment, s’il y a une référence ordonnée
2. Bonus Foods Ltd. c. Essex Packers Ltd., 43 C.P.R. 165 (C.d’É. ; 1964-11-18), le juge
Cattanach à la p. 171, Tommy Hilfiger Licensing Inc. c. International Clothiers
Inc., 29 C.P.R. (4th) 39 (C.F. ; 2003-09-16), le juge MacKay à la page 52 ; infirmé sur
d’autres motifs 32 C.P.R. (4th) 289 (C.A.F., coram les juges Décary, Létourneau et
Nadon ; 2004-06-30).
3. Decosol (Canada) Ltd. c. PVR Co. Ltd., 10 C.P.R. (2d) 222 (C.S.Qué. ; 1973-01-23),
le juge Hugessen à la page 227 ; infirmé pour d’autres motifs 13 C.P.R. (3d)
(C.A.Qué., coram les juges Casey, Rinfret et Brossard ; 1973-09-12).
La preuve en matière de marques de commerce
581
par la Cour (Règle 153 des Règles des Cours fédérales et articles
273.1 et 273.2 du Code de procédure civile de la province de Québec
(scission de l’instance)), la partie demanderesse devra prouver les
dommages qu’elle a subis ou les profits réalisés par la partie défenderesse4.
Dans le cas où l’article 205 de la Loi s’applique, en plus de ce qui
précède, la partie demanderesse devra prouver que la marque de
commerce en litige, utilisée par la partie défenderesse, est susceptible de « créer de la confusion » avec sa marque enregistrée ou, en
d’autres mots, que « ... l’emploi des deux marques de commerce dans
la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues,
données à bail ou louées, ou que les services liés à ces marques sont
loués ou exécutés par la même personne ... »6. Le fardeau de
preuve de la partie demanderesse dans une action en usurpation de
marque de commerce est de démontrer une probabilité raisonnable
de confusion, alors que le requérant dans le contexte d’une
demande d’enregistrement d’une marque de commerce doit établir,
si la demande est contestée, l’absence de probabilité raisonnable
de confusion7. Pour évaluer la possibilité de confusion entre
deux marques de commerce, la Cour appliquera les critères du
paragraphe 6(5) de la Loi. La partie demanderesse bénéficiera alors
d’un certain nombre de présomptions puisque le certificat d’enregistrement fait preuve prima facie des faits qui y sont mentionnés
(paragraphe 54(3) de la Loi). Ainsi, une présomption existe à l’effet
que la marque de commerce est en usage au Canada depuis la date
de premier usage mentionnée au certificat ou depuis la date à
laquelle une déclaration d’usage a été déposée, lorsqu’il s’agissait
d’une demande d’enregistrement d’une marque de commerce fondée
sur la base d’un usage projeté. De plus, il sera présumé que la
marque de commerce est en usage en association avec toutes et cha-
4. Cordon Bleu International Ltée c. F.G. Bradley Co. Ltd., 60 C.P.R. (2d) 71 (C.S.
Qué. ; 1979-11-26), le juge Lévesque à la page 82.
5. Alticor Inc. c. Nutravite Pharmaceuticals Inc., 31 C.P.R. (4th) 12 (C.F. ; 2004-0216), le juge Snider au paragraphe 16.
6. Article 6 de la Loi.
7. Pepsi-Cola Company of Canada, Limited c. The Coca-Cola Company of Canada,
Ltd., [1940] R.C.S. 17 (C.S.C., coram les juges Duff, Rinfret, Davis, Kerwin et Hudson ; 1939-12-09), le juge Davis à la page 32 ; confirmé 1 C.P.R. 293 (C.J.C.P. ;
1942-03-19) ; Oshawa Group Ltd. c. Creative Resources Co. Ltd., 61 C.P.R. (2d) 29
(C.A.F., coram les juges Heald, Urie et MacKay ; 1982-01-29), le juge Heald à la
page 36.
582
Les Cahiers de propriété intellectuelle
cune des marchandises ou tous et chacun des services mentionnés au
certificat.
Pour bénéficier d’une étendue de protection plus importante
(par exemple, lorsque les marques en présence, considérées dans
leur ensemble, présentent plusieurs différences ou lorsqu’il y a une
différence importante entre les marchandises et services qui y sont
associés), la partie demanderesse devra démontrer que sa marque de
commerce est bien connue (ventes substantielles ; publicité substantielle ; preuve par sondage démontrant que le public reconnaît la
marque). Cette preuve est souvent importante pour démontrer à la
Cour qu’il existe réellement une possibilité de confusion. L’ensemble
de la preuve soumise doit permettre à la Cour de tirer une conclusion
subjective basée sur une situation hypothétique à l’effet que cette
possibilité de confusion existe réellement8.
Dans le cas où l’article 20 de la Loi s’applique, la partie demanderesse bénéficiera de la présomption qui y est édictée (« ...le droit du
propriétaire d’une marque de commerce déposée à l’emploi exclusif
de cette dernière est réputé violé... ») quand elle tentera de démontrer que les marques de commerce en présence sont susceptibles de
créer de la confusion. Il a souvent été mentionné par la jurisprudence
que cette présomption est presque impossible à renverser lorsque la
preuve faite par la partie demanderesse démontre que l’élément
essentiel et distinctif de la marque de commerce enregistrée par une
personne, établie sur le marché depuis une longue période de temps,
a été adoptée par la partie défenderesse9. Ainsi, quand la partie
demanderesse aura démontré que les marques de commerce en présence sont susceptibles de créer de la confusion, elle bénéficiera de la
présomption d’usurpation, une présomption qui peut être renversée.
Toutefois, le fardeau de preuve à cet égard est supporté par la partie
défenderesse. Encore une fois, au procès ou subséquemment à celuici, la partie demanderesse devra prouver les dommages qu’elle a
subis ou les profits réalisés par la partie défenderesse en raison de
l’usurpation de sa marque de commerce.
8. Bonus Foods Ltd. c. Essex Packers Ltd., précité, note 2, à la page 183.
9. C. Turnbull Co. Ltd. c. Dominion Wollens & Worsteds, Ltd., [1932] R.C.É. 218
(C.d’É. ; 1932-08-27), le juge Angers à la page 234 ; Regal Toy Ltd. c. Star Doll Mfg.
Co. Ltd., 1 C.P.R. (2d) 208 (Ont.H.C. ; 1970-10-28), le juge Donohue à la page 211 ;
Société pour l’Expansion des Tissus Fins c. Marimac, Inc., 78 C.P.R. (2d) 112
(C.S.Qué. ; 1984-01-13), le juge Gomery aux pages 129-130.
La preuve en matière de marques de commerce
583
2.2 La demande pour obtenir la radiation d’une marque de
commerce enregistrée
La Cour fédérale a une compétence initiale exclusive,
sur demande du registraire ou de toute personne intéressée (définition de « personne intéressée » ; article 2 de la Loi), pour ordonner
qu’une inscription au registre des marques de commerce soit biffée
ou modifiée au motif que telle inscription n’exprime ou ne définit pas
exactement les droits existants de la personne paraissant être le propriétaire inscrit de la marque10.
Les procédures en radiation d’une marque de commerce devant
la Cour fédérale sont introduites en vertu de la Partie V des Règles
des Cours fédérales (Règles 300 et s., « DEMANDES »). Les procédures sont initiées par un Avis de demande (Règle 301) et l’intimé doit
produire une comparution dans les dix jours (Règle 305). Dans les
trente jours de la signification de l’Avis de demande, le requérant
doit signifier et déposer sa preuve (preuve écrite). Dans les trente
jours de la signification de la preuve du requérant, l’intimé doit dépos er la s ienne. Les part i es doi v en t av oi r compl ét é l es
contre-interrogatoires dans les vingt jours du dépôt de la preuve de
l’intimé. Vingt jours plus tard, le requérant doit produire son Dossier
de requête et, dans les vingt jours du dépôt de celui-ci, l’intimé doit
signifier et déposer le sien11. Une demande déposée à la Cour fédérale en vertu de l’article 57 de la Loi, tel qu’il appert de ce qui précède, est traitée de façon sommaire, les délais entre les différentes
étapes étant très courts.
La personne qui demande la radiation de l’enregistrement de la
marque de commerce en litige devra alléguer dans son Avis de
demande (et éventuellement prouver...) qu’elle est une personne
intéressée, soit « ... quiconque est atteint ou a des motifs valables
d’appréhender qu’il sera atteint par une inscription dans le registre,
ou par tout acte ou omission, ou tout acte ou omission projeté, sous le
régime ou à l’encontre de la présente loi » (article 2 de la Loi ; définitions)12. Le fardeau de la preuve relativement à l’invalidité de l’enregistrement repose entièrement sur la partie requérante puisque
10. Art. 57 de la Loi.
11. Règles 306 à 310, Règles des Cours fédérales.
12. Burmah-Castrol (Canada) Ltd. c. Nasolco Inc., 16 C.P.R. (2d) 193 (C.F.P.I. ;
1974-04-05), le juge Walsh aux pages 195-196 ; Santana Jeans Ltd. c. Manager
Clothing Inc., 52 C.P.R. (3d) 472 (C.F.P.I. ; 1993-12-21), le juge Joyal à la page
475.
584
Les Cahiers de propriété intellectuelle
celui-ci est présumé valide eu égard à l’article 19 de la Loi13. Si, considérant la preuve faite, un doute subsiste relativement à la validité de
l’enregistrement, la Cour considérera que la présomption n’a pas
été repoussée et l’enregistrement sera considéré valide14. La partie
requérante devra également alléguer dans sa demande, et éventuellement prouver par voie d’affidavit ou de déclaration solennelle, l’un
ou l’autre des motifs d’invalidité énoncés à l’article 18 de la Loi :
a) alinéa 18(1) a) : la marque de commerce n’était pas enregistrable
à la date de l’enregistrement. Référence doit être faite à l’article
12 de la Loi (la preuve offerte doit être à la date pertinente ; date
de l’enregistrement) ;
b) alinéa 18(1) b) : la marque de commerce n’est pas distinctive à
l’époque où sont entamées les procédures contestant la validité de
l’enregistrement ;
c)
alinéa 18(1) c) : la marque de commerce a été abandonnée. La
preuve de l’abandon doit être faite par la partie requérante en
démontrant que le propriétaire de l’enregistrement avait l’intention d’abandonner la marque. Une longue période de non
usage crée une présomption d’abandon15 ;
d) paragraphe 18(1) in fine : la personne ayant obtenu l’enregistrement n’y avait pas droit. La personne ayant droit à l’enregistrement est définie à l’article 16 de la Loi et, généralement, il
s’agit de la personne qui a en premier lieu utilisé, fait connaître
ou déposé une demande pour l’enregistrement de la marque de
commerce en litige, laquelle n’était pas susceptible de créer de la
confusion avec une autre marque de commerce antérieurement
utilisée, révélée ou déposée au Canada.
Si le motif d’invalidité soulevé est que la personne ayant obtenu
l’enregistrement n’y avait pas droit en raison de l’usage antérieur
13. Manhattan Industries Inc. c. Princeton Manufacturing Ltd., 4 C.P.R. (2d) 6
(C.F.P.I. ; 1971-12-09), le juge Heald à la page 13 ; Tubeco, Inc. c. Association Québécoise des Fabricants de Tuyau de Béton, Inc., 49 C.P.R. (2d) 228 (C.F.P.I. ;
1980-06-10), le juge Addy à la page 230 ; Multi-Marques Inc. c. Boulangerie
Gadouas Ltée, 6 C.P.R. (4th) 239 (C.S.Qué. ; 2000-01-27), le juge Dalphond à la
page 244.
14. Andrès Wines Ltd. c. Vina Concha Y Toro S.A., 13 C.P.R. (4th) 110 (C.F.P.I. ;
2001-06-01), le juge Dubé à la page 113.
15. Marineland Inc. c. Marine Wonderland, 16 C.P.R. (2d) 97 (C.F.P.I. ; 1974-08-23),
le juge Cattanach aux pages 110-111 ; Bundy American Corp. c. No-Frills Car &
Truck Rental Inc., 16 C.P.R. (4th) 68 (C.F.P.I. ; 2001-10-25), le juge McKeown.
La preuve en matière de marques de commerce
585
par une autre personne, il faudra alors que la Cour tienne compte de
l’article 17 de la Loi. Ce motif d’invalidité ne peut être soulevé que
par la personne qui a antérieurement utilisé la marque de commerce
en litige ou un successeur en titre de cette dernière et il doit
être démontré que l’usager antérieur n’avait pas l’intention d’abandonner sa marque de commerce à la date où la marque de commerce
en litige a été publiée dans le Journal des marques de commerce. En
vertu du paragraphe 17(2) de la Loi, si une marque de commerce est
enregistrée depuis plus de cinq ans, elle ne pourra être radiée au
motif d’un usage antérieur par une autre personne, à moins qu’il ne
soit démontré que le propriétaire de la marque enregistrée avait
connaissance de cet usage antérieur quand il a déposé la demande
ayant conduit à l’enregistrement de sa marque de commerce.
La radiation d’une marque de commerce peut également
être obtenue par demande reconventionnelle dans le contexte d’une
action en usurpation de la marque de commerce. Les commentaires
ci-haut, quant au fardeau de preuve et aux motifs d’invalidité,
s’appliquent évidemment à une telle situation.
2.3 L’opposition à la demande d’enregistrement d’une
marque de commerce
Une demande pour obtenir l’enregistrement d’une marque de
commerce est déposée conformément à l’article 30 de la Loi. Cette
demande sera éventuellement annoncée dans le Journal des marques de commerce. Toute personne peut, dans un délai de deux mois
de cette annonce, s’opposer à l’enregistrement de la marque proposée
en déposant une déclaration d’opposition.
Dans tous les cas, l’opposant a le fardeau de prouver les éléments essentiels de ses allégués16. Une fois ce fardeau rencontré, le
requérant à l’enregistrement d’une marque de commerce doit prouver qu’il a le droit d’obtenir tel enregistrement et, notamment, qu’il
n’y a aucun risque raisonnable de confusion entre la marque qu’il
propose à l’enregistrement et celles enregistrées par d’autres. Ceci
ne signifie pas que le requérant doive prouver « hors de tout doute »
qu’il n’y a aucun risque de confusion raisonnable possible. Le fardeau
de preuve est celui généralement applicable en matière civile, soit la
« prépondérance des probabilités ». La différence essentielle entre
des procédures d’opposition et des procédures en usurpation d’une
16. Deutscher Wein Fords c. Ridout Wines Ltd., 45 C.P.R. (3d) 545 (Comm. opp. ;
1992-11-30), G.W. Partington aux pages 547-548.
586
Les Cahiers de propriété intellectuelle
marque de commerce devant la Cour ne se situe pas au niveau de la
« qualification » du fardeau de preuve, mais plutôt au niveau de la
partie sur qui repose ce fardeau de preuve. En matière d’opposition,
ce n’est pas la partie qui fait l’allégation (l’opposant) qui a le fardeau
de preuve, mais la partie qui recherche l’enregistrement (le requérant). Le registraire doit être raisonnablement satisfait que, selon la
prépondérance des probabilités, l’enregistrement de la marque proposée par le requérant ne créera pas de la confusion avec une autre
marque17. Quand l’opposition est fondée sur l’existence d’une marque de commerce antérieurement enregistrée et que l’opposant allègue que la marque faisant l’objet de la demande d’enregistrement est
susceptible de créer de la confusion avec cette marque préalablement
enregistrée, le requérant a le fardeau de démontrer qu’il ne peut y
avoir de confusion. Il n’y a aucun fardeau sur l’opposant18. La date à
laquelle doit être considéré le motif d’opposition fondé sur les alinéas
38(2) b) et 12(1) d) est la date à laquelle il sera disposé de l’opposition,
selon la preuve produite19.
Les motifs d’opposition sont exhaustivement mentionnés au
paragraphe 38(2) de la Loi :
a) la demande ne satisfait pas aux exigences de l’article 30 ;
b) la marque de commerce n’est pas enregistrable (référence
doit être faite à l’article 12 de la Loi) ;
c)
le requérant n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement (référence doit être faite à l’article 16 de la Loi) ;
et
d) la marque de commerce n’est pas distinctive (une marque
qui distingue véritablement les marchandises ou services
17. Dion Neckwear Ltd. c. Christian Dior, S.A., 20 C.P.R. (4th) 155 (C.A.F. ; coram les
juges Richard, Décary et Noël ; 2002-01-23), le juge Décary aux pages 159 à 163.
18. Conde Nast Publications Inc. c. Gozlan Brothers Ltd., 49 C.P.R. (2d) 250
(C.F.P.I. ; 1980-06-05), le juge Cattanach à la page 253 ; Berry Bros. & Rudd Ltd.
c. Planta Tabak-Manufactur Dr. Manfred Oberman, 53 C.P.R. (2d) 130 (C.F.P.I. ;
1980-07-21), le juge Cattanach à la page 143 ; Molnlycke Aktiebolag c. Kimberly-Clark of Canada Ltd., 61 C.P.R. (2d) 42 (C.F.P.I. ; 1982-01-08), le juge Cattanach à la page 45 ; Sunshine Biscuits, Inc. c. Corporate Foods Ltd., 61 C.P.R. (2d)
53 (C.F.P.I. ; 1982-01-22), le juge Cattanach à la page 55.
19. Park Avenue Furniture Corp. c. Wickes/Simmons Bedding Ltd., 37 C.P.R. (3d)
(C.A.F., coram les juges Stone, Desjardins et Linden ; 1991-06-24), la juge Desjardins à la page 413.
La preuve en matière de marques de commerce
587
en liaison avec lesquels elle est employée par son propriétaire des marchandises ou services d’autres propriétaires,
ou qui est adaptée à les distinguer ainsi (article 2 de la Loi).
La décision du registraire des marques de commerce relativement à une opposition est appelable. Lorsqu’un tel appel est formé,
l’appelant a le fardeau additionnel de démontrer que le registraire
s’est trompé et qu’il a rendu une décision qui n’est pas raisonnable.
Le standard de révision, en l’absence de preuve additionnelle, est la
« décision raisonnable simpliciter », qui est synonyme de « clairement
erronée ». Si une preuve additionnelle est déposée, la Cour a le pouvoir de rendre toute décision « correcte » qui aurait dû être rendue
par le registraire20. Dès qu’il y a appel de la décision du registraire,
une preuve additionnelle peut être déposée, même par une partie qui
n’avait déposé aucune preuve devant le registraire21. En ce qui
concerne le fardeau de preuve sur le mérite de l’appel, celui-ci
demeure inchangé. La partie qui avait le fardeau de preuve devant le
registraire, le conserve devant la Cour.
3. Les moyens de preuve communs à toutes les instances
3.1 La preuve d’expert
L’admissibilité de la preuve d’expert dépend toujours du sujet
qui doit être traité. Pour être admissible, la preuve doit concerner
une matière que le décideur ne serait pas en mesure de comprendre
sans l’assistance d’une personne qui a l’éducation ou l’expérience
nécessaire pour exprimer une opinion pertinente sur la matière
traitée22.
Comme en toute autre matière, la preuve d’expert est admissible dans un dossier concernant les droits rattachés à une marque
de commerce, mais à quelle fin ?
In William H. Rorer (Canada) Ltd. v. Johnson & Johnson
(1980), 48 C.P.R. (2d) 58 at p. 62, Mr. Justice Mahoney made
20. Christian Dior S.A. c. Dion Neckwear Ltd., 3 F.C. 405 (C.A.F., coram les juges
Richard, Décary et Noël ; 2002-01-23), le juge Décary au paragraphe 8.
21. Brain Tumor Foundation of Canada c. Starlight Foundation, 11 C.P.R. (4th) 172
(C.A.F., coram les juges Richard, Evans et Sharlow ; 2001-02-22), le juge Richard.
22. Tommy Hilfiger Licensing, Inc. c. Jane Doe, 8 C.P.R. (4th) 194 (C.F.P.I. ; 2000-0731), le juge Pelletier aux pages 202-203.
588
Les Cahiers de propriété intellectuelle
the following comments regarding the admissibility of opinion
evidence in that case :
In this area, as in any other, opinion evidence is admissible
only to assist the adjudicator to make a decision. It is his
decision, not the expert’s. The adjudicator is not justified in
adopting an opinion simply on the basis of an expert’s expertise. He must know the facts and/or assumptions upon
which the expert based his opinion so that he can assess
both the validity of the opinion and the process by which it
was reached.
The conflicting opinions of the experts in the present case
emphasize the fact that the Registrar of Trade Marks is not justified in adopting an expert’s opinion simply on the basis of his
or her expertise. As Mr. Justice Mahoney pointed out in William H. Rorer (Canada) Ltd. v. Johnson & Johnson (1980), 48
C.P.R. (2d) 58 (F.C.T.D.) at p. 62, referred to in the
above extract from the Etablissements Leon Duhamel decision,
the adjudicator must know the facts and/or assumptions upon
which the expert based his or her opinion so that he can assess
the validity of the opinion and the process by which it was
reached. In the present case, both experts based their opinions
on similar assumptions and yet appeared to reach opposite
opinions on the issue of confusion.23
Dans l’affaire Tommy Hilfiger Licensing Inc c. Jane Doe24, la
Cour fédérale a considéré que l’affidavit d’un procureur n’était pas
recevable comme preuve d’expert en ce qui concerne la reproduction
de droits de propriété intellectuelle et les pratiques d’affaires d’une
partie.
La preuve d’expert peut être considérée par le tribunal même si
elle est basée, en partie, sur du ouï-dire25.
3.2 La preuve par sondage
En matière de marque de commerce, il est de plus en plus fréquent que les parties procèdent par voie de sondage pour prouver
l’une ou l’autre des questions en litige. La preuve par sondage doit
23. Coca-Cola Ltd. c. Brasseries Kronenbourg, S.A., 55 C.P.R. (3d) 544 (Comm. opp. ;
1994-04-29), G.W. Partington à la page 553.
24. Tommy Hilfiger Licensing, Inc. c. Jane Doe, précité, note 22, aux pages 202-203.
25. Coca-Cola Ltd. c. Brasseries Kronenbourg, S.A., précité, note 23 ; MCI Communications Corp. c. MCI Multinet Communications Inc., 61 C.P.R. (3d) 245 (Comm.
La preuve en matière de marques de commerce
589
être faite devant le tribunal par un expert. Ainsi, les commentaires
ci-haut formulés s’appliquent également à ce type de preuve. Les tribunaux ont reconnu l’admissibilité de la preuve par sondage mais
ont précisé que celle-ci doit être soigneusement préparée pour en
assurer la fiabilité. L’expert qui réalise le sondage, en analyse les
résultats et témoigne de ceux-ci devant la cour doit être qualifié et
doit démontrer au juge ou au registraire, selon le cas, que les
résultats de celui-ci sont fiables et donc probants. En effet, lorsque
l’expert témoigne des résultats du sondage, il rapporte les paroles
d’une quantité importante de tiers, afin de démontrer la véracité de
leur contenu. Il s’agit évidemment de ouï-dire qui, en principe, n’est
pas admissible devant la cour. Le juge Mackay de la Cour fédérale a
énuméré, dans l’affaire Joseph E. Seagram & Son Ltd. c. Seagram
Real Estate Ltd.26, un certain nombre de critères qui doivent être respectés avant qu’un sondage ne soit accepté en preuve :
The question of admissibility and reliability of surveys of public
onion polls has been the subject of debate in numerous trade
mark cases. However, after considering the jurisprudence concerning the matter, I understand the general principle to be
that the admissibility of such evidence and its probative value
are dependant upon the relevance of the survey to the issues
before the court and the manner in which the poll was conducted ; for example, the time period over which the survey took
place, the questions asked, where they were asked and the
method of selecting the participants : see Canadian Schenley
Distilleries Ltd. v. Canada’s Manitoba Distillery Ltd. (1975), 25
C.P.R. (2d) 1 at p. 9-10 (R.C.T.D.), per Cattanach J.
Le juge Mackay a également indiqué :
– qu’il était préférable de verser en preuve la déclaration d’une personne qui a été impliquée dans la conduite du sondage (cueillette
des données) ;
– que la cour devra connaître de quelle façon les questionnaires ont
été complétés ;
opp. ; 1995-03-31), D.J. Martin à la page 255 ; Jacobs Suchard Ltd. c. Trebor Bassett Ltd., 69 C.P.R. (3d) 569 (Comm. opp. ; 1996-07-15), D.J. Martin à la page 573.
26. Joseph E. Seagram & Son Ltd. c. Seagram Real Estate Ltd., 33 C.P.R. (3d) 454
(C.P.F.I. ; 1990-10-04), le juge MacKay à la page 471.
590
Les Cahiers de propriété intellectuelle
– les questions ne doivent pas être posées dans un environnement
artificiel (par exemple, montrer la marque de commerce sur une
carte alors qu’elle ne se présente généralement pas de cette façon) ;
– le sondage doit être tenu à une date pertinente à la question en
litige.
Cette décision a été citée avec approbation à de nombreuses
reprises.
As noted by the applicant’s agent at the oral hearing, it is difficult to design a survey that approximates the test for confusion without prejudicing the respondents’ replies. Although the
applicant’s survey has minimized the risk of such prejudice, it
has done so by unduly restricting the scope of the inquiry. It is
preferable to design a survey that elicits a consumer’s first
impression by the use of open-ended questions such as “What
do you think of when you see (or hear) this mark ?” or “What
word comes to mind when you see this mark ?” This allows a
respondent to reply in any number of ways. He might state that
the mark reminds him of another mark, that it reminds him of a
particular company, that he associates it with particular wares
or services, that he associates it with a particular emotion or
feeling, etc. Such a question should be followed up by one or
more prompts in which the respondent is asked if there is anything else he thinks of when he sees the mark. This allows for a
more complete assessment of the respondent’s first impression
which is the essence of the test for confusion.27
Le juge Pinard de la Cour fédérale a proposé les critères suivants pour admettre une preuve par sondage, dans l’affaire Opus
Building Corp. c. OPUS Corp. :
I find that the survey is admissible for the following reasons :
(a) the survey was conducted by an expert in the field of public
opinion research ;
(b) the sampling is from the appropriate «universe» ;
27. New Balance Athletic Shoes, Inc. c. Matthews, 45 C.P.R. (3d) 140 (Comm. opp. ;
1992-08-28), D.J. Martin à la page 147.
La preuve en matière de marques de commerce
591
(c) the survey was designed and conducted, and the resulting
data was processed, in a professional manner, independent
of both the applicant and its counsel ;
(d) the survey was not geographically restricted ;
(e) the survey was conducted in both national official languages and involved both male and female respondents ; and
(f) the survey evidence is put forward as the basis on which the
expert assessed the recognizability of the word OPUS in the
survey “universe”.28
La Cour fédérale a récemment rendu un jugement critiquant
sévèrement une preuve par sondage présentée dans le but de démontrer qu’une probabilité de confusion existait entre deux marques de
commerce29.
3.3 La preuve de l’état de registre
Souvent, la partie défenderesse, dans le cadre d’une action
devant la Cour ou la requérante dans le contexte d’une opposition,
soulèvera l’absence de caractère distinctif de la marque de commerce
qu’on lui oppose, en prouvant que de nombreuses marques identiques ou similaires apparaissent sur le registre des marques de commerce et qu’ainsi, la partie demanderesse ou l’opposante, selon le
28. Opus Building Corp. c. OPUS Corp., 60 C.P.R. (3d) 100 (C.F.P.I. ; 1995-03-23), le
juge Pinard à la page 105 ; voir aussi ; DC Comics Inc. c. Canada’s Wonderland
Ltd., 36 C.P.R. (3d) 568 (Comm. opp. ; 1991-02-28), D.J. Martin ; Scott Paper Co.
c. Beghin-Say, S.A., 44 C.P.R. (3d) 544 (Comm. opp. ; 1992-07-31), G.W. Partington ; Molson Companies Ltd. c. S.P.A. Birra Peroni Industriale, 45 C.P.R. (3d) 28
(Comm. opp. ; 1992-08-27), G.W. Partington ; R.J. Reynolds Tobacco Co. c. Philip
Morris Products Inc., 64 C.P.R. (3d) 395 (Comm. opp. ; 1995-07-31), D.J. Martin ;
Molson Breweries c. John Labatt Ltd., 65 C.P.R. (3d) 231 (Comm. opp. ; 199511-22), D.J. Martin ; Molson Breweries c. John Labatt Ltd., 66 C.P.R. (3d) 218
(Comm. opp. ; 1995-11-22), D.J. Martin ; Toronto Blue Jays Baseball Club c. Blue
Jay Sprinkler Systems Inc., 68 C.P.R. (3d) 277 (Comm. opp. ; 1996-04-15), M.
Herzig ; Les Producteurs Laitiers du Canada c. Hunt-Wesson Inc., 8 C.P.R. (4th)
20 (C.F.P.I. ; 2000-07-07), le juge Nadon ; Lexus Foods Inc. c. Toyota Jidosha
Kabushiki Kaisha, 9 C.P.R. (4th) 297 (C.A.F., coram les juges Strayer, Linden et
Malone ; 2000-11-20), le juge Linden ; Canada Post Corporation c. Paxton Developments Inc., 9 C.P.R. (4th) 429 (C.F.P.I. ; 2000-12-08), le juge Pelletier à la page
436.
29. A & W Food Services of Canada Inc. c. McDonald’s Restaurants of Canada Limited, 2005 FC 406 (C.F. ; 2005-03-23), le juge O’Reilly aux paragraphes 38 à 57.
592
Les Cahiers de propriété intellectuelle
cas, ne peut prétendre avoir des droits exclusifs étendus dans la
marque qu’elle lui oppose. La preuve de l’état du registre a souvent
été acceptée pour mitiger l’effet de la ressemblance entre deux marques de commerce. Si la preuve de l’existence de plusieurs marques
similaires sur le marché est faite, il pourra être prétendu que les
consommateurs sont en mesure de distinguer les différences mineures entre les marques. Cette preuve pourra convaincre le décideur
qu’il y absence de possibilité de confusion, malgré une grande similitude entre les deux marques de commerce en présence. Toutefois, à
cet égard, les tribunaux ont à maintes reprises indiqué que la simple
présence d’une marque de commerce au registre ne signifie pas que
celle-ci est connue du public ni même utilisée. Néanmoins, lorsqu’un
grand nombre de telles marques apparaît au registre, certaines
déductions peuvent être faites par le décideur. La règle générale
concernant la preuve de l’état du registre peut être décrite comme
suit :
State of the register evidence is only relevant insofar as one can
make inferences from it about the state of the market-place :
see the opposition decision in Ports International Ltd. v. Dunlop
Ltd. (1992), 41 C.P.R. (3d) 432 (T.M.Opp.Bd.), and the decision
in Welch Inc. v. Del Monte Corp. (1992), 44 C.P.R. (3d) 205, 56
F.T.R. 249, 34 A.C.W.S. (3d) 1278 (T.D.). Also of note is the decision in Kellogg Salada Canada Inc. v. Maximum Nutrition Ltd.
(1992), 43 C.P.R. (3d) 349, [1992] 3 F.C. 442, 145 N.R. 131
(C.A.), which is support for the proposition that inferences
about the state of the market-place can only be drawn from
state of the register evidence where large numbers of relevant
registrations are located.30
30. Lipton Division of U L Canada Inc. c. Geo. A. Hormel & Co., 66 C.P.R (3d) 543,
549 (Comm. opp. ; 1996-01-10), D.J. Martin à la page 549 ; voir aussi Ports International Ltd. c. Dunlop Ltd., 41 C.P.R. (3d) 432 (Comm. opp. ; 1992-01-31), D.J.
Martin ; Kellogg Salada Canada Inc. c. Maximum Nutrition Ltd., 7 C.P.R. (3d)
520 (Comm. opp. ; 1985-11-29) ; confirmé 14 C.P.R. (3d) 133 (C.F.P.I. ; 198702-09) ; 43 C.P.R. (3d) 349 (C.A.F., coram les juges Mahoney, Stone et Gray ;
1992-06-29), le juge Stone ; Welch Foods Inc. c. Del Monte Corp., 44 C.P.R. (3d)
205 (C.F.P.I. ; 1992-07-28), le juge Strayer ; Handelsonderneming Piet Rentmeester B.V. c. Wigwam Mills, Inc., 63 C.P.R (3d) 258 (Comm. opp. ; 1995-06-30) M.
Herzig ; Molson Breweries c. Andres Wines Ltd., 66 C.P.R. (3d) 530 (Comm. opp. ;
1995-12-18), D.J. Martin ; Lipton Division of U L Canada Inc. c. Geo. A. Hormel &
Co., 66 C.P.R (3d) 543 (Comm. opp. ; 1996-01-10), D.J. Martin ; Champion Products Inc. c. New Games S.r.l., 66 C.P.R. (3d) 237 (Comm. opp. ; 1995-11-28), M.
Herzig ; T.G. Bright & Co. c. Nicolas Napoleon & Cie Maison, fondée en 1929,
S.A., 68 C.P.R. (3d) 510 (Comm. opp. ; 1996-05-06), M. Herzig ; Lifeline Systems,
Inc. c. Bell Cellular Inc., 68 C.P.R. (3d) 407 (Comm. opp. ; 1996-04-09), D.J. Mar-
La preuve en matière de marques de commerce
593
Considérant l’intérêt public à ce que la pureté du registre soit
maintenue, le registraire jouit d’une certaine discrétion en ce qui
concerne la vérification de ce dernier pour confirmer l’existence d’un
enregistrement sur lequel l’opposant se fonde. Toutefois, cette discrétion n’équivaut pas à un devoir de vérifier tous les dossiers du
Bureau des marques de commerce31.
3.4 Le ouï-dire
Qu’est-ce que le ouï-dire ? On entend par ouï-dire la déclaration
présentée dans le but d’établir la véracité de celle-ci et qui émane
d’une personne autre que celle qui témoigne au cours de l’instance.
La déclaration qui est faite par une personne autre que le témoin
dans l’instance, et qui est présentée pour prouver la véracité de son
contenu, constitue du ouï-dire. De façon générale, toute déclaration
extra-judiciaire qui est présentée pour établir sa véracité constitue
du ouï-dire32.
En 1996, la Cour fédérale du Canada dans l’affaire Labatt Brewing Co. Ltd. c. Molson Breweries33 a appliqué aux procédures
d’opposition la nouvelle règle concernant le ouï-dire, telle que définie
par la Cour suprême dans les arrêts R. c. Khan34 et R. c. Smith35. La
31.
32.
33.
34.
35.
tin ; Polo Ralph Lauren Corp. c. United States Polo Association, 59 C.P.R. (3d) 543
(Comm. opp. ; 1994-03-30) ; infirmé 87 C.P.R. (3d) 193 (C.F.P.I. ; 1999-03-08) ;
confirmé 9 C.P.R. (4th) 51 (C.A.F., coram les juges Strayer, Isaac et Malone ;
2000-05-31) ; Molson Canada c. Anheuser-Busch, Inc., 29 C.P.R. (4th) 289 (C.
F.P.I. ; 2003-05-05), le juge O’Keefe à la page 344.
Molson Breweries c. Pernod Ricard, 31 C.P.R. (3d) 42 (Comm. opp. ; 1990-04-30),
G.W. Partington ; infirmé 40 C.P.R. (3d) 102 (C.F.P.I. ; 1991-11-20) ; infirmé 64
C.P.R. (3d) 356 (C.A.F., coram les juges Pratte, Décary et Chevalier ; 199511-23) ; Cargill Ltd./Cargill Ltée c. Omega Nutrition Canada Inc., 61 C.P.R. (3d)
567 (Comm. opp. ; 1995-04-28), G.W. Partington ; Synertech Systems Corp. c.
MacDonald, 63 C.P.R. (3d) 272 (Comm. opp. ; 1995-06-30), G.W. Partington ;
Morsam Fashions Inc. c. H.K. Enterprises Inc., 66 C.P.R. (3d) 387 (Comm. opp. ;
1996-01-08), G.W. Partington ; National Broadcasting Co. Inc. c. Middle East
Broadcasting Corporation, 69 C.P.R. (3d) 109 (Comm. opp. ; 1996-05-10), G.W.
Partington.
Jean-Claude Royer, La preuve civile, 3e éd. (Cowansville, Blais, 2003), nos 670 à
674.
Labatt Brewing Co. Ltd. c. Molson Breweries, 68 C.P.R. (3d) 216 (C.F.P.I. ;
1996-05-28), le juge Heald à la page 223.
R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531 (C.S.C., coram les juges Lamer, Wilson, Sopinka,
Gonthier et McLachlin ; 1990-09-13), la juge McLachlin.
R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915 (C.S.C., coram les juges Lamer, LaForest,
Sopinka, Gonthier, Corey, McLachlin et Iacobucci ; 1992-08-27), le juge Iacobucci.
594
Les Cahiers de propriété intellectuelle
preuve par ouï-dire est maintenant considérée admissible seulement
si elle satisfait au test de « nécessité et fiabilité »36.
3.5 Affidavit (déclaration solennelle)
Tant devant la Cour, lorsqu’une demande pour radier une
marque de commerce est déposée, que devant le registraire, dans
le contexte d’une opposition formulée à l’encontre de la demande
d’enregistrement d’une marque de commerce, la preuve est faite
par affidavit ou déclaration solennelle. L’affidavit ou la déclaration
solennelle n’est rien d’autre que le témoignage d’une personne sous
forme écrite. Ce témoignage écrit doit être soigneusement préparé,
tout comme le témoignage viva voce d’un témoin devant la Cour. La
Cour d’appel fédérale a déjà renversé un jugement ayant accordé une
remise, en première instance, pour permettre à une partie représentée par un procureur inexpérimenté en matière de marque de
commerce, de corriger un affidavit « mal écrit et inepte » et dont les
pièces n’avaient pas été adéquatement soumises37. Toutes les exigences d’un témoignage doivent être respectées (connaissance personnelle des faits, ouï-dire, valeur probante, etc.). De plus, certaines
conditions de forme doivent être respectées. Par exemple, un affidavit contenant un jurat déclarant qu’un témoin a été assermenté ou a
déclaré solennellement a été jugé inadmissible38. Un affidavit non
signé ne sera évidemment pas considéré lorsque la preuve sera
évaluée39.
Un affidavit attaché comme pièce à un autre affidavit n’a pas le
statut de témoignage dans une procédure d’opposition40.
Il peut être fait référence à des pièces, même si celles-ci ne sont
pas correctement identifiées ou jointes initialement à la déclaration
36. Budget Rent a Car International Inc. c. Discount Car and Truck Rentals Ltd., 70
C.P.R. (3d) 411 (Bureau des Marques ; 1996-08-12), C.R. Vandenakker à la page
415 ; Barry Gamache, « New Hearsay Rules Applied in Trade-Mark Opposition
Case », (1996), 10 W.I.P.R. 243.
37. Lapointe Rosenstein c. Atlantic Engraving Ltd., 23 C.P.R. (4th) 5 (C.A.F., coram
les juges Décary, Létourneau et Nadon ; 2002-12-16), le juge Nadon à la page 8.
38. Dr. Ing. h.c.F. Porsche AG c. Procycle Inc., 45 C.P.R. (3d) 432 (Comm. opp. ;
1992-09-30), G.W. Partington à la page 435.
39. Uvex Toko Canada Ltd. c. Performance Apparel Corp., 31 C.P.R. (4th) 270 (C.F. ;
2004-03-25), le juge Russell à la page 272.
40. Scott-Bathgate Ltd. c. Ferrara Pan Candy Co., Inc., 49 C.P.R. (3d) 378 (Comm.
opp. ; 1993-06-30), D.J. Martin à la page 379.
La preuve en matière de marques de commerce
595
solennelle, puisqu’il s’agit là d’une déficience technique41. Toutes telles déficiences techniques doivent être soulevées à la première occasion. Il n’est pas approprié d’attendre l’audition pour formuler une
objection de cette nature à la preuve, puisque la partie adverse
n’aura pas alors l’opportunité d’apporter les corrections requises42.
Finalement, toute preuve devant le registraire doit être sous
forme de déclaration écrite.
4. Conclusion
Ce qui précède se veut un aide-mémoire sommaire sur l’approche qui doit être adoptée relativement à la préparation de la preuve
dans le cadre d’un litige en matière de marques de commerce. Évidemment, l’ensemble des règles de preuve s’applique à de tels litiges
et seules certaines règles spécifiques, fréquemment discutées par la
jurisprudence pertinente, ont été commentées. De plus, tel que mentionné en introduction, la preuve dépend toujours des questions spécifiquement soulevées par le litige opposant les parties. Considérant
la façon dont le sujet a été abordé, toutes les questions de droit substantif et les moyens variés qui peuvent être utilisés pour les prouver
devant la Cour ou le tribunal administratif n’ont pas été discutées.
41. WWF – World Wide Fund for Nature c. Incaha Inc., 61 C.P.R. (3d) 413 (Comm.
opp. ; 1995-03-31), M. Herzig à la page 415.
42. R & A Bailey & Co. c. Gestion A.D.L., (2004) 29 C.P.R. (4th) 391 (Comm. opp. ;
2003-01-20), G.W. Partington à la page 396.
Vol. 17, no 3
Logiciels libres et ouverts : impacts
juridiques sur les utilisateurs
québécois
Pierre Paul Lemyre et Richard Willemant*
1. Les logiciels libres et ouverts face au droit . . . . . . . . . 599
1.1 La protection juridique des logiciels . . . . . . . . . . 599
1.2 Les différents types de licences de logiciel . . . . . . . 602
1.3 Licences libres vs licences ouvertes . . . . . . . . . . 607
1.4 Les licences libres et ouvertes non-copyleftées . . . . 608
1.5 Les licences libres et ouvertes copyleftées . . . . . . . 611
2. La validité juridique des licences libres et ouvertes. . . . . 613
2.1 La discussion à l’échelle internationale . . . . . . . . 614
2.2 Le droit québécois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621
2.2.1
Application du droit québécois . . . . . . . . . 621
© Pierre Paul Lemyre et Richard Willemant, 2005.
* Pierre-Paul Lemyre, avocat, est responsable du volet international de LexUM.
Richard Willemant est avocat au Barreau de Paris (Salans & associés). Cet article
résulte d’un mandat octroyé aux auteurs par le gouvernement du Québec.
