Quand on refuse on dit non d`Ahmadou Kourouma

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Quand on refuse on dit non d`Ahmadou Kourouma
Actes de la SESDEF 2011-2012
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Actes des 15e et 16e colloques de la SESDEF Sens dessus dessous : conceptions et articulations de l’ordre et du désordre Les 3 et 4 mai 2012 – Université de Toronto http://french.chass.utoronto.ca/SESDEF/ Quand on refuse on dit non d’Ahmadou Kourouma : désordres et des ordres Esther Solange NGOMAYÉ Université de Montréal Introduction Bien que relevant d’un truisme, l’évocation des écarts chez Ahmadou Kourouma vise à
rappeler de quelle manière cet auteur s’est imposé dans la littérature de langue française :
il s’est détourné du mouvement de la Négritude, s’est réapproprié le français et a
réinventé l’histoire admise. Cette dernière, prise dans son sens de connaissance des
événements dignes de la mémoire, est, dans ses premières œuvres, retravaillée dans
l’opacité et la duplicité spécifiques à la fiction du genre romanesque. Par contre, dans
Quand on refuse on dit non1, son dernier roman publié à titre posthume, les faits
historiques ne sont plus déguisés. Par ailleurs, de singuliers personnages y voyagent dans
un récit qui est un mélange insolite de genres au milieu d’un emmêlement de désillusions,
de contradictions et d’anacoluthes qui laissent une impression de désordre. L’analyse de
l’écriture, des voix narratives et des formes de ce roman le montre. Cependant, une
lecture postcoloniale de ce chaos permet d’y voir une forme d’ordre.
Parodie d’écriture Langue franco-­‐africaine Quand on refuse on dit non est une suite à Allah n’est pas obligé2 où le narrateur et
personnage principal, Birahima, avait été arraché par son cousin à la guerre civile du
1
2
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2004, 174 p.
Idem, Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p.
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Libéria et de la Sierra Léone pour vivre à Daloa en Côte-d’Ivoire. Mais ici, l’ex enfantsoldat doit fuir de nouveau : la guerre civile éclate, son cousin et d’autres proches sont
décimés. Birahima est recueilli dans la famille de son professeur de morale religieuse qui
est tué à son tour. Fanta, la fille du professeur, l’invite à fuir vers Bouaké, ville lointaine
du Nord. Pendant leur voyage, la jeune fille qui vient d’avoir son baccalauréat lui donne
un cours sur la géographie et l’histoire de la Côte-d’Ivoire afin qu’il comprenne les
causes du chaos actuel. Ils arrivent en vue de Bouaké lorsque le récit s’interrompt, suivi
d’un synopsis et de deux fragments élaborés par Kourouma.
Depuis les structuralistes, une des premières entrées dans un texte pour une analyse
immanente du récit est la langue3, dont chaque romancier construit une rhétorique
particulière. Celle de Kourouma dans sa dernière œuvre se caractérise par un désordre
linguistique où des éléments d’une langue africaine viennent bousculer les normes de la
langue française. D’abord, le lexique y est constitué de termes africains employés
indifféremment avec des mots français4. Si cette écriture particulière n’est pas nouvelle
chez Kourouma, la pureté de la langue française aurait pu au moins être préservée par une
distinction des mots africains dans une graphie spécifique, en les mettant en italique ou
entre guillemets par exemple. Ceci permettrait de signaler leur non appartenance au
français à la vue du lecteur et témoignerait ainsi du souci de préservation du vocabulaire
français. Mais telle n’est pas ici la préoccupation de Kourouma qui, laissant les mots
africains sous la même forme d’écriture que celle des mots du français, crée une langue
qui n’est ni française ni africaine pures et tient des deux à la fois. Cette hétérogénéité
désorganise le français mais déstabilise aussi le lecteur qui butte tout le temps contre les
mots africains désormais constitutifs des phrases françaises. Ensuite, les normes de
construction de ces mêmes phrases ne sont pas toujours respectées par Birahima qui se
permet toute licence verbale où le mauvais emploi d’une préposition par exemple choque
l’oreille, rend gauche la phrase française et en sape le canon5. Il faut reconnaître
cependant que Birahima ne fait qu’exprimer la vérité de ses sentiments profonds dans un
langage qui lui est familier et avec les réalités de son quotidien. Il n’a pas pu poursuivre
ses études et a été éduqué à l’école de la guerre où il a saisi au vol des bribes de
connaissances humaines qui ne lui ont pas toujours été transmises dans leur correction6.
C’est donc son créateur qui en profite pour s’en prendre au français qu’il semble mettre
au défi de conduire tout seul la trame romanesque. Kourouma cherche encore, comme il
3
Roland BARTHES, « Introduction à l’analyse structurale du récit », Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. «
Points essais », 1977, p. 10.
4
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 77 et 84 : « Le charnier était un kabako
», « Il a récité des bissimilaï ». C’est nous qui mettons les mots africains en italique pour les souligner.
5
Ibid, p. 17 : « Mossis, Gourounsis etc., sont kif kif pareils des Dioulas pour un Bété. » (L’italique est
toujours de nous). La préposition appropriée avec « pareil » est « à »; on aurait eu par conséquent « pareil
aux Dioulas ».
6
Ibid., p. 42-43 : « J’ai arrêté mon école au cours élémentaire deux. Je n’avais pas étudié l’orthographe, le
calcul, la géographie ni l’histoire. »
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le disait pour ses premiers romans, à « casser » le français dans une syntaxe ravageuse, à
« distordre la langue classique trop rigide pour la conformer au rythme de la phrase
malinké7 ». Le lecteur en langue française à qui s’impose cette langue hybride a une
impression de désordre.
La parole africaine s’impose aussi dans le texte en français par des marques de
l’oralité. Toutefois, cette dernière frappe par ses images distordues avec des métaphores
aux associations inhabituelles pour un lecteur français et qui semblent plutôt s’inspirer
d’une pragmatique liée à l’univers africain, et des comparaisons exagérées et cocasses8.
