Liberté de l`homme
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Liberté de l`homme
Recherches sur les notions de création et éternité du monde - UNIA - 2015-2016 - 1 Mars 2016 - Richard BEAUD - V - Liberté de Dieu... Liberté de l'homme. Introduction. Le parcours que nous avons fait au cours des quatre rencontres précédentes, nous a permis de comprendre qu'il appartient à l'essence de l'homme de s'interroger sur lui-même, cela veut dire de s'interroger sur le sens de son existence. Notre existence a-t-elle un sens ? J'entends par là : est-ce qu'un sens s'impose à notre existence de manière indépendante de nous ? Cette question est sous-jacente à la problématique qui nous a occupés et qui était celle de la création ou de l'éternité du monde. Notre voyage nous a conduits devant trois positions possibles face au problème de la création ou de l'éternité du monde : -- La première est la plus simpliste. Elle est celle des créationnistes. Pour eux, l'ordre du monde ainsi que tous les existants, remontent à un acte que Dieu a opéré dans l'histoire. Cette position est fixiste; elle refuse l'évolution. Elle peut également prendre des formes concordistes, comme nous l'avons vu. Pour les concordistes, un sens s'impose à l'homme du fait de la volonté de Dieu qui l'appelle à réaliser l'image et la ressemblance de Dieu inscrite en lui. Ethique et création sont, de ce fait, intimement liées. -- La deuxième position distingue entre l'origine et le commencement. La notion de commencement appartient, pour les tenants de cette explication, au vocabulaire scientifique. La science a besoin, dans l'étude des faits, d'en pouvoir déterminer les causes. Un objet scientifique a nécessairement un commencement, une durée et une fin. Ainsi la théorie du Big-bang a comme objectif de répondre à cette question du commencement. Le Big-bang, bien qu'il ne puisse être observé, fonctionne comme étant le commencement de notre cosmos. La notion d'origine, ainsi que nous l'avons vu, quant à elle, dévoile une autre dimension. Elle est liée à la conscience de l'homme qui est habité par une dimension transcendante. L'homme sait spontanément qu'il dépasse son commencement. Il porte en lui-même la conscience d'un au-delà, en amont et en aval. Il est possible qu'il y ait du mythique dans cette interrogation, mais c'est un fait qu'elle s'impose à l'homme. Elle est donc un sujet philosophique auquel il est nécessaire de s'arrêter. C'est dans cette ligne que se trouvent les réponses théologiques à la question du sens que l'homme se pose. C'est donc dans cette ligne que s'inscrivent les religions, en particulier le judéo-christianisme pour lequel c'est d'abord la question de l'origine que posent les trois premiers chapitres de la Genèse. -- Quant à la troisième position, face à la question de la création-éternité du monde, nous n'en avons parlé de que manière allusive. Pour les scientifiques, le cosmos est là, la matière est là. C'est sa structure qu'il importe de connaitre. Qu'est-ce que la matière ? Qu'est-ce que la réalité ? Telles sont les questions que le scientifique se pose. Dans ce questionnement, il y a 1 une dimension chimique, une dimension physique et astrophysique. A cette question, il est impossible de donner une réponse ultime et définitive car les instruments de mesure la font sans cesse rebondir à tel point qu'il devient impossible de perpétuer une distinction entre matière et esprit, la conscience étant une forme que la matière s'est donnée au cours de la longue évolution. Le problème de la liberté de Dieu - liberté de l'homme dont nous allons parler aujourd'hui, se réfère à la deuxième et à la troisième positions. La première position ne présente pas d'intérêt car elle part de la position d'un Dieu qui surplombe l'histoire dans laquelle il intervient plus ou moins directement. Elle ignore les données philosophiques élémentaires concernant la causalité. Nous allons procéder en trois points : -- d'abord, je voudrais, dans un premier temps, vous inviter à considérer les arguments des scientifiques partisans du principe anthropique. Ceux-ci me semblent faibles. Nous prendrons un texte de Trinh Xuan