597
598
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.2.2
Validité en vertu du droit d’auteur . . . . . . 622
2.2.3
Validité en vertu du droit civil . . . . . . . . . 625
3. La propriété intellectuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . 628
3.1 La protection du titulaire du droit d’auteur . . . . . . 628
3.2 L’établissement de la chaîne de titres . . . . . . . . . 634
3.3 Les conflits entre licences. . . . . . . . . . . . . . . . 639
3.4 Les brevets logiciels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 644
4. La responsabilité contractuelle . . . . . . . . . . . . . . . 648
4.1 La qualification du contrat de licence . . . . . . . . . 648
4.2 Les obligations des parties . . . . . . . . . . . . . . . 652
4.2.1
Les obligations spécifiques du licencié . . . . 653
4.2.2
Les obligations légales du donneur
de licence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 654
4.3 Les clauses d’exclusion de responsabilité . . . . . . . 660
4.4 La protection du consommateur . . . . . . . . . . . . 664
1. Les logiciels libres et ouverts face au droit
Au cours des cinquante dernières années, le droit a dû
s’adapter à une nouvelle discipline, l’informatique, et aux nouveaux
types de créations qui la caractérisent. Aussi, loin de constituer une
curiosité pour les juristes, les logiciels sont aujourd’hui encadrés par
un ensemble de règles relativement bien définies. C’est d’abord le
droit de la propriété intellectuelle, et plus particulièrement le régime
du droit d’auteur, qui précise l’étendue et les modalités des droits des
auteurs de logiciels. Ceux-ci étant autorisés à établir des conventions impliquant ces droits, dans le cadre de licences par exemple, le
droit des contrats joue également un rôle important en la matière.
Toutefois, la nature des licences de logiciel varie énormément : les
licences propriétaires tendent à limiter les droits concédés, alors que
les licences libres et ouvertes visent à les étendre. Au surplus, toutes
les licences libres et ouvertes ne sont pas équivalentes.
1.1 La protection juridique des logiciels
Dans l’ensemble du monde occidental, une partie du produit de
l’intellect humain est susceptible de faire l’objet d’une appropriation.
Ce droit de propriété sur l’immatériel s’est développé au cours des
siècles afin de favoriser la création artistique et l’avancement des
connaissances en garantissant aux innovateurs un monopole sur
l’exploitation de leurs créations. C’est en fonction de ces règles que
l’auteur d’un logiciel est présumé être le premier titulaire des droits
de propriété intellectuelle sur celui-ci. Puisque le logiciel, une fois
fixé sur un support, possède avant tout une forme littéraire, ce sont
les règles du droit d’auteur qui lui sont applicables.
À l’international, le droit d’auteur est régi par la Convention de
Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques1 (Convention de Berne). Ce document établit un régime minimal de
1. Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, (2005)
Juris International, source : <http://www.jurisint.org/pub/01/fr/147.htm>.
599
600
Les Cahiers de propriété intellectuelle
protection des œuvres littéraires et artistiques qui assure la conservation des intérêts de l’auteur. Celui-ci se voit accorder des droits sur
l’expression de sa création, mais non sur l’idée qui en est à l’origine.
Ainsi, par exemple, l’auteur d’un logiciel permettant d’effectuer un
calcul mathématique détient des droits sur la technique choisie pour
représenter le calcul, mais non sur l’algorithme qui le sous-tend. Il
obtient donc le droit de contrôler notamment : la reproduction, la
transformation et la distribution de son œuvre. Bien que le traitement des infractions au droit d’auteur demeure de compétence nationale, la Convention de Berne permet d’étendre les droits de l’auteur
aux territoires de l’ensemble des 139 États qui en sont membres.
Le Canada fait partie des États ayant ratifié la Convention de
Berne. Le droit d’auteur étant une compétence de juridiction fédérale2, l’implémentation de ce traité en droit québécois se retrouve
dans la Loi canadienne sur le droit d’auteur. Cette loi ne laisse aucun
doute quant à son application aux logiciels, puisque son article 2
spécifie que les programmes d’ordinateur sont assimilables à des
œuvres littéraires. De plus, la définition large donnée par la loi aux
programmes d’ordinateur ne devrait laisser aucun logiciel hors de
son champ d’application :
Ensemble d’instructions ou d’énoncés destinés, quelle que soit
la façon dont ils sont exprimés, fixés, incorporés ou emmagasinés, à être utilisés directement ou indirectement dans un ordinateur en vue d’un résultat particulier.3
Toutefois, pour que l’auteur d’un logiciel puisse bénéficier du
régime de protection accordé par la Loi sur le droit d’auteur, encore
faut-il que ce dernier possède les caractéristiques d’une œuvre originale. À cet égard, les critères nouvellement formulés par la Cour
suprême dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du HautCanada ont trait à l’exercice d’un talent et d’un jugement dans la
production4. En fait, la plupart du temps, il suffit tout simplement
que le logiciel ait été créé de façon indépendante. Ainsi, deux logiciels
permettant d’effectuer le même calcul mathématique peuvent avoir
droit à cette protection, à la condition qu’aucun des deux n’ait été
copié sur l’autre. Les objectifs, les sources d’inspiration et même le
2. Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(23), source : <http://www.canlii.org /ca/const_
fr/const1867.html>.
3. Loi sur le droit d’auteur, (L.R.C. 1985, ch. C-42), art. 2.
4. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, par. 24, source :
<http://www.canlii.org/ca/jug/csc/2004/2004csc13.html>.
Logiciels libres et ouverts
601
code informatique peuvent être identiques, l’originalité de chacun
des logiciels dépendra de l’effort indépendant ayant été investi.
Par ailleurs, pour être protégé, un logiciel doit nécessairement
être fixé sur un support quelconque, qu’il s’agisse d’un fichier informatique, d’une bande magnétique ou d’un coin de nappe. À ce propos,
peu importe qu’il y soit fixé sous la forme de code source5 (version
lisible par un être humain) ou sous la forme binaire6 (version exécutable par un ordinateur), puisque les deux font l’objet d’une protection. Par contre, tant qu’il demeure dans l’esprit de son concepteur,
un logiciel reste hors de portée du champ d’application de la Loi sur
le droit d’auteur par manque de support matériel consignant l’expression de cette idée7. D’ailleurs, il ne faut pas confondre la propriété sur ce support (qui, elle, est matérielle) avec la propriété de
l’œuvre (immatérielle). Bien que l’acheteur d’un cédérom soit propriétaire de ce disque, il ne possède a priori aucun droit d’auteur sur
le contenu de ce disque.
Dans la mesure où un logiciel répond aux conditions décrites
ci-dessus, le régime du droit d’auteur s’y applique automatiquement,
sans aucune formalité. Il n’est absolument pas nécessaire de l’enregistrer ou de le marquer, le droit d’auteur existe dès sa création.
Cependant, cela n’implique pas que ces opérations soient inutiles.
Dans les deux cas, elles visent à faciliter la preuve de l’existence d’un
droit d’auteur, ainsi que la titularité de l’auteur8. En conséquence,
l’ajout d’un en-tête mentionnant le nom du développeur et l’existence
d’un droit d’auteur dans le code source d’un logiciel empêche les tiers
l’ayant téléchargé d’invoquer leur ignorance à ce sujet.
Une dernière particularité du droit d’auteur réside dans la possibilité de le démembrer à l’infini. Il appartient donc au titulaire des
droits sur un logiciel de déterminer qui pourra en disposer, de quelle
façon, pour quelle durée, à quel endroit, etc. Deux techniques permettant de transiger les protections accordées par le droit d’auteur
sont prévues par la loi : la cession et la concession.
La cession implique le transfert de la titularité des droits sur
le logiciel. Une fois celui-ci opéré, l’ancien titulaire se retrouve
5. IBM Corp.c. Ordinateurs Spirales Inc., [1985] 1 C.F. 190.
6. Apple Computer c. Mackintosh Computers Ltd., [1987] 1 C.F. 173.
7. Laurent Carrière, « Protection du logiciel et autres œuvres originales en vertu de la
Loi sur le droit d’auteur et conventions usuelles en ce domaine » (1996) Léger Robic
Richard, source : <http://www.robic.ca/publications/Pdf/198-LC.pdf>.
8. Loi sur le droit d’auteur, précité, note 3, par. 34(4) et 53(2).
602
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dépourvu des droits, qui appartiennent désormais au cessionnaire.
La cession permet donc, par exemple, au titulaire des droits de laisser à un tiers la responsabilité de l’exploitation d’un logiciel. Par
contre, lorsqu’il s’agit justement d’exploiter le logiciel, la concession
s’avère être la méthode la mieux adaptée. La concession, exprimée
dans une licence, permet d’autoriser les tiers à accomplir certains
actes qui, autrement, auraient enfreint le droit d’auteur, tout en
conservant sa titularité. En somme, la cession est à la vente, ce que la
concession est à la location. À cause de ces particularités, les logiciels
sont presque exclusivement offerts aux utilisateurs dans le cadre
d’une licence.
Par ailleurs, les licences de ce type ont pour effet d’établir une
relation contractuelle entre le titulaire des droits et l’utilisateur du
logiciel. D’un côté, le donneur de licence exprime son intention de
concéder une partie de ses droits exclusifs sur le logiciel, alors que de
l’autre, le licencié manifeste son consentement à utiliser le logiciel dans le respect des conditions précisées par la licence. Ce consentement peut être constaté de multiples façons : par le bris de
l’emballage d’une boîte, par la pression d’un bouton s’affichant à
l’écran ou, encore, par la simple utilisation du logiciel. La principale
conséquence découlant de l’établissement de cette convention est
l’assujettissement de la licence au droit des contrats9.
Puisque les règles juridiques gouvernant les contrats relèvent
du droit privé, c’est le droit civil du Québec qui s’applique aux licences de logiciel québécoises. Ainsi, les dispositions relatives aux obligations du Code civil du Québec se trouvent à suppléer à la Loi sur le
droit d’auteur pour toute question concernant la responsabilité contractuelle du donneur de licence et du licencié. De la même façon,
toutes les lois québécoises comportant des dispositions relatives aux
relations contractuelles trouvent application. Cela s’avère particulièrement utile étant donné le peu de précision de la Loi sur le droit
d’auteur à ce sujet.
La liberté des parties étant la règle en matière contractuelle, il
n’est donc pas étonnant qu’une grande diversité règne en matière de
licences de logiciel.
1.2 Les différents types de licences de logiciel
Puisque le régime du droit d’auteur accorde à l’auteur d’un logiciel l’exclusivité des droits sur celui-ci, en plus de lui permettre de les
9. David Vaver, Copyright Law (Irwin Law, Toronto, 2000), p. 229.
Logiciels libres et ouverts
603
démembrer comme bon lui semble, la rédaction des licences de logiciel est soumise à une très grande flexibilité. En conséquence, il
existe un nombre quasi illimité de licences différentes, certaines
extrêmement restrictives et d’autres très libérales. Il est cependant
possible de les regrouper à l’intérieur de quelques catégories qui
représentent assez fidèlement le contexte dans lequel les logiciels
sont généralement mis à la disposition de leurs utilisateurs.
Aujourd’hui, la vaste majorité des logiciels disponibles
sont propriétaires, c’est-à-dire qu’une entreprise ou un individu se
réserve l’exclusivité de son exploitation. Les licences propriétaires
n’accordent au licencié qu’un droit d’utilisation du logiciel, auquel se
greffent de nombreuses restrictions10. Il lui est donc interdit de
modifier, de copier ou de redistribuer la copie du logiciel qui lui est
remise. Les autres limitations ont trait, par exemple, aux garanties
accordées, aux questions de responsabilité, au choix de la juridiction,
etc. Pour assurer l’efficacité de ces restrictions, les logiciels propriétaires sont distribués sous forme d’exécutables binaires incompréhensibles pour l’être humain.
Par ailleurs, les logiciels propriétaires ont recours à différentes
méthodes de distribution sur Internet. Par exemple, la redistribution des gratuiciels, ou « freewares », est généralement permise car
ils sont distribués gratuitement dès l’origine. Toutefois, leur utilisation reste limitée et leur modification interdite. De la même façon,
les partagiciels, ou « sharewares », peuvent être redistribués et utilisés gratuitement pendant une certaine période de temps. Cependant, à l’expiration de ce délai, le licencié doit verser une redevance
au donneur de licence pour continuer à utiliser le logiciel.
À l’opposé, certaines licences font entrer les logiciels qui leur
sont soumis dans le domaine public. Cela signifie que leurs développeurs abandonnent toutes les protections qui leur sont accordées par
le droit d’auteur11. Selon ce type de licence, le titulaire des droits ne
conserve aucun privilège particulier sur le logiciel, qui peut ainsi
être utilisé, modifié et redistribué sans aucune restriction.
Les licences libres et ouvertes se situent à mi-chemin entre ces
deux extrêmes. En vertu des critères établis par la FSF, un logiciel
10. William H. Neukom et Robert W. Gomulkiewic« , « Licensing Rights to Computer
Software », (1993) 354 PLI/Pat 775.
11. Jean-Paul Smets-Solanes et Benoît Faucon, Logiciels Libres : Liberté, Egalite,
Business, Freepatents (Edispher, 1999).
604
Les Cahiers de propriété intellectuelle
sera considéré libre si sa licence permet aux utilisateurs de bénéficier de quatre libertés fondamentales :
• la liberté d’exécuter le programme informatique pour
n’importe quel usage ;
• la liberté d’étudier le fonctionnement du programme informatique et de l’adapter à leurs propres besoins ;
• la liberté de redistribuer des copies du logiciel ;
• la liberté d’améliorer le logiciel et de distribuer les copies
modifiées12.
L’existence de ces libertés implique premièrement qu’il ne doit
pas être nécessaire de demander ou de payer pour obtenir l’autorisation de les exercer. Incidemment, le coût du logiciel ne doit pas
représenter une compensation pour les droits d’auteur, contrairement à la pratique bien établie en matière de logiciels propriétaires.
Seuls les frais de reproduction et de distribution pourront donc être
réclamés dans le montant exigé en contrepartie du logiciel.
Deuxièmement, il est essentiel que le code source soit disponible pour que le licencié soit en mesure d’en étudier le fonctionnement et de le modifier. Celui-ci doit être joint au logiciel ou disponible
sur demande. L’accès au code source constitue la caractéristique fondamentale des logiciels libres et ouverts.
Troisièmement, pour que ces libertés soient significatives, elles
doivent être irrévocables. Aussi, si le donneur de licence se réserve la
possibilité de révoquer unilatéralement les droits concédés, le logiciel ne peut être considéré comme libre et ouvert.
Dans ces conditions, les licences libres et ouvertes autorisent
les utilisateurs du logiciel à accomplir la plupart des actes normalement interdits par le droit d’auteur, tout en assurant la conservation
de la propriété des droits au donneur de licence. Cela permet à ce dernier, entre autres choses, d’inclure divers types de conditions liées à
l’utilisation du logiciel. La plus connue de ces conditions est certainement celle incluse dans la GPL et obligeant les licenciés désirant distribuer une version modifiée du logiciel à le faire sous la même
licence.
12. Free Software Foundation, « Qu’est-ce qu’un Logiciel Libre ? », (2005) GNU,
source : <http://www.gnu.org/philosophy/free-sw.fr.html>.
Logiciels libres et ouverts
605
Enfin, certains donneurs de licence, bien que séduits par les
principes qui sous-tendent les logiciels libres et ouverts, ne sont pas
prêts à subir toutes les conséquences qu’entraîne le recours à une
licence de ce type. Cette hésitation a causé l’apparition d’une variété
de licences dites néo-libres ou semi-libres. Ces licences sont beaucoup plus permissives que les licences propriétaires et prévoient toutes la mise à disposition du code source, mais posent certaines
conditions aux libertés fondamentales des logiciels libres et ouverts.
Dans certains cas, il s’agit de logiciels dont la licence accorde
des droits d’utilisation, de redistribution et de modification, mais qui
en limite l’exercice aux usages sans but lucratif ou exige le paiement
d’une redevance dans le cas d’un usage commercial. Ces licences à
source publique permettent d’éviter que des tiers réalisent des
bénéfices en utilisant ou distribuant un logiciel libre et ouvert sans
que le titulaire des droits d’auteur puisse en bénéficier. C’est le cas
de la Aladdin Free Public License13 par exemple. Ce type de licence
enfreint la première des libertés recherchées par les logiciels
libres et ouverts, soit celle concernant la non-discrimination quant à
l’utilisation du logiciel.
Parfois, il s’agit de logiciels dont la licence autorise la modification du code source, mais à la condition que toute implémentation de
ce code modifié respecte certains standards définis par le donneur de
licence. Cela équivaut donc à soumettre la modification et la distribution de ce code à l’approbation de ce dernier. C’est, entre autres, le
scénario privilégié par Sun Microsystems dans le cadre de la Sun
Community Source License14.
En réponse aux demandes provenant de sa clientèle, même
Microsoft a développé une licence semi-libre, appelée licence à source
partagée15. Sa principale caractéristique est de permettre aux licenciés d’étudier une partie du code développé par Microsoft. Toutefois,
la modification et la redistribution de ce code sont fortement restreintes.
13. Aladdin Enterprises,« Aladdin Free Public License », (2000) University of Wisconsin, source : <http://www.cs.wisc.edu/~ghost/doc/cvs/Public.htm>.
14. Sun Microsystems, « Sun Community Source Licensing (SCSL) – Principles »,
(2005) Sun, source : <http://www.sun.com/software/communitysource/principles.
xml>.
15. Microsoft Corporation, « Microsoft Shared Source License », (2005) Microsoft,
source : <http://www.microsoft.com/resources/sharedsource/default.mspx>.
606
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Ces différentes solutions étant dérivées des logiciels libres et
ouverts, il est probable que le cadre juridique de ces derniers leur soit
applicable, du moins en partie. Cette affirmation doit toutefois être
validée pour chaque licence, en fonction de ses termes spécifiques.
De plus, la flexibilité dont disposent les titulaires de droit sur
un logiciel ne s’arrête pas là. En effet, chaque licence n’étant qu’une
concession individuelle, rien n’empêche le donneur de licence de
concéder des droits différents à un autre licencié16. Il est donc possible qu’un même logiciel puisse être soumis à différentes licences, ce
qui permet parfois aux utilisateurs de choisir celle leur convenant le
mieux. C’est le cas, par exemple, de la base de données MySQL qui
est distribuée à la fois sous la GPL et sous une licence propriétaire17.
Cela permet à MySQL AB de distribuer librement son logiciel sur le
Web tout en le commercialisant auprès de clients intéressés à l’incorporer dans leur propre logiciel propriétaire.
De façon similaire, le mode sous lequel un logiciel est licencié
est susceptible de changer avec le temps. Cela peut être réalisé en
prévoyant l’éventuelle évolution des droits concédés dans le cadre
d’une seule et même licence, ou en distribuant un logiciel sous des
conditions différentes à divers moments. Ghostscript est un exemple
de logiciel commercialisé de cette façon. Alors qu’un an après sa
sortie le code de Ghostscript est disponible sous GPL, les utilisateurs
désirant développer des applications commerciales sur la base des
versions plus récentes doivent accepter les termes d’une licence propriétaire18.
En somme, la distribution des logiciels est caractérisée par la
diversité des ententes contractuelles la régissant. De plus, la simple
mise à disposition du code source ne suffit pas à octroyer aux utilisateurs d’un logiciel les libertés fondamentales prônées par les partisans des logiciels libres et ouverts. D’ailleurs, ces derniers ne
s’entendent pas toujours eux-mêmes sur la nature exacte des logiciels qu’ils privilégient.
16. Andrew M. St. Laurent, Understanding Open Source & Free Software Licensing
(O’Reilly, Sebastopol, 2004), p. 162.
17. MySQL AB, « MySQL Commercial License », (2005) MySQL, source : <http:/
/www.mysql.com/company/legal/licensing/commercial-license.html>.
18. Artifex Software, « Licensing info... », (2005) Artifex, source : <http://www.artifex.com/licensing/>.
Logiciels libres et ouverts
607
1.3 Licences libres vs licences ouvertes
En 1998, une rupture s’est opérée au sein de la communauté
du logiciel libre19. Certains programmeurs, principalement sous l’influence d’Éric Raymond et de Bruce Perens, se sont distancés de
l’idéologie de la FSF, qu’ils jugent mal adaptée à la réalité économique d’aujourd’hui. Selon eux, l’expression « logiciel libre » n’était
pas susceptible d’inciter l’industrie du logiciel à adopter leur modèle
de développement parce qu’elle implique la prédominance de notions
éthiques et morales20. Ils adoptèrent donc une nouvelle stratégie
fondée sur la notion de logiciels ouverts (« open source »).
Tout comme la définition de la FSF, celle de l’Open Source Initiative (OSI) protège les droits d’utilisation, de redistribution, la disponibilité du code source et le droit de le modifier21. En fait, les
logiciels libres et les logiciels ouverts sont théoriquement identiques.
Seule la terminologie a été modifiée afin de mettre l’emphase sur la
disponibilité du code source plutôt que sur la liberté de l’utilisateur.
Aussi, la distinction est surtout philosophique, le modèle ouvert mettant l’accent sur le pragmatisme, alors que le modèle libre repose sur
l’éthique22.
Toutefois, d’un point de vue pratique, certaines différences
sont éventuellement apparues entre les deux mouvements. Celles-ci
concernent principalement les entreprises qui offrent des logiciels en
dévoilant leur code source tout en restreignant les autres droits
essentiels de l’utilisateur. Ces pratiques ont parfois été acceptées par
les promoteurs des logiciels ouverts, alors qu’elles sont définitivement rejetées par les partisans des logiciels libres. Ce fut le cas, par
exemple, de la version initiale de la Apple Public Source License23
(APSL) retenue par Apple pour son système d’exploitation Mac OS X.
Celle-ci, en plus d’obliger les licenciés à publier toute version modifiée du programme informatique qu’ils ont déployée et à en notifier
19. Open Source Initiative, « History of the OSI », (1999) Opensource, source :
<http://www.opensource.org/docs/history.html>.
20. Sam Williams, Free as in Freedom : Richard Stallman’s Crusade for Free Software (O’Reilly, Sebastopol, 2002), p. 166.
21. Open Source Initiative, « The Open Source Definition », (2005) Opensource,
source : <http://www.opensource.org/docs/definition.html>.
22. Brett Watson, « Philosophies of Free Software and Intellectual Property », (1999)
RA M ,
s o ur c e
:
< h t t p : / / w w w . r a m . or g / r a m b lin g s / p h ilos ophy/fmp/free-software-philosophy.html>.
23. Apple Computer, « Apple Public Source License (Version 1.2) », (2001) Apple,
source : <http://www.opensource.apple.com/apsl/1.2.txt>.
608
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Apple, prévoyait la possibilité pour Apple de révoquer la licence dans
l’hypothèse où l’entreprise serait poursuivie pour contrefaçon d’un
droit d’auteur ou d’un brevet. Ces restrictions de la liberté des licenciés satisfaisaient les critères de l’OSI, mais non ceux de la FSF. Ce
débat a pris fin avec les modifications apportées à l’APSL lors de la
publication de sa version 2.024.
D’un point de vue juridique, il n’existe pas de différence entre
les logiciels libres et les logiciels ouverts. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que les deux mouvements reposent sur la même idéologie et les mêmes documents juridiques. Pour cette raison, les
termes « libres et ouverts » sont adoptés tout au long de cette étude
pour qualifier les logiciels concernés.
Malgré cette uniformité en ce qui a trait au régime juridique
applicable, toutes les licences libres et ouvertes ne sont pas pour
autant équivalentes les unes aux autres. Alors que certaines ne sont
constituées que de quelques paragraphes, d’autres sont très élaborées. Il est cependant possible de les classer en deux groupes principaux, selon qu’elles ont recours au mécanisme du « copyleft » ou non.
1.4 Les licences libres et ouvertes non-copyleftées
Les licences non-copyleftées regroupent la plupart des licences
libres et ouvertes ayant été élaborées dans un contexte académique.
La majorité d’entre elles ont été rédigées par des universitaires désireux de mettre à la disposition du public les logiciels développés par
leur institution, et cela en imposant le minimum d’obligations possibles aux licenciés. Ces licences, bien qu’assez simples, régissent une
vaste gamme de logiciels composant l’infrastructure d’Internet.
Le statut juridique des licences libres et ouvertes noncopyleftées se rapproche de celui des logiciels du domaine public.
Pour cette raison, certains auteurs y font référence en tant que
« licences de type domaine public »25. Ceci s’explique par l’étendue
des droits que ces licences concèdent. En effet, elles autorisent généralement l’utilisation, la modification et la redistribution du code
source, sans imposer d’autres restrictions. Cependant, les logiciels
qui leur sont soumis ne font pas partie du domaine public puisque
ces licences précisent que le titulaire des droits d’auteur conserve
24. Apple Computer, « Apple Public Source License (Version 2.0) », (2001) Apple,
source : <http://www.opensource.apple.com/apsl/2.0.txt>.
25. J.-P. Smets-Solanes et B. Faucon, op. cit., note 11.
Logiciels libres et ouverts
609
ceux-ci. D’ailleurs, elles contiennent souvent l’obligation de divulguer l’existence de ces droits à l’intérieur des versions modifiées du
logiciel.
Les licences libres non-copyleftées, contrairement à celles qui le
sont, n’interdisent pas d’inclure le code source qui leur est soumis à
l’intérieur de logiciels régis par une licence différente. Tout licencié
peut donc modifier le logiciel et le redistribuer sous la licence de son
choix, y compris sous une licence propriétaire.
Parmi toutes les licences libres non-copyleftées, la
plus connue est sans aucun doute la licence Berkeley Software Distribution (BSD)26. Celle-ci est utilisée, entre autres, par les différentes
variantes du système d’exploitation BSD Unix. Cette licence est
non-restrictive, permettant plus ou moins à n’importe qui de faire
n’importe quoi avec le code concerné, pour autant que le licencié
accepte :
• de mentionner l’existence d’un droit d’auteur sur le code
source ;
• de mentionner l’existence d’un droit d’auteur sur le code
binaire et la documentation ;
• de ne pas utiliser sans permission le nom du donneur de
licence pour endosser ou promouvoir les versions modifiées
du logiciel ;
• de reconnaître que le logiciel est fourni sans garantie.
Jusqu’en 1999, la licence BSD incluait également une clause
publicitaire qui obligeait le licencié à mentionner le nom des auteurs
du logiciel dans tout matériel publicitaire relié au logiciel. Après de
nombreuses années de développement, cette clause entraîna un effet
pervers : la mention obligatoire de certains logiciels contenait des
dizaines, voire des centaines, de noms27. La gestion de ces listes de
noms devenait ainsi une entrave à la liberté de modifier le logiciel, ce
qui est contraire à la philosophie des logiciels libres et ouverts. Pour
cette raison, la licence fut modifiée afin de retirer la clause publicitaire.
26. Open Source Initiative, « The BSD License », (2005) Opensource, source : <http://
www.opensource.org/licenses/bsd-license.php>.
27. Free Software Foundation, « Le problème de la licence BSD », (2004) GNU,
source : <http://www.gnu.org/philosophy/bsd.fr.html>.
610
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le Massachusetts Institute of Technology (MIT) a également
rédigé sa propre licence libre et ouverte28. Celle-ci s’applique, entre
autres, au logiciel de fenêtrage X. Ayant été rédigée en s’inspirant de
la licence BSD, celle-ci lui est pratiquement identique depuis le
retrait de la clause publicitaire de cette dernière. La licence MIT est
toutefois légèrement plus permissive car elle ne contient pas la
clause de non-endossement des versions modifiées du logiciel.
La licence Apache29 est certainement la licence libre et
ouverte non-copyleftée la plus élaborée. Ceci est particulièrement
vrai depuis la publication de sa version 2.0, au début de l’année 2004.
Cette licence, développée par la Apache Software Foundation (ASF)
pour son célèbre serveur Web, est de plus en plus utilisée par les institutions académiques.
En plus des conditions édictées par la licence BSD, la licence
Apache précise que la modification ou la distribution du code couvert
nécessite :
• d’indiquer dans chaque fichier modifié que celui-ci a été
modifié par le licencié ;
• d’inclure l’avis présent dans la licence lors de la distribution
d’une version modifiée du logiciel.
Par ailleurs, cette licence contient plusieurs précisions qui sont
absentes des autres licences libres et ouvertes non-copyleftées. Elle
aborde notamment les autres régimes de la propriété intellectuelle,
prévoyant une concession de tout brevet essentiel à l’exercice des
autres droits concédés et excluant spécifiquement tout droit d’utiliser les marques de commerce du donneur de licence. Elle explicite
également la possibilité pour le licencié de soumettre les versions
modifiées du logiciel à une licence différente dans la mesure où les
termes de la licence Apache 2.0 sont respectés. Cependant, la clause
additionnelle la plus significative est celle précisant le régime applicable aux contributions faites par les licenciés avec l’intention de les
voir intégrées dans le logiciel officiel. Si aucune autre licence n’est
spécifiée, il est prévu que ces contributions sont automatiquement
soumises à la licence Apache 2.0. Cette stipulation a l’avantage de
28. Open Source Initiative, « The MIT License », (2005) Opensource, source : <http://
www.opensource.org/licenses/mit-license.php>.
29. Open Source Initiative, « Apache License, Version 2.0 », (2004) Opensource,
source : <http://www.opensource.org/licenses/apache2.0.php>.
Logiciels libres et ouverts
611
garantir au promoteur du projet la titularité de la totalité des droits
dont il a besoin pour licencier à son tour le logiciel officiel intégrant
les diverses contributions.
Les licences Academic Free License30 et Artistic License31 sont
d’autres licences libres et ouvertes non-copyleftées moins courantes.
Celles-ci, comme plusieurs dizaines d’autres, constituent des dérivés
des licences BSD ou Apache. Toutes ces licences ont pour principal
objectif de favoriser la propagation du savoir, en restreignant le
moins possible l’utilisation, la modification et la redistribution des
logiciels. D’autres licences, par la technique du copyleft, tentent
d’atteindre un objectif similaire en imposant des conditions supplémentaires aux licenciés.
1.5 Les licences libres et ouvertes copyleftées
Le terme « copyleft » fut mis de l’avant par la FSF et s’oppose au
« copyright », équivalent anglophone du droit d’auteur. L’objectif du
copyleft est d’utiliser les protections accordées par le droit d’auteur
afin de garantir la liberté d’utilisation et de modification des logiciels.
Les licences copyleftées accordent tout d’abord un niveau élevé
de liberté au licencié en lui permettant d’utiliser, de modifier et de
redistribuer le logiciel. Toutefois, leur particularité consiste à garantir les mêmes libertés aux licenciés de tous les logiciels fondés sur la
modification du code provenant du logiciel original32. Ceci se réalise
par l’inclusion d’une clause empêchant le licencié qui désire redistribuer une version modifiée du logiciel de le faire sous des termes plus
restrictifs. Par conséquent, l’inclusion de code informatique soumis à
une licence copyleftée à l’intérieur d’un logiciel propriétaire est interdite.
La première licence de logiciel à avoir intégré le mécanisme du
copyleft est la GPL. À ce jour, elle est toujours la licence libre et
ouverte la plus connue et la plus utilisée. Celle-ci régit aujourd’hui la
plus grande partie des logiciels libres et ouverts, dont le système
30. Open Source Initiative, « Academic Free License, v. 2.1 », (2005) Opensource,
source : <http://www.opensource.org/licenses/afl-2.1.php>.
31. Open Source Initiative, « Artistic License , (2005) Opensource, source : <http
://www.opensource.org/licenses/artistic-license.php>.
32. Free Software Foundation, « Qu’est-ce que le copyleft ? », (2005) GNU, source :
<http://www.gnu.org/copyleft/copyleft.fr.html>.
612
Les Cahiers de propriété intellectuelle
d’exploitation GNU/Linux. Elle accorde aux licenciés les différents
droits promus par la FSF, à condition que ceux-ci acceptent :
• de ne pas établir de droit de propriété dans le logiciel ;
• de fournir le code source à tout ceux qui se procurent le code
binaire ;
• de placer une indication à l’intérieur du logiciel stipulant que
la GPL s’y applique ;
• de reconnaître que le logiciel est fourni sans garantie ;
• de distribuer toute version modifiée sous les mêmes conditions.
Ce sont ces engagements requis de la part des licenciés qui
poussent certains auteurs à parler de la « réciprocité » de la GPL33.
Le principal impact de cette réciprocité est l’accroissement continuel
de la masse de code soumise à la GPL. En effet, chaque fois que du
code externe est intégré à du code protégé par la GPL, ou vice-versa,
le résultat doit nécessairement être distribué sous la GPL. Les
détracteurs de cette licence lui reprochent ce cloisonnement, qui
empêche les personnes et les entreprises dans l’incapacité d’accepter
les autres conditions de la GPL de bénéficier de tout ce code libre disponible. À l’inverse, ceux qui ont recours à la GPL répliquent que
c’est justement ce mécanisme qui permet de garantir les libertés fondamentales qu’ils préconisent.
À tout le moins, le cas des librairies pose de réelles difficultés
lorsque celles-ci sont soumises à la GPL. Le rôle d’une librairie est
d’être liée à d’autres programmes dans le but de créer un logiciel exécutable. Or, il est possible d’interpréter la GPL de façon à laisser
croire que tout logiciel résultant de l’utilisation d’une librairie régie
par celle-ci doit nécessairement être distribué sous la même licence.
Or, si cela s’avère exact, très peu de développeurs de logiciels propriétaires seraient enclins à utiliser des librairies copyleftées34. Pour
résoudre ce problème, la FSF a conçu une licence plus souple, la
GNU Lesser General Public License35 (LGPL). La LGPL vise princi33. Lawrence Rosen, Open Source Licensing : Software Freedom and Intellectual Property Law (Prentice Hall PTR, Upper Saddle River, 2004), p. 103.
34. Dennis M. Kennedy, « A Primer on Open Source Licensing Legal Issues : Copyright, Copyleft and Copyfuture », (2001) 20 St. Louis U. Pub. L. Rev. 345, 362.
35. Free Software Foundation, « GNU Lesser General Public License », (2005) FSF,
source : <http://www.fsf.org/licensing/licenses/lgpl.html>.
Logiciels libres et ouverts
613
palement à préciser que, dans certaines circonstances, le logiciel
résultant de l’utilisation d’une librairie LGPL n’est pas une version
modifiée de cette librairie.
La Mozilla Public License36 (MPL) est une autre licence libre et
ouverte copyleftée. Conçue dans l’optique de permettre une utilisation moins contraignante du mécanisme du copyleft, celle-ci constitue un compromis entre les licences BSD et GPL. Ainsi, bien qu’elle
intègre la plupart des conditions de la GPL relatives aux versions
modifiées et à la redistribution du logiciel, elle autorise l’intégration
du code couvert dans une œuvre plus large soumise à une licence différente, telle la BSD. Dans ce dernier cas, seule la portion modifiée à
partir du code initialement couvert se doit de respecter les termes de
la MPL, le reste de l’ensemble pouvant être soumis à une licence
propriétaire. Toutefois, les litiges impliquant l’interprétation de la
version officielle de la MPL ne sont pas susceptibles de recevoir
l’application du droit québécois, une clause y spécifiant l’application
du droit de la Californie.
Encore une fois, ces quelques licences ont donné naissance à
une large variété de licences dérivées. Aussi, chaque difficulté découlant de leur application requiert l’analyse des termes spécifiques de
la licence concernée. Malgré tout, il est possible d’identifier un certain nombre de problématiques juridiques communes à l’ensemble
des licences libres et ouvertes, et dont la solution peut varier selon
qu’elles soient copyleftées ou non.
2. La validité juridique des licences libres et ouvertes
Les licences des logiciels libres et ouverts possèdent une nature
et un contenu qui leur sont propres. Certains assimilent même les
licences copyleftées à des contrats viraux, puisque celles-ci suivent
d’elles-mêmes le contenu numérique. En raison de ces particularités,
les détracteurs des logiciels libres et ouverts contestent la validité de
ces contrats et prétendent qu’ils ne peuvent être considérés comme
des actes juridiques contraignants. Cette question est primordiale
car leur validité permet d’assurer la sécurité juridique requise pour
envisager leur utilisation. Or, le droit tarde encore à aborder directement les licences libres et ouvertes. On voit tout de même apparaître
une jurisprudence sur la scène internationale (quoique embryonnaire) se prononçant en faveur de la validité de ces licences. Leur
36. Mozilla Organization, « Mozilla Public License Version 1.1 », (2005) Mozilla,
source : <http://www.mozilla.org/MPL/MPL-1.1.html>.
614
Les Cahiers de propriété intellectuelle
confrontation avec le droit québécois mène d’ailleurs à un résultat
similaire. Malgré tout, aucune instance judiciaire, au Québec ou ailleurs, n’a définitivement tranché cette question.
2.1 La discussion à l’échelle internationale
Aux États-Unis, certains auteurs questionnent la viabilité de la
philosophie de la FSF dans la mesure où celle-ci irait à l’encontre des
principes promus par le droit d’auteur. Selon cette conception, la
validité d’une licence utilisant le régime du droit d’auteur pour éliminer la propriété sur les œuvres dérivées pourrait être remise en question37. Cette argumentation s’appuie généralement sur l’article 8,
clause 8, de la constitution américaine qui précise l’objectif de la propriété intellectuelle, soit « promote the Progress of Science and useful Arts ». Cet argument est toutefois insatisfaisant, dans la mesure
où les logiciels libres et ouverts sont justement à l’origine d’une multitude d’innovations technologiques ayant vu le jour ces dernières
années.
Allant un peu plus loin, certains prétendent que les licences
copyleftées sont de simples restrictions informelles grevant l’information et qu’elles ne seraient pas exécutables lorsque le licencié n’a
pas contracté directement avec les nombreux donneurs de licence
précédents38. À cela, Eben Moglen, conseiller juridique de la FSF,
répond :
There’s no absence of privity [which isn’t required anyway]. [...]
In the case of the GPL, no one is bound to anything in particular
unless she redistributes the software, modified or unmodified.
Because copying and redistribution, or the making of
derivatives, are never authorized in the absence of a license,
undertaking to redistribute is clear acceptance of our terms for
redistribution.39
En effet, les licences libres et ouvertes semblent généralement
conformes aux exigences juridiques dans la mesure où le consentement du licencié peut être constaté40. C’est le fait de conclure à
37. Mark Lemley, Peter Menell, Robert Merge et Pamela Samuelson, Software and
Internet Law (New York, Aspen Publisher, 2001), p. 532ff.
38. Robert P. Merge, « The End of Friction ? Property Rights and Contract in the
« Newtonian » World of On-Line Commerce », (1997) 12 Berkeley Tech. L. J. 115.
39. Eben Moglen cité dans Denis E. Powell, « Judgment Day for the GPL ? », (2000)
LinuxPlanet, source : <http://www.linuxplanet.com/linuxplanet/reports/2000/1>.
40. Mélanie Clément-Fontaine, « La licence publique générale GNU », (1999) Juriscom, par. 32, source : <http://www.juriscom.net/uni/mem/08/presentation.htm>.
Logiciels libres et ouverts
615
l’acceptation des termes de la licence dès lors qu’il y a redistribution
du logiciel qui laisse planer des doutes quant à l’opposabilité du contrat. En effet, si l’utilisateur ignore les implications de son geste, il
n’est pas certain qu’une convention existe entre les parties. Pour
cette raison, chaque situation représente un cas d’espèce soumis au
pouvoir d’appréciation des tribunaux. De façon générale, pour que
les conditions de la licence soient opposables au licencié, l’attention
de ce dernier devra avoir été suffisamment portée sur ses clauses.
Le plus souvent, les licences libres et ouvertes sont jointes aux
logiciels qu’elles grèvent. Cette façon de faire permet de les rapprocher du régime des licences « shrinkwrap », « clickwrap » et « browsewrap », en vertu desquelles le consentement du licencié est obtenu
par des méthodes similaires. Aujourd’hui, il ne fait plus aucun doute
que le droit américain accepte les licences « shrinkwrap » et « clickwrap », la décision ProCD, Inc. c. Zeidenberg41 faisant référence en la
matière. Toutefois, les tribunaux américains refusent généralement
de reconnaître l’application des licences de type « browse-wrap »,
c’est-à-dire affichées sur un site Web, particulièrement lorsque l’utilisateur n’a pas à accepter ou visionner le document avant de télécharger le logiciel concerné42.
La question du consentement, poussée encore un peu plus loin,
entraîne également des interrogations sur la capacité, pour un licencié d’un logiciel libre et ouvert, de sous-licencier à son tour le logiciel.
En effet, il n’est pas certain qu’il dispose des droits et qu’ainsi il
puisse accorder lui-même une licence. C’est l’absence de proximité
entre les développeurs qui rend incertaine la titularité des droits
portant sur le logiciel modifié, auquel plusieurs personnes ont participé sans nécessairement concéder leurs propres droits. Cette absence de « privity » au sens du droit américain, c’est-à-dire de relation
contractuelle entre chaque individu, peut ainsi faire douter de la
capacité de l’un d’entre eux à sous-licencier un logiciel sur lequel il ne
dispose pas de tous les droits de propriété intellectuelle. Dans un tel
cas de figure, la licence pourrait être invalidée, ou à tout le moins
jugée non contraignante, précisément en raison de cette absence de
proximité.
Une autre caractéristique des licences libres et ouvertes fait
douter certains auteurs de la validité de ces contrats en droit américain. Il s’agit des clauses de « grantback » présentes dans les licences
41. ProCD, Inc c. Zeidenberg, 86 F.3d 1447 (7e Cir. 1996).
42. Specht c. Netscape Communications Corp., 150 F. Supp. 2d 585 (SDNY, 2001).
616
Les Cahiers de propriété intellectuelle
copyleftées. En effet, ces licences octroient un droit d’utilisation, de
modification et de redistribution au licencié, à la condition que
celui-ci transfère par avance son droit d’auteur sur l’œuvre dérivée
qu’il pourrait créer à partir du logiciel licencié. Ces dispositions constitueraient, en droit américain, un cas de « copyright misuse », forme
d’abus du droit d’auteur, qui priverait alors le contrat de sa force contraignante43.
Malgré ces nombreuses remises en question soulevées par la
littérature américaine, il n’en demeure pas moins que les licences
libres et ouvertes sont généralement rédigées en considération du
droit applicable aux Étas-Unis. Or, au regard des droits étrangers,
certaines de leurs clauses peuvent être inapplicables, voire entachées de nullité, parce qu’elles entrent en conflit avec une règle
d’ordre public locale. Ceci peut avoir pour effet de rendre invalide la
clause en question ou la licence tout entière.
Ainsi, plusieurs clauses incluses dans la plupart des licences
libres et ouvertes sont considérées comme inapplicables en France.