De même, les proverbes, qui ont la réputation de meubler les conversations en Afrique,
sont énoncés par Birahima avec parfois de telles aberrations que le sarcastique
personnage, sous le couvert de l’innocence et de la naïveté, semble se moquer de Dieu9.
Seulement, si la dérision apporte une touche d’humour au texte, cet humour est en
contradiction avec la gravité de la situation de l’enfant qui, cherchant à illustrer ses
propos dans le simple récit de sa vie, n’est pas porté à rire des malheurs de ses semblables
et lui. Kourouma introduit aussi dans sa bouche toutes sortes d’incongruités : l’enfant jure
sans cesse, en se servant d’expressions grossières de surcroît où ses géniteurs sont tournés
en ridicule aux côtés de Dieu qu’il invoque à tue-tête10. Cette effronterie à l’égard de ce
qui constitue l’autorité, soit les parents et Dieu dans une société aussi croyante que celle
dont Birahima se réclame, traduit pour nous un renversement des valeurs admises, la
proclamation de la gabegie instaurée. Mais elle est aussi le reflet de la situation en Côted’Ivoire telle que présentée dans ce roman et que Kourouma satirise, celle du chaos, du
grand désordre politique. Ce désordre semble imprégner Birahima qui en vient à le
reproduire dans une parole aux allures incantatoires. En effet, chaque fois qu’il raconte un
événement qui a causé la mort de plusieurs personnes, il reprend, comme un refrain, sa
formule selon laquelle son pays, premier producteur mondial de cacao, a besoin de
beaucoup de cadavres qui se transformeront en humus pour l’enrichissement du sol
ivoirien11. La répétition quasi vertigineuse de cette phrase devient cacophonie. De plus,
l’horreur est transformée ici en nécessité et l’ordre du monde s’en trouve bouleversé.
7
Kourouma est paraphrasé par Papa SAMBA DIOP, Mwatha MUSANDJI NGALASSO et Université
Paris-Val-de-Marne. Centre d’études francophones, Littératures francophones: Langues et styles, Paris,
L’Harmattan, 2001, p. 43.
8
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 22 : « Ils ont courbé des prières. » Dans
la pratique musulmane en Afrique, dont font partie les Dioulas qu’évoque Birahima dans cette citation, les
fidèles se courbent, front au sol, pour dire leurs prières. En français, on aurait écrit : « Ils se sont courbés
pour prier »; p. 15, comparaison inattendue : « Je suis malpoli comme la barbiche d’un bouc. »; p. 78,
comparaison cocasse : « Ils étaient muets comme l’étranger surpris avec la femme de l’hôte »; p. 54,
exagération : « Elle se mit à pleurer comme une source pendant la saison des pluies. »
9
Ibid., p. 136: « Allah est la providence, il ne place jamais le bossu sur son dos. » Nous nous demandons
s’il est possible qu’une personne se place sur son propre dos.
10
Ibid., p. 15: « J’emploie des mots comme gnamokodé (putain de ma mère), faforo (cul de mon père),
walahé (au nom d’Allah). »
11
Ibid., p. 21, 25 et 28 par exemple.
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Ainsi, l’ensemble du texte baigne, sur le plan linguistique, dans une grande
dissonance qu’orchestre l’invasion de la langue française par la parole africaine qui
l’affronte en refusant de se conformer à ses exigences et cherche à imposer les siennes
propres. L’écriture se présente dès lors comme une parodie de la pureté de la langue
française en proie ici à la désorganisation. Cependant, Birahima, que caractérise sa
passion verbale, est en apprentissage et ne peut encore maîtriser les mécanismes d’une
langue française dont l’usage le pousse à des débordements. Il a besoin, pour la
comprendre et se faire comprendre, de dictionnaires en nombre encombrant et dont
l’emploi continue de brouiller l’écriture.
Multidictionnaires Sur le plan visuel, le texte de Quand on refuse on dit non frappe par une exagération de
la mise en incise. Des parenthèses encadrent cette explication fournie à outrance par les
dictionnaires ostentatoires de Birahima dont il faut rappeler l’usage :
J’ai quatre dictionnaires pour me débarbouiller et expliquer les gros mots qui sortent de
ma petite bouche. Larousse et Petit Robert pour le français français des vrais Français
de France; le Harrap’s pour le pidgin (le pidgin est une langue composite née du contact
commercial entre l’anglais et les langues indigènes); l’Inventaire des particularités
lexicales du français d’Afrique noire pour les barbarismes d’animistes avec lesquels les
nègres d’Afrique noire de la forêt et de la savane commencent à salir, à noircir la
limpide et logique langue de Molière. Le Larousse et le Petit Robert permettent
d’expliquer le vrai français français aux noirs animistes d’Afrique noire. L’Inventaire
des particularités lexicales du français en Afrique noire essaie d’expliquer aux vrais
Français français les barbarismes animistes des noirs d’Afrique12.
En pleine fuite, le personnage transporte avec lui quatre volumes qui pourraient
alourdir son déplacement : on comprend qu’il a du mal à mettre de l’ordre dans ses
priorités. Les dictionnaires de Birahima, cependant, sont pluridisciplinaires, lexicaux,
grammaticaux et relèvent de la pragmatique13. Ils sont aussi multifonctionnels puisqu’ils
lui permettront de préparer son CEP14, son Bac et sa licence. Birahima, qui se trouve
obligé de les consulter pour les raisons qu’il donne dans cette citation, notamment pour sa
compréhension des mots français et pour traduire aux locuteurs français les expressions
africaines, y a recours presque systématiquement. Ceci traduit la soif d’apprendre de
l’enfant. Toutefois, l’abondance des éclaircissements apportés interrompt souvent le récit
12
Ibid., p. 19.