Thuan, Désir d'infini 1 ; -- puis, en inversant l’intitulé du titre de cette intervention, nous traiterons dans un deuxième temps, de la liberté de l'homme ; -- et dans un troisième point, nous parlerons de la liberté de Dieu. I -- Etude des arguments en faveur de la théorie anthropique. Pour les partisans de la théorie anthropique, les conditions nécessaires à l'apparition de la vie et de la conscience sont si précises qu'il était impossible que celles-ci émergent sans qu'il y ait eu un ordre ou une finalité prévues depuis toujours par un principe extrêmement précis. Pour Trinh Xuan Thuan "Ce principe ne représente pas un Dieu barbu ; il s'agit d'un principe panthéiste qui se manifeste dans les lois de la nature. Ce principe s'apparente à celui décrit par Spinoza et qu'Einstein a caractérisé ainsi : 'Il est certain que la conviction, apparentée au sentiment religieux, que le monde est rationnel, ou à tout le moins intelligible, est à la base de tout travail scientifique un peu élaboré'. Cette conviction constitue ma conception de Dieu. C'est celle de Spinoza." 2 Telle est la conviction de Trinh Xuan Thuan. Il est un des représentants des scientifiques partisans du principe anthropique. Nous aurons à revenir sur le simplisme de l'opposition que cet auteur établit entre le "Dieu barbu" et le Dieu de Spinoza auquel il se réfère. Ce qui va retenir notre attention, c'est la raison philosophique de l'élimination de l'hypothèse du multivers comme principe explicatif de l'émergence de la vie et de la conscience. L'hypothèse du multivers ou des univers multiples est pourtant une piste de recherche sur laquelle se sont engagés de nombreux astrophysiciens 3. Il ne m'appartient pas de discuter de la pertinence de ces questions de leur point de vue, n'étant pas un spécialiste de l'astrophysique. Ce qu'il m'intéresse de considérer c'est, comme je viens de le dire, la dimension philosophique de la question ; 1 Trinh Xuan Thuan, Désir d'infini, des chiffres, des univers et des hommes, Paris, Fayard, 2013. Trinh Xuan Thuan, Désir d'infini ... , p. 339. 3 Mes renseignements sur la question du multivers viennent des articles proposés par Internet. Je mentionne les noms de David Deutsch, The structure of the multiverse (2002), The fabric of the reality ; Aurélien Barrau, Des Univers multiples ; et aussi Brian Greene, La réalité cachée : les univers parallèles et la loi du cosmos, Paris, Laffont, 2012. 2 2 1 -- Le multivers : la piste à abandonner. Commençons par la lecture attentive de Trinh Xuan Thuan 4 : "Si nous acceptons le scénario d'un immense multivers de branes, deux questions se posent : parmi les 10500 univers-branes possibles du multivers, comment se fait-il que nous vivions dans un univers doté d'une configuration géométrique et d'une énergie du vide si particulière ? et qu'en est-il de toutes les autres configurations ? Pour répondre à ces questions, le physicien américain Steven Weinberg a évoqué un argument dit de type "anthropique". Selon ce principe anthropique, les propriétés de l'univers doivent être compatibles avec notre existence. De même que la vie humaine n'a pu surgir à la surface brûlante de Mercure ou de Vénus, ni sur celle, gazeuse, de Jupiter ou de Saturne, elle n'aurait pu émerger dans un univers doté d'une énergie du vide trop positive. Son énorme gravité répulsive aurait causé une expansion si violente qu'aucune matière n'aurait pu s'assembler pour former les étoiles, responsables des éléments lourds nécessaires à l'apparition de la vie et de la conscience. De même, celles-ci n'auraient pu apparaître dans un univers doté d'une énergie du vide trop négative. Son énorme gravité attractive aurait provoqué, au bout d'une période relativement courte, l'effondrement en un Big crunch, empêchant de nouveau la formation d'étoiles, d'éléments lourds, donc de la vie et de la conscience. L'univers ne peut héberger la vie et la conscience que si l'énergie du vide est juste au-dessus de zéro. Parmi les 10500 univers possibles, seul notre univers possède les conditions requises, et c'est pourquoi nous sommes ici à nous poser des questions sur cet univers. Tous les autres