Les principales difficultés proviennent de leur incompatibilité avec
les dispositions du code français de la propriété intellectuelle. C’est
le cas, notamment, en ce qui a trait au formalisme prévu en matière
de cession et de concession de droits. À cet égard, le Code de la propriété intellectuelle français impose que « le domaine d’exploitation
des droits cédés soit délimité quant à son étendue, sa destination,
quant au lieu et quant à la durée »44. Puisque les licences libres et
ouvertes ne contiennent pratiquement jamais de telles délimitations
du domaine d’exploitation des droits, elles sont inévitablement entachées de nullité. Il en résulte que le licencié, au moment de redistribuer le logiciel, va finalement accomplir des actes non autorisés. En
outre, la clause par laquelle le licencié renonce par avance à ses
droits patrimoniaux sur le logiciel dérivé pose également une difficulté en droit français. Sur ce point, la loi interdit toute renonciation
à un droit futur45 et prohibe toute cession globale d’œuvres futures46.
En tout état de cause, le formalisme mentionné plus haut n’étant pas
respecté, la cession par avance est invalide et rend ainsi toutes les
licences ultérieures invalides.
43. Christian H. Nadan, « Open Source Licensing Virus or Virtue » (2002) 10 Tex.
Intell. Prop. L.J. 349.
44. Code de la propriété intellectuelle, art. L. 131-3.
45. J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, PUF, 25e éd., 1997, no 185.
46. Code de la propriété intellectuelle, art. L. 131-1.
Logiciels libres et ouverts
617
Outre ces incompatibilités majeures entre les licences libres et
ouvertes et le droit français de la propriété intellectuelle47, de nombreuses autres difficultés surgissent. À titre d’exemple, le droit de la
consommation français n’est pas respecté, notamment en matière de
clauses abusives48 et de réglementation des contrats conclus à distance49. Pourtant, celui-ci a vocation à s’appliquer dès lors que le
licencié prend la qualification de consommateur. Les licences peuvent aussi se voir reprocher de ne pas respecter la loi Toubon relative
à l’emploi de la langue française50, les règles relatives à la formation
des contrats électroniques51 et, surtout, la réglementation des clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité. En effet, ces clauses ne sont admises par la jurisprudence française qu’à certaines
conditions restrictives, notamment si elles ne méconnaissent pas
l’engagement essentiel du donneur de licence52.
C’est en considération de ces nombreuses difficultés que le
CEA, le CNRS et l’INRIA ont lancé un projet de rédaction d’une
licence de logiciel libre et ouvert française, et cela afin d’assurer une
meilleure sécurité juridique tout en conservant au mieux l’esprit de
ces licences53. De ce projet est née, en juillet 2004, la licence CeCILL.
Si les pouvoirs publics français ont accueilli favorablement cette initiative54, l’impact pratique de l’introduction d’une telle licence à
caractère national reste encore à déterminer. En tout état de cause,
on peut craindre qu’à trop vouloir se conformer au droit national, ce
type de licence ne tienne pas compte du caractère international du
modèle de développement des logiciels libres et ouverts. La répartition géographique des développeurs fera en sorte qu’une grande
partie des logiciels libres et ouverts utilisés en France resteront soumis à la GPL. En outre, ceux qui seront soumis à CeCILL ne pourront
47. Christophe Caron, « Les licences de logiciel dits « libres » à l’épreuve du droit
d’auteur français », (2003) 23 Dalloz 1556.
48. Code de la consommation, art. L. 132-1 et s.
49. Code de la consommation, art. L. 121-16 et s.
50. Voir M.-L. de Cordovez, S. Lipovetsky, « La loi Toubon confrontée aux nouvelles
technologies de l’information », (2002) juin CCE 16 ; A. Lepage, « Libertés et
droits fondamentaux à l’épreuve de l’internet », Litec, 2002, no 196 et s.
51. Code de la consommation, art. L. 121-16 et s. ; Loi no 2004-575 du 21 juin 2004
pour la confiance dans l’économie numérique, J.O. no 143 du 22 juin 2004, p.
11168.
52. C. Cass. Com., 22 octobre 1996, Bull no 261 (Arrêt Chronopost).
53. CEA, CNRS, INRIA, loc. cit., note 54.
54. Communiqué de Presse : « Renaud Dutreil soutient CeCILL, la première licence
française de logiciel libre élaborée par le CEA, le CNRS et l’INRIA », 5 juillet 2004, source : <http://www.fonction-publique.gouv.fr/leministre/lescommuniques/communique-200407061150.htm>.
618
Les Cahiers de propriété intellectuelle
voir leur code source intégré à plusieurs projets libres et ouverts existants, notamment en raison des incompatibilités entre CeCILL et la
GPL.
Sur la scène internationale, c’est plutôt le conflit opposant le
groupe SCO à plusieurs éditeurs de logiciels, dont Novell, Red Hat et
surtout IBM, qui retient l’attention quant à la validité des licences
libres et ouvertes. Cet important litige est actuellement pendant
devant la Cour de district de l’Utah, et perdure depuis mars 2003.
SCO reproche à IBM, sous le couvert de violations de ses engagements contractuels et d’un secret commercial, d’avoir introduit des
parties du code de Unix, sur lequel SCO détient les droits de propriété intellectuelle, dans le noyau de Linux55. Cette affaire pourrait
amener les juges de Salt Lake City à examiner la validité des licences
GPL et LGPL en raison des demandes reconventionnelles d’IBM,
mais surtout parce que SCO prétend qu’elles seraient inconstitutionnelles. SCO soutient que la GPL, sous laquelle le programme Linux
est licencié, viole la Constitution des États-Unis, ainsi que les lois
américaines sur le droit d’auteur et les brevets56. Selon SCO, le système du copyleft équivaudrait à une négation totale du droit en
vigueur et serait contraire aux buts et à l’esprit des textes mentionnés, qui protègent avec force les créations intellectuelles. Cependant,
les juges n’ayant pas encore examiné les prétentions de SCO, aucune
décision n’est prévue sur le fond avant l’automne 2005.
En fait, il existe toujours peu de décisions de justice, à l’échelle
mondiale, susceptibles de démontrer ou de nier la validité des licences de logiciels libres et ouverts. Très souvent, les conflits à ce sujet
sont résolus par la voie de la négociation et de la transaction entre les
parties57. En effet, les développeurs de logiciels préfèrent généralement retirer le code informatique en infraction, ou soumettre l’ensemble de leur logiciel à la licence, plutôt que d’avoir à supporter des
dommages et intérêts, des amendes pour contrefaçon ou de se mettre
à dos une part importante de leur communauté58. Une raison supplémentaire pouvant être invoquée à cet effet a trait au caractère
55. Kerry D. Goettsch, « Sco Group v. IBM : the future of open-source software »
(2003) U. Ill. J.L. Tech. & Pol’y 581.
56. Darl McBride, « Open Letter on Copyrights », (2003) SCO, source : <http:/
/www.sco.com/copyright/>.
57. Ces transactions à l’amiable sont par nature confidentielles. Voir, par exemple,
les transactions conclues par Netfilter avec Fujitsu-Siemens, Asus, Securepoint,
source : <http://www.netfilter.org/news>.
58. Mark H Webbink, « Open Source Software – Bridging the Chasm », (2002) 691
PLI/Pat 663, 683.
Logiciels libres et ouverts
619
auto-exécutoire des licences libres et ouvertes. En effet, les obligations mises à la charge des licenciés sont si légères que ceux-ci n’ont
généralement aucun avantage à remettre en question la validité de
l’entente contractuelle qui les unit au titulaire du droit d’auteur59.
S’ils le font, ils se soumettent alors d’eux-mêmes aux règles génériques de la propriété intellectuelle, beaucoup plus contraignantes.
Deux décisions judiciaires relatives à la validité de la licence
GPL peuvent tout de même être identifiées.
La première d’entre elles est un jugement du 28 février 2002,
rendu en injonction provisoire, par la Cour du district du Massachusetts, aux États-Unis, dans l’affaire MySQL c. Progress Software60.
Ce litige concernait le logiciel propriétaire Gemini de Progress Software dont le code informatique est lié dynamiquement au logiciel de
base de données libre et ouvert de MySQL. Comme le code source de
Gemini n’était pas librement disponible, MySQL réclamait que sa
distribution soit interrompue. Bien que le juge n’ait pas fait droit à
cette demande en l’absence de preuve d’un préjudice, il a implicitement considéré que la GPL était une licence contraignante. Toutefois, une transaction étant intervenue ultérieurement dans cette
affaire, aucune décision sur le fond n’est venue confirmer cette décision préliminaire61.
Une seconde décision, intervenant elle aussi en injonction provisoire, s’est prononcée plus nettement sur la validité des licences
libres et ouvertes. Il s’agit d’un jugement rendu par la Cour de District de Munich, en Allemagne, le 2 avril 2004, dans l’affaire Netfilter/iptables c. Sitecom Germany GmbH62, confirmé en appel par la
même Cour le 19 mai 200463. En l’espèce, la société Sitecom distribuait un logiciel de routage d’accès sans-fil développé à partir d’un
autre logiciel réalisé, lui, par le consortium Netfilter/iptables, et soumis à la GPL. Sitecom offrait son produit sans que son code source
59. A. St. Laurent, op. cit., note 16, p. 151.
60. Progress Software Corp. c. MySQL AB, 195 F.Supp.2d 328 ; Laura A. Majerus,
« Court Evaluates Meaning of «Derivative Work» in an Open Source
License », (2003) Findlaw, source : <http://articles.corporate.findlaw.com/articles/file/ 00050/008924>.
61. MySQL, « MySQL AB and Nusphere Corporation Announce Settlement », (2002)
MySQL, source : <http:// www.mysql.com/news-and-events/press-release/
release_2002_14.html>.
62. Décision originale en allemand, source : <http:// www.ifross.de/ifross_html/
eVWelte.pdf>.
63. Traduction de la décision en anglais, source : <http://www.jbb.de/judgment_
dc_munich_gpl.pdf>.
620
Les Cahiers de propriété intellectuelle
soit disponible et sans inclure la GPL, ni même y faire référence.
Dans ces circonstances, la Cour de Munich considéra que Sitecom
avait violé les termes de la licence et l’a enjointe de s’y conformer ou
de cesser de distribuer le logiciel mis en cause. Il s’agit ainsi de la
première décision judiciaire à s’être prononcée clairement sur la validité de la GPL et d’en avoir ordonné l’exécution forcée. Néanmoins, il
convient d’en relativiser la portée car il s’agit, encore une fois, d’une
décision préliminaire n’ayant pas l’impact d’une décision finale sur le
fond du litige.
En somme, le faible contentieux pouvant être constaté à l’échelle mondiale concernant les licences de logiciel libres et
ouvertes ne permet toujours pas d’affirmer que ces contrats ont été
validés en tous points par les tribunaux. Tout au plus peut-on constater que quelques juridictions regardent ces licences comme des contrats ayant une certaine force obligatoire. Il convient de souligner
que leur validité reste conditionnée au respect du droit applicable,
fortement variable compte tenu du caractère international du
modèle de développement de ces logiciels. Il s’agit donc de solutions
s’élaborant au cas par cas, en fonction des droits nationaux applicables.
Néanmoins, il semble intéressant d’envisager le recours à la
coutume pour valider le mécanisme juridique privilégié par les licences libres et ouvertes, même lorsque leurs fondements légaux sont
faibles ou contestés. C’est ce que certains invitent à faire en affirmant :
The positive legal framework on which licensing depends might
have shaky conceptual foundations, but it might be supportable, nonetheless, if its historical and customary pedigree
is sufficiently robust. The standard software licensing model
might represent an enforceable legal form simply because
licensing has become the customary form of dealing in computer software.64
En matière de développement logiciel, il semble à tout le moins
difficile de nier l’établissement d’une pratique relativement à l’utilisation des licences libres et ouvertes. Ainsi, clin d’œil de l’histoire, les
logiciels les plus récents pourraient éventuellement être soutenus
juridiquement par l’une des sources les plus anciennes du droit.
64. Michael J. Madison, « Reconstructing the Software License », (2003) 35 Loy. U.
Chi. L.J. 275.
Logiciels libres et ouverts
621
2.2 Le droit québécois
Malgré toute l’argumentation développée au sujet de la validité
des licences libres et ouvertes par les auteurs étrangers, il n’en
demeure pas moins que pour engendrer des effets contraignants sur
le territoire québécois, ces dernières devront le plus souvent respecter le droit applicable au Québec. Pour ce faire, elles doivent d’abord
être compatibles avec les dispositions fédérales relatives au droit
d’auteur. Dans la mesure où c’est le cas, la relation contractuelle
établie entre le donneur de licence et le licencié doit encore satisfaire
les exigences du droit civil québécois. Considérant l’aspect international qui caractérise le développement de nombreux logiciels libres
et ouverts, l’assujettissement de leurs licences au droit québécois
nécessite toutefois quelques précisions préliminaires.
2.2.1 Application du droit québécois
L’article 5 de la Loi sur le droit d’auteur dispose qu’un droit
d’auteur existe au Canada sur toute œuvre originale dont l’auteur
était, à la date de sa création, citoyen, sujet ou résident habituel d’un
pays signataire de la Convention de Berne. De façon similaire, toute
œuvre dont la mise à la disposition du public a eu lieu pour la première fois dans un pays signataire bénéficie du droit d’auteur. En
pratique, cela implique que la loi canadienne protège la quasitotalité des auteurs de logiciels libres et ouverts sur le territoire
canadien.
Toutefois, cette protection n’emporte pas automatiquement
l’application du droit des obligations québécois à la relation contractuelle établie par la licence. Pour que ce soit le cas, un facteur de rattachement doit exister entre celle-ci et la juridiction québécoise. La
désignation de la loi québécoise dans la licence constitue le facteur de
rattachement privilégié65. En l’absence d’une telle clause, la loi québécoise devrait trouver application uniquement si elle présente les
liens les plus étroits avec la licence. Ce sera le cas si la résidence ou
l’établissement de « la partie qui doit fournir la prestation caractéristique de l’acte » est situé sur le territoire du Québec66. Le plus souvent, le droit civil québécois ne trouverait donc application que si le
donneur de licence avait sa résidence au Québec. Cette solution est
compréhensible dans la mesure où l’obligation principale en vertu
65. Code civil du Québec, (L.Q. 1991, ch. 64), art. 3111.
66. Code civil du Québec, précité, note 65, art. 3113.
622
Les Cahiers de propriété intellectuelle
d’une licence de logiciel libre et ouvert consiste, de la part du donneur
de licence, à délivrer le logiciel au licencié67. Une exception importante protège cependant les consommateurs, qui devraient bénéficier malgré tout des protections accordées par la loi du Québec68.
À titre d’exemple, l’utilisation du logiciel de base de données
MySQL suite à son téléchargement sur le site officiel de MySQL AB
par un fonctionnaire devrait être soumis à l’application de la loi suédoise en fonction des règles du droit international privé en vigueur
au Québec. Par contre, la même utilisation effectuée par un particulier dans le cadre de son site Web personnel tomberait sous la juridiction du droit québécois.
Néanmoins, en cas de litige, il est possible que les deux parties
recherchent l’application du droit québécois ou qu’un juge préfère
voir des liens plus étroits avec celui-ci, nonobstant le fait que le donneur de licence réside à l’étranger. En effet, l’exécution des termes
de la licence peut requérir l’intervention de la justice québécoise
et, dans ces circonstances, l’application d’un droit étranger peut
s’avérer inutilement complexe pour tous.
Dans tous les cas, dès lors que le droit en vigueur au Québec
trouve à s’appliquer, la compatibilité des licences libres et ouvertes
avec la Loi sur le droit d’auteur doit être envisagée.
2.2.2 Validité en vertu du droit d’auteur
Tout dabord, il ne saurait être question, au Canada, de mettre
en doute les licences libres et ouvertes au motif qu’elles méconnaîtraient les principes fondamentaux du droit d’auteur. Contrairement
à la constitution américaine, la constitution canadienne ne régit pas
l’exercice des pouvoirs du gouvernement fédéral relativement au
droit d’auteur. De plus, la Loi sur le droit d’auteur ne contient ni
préambule, ni article définissant ses objectifs. Son article 3 précise
simplement que « Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit
exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre [...] ». C’est précisément de l’exercice de ce droit que
les licences libres et ouvertes tirent leur signification.
67. Thibault Verbiest, « Droit international privé et commerce électronique : état des
lieux », (2001) Juriscom, par. 6, source : <http://www.juriscom.net/pro/2/
ce20010213.htm>.
68. Code civil du Québec, précité, note 65, art. 3117.
Logiciels libres et ouverts
623
De plus, contrairement aux législations en vigueur dans la plupart des pays d’Europe continentale, la Loi canadienne sur le droit
d’auteur n’encadre absolument pas les techniques permettant d’autoriser des tiers à accomplir des actes qui sont à prime abord interdits par le droit d’auteur. Ainsi, il ne saurait être question, au
Québec, qu’une licence de logiciel manque de précision quant à la
délimitation du domaine d’exploitation des droits concédés. Le donneur de licence est entièrement libre de rédiger le document servant
à concéder ses droits de la façon dont il l’entend, au risque que
celui-ci soit flou ou incomplet.
En fait, la seule formalité requise par la Loi sur le droit d’auteur
est que cette licence soit rédigée par écrit et signée par le titulaire du
droit69. Bien que cette règle unique n’impose qu’un fardeau extrêmement léger aux donneurs de licences, elle pose néanmoins certaines difficultés lorsque confrontée aux licences libres et ouvertes.
En effet, ces dernières étant le plus souvent jointes au logiciel
à l’intérieur d’un fichier électronique, il n’est pas certain qu’elles
répondent de façon universelle à l’exigence concernant la signature.
À ce propos, il semble maintenant bien établi que l’exigence
d’une signature ne nécessite plus l’apposition d’une marque manuscrite. Un premier exemple est fourni par la Loi sur la protection des
renseignements personnels et les documents électroniques, qui précise
que la signature électronique peut parfois équivaloir à une signature
prévue par les lois fédérales70. Cette même loi définit la signature
électronique comme étant une :
Signature constituée d’une ou de plusieurs lettres, ou d’un
ou de plusieurs caractères, nombres ou autres symboles sous
forme numérique incorporée, jointe ou associée à un document
électronique.71
Cependant, les mesures que prévoit cette loi en matière de
signature ne s’appliquent toujours pas à la Loi sur le droit d’auteur72.
Le droit civil québécois, qui trouve application de façon supplétive en pareille circonstance, fournit un second exemple. En effet, la
69. Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, par. 13(4).
70. Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, (L.R.C. 2000, ch. 5), art. 43, source : <http://www.canlii.org/ca/loi/p-8.6/>.
71. Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, précitée, note 70, art. 31.
72. Gazette du Canada, Partie II, vol. 138, no 26, DORS/2004-309, art. 1.
624
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information
établit la neutralité technologique qui prévaut au Québec en spécifiant que « La signature peut être apposée au document au moyen de
tout procédé qui permet de satisfaire aux exigences de l’article 2827
du Code civil. »73. Les exigences de cet article sont de deux ordres :
1) la signature doit permettre l’identification de la personne
concernée, et 2) représenter une manifestation de son consentement.
Ainsi, en fonction des dispositions en vigueur au Québec, la forme de
la signature apposée sur une licence n’est pas un élément déterminant de sa validité. Celle-ci doit plutôt être établie si le moyen retenu
remplit les fonctions inhérentes à la signature74.
Dans le cas des licences libres et ouvertes, la pratique veut
généralement que le nom du titulaire des droits sur le logiciel soit
apposé en en-tête ou en pied de page de la licence, voire à l’intérieur
de chacun des fichiers composant le logiciel. Dans la mesure où le
donneur de licence y insère une marque qu’il utilise de façon courante, le critère lié à l’identification est alors aisément respecté.
Quant à la manifestation du consentement, il est peu plausible qu’un
développeur appose son nom à proximité d’une licence qui elle-même
est jointe à son logiciel, sans avoir l’intention d’en respecter les termes. Il semble donc que cette façon de procéder, fortement inspirée
par le droit américain, permette de remplir les conditions de forme
imposées par la Loi sur le droit d’auteur.
Par ailleurs, les tribunaux devraient démontrer une certaine
flexibilité à cet égard puisque la jurisprudence va parfois jusqu’à
reconnaître l’existence de licences implicites ou verbales, malgré
l’apparente contradiction avec les termes de la loi. Les décisions de ce
type sont généralement rendues lorsqu’une pratique ou une coutume
allant dans le même sens peut être constatée75. Vu la relative uniformité des licences libres et ouvertes en ce qui a trait à l’apposition du
nom du donneur de licence et leur utilisation maintenant devenue
courante dans l’industrie du logiciel, elles devraient pouvoir bénéficier du régime établi par ces précédents. Ceci est d’autant plus vrai
que la jurisprudence fait preuve de plus de souplesse en matière de
licences non exclusives76.
73. Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, L.R.Q., c.
C-1.1, art. 39, source : <http://www.canlii.org/qc/legis/loi/c-1.1/index.html>.
74. Ivan Mokanov, « La teneur du standard de fiabilité des moyens électroniques de
signature », (2004) 9 Lex Electronica 1, p. 36, source : <http:// www.lex- electronica.org/articles/v9-1/mokanov.htm>.
75. Robertson c. Thomson Corp., (2004) CanLII 32254, (ON C.A.), par. 95, source :
<http://www.canlii.org/on/cas/onca/2004/2004onca11384.html>.
76. Les Amusements Wiltron Inc. c. Mainville, [1991] R.J.Q. 1930 (C.S.), p. 1935.
Logiciels libres et ouverts
625
Dans l’hypothèse où la forme requise est respectée, la qualité
du donneur de licence à concéder les droits concernés doit également
être évaluée. À ce sujet, le principe directeur est que l’auteur d’un
logiciel en est le titulaire des droits77. Cependant, deux exceptions
peuvent modifier cet état de fait. Tout d’abord, il est possible que
l’auteur ait déjà cédé à un tiers la titularité de ces droits. Ensuite, la
Loi sur le droit d’auteur stipule que, lorsqu’un employé développe un
logiciel dans l’exercice de son emploi, son employeur est le titulaire
des droits sur celui-ci78. Dans un cas comme dans l’autre, toute
licence concédée par une autre personne que celle possédant effectivement le droit d’auteur serait sans effet. Or, en ce qui concerne
les logiciels libres et ouverts, les contributions effectuées par des
employés peuvent aisément tomber dans cette situation, notamment
si elles sont faites à l’insu de l’employeur. La validité d’une licence de
logiciel libre et ouvert en fonction de ce critère devra donc être
évaluée en tenant compte du contexte ayant circonscrit le développement du logiciel concerné.
Dans la mesure où les dispositions canadiennes sur le droit
d’auteur ne semblent pas poser d’obstacle à la reconnaissance des
licences libres et ouvertes au Québec, encore faut-il que celles-ci
satisfassent aux exigences du droit civil québécois relatives aux
ententes contractuelles.
2.2.3 Validité en vertu du droit civil
Au Québec, c’est l’article 1385 CcQ qui prévoit les modalités de
la formation des contrats. Celui-ci précise que le seul échange de
consentement entre les parties suffit à les engager l’une à l’autre,
pour autant que l’entente dispose d’une cause et d’un objet respectant l’ordre public.
Ainsi, le critère déterminant réside dans la constatation du
consentement, et particulièrement celui du licencié dans le cas des
licences libres et ouvertes. Or, la jurisprudence québécoise est extrêmement flexible quand il s’agit de reconnaître la manifestation de la
volonté des parties. Cela est compréhensible, eu égard à la liberté
contractuelle dont elles jouissent généralement. Malheureusement,
les tribunaux québécois n’ont pas encore eu l’occasion d’analyser la
transposition de ces principes dans l’environnement électronique.
Dans ces circonstances, il est possible de s’inspirer de la décision
77. Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 13.1.
78. Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 13(3).
626
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ontarienne Rudder c. Microsoft Corp., qui reconnaît qu’un clic peut
constituer une acceptation valide79. Ainsi, lorsque le licencié
doit nécessairement activer une procédure d’acceptation multimédia
avant de pouvoir utiliser ou télécharger le logiciel, la validité de la
licence pose peu de difficultés. Afin de faciliter la preuve du consentement, le recours à ce type de procédure aurait avantage à être privilégié aussi souvent que possible par les donneurs de licences libres et
ouvertes.
Cependant, la manifestation de la volonté du licencié n’a pas à
être expresse, elle peut très bien être tacite80. En fait, la forme
d’acceptation généralement privilégiée pour les licences libres et
ouvertes (le licencié est présumé en avoir accepté les termes car
autrement il agirait dans l’illégalité) se rapproche beaucoup plus
d’un consentement tacite. Le licencié se trouve alors dans une situation similaire à l’internaute qui se voit imposer les conditions d’utilisation d’un site Internet par son webmestre. Dans un tel contexte, la
Cour supérieure de l’Ontario a considéré, dans l’affaire Kanitz c.
Rogers Cable Inc., qu’une clause « posée » sur le site suffit à engager
ses utilisateurs81. Il est vrai que la portée générale de cette décision
est fortement mise en doute à cause de la subjectivité du résultat, qui
découle de l’attitude « non sincère » du plaignant82. Cependant, un
élément important de cette décision réside dans le fait que la nature
du service offert fut considérée par le juge dans l’évaluation de la
clause contestée. Il est donc possible de présumer que, face à une
licence libre et ouverte, l’amplitude des droits concédés au licencié et
la gratuité de la mise à disposition du logiciel ferait pencher la
balance en faveur de la validité de la licence.
En principe, rien en droit civil québécois ne s’oppose donc formellement à la manifestation de la volonté du licencié tel que les
donneurs de licences libres et ouvertes le préconisent. Ceci est particulièrement vrai pour les professionnels des technologies de
l’information qui, aujourd’hui, ne peuvent plus ignorer le mode de
fonctionnement de ces licences. Par contre, il est possible que
l’équité, ou l’application du droit de la consommation, amène un
tribunal à rejeter cette technique novatrice pour établir le consen79. Rudder c. Microsoft Corp., (1999) O.S.C.J., source : <http://www2.droit.umontreal.ca/cours/ecommerce/_textes/rudder.doc>.
80. Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1386.
81. Kanitz c. Rogers Cable Inc., (2002) 58 O.R. (3rd) 299, source : <http://www.dww.
com/decisions/kanitz_v_rogers_cable_inc.pdf>.
82. Vincent Gautrais, « Les contrats de cyberconsommation sont presque tous illégaux ! » (2005) à être publié dans la Revue du Notariat, p. 11.
Logiciels libres et ouverts
627
tement. Les risques d’un tel rejet sont néanmoins assez faibles
puisque les juges québécois doivent tenir compte, dans de pareilles
circonstances, des avantages qu’en retirerait le licencié83.
En ce qui a trait à la cause de la licence, il s’agit de la raison qui
détermine les parties à la conclure84. Ainsi, la possibilité existe
qu’une licence libre et ouverte soit déclarée nulle vis-à-vis un licencié
québécois, si l’une des parties a transigé dans le but de commettre un
acte illicite85. Ce serait le cas, par exemple, du donneur de licence qui
distribue un logiciel auquel est intégré un cheval de Troie ou du
licencié qui a recours à un logiciel d’administration réseau afin
d’accéder au système d’un tiers sans y être autorisé.
L’objet, pour sa part, constitue l’opération juridique envisagée
par les parties86. La concession de droit d’auteur étant prévue spécifiquement par la loi, cet élément de la formation du contrat n’est pas
susceptible de mettre en cause la validité des licences libres et ouvertes.
Enfin, l’aspect viral des licences libres et ouvertes copyleftées
étant invoqué par certains auteurs comme une cause de nullité,
l’analyse de la position du droit civil québécois sur cette question
prend une certaine importance. À ce propos, l’article 1382 CcQ reconnaît l’existence de contrats aléatoires, à savoir des conventions dont
l’étendue des obligations est incertaine au moment de leur conclusion. De la même façon, l’article 1374 CcQ prévoit spécifiquement
que l’objet d’une obligation peut être un bien futur. Le fait, pour le
licencié, de s’engager sur les modifications et les distributions qu’il
pourrait effectuer dans le futur, correspond précisément à ce concept
d’incertitude. Ses obligations varient alors en proportion des gestes
posés. La jurisprudence québécoise confirme d’ailleurs que « la cession du droit d’auteur d’une œuvre future, c’est-à-dire une œuvre qui
n’est pas encore en existence, devient légale, et exécutoire dès que
l’œuvre existe »87. Bien que la solution soit probablement différente
dans les provinces de common law, le mécanisme du copyleft serait
donc parfaitement compatible avec le droit civil québécois.
83. Loi sur la protection du consommateur (L.R.Q. 1977, ch. P-40.1), art. 9, source :
<http://www.canlii.org/qc/legis/loi/p-40.1/index.html>.
84. Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1410.
85. J. Donat Langelier Ltée c. Demers, (1928) 66 C.S. 120.
86. Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1411.
87. Diffusion YFB Inc. c. Les Disques Gamma (Québec) Ltée, (1999) C.S. no 500-05047570-997.
628
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En définitive, les licences libres et ouvertes semblent parfaitement valides lorsqu’elles sont confrontées au droit applicable au
Québec. En fait, la seule réserve importante a trait à l’exigence
édictée par la Loi sur le droit d’auteur quant à la formalité de la
signature. Malgré tout, l’interprétation susceptible de prévaloir à ce
sujet laisse penser que leur validité sera retenue dans l’hypothèse où
cette question ferait l’objet d’un litige devant les tribunaux québécois.
3. La propriété intellectuelle
Les logiciels libres et ouverts, en tant qu’œuvres de l’esprit,
sont avant tout protégés par les règles du droit de la propriété intellectuelle. À ce niveau, le régime du droit d’auteur a comme rôle principal de protéger les droits patrimoniaux de leur titulaire, qui se voit
accorder de multiples recours en cas de contrefaçon. La paternité de
l’auteur, ainsi que le droit à l’intégrité de l’œuvre, sont également
protégés en vertu de la loi canadienne. Ces protections, généralement bien adaptées au contexte du développement de logiciels
propriétaires en milieu fermé, causent quelques problématiques
lorsqu’elles sont confrontées au développement collaboratif retenu
par de nombreux développeurs de logiciels libres et ouverts. Ainsi, la
multiplication de concessions de droits successives requiert une
étude approfondie de la chaîne de titres dans laquelle l’utilisateur
est le dernier maillon. Les termes spécifiques des différentes licences
sont également susceptibles de poser des difficultés lorsque vient le
moment d’intégrer des parties de code provenant de projets distincts.
Enfin, l’application du droit des brevets aux logiciels, tel qu’effectué
dans certains pays, pose de sérieux dangers à la viabilité à long
terme des logiciels libres et ouverts.
3.1 La protection du titulaire du droit d’auteur
L’objectif fondamental du droit d’auteur est d’accorder un
monopole d’exploitation à la personne qui est titulaire des droits,
qu’il s’agisse d’un logiciel ou de tout autre type d’œuvre. Il importe
peu que ce titulaire soit l’auteur lui même, son employeur, ou une
autre personne s’étant fait céder les droits. Dans tous ces cas, le
monopole octroyé au titulaire est opposable à toute personne soumise à la loi canadienne. Cela permet aux développeurs de logiciels
libres et ouverts de faire valoir les protections accordées par la Loi
sur le droit d’auteur aux tiers, c’est-à-dire à toute personne n’ayant
pas consenti aux termes de la licence qu’ils privilégient. De la même
Logiciels libres et ouverts
629
façon, les règles génériques prévues par la loi devraient trouver
application dans l’hypothèse où la licence serait invalidée.
À l’inverse, si une convention a été établie entre le titulaire des
droits sur le logiciel et un utilisateur de celui-ci, ce sont les dispositions de la licence qui régissent impérativement la relation. L’évaluation des obligations des parties doit alors se faire en fonction des
règles de la responsabilité contractuelle, telles qu’elles seront précisées un peu plus loin. Or, la structure de l’ensemble des licences
libres et ouvertes implique une concession de droit à la condition que
certaines obligations soient respectées par le licencié. Si tel n’est pas
le cas, elles ne précisent aucune conséquence spécifique, sinon que la
concession cesse d’être effective. Ainsi, même dans cette situation,
les protections prévues par la Loi sur le droit d’auteur jouent un rôle
important.
Le droit d’auteur protège d’abord un certain nombre de droits,
dits patrimoniaux, qui limitent les actions susceptibles d’avoir un
impact économique sur le titulaire des droits. Quelques-uns touchent particulièrement les logiciels, dont le droit de les exécuter, de
les reproduire, de les convertir à un autre langage informatique88, de
les communiquer au public et de les louer89. Cependant, la spécificité
des logiciels réside dans le fait que toute utilisation de ceux-ci
implique presque inévitablement une reproduction. À titre d’exemple, l’installation d’un logiciel sur un ordinateur nécessite sa reproduction sur le disque dur de celui-ci. Par la suite, toute installation
additionnelle impliquera une nouvelle reproduction. La protection
accordée aux logiciels par le droit d’auteur se trouve donc accrue par
rapport à la situation en vigueur dans l’univers papier. À titre de
comparaison, le fait de prêter un livre à un ami pour qu’il le lise à son
tour, ou de le vendre dans une boutique de livres usagés90, n’enfreint
aucun droit.
La loi prévoit cependant deux exceptions spécifiques autorisant
la reproduction d’un logiciel, et cela même sans le consentement du
titulaire des droits91. La première autorise le propriétaire d’un exemplaire à en faire une copie, soit par adaptation, modification ou
conversion, afin d’assurer la compatibilité du logiciel avec un ordina88. Prism Hospital Software Inc. c. Hospital Medical Records Institute et al., (1994)
57 C.P.R. (3d) 129 (B.C.S.C.)
89. Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, par. 3(1).
90. Lawrence Lessig, « The Future of Ideas » (New York, Random, 2001), p.72.
91. Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 30.6.
630
Les Cahiers de propriété intellectuelle
teur en particulier. La seconde lui permet d’effectuer une copie de
sauvegarde, qui doit toutefois être détruite dès qu’il n’est plus propriétaire de l’exemplaire.
Par ailleurs, tel que l’entend la loi canadienne, le droit de reproduction d’un logiciel concerne la totalité ou une partie importante de
celui-ci. Chaque ligne de code, prise individuellement, n’est donc pas
protégée et il est toujours possible de copier des extraits d’un logiciel.
Ainsi, dans l’affaire Delrina Corp. c. Triolet Systems Inc., un juge a
établi que 60 lignes de code ne constituent pas une partie importante
d’un logiciel qui en compte plus de 14 000, particulièrement si leur
réécriture aurait réclamé environ 20 minutes de programmation92.
Le code source des logiciels libres et ouverts étant rendu disponible,
ceux-ci sont particulièrement sujets à être ainsi copiés. L’évaluation
de l’importance de la reproduction est donc déterminante pour assurer leur protection. Les critères généralement reconnus à ce niveau
sont :
• le caractère distinct de la partie copiée (est-ce qu’elle a nécessité des efforts, des talents ou de l’ingéniosité ?) ;
• le degré de protection mérité par un logiciel de ce type ;
• les impacts sur l’exploitation du logiciel ;
• l’enrichissement injustifié de celui qui a reproduit une partie
du logiciel aux dépens de son auteur ;
• l’existence d’un seul marché où les deux logiciels sont en compétition93.
De plus, lorsque les logiciels sont concernés, peut-être y a-t-il
lieu d’ajouter un critère fonctionnel à cette liste. De cette façon, les
éléments susceptibles d’une certaine autonomie, qu’il s’agisse d’une
fonction ou d’un module par exemple, pourraient bénéficier d’une
protection, même lorsqu’ils sont constitués d’un faible nombre de
lignes de code par rapport à l’ensemble du logiciel.
En plus des droits patrimoniaux, la loi canadienne reconnaît
l’existence de certains droits moraux, soit le droit de paternité et le
droit à l’intégrité94. Ces droits appartiennent toujours à l’auteur du
92. Delrina Corp. c. Triolet Systems Inc. (1993) 47 C.P.R. (3d) 1, p. 44.
93. D. Vaver, op. cit., note 9, p. 146.
94. Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 14.1.
Logiciels libres et ouverts
631
logiciel car ils sont incessibles, bien que celui-ci puisse y renoncer.
Ces droits sont inspirés du droit continental européen et n’existent
pas en droit américain. En conséquence, la plupart des licences
libres et ouvertes n’ont pas été conçues de façon à en tenir compte.
Or, ceux-ci peuvent avoir un impact relativement important sur
l’évolution des projets de logiciels libres et ouverts.
Le droit de paternité représente avant tout le droit de revendiquer la création du logiciel, et cela particulièrement à l’encontre de
tiers qui s’attribuent faussement sa création. La jurisprudence québécoise reconnaît spécifiquement la possibilité pour l’auteur d’un
logiciel de revendiquer sa paternité95. Par contre, ce droit doit toujours être utilisé en tenant compte des usages raisonnables dans le
milieu concerné. Lorsque les logiciels libres et ouverts sont impliqués, cela signifie donc le droit de voir son nom mentionné avec celui
des autres auteurs s’il est oublié. Au contraire, cela ne devrait pas
permettre de forcer la mention de l’auteur si la pratique fait en sorte
que ce n’est pas le cas. En effet, les problèmes liés à la clause publicitaire de la licence BSD originale ont, par le passé, démontré le caractère déraisonnable de l’attribution excessive de crédit aux auteurs de
logiciels libres et ouverts. Par ailleurs, certaines licences libres et
ouvertes, telle la licence Apache, contiennent des clauses abordant la
problématique de la paternité. Cette stipulation équivaut alors à une
protection contractuelle de ce droit, qui n’est pas reconnu partout
dans le monde.
Le droit à l’intégrité, de son côté, implique la possibilité de faire
cesser toute mutilation, déformation, modification ou utilisation du
logiciel qui porterait atteinte à l’honneur ou à la réputation de
l’auteur. Ainsi, tous les contributeurs à un logiciel libre et ouvert,
peu importe qu’ils aient cédé leurs droits patrimoniaux à une institution chargée de la gestion du projet, sont en mesure de forcer une rectification si leur honneur ou leur réputation est atteinte par des
développeurs subséquents. Ce pourrait être le cas, par exemple, d’un
logiciel modifié par un licencié pour faciliter la création d’organismes
génétiquement modifiés (OGM)96. De plus, la Cour suprême du
Canada semble pousser encore plus loin l’interprétation du droit à
l’intégrité. Ainsi, dans l’arrêt Galerie d’art du Petit Champlain Inc. c.
Théberge97, celle-ci a établi que le droit à l’intégrité protégerait éga95. Marquis c. DKL Technologies Inc., (1989) 24 C.I.P.R. 289 (C.S.Q.).
96. Greg R. Vetter, « The Collaborative Integrity of Open-Source Software », (2004)
Utah L. Rev. 563, 665.
97. Galerie d’art du Petit Champlain Inc. c. Théberge, 2002 CSC 34, source : <http://
www.canlii.org/ca/jug/csc/2002/2002csc34.html>.
632
Les Cahiers de propriété intellectuelle
lement les modifications pouvant être effectuées à la structure de
l’œuvre. Selon cette interprétation, l’auteur d’un logiciel libre et
ouvert aurait toujours un droit de regard sur les modifications effectuées par des licenciés subséquents, malgré les termes permissifs
de la licence. Par exemple, il lui serait probablement permis de
s’opposer à certaines bifurcations du code, qui impliquent le plus
souvent une réorganisation importante du logiciel. L’application du
droit à l’intégrité aux logiciels libres et ouverts s’oppose donc à
l’esprit fondamental qui sous-tend ce mouvement. Il est vrai cependant que la doctrine est généralement en désaccord avec cette interprétation élargie du droit à l’intégrité98 et que cette décision de la
Cour suprême a fait l’objet d’un verdict serré (4 juges contre 3). Il est
donc possible d’envisager un revirement de la jurisprudence à ce
sujet au cours des années à venir.
Par ailleurs, les protections accordées par le droit d’auteur ne
sont pas absolues. Ainsi, il demeure toujours possible de reproduire
un logiciel à des fins d’étude privée ou de recherche99. De la même
façon, on peut le reproduire dans le cadre d’une critique ou d’un
compte rendu, dans la mesure où l’auteur est mentionné100. Ces
exceptions permettent, par exemple, de faire circuler un logiciel libre
et ouvert au sein d’une entreprise ou de citer du code dans un article
scientifique, sans nécessairement reproduire la licence à laquelle il
est soumis. Pour le reste, le recours aux principes de l’utilisation
équitable a peu d’applications potentielles en matière de logiciels
libres et ouverts, vu le caractère permissif de leurs licences qui, le
plus souvent, autorisent déjà les actes en question.
Les droits accordés sont également limités dans le temps. Ainsi,
au Canada le droit d’auteur cesse d’exister cinquante ans après la
mort de l’auteur101. Dans le cas des logiciels créés en collaboration,
comme c’est souvent le cas des logiciels libres et ouverts, cette
période s’étend à cinquante ans après la mort du dernier auteur.
Toutefois, lorsque des auteurs étrangers ont contribué au développement du logiciel, ceux-ci ne sont pas autorisés à se prévaloir, au
Canada, d’une période de protection plus longue que celle qui existe
dans leur pays d’origine. Après cette période, le logiciel tombe dans le
domaine public et peut donc être utilisé par tous sans aucune con98.
99.
100.
101.
Normand Tamaro, The 2004 Annotated Copyright Act (Thomson/Carswell,
Toronto, 2004), p. 486.
Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 29.
Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 29.1.
Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 6.
Logiciels libres et ouverts
633
trainte. Il est vrai que, vu la disproportion entre le temps de protection accordé et la durée de vie moyenne des logiciels, ces règles ont
peu de chance d’avoir un jour un impact réel sur les logiciels libres et
ouverts.
Enfin, l’article 27 de la Loi sur le droit d’auteur précise que
l’accomplissement d’un geste réservé au titulaire de l’un des droits
énumérés ci-dessus constitue une violation du droit d’auteur. En ce
qui concerne les logiciels, la jurisprudence et la doctrine ont déterminé que cette contrefaçon peut être établie en effectuant un test en
cinq étapes :
• Abstraction : séparer l’idée de l’expression ;
• Évaluation : le logiciel est-il original ? ;
• Comparaison : y a-t-il assez de similitudes ? ;
• Filtration : ces similitudes sont-elles justifiées ? ;
• Quantification : les similitudes protégées portent-elles sur une
partie importante du logiciel102 ?