Ibid., p. 34, pour le lexique: « Écœuré signifie, d’après mon dictionnaire, dégoûté13. »; p. 42, pour la
grammaire : « D’après mon dictionnaire, on dit pas que je sois sorti parce que ça, c’est le subjonctif et que
l’acte a bien eu lieu dans le passé »; p. 137, pour la pragmatique : « J’avais un secret que je conservais
dans le ventre (en français, on dit pas [SIC] dans le ventre mais dans le cœur ou dans la tête). » L’italique
et les parenthèses sont dans le texte de Kourouma.
14
Certificat d’études primaires.
13
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qui, ainsi « troué15 », produit une lecture saccadée. Le désordre induit par ces
dictionnaires ne tient pas à la seule discontinuité du récit. Ils sont eux-mêmes discontinus.
Les explications permanentes durant le voyage indique que Birahima ne s’est départi
d’aucun de ses quatre dictionnaires. Pourtant, lorsqu’il fait son autoportrait, il ne les
signale nulle part dans le détail de son costume16. Les dictionnaires sont dès lors effacés,
niés. De plus, ils ne sont pas aussi efficaces qu’il le laisse croire, puisqu’ils n’empêchent
pas Birahima de répéter l’histoire qui lui est racontée par Fanta, preuve qu’il les consulte
sans les comprendre toujours et qu’il ne réfléchit pas par lui-même. Sous un autre aspect,
les dictionnaires créent un bouleversement dans les normes d’écriture du roman.
Généralement, les romanciers, pour expliquer aux lecteurs les mots utilisés par leurs
personnages et dont la signification pourrait ne pas être évidente, se servent de notes de
bas de page ou d’un glossaire à la fin de leur texte. Kourouma, lui, insère la traduction et
l’explication dans le récit. Il est vrai que les explications sont à l’intention de Birahima et
de lui. Cependant, leur trop plein donne l’impression d’une accumulation. Cette dernière,
de même que l’insertion, semblent être une volonté délibérée de l’écrivain Kourouma de
tourner en dérision la nécessité d’expliquer les mots qu’il utilise pour rendre son texte
compréhensible. Mais elle exprime aussi le sentiment du malaise de l’auteur par rapport
au français, son insécurité linguistique poussée à l’extrême. Par ailleurs, cette
accumulation vise à perturber le lecteur. C’est ce qu’en pense Lise Gauvin qui explique :
En exhibant la langue non plus comme simple figure du récit mais comme fiction à part
entière, sur laquelle repose l’architecture de l’œuvre, et en représentant dans toute son
ambigüité sa propre situation dans la langue, le romancier arrive à transformer son
inconfort en proposition textuelle, […] entraîne le lecteur dans son doute
17
systématique .
Le métalangage des dictionnaires devient une histoire vivante qui déstabilise le
lecteur en le faisant douter par exemple de sa compétence à lire le texte de Kourouma
troué de mots africains et d’explications intempestives. Cette situation d’inconfort peut
lui faire perdre patience. Elle entretient surtout le climat de désordre que reproduisent
aussi les voix narratives.
15
Nous empruntons ce mot à Anne Ubersfeld qui dit du texte de théâtre qu’il est troué du fait que les
dialogues sont interrompus par les indications scéniques : Anne UBERSFELD, Lire le théâtre, vol I, 4e
édition, Paris, Éditions sociales, 1982, p. 23.
16
Birahima dit porter un long vêtement avec une arme comme seul accessoire : Ahmadou KOUROUMA,
Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 40.
17
Lise GAUVIN, Écrire pour qui? L’écrivain francophone et ses publics, Paris, Karthala, 2007, p. 26.
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Voix contestataires Auteur ou personnage? Le premier signe de désordre est visible dans la tautologie du titre du roman, « Quand on
refuse on dit non », où le « non » est une fausse information survenant après que l’intérêt
du lecteur a été éveillé par le complément de phrase mis en exergue par l’inversion. Une
épigraphe signale que ce titre est un extrait de Monnè, outrages et défis, une autre œuvre
d’Ahmadou Kourouma18, et une parole de Samory Touré, un des premiers résistants
africains à la colonisation. Fanta utilise plus tard cet intratexte à l’adresse de Birahima qui
vient d’affirmer qu’« avec un kalach, [il se] révolterai[t], [il] refuserai[t]19 ». L’évocation
d’un héros africain est l’affirmation d’une résistance à toute forme de coercition. De la
part de qui cependant? Pourquoi, et dans quel contexte? Aucune autre référence à ces
paroles, fût-elle allusive, ne sont retrouvées dans le texte. Comme dans une pièce du
théâtre de l’absurde20, le lecteur cherchera en vain dans le roman à quoi réfère ce titre.
Pas plus que le petit Birahima qui réagit à l’allusion de Fanta à la phrase de Samory
Touré en rabâchant, comme si l’apprenant qu’il est était subitement frappé d’écholalie, un
trouble du langage qui lui fait répéter : « non…non…non…21 », le lecteur ne comprend
rien à ce désordre induit par la rupture de ce titre qui a tout d’une anacoluthe.
Par ailleurs, l’intratextualité ci-dessus évoquée brouille le statut des personnages
qui parfois se substituent à Kourouma dans leurs allusions aux autres textes de
l’écrivain22. Kourouma joue du télescopage avec ses êtres de fiction qui de temps en
temps sortent du monde imaginaire pour se transformer en des êtres réels qui font preuve
d’une grande veille littéraire de surcroît23. Le lecteur se trouve ex abrupto déstabilisé par
cette surprenante métamorphose des personnages qui se révèlent être des inventions
insaisissables. La focalisation en devient toute mêlée. Par exemple, l’écriture du texte
entier à la première personne aurait limité les aptitudes du narrateur qu’est Birahima à en
savoir plus sur les autres personnages. Seulement, lorsqu’il sort de l’œuvre par une mise
en abîme qui le transforme en un être réel, il devient un narrateur omniscient capable
même de combler un manque dans la culture de ses lecteurs. Kourouma initie une
focalisation désordonnée avec un récit autobiographique où Birahima, qui raconte sa
18
Ahmadou KOUROUMA, Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, 286 p.
Idem, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 36.