Lorsque ce test peut être rempli, le titulaire des droits sur un
logiciel libre et ouvert se voit octroyer toute une série de recours afin
de faire respecter son droit d’auteur auprès de la personne ayant
commis l’infraction103. Le plus connu de ces recours est certainement
l’injonction, qui permet de forcer le contrevenant à respecter les termes de la licence ou à cesser ses agissements. C’est d’ailleurs sur
cette base qu’ont été rendues les deux seules décisions impliquant
des licences libres et ouvertes à ce jour. Le recours en dommages et
intérêts, régi par le droit civil québécois, est nécessairement beaucoup moins utile dans ce contexte puisque celui-ci a un objectif
purement compensatoire. Or, quels dommages peut invoquer le
développeur qui distribue gratuitement son logiciel sur Internet ? De
la même façon, les dommages statutaires prévus spécifiquement par
la loi ne sont pas d’une grande utilité pour le titulaire de droits sur
un logiciel libre et ouvert. Bien que l’article 38.1 de la Loi sur le droit
d’auteur permette à un juge de remplacer les dommages et intérêts
par un montant variant entre 500 $ et 20 000 $, il est fort probable
102.
103.
Nicolas Sapp, « La contrefaçon en matière de logiciel : où en sommes-nous ? »,
(2000) 138 Développements récents en propriété intellectuelle 161, p. 189.
Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 34.
634
Les Cahiers de propriété intellectuelle
que le plus petit montant soit retenu, vu le faible impact économique
de l’infraction104. Seul l’octroi d’une proportion des profits réalisés
par le contrevenant, tel que prévu à l’article 35 de la loi, est susceptible de résulter en un réel avantage économique pour le titulaire des
droits sur un logiciel libre et ouvert. Ceci est particulièrement vrai si
ce logiciel a été illégalement incorporé à l’intérieur d’un logiciel
propriétaire ayant connu un certain succès. Toutefois, les coûts
résultant d’un tel litige, spécialement les honoraires d’avocats, sont
généralement démesurés par rapport aux montants recouvrables.
Pour cette raison, les développeurs de logiciels libres et ouverts possèdent un fort incitatif à régler leurs différends hors cour.
En plus des recours civils auxquels il s’expose, le contrevenant
à la Loi sur le droit d’auteur commet également une infraction
pénale105. Cet élément constitue peut-être la principale protection
octroyée aux logiciels libres et ouverts, puisque celui qui est reconnu
coupable de contrefaçon encourt une amende pouvant aller jusqu’à
un million de dollars et un emprisonnement maximal de cinq ans.
3.2 L’établissement de la chaîne de titres
Traditionnellement, les logiciels résultent des efforts d’un
groupe restreint de programmeurs travaillant ensemble à l’intérieur
d’une organisation hiérarchisée. Au contraire, « the structure of
work and communication in the hacker community is decentralized
and distributed »106. En effet, l’évolution de la majorité des logiciels
libres et ouverts repose sur la contribution volontaire de leurs utilisateurs. Ceux-ci, tout en étant dispersés sur la surface du globe, s’y
impliquent en fonction de leur expertise et de leurs besoins respectifs.
L’article « The Cathedral and the Bazaar »107 d’Eric Raymond
contient certainement la description la plus connue de cette méthode
de développement. La communauté du libre y est assimilée à un
bazar où les marchands interagissent en public sans être soumis à
une structure organisationnelle. À l’opposé, le développement pro104.
105.
106.
107.
L. Rosen, op. cit., note 33, p. 274.
Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 43.
Eric S. Raymond, cité dans William C. Taylor, « Inspired by Work », (1999)
29 Fastcompany 200, source : <http://www.fastcompany.com/online/29/inspired.html>.
Eric S. Raymond, « The Cathedral and the Bazaar », (1998) 3 First Monday,
source : <http://www.firstmonday.org/issues/issue3_3/raymond/index.html>.
Logiciels libres et ouverts
635
priétaire traditionnel y est comparé à une cathédrale où les tâches
sont effectuées dans un milieu clos et hiérarchisé.
Le modèle du bazar ne colle cependant pas exactement à la réalité. Tous les projets de logiciels libres et ouverts possèdent un minimum d’organisation108. Le plus souvent, celle-ci est assurée par le
promoteur du projet qui sert de guide à l’évolution du code informatique, met en place des procédures et insuffle la motivation aux développeurs. De plus, une structure est nécessaire afin de résoudre les
conflits qui peuvent survenir lorsque des solutions contradictoires
sont proposées. D’ailleurs, un petit nombre de promoteurs contribuent souvent à l’élaboration de la plus grande partie du code des
logiciels libres et ouverts, les nombreux développeurs occasionnels
ne fournissant qu’une aide complémentaire. Par conséquent : « Free
Software development is less a bazaar of several developers involved
in several projects [and] more a collation of projects developed singlemindedly by a large number of authors »109.
Aussi, la première structure contractuelle découlant de cette
méthode de développement prend la forme d’une chaîne de contrats.
Selon cette structure linéaire, le donneur de licence initial, le premier licencié et une multitude de sous-licenciés se succèdent110.
Dans cette configuration, chacun tire ses droits de son cocontractant,
qui garantit lui-même qu’il était bien antérieurement titulaire d’une
licence sur le logiciel. Ce schéma n’est, en réalité, pas le plus courant.
En pratique, le développement de la quasi-totalité des logiciels
libres et ouverts peut être schématisé sous la forme d’une étoile où le
promoteur du projet occupe le centre, alors que les divers contributeurs se trouvent aux extrémités111. D’un point de vue juridique,
c’est d’abord la nature du lien existant entre chaque contributeur et
le promoteur qui a un impact sur l’établissement de la chaîne de
titres devant nécessairement relier les auteurs du logiciel à ses utilisateurs.
108.
109.
110.
111.
Charles Connell, « Open Source Projects Manage Themselves ? Dream On »,
(2000) Lotus Development Network, source : <http://www-10.lotus.com/ldd/devbase.nsf/articles/doc2000091200>.
Rishab Gosh et Vipul Ved Prakash, « The Orbiten Free Software Survey »,
(2000) 5 First Monday, source : <http://www.firstmonday.dk/issues/issue5_7/
ghosh/index.html>.
C. Rojinsky et V. Grynbaum, Les licences libres et le droit français, Propriétés
intellectuelles, juill. 2002/4, p. 33.
C. Caron, loc. cit., note 47.
636
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Tout d’abord, certains promoteurs de projets exigent que les
contributeurs leur cèdent la totalité de leur droit d’auteur sur le code
qu’ils soumettent. C’est le cas de la FSF dans le cadre de son projet
GNU112. Dans une telle situation, bien que le nombre d’auteurs
impliqués puisse être important, le promoteur est le seul titulaire du
droit d’auteur sur chaque contribution, ainsi que sur le logiciel dans
son ensemble. Il est donc libre de le distribuer comme bon lui semble.
D’autres promoteurs se contentent plutôt d’obtenir une concession par le biais d’une licence, qui doit nécessairement être identique
ou plus permissive que celle utilisée pour la distribution officielle du
logiciel. L’ASF agit de la sorte en exigeant que chaque contributeur
soumette son code à une licence lui octroyant un droit non exclusif de
poser l’ensemble des gestes protégés par le droit d’auteur113. Il
s’ensuit que chaque contributeur demeure le titulaire des droits sur
sa contribution et les conserve même après son intégration dans le
logiciel. De son côté, l’ASF possède tous les droits nécessaires pour
relicencier le logiciel.
Enfin, la grande majorité des promoteurs agissent de manière
beaucoup plus informelle. Ils n’exigent le respect d’aucune formalité
et acceptent d’introduire dans le logiciel toute contribution qui leur
est soumise à cette fin. Une application stricte de la Loi sur le droit
d’auteur laisse croire que ces opérations seraient sans effet, le promoteur ne disposant alors d’aucune autorisation d’exercer les droits
attribués aux contributeurs. Toutefois, il paraît plus aproprié
de considérer qu’une licence implicite a été consentie lorsque cela
s’avère possible. Vis-à-vis des licenciés futurs, chacun des contributeurs demeure détenteur d’un droit dans le logiciel. Il n’en demeure
pas moins que cette forme de contribution constitue un maillon faible
dans la chaîne de titres.
Les quatre situations décrites ci-dessus possèdent cependant
toutes un point en commun. Une fois rassemblées, les contributions
sont intégrées les unes aux autres pour former un logiciel autonome.
À partir de ce point, il devient difficile de distinguer la part créée par
un contributeur de celles créées par les autres. Or, la Loi sur le droit
d’auteur attache à ce genre de réalisation le statut d’œuvres créées
en collaboration114.
112.
113.
114.
Free Software Foundation, « Information For Maintainers of GNU Software »,
(2005) GNU, source : <http://www.gnu.org/prep/maintain/maintain.html#
Legal-Matters>.
Apache Software Foundation, « Individual Contributor License Agreement »,
2005 ASF, source : <http://www.apache.org/licenses/icla.txt>.
Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 2.
Logiciels libres et ouverts
637
La loi étant muette sur les effets de ce statut, c’est vers le droit
civil québécois qu’il faut se tourner. En vertu du Code civil du Québec, la plupart des logiciels libres et ouverts sont donc soumis à la
copropriété indivise, telle qu’elle est définie à son article 1010. La
principale conséquence de l’indivision est l’existence d’un seul droit
d’auteur global sur l’ensemble du logiciel. Il en découle également
une présomption d’égalité entre les parts des contributeurs et l’autorisation, pour chacun d’eux, d’accomplir des actes concernant le logiciel, à condition de ne porter atteinte ni à sa destination, ni aux
droits des autres développeurs115. Ainsi, dans l’affaire Tremblay c.
Nguyen, la Cour supérieure du Québec a confirmé la possibilité, pour
un titulaire indivis de droit d’auteur, de s’adresser seul aux tribunaux en cas de violation de ce droit116. Dans le même ordre d’idées,
toute licence concédée par l’un des titulaires indivis devrait être
valide dès lors que le logiciel était destiné à être distribué sous une
licence libre et ouverte. Évidemment, cette indivision cesse d’avoir
des effets lorsque, comme dans le cas de la FSF, toutes les parts sont
transférées entre les mains de la même personne.
Une fois cette étape du développement initial franchie, la
chaîne de titres, loin de s’arrêter, ne fait que s’étirer. En effet, une
fois le logiciel distribué sur Internet, les licences libres et ouvertes
favorisent la multiplication des concessions successives à son égard.
À chacune de ces étapes un nouveau contributeur (ou groupe de
contributeurs) accepte de concéder des droits sur le code nouvellement ajouté, tout en retenant la titularité de ceux-ci. L’indivision
continue ainsi de s’accroître. Cette situation posera généralement
peu de problèmes tant que les contributeurs s’entendront sur la
licence adoptée. Cependant, le changement de licence par l’un des
contributeurs risque fortement d’engendrer le mécontentement des
autres117.
Un problème majeur est susceptible de survenir si l’un des
maillons de cette chaîne fait défaut, c’est-à-dire que la concession de
droit octroyée n’est pas effective. Dans un tel cas, tous les licenciés
subséquents se trouvent dans une situation irrégulière car les gestes
qu’ils ont posés à l’égard du logiciel ont contrevenu au droit d’auteur
des titulaires précédant le maillon défectueux.
Deux situations peuvent mener à ce résultat. La première est
l’invalidité de l’une des licences faisant partie de la chaîne de titres.
115.
116.
117.
L. Carrière, op. cit., note 7, p. 14.
Tremblay c. Nguyen, (1997) 24 C.P.R. 289.
L. Rosen, op. cit., note 33, p. 33.
638
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La seconde est l’introduction illicite, dans le logiciel, de code protégé
par les droits d’un tiers.
L’invalidité d’une licence libre et ouverte peut résulter de plusieurs motifs. L’exemple le plus évident est peut-être la contribution
effectuée par un employé sans le consentement de son employeur. De
la même façon, un juge québécois pourrait toujours refuser de reconnaître une telle licence en prétextant l’absence de signature. Dans
tous les cas, le caractère international que prend le développement
des logiciels libres et ouverts fait en sorte que chaque maillon de la
chaîne de titres est potentiellement invalide en fonction d’un droit
national différent.
L’introduction illicite de code protégé par les droits d’un tiers
est précisément le fondement du recours de SCO dans le litige qui
l’oppose actuellement à IBM. SCO allègue qu’IBM aurait introduit
dans le noyau de Linux des éléments de UNIX protégés par le droit
d’auteur. Mis à part les questions de bris de contrat et de divulgation
de secrets industriels qui sous-tendent le dédommagement réclamé à
IBM, c’est précisément la prétendue présence de code propriétaire à
l’intérieur de Linux qui justifie les réclamations de SCO à l’égard de
milliers d’utilisateurs de ce système d’exploitation118. Même si, plus
de deux ans après le début de cette affaire, l’on peut s’interroger sur
la capacité de SCO d’apporter la preuve de ses allégations, la voie de
recours utilisée est valable et ce genre de litige pourrait se reproduire dans le futur.
Finalement, un dernier élément est susceptible de complexifier
encore un peu la chaîne de titres des logiciels libres et ouverts. Il
s’agit des distributions, qui amalgament des logiciels développés
indépendamment et les regroupent ensemble. C’est le cas, par exemple, de nombreuses distributions de Linux, dont celle offerte par
l’entreprise Red Hat. Leur particularité tient dans le fait qu’en plus
de la protection individuelle dont bénéficie chacun des logiciels qui y
sont inclus, la distribution en elle-même est protégée. Le droit d’auteur sur celle-ci est reconnu par la Loi sur le droit d’auteur119 ainsi
que par la jurisprudence120, dans le cadre de la protection accordée
aux compilations. Par ailleurs, les distributions de logiciels libres
et ouverts sont généralement elles-mêmes soumises à une licence
118.
119.
120.
K. D. Goettsch, op. cit., note 55.
Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 2.
Télé-direct (Publications) Inc. c. American Business Information, Inc., [1998] 2
C.F. 22, source : <http://www.canlii.org/ca/jug/caf/1997/1997caf10177.html>.
Logiciels libres et ouverts
639
autorisant leur utilisation, leur modification et leur redistribution.
L’exercice de ces droits implique cependant de porter une attention
particulière au respect de la licence de la compilation, en plus des
licences relatives à chacun des logiciels inclus à l’intérieur de celle-ci.
Dans l’ensemble, la présence d’un défaut dans la chaîne de
titres constitue sans aucun doute le plus important risque juridique
pour les utilisateurs de logiciels libres et ouverts. En effet, dès lors
qu’un maillon de la chaîne devant les relier à chacun des développeurs est manquant, ceux-ci se trouvent à commettre une infraction
au droit d’auteur. Malheureusement, aucune technique ne permet
d’établir aisément la fiabilité de cette chaîne de titres et les utilisateurs ne découvriront généralement l’infraction qu’au moment de
faire l’objet d’une poursuite. Il est vrai que même lorsqu’un défaut
existe, la vaste majorité des titulaires de droits n’ont aucun intérêt à
l’invoquer et, ainsi, paralyser le développement d’un logiciel dont ils
ont eux-mêmes besoin. À cet égard, le mode de développement des
logiciels libres et ouverts repose donc en grande partie sur la bonne
foi des développeurs impliqués.
Compte tenu de la pratique, ce risque doit tout de même être
relativisé. Après plus de quinze ans d’utilisation intensive des logiciels libres et ouverts, le litige initié par SCO est le seul exemple où la
chaîne de titres de l’un d’eux a été mise en doute. De plus, la même
problématique a toujours prévalu en matière de logiciels propriétaires, même si elle se pose à une échelle beaucoup plus limitée étant
donné leur mode de développement plus fermé. Les logiciels libres et
ouverts, loin de reposer sur de nouveaux mécanismes, ne font que
pousser à leur extrême limite les règles encadrant la concession successive des droits de propriété intellectuelle.
3.3 Les conflits entre licences
En plus des risques reliés aux défauts de la chaîne de titres, la
façon dont les licences libres et ouvertes abordent la propriété intellectuelle cause un certain nombre de difficultés lorsque vient le
temps d’intégrer du code provenant de projets distincts. À ce propos, plutôt que de réinventer la roue chaque fois qu’un problème
connu ressurgit, le modèle de développement collaboratif des logiciels libres et ouverts pousse leurs développeurs à réutiliser, autant
que possible, le code existant. Pourtant, les clauses contradictoires
que contiennent certaines licences posent de sérieuses limites à de
telles combinaisons, le licencié désirant agir de la sorte étant tenu de
les respecter l’une comme l’autre.
640
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Malgré tout, tant que les licences libres et ouvertes sont concernées, aucune incompatibilité ne limite l’utilisation concurrente de
logiciels. Ainsi, il demeure toujours possible d’installer un logiciel de
traitement de texte libre et ouvert (OpenOffice) sur un système
d’exploitation propriétaire (Windows). Les interactions entre ces
outils n’enfreignent en rien les termes des licences libres et ouvertes,
qui permettent toute forme d’utilisation sans imposer de restrictions
particulières.
De plus, même lorsqu’une modification du logiciel
s’avère nécessaire, celle-ci peut généralement être réalisée pour
répondre aux besoins personnels du licencié. En effet, la plupart des
licences libres et ouvertes imposent des conditions uniquement en
cas de redistribution du logiciel qui leur est soumis à des tiers. Ainsi,
une institution est autorisée à intégrer du code soumis à la GPL avec
celui provenant d’un logiciel dont le code source n’est pas librement
accessible tant et aussi longtemps que le logiciel en résultant est
confiné à un usage interne. Toutefois, il est généralement recommandé d’éviter d’agir de la sorte afin de réduire les risques qu’une
éventuelle distribution illicite ne se produise.
C’est donc particulièrement au moment de la distribution d’un
logiciel résultant d’une combinaison de codes soumis à des licences
différentes que les incompatibilités entre ces dernières sont susceptibles de surgir. La solution varie alors en fonction du type de licences
impliquées.
À ce titre, la situation la plus simple concerne l’intégration d’un
logiciel libre et ouvert avec un logiciel faisant partie du domaine
public. Aucune condition n’étant rattachée à ce dernier, il peut donc
être combiné avec n’importe quel logiciel, peu importe la licence sous
laquelle celui-ci est distribué. Le produit final de cette opération sera
généralement soumis à la licence libre et ouverte grevant l’autre
partie du code initial.
La situation est un peu plus complexe lorsque l’un des logiciels
impliqués est soumis à une licence propriétaire. Dans ce cas, les
conditions restrictives de la licence propriétaire interdiront le plus
souvent toute modification du code, et donc toute intégration avec
un logiciel libre et ouvert. Dans l’hypothèse où cela serait permis,
lorsque l’intégration est effectuée par le titulaire des droits luimême, par exemple, les licences libres et ouvertes posent des contraintes différentes, selon qu’elles sont copyleftées ou non. Tout
d’abord, les licences non copyleftées étant extrêmement permissives,
Logiciels libres et ouverts
641
rien ne s’oppose à ce que le code leur étant soumis soit intégré à
l’intérieur d’un logiciel propriétaire, et cela tant que leurs conditions
sont respectées. Le logiciel Acrobat Reader d’Adobe en est un excellent exemple, son fichier d’informations juridiques reproduisant une
multitude de licences libres et ouvertes, tel que ces dernières le
requièrent. À l’opposé, les licences copyleftées sont toujours incompatibles avec les licences propriétaires puisque le logiciel qui résulterait d’une telle combinaison serait nécessairement soumis à des
contraintes supplémentaires.
Les licences non copyleftées, pour leur part, sont généralement
compatibles les unes avec les autres, mais également avec tous les
autres types de licences121. En effet, les plus simples (BSD, MIT) ne
contiennent aucune clause pouvant créer des interactions avec une
autre licence. Cependant, les licences non copyleftées plus élaborées
peuvent parfois entrer en conflit avec certaines licences copyleftées.
Ainsi, la FSF refuse les contributions soumises à la licence Apache,
invoquant les conditions additionnelles qu’impose cette licence par
rapport à la GPL, particulièrement en ce qui a trait à la suspension
des brevets logiciels. Un tel résultat est paradoxal puisque la FSF
invoque l’incompatibilité des deux licences tout en reconnaissant
l’intérêt des clauses de la licence Apache122.
En ce qui concerne les licences copyleftées, leur particularité
est justement d’anticiper leur application à tout logiciel dérivé du
code leur étant initialement soumis. C’est, par exemple, ce que précise l’article 2 b) de la GPL :
You must cause any work that you distribute or publish, that in
whole or in part contains or is derived from the Program or any
part thereof, to be licensed as a whole at no charge to all third
parties under the terms of this License.
Il en résulte que les licences copyleftées sont totalement incompatibles avec toute licence plus restrictive, mais également avec toutes les autres licences copyleftées. Cela est vrai même lorsque deux
licences copyleftées accordent exactement les mêmes droits, puisque
chacune d’entre elles requiert que le logiciel résultant soit soumis à
ses propres clauses. Il est donc uniquement possible d’intégrer du
code copylefté avec du code provenant du domaine public ou soumis à
une licence libre et ouverte non copyleftée.
121.
122.
A. St. Laurent, op. cit., note 16, p. 161.
Free Software Foundation, « Various Licenses and Comments about Them »,
(2005) FSF, source : <http://www.fsf.org/licensing/licenses/license- list.html#
GPLIncompatibleLicenses>
642
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quelques licences copyleftées contiennent cependant
des exceptions à ce principe. C’est le cas de la MPL, qui différencie le
code initial du logiciel du code provenant de contributions subséquentes, permettant l’attribution d’une autre licence aux modifications apportées aux contributions. Dans un tel contexte il s’avère
donc possible de respecter les termes d’une autre licence libre et
ouverte copyleftée. Toutefois, l’identification adéquate du code assujetti à cette exception demande beaucoup de prudence.
Le tableau ci-dessus illustre le résultat des interactions décrites ci-dessus :
Domaine
public
BSD
Apache
GPL
MPL
Propriétaire
Domaine
public
oui
oui
oui
oui
oui
oui
BSD
oui
oui
oui
oui
non
non
Apache
oui
oui
oui
non
non
non
GPL
oui
oui
non
oui
non
non
MPL
oui
non
non
non
oui
non
Propriétaire
oui
non
non
non
non
non
Tableau 1 : Compatibilité des licences les plus courantes
Malheureusement, les données de ce tableau ne peuvent être
simplement appliquées mécaniquement. En effet, les licences qui y
sont spécifiées sont souvent utilisées comme des modèles afin d’en
élaborer de nouvelles, dont les termes s’éloignent plus ou moins
de l’originale. Il est d’ailleurs généralement déconseillé d’agir de
la sorte puisque chaque nouvelle licence amène son lot d’incompatibilité avec les précédentes123.
À cause des contraintes qu’entraînent ces conflits entre licences, certains logiciels libres et ouverts sont maintenant offerts sous
123.
David A. Wheeler, « Make Your Open Source Software GPL-Compatible. Or
Else », (2005) DWheeler, source : <http://www.dwheeler.com/essays/ gpl- compatible.html>.
Logiciels libres et ouverts
643
plus d’une licence différente124. Dans une telle situation, il s’avère
possible de choisir la licence la mieux adaptée à l’utilisation envisagée du logiciel. Cette dualité de licence est rendue possible par la
nature même des licences de logiciel, qui concèdent uniquement un
droit non exclusif de poser certains gestes qui autrement seraient
interdits. Rien n’empêche donc le donneur de licence à autoriser un
autre licencié de poser les mêmes gestes, à d’autres conditions. Cela
permet toujours d’obtenir de lui la permission de déroger aux termes
d’une licence libre et ouverte. C’est d’ailleurs ce que prévoit l’article
10 de la GPL :
If you wish to incorporate parts of the Program into other free
programs whose distribution conditions are different, write to
the author to ask for permission. For software which is copyrighted by the Free Software Foundation, write to the Free
Software Foundation ; we sometimes make exceptions for this.
Our decision will be guided by the two goals of preserving the
free status of all derivatives of our free software and of promoting the sharing and reuse of software generally.
Ces requêtes spéciales sont souvent acceptées, les développeurs
de logiciels libres et ouverts ayant un fort intérêt à ce que leurs logiciels soient utilisés. D’ailleurs, l’objectif de ces licences étant précisément de favoriser la libre circulation du code des logiciels, il est
paradoxal que leur multiplication freine sa mise en commun.
De plus, tout comme pour la détermination de la chaîne de
titres, les compilations de logiciels libres et ouverts posent des difficultés supplémentaires lorsqu’il s’agit d’évaluer la compatibilité des
termes de leurs licences. Tout d’abord, compte tenu de la structure
des licences libres et ouvertes, les logiciels de ce type assemblés au
sein d’une même compilation n’ont pas à respecter les termes de
licences compatibles. En effet, tant que les différents logiciels de
la compilation demeurent indépendants, c’est-à-dire qu’ils ne sont
pas intégrés les uns aux autres, leur distribution peut aisément
s’effectuer dans la mesure où leurs licences respectives les accompagnent. Toutefois, en plus de ces licences, s’ajoute maintenant une
licence sur la compilation en elle-même. Aussi l’intégration de multiples compilations est sujette à l’ensemble des conflits de licences
exposés ci-dessus. C’est ce qui explique qu’une compilation soumise à
une licence BSD pourrait être combinée à une compilation Apache,
124.
Julien Linsolas, « Le statut juridique du logiciel libre », (2003) 2 Droit NTIC 2,
source : <http://www.droit-ntic.com/pdf/revuefevrier2003.pdf>.
644
Les Cahiers de propriété intellectuelle
alors qu’une compilation GPL ne le pourrait pas, et cela indépendamment des multiples licences s’appliquant à leurs composantes.
Par ailleurs, il demeure toujours possible de sortir un ou plusieurs
éléments d’une compilation, voire de les intégrer avec ceux provenant d’autres compilations. Dans un tel cas, l’originalité de cette
nouvelle compilation ne nécessite pas le respect des licences des compilations antérieures125.
Enfin, les librairies de logiciels font également l’objet de particularités lorsque les conflits entre licences sont invoqués. Ceci
découle de la possibilité qu’une librairie soit soumise à une licence
différente de celle du logiciel original. Dans la mesure où l’un de ces
deux éléments est copylefté, il est probable que le logiciel résultant
de leur interaction doive être soumis à cette licence. Cependant, ce
résultat n’est pas définitif puisqu’il dépend de l’interprétation de
chaque licence et que la réponse est loin d’être aisée126. Même la
LGPL, conçue spécifiquement pour résoudre cette difficulté, soulève de multiples interrogations. Aussi, d’ici à ce que ce point soit
éclairci, la solution la plus avantageuse est certainement de limiter
l’utilisation des librairies à celles dont la licence est clairement compatible avec celle du logiciel original.
3.4 Les brevets logiciels
Jusqu’ici, la protection des logiciels libres et ouverts a été
abordée exclusivement sous l’angle du droit d’auteur. Pourtant, le
droit de la propriété intellectuelle dispose d’un autre régime juridique susceptible de jouer un rôle en matière de logiciels, celui des
brevets. L’objectif fondamental des brevets est de protéger les inventions utiles, originales et non évidentes. Tout comme pour le droit
d’auteur, il ne s’agit donc pas d’octroyer un droit sur une idée, mais
bien de protéger sa mise en œuvre physique, c’est-à-dire la fabrication d’un objet la matérialisant. Ainsi, l’invention est brevetable
alors que la découverte ne l’est pas.
La loi fédérale sur les brevets définit ce qu’est une invention de
la façon suivante :
Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou
composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de
125.
126.
L. Rosen, op. cit., note 33, p. 242.
L. Rosen, op. cit., note 33, p. 124.
Logiciels libres et ouverts
645
l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de
l’utilité.127
Bien que les logiciels répondent le plus souvent à ces critères,
l’article 27(8) de la même loi ajoute une exception lorsque l’invention
repose sur de simples principes scientifiques ou des conceptions
théoriques. Il faut alors se tourner vers le Recueil des pratiques du
Bureau des brevets, dont une version révisée vient d’être publiée en
février 2005, pour connaître l’interprétation donnée à cette disposition par les autorités fédérales chargées de l’attribution des brevets
au Canada :
Le logiciel exprimé sous forme de lignes de code ou de listes est
considéré comme un ouvrage littéraire en vertu de la Loi sur le
droit d’auteur. Le logiciel qui se présente sous forme de modèle
de données ou d’algorithme est automatiquement exclu de la
brevetabilité en vertu du paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets, tout comme les formules mathématiques, et il est considéré comme l’équivalent d’un simple principe scientifique ou
d’un théorème abstrait. Toutefois, un objet relié à l’ordinateur
n’est pas exclu de la brevetabilité si on satisfait aux critères traditionnels de brevetabilité. Le logiciel qui a été intégré à un
objet traditionnellement brevetable peut être brevetable.128
Ainsi, les logiciels sont en principe exclus du champ des inventions brevetables au Canada. Cette position découle en grande partie
de la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Schlumberger
Canada Ltd. c. Commissaire des brevets129. À cette occasion, la cour
détermina qu’il n’y avait rien de nouveau dans le fait d’utiliser un
ordinateur pour faire des calculs et qu’une formule mathématique
n’était qu’un simple principe scientifique ou une conception théorique. Elle ajouta que le même calcul, s’il était réalisé par un être
humain, aurait constitué une séquence d’opérations mentales et
intellectuelles, non brevetable au Canada.
Il n’en demeure pas moins que depuis cet arrêt de principe, de
nombreuses demandes de brevet touchant des logiciels ont été accep127.
128.
129.
Loi sur les brevets (L.R.C. 1985, ch. P-4), art. 2, source : <http://www.canlii.org/ca/loi/p-4/>.
Office de la propriété intellectuelle du Canada, « Recueil des pratiques du
Bureau des brevets », (2005) OPIC, source : <http://strategis.ic.gc.ca/sc_mrksv/
cipo/patents/mopop/mopop_dnld-f.html>.
Schlumberger Canada Ltd. c. Commissaire des brevets, (1981) 56 C.P.R. (2d) 204
(C.A.F.).
646
Les Cahiers de propriété intellectuelle
tées. Dans la plupart des cas, ces brevets concernent des logiciels
intégrés avec un élément traditionnellement brevetable, tel qu’une
imprimante130, un système de télécommunication131, et un système
d’ascenseur132. Dans certains cas, de « purs » logiciels ont même été
brevetés sur le seul argument que l’on pouvait les rattacher à au
moins une composante physique, comme ce fut le cas dans les affaires Motorola133. Cette jurisprudence semble donc indiquer une tendance assez libérale de la Commission d’appel du Bureau des brevets
en matière de brevet logiciel. Ainsi, il est maintenant admis qu’il suffit de transformer un logiciel en appareil, en le rattachant à une pièce
matérielle déterminée, pour que celui-ci devienne brevetable134.
Le principe de la non-brevetabilité des logiciels correspond
cependant à la position de la vaste majorité des États à travers le
monde. En fait, seuls les États-Unis et le Japon reconnaissent officiellement les brevets logiciels135. En Europe, le Bureau européen
des brevets les acceptent malgré l’exception expressément prévue
par la Convention sur le brevet européen, qui précise que ne sont pas
considérés comme des inventions « les plans, principes et méthodes
dans l’exercice d’activités intellectuelles, en matière de jeu ou dans le
domaine des activités économiques, ainsi que les programmes d’ordinateurs »136. Les Européens débattent de la pertinence de cette disposition depuis maintenant plus de trois ans, dans le cadre de
diverses propositions de directives visant à réglementer les brevets
logiciels.
Ce mouvement d’ ou v ert u re des i n s t an ces administratives envers les brevets logiciels, que l’on constate aussi bien
en Europe qu’au Canada, découle en grande partie des pressions
effectuées à cette fin par le gouvernement américain sur la scène
130.
131.
132.
133.
134.
135.
136.
Application for Patent of International Business Machines Corp., (1984) 6 C.P.R.
(3d) 99.
Re Application for Patent of Janssens, (1984) 6 C.P.R. (3d) 213.
Re Application for Patent of Westinghouse Electric Corp., (1985) 6 C.P.R. (3d) 58.
Re Application for Patent of Motorola Inc., (1999) 86 CPR (3d) 71 et (1999) 86
CPR (3d) 76.
Louis-Pierre Gravelle, « De la vie aux ordinateurs – développements récents en
matière de brevetabilité des organismes vivants, des méthodes de traitement et
des technologies informatiques », (2000) 138 Développements récents en propriété intellectuelle 104, p. 106, source : <http://www.robic.ca/publications/Pdf/254-LPG.pdf>.
Russell McOrmond, « A Review of Software Patent Issues », (2003) Digital Copyrigth Canada, source : <http://www.flora.ca/patent2003/>.
Convention sur la délivrance de brevets européens, (1973), art. 52, source :
<http://www.european-patent-office.org/legal/epc/index_f.html>.
Logiciels libres et ouverts
647
internationale137. En effet, les États-Unis travaillent activement à la
promotion des brevets logiciels, dans l’objectif d’assurer une meilleure protection de la propriété intellectuelle de leurs grands éditeurs de logiciels.
Toutefois , en pl u s des di f f i cu l t és qu ’ i l s i mpl iquent pour l’ensemble de l’industrie du logiciel, les brevets constituent un risque majeur pour l’avenir des logiciels libres et ouverts.
Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette menace :
• les brevets permettent de protéger des techniques anodines
mais qui sont parfois nécessaires aux développeurs de logiciels libres et ouverts ;
• les possibilités de réécrire un algorithme sous une forme non
protégée diminuent en proportion de l’augmentation des brevets logiciels ;
• avec l’accroissement du nombre de brevets émis, il devient
pratiquement i mpos s i bl e de n e pas u t i l i s er l ’ u n
d’eux sans même le savoir, comme c’est le cas actuellement
aux États-Unis ;
• les coûts d’enregistrement des brevets, ainsi que les honoraires d’avocats nécessaires pour les faire appliquer, avantagent
les grands éditeurs d’un arsenal anti-concurrentiel dont ne
pourront jamais disposer les développeurs de logiciels libres
et ouverts, majoritairement composés de PME et d’individus ;
• la brevetabilité des formats de fichiers ou des protocoles de
communication permet de monnayer l’« interopérabilité », ce
qui n’est généralement pas à la portée des développeurs de
logiciels libres et ouverts ;
• la preuve qu’un brevet a été enfreint est plus facile à effectuer
à l’encontre des développeurs de logiciels libres et ouverts
puisque le code de ces logiciels est mis à disposition et peut
être examiné.
137.
Brian Kahin, « Information Process Patents in the US and Europe : Policy Avoidance and Policy Divergence », (2003) 8 First Monday 3, source : <http://
www.firstmonday.dk/issues/issue8_3/kahin/#author>.
648
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En conséquence, la croissance et le développement technologique par les logiciels libres et ouverts nécessitent le maintien du
principe de la non-brevetabilité des logiciels138. Au Québec, cela
revient à assurer l’application effective des conclusions de l’arrêt
Schlumberger. Une telle solution paraît d’autant plus avantageuse
que même certains opposants aux logiciels libres et ouverts reconnaissent que les brevets ne représentent pas une méthode efficace de
protection des logiciels139.
4. La responsabilité contractuelle
Lorsqu’un licencié accepte les termes d’une licence libre et
ouverte, une relation contractuelle s’établit avec le ou les titulaires
du droit d’auteur sur le logiciel. Ce contrat à la qualification juridique variable sert d’abord les fins du donneur de licence. Celui-ci est
conçu de manière à s’effacer au profit des règles plus strictes de la
propriété intellectuelle, dès que l’une de ses clauses n’est pas respectée. Au contraire, la licence constitue la principale base de
recours dont dispose le licencié en cas de défaut du logiciel ou de
manquement du prestataire. Pour cette raison, l’étude de ce contexte
contractuel est en grande partie orientée vers l’établissement des critères qui déterminent la responsabilité des donneurs de licences
libres et ouvertes. Pour y arriver, il est nécessaire de démontrer que
le donneur de licence n’a pas exécuté une obligation mise à sa charge
au titre du contrat de licence ou au titre des garanties prévues par la
loi. Les licences libres et ouvertes étant spécialement conçues pour
limiter la responsabilité civile du donneur de licence, le fardeau de
cette preuve peut s’avérer difficile à surmonter. Parfois, le régime de
protection des consommateurs est susceptible de faciliter l’établissement de cette responsabilité.
4.1 La qualification du contrat de licence
L’une des principales caractéristiques des licences libres et
ouvertes réside dans le fait qu’elles sont imposées par les donneurs
138.
139.
Price Waterhouse Coopers, Rethinking the European ICT Agenda : Ten ICTBreakthroughs for Reaching Lisbon Goals, (2004) Price Waterhouse Coopers,
p. 52, source <http://www.pwc.com.nyud.net :8090/Extweb/pwcpublications.nsf/docid/EC6DE73A846581CE80256EFD002E41FB/$file/pwc_rethinking_european_ict_agenda.pdf>.
Mathias Strasser, « A New Paradigm in Intellectual Property Law ? The Case
Against Open Sources », (2001) Stan. Tech. L. Rev. 4, par. 45, source : <http://
stlr.stanford.edu/STLR/Articles/01_STLR_4/article.htm>.
Logiciels libres et ouverts
649
de licence. Le plus souvent, ceux-ci reprennent l’intégralité d’un contrat-type (tel que la GPL) et l’imposent à tous ceux qui désirent utiliser leur logiciel. Le licencié n’a donc a priori aucune possibilité d’en
négocier les termes. Pour cette raison, ces licences peuvent être
considérées comme des contrats d’adhésion140. Cette qualification
n’influence pas directement les droits et les obligations des parties.
Néanmoins, elle peut avoir un impact sur la validité des clauses
d’exclusion de responsabilité qui y figurent. Celles-ci peuvent en
effet être considérées comme des clauses abusives prohibées par
l’article 1437 CcQ.
En revanche, la question de la qualification juridique des licences libres et ouvertes, c’est-à-dire leur rattachement au régime de
l’un des contrats nommés, est de plus grande importance. Elle conditionne en effet l’application des règles légales relatives à l’opération
juridique considérée et peut ainsi influencer les droits et obligations
des parties. Malheureusement, même lorsque les logiciels propriétaires sont concernés, la problématique de la qualification juridique
des contrats de licence de logiciels ne fait pas l’objet d’une solution
ferme et unanime.
Une partie de la doctrine privilégie la qualification juridique de
contrat de vente pour les logiciels fournis avec du matériel, par application de la théorie de l’accessoire141. C’est en ce sens que s’est prononcée en 1985 la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Olier,
Grisé & Cie Ltée c. Équipements de bureau Maskoutan Inc.142, en
qualifiant une licence de logiciel de vente pure et simple, considérant que le logiciel faisait partie intégrante du matériel fourni. De
manière analogue, plusieurs arrêts de la Cour d’Appel de Paris143
ont fait application du régime de la vente à un ensemble contractuel,
en raison de la dépendance du contrat de mise à disposition de logiciels (licence) avec le contrat de fourniture de matériel qui en est le
support. Il s’agissait en l’espèce d’actions pour vices cachés fondées
sur la garantie des défauts de la chose vendue144.
140.
141.
142.
143.
144.
M. Clément-Fontaine, loc cit., note 40, par. 26.
Philippe Le Tourneau, « Très brèves observations sur la nature des contrats
relatifs aux logiciels », (1982) 1 JCP 3078.
Olier, Grisé & Cie Ltée c. Équipements de bureau Maskoutan Inc., [1985] C.S.
680-683.
CA Paris 3 oct. 1989, Sté SNDA c/ Sté ICL France, Cahiers Lamy, fév. 1990(K) ;
CA Paris 8 fév. 1990, Sté ICL France c/ Sté Lanvaux-Ronsard, juris-data no
20232 ; CA Paris, 25e ch. B, 22 juin 2001 ; voir également CA Bastia, ch. civ., 19
nov. 2002, Juris-Data no 2002-00772.
Code civil, art. 1641.
650
Les Cahiers de propriété intellectuelle
De même, en matière de progiciels, c’est le régime juridique de
la vente qui a la préférence de certains auteurs145. Ces derniers adoptent en effet une approche « matérialiste » et envisagent le régime de
la licence au travers de la vente d’exemplaires du logiciel. Par conséquent, de manière générale, le régime de la vente pourrait être appliqué aux contrats (ou groupes de contrats) qui prévoient la fourniture
de systèmes informatiques comprenant du matériel, des progiciels,
voire des développements spécifiques, à la condition que le matériel
et les progiciels constituent une part prépondérante du système
fourni. Cependant, cette qualification de vente n’est pas satisfaisante au regard du droit de la propriété intellectuelle, puisque la plupart des donneurs de licences de progiciels réservent leurs droits, de
sorte que ces contrats ne transfèrent aucun droit immatériel.
C’est en raison de cette absence de transfert de droit sur le logiciel que la quasi-unanimité des auteurs considèrent que le contrat de
licence s’apparente davantage au contrat de location146. Cette qualification semble pertinente eu égard à « l’économie » du contrat de
licence : le donneur de licence concède au licencié la jouissance d’une
chose incorporelle (le logiciel), en contrepartie du paiement d’un
loyer (redevance), pendant une durée limitée147. En outre, la notion
de location permet au donneur de licence de limiter les actes que le
licencié est autorisé à accomplir, de sorte qu’il ne dispose pas librement du logiciel. Elle permet également au donneur de licence de
recevoir une rémunération régulière pendant le temps d’utilisation
du logiciel, prenant la forme d’une redevance. La qualification de
louage apparaît ainsi la plus adaptée au contrat de licence, même si
la doctrine ne manque pas de souligner quelques réserves. Il est vrai
que l’analogie n’est pas parfaite car le donneur de licence, à la différence du loueur, ne se dépossède pas du bien qu’il met à disposition,
d’autant plus qu’il conserve le droit de le « louer » à d’autres utilisateurs.
C’est certainement pour cette raison que les tribunaux québécois préfèrent généralement considérer qu’une licence de logiciels n’a
ni la nature d’une vente, ni la nature d’un louage, mais celle d’un contrat innommé conférant un droit personnel d’usage. Cette solution
ressort clairement de l’affaire Informatique L.G.A. Inc. c. Compagnie
d’arrimage de Québec Ltée148, dans laquelle le juge souligne que la
145.
146.
147.
148.
Ejan Mackaay, « Le marché du progiciel – licence ou vente », (1994) 6 CPI 401.
Michel Vivant et al., Lamy droit de l’informatique et des réseaux (Lamy, Paris,
2001, no 840), p. 522.
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1851.
Informatique L.G.A. Inc. c. Compagnie d’arrimage de Québec ltée, [1991] R.J.Q.
1767 (C.Q.).
Logiciels libres et ouverts
651
licence ne transfère aucun droit réel mais confère un simple droit
personnel d’utilisation d’une chose incorporelle. Il résulte de cette
solution une conséquence très importante en pratique : puisque ni le
régime de la vente, ni celui du louage ne s’appliquent à la licence, les
garanties légales prévues par ces régimes sont automatiquement
exclues.
Cette jurisprudence se trouve cependant nuancée depuis 1994,
par la décision Unicel Inc. c. Contalitec Informatique Inc.149 À cette
occasion, la Cour du Québec confirma son analyse de la licence en
contrat sui generis, en précisant toutefois qu’il présente certaines
caractéristiques du contrat de louage (i.e., contrat de location). Les
juges ont alors estimé que le donneur de licence devait être soumis aux obligations qu’impose le Code civil du Québec au loueur,
c’est-à-dire les garanties légales associées au contrat de location.
S’agissant du développement et de la fourniture d’un logiciel
spécifique, la jurisprudence québécoise s’attache à maintenir la qualification de contrat innommé150, à la différence du droit français qui
y voit un contrat d’entreprise. En effet, selon la doctrine française, il
faut distinguer le cas des logiciels dits spécifiques, ce qui pourrait
être le cas d’un logiciel libre et ouvert développé spécifiquement pour
le licencié qui le commanderait.
Par ailleurs, lorsque l’économie générale du contrat comporte
deux aspects (fourniture de matériel et adaptation d’un logiciel), les
tribunaux québécois vont même parfois jusqu’à scinder la qualification de l’opération en deux avec, d’une part, un contrat de vente pour
le matériel et, d’autre part, un contrat innommé pour le logiciel spécifique151.
Enfin, la qualification juridique est encore différente lorsque le
logiciel est distribué gratuitement. Dans ce cas, le licencié n’étant
tenu à aucune redevance, l’application du droit de la vente ou du
louage est exclue. En droit civil québécois, il est alors possible de
considérer ce type de contrat comme un prêt à usage. L’obligation de
restitution, qui est à la base du contrat de prêt, perd alors de son
importance puisque le logiciel est un bien immatériel pouvant être
reproduit facilement152.
149.
150.
151.
152.
Unicel Inc.c. Contalitec Informatique Inc., (1994) J.E. 94-1910 (C.Q.).
Sillons Le Disquaire Inc. c. Datagil Informatique Inc., (1998) J.E. 98-1148
(C.Q.).
Sillons Le Disquaire Inc.c. Datagil Informatique Inc., précité, note 150.
M. Clément-Fontaine, loc. cit., note 40, par. 24.
652
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En définitive, l’ensemble de ces opinions doctrinales et de cette
jurisprudence non uniforme et variable démontre à quel point le contrat de licence de logiciel est difficilement identifiable à l’un des contrats nommés prévus par le Code civil du Québec. Pourtant, cette
opération de qualification juridique n’est pas sans importance. En
effet, la liberté contractuelle en l’espèce est doublement limitée :
d’une part, la commune intention des parties ne doit pas permettre
de faire obstacle aux règles d’ordre public prévues par un régime contractuel donné ; d’autre part, il arrive souvent que, pour déterminer
cette commune intention, la qualification du contrat permette au
juge de disposer des règles applicables en cas d’ambiguïté, de lacune
ou de « zones d’ombre » de la licence.
La qualification de contrat innommé paraît finalement bien
appropriée aux licences de logiciel. Elle est justifiée tout autant par
leur objet spécifique (produit immatériel) que par le contenu des
droits que le contrat confère (droit d’usage limité et non exclusif)153,
mais cette solution n’est pas fixée en jurisprudence et certains tribunaux préfèrent appliquer aux licences le droit de la vente ou du
louage afin d’y introduire les garanties implicites prévues par ces
régimes.
Appliquée aux logiciels libres et ouverts, la qualification juridique du contrat de licence de logiciel reste donc variable selon les
circonstances propres à chaque espèce. Pourtant, cette qualification
est susceptible d’influencer de manière déterminante les droits et les
obligations des parties et de décider du régime de garanties légalement applicable. Le licencié doit donc être particulièrement vigilant
à la qualification que pourraient revêtir les licences qu’il sera amené
à conclure, afin d’anticiper, au cas par cas, les risques juridiques liés
à la qualification considérée.
4.2 Les obligations des parties
L’objet des licences de logiciel est de définir dans quelles
conditions et dans quelles limites le licencié peut utiliser le logiciel
en question. C’est pourquoi elles contiennent généralement plus
d’obligations expressément mises à la charge du licencié que d’obligations pour le donneur de licence, et ce d’autant plus s’il s’agit d’un
contrat d’adhésion. Les licences de logiciels libres et ouvertes ne font
pas exception à cette pratique. Elles délimitent même précisément
153.
Frédérique Toubol, Le logiciel : Analyse juridique, (Feduci – L.G.D.J., Paris,
1986), p. 128.
Logiciels libres et ouverts
653
les conditions dans lesquelles le licencié peut exercer les libertés qui
lui sont accordées, tout en omettant de mentionner une quelconque
obligation pour le donneur de licence. Par conséquent, lorsque le
licencié est en mesure de négocier de gré à gré une licence libre et
ouverte avec un prestataire, il est à son avantage de rééquilibrer le
contrat, dans le sens d’un accroissement des obligations que la
licence mettrait expressément à la charge du titulaire des droits. Si,
comme c’est plus fréquemment le cas, aucune négociation n’est possible, il n’en demeure pas moins que le donneur de licence doit se
conformer à certaines obligations légales.
4.2.1 Les obligations spécifiques du licencié
Ces obligations varient en fonction des licences libres et
ouvertes considérées. En général, elles prennent cependant la forme
particulière de « droits avec charge », c’est-à-dire d’autorisation
d’accomplir un acte particulier sous réserve du respect de certaines
conditions ou obligations. Ainsi, par exemple, l’article 2 de la GPL
stipule :
You may modify your copy or copies of the Program or any portion of it [...] provided that you also meet all of these conditions :
a) You must cause the modified files to carry prominent notices
stating that you changed the files and the date of any change.
b) You must cause any work that you distribute or publish [...]
to be licensed as a whole at no charge to all third parties under
the terms of this License. c) If the modified program normally
reads commands interactively when run, you must cause it, [...]
to print or display an announcement [...].
Les obligations mises à la charge du licencié sont ainsi le plus
souvent des « obligations de faire » (obligations positives), mais les
contrats comportent aussi des obligations expresses « de ne pas
faire » (obligations négatives). Par exemple, l’article 4 de la GPL dispose :
you may not copy, modify, sublicense, or distribute the Program
except as expressly provided under this License. Any attempt
otherwise to copy, modify, sublicense or distribute the Program
is void, and will automatically terminate your rights under this
License. [...].
Enfin, à ces obligations particulières s’ajoute bien entendu
l’obligation de payer le prix de la redevance, si la licence est consentie
à titre onéreux.
654
Les Cahiers de propriété intellectuelle
L’évaluation de la rencontre de ces obligations est avant tout
une question de fait dont le résultat dépend des agissements du
licencié. De plus, la seule sanction contractuelle généralement prévue en cas de non-respect des termes de la licence est la fin de la
concession établie par celle-ci. Dans une telle situation, le droit de la
propriété intellectuelle se trouve donc à prendre le relais du droit
civil québécois.
4.2.2 Les obligations légales du donneur de licence
La loi et la jurisprudence mettent à la charge du donneur de
licence d’une part une obligation de délivrance du logiciel libre et
ouvert, qui s’accompagne d’une obligation d’information et, d’autre
part, une obligation de garantie.
Comme le rappelle la doctrine, « l’obligation essentielle d’un
prestataire est la délivrance de l’objet du contrat »154. Dans le cas des
licences libres et ouvertes, cela signifie que le donneur de licence est
tenu de mettre le logiciel à la disposition du licencié. Cette délivrance
peut prendre plusieurs formes : remise d’un support physique ou
remise en ligne par téléchargement.
La principale problématique relative à l’obligation de délivrance découle de la mise à disposition du code source du logiciel
libre et ouvert. En principe, le licencié qui accepte les termes d’une
licence libre et ouverte peut légitimement s’attendre à obtenir communication de ce code. D’ailleurs, les licences libres copyleftées obligent le licencié à le fournir s’il redistribue lui-même le logiciel.
Toutefois, cette obligation le rend responsable envers son propre
donneur de licence et non envers ses licenciés155. En raison de la
nature des licences libres et ouvertes, l’on peut considérer que la
remise du code source constitue l’une des obligations essentielles à la
charge du donneur de licence, obligation en l’absence de laquelle les
engagements contractuels perdraient tout leur sens. Si le licencié
n’obtient pas ce code, il peut alors engager la responsabilité contractuelle du donneur de licence, le code étant nécessaire à l’exercice des
droits qui lui sont conférés par la licence. À l’inverse, le code binaire
perd, lui, de son importance. Il n’est pas essentiel puisqu’il ne permet
pas de modifier le logiciel, sachant qu’en tout état de cause il peut
toujours être obtenu par compilation. En définitive, il est possible de
154.
155.
M. Vivant et al., op. cit., note 146, no 1282, p. 734.
Free Software Foundation, loc. cit., note 12, preamble, source :
<http://www.gnu.org/licenses/gpl.html>.
Logiciels libres et ouverts
655
considérer que l’objet des contrats de licences libres et ouvertes soit
précisément la délivrance du logiciel sous la forme de code source. En
ce sens, l’obligation de délivrance demeurerait inexécutée tant que
celui-ci n’est pas mis à disposition.
L’obligation de délivrance peut également être interprétée de
façon à inclure la documentation du logiciel à titre d’accessoire.
C’est, entre autres, la solution qu’ont retenue les tribunaux français
en matière de licences propriétaires156. Il est loin d’être certain que
ce principe puisse être appliqué aux licences libres et ouvertes puisqu’il s’oppose à l’esprit de ces conventions. En effet, la documentation
et le programme informatique y sont perçus comme des éléments
autonomes. Alors que le licencié d’un logiciel propriétaire s’attend à
ce que la documentation soit jointe à celui-ci, le licencié d’un logiciel
libre et ouvert s’attend plutôt à trouver cette documentation au sein
de la communauté qui gravite autour du logiciel. L’étendue de l’obligation de délivrance étant soumise à la volonté des parties, la documentation devrait donc en être exclue en matière de logiciels libres et
ouverts. En outre, l’obligation de délivrance doit être interprétée en
tenant compte de la Loi sur le droit d’auteur. Or, celle-ci définit les
programmes d’ordinateur en faisant référence à un ensemble d’instructions destinées à être utilisées dans un ordinateur157. La documentation, le matériel didactique et les schémas structurels peuvent
difficilement être inclus dans cette définition. Par contre, ces éléments peuvent être protégés en soi, par un droit d’auteur autonome,
et devraient alors faire l’objet d’un contrat indépendant. De plus,
bien que certains auteurs définissent la notion de code source de
façon à y inclure les commentaires nécessaires à sa compréhension158, les licences libres et ouvertes font uniquement référence au
programme informatique. Il ne serait donc pas possible de tenir un
donneur de licence responsable pour le manque de commentaires à
l’intérieur du code source.
La seconde obligation essentielle à la charge du donneur de
licence vise l’information qu’il doit fournir au licencié. En effet, le
droit civil fait parfois reposer une obligation minimale de renseignement sur les épaules du cocontractant qui détient des informations
156.
157.
158.
Philippe Le Tourneau, Théorie et pratique des contrats informatiques (Éditions
Dalloz, Paris, 2000), p. 97.
Loi sur le droit d’auteur, précitée, note 3, art. 2.
Hervé Croze, Franck Saunier, Logiciels : retour aux sources (JCP éd. Générale,
Paris, 1996, doctrine 3909, s. 7) p. 94.
656
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dont la connaissance peut être utile à l’autre partie159. Dans le cadre
des contrats informatiques, la jurisprudence et la doctrine estiment généralement qu’une assez lourde obligation de renseignement, d’information et de conseil pèse sur le prestataire. En matière
de logiciels libres et ouverts, les renseignements que le donneur de
licence doit donner au licencié sont essentiellement relatifs aux
conditions et aux risques160 liés à l’utilisation du logiciel (le matériel
préalablement requis au bon fonctionnement du logiciel ou les principaux bogues). De même, tant que la première version officielle d’un
logiciel n’est pas opérationnelle, il paraît important que le donneur
de licence mentionne clairement qu’il s’agit d’une version préliminaire (ou bêta). En cas de manquement à cette obligation de renseignement, le donneur de licence pourrait être condamné à réparer les
dommages qu’il a causés, et ce d’autant plus si la licence libre et
ouverte a été conclue à titre onéreux.
Le donneur de licence peut également être tenu de garantir le
logiciel qu’il distribue. Ces garanties peuvent être expresses, ce qui
est très rare dans le cas des licences libres et ouvertes. En revanche,
il peut toujours conserver à sa charge des obligations implicites de
garantie d’origine légale.
Lorsque les développeurs font la promotion des caractéristiques et des fonctions de leur logiciel, il est possible que les tribunaux
considèrent que leurs déclarations constituent des obligations de
garantie (garanties expresses). Aussi, le donneur de licence qui
désire éviter d’engager sa responsabilité civile doit agir prudemment
quant à la façon dont il présente le logiciel libre et ouvert au licencié,
car ses déclarations pourraient être interprétées comme des engagements. Par exemple, ce pourrait être le cas s’il prétend que le logiciel
est compatible avec un standard reconnu. Pour bénéficier de ces
garanties, le licencié devra prouver que les déclarations en question
sont entrées dans le champ contractuel et ont par conséquent une
force contraignante pour le cocontractant. Compte tenu des circonstances, le fardeau de cette preuve peut s’avérer difficile à surmonter.
Toutefois, certaines législations allègent la charge du licencié en
élargissant l’étendue de l’entente entre les parties. La Loi sur la
protection du consommateur du Québec contient de telles dispositions161.
159.
160.
161.
Claude Lucas De Leyssac, « L’obligation de renseignements dans les contrats »,
coll. l’information en droit privé (LGDJ, Paris, 1978), p. 305.
M. Vivant et al., op. cit., note 146, no 924, p. 556.
Loi sur la protection du consommateur, précitée, note 85, art. 41.
Logiciels libres et ouverts
657
Les obligations contractuelles à la charge des donneurs de
licences ne sont pas les seuls éléments susceptibles d’être invoqués
par le licencié au soutien de l’action en responsabilité contractuelle
qu’il pourrait engager en cas de dommage. Dans bien des cas, celui-ci
bénéficie également d’une ou plusieurs garanties implicites d’origine
légale. Celles-ci sont insérées automatiquement par la loi au sein du
champ contractuel afin de rétablir l’équilibre des obligations entre
les parties.
Ces garanties sont propres à chaque régime juridique et varient
donc en fonction de la qualification donnée au contrat. Parmi les
multiples garanties implicites existantes, trois d’entre elles sont susceptibles d’être appliquées aux contrats de licences libres et ouvertes.
La garantie contre l’éviction est la première. Elle a valeur de
principe général et trouve application dans le cadre du contrat de
vente162 et du contrat de location163. Concrètement, elle assure au
licencié que son utilisation du logiciel ne sera perturbée, ni en fait, ni
en droit, par son cocontractant ou par des tiers. Cela garantit au
licencié que le donneur de licence n’aurait pas accordé un droit déjà
cédé. Elle l’empêche donc de revenir sur l’objet de la licence ou de priver le licencié de l’utilisation du logiciel tant que celui-ci n’a pas
excédé les droits qu’il tenait de lui164. C’est également la garantie
que le donneur de licence devra répondre de toute action en contrefaçon que pourraient intenter des tiers à l’égard du licencié.
Cette garantie est par nature particulièrement protectrice pour
le licencié. Son application la plus courante en matière de logiciels a
trait aux troubles de droit provenant de tiers. En effet, un risque
existe que l’utilisation d’un logiciel libre et ouvert se fasse en violation des droits de propriété intellectuelle d’un tiers, et cela même
malgré l’ignorance des développeurs du logiciel. Néanmoins, les
conséquences découlant d’une telle situation sont réduites par la
garantie légale contre l’éviction qui permet au licencié, dans la
mesure où ce trouble dans la jouissance du logiciel libre et ouvert lui
cause un dommage, de réclamer des dommages-intérêts ou d’appeler
en garantie le donneur de licence165.
162.
163.
164.
165.
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1723 et s.
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1858.
M. Clément-Fontaine, op. cit., note 40, par. 24.
Stephen M. McJohn, « The Paradoxes of Free Software », (2000) 9 Geo. Mason L.
Rev. 25, 35.
658
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En tout état de cause, en cas de trouble dans la jouissance du
licencié, la doctrine française considère que « le problème ne saurait
se poser » dès lors que :
l’utilisateur légitime d’un logiciel tire de la loi elle-même le
droit d’accomplir des actes qui devraient normalement donner
prise au droit exclusif. Or, le Client qui a obtenu la mise à disposition d’un logiciel de la part d’un cocontractant qu’il pense être
titulaire des droits doit, semble-t-il, être regardé commun utilisateur légitime. Cela devrait suffire à le mettre à l’abri d’une
revendication visant à le priver du droit d’user du logiciel.166
Le licencié qui est un utilisateur légitime semble donc relativement bien protégé par la garantie d’éviction, tant et aussi longtemps
que le donneur de licence est solvable et contraignable.
Le droit québécois prévoit un deuxième mécanisme de garantie
implicite : la garantie contre les vices cachés. Elle s’applique essentiellement aux contrats de vente167 et de louage168. Elle peut aussi
trouver à s’appliquer dans le cadre des contrats de prêt, mais uniquement lorsque le prêteur connaissait le vice affectant la chose prêtée.
Cette garantie protège le licencié lorsqu’un vice affecte le logiciel et le
rend impropre à l’usage auquel il est destiné. Plusieurs conditions
président à la mise en œuvre de cette garantie. Tout d’abord, le vice
doit être inhérent à la chose qui est l’objet du contrat et antérieur à la
conclusion de celui-ci169. Ce vice doit être caché, c’est-à-dire qu’il ne
doit pas être apparent au moment de la délivrance et qu’il ne doit pas
être connu du licencié au moment où celui-ci accepte les termes de
la licence. À ce propos, le Code civil du Québec définit le mot
« apparent » comme « ce qui peut être constaté par un acheteur
prudent et diligent sans avoir besoin de recourir à un expert »170.
Ainsi, l’examen du logiciel délivré au licencié devra avoir été raisonnable selon les circonstances171, ce que les juges apprécieront à l’aide
de facteurs tels que la compétence technique du licencié, la nature du
166.
167.
168.
169.
170.
171.
A. Lucas, J. Devèze, J. Frayssinet, « Droit de l’informatique et de l’internet »,
PUF, coll. Thémis Droit privé, no 760.
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1726 et s.
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1854.
Denys-Claude Lamontagne, Droit de la vente (Cowansville, Éditions Yvon Blais,
1995), p. 97.
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1726, al. 2.
La jurisprudence semble poser comme critères un examen sérieux et attentif,
quoique pouvant avoir été fait rapidement et de façon non approfondie, voir
Trottier c. Robitaille, (1994) J.E. 94-1591 (C.A.).
Logiciels libres et ouverts
659
logiciel, ainsi que les affirmations, éventuellement trompeuses, qui
auraient pu être faites avant la vente elle-même. De plus, ce vice doit
rendre la chose impropre à l’usage auquel elle est destinée ou diminuer tellement cet usage que le licencié n’aurait pas contracté ou
aurait payé un prix inférieur. En matière de logiciel, un tel vice correspond donc à un défaut majeur. Il peut s’agir, par exemple, d’une
anomalie relative à une fonctionnalité essentielle d’un logiciel empêchant celui-ci de fonctionner normalement. L’appréciation du vice se
fait in abstracto, c’est-à-dire selon un test objectif, prenant en compte
le fonctionnement normal d’un logiciel, les inconvénients que représente le défaut pour le licencié et le coût potentiel de réparation
engendré172. La défectuosité en cause peut donc être purement fonctionnelle et le simple mauvais fonctionnement d’un logiciel libre et
ouvert pourrait donc être qualifié de vice caché au sens du Code civil
du Québec173.
Dans le cas où une application de la garantie est acquise, elle
est due par tout donneur de licence, et non seulement, comme c’est le
cas dans plusieurs juridictions de common law174, par les seuls professionnels. Ceci dit, en cas d’application du régime de la vente, si le
donneur de licence est effectivement un professionnel, le défaut sera
présumé avoir existé au moment de la conclusion du contrat175. En
outre, il convient de préciser que la garantie contre les vices cachés
est due tout aussi bien par le développeur, le distributeur, le fournisseur ou l’importateur du logiciel libre et ouvert176.
La troisième et dernière garantie implicite qui est susceptible
de s’appliquer à la fourniture d’un logiciel libre et ouvert est la
garantie de conformité. En droit civil, cette garantie est depuis longtemps considérée comme une composante de l’obligation de délivrance177, sans qu’un texte ne la prévoie expressément. La garantie
de conformité oblige le donneur de licence à fournir un logiciel libre
et ouvert conforme aux spécifications, aux besoins et aux objectifs
particuliers du licencié, à condition que ces éléments soient entrés
172.
173.
174.
175.
176.
177.
Averback c. Meunier, (1992) J.E. 92-941 (C.S.) ; Pominville c. Demers, [1990]
R.D.I. 97 (C.Q.) ; Eldon Industries Inc. c. Eddy Metal Products Co., (1990) J.E.
90-822 (C.A.).
La défectuosité n’a pas à être un bris matériel, voir Bosa-Chatigny c. Roberge,
[1990] R.L. 1 (C.A.).
Voir, par exemple, Sale of Goods Act, R.S.O. 1990, c. S.1, art. 15, qui utilise le
concept de « merchant sellers ».
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1729.
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1730.
F. Toubol, op. cit., note 153, p. 131.
660
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dans le champ contractuel. Compte tenu de cette dernière condition,
le recours à la garantie de conformité est assez limité pour les logiciels libres et ouverts, dès lors que la licence possède les caractéristiques d’un contrat d’adhésion. En revanche, son application est
envisageable lorsque la licence est négociée ou lorsque la fourniture
du logiciel libre et ouvert fait partie d’un ensemble contractuel plus
large au sein duquel des spécifications ont été exprimées par le licencié ou, encore, lorsqu’il s’agit du développement sur commande d’un
logiciel libre et ouvert spécifique.
Dans la mesure où ces garanties implicites d’origine légale peuvent faire partie intégrante des contrats de licences libres et ouvertes, sous réserve de la qualification juridique qui leur sera octroyée
par les tribunaux, le droit québécois oblige les développeurs à concevoir des logiciels possédant des qualités minimales. C’est précisément dans le but de se soustraire à ces garanties que des clauses
d’exclusion de responsabilité sont systématiquement incluses dans
les contrats de licences libres et ouvertes.
4.3 Les clauses d’exclusion de responsabilité
Les garanties implicites constituent le principal risque de responsabilité contractuelle pour les donneurs de licences libres et
ouvertes. C’est pourquoi ils tentent d’éviter leur application en ayant
recours à des clauses élusives de responsabilité insérées en caractères apparents dans les contrats. Il s’agit là du principal point commun de toutes les licences libres et ouvertes178.
Ainsi, par exemple, la licence BSD contient la clause suivante :
This software is provided by the author “as is” and any express
or implied warranties, including, but not limited to, the implied
warranties of merchantability and fitness for a particular purpose are disclaimed. In no event shall the author be liable for
any direct, indirect, incidental, special, exemplary, or consequential damages (including, but not limited to, procurement of
substitute goods or services ; loss of use, data, or profits ; or
business interruption) however caused and on any theory of liability, whether in contract, strict liability, or tort (including
178.
Bruce Perens, « The Open Source Definition », dans Dibona, Ockman et Stone
(dir.), Open Sources : Voices from the Open Source Revolution, O’Reilly, 1999,
source : <http://www.oreilly.com/catalog/opensources/book/raymond.html>.
Logiciels libres et ouverts
661
negligence or otherwise) arising in any way out of the use of this
software, even if advised of the possibility of such damage.179
De la même façon, la GPL stipule à son article 11 :
No warranty. Because the program is licensed free of charge,
there is no warranty for the program, to the extent permitted by
applicable law. Except when otherwise stated in writing the
copyright holders and/or the other parties provide the program
« as is » without warranty of any kind, either expressed or
implied, including, but not limited to, the implied warranties of
merchantability and fitness for a particular purpose. The entire
risk as to the quality and performance of the program is with
you. Should the program prove defective, you assume the cost of
all necessary servicing, repair or correction.
Cependant, le droit québécois ne permet pas toujours aux parties contractantes d’exclure entièrement leur responsabilité civile.
De surcroît, lorsque les clauses d’exclusion sont autorisées, les tribunaux se réservent généralement le droit d’en limiter la portée en
tenant compte des circonstances. Par conséquent, les clauses élusives de responsabilité incluses dans les licences libres et ouvertes ne
sont pas toujours opposables et peuvent parfois être privées de leurs
effets.
En droit civil québécois, la validité des clauses limitatives ou
élusives de responsabilité dépend de la qualification donnée au contrat. Le régime de la vente est le seul à interdire les clauses de
non-garantie dans certaines circonstances, particulièrement lorsque
le vendeur est un professionnel180. À l’inverse, elles sont généralement permises en matière de louage. En ce qui concerne les garanties contre l’éviction, elles empêchent le licencié de réclamer des
dommages et intérêts mais son droit à la résiliation de la licence ou à
la diminution du prix n’est pas affecté181. En matière de vices cachés,
rien n’interdit aux parties de faire peser la totalité des risques sur les
épaules du licencié. Ce dernier principe vaut également en matière
de prêt, dans la mesure où la garantie contre les vices cachés peut y
être appliquée.
Toutefois, l’exclusion de responsabilité sera toujours inopérante lorsque le donneur de licence a commis une faute lourde ou
179.
180.
181.
Open Source Initiative, loc. cit., note 26.
E. Mackaay, loc cit., note 145, 415.
Marcel Planiol, Georges Ripert, Traité élémentaire de droit civil, t. 2, 10e éd.
(L.G.D.J., Paris, 1926), no 525.
662
Les Cahiers de propriété intellectuelle
intentionnelle182. La bonne foi et l’absence d’intention de nuire du
donneur de licence est donc un élément déterminant lors de l’évaluation de la validité des clauses élusives de responsabilité.
Au Québec, les clauses de non-garantie peuvent aussi être inefficaces quant à certains types de dommages. Ainsi, le Code civil du
Québec interdit d’« exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice corporel ou moral causé à autrui »183. L’exclusion demeure tout
de même utile dans ces circonstances puisqu’elle équivaut à la
dénonciation d’un danger, ce qui peut mener à la réduction de la responsabilité du donneur de licence.
Il est également possible que l’une de ces clauses soit déclarée
inopérante dans le cadre d’une situation particulière. En effet, les
tribunaux ont tendance à les interpréter de façon restrictive et se
réservent généralement le privilège d’en atténuer les effets184. Plusieurs éléments sont susceptibles d’être pris en considération lors de
la prise d’une telle décision :
• le pouvoir de marchandage des parties ;
• les options disponibles ;
• les avantages accordés en contrepartie de la clause ;
• la possibilité d’obtenir une entente sans clause similaire avec
une autre personne ;
• la connaissance de l’existence de la clause185.
Lorsqu’un logiciel libre et ouvert est impliqué, quelques éléments jouent en faveur de l’intervention judiciaire. Premièrement, il
est évident que le pouvoir de marchandage y est monopolisé par le
donneur de licence. À ce propos, la simple qualification de contrat
d’adhésion peut parfois suffire à faire tomber l’exclusion de responsabilité186. Deuxièmement, il est important de considérer que toutes
les licences de logiciel, qu’elles soient libres et ouvertes ou propriétai182.
183.
184.
185.
186.
Jean-Louis Baudouin, Pierre-Gabriel Jobin, Les obligations, 5e éd. (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, no 872), p. 707.
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1474.
M. Vivant et al., op. cit., note 146, no 1129, p. 662.
David Slee, « Liability for Information Provision », (1992) 3 The Law Librarian
155, 157.
Code civil du Québec, précité, note 65, art. 1437.
Logiciels libres et ouverts
663
res, contiennent des clauses similaires. En ce sens, le licencié n’a
souvent d’autre choix que d’accepter de se soumettre à ce régime.
Troisièmement, lorsque le logiciel est exploité commercialement,
l’absence de protection contractuelle risque d’être injustifiée en raison du montant payé. Quatrièmement, les licences libres et ouvertes
qui tentent d’exclure d’emblée toute forme de responsabilité civile
par le biais d’une clause unique peuvent être défavorisées. En effet,
cette technique pourrait être considérée comme abusive puisqu’il est
possible d’utiliser des clauses spécifiques pour chaque risque envisagé187.
À l’inverse, plusieurs arguments peuvent être apportés à l’appui des clauses d’exclusion de responsabilité des licences libres et
ouvertes. Tout d’abord, il existe une alternative à l’acceptation des
risques puisque le licencié possède toujours l’option de s’assurer ou
de contracter avec un fournisseur de service garantissant la solution
informatique qu’il met en place. Ensuite, il est essentiel de prendre
en compte la quantité de droits concédés par les développeurs de logiciels libres et ouverts en échange de cette exonération. Le licencié se
voyant accorder l’autorisation de copier, de modifier et de redistribuer le logiciel, l’équilibre contractuel semble respecté. De plus, la
clause d’exclusion étant toujours mise en évidence et rédigée en termes clairs, le licencié peut difficilement prétendre qu’il n’en avait
pas connaissance au moment où il a accepté les termes de la licence.
Finalement, il faut considérer le fait que les donneurs de licence font,
le plus souvent, don de leur temps et de leurs connaissances. Dans
l’hypothèse où leur responsabilité contractuelle est exclue, un très
grand nombre de personnes ont les moyens de s’impliquer dans le
développement des logiciels libres et ouverts et leur coût de production peut demeurer bas188.
Dans l’ensemble, il semble que la balance des probabilités
penche en faveur de la validité des clauses de non-garantie des logiciels libres et ouverts gratuits. En ce qui concerne les logiciels libres
et ouverts distribués contre une rémunération, la solution sera probablement différente pour chaque cas d’espèce, compte tenu des circonstances particulières et du montant payé par le licencié.
187.
188.
D. Slee, loc. cit., note 185, 158.
Robert W. Gomulkiewicz, « How Copyleft Uses License Rights to Succeed in the
Open Source Software Revolution and the Implications for Article 2b », (1999) 36
Hous. L. Rev. 179, 192.
664
Les Cahiers de propriété intellectuelle
4.4 La protection du consommateur
En plus du droit commun des contrats, le droit québécois dispose d’une loi visant spécifiquement à protéger les consommateurs :
la Loi sur la protection du consommateur189. Cette législation peut
avoir des effets importants sur les contrats qui y sont soumis. Or, son
application aux licences libres et ouvertes pose tout d’abord le problème de la qualification des parties. Il convient en effet de déterminer si le licencié correspond à la définition qui est donnée du
consommateur et si le donneur de licence peut être considéré comme
un commerçant.
De façon générale, le licencié pourra invoquer la loi s’il est un
particulier et que le contrat de licence n’a pas de rapport direct avec
l’activité professionnelle qu’il exerce. En effet, la loi précise qu’un
consommateur est « une personne physique, sauf un commerçant qui
se procure un bien ou un service pour les fins de son commerce »190.
Cette définition exclut donc d’emblée l’administration publique du
champ d’application de la Loi sur la protection du consommateur. De
même, dans le cas où un fonctionnaire, personne physique, contracterait une licence libre et ouverte dans le cadre de son emploi, le lien
direct existant entre ce contrat et son activité professionnelle le priverait de cette protection.
Dans le contexte particulier des logiciels libres et ouverts, la
qualification du donneur de licence en tant que commerçant doit
aussi être évaluée. En effet, une grande partie des développeurs de
logiciels libres et ouverts ne sont manifestement pas des commerçants puisqu’en ayant recours aux licences libres et ouvertes, ils
n’accomplissent pas des actes de commerce dans le cadre de leur
profession. Ces derniers, bien que fréquemment professionnels de
l’informatique, agissent le plus souvent sans but lucratif et en dehors
du cadre de leur activité principale. A priori, la Loi sur la protection
du consommateur ne devrait donc pas leur être appliquée. En revanche, les entreprises dont le modèle économique est fondé sur la distribution de logiciels libres et ouverts peuvent certainement être
considérées comme des commerçants, ce qui a pour conséquence de
les assujettir à cette loi.
Si l’application de la loi est acquise, le droit de la consommation
vient alors protéger le licencié. Cette protection est particulièrement
189.
190.
Loi sur la protection du consommateur, précitée, note 83.
Loi sur la protection du consommateur, précitée, note 83, art. 1.
Logiciels libres et ouverts
665
utile en matière de clauses abusives191. Ainsi, son article 8 précise
que :
le consommateur peut demander la nullité du contrat ou la
réduction des obligations qui en découlent lorsque la disproportion entre les prestations respectives des parties est tellement
considérable qu’elle équivaut à de l’exploitation du consommateur, ou que l’obligation du consommateur est excessive, abusive ou exorbitante.
Cette disposition pourrait éventuellement être appliquée par
un tribunal au regard d’une clause exonératoire de responsabilité
stipulée par une licence libre ou ouverte. Ce pourrait également être
le cas si des obligations particulièrement contraignantes étaient
mises à la charge du licencié en vertu d’une licence spécifique.
Parmi les autres moyens de protection accordés par la loi, se
trouvent notamment des garanties supplémentaires et des dispositions visant à renforcer les garanties existantes. Ces protections
additionnelles équivalent au régime de la garantie de qualité loyale
et marchande de la common law192. Ainsi, tant que la Loi sur la protection du consommateur trouve application, un donneur de licence
ne pourrait jamais s’exonérer de la garantie contre les vices cachés
(art. 53), ni de la garantie d’éviction de son fait personnel (art. 10). Il
doit également garantir que le bien est libéré « de tout droit appartenant à un tiers » (art. 36), ce qui correspond à la garantie d’éviction
du fait de tiers. La loi prévoit également expressément une garantie
de conformité du bien à sa description et à la publicité qui en est faite
(art. 40 et 41). Par ailleurs, elle précise que toute déclaration écrite
ou verbale et toute garantie écrite au sujet du logiciel constitue une
garantie expresse qui lierait le donneur de licence (art. 42 et 43). Ces
dispositions étant toutes d’ordre public, les clauses exonératoires ne
suffisent pas à les exclure. Aussi, dans l’hypothèse où la Loi sur la
protection du consommateur s’applique à une licence libre et ouverte
spécifique, la responsabilité civile du donneur de licence se trouverait grandement accrue et, corrélativement, la protection du licencié
serait fortement renforcée.
A priori, il semble que cette loi devrait à tout le moins protéger
les licenciés ayant payé pour obtenir un logiciel libre et ouvert. Cela
191.
192.
Pierre-Emmanuel Moyse, Vincent Gautrais, « Droit des auteurs et droit de la
consommation dans le cyberespace : la relation auteur/utilisateur », (1996)
Léger Robic Richard, source : <http://www.robic.ca/publications/Pdf/ 070- PEM.
pdf>.
Loi sur la protection du consommateur, précitée, note 83, art. 37 et 38.
666
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ne pose aucune difficulté dans la mesure où ces conventions sont
qualifiées de vente ou de louage puisqu’il s’agit du champ d’application traditionnel de cette législation. Par contre, si elles sont considérées en tant que contrats innommés, il n’est pas certain que le
consommateur puisse en bénéficier. Il est fort probable que les tribunaux rectifient cette situation en considérant tout de même ces
contrats de licence comme des contrats de consommation. Ceci s’explique par l’interprétation large et libérale que doit recevoir la Loi
sur la protection du consommateur qui a « vocation à englober
tous les contrats que le consommateur conclut dans le marché de
masse »193.
Il est peu plausible que les logiciels libres et ouverts gratuits
reçoivent le même traitement. Dans l’hypothèse où leurs licences
sont perçues comme des prêts, celles-ci devraient être automatiquement exclues du régime de la protection des consommateurs, qui
cible particulièrement les contrats de vente et de louage. D’autre
part, l’objectif de cette loi est de protéger les intérêts économiques
d’une partie faible, le consommateur, face à ceux d’une partie forte, le
commerçant. Il serait paradoxal qu’elle trouve application dans une
situation où le consommateur se voit accorder de nombreux droits
par un commerçant renonçant à toute compensation.
193.
Vincent Gautrais, Ejan Mackaay, « Les contrats informatiques », dans DenysClaude Lamontagne, Contrats spéciaux (Cowansville, Éditions Yvon Blais,
2001), p. 279.
Capsule
Le caractère distinctif exigé pour
l’enregistrement d’une marque
peut être acquis par l’usage de
celle-ci en tant que partie d’une
marque déjà enregistrée –
Commentaire sur l’arrêt de la
C.J.C.E. dans l’affaire Société des
produits Nestlé SA c. Mars UK Ltd.
David-Alexandre Chetrit*
1. Introduction
La marque de commerce se définit comme un signe distinctif
matériel qui, apposé à un produit ou accompagnant un service, permet de l’identifier et de le distinguer des produits ou services concurrents ; permet d’associer, dans l’esprit du public, un nom à un produit
et à une certaine qualité et de s’attacher une clientèle.
Ne sont protégeables que les signes qui ne sont pas la désignation nécessaire, générique ou usuelle du produit ou du service
considéré, et qui n’en désignent pas une caractéristique essentielle,
comme sa provenance ou sa destination. Ce signe doit enfin être distinctif, disponible, et ne doit en aucune manière tromper le consommateur.
© CIPS, 2005.
* Étudiant français, en stage de formation auprès de LEGER ROBIC
RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de
brevets et d’agents de marques de commerce.
667
668
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le dépôt d’une demande d’enregistrement d’une marque est la
condition nécessaire et préalable à l’obtention du monopole et constitue le point de départ de la protection, sous réserve toutefois de la
délivrance du titre à l’issue d’une procédure d’examen.
L’enregistrement fait l’objet d’une publication dans un bulletin
officiel, aux fins d’information du public, ce qui a pour effet de rendre
le titre opposable aux tiers.
Les législations relatives aux marques dans les États Membres
de l’Union Européenne comportaient des disparités de nature à
entraver la libre circulation des produits ainsi que la libre prestation
des services ; aussi est-il apparu nécessaire de rapprocher celles-ci.
La voie choisie a été celle de l’article 251 du traité CE, et la
directive 89/104/CEE du Conseil fut adoptée le 21 décembre 1988
avec pour but celui de rapprocher les législations des États Membres
sur les marques.
L’affaire soumise à commentaire traite des conditions requises
pour procéder à l’enregistrement et plus précisément du caractère
distinctif que doit avoir la marque.
Si, aux termes de la directive, il apparaît que le caractère distinctif peut être intrinsèque au produit considéré, il peut tout autant
s’acquérir par l’usage.
Un arrêt de la deuxième chambre de la Cour de Justice des
Communautés Européennes (C.J.C.E.) est récemment venu apporter quelques précisions quant à l’obtention du caractère distinctif par
l’usage.
Si le principe même de cette acquisition n’est pas remis en question, puisque figurant à l’article 3, paragraphe 3 de la directive du 21
décembre 1988, c’est avant tout la question de son étendue, voire de
son intensité, qui est en l’espèce envisagée.
2. Faits et procédure
En mars 1995, la société des produits Nestlé SA, propriétaire
des marques KIT KAT et HAVE A BREAK...HAVE A KIT KAT a
demandé l’enregistrement, au Royaume-Uni, du slogan « Have a
Break » comme marque déposée.
Caractère distinctif exigé pour l’enregistrement d’une marque
669
La société Mars UK Ltd, concurrente de Nestlé SA, a formé une
opposition à cette demande. L’opposition fut accueillie en 2002, et
l’enregistrement rejeté, en vertu de l’article 3, paragraphe 1er sous b)
de la directive 89/104/CEE, selon lequel il ne peut y avoir d’enregistrement au titre des marques sans caractère distinctif.
Un recours fut alors formé par Nestlé SA devant la High Court
of Justice ; recours rejeté par cette dernière.
Nestlé SA interjeta enfin appel de cette décision de refus
devant la Court of Appeal.
La société Nestlé SA fonda sa demande sur l’article 3, paragraphe 3 de la directive 89/104/CEE selon lequel le caractère distinctif peut s’acquérir par l’usage.
Selon la Court of Appeal, la demande de Nestlé SA a été rejetée
devant les juridictions inférieures car le slogan « Have a Break »
est déjà utilisé comme partie d’une marque enregistrée HAVE A
BREAK...HAVE A KIT KAT et pas comme une marque indépendante.
La cour décide de surseoir à statuer et forme un recours préjudiciel en interprétation auprès de la Cour de Justice des Communautés Européennes en vertu de l’article 234 du Traité CE.
Comme le traité CE le leur permet, certains États Membres se
sont joints à l’instance devant la C.J.C.E. :
– le gouvernement irlandais s’est joint à la société Nestlé SA. ;
– le gouvernement britannique et la Commission Européenne se
sont associés à Mars UK Ltd.
La société Mars UK Ltd et la Commission Européenne soutiennent que l’acquisition du caractère distinctif peut se faire par l’usage,
mais uniquement en combinaison avec une autre marque.
Le gouvernement britannique soutient quant à lui que le caractère distinctif s’acquiert par l’usage de la marque comme élément
physique.
670
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3. La question préjudicielle posée à la Cour de Justice des
Communautés Européennes (C.J.C.E)1
La demande de décision préjudicielle formulée par la cour britannique porte ainsi sur l’interprétation de l’article 3, Paragraphe 3,
de la directive 89/104/CEE aux termes duquel :
Une marque n’est pas refusée à l’enregistrement ou, si elle est
enregistrée, n’est pas susceptible d’être déclarée nulle en application du paragraphe 1 points b ), c ) ou d ) si, avant la date de la
demande d’enregistrement et après l’usage qui en a été fait, elle
a acquis un caractère distinctif. En outre, les États membres
peuvent prévoir que la présente disposition s’applique également lorsque le caractère distinctif a été acquis après la
demande d’enregistrement ou après l’enregistrement.
La C.J.C.E. procède comme à son habitude à une reformulation de la question préjudicielle : l’acquisition du caractère distinctif
par l’usage est-il possible pour une marque utilisée comme partie
d’une autre marque ou en combinaison ?
Notons que l’obtention du caractère distinctif par l’usage n’est
pas ici remise en question, il s’agit simplement de savoir quelle est
l’étendue exacte de cette possibilité offerte aux entreprises désireuses de protéger leur patrimoine incorporel de la manière la plus efficiente.