20
Nous pensons ici à la pièce d’Eugène IONESCO, La cantatrice chauve : Anti-pièce, Paris, Gallimard,
1978, 150 p., où les acteurs évoquent une seule fois cette cantatrice qui n’apparaît nulle part dans le texte.
21
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 36. La citation est conforme au texte.
22
Ibid., p. 85, où Fanta dit : « Un écrivain a dit que les indépendances s’étaient abattues sur l’Afrique en
1960 comme une nuée de sauterelles ». Elle fait allusion à Ahmadou KOUROUMA, Les soleils des
indépendances, Paris, Seuil, coll. « Points romans », 1970, p. 24.
23
Ibid., p. 18: Birahima déclare: « Ceux qui veulent savoir plus que ça sur moi et mon parcours n’ont qu’à
se taper Allah n’est pas obligé, prix Renaudot et neuf autres prix prestigieux français et internationaux en
2000, et traduit dans vingt-neuf langues étrangères. »
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propre histoire, est un narrateur témoin, donc normalement ignorant, qui cependant est
omniscient.
Malgré tout, ce désordre dans la narration visible par cet entremêlement des voix
narratives travaille à la duplicité du roman, lequel, derrière la protection de son « manque
de sérieux », de son « jeu » inhérents, permet de développer des discours choquants, tel
celui de la tragédie de la Côte-d’Ivoire que d’autres genres prendraient difficilement en
charge dans leur totalité. La voix ambiguë du personnage de roman, être fictif et réel à la
fois, semble mimer l’autre ambiguïté du statut du citoyen ivoirien qui se voit contester sa
nationalité par une idéologie de « l’ivoirité » qui l’écartèle et déchire sa nation24. Par cette
audace et cette transformation, Birahima s’attire la sympathie de tous. Espiègle sans le
savoir, il cherche même à attribuer aux peuples du monde entier des compétences qu’ils
n’ont pas toujours : « J’ai compris pourquoi on ne rencontrait jamais d’Américains noirs
parlant bété ou agni ou sénoufo25. » … Belle extension des possibilités de la
mondialisation qui néanmoins donne la parole à ceux à qui les conventions ne la destinent
pas habituellement.
Parole aux subalternes! Les chercheurs postcoloniaux à l’instar de Dipesh Shakrabarty et Gayatri Spivak26
montrent que les « subalternes » que sont les personnes dépossédées, femmes, paysans,
ouvriers, identités culturelles, ont toujours été privés de leur droit à la parole par les
intellectuels guidés par une vision du monde européocentriste du monde et l’élite locale
qui se font le devoir de parler au nom de ces subalternes, de refaire leur histoire et de
concevoir leur avenir:
Pour Spivak, la violence épistémique colonial/postcolonial fait que la subalterne ne peut
exister comme sujet discursif, mais seulement comme l’Autre, objet du discours de ceux
qui jouissent de l’hégémonie, que ce soient les impérialistes européens ou autres néoimpérialistes, ou les élites nationales, régionales ou locales, dont la qualité de sujet reste
partielle et programmée par leur rapport aux premiers. La subalterne serait donc vouée
au silence, et ne peut être représentée que comme Autre, objet du discours27.
24
Ibid., p. 107, Fanta explique: « L’ivoirité est le nationalisme étroit, raciste et xénophobe qui naît dans
tous les pays de grande immigration soumis au chômage. Partout, c’est une idéologie prêchée par des
intellectuels marginaux et qui est adoptée par une couche marginale de la population. En Côte-d’Ivoire,
l’idéologie de l’ivoirité devient la doctrine de l’État. […] Mais l’ivoirité eut des conséquences qui
menèrent à l’abîme. »
25
Ibid., p. 44.
26
Dipesh SHAKRABARTY, Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference,
nouv. éd., Princeton, Princeton University Press, 2009, 336 p.; Gayatri CHAKRAVORTY SPIVAK, Can
The Sublatern Speak? Reflections on a History of An Idea, New York, Columbia University Press, 2010,
318 p.
27
Charles BONN (dir.), Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans les
littératures des deux rives, Paris, L’Harmattan, coll. « Études transnationales, francophones et comparées
», 2004, p. 111.
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Les études subalternes visent à renverser ce monolithisme du pouvoir des
dominants en donnant la parole aux acteurs invisibles de la société, « c’est-à-dire aux
“sans voix”, à ceux dont on peut penser qu’ils ne peuvent s’exprimer que dans certaines
circonstances […] », comme l’affirme Jean-Loup Amselle28. Depuis quelques décennies
maintenant que certains pays d’Afrique et du monde sont le théâtre de la guerre civile, les
médias internationaux et les organismes humanitaires ont toujours pris les devants pour
ce qui est de dénoncer l’enrôlement des enfants dans l’armée. Cependant, en choisissant
comme personnage principal de son roman un enfant-soldat, Kourouma lui donne
l’occasion d’exprimer son point de vue sur sa situation et de ravaler ainsi à l’arrière-plan
ses défenseurs ordinaires. À ce désordre apporté dans les habitudes de défense des droits
des enfants, Kourouma ajoute la polissonnerie et le sarcasme de Birahima qui, au lieu de
se comporter en victime innocente digne de pitié, se vante de ses forfaits:
Elle m’a demandé si c’était vrai que j’avais été enfant-soldat. Pour la première fois,
j’avais l’occasion de me faire valoir devant Fanta…
Je répondis tout de suite que j’avais tué beaucoup de personnes avec le kalachnikov.
Avec un kalach, je pouvais tuer tous les Bétés, tous les loyalistes, tous les affreux. Tous
à la fois. Je m’étais drogué au dur. J’avais pillé des maisons, des villages. J’avais
violé…
[…] J’ai expliqué que je pouvais descendre des milliers de personnes, tuer sans pitié des
femmes, des enfants, des hommes. Créer des charniers et des charniers pour faire du
terreau, de l’humus pour terreauter, pour enrichir le sol ivoirien, des milliers de
charniers sans penser un instant à Allah. Je ne pense pas à Allah lorsque je tue. Je
massacre sans pitié. C’est pour que le cacao de Côte-d’Ivoire reste le meilleur du
monde. J’aime la Côte-d’Ivoire et je veux que son cacao reste le meilleur du monde29.