4. L’interprétation proposée par la Cour
L’enregistrement des marques, régi par la directive communautaire No 89/104/CEE du Conseil du 21 décembre 1988 rapprochant les législations des États Membres sur les marques (JO L 40,
p.1) indique clairement que les marques dépourvues de caractère
distinctif ne peuvent pas être enregistrées. Néanmoins, une marque
non intrinsèquement distinctive peut le devenir par l’usage.
L’article 2 de la directive susmentionnée révèle que le caractère
distinctif de la marque doit être intrinsèque. Néanmoins, l’article 3
1. Arrêt C-352-03 rendu le 2005-07-07 par la Cour de Justice et disponible sur le
site CURIA de la Cour de justice des Communautés Européenes à l’adresse URL
<http://curia.eu.int/jurisp/cgibin/form.pl ?lang=fr&Submit=Rechercher&docj=
docj&numaff=C-353%2F03&datefs=&datefe=&nomusuel=&domaine=&mots=
&resmax=100>. Voir également le communiqué de presse à l’adresse URL
<http://www.curia.eu.int/fr/actu/communiques/ cp05/aff/ cp050065fr.pdf>.
Caractère distinctif exigé pour l’enregistrement d’une marque
671
de cette même directive offre une solution de secours, en la forme
d’une dérogation par l’usage.
Un Arrêt Philips de la CJCE en date du 18/06/02 donne les critères à retenir pour apprécier le caractère distinctif d’une marque.
Selon la cour, le caractère distinctif doit être apprécié par rapport aux produits pour lesquels l’enregistrement est demandé et à
la perception présumée d’un consommateur moyen, normalement
informé et raisonnablement attentif.
Un usage indépendant n’est pas requis, seul compte l’usage de
la marque aux fins d’identification.
L’interprétation fournie par la cour est sans équivoque, l’acquisition du caractère distinctif peut résulter :
– de l’usage d’un élément en tant que partie d’une marque enregistrée ;
– de l’usage d’une marque distincte en combinaison avec
une marque enregistrée.
5. Commentaires
La question préjudicielle est un incident de procédure, soulevé
à l’initiative d’une juridiction étatique, à tout moment lors d’un
litige, et il est d’usage pour cette juridiction de surseoir à statuer
dans l’attente de l’interprétation fournie par la C.J.C.E.
Cette dernière jouit en la matière d’une compétence exclusive,
en vertu de l’article 234 du traité CE.
Les modalités procédurales quant aux effets à donner à cet
arrêt relèvent de l’ordre juridique interne de chaque État membre en
vertu du principe de l’autonomie procédurale des États membres, à
condition toutefois qu’elles ne soient pas moins favorables que celles régissant des situations similaires de nature interne (principe
d’équivalence) et qu’elles ne rendent pas impossible en pratique ou
excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire (principe d’effectivité).
672
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En conséquence, il revient à la juridiction nationale, britannique en l’espèce, d’apprécier si la marque HAVE A BREAK est
devenue, par l’usage qui en a été fait par le consommateur, apte à
identifier clairement le produit en question et à le différencier de
tout autre.
La C.J.C.E. propose toutefois des critères à mettre en œuvre
pour encadrer cette appréciation et dans un souci d’uniformisation et
de cohérence du droit communautaire.
La méthode utilisée est celle du faisceau d’indices, parmi lesquels on dénombre les parts de marché détenues par la marque KIT
KAT, l’intensité, l’étendue géographique et la durée d’utilisation de
la marque, les investissements réalisés par Nestlé SA pour faire
connaître sa marque et, enfin, la proportion des consommateurs qui
identifient le produit.
Notons pour conclure que le juge national a une compétence
discrétionnaire quant à l’appréciation de ces critères.
Capsule
La protection relative aux marques de
commerce étendue aux services
fournis dans le cadre du commerce de
détail – Commentaire sur l’arrêt de la
CJCE dans l’affaire Praktiker Bauund Heimwerkermärkte c. Deutsches
Patent-und Markenamt
David-Alexandre Chetrit*
1. Introduction
Les marques de commerce font aujourd’hui partie intégrante de
notre environnement quotidien. Le régime juridique les encadrant
s’est considérablement développé ces dernières années, essentiellement sous l’impulsion d’opérateurs économiques privés, désireux de
valoriser au mieux leurs actifs incorporels. Ce phénomène, qu’il est
aujourd’hui possible de qualifier de sociétal, s’est traduit par un
changement de mentalité. L’avènement de la société de consommation a profondément marqué son empreinte dans nos comportements, et désormais, tout ou presque peut se vendre, s’acheter, sinon
se protéger économiquement et juridiquement.
La marque de commerce reflète cette évolution en ce qu’elle se
trouve à la croisée des chemins entre la sphère privée du consommateur et celle de l’entreprise. Au fil du temps, les signes susceptibles
© CIPS, 2005.
* Étudiant français, en stage de formation auprès de LEGER ROBIC RICHARD, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et
d’agents de marques de commerce.
673
674
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de constituer une marque protégeable ont intégré les odeurs1, les
sons2, allant même jusqu’aux couleurs en elles-mêmes, sans forme ni
contours3. L’espèce soumise à la cour marque une nouvelle étape
dans ce processus de patrimonialisation.
2. Faits et procédures
La société Praktiker Bau- und Heimwerkermärkte AG (ciaprès « Praktiker« ) a demandé le 19 mars 2001 à l’office allemand
des brevets et des marques (Deutsches Patent- und Markenamt)
l’enregistrement de la marque PRAKTIKER pour le service de « commerce de détail d’articles de construction, de bricolage et de jardinage et d’autres biens de consommation pour le secteur du doit-your-self ».
La demande a été rejetée au motif que la protection issue du
droit des marques ne pouvait être obtenue que pour les différents
produits commercialisés.
Le Deutsches Patent- und Markenamt estimait en effet que la
notion revendiquée de « commerce de détail » ne désignait pas des
services indépendants, ayant une signification économique autonome, mais plutôt l’activité de distribution de produits en tant que
telle, et à ce titre ne saurait être susceptible d’enregistrement.
Praktiker a formé un recours contre cette décision devant le
Bundespatentgericht, estimant que l’évolution économique vers une
société toujours plus orientée vers le secteur tertiaire exigerait une
nouvelle évaluation du commerce de détail en tant que service.
En effet, selon cette dernière, les décisions d’achat prises par le
consommateur seraient de plus en plus influencées par des facteurs
tels que le choix et le regroupement des produits, leur présentation,
le service fourni par le personnel, la publicité, l’image et la localisa-
1. Arrêt de la Cour de Justice des Communautés Européennes du 12 décembre
2002, Sieckmann (C-273/00, Rec. P. I-11737).
2. Arrêts de la Cour de Justice des Communautés Européennes du 6 mai 2003,
Libertel (C-104/01, Rec. P. I-3793) et du 24 juin 2004, Heidelberger Bauchemie
(C-49/02, non encore publié au recueil).
3. Arrêt de la Cour de Justice des Communautés Européennes du 27 novembre
2003, Shield Mark (C-283/01, non encore publié au recueil).
Protection relative aux marques de commerce
675
tion de l’enseigne et plus seulement par les paramètres de bases que
sont la disponibilité et le prix du produit considéré. Ces services,
fournis dans le cadre du commerce de détail, permettraient ainsi aux
détaillants de se distinguer de leurs concurrents et de fidéliser leur
propre clientèle.
Selon le Bundespatentgericht, l’objet de la protection conférée
par le droit des marques doit être déterminé de façon suffisamment
nette, et des termes généraux tels que « services et commerce de
détail » ne satisferaient pas à l’exigence du caractère déterminé des
droits d’exclusivité.
La nécessité d’une limitation, lors de l’enregistrement, du
contenu de la notion de « services rendus par un détaillant » s’imposerait, toujours selon le Bundespatentgericht, d’autant plus au vu
du risque de confusion visé aux articles 4)4, paragraphe 1, sous b),
relatif aux motifs supplémentaires de refus ou de nullité concernant
les conflits avec des droits antérieurs, et 55, paragraphe 1, sous b)
relatif aux droits conférés par la marque.
La juridiction de renvoi saisie de cette affaire, ayant relevé
l’absence de définition des termes « produits » et « services » dans
l’article 26 de la directive 89/104, a décidé de surseoir à statuer, et
formé un recours préjudiciel en interprétation auprès de la Cour de
Justice des Communautés Européennes en vertu de l’article 234 du
traité CE.
4. Article 4, paragraphe 1, sous b) de la directive 89/104/CEE relatif aux motifs supplémentaires de refus ou de nullité concernant les conflits avec des droits antérieurs : « Une marque est refusée à l’enregistrement ou est susceptible d’être
déclarée nulle si elle est enregistrée : lorsqu’en raison de son identité ou de sa
similitude avec la marque antérieure et en raison de l’identité ou de la similitude
des produits ou des services que les deux marques désignent, il existe, dans
l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association
avec la marque antérieure. ».
5. Article 5, paragraphe 1, sous b), de la directive 89/104/CEE relatif aux droits
conférés par la marque : « La marque enregistrée confère à son titulaire un droit
exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son
consentement, de faire usage, dans la vie des affaires : d’un signe pour lequel, en
raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité
ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le
signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le
risque d’association entre le signe et la marque ».
6. Article 2 de la directive 89/104/CEE relatifs aux signes susceptibles de constituer une marque : « Peuvent constituer des marques tous les signes susceptibles
d’une représentation graphique, notamment les mots, y compris les noms de personnes, les dessins, les lettres, les chiffres, la forme du produit ou de son conditionnement, à condition que de tels signes soient propres à distinguer les
produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises. ».
676
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3. Questions préjudicielles posées à la Cour de Justice des
Communautés Européennes (C.J.C.E.)
Comme dans tous les domaines issus de politiques communautaires dites « intégrées », le droit des marques est régi par une norme
supranationale, la directive 89/104 en l’espèce. À ce titre, le Bundespatentgericht a demandé à la cour si la notion de « service » au sens
de cette directive, notamment à son article 2, comprend les services
fournis dans le cadre du commerce de détail de produits et, dans
l’affirmative, si l’enregistrement d’une marque de service pour de telles prestations est subordonnée à certaines précisions.
Comme le traité CE le leur permet, certains États Membres
ainsi que la Commission Européenne se sont joints à l’instance
devant la C.J.C.E. pour lui soumettre leurs observations.
Si le gouvernement français semble admettre sans réserves qu’une prestation spécifique, accompagnant la vente au détail,
puisse être reconnue autonome par rapport à la vente et jouir ainsi
de la protection d’une marque, le gouvernement britannique et la
Commission Européenne ont, quant à eux, émis des conditions plus
rigoureuses.
Le gouvernement britannique fait ainsi valoir qu’une marque
peut être valablement enregistrée pour un service si les consommateurs se voient offrir, sous cette marque, un service clairement identifiable allant au-delà de la simple distribution de marchandises. Il
est notamment fait référence au regroupement pour le compte de
tiers de produits divers permettant au consommateur de les voir et
de les acheter commodément, à condition toutefois que le domaine
d’activités soit spécifiquement énoncé, dans le but de garantir la certitude de l’objet de la protection.
La Commission Européenne souhaite également voir la cour
accepter l’extension de la protection du droit des marques au service
ici en cause, mais pour des raisons différentes, moins politiques et
plus juridiques. Cette dernière se fonde sur l’article 50 CE7 et estime
7. Article 50 du traité CE instituant la Communauté Européenne, relatif à la définition de la notion de service : « Au sens du présent traité, sont considérées
comme services les prestations fournies normalement contre rémunération,
dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre
circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. Les services comprennent notamment : a) des activités de caractère industriel ; b) des activités de
caractère commercial ; c) des activités artisanales ; d) les activités des professions libérales. ».
Protection relative aux marques de commerce
677
que la protection d’une marque de service pourrait s’appliquer à toutes les activités qui ne sont pas de pures activités de vente, englobant
la disposition de produits, l’emplacement, la facilité générale proposée, l’attitude et l’engagement du personnel de même que l’attention portée aux clients.
Seul le gouvernement autrichien choisit de ne pas soutenir
cette impulsion en indiquant que le noyau central du commerce de
détail, à savoir la vente de produits, ne constitue pas, selon lui, un
service susceptible de faire l’objet, en tant que tel, de la protection du
droit des marques.
4. L’interprétation proposée par la Cour8
Ø Concernant la première question préjudicielle
Guidée par une volonté d’uniformisation du droit des États
Membres, la cour relève qu’il s’agit d’une question de fond, et que le
rapprochement des législations suppose que l’acquisition du droit
sur la marque enregistrée soit subordonnée, pour tous, aux mêmes
conditions9.
La cour relève que les services fournis par les entreprises de
commerce de détail sont déjà en tant que tels aptes à être enregistrés
comme marque communautaire par l’Office de l’Harmonisation dans
le Marché Intérieur (O.H.M.I.) en vertu du règlement No 40/9410.
De plus, une majorité des États Membres et institutions parties
à l’instance ont plaidé en faveur d’une appréciation extensive de la
notion de « service » au sens de la directive.
8.
Arrêt C-418-02 rendu le 2005-07-07 et disponible sur le site CURIA de la Cour
de justice des Communautés Européennes à l’adresse URL <http://
curia.eu.int/jurisp/cgi-bin/form.pl?lang=FR&Submit=Rechercher$docrequire=alldocs&numaff=C-418/02&datefs=&datefe=&nomusuel=&domaine=
&mots=&resmax=100>. Voir également le communiqué de presse à l’adresse
URL <http://www.curia.eu.int/fr/actu/communiques/cp05/aff/cp050063fr.pdf>.
9. La cour fait ici expressément référence au septième considérant de la directive
89/104/CEE aux termes de laquelle il est énoncé que « la réalisation des objectifs poursuivis par le rapprochement suppose que l’acquisition et la conservation du droit sur la marque enregistrée soient en principe subordonnées, dans
tous les États membres, aux mêmes conditions ».
10. Règlement (CE) No 40/94 du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire (JO 1994, L 11, p. 1).
678
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La cour conclut donc logiquement qu’aucune raison impérative
tirée de la directive ou des principes généraux du droit communautaire ne s’oppose à ce que ces prestations relèvent de la notion de
« service » au sens de la directive 89/104.
Ø Concernant la seconde question préjudicielle
Suite à cette première réponse de la cour, se pose maintenant la
question subsidiaire de savoir si, dans le cas particulier du commerce
de détail, la notion de « services » au sens de la directive doit faire
l’objet de précisions.
Il a en effet été soutenu devant la cour que des précisions quant
à la désignation concrète des services en question seraient nécessaires pour assurer la fonction première de la marque, à savoir la
garantie de l’identité d’origine des produits ou des services désignés
par la marque. De cette manière, tout risque de confusion serait
écarté.
Néanmoins, la cour atténue son propos et souligne que ce risque
doit être apprécié de façon globale en tenant compte de tous les facteurs pertinents à l’espèce11.
La cour estime donc le risque faible et juge qu’il n’est pas nécessaire de désigner concrètement le ou les services en cause. Pour identifier les services en question, des formules générales telles que
« regroupement de produits divers permettant au consommateur de
les voir et de les acheter commodément » suffisent.
Pour faciliter l’application des dispositions concernant des cas
de conflit avec une marque déposée antérieurement et la détermination du droit exclusif conféré au titulaire, il doit être exigé du
demandeur qu’il précise le produit ou les types de produits concernés
par ces services. Les précisions apportées par Praktiker lors de sa
demande d’enregistrement12 sont ainsi jugées tout à fait aptes à
identifier le service en cause.
11. Voir Arrêts du 11 novembre 1997, SABEL, C-251/95, Rec. P. I-6191, point 22, et
du 29 septembre 1998, Canon, C-39/97, Rec. P. I-5507, point 16.
12. La demande déposée par la société Praktiker était rédigée de la manière suivante : « commerce de détail d’articles de construction, de bricolage et de jardinage et d’autres biens de consommation pour le secteur du do-it-your-self ».
Protection relative aux marques de commerce
679
5. Commentaire
Incident de procédure fréquent et utile au développement d’un
droit communautaire uniforme, la question préjudicielle13 est et
demeure un outil privilégié par lequel la cour donne aux juridictions
étatiques l’interprétation à suivre pour tous.
Les modalités pratiques d’application d’un arrêt de la Cour de
Justice des Communautés Européennes sont régies par le principe
fondamental de l’autonomie procédurale des États Membres.
À ce titre, il reviendra aux juridictions nationales d’apprécier le
degré de précision des demandes d’enregistrement de marque de service.
Cet arrêt illustre enfin à merveille l’étroite alchimie qui existe
entre le droit et toute société démocratique ; cette dernière évolue, et
le droit s’adapte.
Il semble désormais communément admis que le consommateur est devenu un être pensant, qui ne limite plus son choix au prix
et à la disponibilité du produit ou service désiré. Le monde de
l’entreprise s’est ainsi adapté à ce nouveau mode de pensée « en trois
dimensions », et propose des prestations à plus ou moins forte valeur
ajoutée, telles que des présentations, assortiments et autres services
fournis par le personnel.
Le droit communautaire de la concurrence a lui aussi suivi la
tendance, suivant en cela la jurisprudence française, dans le cadre
d’une série d’arrêts14 mettant en cause la société de distribution de
livres par correspondance France-Loisirs.
La cour, statuant en appel d’une décision du Conseil de la Concurrence qui opérait une distinction entre les marchés de la vente de
livres par correspondance du marché de la vente de livres en général,
juge que les caractéristiques de l’offre sont de nature à influencer la
substituabilité de l’offre, et donc le comportement du consommateur,
et que les stratégies de commercialisation mises en place par les
offreurs, comme la différenciation des produits ou celle des modes
13. La Cour de Justice des Communautés Européennes tire sa compétence exclusive en matière de question préjudicielle en interprétation de l’article 234 du
traité CE.
14. Arrêt de la Cour d’appel de Paris du 11 mars 1993, France Loisirs.
680
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de distribution, ont un impact direct sur la substituabilité de la
demande et peuvent fonder une distinction des marchés.
En clair, le mode de distribution d’un produit affecte très clairement les paramètres de délimitation du marché pertinent.
L’attendu principal est sans ambiguïté et atteste du souci constant du droit de coller au plus près des réalités économiques qu’il a
pour mission de réguler sinon d’encadrer :
le produit lui-même, qui est en réalité un produit complexe et
ne peut être réduit au livre, ses conditions d’utilisation et les
méthodes employées pour sa distribution présentent des caractéristiques particulières qui font que, aux yeux des adhérents
qui recherchent la satisfaction d’un besoin spécifique, les livres
qui leur sont proposés par un club, fortement individualisés, ne
sont pas ou sont peu substituables aux livres distribués par
d’autres canaux.
C’est bien là le propre d’une société démocratique, le droit
encadre l’évolution des mœurs et jamais ne la dicte.
Capsule
De la preuve d’emploi en matière
de violation d’une marque
de commerce déposée
Vivianne de Kinder*
1. Introduction
L’exécution non autorisée de l’un quelconque des actes décrits
au paragraphe 20(1) de la Loi sur les marques de commerce1 constitue une violation d’une marque de commerce déposée :
Violation
20.(1) Le droit du propriétaire d’une marque de commerce
déposée à l’emploi exclusif de cette dernière est réputé violé par
une personne non admise à l’employer selon la présente loi et
qui vend, distribue ou annonce des marchandises ou services en
liaison avec une marque de commerce ou nom commercial
créant de la confusion. [...]
Il résulterait de la vente, de la distribution ou de l’annonce des
marchandises ou services du contrefacteur, l’emploi de la marque
déposée au sens de l’article 2 de la Loi :
« marque de commerce »
marque employée par une personne pour distinguer, ou de
façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, don© Vivianne de Kinder, 2005.
* Avocate.
1. Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), c. T-13 (ci-après : « la Loi »).
681
682
Les Cahiers de propriété intellectuelle
nées à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle
des marchandises, fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés par d’autres.
Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec
des marchandises si l’emploi satisfait chacune des conditions énoncées au paragraphe 4(1) de la Loi :
Art. 4.(1) – Dans le cas de marchandises, la marque de commerce est réputée employée si
– elle est apposée sur les marchandises mêmes ou les colis dans
lesquels ces marchandises sont distribuées, lors du transfert
de la propriété ou de la possession de celles-ci, dans la pratique normale du commerce ; ou
– si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à tel
point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la
propriété ou la possession est transférée.
La preuve d’un tel emploi suffit-elle pour conclure à la violation ? Doit-on considérer également l’intention du contrefacteur ? Le
fait que celui-ci ait eu l’intention d’utiliser la marque à des fins purement décoratives peut-il en soi faire rejeter l’action ?
Cette question a été examinée par la Cour d’appel fédérale dans
une décision rendue le 30 juin 2004, dans l’affaire Tommy Hilfiger
Licensing, Inc. et Tommy Hilfiger Canada Inc. c. International Clothiers Inc.2.
2. Les faits
Les appelantes ont distribué et vendu, pendant dix années
consécutives à partir de janvier 1990, à des magasins à grands
rayons et autres détaillants, des chemises et ensembles de short pour
garçons en liaison avec des dessins d’écussons, lesquels étaient des
marques déposées. Tommy Hilfiger Licensing Inc. (THLI) était possesseur de tous les droits sur ces marques.
La moitié des articles vendus par Tommy Hilfiger Canada Inc.
(THC) au cours des années 1990 à 1993 portait les marques dépo2. [2004] CAF 252, <http://decisions.fca-caf.gc.ca/caf/2004/2004caf252.shtml>.
Violation d’une marque de commerce déposée
683
sées. Ce nombre devait diminuer à 35 % pour la période 1994-1995 et
à 20 % pour la période 1997-2000.
L’intimée vend au détail dans plusieurs magasins qu’elle exploite entre autres sous le nom de International Clothiers, des vêtements achetés à des fabricants. Elle est également titulaire de la
marque de commerce GARAGE U.S.A.
En 1994, elle achète des chemises fabriquées au Pakistan pour
Wal-Mart et portant un des dessins d’écusson de THLI. Ces marchandises portent l’étiquette ASH CREEK, propriété de Wal-Mart.
L’intimée les vend entre février et septembre 1995, après avoir remplacé l’étiquette ASH CREEK par celle portant la marque GARAGE
U.S.A.
En avril et juin 1995, elle reçoit deux mises en demeure adressées par THLI.
Les appelantes intentent en 1998 une poursuite à l’encontre de
l’intimée pour violation de leurs droits sur l’une des marques déposées de THLI.
Pendant ce temps, l’intimée achète d’un distributeur en Californie des ensembles de shorts pour garçons portant un dessin
d’écusson similaire à celui de l’autre des marques déposées des appelantes.
3. Décision de la Cour fédérale, section de première
instance
Dans sa décision rendue le 19 septembre 20033, le juge MacKay
de la Cour fédérale a rejeté la demande des appelantes pour contrefaçon de leurs marques déposées au motif que l’intimée n’avait pas
employé les dessins d’écusson au sens des articles 2 et 4 de la Loi. En
effet, selon la Cour, l’intimée n’avait utilisé les écussons qu’à des fins
décoratives et non pour distinguer les marchandises vendues par
elle de celles des autres commerces. De plus, elle n’avait en aucune
manière contribué à la création ou confection des marchandises
visées.
3. [2003] CF 1087, <http://decisions.fct-cf.gc.ca/cf/2003/2003cf1087.shtml>.
684
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Il convient de noter que le juge de première instance a accueilli
les allégations des appelantes de commercialisation trompeuse, en
vertu de l’alinéa 7 b) de la Loi :
7. Nul ne peut :
b) appeler à l’attention du public sur ses marchandises, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à
y appeler ainsi l’attention, entre ses marchandises, ses services
ou son entreprise et ceux d’un autre ;
Sur cette question de commercialisation trompeuse, la cour a
conclu que par l’emploi de marques similaires à celles des appelantes, l’intimée avait fait passer ses marchandises pour celles des appelantes.
4. Arrêt de la Cour d’appel fédérale – questions en litige
Dans sa décision, la Cour d’appel fédérale devait décider de la
question suivante : est-il suffisant, pour réussir dans une action en
violation d’une marque de commerce déposée, de démontrer l’existence d’un emploi par le contrefacteur de cette marque au sens de
l’article 2 de la Loi ? Ou doit-on considérer également l’intention du
contrefacteur ?
Pour la Cour d’appel fédérale, il ne faisait aucun doute que les
marques des appelantes avaient acquis un caractère distinctif grâce
à un emploi continu et prolongé de celles-ci. Dans ce contexte, ces
marques avaient servi à indiquer aux consommateurs que les marchandises auxquelles elles étaient liées provenaient des appelantes.
Puis, faisant état de la décision du juge de première instance
d’accueillir les allégations des appelantes en commercialisation
trompeuse, la Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel de celles-ci au
motif qu’il s’inférait des actes de l’intimée un emploi des dessins
d’écusson au sens de l’article 2 de la Loi. Que l’intimée ait eu
l’intention d’utiliser les dessins à des fins purement décoratives
n’importait plus puisque ses actes avaient eu pour effet d’indiquer la
provenance de ses marchandises. On peut ainsi lire audit arrêt :
44 En conséquence, le constat de confusion du juge de première
instance signifie que le dessin d’écusson de l’intimée serait
Violation d’une marque de commerce déposée
685
considéré par le public comme une indication que les vêtements
associés au dessin sont ceux des appelantes. Ce constat est si
patent que le juge de première instance a facilement conclu que
l’intimée contrevenait à l’article 7b) de la Loi, en ce qu’elle a fait
passer ses marchandises pour celles des appelantes en appelant l’attention du public par l’emploi du dessin de manière à
vraisemblablement causer de la confusion au Canada entre ses
marchandises et celles des appelantes. Aussi, en l’espèce, la
question de savoir si l’intimée avait l’intention d’employer sa
marque pour indiquer la provenance des marchandises n’est
pas pertinente puisque, dans les fait, le dessin a eu cet effet.
Capsule
Dell Computer c.Union des
consommateurs
Histoire d’un « Oops » !
Vincent Gautrais*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 689
2. Arbitrage d’un litige de cyberconsommation . . . . . . . . 691
2.1 Forum compétent et cyberconsommation . . . . . . . 691
2.2 Arbitrabilité en matière de cyberconsommation. . . . 692
3. Consentement du contrat de cyberconsommation. . . . . . 697
3.1 Consentement en général d’un contrat en ligne . . . . 698
3.2 Consentement particulier par le biais
d’un hyperlien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 701
4. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 702
© Vincent Gautrais, 2005.
* Professeur, avocat, Faculté de droit de l’Université de Montréal. Titulaire de la
Chaire de l’Université de Montréal en droit de la sécurité et des affaires électroniques.
687
1. Introduction
L’arrêt Dell Computer c. Union des consommateurs1 constitue
assurément la première affaire de cyberconsommation traitée par la
Cour d’appel du Québec. Une affaire pour une presque peccadille
dont les procédures judiciaires à rallonge peuvent sembler disproportionnées par rapport aux dommages2. Car si l’on se base sur les
procédures disponibles en ligne, il y en aurait plusieurs : une requête
le 17 septembre 20033, le jugement de première instance du 16 janvier 20044 et maintenant le présent arrêt de la Cour d’appel du Québec du 30 mai 2005. Plusieurs procédures donc et ce, seulement pour
déterminer le forum compétent, la question de fond, plus de deux ans
après les faits, n’ayant pas encore été évoquée.
Les faits, justement, parlons-en ! Le 04 avril 2003, la multinationale Dell Computer expose sur son site Internet deux organiseurs
de poche à des prix correspondant environ au cinquième de ce qui est
habituellement demandé pour de tels produits (respectivement 89 $
et 118 $ au lieu de 379 $ et 549 $). L’erreur faite le 04 avril est constatée le 05 avril par Dell qui corrige le jour même la page d’accueil.
En revanche, le lien profond de la page des produits sera encore disponible avec le prix erroné jusqu’au 07 avril. C’est ce même jour,
quelques heures avant que la correction soit totalement effectuée,
que le cyberconsommateur désigné « achète » l’un des items en cause.
Toujours est-il que cette erreur qui peut paraître bénigne a donné
lieu à un nombre conséquent de commandes qui sont à la source du
litige5.
1. 2005 QCCA 570 (IIJCan), disponible à <http://www.canlii.org/qc /jug/ qcca/
2005/2005qcca570.html>. L’arrêt du 2005-05-30 de la Cour d’appel du Québec
(coram les juges Mailhot, Morissette et Lemelin) infirme le jugement du 200401-16 de la Cour supérieure du Québec (la juge Hélène Langlois) 2004 IIJCan
32168.
2. Même s’il s’agit d’une demande de recours collectif et que les indemnités se multiplient donc au nombre de personnes en cause.
3. <http://www.canlii.org/qc/cas/qccs/2003/2003qccs17401.html>.
4. <http://www.canlii.org/qc/jug/qccs/2004/2004qccs10147.html>.
5. Soulignons que, durant les moins de 3 jours durant lesquels le prix fut erroné,
selon le jugement de la Cour supérieure, précité, note 4, (paragraphe 56), 350
commandes auraient été placées. Dans cette même décision (paragraphe 67), on
689
690
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Nous ne traiterons pas ici de la question de fond, même si nous
avons quelques réticences sur le fait que cette première cause traite
d’une situation très particulière qui ne nous apparaît pas redoutablement attentatoire aux intérêts des cyberacheteurs6. D’ailleurs,
des précédents similaires à travers le monde donnaient plutôt raison
aux sites Internet7. En pareille situation, les marchands ont d’ailleurs parfois décidé de satisfaire les commandes au prix erroné8. Une
première judiciaire touchant donc un point précis et assez rare alors
que, et c’est la source de notre étonnement, des clauses empreintes
d’illégalité et d’abus flagrants sont légion dans les contrats disponibles en ligne9 sans pour autant défrayer la chronique10.
Mais pour revenir sur l’arrêt qui nous intéresse, deux questions
centrales ont été traitées par les juges. La première est de savoir si le
litige en cause peut être entendu par un arbitre, tant sur la base du
contrat conclu que sur l’arbitrabilité de la question. La seconde
évalue les conséquences juridiques des hyperliens (ou liens hypertextes) faisant référence tant au contrat de cyberconsommation
qu’au code de procédure inclus dans la clause compromissoire. Nous
les traiterons successivement ; tout simplement.
peut lire que la demande exige, outre le fait que le contrat soit honoré, les sommes de 100 $ de dommages et intérêts et 1 000 $ de dommages exemplaires
pour chaque membre du groupe au recours collectif, plus intérêts au cours
légal.
6. Pour un traitement spécifique de cette question, voir Vincent Gautrais, « Les
contrats de cyberconsommation sont presque tous illégaux ! », (2004) 106 R. du
N. 617-650, 637-639. Pour un traitement de cette question en common law, voir
Benjamin GROEBNER, « Oops ! The Legal Consequences of and Solutions to
Online Pricing Errors », (2004) Shidler Journal for Law, Commerce & Technology 1-2 disponible à <http://www.lctjournal.washington.edu/Vol1/a002groebner.html>.
7. Par exemple, en France, Mr Thierry P. c. Sté Net Business Planete Discount,
Tribunal d’instance de Strasbourg du 24 juillet 2002, disponible à <http://
www.juritel.com/Ldj_html-993.html>. B. GROEBNER, loc. cit., note 6, 1, évoque aussi l’expérimenté Amazon qui aurait été confronté à 6 000 ventes d’un
téléviseur à 99 dollars américains.
8. Plusieurs cybervendeurs ont en effet décidé de donner raison, volontairement,
aux acheteurs mécontents. Pour plus d’information, voir <http:// www.edu.com/ online-price-mistakes.htm>.
9. À cet égard, voir aussi le site www.cyberconsommation.ca qui répertorie les
nombreux manquements dont les contrats de cyberconsommation font très fréquemment preuve.
10. Alors que la jurisprudence est quasiment inexistante au Québec pour dénoncer
le caractère abusif de certaines clauses de cyberconsommation, plusieurs affaires retentissantes en France ont vu des juges annuler des contrats électroniques presque intégralement. Voir notamment sur le site <www.cyber consom
mation.ca>, les développements sur les clauses abusives en France à <http://
www2.droit.umontreal.ca/cours/ecommerce/carte/clausesabusivesfr.htm>.
Dell Computer c. Union des consommateurs
691
2. Arbitrage d’un litige de cyberconsommation
Les juges successifs sont donc conviés à se prononcer sur la
question de savoir si un différend de consommation peut être
entendu par un arbitre en lieu et place du juge national habituel. Un
éclaircissement important s’imposait, d’autant que la jurisprudence
n’avait jamais véritablement traité de la question. Aussi, nous évoquerons la position de la Cour d’appel sur les deux questionnements
importants liés à l’arbitrage, à savoir, d’une part, la compatibilité de
la clause compromissoire avec l’article 3149 C.c.Q. et, d’autre part,
l’arbitrabilité d’un différend lié à la consommation.
2.1 Forum compétent et cyberconsommation
Sur la première question, la Cour d’appel a pris une position
radicalement opposée à celle de la juge Langlois de la Cour supérieure. En effet, cette dernière avait clairement exprimé que les
juges québécois étaient les seules personnes habilitées à entendre
une cause touchant un consommateur de la province11, et ce, principalement sur la base de l’article 3149 C.c.Q. qui sans équivoque fait
référence aux « autorités québécoises »12. Or, l’analyse de la question
par la juge Lemelin est davantage sur le lieu (Québec) que sur la personne (autorité québécoise). Sur la personne, il est simplement mentionné que
[l]a décision arbitrale pourrait, à mon avis, être homologuée ou
annulée selon la procédure et les conditions énoncées aux articles 946 et 947 C.p.c.13
Ce passage de la décision nous paraît être le seul y faisant référence. Sur le lieu, il est en revanche à noter que la juge se fonde principalement sur le Code de procédure arbitrale de la NAF (National
11. Précité, note 4, paragraphes 34 à 37.
12. 3149 C.c.Q. : « Les autorités québécoises sont, en outre, compétentes pour
connaître d’une action fondée sur un contrat de consommation ou sur un contrat de travail si le consommateur ou le travailleur a son domicile ou sa résidence au Québec ; la renonciation du consommateur ou du travailleur à cette
compétence ne peut lui être opposée. » La jurisprudence québécoise, notamment celle de la Cour d’appel, ne semble pas distinguer dans l’interprétation de
l’expression « autorités québécoises » le juge étatique ou l’arbitre. Voir notamment Dominion Bridge Corporation c. Steinar Knai, [1998] R.J.Q. 321 (C.A.),
paragraphe 24 : « Il résulte que l’art. 3149 trouve application que la renonciation du travailleur soit en faveur d’un tribunal judiciaire étranger ou en faveur
d’un tribunal d’arbitrage étranger. ».
13. Précitée, note 1, paragraphe 27.
692
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Arbitration Forum) qui, à son article 32 A14, est pour le moins ouvert
à ce que l’arbitrage s’opère au lieu où réside le consommateur,
c’est-à-dire au Québec. En effet, il est possible d’y lire :
[...] and for all Consumer cases, at a reasonably convenient location within the United States federal judicial district or other
national judicial district where the Respondent to the initial
claim resides or does business. A Respondent entity does business where it has minimum contacts with a Consumer. [Les italiques sont nôtres.]
Il nous apparaît donc normal que l’arrêt de la Cour d’appel
fasse une distinction avec la décision de la même Cour dans Dominion Bridge Corporation c. Steinar Knai15, où l’arbitrage était dans
ce cas-ci à New York, obligeant l’employé à se déplacer. Assurément,
le lieu où se déroulent les procédures, qu’elles soient arbitrales ou
judiciaires, constitue un élément déterminant pour assurer une protection adéquate au consommateur16.
2.2 Arbitrabilité en matière de cyberconsommation
Sur la seconde question, à savoir l’arbitrabilité des différends
de cyberconsommation, la réponse apportée par la Cour d’appel
paraît peut-être encore plus limpide, plus tranchée aussi. En effet,
en se fondant sur l’arrêt récent de la Cour suprême, dans Desputeaux
c. Les Éditions Chouette17, il est apparu clairement que le droit de la
consommation pouvait être sujet à arbitrage. Comme pour le droit
d’auteur, ni les références au concept d’ordre public des articles 2639
C.c.Q. et 262 de la Loi sur la protection du consommateur18, ni la référence au terme non défini dans la Loi sur la protection du consomma14. Également disponible à <http://www.arb-forum.com/programs/code_new/ 2005
_code.pdf>.
15. Bridge Corporation c. Steinar Knai, précité, note 12.
16. Philippe KAHN, Note sous Société Verkoopconsortium Engels c. Consorts Coutenier, T.G.I. Dunkerque, 19 février 1988, [1988] J.D.I. 713, 718, cité par
Gérald GOLDSTEIN, « La protection du consommateur : nouvelles perspectives de droit international privé dans le Code civil du Québec », dans Développements récents en droit de la consommation (1994), Service de la formation
permanente du Barreau du Québec, (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1994),
note 167.
17. 2003 CSC 17 (IIJCan), disponible à <http://www.canlii.org /ca/jug /csc/ 2003/
2003csc17.html>.
18. Article 2639 C.c.Q. : « Ne peut être soumis à l’arbitrage, le différend portant sur
l’état et la capacité des personnes, sur les matières familiales ou sur les autres
questions qui intéressent l’ordre public. Toutefois, il ne peut être fait obstacle à
la convention d’arbitrage au motif que les règles applicables pour trancher le
Dell Computer c. Union des consommateurs
693
teur de « Tribunal » à l’alinéa 271(3)19, n’ont constitué des arguments
recevables pour empêcher l’arbitrage.
Quant à une telle décision, qui ne s’imposait pas, au regard du
jugement de première instance et de la tendance protectrice du droit
québécois envers le consommateur, il est possible de dire qu’il n’y a
pas forcément péril en la demeure. L’arbitrage est souvent considéré
comme une solution plutôt salvatrice pour la partie faible, la souplesse inhérente à la procédure arbitrale étant généralement un
atout pour des personnes qui ne sont pas forcément encadrées par
des procureurs. De plus, étant donné la disproportion habituelle
entre le coût des procédures judiciaires et les enjeux des litiges de
consommation, le fait que la cyberconsommation soit souvent internationale, le règlement extrajudiciaire des différends conserve un
intérêt certain20.
Sur le plan du droit comparé, cette solution est suivie sans difficulté dans plusieurs pays, comme les États-Unis, traditionnellement
ouverts à ce type de justice « privée ». Elle l’est sans doute de façon
moins systématique dans certains pays d’Europe ; néanmoins, en
France par exemple, où la question n’est pas toujours très claire eu
égard à la très grande protection qui est assurée au consommateur, il
semble y avoir une distinction assez nette selon que le litige est
interne (et auquel cas, l’arbitrage est considéré comme étant suspicieux) ou international (où la recevabilité de l’arbitrage a été formellement consacrée par la Cour de cassation)21.
différend présentent un caractère d’ordre public. ». Article 262 de la Loi sur la
protection du consommateur, L.R.Q., chapitre P-40.1, disponible à <http://
www.canlii.org/qc/legis/loi/p-40.1/20050616/tout.html> : « À moins qu’il n’en
soit prévu autrement dans la présente loi, le consommateur ne peut renoncer à
un droit que lui confère la présente loi. ».
19. « Le tribunal accueille la demande du consommateur sauf si le commerçant
démontre que le consommateur n’a subi aucun préjudice du fait qu’une des
règles ou des exigences susmentionnées n’a pas été respectée. » [Les italiques
sont nôtres.].
20. Vincent Gautrais, Karim Benyekhlef, Pierre Trudel, « Les limites apprivoisées
de l’arbitrage électronique : l’analyse de ces questions à travers l’exemple du
Cybertribunal », (1999) 33-3 Thémis 537, aux pages 558 à 560, disponible à
<http://www.themis.umontreal.ca/pdf/rjtvol33num3/gautrais.pdf>.
21. Voir sur le site <www.cyberconsommation.ca>, et notamment la page suivante
en cliquant sur « Y a-t-il une clause d’arbitrage ? » disponible à <http://
www2.droit.umontreal.ca/cours/ecommerce/carte/arbitragefr.htm>. Les deux
arrêts de la Cour de cassation qui reconnaissent l’arbitrabilité de différends en
matière de consommation sont les suivants : Cour de cassation, chambre civile
1, du 30 mars 2004, no 02-12259 ; Cour de cassation, chambre civile 1, du 28
janvier 2003, no 00-22680.
694
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Où le bât aurait pu blesser davantage c’est sur un point tout
autre, à savoir la confidentialité de l’arbitrage. En effet, l’une des distinctions majeures entre procédure judiciaire et procédure arbitrale,
est que la première est généralement publique alors que la seconde
ne l’est habituellement pas. Or, ce levier dont le consommateur dispose ne devrait pas lui être trop facilement ôté ; la dénonciation d’un
comportement du marchand, surtout dans le cyberespace où la réputation se fait et se défait rapidement, doit pouvoir être utilisée par la
partie faible. Mais justement, dans le cadre de ce Code de procédure
de la NAF, l’article 4 sur la confidentialité est étonnamment permissif, les procédures et les sentences étant publiques22.
Pour finir sur la question d’arbitrage, il nous apparaît nécessaire d’évoquer deux silences, deux omissions qui sont, selon nous,
susceptibles d’avoir un effet important sur le suivi de cette affaire.
Le premier porte sur la compatibilité entre arbitrage et recours
collectif. En effet, le choix, dans un contrat, pour le premier est souvent motivé afin d’éviter le second. Or, la Cour d’appel ne dit que peu
de choses quant à la relation entre ces deux solutions procédurales,
se limitant à affirmer que « le recours collectif ne crée pas de nouveaux droits substantifs »23, que « le droit de recourir à l’arbitrage
n’est pas absolu »24 et que « [c]haque litige exige donc une analyse
distincte. »25. Nul doute que l’esquive de la Cour d’appel effectuée sur
cette question devra mériter dans le futur un traitement plus substantiel ; car un éclaircissement s’impose quant à savoir comment
concilier harmonieusement deux corpus de règles statutaires, de
surcroît tous deux en vogue, qui sont susceptibles d’empiètement
l’un par rapport à l’autre. Au cas par cas, les juges devront évaluer :
the competing policy objectives of both statutes in the circumstances of this case. [...]. She (the judge) considered the costsaving objectives of both arbitration and class proceedings, and
concluded that individual actions or arbitrations would likely
create an economic bar to the resolution of the individual
claims, while a class proceeding would allow the claimants eco22. Article 4 : « Arbitration proceedings are confidential as permitted by law,
unless all Parties agree otherwise. Arbitration Orders and Awards are not
confidential and may be disclosed by the Parties. The Arbitrator and Forum
may disclose case filings, case dispositions, and other case information filed
with the Forum as required by a Court Order. ».
23. Précité, note 1, paragraphe 56.
24. Ibid., paragraphe 58.
25. Ibid., paragraphe 59.
Dell Computer c. Union des consommateurs
695
nomic access to justice. This is a proper approach to a preliminary or prima facie analysis of whether a class proceeding is the
preferable procedure.26
Nul doute que la clause compromissoire doit être analysée au
regard de la menace qu’elle constitue en terme d’efficacité de la justice et d’accès au droit par rapport au recours collectif. Cette tendance de suspicion vient d’ailleurs d’être spécifiquement officialisée
depuis le 30 juillet 2005 par la Loi ontarienne sur la protection du
consommateur27, du moins en ce qui concerne les clauses compromissoires, et non les compromis.
Le second, et c’est déjà une transition avec la partie suivante,
est un questionnement qui est loin d’être théorique et qui consiste à
déterminer si la Cour d’appel, une fois qu’elle reconnaissait l’arbitrabilité de l’affaire, devait statuer sur l’existence du consentement. N’aurait-elle pas dû, tout simplement, laisser à l’arbitre le soin
de trancher ? Cette affirmation a un nom : le principe de compétence
– compétence qui est particulièrement respectée en droit international et dans certains droits nationaux28 ; principe qui sous-tend que
c’est à l’arbitre lui-même de décider si les conditions de forme et de
validité d’une clause compromissoire sont assurées. Cette prérogative de l’arbitre correspond en fait à l’évolution manifeste vers une
reconnaissance de plus en plus consacrée de l’arbitrage par la jurisprudence au Canada et au Québec29. Au regard de cette tendance, il y
aurait donc lieu d’interpréter l’article 940.1 du Code de procédure
civile qui prévoit :
Tant que la cause n’est pas inscrite, un tribunal, saisi d’un litige
sur une question au sujet de laquelle les parties ont conclu une
26. MacKinnon c. Instaloans Financial Solution Centres (Kelowna), 2004 BCCA
473, paragraphe 47, disponible à <http://www.canlii.org /bc/cas/bcca/ 2004
/2004bcca473.html>. Dans cette affaire, et bien que la Cour d’appel de Colombie-Britannique refuse, sur la base d’une technicité, de reconnaître la validité
d’une demande de recours collectif, il est clairement évoqué que l’arbitrage
peut être attentatoire aux intérêts de consommateurs qui ne pourraient trouver leur salut sans un tel recours collectif. Une analyse comparée particulièrement éclairante y est proposée.
27. L.R.O. 1990, c. C. 31, paragraphe 8(4), disponible à <http://www.e- laws.
gov.on.ca/DBLaws/Statutes/French/02c30_f.htm> : « Le paragraphe 7 (1) de la
Loi de 1991 sur l’arbitrage ne s’applique pas à l’instance visée au paragraphe
(1), sauf si le consommateur consent à soumettre le différend à l’arbitrage. ».
28. Philippe Fouchard, Emmanuel Gaillard, Berthold Goldman, Traité de l’arbitrage (Paris, Litec, 1996), paragraphe no 671, p. 420 et s.
29. Voir notamment Frédéric Bachand, « Pour l’abandon par les tribunaux québécois de la notion de clause compromissoire parfaite et des formalités s’y rapportant », (2004) 64 Revue du Barreau 121, aux pages 124 à 127.
696
Les Cahiers de propriété intellectuelle
convention d’arbitrage, renvoie les parties à l’arbitrage, à la
demande de l’une d’elles, à moins qu’il ne constate la nullité de
la convention.
Là encore, il s’agit d’analyser la finalité qui se cache derrière ce
principe et l’on évoque souvent son effet positif qui consiste à dire que
vu que l’arbitre va entendre l’affaire, autant qu’il le fasse dans son
intégralité30. Mais il existe aussi un effet négatif soulevé par la doctrine et qui correspond à la situation du présent litige, à savoir celle
où des juridictions étatiques ont été :
saisies par une partie du fond du litige en dépit de l’existence,
au moins prima facie, d’une convention d’arbitrage de statuer
sur les contestations relatives à l’existence ou à la validité de
celles-ci avant que les arbitres n’aient eu l’occasion de se prononcer sur ces questions.31
En l’espèce, il nous semble que la Cour d’appel était habilitée à
statuer sur la question de la validité de la clause compromissoire
pour les raisons suivantes : d’abord, et conformément à l’interprétation de cette même Cour, l’article 940.1 C.p.c. semble l’y autoriser32. Ensuite, nous sommes dans le domaine de la consommation
qui, quoique arbitrable, reste un domaine largement coloré par une
forte dose d’ordre public. Encore, l’affaire se situe de surcroît, comme
nous venons de le voir, en conflit avec les dispositions relatives au
recours collectif. Enfin, d’autres données factuelles peuvent aussi
être invoquées telles que arbitrage interne et non international, le
nombre des commandes passées (350), la petitesse des enjeux, etc. Et
ce, en dépit de l’interprétation large donnée à l’arbitrage33.
30. P. Fouchard, E. Gaillard, B. Goldman, op.cit., note 28, paragraphe no 671, p.
420.
31. Emmanuel Gaillard, « L’effet négatif de la compétence-compétence », dans Jacques Haldy, Jean-Marc Rapp et Phidias Ferrari (dir.), Études de procédure et
d’arbitrage en l’honneur de Jean-François Poudret (Lausanne, Faculté de droit
de l’Université de Lausanne, 1999), p. 360, à la page 390, cité par F. Bachand,
loc. cit., note 29, 125.
32. Ville de La Sarre c. Gabriel Aubé, [1992] R.D.J. 273, 276 (C.A.) ; Kingsway
Financial Services c. 118997 Canada, J.E. 2000-225 (C.A.). Néanmoins, il est
aussi possible de citer certains jugements qui semblent considérer de façon
plus explicite que c’est à l’arbitre de statuer sur sa propre compétence en cas de
doute sur l’existence ou la validité de la clause compromissoire. Voir par
exemple, Automobiles Duclos c. Ford du Canada, [2001] R.J.T. 173 (C.S.).
33. Guns N’Roses Missouri Storm c. Productions musicales Donald K. Donald,
[1994] R.J.Q. 1183, 1185 (C.A.) ; Condominiums Mont St-Sauveur c. Les Constructions Serge Sauvé, [1990] R.J.Q. 2783, 2875 (C.A.).
Dell Computer c. Union des consommateurs
697
3. Consentement du contrat de cyberconsommation
L’arbitrage étant validé sur le fond, habilité par la Cour d’appel
à écouter des questions liées à la cyberconsommation, il restait à évaluer les questions de forme concernant la validité de la clause compromissoire et notamment le consentement de l’acheteur en ligne.
Dans les faits, il est sans doute utile de décrire les modalités
précises selon lesquelles le consentement s’est matérialisé, et se
matérialise encore, sur le site Internet de Dell Canada34. Une fois
que l’acheteur a identifié le ou les biens ainsi que, comme tout contrat de vente, le prix et la quantité, et qu’il souhaite finaliser la transaction, il doit inscrire un identifiant et un mot de passe qui lui
permettent de suivre une succession de 3 étapes.
La première consiste à indiquer le lieu d’expédition, son
adresse ; mais plus important en ce qui concerne le présent litige,
l’acheteur doit cocher une case en guise d’acceptation à la phrase suivante : « J’ACCEPTE les conditions générales de vente Dell et la collecte, l’utilisation et la révélation de mes renseignements personnels
par Dell. ». Cette phrase est agrémentée de deux liens hypertextes
qui lient la page en question à deux documents distincts, respectivement le contrat qui nous intéresse et une politique de vie privée.
Ajoutons que si le contrat est accessible par le biais d’un premier lien
hypertexte, la clause 13C incriminée fait un autre lien vers le code de
procédure de la NAF et ce, en utilisant un second lien hypertexte. Il
s’agit donc bien d’un contrat avec deux liens successifs.
Une deuxième étape est ensuite initiée par une demande d’entrée d’un certain nombre de données relatives au paiement. De cette
page, il est toujours possible pour l’acheteur de cliquer sur un lien,
tout en bas, vers lesdites conditions de vente.
Enfin, une troisième étape vise à s’assurer que l’acheteur a bien
acheté ce qu’il voulait ; là encore, le premier hyperlien vers les clauses contractuelles est disponible.
Notons que cette façon de faire que nous croyons critiquable à
plusieurs égards n’est ni plus ni moins diligente que celle des concurrents de Dell.
34. L’opération a été effectuée en partant du site <www.dell.ca>.
698
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Si l’on décrypte les arguments développés par la Cour d’appel,
les questions de forme sont susceptibles d’être analysées au regard
de deux types de difficultés, l’une générale, relative au consentement
propre à tout contrat ; l’autre, plus spécifique, touche également au
consentement mais à travers l’utilisation des deux clauses externes
successives que constitue la référence aux procédures arbitrales de
la NAF. Nous traiterons successivement de ces deux points.
3.1 Consentement en général d’un contrat en ligne
Bien que cela ne soit pas un argument directement décisif dans
l’arrêt de la Cour d’appel, nous avons été marqué par un certain
nombre de développements relatifs à la qualité du consentement du
contrat en général. La juge Lemelin précise en effet au paragraphe
39 :
Il me semble utile de revenir sur certains faits pour bien comprendre la structure du site Internet de l’appelante. Dans un
premier temps, l’utilisateur accède à la clause de renvoi. Cette
clause est rédigée en plus petits caractères et elle se retrouve au
bas de la page. Le but avoué de cette méthode d’affichage est de
ne pas détourner l’attention de l’utilisateur de l’essentiel, soit
l’achat du produit. Au surplus, la consultation des Conditions
de vente de l’appelante n’est pas une étape impérative que doit
franchir le consommateur avant d’acheter en ligne le produit
annoncé.35
C’est donc avec un certain soulagement que nous avons pu constater la sensibilité apparente dans cet arrêt envers le peu de cas, et
pour le moins, le peu d’effort entrepris afin de s’assurer que l’acheteur ait pris connaissance des clauses contractuelles. Sans que ne
soient évoquées les carences propres au médium électronique qui le
distingue du support papier36, qui s’ajoutent à une volonté peu
35. Dell Computer c. Union des consommateurs, précitée, note 1. Par le biais de
notes de bas de pages, l’arrêt fait même mention de deux admissions de la part
d’un employé de Dell selon lequel, d’une part, « il faut cliquer au moins 3 fois
pour atteindre le bas de la page » et, d’autre part, note 16, « [l]e but avoué de
cette méthode d’affichage est de ne pas détourner l’attention de l’utilisateur de
l’essentiel, soit l’achat du produit. ».
36. Vincent GAUTRAIS, « La couleur du consentement électronique », (2003) 16-1
Les Cahiers de propriété intellectuelle 61 ; Vincent Gautrais, « The Color of
E-consent », (2003-2004) 1 University of Ottawa Law & Technology Journal
189 <http://www.uoltj.ca/articles/vol1.1-2/2003-2004.1.1-2.uoltj.Gautrais.189212.pdf> ; Vincent Gautrais et Ejan Mackaay, « Les contrats informatiques »,
dans Denys-Claude Lamontagne, Droit spécialisé des contrats, vol. 3 (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2001), p. 279 ; V. Gautrais, loc. cit., note 6.
Dell Computer c. Union des consommateurs
699
marquée de prendre en compte la connaissance du consommateur,
cet arrêt constituera néanmoins sans doute un incitatif à repenser
le processus contractuel électronique. En l’espèce, la majorité
des pathologies relatives à la forme des contrats en ligne sont présentes et ce, tant quant à la rédaction du contrat que concernant la
manifestation de la volonté de l’acheteur37.
Relativement au premier point, l’on peut considérer que le contrat en cause aurait pu être amélioré quant à sa lisibilité38, son
caractère dynamique39, sa longueur40, son usage immodéré d’hyperliens41, l’emplacement et la disponibilité du contrat42, la multiplicité
des clauses contractuelles43, les juridismes44, les titres changeants et
pas toujours explicites45, etc.
Quant à la manifestation de volonté, selon la Cour d’appel, le
fait que la consultation du contrat ne soit pas une étape nécessaire à
sa conclusion est assurément un élément à mettre au passif du
37. Pour une dichotomie de ces deux éléments, voir notamment V. Gautrais, « La
couleur du consentement électronique », loc. cit., note 36, aux pages 68 à 77.
38. V. Gautrais, loc. cit., note 6, 620. Voir par exemple les propos de la juge Lemelin
en ce qui a trait à la petitesse des caractères. Précité, note 1, paragraphe 39.
39. Ibid., 622. Dans les Conditions de vente de Dell, il est par exemple indiqué au
tout début du document que « [c]es modalités peuvent faire l’objet de modifications sans préavis écrit à tout moment, à l’entière appréciation de Dell. ».
40. Ibid., 623.
41. Ibid., 624. Il est fascinant de voir comment la lecture des documents juridiques
sur un site Internet est différente du papier. En effet, plusieurs liens sont disponibles rendant la lecture très différente de l’approche linéaire qui s’applique
généralement au papier (du début à la fin). Ces « invitations » à prendre
connaissance de plusieurs documents, outre les « Conditions de vente » qui
constitue la partie principale du contrat, sont autant de distractions qui risquent de perdre le lecteur.
42. Ibid., 625.
43. Ibid., 626. Dans le cas de Dell, l’on peut constater non moins de 16 documents
de nature juridique, outre les « Conditions de vente », qui sont associés à l’achat
d’un bien sur leur site. Ainsi, sont disponibles les documents suivants, avec
chaque fois un hyperlien : « La vie privée », « Retrait de la liste de publipostage /
Changement d’adresse », « Déclaration de Michael Dell », « Sécurité de la boutique », « Protection par cryptage », « Utilisation des témoins (cookies) », « Copyright », « Modalités d’utilisation du site », « Renseignements au sujet des prix et
des contrats de location », « Conditions de garantie et conventions de services »,
« Politique de retour Satisfaction totale de Dell », « Avis juridiques », « Évaluation du contenu », « Demande de l’information personnelle », « Rassemblement,
emploi et révélation de l’information personnelle ». Notons, et même si cela
touche davantage au fond qu’à la forme de ces clauses, que plusieurs d’entre
elles apparaissent soit inutiles (répétition de la loi), soit illégales.
44. Ibid., 627.
45. Ibid., 627. En l’occurrence, on évoque le terme de « Conditions de vente », plus
neutre, plutôt que « Contrat de vente », sans doute juridiquement plus juste.
700
Les Cahiers de propriété intellectuelle
cybermarchand46. C’est sans doute effectivement le cas et ce, même
si l’on n’est pas dans une situation comparable, et aussi contestable,
de celle du jugement rendu dans Aspender1.com c. Paysystems47. En
effet, si l’acheteur doit « cocher » obligatoirement un espace prévu à
cet effet pour manifester son accord, il n’est ni obligé, ni incité à se
rendre sur la page des « Conditions de vente ». Bien sûr, l’argument
communément présenté est de prétendre que bien peu de gens prennent le soin de lire les clauses contractuelles à l’endos de la plupart des contrats papier. Certes. Néanmoins, il semble, d’une part,
contestable de se baser sur des tolérances juridiques à certaines pratiques commerciales que l’on considère comme étant plus efficaces
économiquement. D’autre part, en utilisant les facultés de communication très efficientes des technologies de l’information, il est aisé,
sous réserve d’être créatif, de s’assurer d’une meilleure connaissance
des cyberconsommateurs. En l’espèce, il aurait été très facile d’intégrer les clauses dans le processus d’achat, sans doute en aménageant le contenu contractuel largement verbeux et rempli de clauses
inutiles48. Il aurait été facile en utilisant une nouvelle écriture, plus
visuelle, avec des images, des résumés, des plans, en personnalisant
le processus d’achat, de s’assurer que le lecteur, consommateur, ne
puisse ensuite se disculper en prétextant un « je ne savais pas ! » qui
constitue une épée de Damoclès sur le marchand. Fort de ces aménagements, de cette considération du consommateur, le cybermarchand pourra ainsi introduire plus de sécurité juridique en évitant
des situations comme celle du présent litige. De surcroît, il sera en
phase avec les préceptes largement diffusés en marketing selon lesquels il importe de mettre l’accent sur le client au sein de son processus d’affaires49.
Une réflexion s’impose donc dans l’ensemble du milieu des
affaires50 car, répétons-le, le mode de consentement de Dell que nous
46. Dell Computer c. Union des consommateurs, précitée, note 1, paragraphe 40.
47. 2005 IIJCan 6494 (QC C.Q.), disponible à <http://www.canlii.org /qc/jug /qccq/
2005/2005qccq52994.html>. Dans cette affaire, le site Internet en cause prétendait que les visiteurs étaient liés par le seul fait de naviguer sur ledit site (ce
que l’on appelle communément les « Browse-wrap »). Cette façon de faire est
presque unanimement considérée par la jurisprudence et la doctrine comme
étant incapable de proposer une manifestation de volonté valide.
48. Sur les contrats « au kilo », voir V. GAUTRAIS, loc. cit., note 6, 622.
49. L’on parle alors beaucoup de la personnalisation de la vente, souvent considérée comme l’une des innovations essentielles de l’économie numérique. Voir
notamment Jacques NANTEL, « Opportunités d’affaires et l’Internet : où en
sommes nous ? », (2002) disponible à <http://www.hec.ca/pages/jacques.nantel/publications/recherche/gestion02.htm>.
50. Dans le cadre d’une recherche financée par le CRSH, initiative de la nouvelle
économie (INÉ), le site www.cyberconsommation.ca offre des commentaires
Dell Computer c. Union des consommateurs
701
étudions en la circonstance est loin d’être plus mauvais que ceux des
autres entreprises ayant pignon sur « web ».
3.2 Consentement particulier par le biais d’un hyperlien
Mais ce n’est pas sur le consentement en général que la Cour
d’appel s’est fondée pour rendre la clause compromissoire inopposable au cyberconsommateur. C’est sur le niveau de consentement
renforcé de l’article 1435 C.c.Q. que l’action s’est jouée. En effet, cet
article prévoit :
La clause externe à laquelle renvoie le contrat lie les parties.
Toutefois, dans un contrat de consommation ou d’adhésion,
cette clause est nulle si, au moment de la formation du contrat,
elle n’a pas été expressément portée à la connaissance du
consommateur ou de la partie qui y adhère, à moins que l’autre
partie ne prouve que le consommateur ou l’adhérent en avait
par ailleurs connaissance.51 [Les italiques sont nôtres.]
Bien évidemment, cet article n’avait pas été prévu pour le
contexte électronique et cherchait à contrôler une pratique visant à
plus d’efficacité et moins de transparence. Pourtant, il est normal
que la disposition vienne à s’appliquer communément sur Internet
dans la mesure où la main tendue que constitue l’hyperlien est le
mode normal de communication de ce support. De page en page, la
lecture perd la linéarité du papier pour proposer un mode de lecture
nouveau fait d’allers et de retours selon un chemin qui n’est pas
unique. Le cyberlecteur butine, « zappe », avec les risques de distraction, d’éloignement et finalement de perte d’appropriation du
contenu informationnel que cela comporte52. D’un autre côté, rigoureusement contraire, l’hyperlien présente l’avantage de connecter le
lecteur au contenu du document attaché, ce que le papier ne peut
pour rédiger un contrat-type de cyberconsommation. Il est notamment proposé
d’intégrer les obligations légales dans le processus d’achat et ce, en utilisant
une forme de rédaction plus appropriée au médium électronique. Une réflexion
avec des acteurs économiques québécois a été initiée.
51. Les italiques sont nôtres.
52. Christian Vandendorpe, « De la textualité numérique : l’hypertexte et la « fin »
du livre », (1997) 17 Recherches sémiotiques / Semiotic Inquiry 271 : « En
somme, la souris produit un effet analogue à celui de la télécommande dans le
domaine de la télévision. Le simple fait de pouvoir changer de chaîne à partir
d’une légère impulsion du pouce encourage une consommation frénétique de
miettes d’émissions. De même, la navigation par souris tend à encourager des
déplacements chaotiques et extrêmement rapides, au cours desquels le lecteur
n’a pas toujours le temps d’assimiler l’information qui lui est présentée. ».
702
Les Cahiers de propriété intellectuelle
faire. Internet est donc un outil qui peut être très efficace conformément à ce que nous venons de prétendre53. Il exige aussi un certain
apprentissage qui ne s’impose pas forcément, surtout lorsque l’usager est moins expérimenté54.
Une chose est sûre, l’hyperlien utilisé dans un contrat est susceptible de complexifier grandement la lecture du « cyberadhérent »
et le caractère externe des documents contractuels n’est sans doute
pas diminué ; il serait donc prudent pour un responsable de site
Internet de faciliter au mieux un accès facile aux documents. Cette
facilité pourrait donc se matérialiser très concrètement, et très facilement, par le fait d’obliger le consommateur de lire le contrat (ou du
moins d’accéder au contrat), de le rédiger de façon aérée, de cocher
certaines clauses importantes ; une nouvelle fois, la limite est la
seule imagination du responsable du site commercial.
En l’espèce, le double renvoi par hyperliens (au contrat d’abord
et au code de procédure de la NAF ensuite), corroboré par les dires
d’un employé de Dell ainsi que par les carences communicationnelles
du site telles que précédemment évoquées55 ne militent pas, selon
nous, pour que les conditions de transparence de l’article 1435 C.c.Q.
soient assurées.
4. Conclusion
Deux questions ont donc été traitées par la Cour d’appel relativement à la protection du consommateur, à savoir l’arbitrage et
le consentement électronique. Deux questions importantes
dont l’affaire Dell Computer c. Union des consommateurs56 présente
l’avantage de soulever la difficulté aux juristes.
Concernant le second point, la nouveauté du support associée à
l’ancienneté de certaines lois, comme la Loi sur la protection du
consommateur57 dont on ne cesse de retarder la modernisation, constitue un terreau fertile pour une multiplication des recours devant
les tribunaux. Ceci est vrai même si, lorsque les lois plus spécifiques
53. Supra, section 3.1.
54. Voir par exemple dans le jugement Kanitz c. Rogers Cable, (2002) 58 O.R. 3d
299, également disponible à : <http://www.dww.com/decisions/kanitz_ v_ rogers_cable_inc.pdf>.
55. Supra, section 3.1.
56. Précité, note 1.
57. Précité, note 18.
Dell Computer c. Union des consommateurs
703
sont démodées, des plus anciennes, comme en l’espèce le Code civil
du Québec, du fait de leur plus grande généralité, s’appliquent sans
trop de difficultés.
Mais outre certaines adaptations législatives qui pourraient
avoir des effets bénéfiques58, il importe de regarder les pratiques de
cyberconsommation qui nous paraissent passablement adolescentes
et qui doivent, en bien des cas, être réévaluées. Ces carences formelles qui sont courantes, presque systématiques, sont d’ailleurs, selon
nous, plus attentatoires aux intérêts des cyberconsommateurs que la
question de fond soulevée en l’espèce et qui sera, peut-être, tranchée
un jour. En effet, les contrats de cyberconsommation présentent
l’avantage d’être disponibles en ligne et donc leur analyse, leur comparaison est rendue facile à effectuer. Or, ce constat est pour le moins
peu flatteur tant il est regrettable de constater combien la prise en
compte des intérêts des consommateurs est accessoire. Pourtant,
l’outil électronique dispose d’une efficacité telle qu’il serait possible
d’améliorer grandement son sort.
Quant à l’arbitrage de litiges de consommation, il méritait
aussi une réponse claire dans la mesure où le résultat ne s’imposait
pas. En effet, il s’agit d’un domaine qui depuis 20 ans a subi une
importante revalorisation. Néanmoins, cette évolution permissive
pour cette forme de « justice privée », très à la mode, ne nous apparaît
pas sans limites. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de confronter la matière à d’autres, qui méritent aussi d’être considérées.
Le droit, les droits, sont mouvants au gré des technologies, des
habitudes contractuelles, de la perception que les juristes s’en font.
Les questions présentées dans cette affaire sont à la croisée des chemins occasionnant des zones de friction entre des domaines qui
n’étaient habituellement pas en contact entre eux. Clause externe et
hyperliens ; arbitrage et recours collectifs ; compétence du juge ou de
l’arbitre ; etc. Cette complexification du droit se vérifie notamment
par le fait que la Cour supérieure avait une perception juridique du
litige très différente de celle de la Cour d’appel avec des points de
droit parfois complètement distincts. Comme si cela n’était pas
assez, nous nous permettons d’en ajouter quelques-uns.
58. D’ailleurs, plusieurs pays industrialisés ont adopté une loi ou des amendements à une loi pour intégrer la nouvelle réalité qu’est la cyberconsommation.
À titre d’exemple, nous avons déjà cité la loi ontarienne, précitée, note 27 ; voir
aussi la Loi française no 2004-575 du 21 juin 2004, pour la confiance dans
l’économie numérique, J.O no 143 du 22 juin 2004 page 11168, disponible à
<http://www.droit-technologie.org/legislations/LEN_22062004.pdf>.
Capsule
Nouvelles des États-Unis :
responsabilité pour complicité
de contrefaçon
La décision de la Cour suprême du
27 juin 2005 dans l’affaire MGM c. Grokster
Jane Ginsburg*
La Cour suprême des États-Unis a rendu une décision très
attendue dans l’affaire MGM c. Grokster1, dans laquelle était mise en
jeu la responsabilité de deux entrepreneurs de réseaux « peer to
peer » (P2P) pour les contrefaçons commises par leurs utilisateurs
finaux.
En l’espèce, les sociétés Grokster et Streamcast diffusaient des
logiciels permettant aux utilisateurs de copier des fichiers – essentiellement des films et des enregistrements musicaux – contenus
dans les disques durs d’autres internautes. Il convient d’observer
qu’il n’existe pas d’exception générale en matière de copie privée aux
États-Unis
De plus, dans sa décision rendue en 2001 dans l’affaire Napster,
la Cour d’appel du 9e Circuit avait refusé de qualifier de « fair use »
les copies numériques de phonogrammes effectuées par le biais du
système mis en place par Napster, notamment à cause de l’énorme
© Jane Ginsburg, 2005.
* Professeure à la Columbia University School of Law.
1. Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. c. Grokster, Ltd. (04-480), 545 U.S. (2005),
380 F.3d 1154, vacated and remanded.
705
706
Les Cahiers de propriété intellectuelle
quantité de copies ainsi effectuées. Contrairement au système mis
en place par la société Napster, dont les juges de fond avaient retenu
la responsabilité par ricochet en raison des actes délictueux réalisés
par les utilisateurs, les réseaux utilisés par Grokster et Streamcast
ne contenaient pas de répertoire centralisé facilitant les recherches
des utilisateurs, mais également permettant de bloquer l’échange de
fichiers non autorisés. Il n’en demeure pas moins que les sociétés
défenderesses avaient des systèmes sciemment bâtis, capables d’éluder tout contrôle émanant desdits entrepreneurs. Ils avaient également sollicité les internautes en promouvant leurs systèmes comme
étant les successeurs de Napster.
Le tribunal de district, confirmé par la Cour d’appel du 9e circuit, avait cru appliquer la jurisprudence Sony (Sony Corp. of America v. Universal City Studios, 464 US 415 (1984)), en vertu de
laquelle la responsabilité pour fourniture de moyens de commettre
une contrefaçon (« contributory infringement ») ne peut être retenue
dès lors que le moyen diffusé est « capable d’utilisations non contrefaisantes substantielles ». Les juges du fond avaient interprété cette
jurisprudence comme visant le contrôle que le fournisseur pouvait
garder sur l’utilisation des moyens qu’il diffusait. Dès lors que le dispositif diffusé pouvait se prêter à des utilisations non contrefaisantes, ne serait-ce que pour l’avenir, les juges du fond avaient estimé
que l’interrogation se déplacerait de l’utilisation actuelle, voire de
l’utilisation recherchée par le diffuseur, vers le contrôle exercé par le
diffuseur. Or, ce dernier étant inexistant (même si volontairement),
les sociétés défenderesses ne pouvaient être déclarées responsables
des contrefaçons effectuées par leurs utilisateurs. Le juge de district
avait même souligné qu’il était très probable que les sociétés défenderesses aient choisi délibérément de n’opérer aucun contrôle, mais
le droit commun du copyright n’imposait pas aux entrepreneurs
numériques d’opérer une mise en conformité systématique des produits proposés avec le droit de la propriété intellectuelle.
La Cour suprême, dans une décision exprimant l’unanimité des
voix des neuf magistrats, a cassé la décision de la Cour du 9e Circuit.
La Cour suprême a reproché à la Cour d’appel une mauvaise interprétation de la jurisprudence Sony. Celle-ci, selon la Cour suprême,
n’avait pas remplacé les principes généraux de la responsabilité
civile, selon lesquels celui qui incite (« actively induces ») à la contrefaçon devient responsable des contrefaçons commises par ceux qui se
sont servis des moyens par lui diffusés dans l’intention de promouvoir la contrefaçon.
Responsabilité pour complicité de contrefaçon
707
Lorsque l’intention de faciliter la contrefaçon est prouvée, le
critère de l’usage licite du dispositif en question n’entre plus en ligne
de compte. La règle issue de la jurisprudence Sony ne s’applique
donc que lorsque l’intention de promouvoir la contrefaçon ne peut
être déduite du comportement du défendeur, la diffusion d’un dispositif permettant la contrefaçon ne suffisant pas en soi à établir cette
intention. De même, le caractère prévisible d’utilisations illicites ne
constitue pas en soi la preuve que le diffuseur a voulu que les utilisateurs appliquent (ou détournent) le dispositif à de telles fins. À
défaut de caractériser l’incitation à la contrefaçon, la responsabilité
du diffuseur d’un tel dispositif ne sera retenue que si celui-ci n’est
pas « capable d’utilisations non contrefaisantes substantielles ».
La Cour a cependant laissé en suspens la question relative à la
définition des termes « utilisations non contrefaisantes substantielles » (substantial noninfringing uses), estimant qu’en l’espèce la
responsabilité pouvait être réglée sur le terrain du comportement
volontaire des sociétés défenderesses. Ainsi, la Cour n’a tranché ni
pour une interprétation selon laquelle la substantialité des utilisations non contrefaisantes devait être appréciée à la lumière de la proportion d’utilisations licites par rapport aux utilisations illicites, ni
pour une interprétation selon laquelle la distribution du dispositif ne
serait pas fautive, même en cas d’utilisations majoritairement contrefaisantes, dès lors que l’avenir promettrait des utilisations licites
plus importantes. Comme nous le verrons, chacune de ces interprétations contradictoires de la jurisprudence Sony a été préconisée par
des opinions concurrentes, signées chacune par trois magistrats.
La Cour a relevé trois éléments attestant du caractère volontaire des agissements des sociétés Grokster et Streamcast.
D’abord, les sociétés défenderesses ont cherché à remplacer
Napster lorsque celle-ci a perdu l’action en responsabilité dérivée
pour contrefaçon intentée par les compositeurs, artistes et producteurs de phonogrammes. Grokster et Streamcast avaient non seulement entrepris de promouvoir leurs systèmes comme facilitant la
copie d’œuvres protégées au moyen de leurs réseaux P2P, mais il
semblerait que les nouveaux systèmes aient été conçus dans l’intention délibérée de récupérer l’ancienne clientèle de Napster.
Ensuite, les défenderesses avaient refusé de « filtrer » leurs
résaux afin de prévenir la contrefaçon.
708
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Qui plus est, elles avaient rejeté les propositions de sociétés
tierces d’effectuer le filtrage au bénéfice des défenderesses, et l’une
de celles-ci avait même bloqué les tentatives de surveillance entamées par de tierces personnes.
Enfin, l’économie du système mis en place par les sociétés
dépendait de la contrefaçon, puisque les revenus de ces dernières
étaient basés sur la publicité, dont les tarifs dépendaient du nombre
de visiteurs sur le site considéré. Plus le nombre de copies illicites
disponibles sur le site augmente, plus de nombre de visiteurs s’accroît. De tous les éléments précités, il en ressort qu’ils attestaient
d’une volonté évidente de promouvoir la contrefaçon, la Cour le soulignant, « le but illicite ne fait aucun doute » (« The unlawful objective
is unmistakable »).
Toutefois, l’incitation à la contrefaçon n’est fautive que si les
contrefaçons sollicitées ont réellement lieu. En l’espèce, cependant,
la commission d’infraction de contrefaçons par les internautes ne faisait pas de doute. Les sociétés défenderesses n’avaient pas remis en
cause la qualification du comportement des utilisateurs des systèmes, dont l’utilisation illicite avoisinait les 90 %. La Cour a en conséquence estimé que les faits révélaient « la contrefaçon d’une étendue
bouleversante » (« the probable scope of copyright infringement is
staggering »).
La Cour a néanmoins pris soin de rappeler qu’au moins trois
éléments attestant de la volonté de promouvoir la contrefaçon ne suffiraient pas en soi à établir l’intention d’inciter à la contrefaçon. En
ce qui concerne le filtrage, la Cour a souligné : « Bien entendu, à
défaut d’autres preuves de comportement volontaire, les juges ne
pourraient retenir la responsabilité par complicité au seul motif que
le fournisseur n’avait pas entrepris de mesures affirmatives afin de
prévenir la contrefaçon, dès lors que le dispositif était autrement
capable d’utilisations licites substantielles. Ce serait en l’occurrence
trop s’approcher de la zone protégée par la jurisprudence Sony. » (En
revanche, la Cour n’a pas précisé si le refoulement, voire le blocage,
de mesures anti-contrefaçon effectué par des tiers sur les réseaux
des défenderesses, servirait d’indice plus probant de la volonté illicite.) De même, la situation de dépendance économique dans laquelle
se trouvent les sociétés les poussant à maximiser l’usage contrefaisant du contenu ne traduit pas à elle seule une volonté illicite mais
constitue un indice dont il faut tenir compte.
Responsabilité pour complicité de contrefaçon
709
En évitant de préciser la portée de la jurisprudence Sony, la
Cour semble avoir réglé le cas des entreprises les plus contestables,
tout en laissant une certaine marge de manœuvre (toujours indéfinie) pour les entrepreneurs dont les innovations, bien que capables
de faciliter la contrefaçon, ont des buts et utilisations licites et constitueraient des contributions à l’évolution de la technologie. Autrement dit, la tolérance d’un certain niveau de contrefaçon serait le
prix à payer pour promouvoir le progrès de la technologie. Mais
lorsque la contrefaçon massive devient la résultante de la technologie, il convient de freiner celle-ci, soit au motif de l’incitation à la
contrefaçon, soit, pour au moins trois des magistrats, au motif que la
jurisprudence Sony ne déresponsabiliserait que les fournisseurs de
technologies dont les utilisations non contrefaisantes sont réelles et
importantes.
En effet, l’opinion concurrente de la magistrate Ginsburg, signée également par le président de la Cour, le juge Rehnquist, et le
juge Kennedy, souligne le caractère dérisoire des utilisations licites
des réseaux des défenderesses. L’opinion concurrente s’intéresse à la
responsabilité découlant de la fourniture de moyens de commettre la
contrefaçon, dans l’hypothèse où l’incitation ne serait pas retenue.
Dans cette dernière, il deviendrait nécessaire de clarifier la portée de
la jurisprudence Sony, afin de déterminer la responsabilité dérivée
du fournisseur. Pour les trois magistrats en question, la jurisprudence Sony exige une protection « effective, non seulement symbolique » du droit d’auteur. Or, lorsque l’utilisation du dispositif diffusé
est bien plus que majoritairement (en l’occurrence 90 %) illicite,
renier la responsabilité du fournisseur réduirait la production du
droit d’auteur à une position plutôt symbolique. Les trois juges ont
également relevé des distinctions entre les faits de l’affaire Sony et
les agissements de Grokster et Streamcast.
Dans l’affaire Sony, la Cour avait considéré le visionnement en
différé (« timeshifting ») comme étant un « fair use », et donc licite, et
c’est l’exemple de l’utilisation largement majoritaire du magnétoscope à l’époque. Or, en l’occurrrence, les copies effectuées par les utilisateurs de Grokster et Streamcast n’ont pas été qualifiées de « fair
use », et les défenderesses n’avaient pas apporté de preuves quant à
des utilisations non contrefaisantes importantes. L’opinion reproche
aux juges de la Cour d’appel « de ne pas avoir fait la part entre
l’utilisation des logiciels des sociétés défenderesses (dont il s’agit
dans ce litige) et la technologie peer-to-peer en général (dont il ne
s’agit pas en l’espèce) », les preuves apportées par les défenderesses,
et créditées par les juges du fond, concernant en fait les bien-
710
Les Cahiers de propriété intellectuelle
faits généraux du P2P, et non l’application du P2P par Grokster et
Streamcast.
L’absence de distinction entre la technologie peer-to-peer en
général et l’exploitation faite de cette technologie par Grokster et
Streamcast caractérise l’autre opinion concurrente, rédigée par le
juge Breyer, et co-signée par les juges Stevens et O’Connor, ces deux
derniers ayant signé l’opinion de la majorité des juges dans l’affaire
Sony, dont le juge Stevens était l’auteur. Cette opinion préconise une
interprétation large de cette jurisprudence, afin de sécuriser les
entrepreneurs technologiques contre les attaques des ayants droit
prétendument lésés par des dispositifs permettant aux utilisateurs
de commettre des actes non autorisés relatifs aux œuvres de l’esprit.
Selon cette opinion, la formule « capable d’utilisations non contrefaisantes substantielles » doit être comprise comme excusant le distributeur d’un dispositif dont l’utilisation licite ne serait que de 10 %,
surtout si ce dispositif pourrait connaître à l’avenir des utilisations
licites plus répandues.
La capacité d’utilisations licites future s’apprécierait par rapport aux dispositifs « de ce type, » et non particulièrement par rapport au dispositif litigieux. Le juge Breyer a donc pu écrire qu’il
importait peu que Grokster « ne veuille pas dévélopper ces autres
utilisations non contrefaisantes. La règle découlant de Sony ne vise
pas à protéger les Groksters de ce monde (qui de toute façon, pourraient bien être responsables [à titre de l’incitation]), mais à protéger
l’évolution de la technologie plus généralement ».
Le juge Breyer a relevé quatre bienfaits de la règle édictée par
l’arrêt Sony (telle que comprise par les auteurs de cette opinion
concurrente) : 1) la règle est claire ; 2) elle est « fortement protectrice
de la technologie » ; 3) elle vise l’avenir ; et 4) elle ne requiert pas des
juges l’appréciation du fonctionnement de la technologie en question.
L’opinion ne cache pas son penchant pour la technologie ; en comparant les inconvénients infligés à la technologie aux avantages au
droit d’auteur qui découleraient de la plus stricte interprétation de la
jurisprudence Sony préconisée par l’autre opinion concurrente, l’opinion se réfère non pas aux intérêts de la création littéraire et artistique, mais à la « sécurité renforcée des revenus des ayants droit ». Il
semble que les seuls créateurs à prendre en compte seraient les innovateurs technologiques, ici confrontés aux intérêts financiers anonymes et oppressants des « copyright holders ». L’opinion insiste en
déclarant que « le droit ne favorise pas la mise sur un pied d’égalité
des deux types de gain [droit d’auteur] et de perte [technologie] ; au
Responsabilité pour complicité de contrefaçon
711
contraire, il penche pour la protection de la technologie. ». Cette affirmation est d’autant plus frappante qu’elle n’a de base légale ni dans
le texte de la loi de 1976, ni dans la Constitution. Son seul appui est
la décision Sony, qui, comme nous l’avons vu, est susceptible d’être
interprétée de plusieurs façons différentes.
La décision Grokster, bien que n’apportant pas aux auteurs et
ayants droit l’interprétation restrictive de l’arrêt Sony qu’ils recherchaient, permet au moins de cerner les entreprises ayant les comportements les plus abusifs, tout en laissant planer l’ambiguïté sur
l’envergure de la contrefaçon que le droit de la responsabilité dérivée
est prêt à tolérer lorsque le fournisseur d’un dispositif capable d’utilisations licites aussi bien qu’illicites n’aura pas incité ses utilisateurs à commettre des contrefaçons.
La réaction des adeptes des logiciels P2P, selon laquelle la Cour
aurait « reculé l’avance de la technologie pour les dix ans à venir »
peut donc surprendre. La Cour visait à mettre les entrepreneurs peu
scrupuleux du mauvais côté du cordon, tout en permettant le développement d’innovations même lorsqu’un certain niveau (indéfini)
de contrefaçon est prévisible. Il n’est donc pas clair pourquoi on
s’alignerait avec ceux, dans la formule citée par la Cour, « dont le
comportement avait l’intention de nuire, ou avait tort moralement ».
Pour l’après-Grokster, on peut s’attendre à ce que les litiges
futurs approfondissent les éléments probants caractérisant l’intention de faciliter la contrefaçon. Et il reste à savoir dans quelle mesure
la responsabilité dérivée sera retenue en dehors de l’hypothèse de
l’incitation. Autrement dit, existera-t-il des cas de figure où l’utilisation majoritaire d’un dipositif sera contrefaisante, mais que le
fournisseur n’aura pas recherché la commission d’actes illicites ? De
prime abord, il semblerait peu probable que l’on ne retienne pas le
caractère incitatoire de la fourniture de moyens lorsque le fournisseur s’attendait à l’utilisation de ces moyens pour commettre des
contrefaçons et bénéficiait financièrement de celles-ci, mais la décision Grokster prend soin de dire que la volonté de nuire ne se présume pas de ces seuls éléments.
À défaut de volonté, mais en présence d’une envergure « bouleversante » de contrefaçons effectuées par les utilisateurs finaux, il
conviendra de trancher la question de la portée de la jurisprudence
Sony, afin de fixer l’équilibre des intérêts respectifs des créateurs
d’œuvres de l’esprit et des innovateurs technologiques.
Capsule
Les conditions, selon le droit
communautaire, de l’usage par un
tiers d’une marque lorsqu’elle est
nécessaire pour indiquer la
destination d’un produit
ou d’un service
Christel Lacarrière*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 715
2. Faits et procédure. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 716
3. Les questions préjudicielles posées à la Cour de Justice
des Communautés Européennes (C.J.C.E.) . . . . . . . . . 718
3.1 Première question. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 718
3.2 Deuxième question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 718
3.3 Troisième question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 719
3.4 Quatrième question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 719
3.5 Cinquième question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 719
© Cristel Lacarrière, 2005.