Pour lui, la guerre est nécessaire. Mais au fond, Birahima n’est qu’un enfant qui
rend fidèlement ce qu’il pense et ressent, sans aucune volonté de travestir les faits. Ainsi,
la guerre lui a toujours été indispensable puisqu’elle a longtemps constitué son gagnepain. Aujourd’hui, elle s’est transformée en un moyen d’ascension sociale qui lui permet
de s’investir d’un programme individuel et lui donnera accès à bien des privilèges:
Par le pillage, j’aurai du pognon, beaucoup de pognon (beaucoup d’argent, d’après mes
dictionnaires). Je pourrai avancer le prix d’un vieux gbaga (une camionnette Renault de
transport en commun). Avec un gbaga, on peut bientôt en acheter un deuxième et, avec
deux, marchander un troisième. Et ainsi de suite. Je deviendrai un patron comme Fofana
chez qui je faisais l’aboyeur à Daloa. Je deviendrai riche comme Fofana. Je pourrai
t’entretenir comme une vraie dame30.
D’une part, Kourouma parvient à déconstruire la doxa occidentale de la fragile
enfance devant toujours être protégée. Au contraire, ici, cet enfant, endurci, se présente
comme un bourreau qui dispose impunément de toutes sortes de moyens et de méthodes
28
Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché : Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, coll. « Un
ordre d’idées », 2008, p. 155.
29
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 35-36.
30
Ibid., p. 138-139.
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d’intimidation de l’adulte qu’il terrorise par effet de boomerang au nom de droits
outranciers.
Le subalterne apparaît dans un deuxième temps sous les traits de la femme. Il est
vrai que Cheikh Hamidou Kane avait déjà présenté à ses lecteurs l’image de la Grande
Royale, une femme respectée et honorée par son peuple dans L’aventure ambiguë31. Par
ailleurs, l’histoire de la Côte-d’Ivoire et celle du Ghana resplendissent des récits de la
reine Abla Pokou, femme emblématique du XVIIIe siècle qui conduisit les Baoulé du
Ghana à l’actuel pays32. Seulement, tels ne sont pas toujours les traits sous lesquels
Seydou Badian et Mariama Bâ par exemple dépeignent la femme dans leur société : elle
est souvent victime de l’autorité abusive de son mari et des traditions33. Par contre, la
femme est très valorisée dans le roman de Kourouma. Elle apparaît comme une personne
hospitalière, parfois soutient le débat politique ou détient le pouvoir de décision34. Elle est
aussi une éducatrice par le fait de Fanta qui enseigne Birahima. À ce propos, Alexie
Tcheuyap soutient « l’importance de l’éducation dans la préservation de la mémoire35 ».
Ainsi, Fanta se présente comme la garante de la mémoire. Diplômée, donc dotée d’un
acte illocutoire performatif, elle peut parler ès qualité pour restituer la vérité historique
falsifiée, tronquée36. Non seulement Birahima écoute religieusement ses leçons, mais
encore, son audace de mâle est rappelée à l’ordre : en précisant à Birahima qui la courtise
sans cesse que des conjoints doivent avoir « le même niveau d’instruction37 », Fanta
rétablit l’équilibre des genres.
Dès lors, en donnant des rôles de première importance à un enfant acteur de guerre
et à une femme, Kourouma établit une « subversion » dans le discours « légitime » de
ceux qui sont habituellement en droit de parler pour « l’Autre », un renversement de
l’ordre établi et une attitude éminemment postcoloniale38. Seulement, un autre désordre
intervient ici encore lorsque la mémoire défendue par Fanta est tournée en ridicule par
Birahima qui, en fin de compte, qualifie la leçon qu’elle lui donne de « blablabla » qu’il
31
Cheikh HAMIDOU KANE, L’aventure ambiguë, Paris, 10/18, 1961, 191 p.
« La légende d’Abla Pokou reine des Baoulé », [Document PDF], [En ligne], 2008, [http://www.revuesplurielles.org/_uploads/pdf/13_18_6.pdf], consulté le 14 septembre 2012, 15 :52.
33
Seydou BADIAN KOUYATÉ, Sous l’orage, Paris, Présence africaine, 1963, 182 p.; Mariama BÂ, Une
si longue lettre, Paris, Serpent à plumes, coll. « Motifs », no 137, 164 p.
34
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 2 : l’épouse de Youssouf Haïdara cache
Birahima sous son lit, l’épouse du président Gbagbo partage avec son mari la responsabilité des abus.
35
Alexie TCHEUYAP, « Mémoire et violence chez Ahmadou Kourouma », Études françaises, vol. ILII,
no 3, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2007, p. 47.
36
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 59 : Fanta rapporte: « Houphouët, le
premier président de la Côte-d’Ivoire, avait une conception curieuse de l’histoire des peuples. Pour
s’entendre avec le colonisateur, il a effacé la résistance à la colonisation. Il a parlé des vainqueurs et a
oublié les vaincus. Il a laissé les vaincus dans l’ombre de l’oubli. »
37
Ibid., p. 139.
38
Le postcolonialiste Homi Kay Bhabha parle de « subversion de l’autorité », Robert YOUNG, Colonial
Desire, New York, Routledge, 1995, p. 22.
32
E. S. Ngomayé
76
écoute « tout comme [il aimait] écouter les contes de [sa] grand-mère », et préfère
admirer sa beauté39. À moins que ce ne soit le magnétophone donné à Birahima pour
qu’il enregistre les paroles de Fanta qu’il ne peut retenir40, qui ne vienne remettre en
cause la pérennité de la mémoire orale dont elle est le dépositaire. D’autres femmes sont
ridiculisées et n’ont plus la pitié qu’éprouvait à leur égard Birahima devenu impatient
lorsque leur beauté et leur lucidité cèdent la place à la ternissure par les malheurs41. Le
réalisme de Kourouma, iconoclaste, se détourne de l’idéalisation, de l’hyper célébration
féministe. Cet iconoclasme s’exprime avec acuité dans une perception très audacieuse du
genre romanesque.
Affrontement de genres Roman-­‐analyse d’histoire-­‐géographie Comment raconter l’histoire? Comment rendre compte de l’événement qui par sa
monstruosité échappe à toute possible imagination? Pour aborder la première question,
André Peyronie écrit : « Le roman renvoie à quelque chose qui n’est nullement censé
s’être produit ». Il décrit ensuite un caractère commun aux romans historiques : « Une
action se situant dans une période historique reculée par rapport au temps de leur
rédaction42. » Pure invention et distance dans le temps sont ici les maîtres mots. PierreLouis Rey l’illustre :
Nous savons que Victor Hugo a écrit Quatre-vingt-treize, à partir de 1872, sous
l’influence de la Commune, mais nous reprocherions au roman de nous le rappeler
explicitement. À supposer que le passé soit riche d’enseignements pour le présent, le
romancier nuirait à l’esthétique en soulignant les relations qui les unissent. […]
43
L’histoire est un roman qui a été, le roman est de l’histoire qui aurait pu être .
Allant dans ce sens, Kourouma se sert souvent de « masques » pour évoquer
l’histoire généralement admise et l’événement immédiat dans ses autres romans comme
Allah n’est pas obligé44 par exemple, comme l’affirme Josias Semujanga, qui met en
39
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 110-111 : « À la fin, je ne comprenais
plus ce qu’elle disait. Je regardais sa bouche, son nez, ses chaussures, sa tête, son mouchoir noué autour
de la tête. D’abord j’étais dingue d’elle (complètement fou). Et puis je me demandais comment tout ce
qu’elle racontait pouvait être compris dans une tête sans tout y casser. » La citation entre guillemets dans
le texte est extraite de la page 111.
40
Ibid., p. 44.
41
Ibid., p. 54: « Fanta a dit à la femme que nous n’avions ni vu ni connu son fichu Sidiki de fils. Elle
continua à pleurer comme un enfant pourri, un veau. Comme si les larmes pouvaient ressusciter son fichu
fils s’il avait été zigouillé par les loyalistes. Faforo [...]! »
42
André PEYRONIE, « Note sur une définition du roman historique suivie d’une excursion dans Le nom de
la rose », Le roman historique : Récit et histoire, Nantes, Pleins Feux, coll. « Horizons comparatistes »
Université de Nantes, 2000, p. 280 et 281.
43
Pierre-Louis REY, Le roman, Paris, Hachette, coll. « Contours littéraires », 1992, p. 20.
44
Ahmadou KOUROUMA, Allah n’est pas obligé, op. cit.
Actes de la SESDEF 2011-2012
77
exergue les procédés de distanciation utilisés par l’écrivain que sont « l’opacité », le «
travestissement des faits historiques » au moyen de la « caricature », de la « parodie », du
« recollage des morceaux », des « nuances et détournements45 ». Dans Quand on refuse
on dit non, Birahima continue d’interpréter l’histoire, certes. Mais, parce que celle-ci est
prise en charge par Fanta dans un discours absolument autonome, elle est accolée à la
fiction et les deux discours donnent l’impression d’un affrontement. En effet, un des
styles d’écriture du texte est carrément celui du manuel d’histoire et de géographie
économique46, un désordre apporté dans l’uniformité du genre du roman. Par ailleurs, les
guillemets qui apparaissent au début de la leçon de Fanta pour marquer la différence entre
ce point historique et la trame romanesque seront délaissés bien vite. Kourouma ne
s’encombre pas longtemps des précautions du style rapporté. La confusion sera ainsi faite
sur le plan graphique entre l’histoire réelle, les commentaires émis tout le temps par
Birahima sur les faits qui lui sont narrés par Fanta, et la fiction, celle de l’aventure de leur
voyage. Les discours ne sont pas superposés et la seule analepse est celle du passé de la
Côte-d’Ivoire, procédé chronologique propre à l’histoire. Les événements racontés par
Fanta ne sont pas fictifs non plus.
Il existe bien une trame fictionnelle, les protagonistes ayant un objet du désir qu’ils
sont sur le point d’atteindre, l’arrivée à Bouaké. Cependant, le roman est présenté comme
une chronique des événements ayant conduit à la nuit des massacres « du 19 au 20
septembre 200247 ». Les faits rapportés sont actuels au moment de leur rédaction. En
effet, Kourouma laisse son œuvre inachevée en 2003, au moment où la Côte-d’Ivoire est
dans la pleine effervescence de la guerre civile. En outre, les personnages évoqués, les
lieux et les institutions sont réels48. Les faits ne sont pas non plus décrits sous le masque
de l’allégorie. À quelques exceptions près, Fanta utilise une parole neutre pour s’efforcer
d’être objective. L’interprétation des faits est laissée presque exclusivement à Birahima.
L’assomption de la parole par Birahima, hormis la narration, comprend les interventions
des dictionnaires et cette interprétation très subjective des faits qui gêne dans l’écoute du
45
Josias SEMUJANGA, « Des ruses du roman au sens de l’histoire dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma »,
Études françaises, op. cit., p.11-19.
46
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 47 : « La Côte-d’Ivoire a une
population de 15,5 millions. Avec une moyenne de quarante-sept habitants au kilomètre carré. [...] La
diminution de l’accroissement provient d’abord d’une baisse de la natalité qui de 50 ‰ vers 1990 est
tombée à 37 ‰ vers les années deux mille… [SIC] »; les pages 58 à 59 présentent l’histoire lointaine de la
Côte-d’Ivoire avec les Pygmées comme premiers occupants, évoquent l’installation des autres tribus par
mouvements migratoires, l’arrivée des Portugais en 1469, la colonisation puis l’indépendance.
47
Ibid., p. 127.