* Avocate à Paris.
713
714
Les Cahiers de propriété intellectuelle
4. Les réponses de la Cour de Justice des Communautés
Européennes (C.J.C.E.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 719
4.1 Réponse à la première question . . . . . . . . . . . . 720
4.2 Réponse à la deuxième question . . . . . . . . . . . . 720
4.3 Réponse à la troisième question . . . . . . . . . . . . 721
4.4 Réponse à la quatrième question . . . . . . . . . . . . 721
4.5 Réponse à la cinquième question . . . . . . . . . . . . 723
5. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 723
1. Introduction
La fonction essentielle de la marque est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’origine du produit ou du service marqué, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce
produit ou ce service de ceux qui ont une autre provenance1.
Le Traité instituant la Communauté Européenne établit un
système de concurrence non faussé dans lequel le droit de marque
constitue un élément essentiel. Il importe donc que la marque soit
une garantie selon laquelle tous les produits ou services qu’elle
désigne ont été fabriqués ou fournis sous le contrôle d’une entreprise
unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité2.
Compte tenu de la fonction dévolue à la marque, les seules personnes autorisées à l’utiliser sont le titulaire de la marque et les tiers
dûment autorisés, en particulier par le biais de contrats de licence.
Il existe néanmoins une exception à ce principe.
Les règles en sont posées à l’article 6, paragraphe 1, sous c) de
la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989,
rapprochant les législations des États membres sur les marques3.
Cet article, intitulé « Limitations des effets de la marque », dispose :
Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire
d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires, de la
marque lorsqu’elle est nécessaire pour indiquer la destination
d’un produit ou d’un service, notamment en tant qu’accessoires
ou pièces détachées, pour autant que cet usage soit fait confor1. Voir notamment l’arrêt du 4 octobre 2001, Merz & Krell, C-517/99, Rec.p.I-6959,
point 21.
2. Voir notamment l’arrêt du 18 juin 2002, Philips, C-299/99, Rec. P.I-5475, point
30.
3. J.O CE no L40 du 11.02.1989, p.1, rectificatif : J.O CE n°L207 du 19.07.1989,
p. 44.
715
716
Les Cahiers de propriété intellectuelle
mément aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale.
Ces dispositions constituant une remise en cause du caractère
exclusif du droit de marque, leur application se doit d’être strictement encadrée, d’où l’importance de définir précisément leurs conditions d’application.
C’est ce point précis qui a donné lieu à l’Arrêt du 17 mars 2005
rendu par la Troisième Chambre de la Cour de Justice des Communautés Européennes, saisie de questions préjudicielles posées par la
Haute juridiction de Finlande (le Korkein oikeus).
2. Faits et procédure
Le litige opposait les sociétés The Gillette Company et Gillette
Group Finland Oy (ci-après « les sociétés Gillette ») à la société finlandaise LA-Laboratories Ltd Oy.
En 1957, la société The Gillette Company avait procédé aux formalités d’enregistrement en Finlande des marques GILLETTE et
SENSOR pour désigner entre autres des « appareils de rasage » relevant de la classe 8 au sens de l’arrangement de Nice concernant la
Classification Internationale des Produits et Services.
En vertu de son droit exclusif d’exploitation des marques en
Finlande, la société Gillette Group Finland Oy avait commercialisé
dans ce pays des appareils de rasage, en particulier des rasoirs composés d’un manche et d’une lame remplaçable, ainsi que des lames
seules.
Plus récemment, une société finlandaise concurrente, la société
LA-Laboratories Ltd Oy, a également commercialisé en Finlande des
rasoirs composés d’un manche et d’une lame remplaçable ainsi que
des lames seules sous la marque PARASON FLEXOR, en apposant
sur l’emballage des produits une étiquette portant l’inscription
suivante : « tous les manches PARASON FLEXOR et GILLETTE
SENSOR sont compatibles avec cette lame ».
La société LA-Laboratories Ltd Oy utilisant sans autorisation
les marques dont la société Gillette Group Finland Oy avait l’exclusivité d’exploitation en Finlande, les sociétés Gillette ont engagé
un recours devant le tribunal de première instance en Finlande (le
Les conditions, selon le droit communautaire...
717
Helsingin käräjäoikeus) aux fins de faire valoir leur droit exclusif
concernant l’usage des marques GILLETTE et SENSOR.
Le tribunal de première instance (le Helsingin käräjäoikeus) a
interprété l’article 4, paragraphe 2 de la loi finlandaise sur les marques (tavaramerkkilaki)4 à la lumière de l’article 6 de la directive
89/104/CEE et a considéré que l’exception au droit exclusif ne concernait pas les parties essentielles d’un produit, mais uniquement les
pièces détachées, les accessoires et autres pièces similaires, qui sont
compatibles avec le produit fabriqué ou commercialisé par le titulaire de la marque.
Le tribunal a estimé que tant le manche que la lame devaient
être considérés comme des parties essentielles du rasoir et non
comme des accessoires ou des pièces détachées de celui-ci.
Ainsi, les lames de rasoir commercialisées par LA-Laboratories
Ltd Oy n’étant pas considérées comme des accessoires ou des pièces
détachées, l’exception au droit exclusif ne trouvait pas à s’appliquer
au cas d’espèce.
En conséquence, le tribunal de première instance (Helsingin
käräjäoikeus) a condamné la société LA-Laboratories Ltd Oy pour
contrefaçon des marques des sociétés Gillette.
La cour d’appel d’Helsinki (Helsingin hovioikeus) saisie d’un
recours formé par la société LA-Laboratories Ltd Oy a, quant à elle,
infirmé le jugement de première instance.
Elle a, en effet, considéré que le rasoir objet du litige était constitué d’un manche et d’une lame et que le consommateur pouvait
remplacer ladite lame par une autre vendue séparément, de sorte
que la lame pouvait être assimilée à une pièce détachée.
Elle a, de plus, précisé que l’indication portée sur l’étiquette
pouvait présenter une utilité pour le consommateur, de sorte que la
société LA-Laboratories était fondée à revendiquer la nécessité de
4. Article 4, paragraphe 2 de la loi finlandaise sur les marques : « Est considérée
comme une utilisation non autorisée au sens du paragraphe 1 entre autres le fait
de mettre sur le marché des pièces détachées, des accessoires […] qui sont compatibles avec un produit fabriqué ou vendu par une autre personne et dont ils
rappellent la marque d’une manière propre à créer l’impression que le produit
mis sur le marché proviendrait du titulaire de la marque ou que celui-ci aurait
autorisé l’utilisation de sa marque ».
718
Les Cahiers de propriété intellectuelle
mentionner les marques GILLETTE et SENSOR sur ladite étiquette.
Enfin, elle a estimé que les emballages des lames et rasoirs
indiquaient sans équivoque l’origine des produits marqués PARASON FLEXOR et commercialisés par la société LA- Laboratories.
La cour d’appel a ainsi jugé que l’exception au droit exclusif
trouvait à s’appliquer en l’espèce.
Les sociétés Gillette ont formé un pourvoi devant la Haute juridiction finlandaise (le Korkein oikeus) qui a décidé de surseoir à statuer et a saisi la Cour de Justice des Communautés Européennes,
estimant que le litige soulevait des questions d’interprétation de
l’article 6, paragraphe 1, sous c), de la première directive 89/104/CEE
du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des
États membres sur les marques.
3. Les questions préjudicielles posées à la Cour de
Justice des Communautés Européennes (C.J.C.E.)
Les questions posées à la Cour de Justice des Communautés
européennes sont les suivantes :
3.1 Première question
Quels sont les critères qui permettent de déterminer si un produit est à considérer comme une pièce détachée ou un accessoire ?
D’autre part, quels sont les critères qui permettent de déterminer les produits, autres que ceux à considérer comme des pièces détachées ou des accessoires, qui sont susceptibles de relever aussi du
champ d’application de l’article 6, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/104/CEE ?
3.2 Deuxième question
Le caractère licite de l’utilisation d’une marque appartenant à
une autre personne est-il à apprécier différemment selon que le produit est assimilable à une pièce détachée ou à un accessoire ou qu’il
s’agit d’un produit susceptible pour quelque autre raison de relever
du champ d’application de la disposition précitée ?
Les conditions, selon le droit communautaire...
719
3.3 Troisième question
Comment faut-il interpréter l’exigence selon laquelle l’utilisation doit être « nécessaire » pour indiquer la destination d’un produit ?
Le critère de la nécessité peut-il être satisfait alors qu’il serait
possible en soi d’indiquer cette destination sans faire expressément
référence à la marque appartenant à une autre personne, en s’en
tenant par exemple au principe technique du fonctionnement du produit ?
Quelle est alors la pertinence du fait que la façon de présenter
le produit est, peut être, moins claire pour les consommateurs sans la
mention expresse de la marque appartenant à d’autres personnes ?
3.4 Quatrième question
Quels sont les éléments à prendre en considération pour apprécier le respect des usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale ?
Le fait de mentionner une marque appartenant à une autre
personne lors de la commercialisation de ses propres produits est-il
une indication que ces produits sont équivalents, tant par leur qualité que par leurs caractéristiques techniques ou autres, aux produits
vendus sous la marque de l’autre personne ?
3.5. Cinquième question
Le fait que l’opérateur économique qui se réfère à la marque
appartenant à une autre personne commercialise non seulement des
pièces détachées ou des accessoires mais aussi le produit même avec
lequel cette pièce détachée ou cet accessoire est prévu pour être utilisé a-t-il une incidence sur la régularité de l’utilisation de la marque
appartenant à une autre personne ?
4. Les réponses de la Cour de Justice des Communautés
Européennes (C.J.C.E.)
Aux questions posées ci-dessus, la C.J.C.E. apporte l’analyse et
les réponses suivantes :
720
Les Cahiers de propriété intellectuelle
4.1 Réponse à la première question
La Cour est appelée à se prononcer dans un premier temps sur
les critères permettant de déterminer si un produit est à considérer
comme une pièce détachée ou un accessoire.
Les dispositions de l’article 6 de la directive 89/104/CEE ne
définissent pas les critères permettant de déterminer si un produit
est à considérer comme une pièce détachée ou un accessoire, en
revanche elles posent comme unique exigence que « l’usage de la
marque soit nécessaire pour indiquer la destination d’un produit ou
d’un service ».
Dans leurs observations, tant le gouvernement du RoyaumeUni que la Commission des Communautés Européennes ont relevé
que la destination des produits en tant qu’accessoires ou pièces détachées n’est donnée qu’à titre d’exemple et ne constitue pas en soi une
condition.
En effet, les dispositions de l’article 6 de la directive 89/104/
CEE ne sont pas limitatives dans la mesure où l’emploi de l’adverbe
« notamment » démontre que les notions de « pièces détachés » et
« accessoires » sont données à titre indicatif.
Par conséquent il n’est pas nécessaire de déterminer si un produit doit être considéré comme un accessoire ou une pièce détachée.
La Cour a donc répondu que « Le caractère licite de l’utilisation
de la marque en vertu de l’article 6, paragraphe 1, de la première
directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant
les législations des Etats membres sur les marques, dépend du point
de savoir si cette utilisation est nécessaire pour indiquer la destination d’un produit [...] » , sans qu’il y ait lieu de déterminer si les produits concernés sont des accessoires ou des pièces détachées des
produits commercialisés par le titulaire de la marque.
4.2 Réponse à la deuxième question
La Cour est appelée à se prononcer sur l’appréciation du caractère licite de l’utilisation de la marque par un tiers selon qu’il s’agit
d’un produit assimilable à une pièce détachée ou un accessoire, ou
d’un produit relevant du champ d’application de l’article 6 de la
directive.
Les conditions, selon le droit communautaire...
721
Partant de l’absence de nécessité de déterminer si le produit
doit être considéré comme une pièce détachée ou un accessoire, la
Cour a estimé que :
l’article 6, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/10/CEE ne
faisant aucune distinction entre les destinations possibles des
produits lors de l’appréciation du caractère licite de l’utilisation
de la marque, les critères d’appréciation du caractère licite de
l’utilisation de la marque, notamment en ce qui concerne des
accessoires ou pièces détachées, ne sont donc pas différents de
ceux qui sont applicables aux autres catégories de destinations
possibles des produits.
4.3 Réponse à la troisième question
La Cour est appelée à se prononcer sur l’appréciation du caractère « nécessaire » de l’utilisation de la marque par un tiers pour indiquer la destination du produit qu’il commercialise.
La Cour a estimé que
l’usage de la marque par un tiers qui n’en est pas le titulaire est
nécessaire pour indiquer la destination d’un produit commercialisé par ce tiers, lorsqu’un tel usage constitue en pratique le
seul moyen pour fournir au public une information compréhensible et complète sur cette destination [...].
Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si, dans
l’affaire au principal, un tel usage est nécessaire en tenant
compte de la nature du public auquel est destiné le produit commercialisé par le tiers en cause.
[Les italiques sont nôtres.]
4.4 Réponse à la quatrième question
Tout d’abord, la Cour est appelée à se prononcer sur la définition qu’il convient de retenir s’agissant du principe d’« usages honnêtes en matière commerciale ou industrielle ».
722
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La jurisprudence de la Cour en la matière est constante : la
condition d’« usage honnête » est l’expression d’une obligation de
loyauté à l’égard des intérêts légitimes du titulaire de la marque5.
Par ailleurs, la Cour précise que :
l’usage de la marque n’est pas conforme aux usages honnêtes en
matière industrielle ou commerciale, notamment lorsque :
– il est fait d’une manière telle qu’il peut donner à penser qu’il
existe un lien commercial entre le tiers et le titulaire de la
marque ;
– il affecte la valeur de la marque en tirant indûment profit de
son caractère distinctif ou de sa renommée ;
– il entraîne le discrédit de ladite marque ;
– ou que le tiers présente son produit comme une imitation ou
une reproduction du produit revêtu de la marque dont il n’est
pas titulaire [...].
Dans un second temps, la Cour est interrogée sur le point de
savoir si l’utilisation de la marque d’un tiers constitue une indication
selon laquelle les produits commercialisés sont équivalents, tant par
leur qualité que par leurs caractéristiques techniques, aux produits
du titulaire de la marque.
À cela, la Cour répond que « le fait qu’un tiers utilise la marque
dont il n’est pas titulaire afin d’indiquer la destination du produit qu’il commercialise ne signifie pas nécessairement qu’il présente
celui-ci comme étant d’une qualité égale ou comme ayant des caractéristiques équivalentes à celles du produit revêtu de cette marque ».
[Les italiques sont nôtres.]
L’exception au droit exclusif ne permet pas pour autant au tiers
qui exploite la marque de présenter ses produits comme étant de
qualité égale aux produits du titulaire de la marque lorsque cela
n’est pas exact.
En effet, dans cette hypothèse, le tiers ne se comporterait pas
de manière loyale vis-à-vis du titulaire de la marque et ne respecte5. Voir notamment l’arrêt du 23 février 1999, BMW, C-63/97, Rec. p.I-905, point 61.
Les conditions, selon le droit communautaire...
723
rait pas la condition d’« usages honnêtes en matière commerciale ou
industrielle ».
C’est la raison pour laquelle la Cour précise que :
l’éventualité d’une présentation de produit commercialisé par
le tiers comme étant d’une qualité égale ou comme ayant des
caractéristiques à celles du produit de la marque dont il est fait
usage, constitue un élément que la juridiction de renvoi doit
prendre en considération lorsqu’elle vérifie que cet usage est
fait conformément aux usages honnêtes en matière commerciale et industrielle.
4.5 Réponse à la cinquième question
La Cour est appelée à se prononcer sur le point de savoir si un
acteur économique qui commercialise non seulement des pièces détachées, mais également des produits identiques à ceux du titulaire de
la marque peut se prévaloir des dispositions de l’article 6 de la directive 89/104/CEE.
Dans leurs observations, les gouvernements finlandais et britannique ont fait valoir qu’aucune des dispositions de la directive
89/104/CEE n’excluait que, dans un tel cas, un tiers puisse se prévaloir des dispositions de l’article 6 de ladite directive.
Suivant ces observations, la Cour a considéré que :
dans le cas où un tiers utilisant une marque dont il n’est pas le
titulaire commercialise non seulement une pièce détachée ou
un accessoire, mais aussi le produit même avec lequel l’utilisation de la pièce détachée ou de l’accessoire est prévue, un tel
usage entre dans le champ d’application de l’article 6, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/10/CEE pour autant qu’il
soit nécessaire pour indiquer la destination du produit commercialisé par celui-ci et qu’il soit fait conformément aux usages
honnêtes en matière commerciale et industrielle.
5. Conclusion
Dans son arrêt, la Cour de Justice des Communautés Européennes répond aux cinq questions préjudicielles posées par la
Haute juridiction finlandaise avec le souci permanent de concilier les
724
Les Cahiers de propriété intellectuelle
intérêts fondamentaux de la protection des titulaires de marques et
ceux de la libre circulation des marchandises au sein de l’Union
Européenne.
En outre, la Cour précise les notions de « nécessité » et d’ « usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale » contenues dans
les dispositions de l’article 6, paragraphe 1, sous c), de la directive
89/104/CEE, afin d’en encadrer strictement l’application.
En effet, le droit reconnu à une personne d’utiliser la marque
d’un tiers afin d’indiquer la destination des produits ou services qu’il
commercialise constitue une exception au droit exclusif du titulaire
de la marque et se doit, en conséquence, d’être appliqué de façon
stricte.
Capsule
Téléchargement non autorisé
d’oeuvres musicales : tel pourra être
pris qui croyait prendre...
Alexandra Steele*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 727
2. Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 727
3. Le jugement de la Cour fédérale . . . . . . . . . . . . . . . 728
4. L’arrêt de la Cour d’appel fédérale . . . . . . . . . . . . . . 730
4.1 Le fardeau de preuve des demandeurs au stade
de la requête. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 731
4.2 La conclusion en violation du droit d’auteur
au stade de la requête. . . . . . . . . . . . . . . . . . 731
5. Conclusion. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 733
© CIPS, 2005.
* Avocate, Alexandra Steele est membre de LEGER ROBIC RICHARD,
S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et
d’agents de marques de commerce.
725
1. Introduction
La Cour d’appel fédérale a récemment rejeté l’appel d’une décision de la Cour fédérale du Canada, qui avait elle-même rejeté une
requête par des titulaires de droits d’auteur pour une ordonnance
visant à obtenir de l’information concernant vingt-neuf utilisateurs
de l’Internet qui avaient prétendument téléchargé et échangé sans
droit un nombre important de fichiers musicaux protégés par droit
d’auteur.
Dans l’affaire BMG Canada Inc. c. Jane Doe1, tant la Cour fédérale que la Cour d’appel fédérale ont jugé que les titulaires de droits
d’auteur avaient présenté une preuve insuffisante et non fiable pour
l’émission d’une ordonnance forçant des prestataires de services
Internet de divulguer l’identité de leurs clients, soit les vingt-neuf
utilisateurs en cause.
La Cour d’appel fédérale a cependant confirmé que la Règle 238
des Règles des Cours fédérales2, combinée aux principes relatifs à
l’interrogatoire au préalable en « Equity », était le véhicule procédural approprié pour requérir de la Cour une ordonnance contraignant un tiers à révéler de l’information pertinente pour permettre
d’instituer action contre des usurpateurs dont l’identité exacte est
inconnue.
2. Les faits
Les appelants sont tous des membres reconnus de l’industrie de
l’enregistrement au Canada. Ils sont également titulaires des droits
d’auteur dans la plupart des œuvres musicales à la disposition du
public canadien. Les appelants ont tenté, par voie de requête préliminaire présentée à la Cour fédérale du Canada, de découvrir
l’identité de vingt-neuf utilisateurs de l’Internet qui avaient préten1. 2005 FCA 193, Richard, Noël, Sexton JJ.A., 19 mai 2005, confirmant (2004), 32
C.P.R. (4th) 64 (C.F.). Au 31 juillet 2005, le jugement de la Cour d’appel fédérale
est disponible en anglais seulement à <http://decisions.fca-caf.gc.ca>.
2. DORS/98-106.
727
728
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dument téléchargé et échangé plus de vingt-neuf mille œuvres musicales protégées par droits d’auteur et ce, afin de pouvoir initier des
procédures judiciaires contre eux. Ces utilisateurs sont des clients
des intimés, soit les principaux prestataires de services Internet
(« PSI ») au Canada. Les PSI avaient préalablement refusé de volontairement divulguer des informations concernant leurs clients, d’où
la nécessité pour les appelants de présenter une requête à la Cour
puisque l’identité des utilisateurs est évidemment nécessaire pour
qu’une action en violation de droit d’auteur puisse être éventuellement entreprise.
3. Le jugement de la Cour fédérale
Le juge Von Finckenstein, saisi de la requête des appelants,
s’est d’abord penché sur la question procédurale.
Dans son jugement du 31 mars 20043, il a d’abord déterminé
que la procédure relative à la production de documents en possession
d’une tierce personne partie4 ne s’appliquait pas à la présente affaire
car les documents que les demandeurs réclamaient, c’est-à-dire une
liste des vingt-neuf utilisateurs de l’Internet en cause, n’existaient
pas déjà : la preuve a révélé que les PSI devaient créer cette liste à
partir de leurs dossiers et banques de données internes. Par contre,
le juge Von Finckenstein a confirmé que la procédure relative à
l’interrogatoire d’un tiers5 était le véhicule procédural approprié
pour demander à la Cour une ordonnance de divulgation. De plus, les
3. Rapporté à (2004), 32 C.P.R. (4th) 64 (C.F.).
4. Règle 233(1) Règles des Cours fédérales : « (1) Production de documents en la possession d’un tiers – La Cour peut, sur requête, ordonner qu’un document en la
possession d’une personne qui n’est pas une partie à l’action soit produit s’il est
pertinent et si sa production pourrait être exigée lors de l’instruction. [...] »
5. Règle 238 Règles des Cours fédérales :
(1) Interrogatoire d’un tiers – Une partie à une action peut, par voie de requête,
demander l’autorisation de procéder à l’interrogatoire préalable d’une personne
qui n’est pas partie, autre qu’un témoin expert d’une partie, qui pourrait posséder des renseignements sur une question litigieuse soulevée dans l’action.
[...]
(3) Autorisation de la Cour – Par suite de la requête visée au paragraphe (1), la
Cour peut autoriser la partie à interroger une personne et fixer la date et l’heure
de l’interrogatoire et la façon de procéder, si elle est convaincue à la fois :
a) que la personne peut posséder des renseignements sur une question litigieuse
soulevée dans l’action ;
b) que la partie n’a pu obtenir de la personne de façon informelle ou d’une autre
source par des moyens raisonnables ;
c) qu’il serait injuste de ne pas permettre à la partie d’interroger la personne
avant l’instruction ;
d) que l’interrogatoire n’occasionnera pas de retards, d’inconvénients ou de frais
déraisonnables à la personne ou aux autres parties.
Téléchargement non autorisé d’oeuvres musicales
729
principes prévus à la Règle 238 des Règles des Cours fédérales
concernant l’interrogatoire au préalable d’une tierce partie devaient
être appliqués en combinaison avec les principes relatifs à l’interrogatoire au préalable en « Equity »6.
Le juge Von Finckenstein a donc résumé l’état du droit en formulant le test en cinq volets suivant7 :
a) Le demandeur doit démontrer qu’il existe à première vue
quelque chose à reprocher à l’auteur du préjudice8 ;
b) La personne devant faire l’objet d’un interrogatoire préalable doit avoir quelque chose à voir avec la question en
litige – elle ne peut être simple spectateur ;
c)
La personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable doit être la seule source pratique de renseignements
dont disposent les demandeurs ;
d) La personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable doit recevoir une compensation raisonnable pour
les débours occasionnés par son respect de l’ordonnance
portant interrogatoire préalable, en sus de ses frais de
justice ;
e) L’intérêt public à la divulgation doit l’emporter sur l’attente
légitime de respect de la vie privée.
Suivant la preuve établie par les demandeurs, et suite à son
analyse factuelle et juridique, la Cour fédérale tire les conclusions
suivantes :
6. Les principes entourant l’interrogatoire préalable en « Equity » émis par les tribunaux anglais dans les affaires de Norwich Pharmacal Co. c. Customs and
Excise Commissioners, [1974] A.C. 133 (H.L.) et British Steel Corp. c. Granada
Television Ltd., [1981] 1 All E.R. 417 (C.A.) ont été acceptés en droit canadien
dans l’affaire Glaxco Wellcome PLC c. Canada (Minister of National Revenue),
(1998), 81 C.P.R. (3d) 372 (C.A.F.).
7. Tiré de la traduction française du jugement, référence neutre 2004 CF 488
(C.F.), par. [13], disponible sur le site web de la Cour fédérale du Canada à
<http://decisions.fct-cf.gc.ca>.
8. Tel que nous le verrons plus loin, la Cour d’appel fédérale a corrigé le tir : le fardeau de preuve est celui d’une preuve bona fide, et non pas prima facie, comme
l’avait écrit le juge Von Finckenstein.
730
Les Cahiers de propriété intellectuelle
a)
Les demandeurs n’ont pas établi une preuve prima facie de la
violation de leurs droits d’auteur9 dans les œuvres musicales
téléchargées et échangées par les vingt-neuf utilisateurs de
l’Internet ;
b)
Les affidavits produits au soutien de la requête des demandeurs constituent de la preuve par ouï-dire et sont par conséquent insuffisants et non fiables ;
c)
Les demandeurs n’ont pas satisfait le Tribunal qu’il n’y a
aucune autre source fiable pour obtenir des informations sur
l’identité des vingt-neuf utilisateurs de l’Internet ;
d)
Si la requête avait été accordée, les demandeurs auraient eu à
indemniser les PSI ;
e)
Au vu de la Loi sur la protection des renseignements personnels
et les documents électroniques10 (LPRPDE), compte tenu du
risque de communication de l’identité d’un client innocent des
PSI dans le cadre d’une enquête sur les vingt-neuf utilisateurs de l’Internet présumés avoir violé les droits d’auteur des
demandeurs, le droit à la vie privée prime l’intérêt public à la
divulgation des informations recherchées par les demandeurs.
Le juge Von Finckenstein rejette donc la requête des demandeurs, avec dépens en faveur des PSI. Les demandeurs ont porté la
décision en appel.
4. L’arrêt de la Cour d’appel fédérale
La Cour d’appel fédérale s’est dite en accord avec les conclusions de faits du juge de première instance quant au véhicule procédural à utiliser dans des circonstances comme celles du présent
dossier, ainsi qu’à l’insuffisance de la preuve des demandeurs. En
l’absence d’une erreur de faits sur ces points fondamentaux du jugement de première instance, la Cour aurait d’emblée rejeté l’appel.
Cependant, comme le jugement de la Cour fédérale traitait de questions de procédure et de preuve relatives au fond du litige, la Cour
d’appel fédérale s’est penchée sur les autres conclusions dudit jugement.
9. Voir commentaire précédent, note 8.
10. L.C. 2000, ch. 5.
Téléchargement non autorisé d’oeuvres musicales
731
4.1 Le fardeau de preuve des demandeurs au stade de la
requête
Selon la Cour, sous la plume du juge Sexton, l’énonciation du
test en cinq volets pour l’interrogatoire préalable d’un tiers avait été
correctement énoncé par le juge Von Finckenstein, sauf en ce qui
avait trait au premier volet.
La Cour rappelle que les demandeurs en sont à préparer leur
dossier pour une action éventuelle : il leur manque encore certaines
informations importantes concernant les vingt-neuf utilisateurs de
l’Internet, présumés usurpateurs. Après une revue de la jurisprudence émanant des provinces de common law relative à l’interrogatoire préalable en « Equity », la Cour d’appel fédérale a jugé que le
fardeau de preuve de violation du droit d’auteur requis par le juge de
première instance, soit que les demandeurs devaient présenter une
preuve prima facie de violation de leurs droits d’auteur11, était un
fardeau trop onéreux à ce stade préliminaire des procédures. La
Cour d’appel a jugé que le premier volet du test aurait dû requérir
des demandeurs qu’ils présentent une preuve bona fide de violation
par les vingt-neuf utilisateurs de l’Internet. Selon le premier volet du
test révisé par la Cour d’appel, les demandeurs n’ont qu’à démontrer
qu’ils ont l’intention d’initier une action en violation de droits d’auteur à l’aide, entre autres, de la preuve qu’ils obtiendront des PSI et
cette information ne servirait, bien sûr, qu’aux fins de la dite action
en violation.
Comme la preuve par affidavit des demandeurs avait été préalablement jugée insuffisante et non fiable, tant par la Cour fédérale
que la Cour d’appel, et malgré la révision du fardeau de preuve de
contrefaçon, le juge Sexton, au nom de la Cour, a maintenu que les
demandeurs n’ont pas satisfait le premier volet du test, soit de présenter une preuve bona fide de contrefaçon de leurs droits d’auteur
par les vingt-neuf utilisateurs de l’Internet.
4.2 La conclusion en violation du droit d’auteur
au stade de la requête
La Cour d’appel fédérale a reproché au juge de première instance d’avoir conclu à la violation des droits d’auteur des demandeurs lors de son analyse du premier volet du test pour
une ordonnance permettant l’interrogatoire au préalable d’un tiers.
11. Voir note 7.
732
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Selon la Cour, le juge Von Finckenstein n’aurait pas dû conclure
ainsi puisque, sans une analyse approfondie de toute la preuve et des
principes de droit applicables en la matière, une telle conclusion lors
d’une requête préliminaire pourrait être dommageable si un procès
en violation du droit d’auteur avait éventuellement lieu contre les
vingt-neuf utilisateurs de l’Internet, qui par ailleurs, ne sont pas
encore parties au litige. En effet, la Cour rappelle que le juge de première instance n’avait pas devant lui une preuve (par affidavit) suffisante et fiable sur la question de la violation et, par ailleurs, il n’était
pas saisi des mérites du dossier.
La Cour d’appel a donné quelques exemples de conclusions
erronées sur la question de violation du droit d’auteur :
a.
Le juge de première instance avait jugé que, suivant le paragraphe 80(1) de la Loi sur le droit d’auteur12, la reproduction
d’une œuvre musicale pour usage privé ne constitue pas de la
violation du droit d’auteur. Cependant, la Cour note que le juge
Von Finckenstein n’a pas considéré l’applicabilité du paragraphe 80(2) de la Loi sur le droit d’auteur, qui prévoit les cas
où une telle défense d’usage privé n’est pas disponible, notamment lorsqu’une œuvre musicale est reproduite pour la vente,
la location, l’exposition commerciale, la distribution dans un
but commercial ou non, la communication par télécommunication, l’exécution ou représentation en public ;
b.
Le juge n’a pas considéré si tous les critères de la défense
d’usage privé avaient, dans les faits du présent dossier, été
satisfaits13 ;
c.
Le juge a appliqué de façon prématurée la décision CCH Canada Ltd c. Law Society of Canada14 aux faits du dossier : il a
conclu qu’il n’y avait pas eu autorisation par les vingt-neuf utilisateurs de l’Internet permettant à d’autres de télécharger les
12. Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. C-42, par. 80(1) :
Non-violation du droit d’auteur
80.(1) Sous réserve du paragraphe (2), ne constitue pas une violation du droit
d’auteur protégeant tant l’enregistrement sonore que l’oeuvre musicale ou la
prestation de l’oeuvre musicale qui le constituent, le fait de reproduire pour
usage privé l’intégralité ou toute partie importante de cet enregistrement
sonore, de cette oeuvre ou de cette prestation sur support audio.[...].
13. Précité, note 12.
14. [2004] 1 R.C.S. 339 (C.S.C.).
Téléchargement non autorisé d’oeuvres musicales
733
fichiers musicaux disponibles sur l’Internet15. La Cour, sous la
plume du juge Sexton, souligne que rendre disponible un fichier
musical sur l’Internet pourrait en soi constituer une autorisation implicite de téléchargement et copie par d’autres ;
d.
Le juge a déterminé qu’il n’y avait eu aucune « distribution » des
œuvres musicales en cause suivant les termes de la Loi sur le
droit d’auteur. Selon le juge de première instance, la distribution requiert un acte « positif » ou « proactif » : la Cour d’appel,
quant à elle, note que la Loi sur le droit d’auteur est silencieuse
à cet effet et par conséquent, le juge Von Finckenstein ne pouvait pas conclure à une absence de distribution faute de la
preuve d’un acte « positif » ou « proactif » de la part des
vingt-neuf utilisateurs de l’Internet ;
e.
Le juge n’avait trouvé aucune preuve de violation à une étape
ultérieure16 suivant le paragraphe 27(2) de la Loi sur le droit
d’auteur puisqu’il a déterminé que la preuve n’a pas révélé que
les vingt-neuf utilisateurs de l’Internet savaient qu’ils commettaient des actes de contrefaçon. La Cour d’appel a souligné que
la violation à une étape ultérieure survient lorsque « [...] la personne qui accomplit l’acte sait ou devait savoir que la production de l’exemplaire constitue une violation de ce droit [...] ». Par
conséquent, la Cour conclut que le juge de première instance a
erré en omettant de considérer la possibilité d’une conclusion
en violation du droit d’auteur en l’absence d’une preuve de
connaissance de la violation par les vingt-neuf utilisateurs de
l’Internet.
La Cour d’appel fédérale a donc rejeté l’appel des demandeurs,
sous toutes réserves de leur droit de présenter une nouvelle requête,
évidemment fondée sur une preuve complète et fiable, pour obtenir
la divulgation de l’identité des vingt-neuf utilisateurs de l’Internet.
5.
Conclusion
Cette décision constitue un exemple éloquent des nouveaux
défis auxquels font face les tribunaux canadiens (et internationaux)
qui, en matière d’Internet, doivent non seulement protéger les droits
15. La Cour d’appel souligne que cette conclusion du juge Von Finckenstein est en
contradiction directe avec sa conclusion générale de contrefaçon par les vingtneuf utilisateurs de l’Internet...
16. En anglais, « secondary infringement ».
734
Les Cahiers de propriété intellectuelle
des titulaires de propriété intellectuelle, mais aussi le droit du public
à la vie privée.
D’une part, le droit de la propriété intellectuelle demeure
nécessaire pour protéger la promulgation d’idées : si la protection et
le respect des droits de propriété intellectuelle ne sont pas adéquats,
alors les innovateurs perdront intérêt à rendre publique l’expression
de leurs idées. D’autre part, le droit à la vie privée de la multitude de
personnes qui utilisent l’Internet doit nécessairement être examiné
dans toutes les situations d’enquête sur des actes de violation du
droit d’auteur sur Internet : ces enquêtes pourraient résulter en une
divulgation d’informations privées concernant des personnes qui ne
sont pas du tout impliquées. Il doit donc y avoir des balises, tant dans
la loi que dans les jugements permettant de telles enquêtes, afin de
minimiser les risques d’atteinte à la vie privée17.
L’un des avantages jusqu’ici reconnus de l’Internet était la possibilité d’utilisation relativement anonyme de ce nouvel outil de communication. Si les titulaires des droits d’auteur dans les œuvres
musicales réussissent éventuellement à obtenir la divulgation de
l’identité des vingt-neuf utilisateurs de l’Internet qui sont présumés
avoir violé la Loi sur le droit d’auteur, cela transmettra sans contredit un message à tous les utilisateurs de l’Internet que leur identité
pourra être révélée et leur responsabilité engagée à défaut d’un
emploi respectueux des droits de propriété intellectuelle des autres.
Tel sera pris qui croyait prendre...
17. La LPRPDE, précitée, note 10, en prévoit déjà...
Compte rendu
Brand Management
in Canadian Law*
Laurent Carrière**
C’est avec raison que le dos de couverture du dernier ouvrage de
John S. McKeown indique qu’il s’agit d’un « indispensable legal text
for anyone involved in brand management ».
Bien découpé pour tenir compte de tous les aspects de la vie
d’une marque, tant d’un point de vue juridique que commercial. À
preuve, une table des matières qu’il convient de reprendre ici, en
chacun de ses 9 chapitres :
1.
The Brand
2.
Selecting A Brand Name
3.
Branding on the Internet
4.
Protecting Brand Names – Registration
5.
Protecting Brand Names – Enforcement
6.
Protecting Product Shape and Appearance
© CIPS, 2005.
* McKeown (John), Brand Management in Canadian Law (Toronto, Thomson/
Carswell, 2004), 264 p.; ISBN 0-459-24156-7.
** Laurent Carrière est avocat et associé chez LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents
de marques de commerce.
735
736
Les Cahiers de propriété intellectuelle
7.
Protecting Product Packaging
8.
Protecting Brand Advertising
9.
Developing Effective Brand Management Policies
On notera d’ailleurs que chacun de ceux-ci se conclut par un
résumé de même que par une liste de vérification. Écrit dans une
langue simple et directe qui manque trop souvent aux ouvrages de
droit destinés à des spécialistes, ce Brand Management in Canadian
Law est un « must » pour la gestion corporative des marques de commerce.
Qui dit langue claire ne veut pas dire banalités, chacune des
assertions du livre étant justifiée par l’une ou l’autre des 1038 notes
de bas de page. Ces notes de bas de page, d’ailleurs, n’enlèvent rien
au plaisir de lire un ouvrage bien écrit.
Avec tous ces « how to » qui foisonnent dans le monde de
l’édition, on notera particulièrement l’approche pratique et le caractère exhaustif des sujets traités.
Plus particulièrement, on notera l’importance donnée à la protection et l’exploitation de la marque une fois l’enregistrement
obtenu, puisque c’est là plus de la moitié du livre.
Et que dire de l’approche systématique et ordonnée qui n’évite
pas d’aborder tous les sujets (dualité de protection, publicité comparative, publicité trompeuse, marquage et publicité, considérations
cybernétiques, etc.). Un livre qui devrait garnir la bibliothèque non
seulement de ceux qui œuvrent dans la mercatique et le marchandisage mais également de ceux qui œuvrent dans le monde de la publicité et du droit des marques.
Compte rendu
Les logiciels libres face au droit*
Ismay Marçais**
Liberté de copie, liberté de diffusion et liberté de modification,
telles sont les caractéristiques des logiciels libres. Accorder de tels
droits d’utilisation au licencié chavire le droit d’auteur ! À tel point
que d’aucuns considèrent les licences de logiciels libres comme étant
incompatibles avec le droit. Le 25e volume du Centre de recherches informatique et droit s’est posé comme défi de combattre avec
rigueur et fermeté une telle acception. Les six contributions proposées brillent d’efficacité.
Les soucis de démocratisation et de diffusion qui animent les
partisans du mouvement du « libre » poussent à réinventer le modèle
économique et juridique. Rappelant que l’« originalité » ne signifie
pas la « nouveauté », Les logiciels libres face au droit tend à rassurer
le juriste placé face à des systèmes qui se veulent rebelles à toute
catégorisation juridique.
En guise d’introduction, Yorich Cool et Philippe Laurent présentent les différentes étapes qui jalonnent le mouvement du libre et
sa philosophie : l’anecdote de M. Stallman, la naissance du projet G.N.U, la création de la Free Software Foundation (F.S.F), les
© CIPS 2005
* Yorick COOL, Fabrice DE PATOUL, David DE ROY, Hakim HAOUIDEG, Philippe LAURENT et Etienne MONTERO, Les logiciels libres face au droit, collection Cahiers du Centre de recherches informatique et droit (Bruxelles, Éditions
Bruylant, 2005) numéro 25, 315 pages; ISBN 2-8027-2055-4.
** Étudiante française, diplômée du CAPA et d’un DEA en droit des contrats, alors
en stage de formation auprès de LEGER ROBIC RICHARD, S.E.N.C.R.L., un
cabinet multidisciplinaire d’avocats, d’agents de brevets et d’agents de marques
de commerce et maintenant chez Sony BMG.
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Les Cahiers de propriété intellectuelle
idées libertaires des hackers, le développement de la G.P.L (General
Public Licence), le concept du copyleft et la naissance du système
d’exploitation linux. Les partisans du mouvement libre se livrent à
un véritable combat contre l’égoïsme, la cupidité, le découragement
de l’avancée des connaissances qu’impose le système des licences
propriétaires. Les enjeux économiques sont importants. Les auteurs
analysent les licences de logiciels libres, reproduites en annexes, en
fournissant leurs principales caractéristiques, mode d’élaboration et
de rédaction.
Les contributions suivantes combattent avec ferveur le no
man’s land juridique. Philippe Laurent traite de la naissance des
droits d’auteur au travers du problème de leur titularité au regard
du droit de modification concédé au licencié. Écartant la figure de
l’œuvre collective et de l’œuvre de collaboration, l’auteur considère
qu’un programme informatique représente une « chaîne d’œuvres
dérivées ». Il propose à cet égard une analyse métaphorique très intéressante pour expliquer les transferts de droits et poursuit par une
mise en perspective des droits patrimoniaux et des droits moraux.
Fabrice De Patoul démontre avec brio que les droits moraux et
les règles des contrats de cession de droits d’auteur sont parfaitement applicables à cette matière. Même renversés, les mécanismes
traditionnels du droit d’auteur s’adaptent à ce système original
d’exploitation.
L’analyse fine et rigoureuse de Yannick Cool permet de mettre
définitivement fin aux incertitudes entourant le régime contractuel
des licences de logiciels libres. Cet auteur offre une contribution très
judicieuse relative à l’analyse du copyleft en le considérant, suivant
la rédaction de la licence, soit comme un pacte commissoire, soit
comme une simple modalité d’exercice du droit de redistribution du
licencié.
David De Roy consacre sa contribution aux marchés publics. Il
propose une analyse renouvelée et brillante du régime juridique de
l’acquisition et de l’utilisation des logiciels libres par les pouvoirs
publics en leur rappelant la possibilité de créer leurs propres « conditions d’achat », plus conformes à leurs intérêts propres.
Pour finir, Hakim Haouideg se propose de régler les différends
soulevés en la matière par le droit international privé. Les licences
de logiciels libres, sujettes à une création dans un pays, pour une diffusion dans un autre et distribuées dans un troisième, ne sont soumi-
Les logiciels libres face au droit
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ses à aucune convention internationale. Hakim Haouideg démontre
alors avec talent l’utilité des clauses attributives de juridiction et
déterminant la loi applicable à la licence.
Maniés avec rigueur, ingéniosité et finesse, les outils du droit
des contrats et du droit d’auteur présentent une aptitude parfaite à
dompter des phénomènes a priori rebelles à toute catégorisation juridique. Cet ouvrage en constitue une fabuleuse démonstration et permet d’appréhender de manière sereine les pratiques, conceptions,
voire même les idéaux du mouvement « libre ».

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