48
Ce sont des figures politiques françaises connues: le Général de Gaulle, François Mitterrand. HouphouëtBoigny qui fut le premier président de la Côte-d’Ivoire garde son nom. Ses successeurs et collaborateurs,
Allassane Ouattara, Konan Bédié, le Général Gueï, le Président Gbagbo, etc., ou ses homologues africains
Taylor, Kadhafi, Bongo existent ou ont existé. L’idéologie de l’ivoirité, le charnier de Yopougon, des
coalitions nationales, tels le FPI de Gbagbo, le MPIGO de Gueï, l’UDR, le FANCI, des institutions
internationales que sont le FMI, la Banque mondiale, l’ONU ne sont pas inventés.
78
E. S. Ngomayé
discours sérieux de Fanta. En même temps, abondants et insistants, elle amuse parce
qu’elle montre l’espièglerie et l’audace du personnage qui ne recule pas devant la critique
acerbe sous la sympathie de la satire49. Ce discours fonctionne comme une parabase où
l’auteur donne son point de vue sur la situation politique de la Côte-d’Ivoire, apportant un
autre désordre dans le roman qui se confond avec l’analyse journalistique.
Avec en moyenne vingt ponctuations fictionnelles, vingt-deux interventions de
Birahima, vingt-trois prises de parole directes de Fanta, trois discours distribués dans un
équilibre presque parfait s’affrontent mutuellement sous le couvert d’un roman historique
particulier où se juxtaposent plusieurs styles génériques, celui du roman proprement dit,
celui de l’analyse journalistique et ceux des manuels d’histoire et de géographie
économique. En bout de ligne, ce roman est le récit du voyage de cinq personnages
inhabituels: les deux actants humains qu’accompagnent les trois actants discursifs.
Cependant, ces fidèles compagnons de misère ne vont pas jusqu’au bout de leur voyage.
Comme victime d’une panne de moteur, le récit de leur aventure chute dans les secousses
d’un synopsis aux énoncés lapidaires et de deux fragments aux phrases énumératives et
juxtaposées, un désordre inhérent à la programmation du roman inachevé cependant. En
somme, ce choc de styles, d’actants et de formes qui entretient la grande impression de
désordre dans le roman le situe cependant dans un ordre de discours postcolonial.
Conclusion : une remise en ordre postcoloniale La publication de Quand on refuse on dit non a suscité des réactions mitigées chez
certains critiques pour qui ce roman était un « brouillon50 ». La langue française altérée,
l’insertion de la traduction et de l’explication dans le récit, les commentaires intempestifs
de Birahima, l’entremêlement des formes livresques dans ce genre narratif, pour rappeler
certains aspects, peuvent en effet donner une allure de « brouillon » à ce texte inachevé, y
faire voir du désordre. Cependant, parce qu’il entretient la captativité, ce désordre remet
de l’ordre dans la perception de ce roman qui, comme son nom l’indique, doit après tout
procurer du plaisir à ses lecteurs. Mais, une lecture postcoloniale y apporte un surcroît
d’ordre.
49
Ibid., p. 87 : Soutenant le président Gbagbo, Birahima affirme pourtant : « Les morts et les tortures du
complot du chat noir de l’époque de Houphouët-Boigny paraissent des chiquenaudes et des nasardes
comparées aux charniers barbares de l’ère de Gbagbo que nous vivons aujourd’hui. »
50
Ce fut le cas de Mongo-Mboussa : « Disons-le tout de suite, ce roman inachevé de Kourouma est de trop.
Quand on sait comment Kourouma travaillait ses textes avant de les soumettre à l’éditeur, on se demande
pourquoi les éditions du Seuil ont jugé opportun de publier ce livre […] Il est bien dommage que l’éditeur
ait pris le risque de publier un brouillon »; Boniface MONGO-MBOUSSA, « Quand on refuse on dit non
d’Ahmadou Kourouma », Africultures : Le site et la revue de référence des cultures africaines, [En ligne],
2004, [http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=3651], consulté le 30 avril 2012,
14 :14. Voir aussi Ingse SKATTUM, « Quand on refuse on dit non : le dernier message d’Amadou
Kourouma », Recherches africaines : Annales de la faculté des lettres, langues, arts et sciences humaines
de Bamako, [En ligne], 2005, [http://www.recherches-africaines.net/document.php?id=46], consulté le 30
avril 2012, 13 :58.
Actes de la SESDEF 2011-2012
79
La doctrine postcoloniale dont font partie les chercheurs en études subalternes déjà
évoqués dans cette étude tend à rétablir l’ordre du monde en mettant sur un même pied
d’égalité les marginaux constituant une « périphérie » végétant autour d’un « centre51 »,
celui des dominants de tout acabit. Les œuvres des littératures africaines périphériques
s’inscrivent de plus en plus dans une perspective postcoloniale. Mamadou Kalidou Ba les
décrit en ces termes :
Ces œuvres semblent dans leur grande majorité évacuer systématiquement la
problématique de la colonisation désormais devenue dépassée. Par contre, elles sont
toutes régies par un sujet qui revient comme une obsession : le mal de la dictature et ses
terribles conséquences tant sur l’individu que sur la communauté tout entière. Cette
innovation thématique s’accompagne d’un renouvellement des formes du roman qui se
retrouvent profondément modifiées52.
Ce « mal de la dictature » s’exprime à travers une thématique privilégiant la
politique, comme le déclare Samba Diop53. Sur le plan formel, les textes se caractérisent
par une réappropriation de la parole dont Patrick Sultan explique les aspects :
Cette reconquête de la parole oblige à de singulières stratégies d’écriture. Jouer avec les
langues, transgresser les stéréotypes exotiques, recourir à un intertexte de rupture,
(littératures non occidentales, orales), sont quelques-uns des stratagèmes pour dire ce
qui est définitivement perdu, le retrouver en l’inventant54.
Pour beaucoup de critiques littéraires, Ahmadou Kourouma est l’écrivain africain
postcolonial par excellence qui, le premier, a rompu avec l’habitude de la thématique de
la dénonciation de la colonisation pour fustiger la gestion par les dirigeants africains de
leurs pays désormais indépendants55. Kourouma ne déroge pas à cette habitude dans son
51
Cette opposition binaire confrontant spécifiquement le Tiers-Monde périphérique et le centre européen
prend racine dans la vision du monde postcoloniale d’Homi Kay Bhabha : voir Jean-Marc MOURA, «
Postcolonialisme et comparatisme », Bibliothèque comparatiste, [En ligne], 2006. [http://www.voxpoetica.com/sflgc/biblio/moura.html], consulté le 25 mars 2013, 21 :52.
52
Mamadou KALIDOU BA, Le roman africain francophone post-colonial : Radioscopie de la dictature à
travers une narration hybride, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2009, p. 13. Il faut
préciser cependant que c’est la qualité des œuvres sur le plan thématique et formel comme le dit Kalidou
Ba qui attribue le caractère postcolonial à une œuvre, et non le fait qu’elle se situe après la colonisation.
53
Samba DIOP, Fictions africaines et postcolonialisme, Paris, L'Harmattan, coll. « Critiques littéraires »,
2002, p. 24 : « La politique occupe une place de choix dans le roman postcolonial. »
54
Patrick SULTAN, La scène littéraire postcoloniale, Paris, Le manuscrit, coll. « Esprit des lettres », 2011,
p. 175.
55
Patrick Corcoran présente l’histoire de Les soleils des indépendances, première œuvre de Kourouma,
d’abord refusée par les éditeurs français puis publiée pour la première fois au Québec sous la condition
que l’auteur coupe des sections de son roman jugées à connotation politique, en ces termes : « This history
of the text appearance, its scénographie, marks it out as a rather typical postcolonial text in terms of both
space and time », Patrick CORCORAN, The Cambridge Introduction to Francophone Literature,
Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 92. (Traduction libre: « Cette histoire de la parution du
texte, sa scénographie, le marque comme un texte typiquement postcolonial en termes d’espace et de
temps. » Par ailleurs, l’entrée « Ahmadou Kourouma » se trouve dans l’« Encyclopédie des études
80
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dernier roman, ce que montre la critique acerbe et sarcastique du pouvoir politique de la
Côte-d’Ivoire par Birahima. Cette attaque de l’abus du pouvoir sous toutes ses formes
entre en droite ligne des préoccupations postcoloniales en Afrique aujourd’hui56. Pour ce
qui est du désordre relevé sur le plan formel, il est entretenu jusqu’au bout, constituant un
« bordel au carré » comme l’aurait dit Birahima57 qui, ne croyant décrire que la plénitude
du chaos, exprime une fermeté du désordre. Ce « carré » parfait du désordre, sa constance
qui ne trahit pas, constitue ainsi un ordre que l’auteur donne à son roman. Une autre
constance assurant l’équilibre du roman est celle de la contestation : celle de la pureté de
la langue française devenu un topos chez Kourouma, celle de la nécessité de l’explication
des termes africains, de l’histoire couramment admise, de la fixité du genre romanesque
avec sa nécessaire opacité bafouée par une narration des faits actuels et réels comme pour
assumer la responsabilité de l’événement de manière directe et vraie, une contestation de
la nature des actants du roman devenus protéiformes, une contestation par la parole
accordée aux subalternes que sont l’enfant-soldat et la femme Fanta. Cyclique, elle
travaille aussi à l’ordre du roman en même temps qu’elle fait de lui une œuvre
postcoloniale.
En somme, Quand on refuse on dit non est un singulier roman historique dont le
caractère décousu le dégage d’une assujettissante finitude. Josias Semujanga explique :
En démontrant que l’histoire officielle de l’Afrique et celle du roman sont par essence
incomplètes, les narrateurs des romans de Kourouma soulignent qu’ils ne s’installent
jamais dans des significations définitives qui réduisent l’écriture romanesque à une
simple transcription des vérités historiques et à des répétitions formelles ancrées dans
une culture. Que reste-t-il des guerres coloniales, des mystifications de la négritude et
des pères de la nation donnés en guise de liberté aux peuples d’Afrique, sinon les
mémoires fragmentées, incomplètes que les récits romanesques télescopent pour en
58
construire leur propre lie de mémoire?
Dans ce refus des « significations définitives », le caractère inachevé du roman rend
bien l’incertitude de l’avenir conjoncturel et conjectural. Il se greffe au désordre
esthétique de l’ensemble de l’œuvre pour traduire, sur le plan épistémologique, une autre
contestation de toute forme de servitude dans l’écriture du roman en général59. Ici,
Kourouma, subalterne ultime, exerce son droit à la parole dans les formes à donner au
roman, un domaine qu’une critique centriste pourrait vouloir se réserver, et remettre de
postcoloniales » (traduction libre) de John C. HALEY (dir.), Encyclopedia of Postcolonial Studies,
Westport, Greenwood Press, 2001, p. 266-268.
56
Par exemple, Achille Mbembe pense que l’Africain devrait tourner ses regards vers lui-même pour
combattre le mauvais « frère » responsable des nombreuses exactions qui minent le continent, et arrêter de
s’en prendre à l’« autre », l’Europe : Achille MBEMBE, De la postcolonie : Essai sur l'imagination
politique dans l'Afrique contemporaine, Paris, Karthala, coll. « Les Afriques », 2000, xxxii/293 p.
57
Ahmadou KOUROUMA, Quand on refuse on dit non, op. cit., p. 123.
58
Josias SEMUJANGA, op. cit., p. 14.
59
Comme le dit Mirella VADEAN, « Le condept du fragmentaire dans le Journal d’Henriette Dessaules »,
@nalyses, printemps 2007, [Document PDF], p. 6 : « Nous appréhendons la présence du morceau, du
discontinu, du désordre comme une forme de contestation d’un ordre esthétique. »
Actes de la SESDEF 2011-2012
81
l’ordre dans ce discours. Sa position est sans appel, car, « quand on refuse, on dit non » à
toute limite imposée au roman.
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