univers sont stériles, dépourvus de vie et de consciences." Ce texte est extrêmement intéressant ; il veut décrire, certes très rapidement et de manière très résumée, les conditions nécessaires permettant l'apparition de la vie et de la conscience. En ce sens, il parle "d'une énergie du vide" et du rôle des étoiles productrices d'éléments lourds pour que puissent apparaître la vie et la conscience. Je n'ai pas à m'engager sur ce sujet, dans une discussion avec l'auteur, n'étant pas astrophysicien moi-même, ainsi que je viens de le dire. Mais la question qu'il faut lui poser concerne celle de la "vie" et de la "conscience" dont il parle. Qu'entend-t-il par ces deux mots dont il s'abstient de donner une définition ? Certes, on peut mettre à son crédit qu'il entend par ces deux mots la vie et la conscience telles que nous les vivons et les éprouvons aujourd'hui, à l'orée du XXIème siècle. Mais dans une discussion scientifique, peut-on se contenter d'approximations. La vie et la conscience dans leur contenu, peuvent-elles se contenter d'une approche exclusivement basée sur leur condition d'apparition. La vie elle-même et la conscience, dans leur "en-soi", ne sont nullement définies par Trinh Xuan Thuan. La vie, déjà, en sa forme d'apparition la plus simple et la plus primitive, ne se réduit pas aux éléments qui la composent, ni surtout aux causes qui provoquèrent la rencontre de ces éléments. De plus, se pose ici la question de la causalité. Nous savons que celle-ci n'est jamais que la rencontre de forces objectives. Ces dernières sont toujours liées à la subjectivité de l'observateur qui privilégie inévitablement parmi ces forces celles qui sont de nature à expliquer pour lui l'émergence de ce qui émerge. De ce fait, nous sommes obligés de reconnaître qu'il est un peu simpliste d'éliminer, comme on le fait si souvent, la question du hasard. La réalité est un "grouillement" de données que l'on n'a jamais fini de découvrir. De plus la subjectivité du chercheur en est un élément puisque, inévitablement, il est amené à opérer des choix. Comment, dans de telles conditions, peut-il être possible de déterminer les causes nécessaires à l'apparition de la vie et de la conscience ? D'autre part, de quelle conscience parle l'auteur, quand il écrit : "L'univers ne peut héberger la vie et la conscience que si l'énergie du vide est juste au-dessus de zéro. Parmi les 10500 univers possibles, seul notre univers possède les conditions requises, et c'est pourquoi nous sommes ici à nous poser des questions sur cet univers. Tous les autres univers sont stériles, dépourvus de vie et de consciences." -- Première question à lui poser : ces autres univers, l'auteur les connaît-il ? Certes, la vie et la conscience sont apparues sur notre terre et elles sont liées aux conditions qu'il expose. Mais dans cette échelle d'interrogations, est-il irrationnel d'imaginer que d'autres formes de 4 Op. cit, p. 310-311. 3 conscience ont peut-être émergées dans l'histoire des univers. On ne peut pas exclure que du fait que la conscience, telle que nous la comprenons, est apparue à un moment de l'histoire, liée à telle condition d'émergence, d'autres formes de conscience ne soient apparues à un autre moment de l'histoire du multivers. Exclure cette hypothèse, sous prétexte que l'on en n'a pas de trace, n'est pas une position rationnelle. Il faut au contraire laisser la question ouverte. -- Par ailleurs, Trinh Xuan Thuan ne pose à aucun moment la question de l'identité de la conscience. Il y a divers stades de la conscience ; il y a des langages divers propres aux animaux et il y a conscience réflexive caractéristique de l'être humain qui a inventé la pensée symbolique. Il ne vient à l'idée de personne de nier que l'apparition - émergence de celle-ci ne soit liée à des éléments physico-chimiques. Mais, est-il irrationnel de se demander si d'autres causes, non encore connues aujourd'hui, n'ont pas joué un rôle dans cette émergence. Celles-ci n'ont-elles pas favorisé, à tel moment de l'histoire du multivers, une éclosion de la conscience qui, à la suite d'un cataclysme cosmique, aurait disparu, ou qui existerait sous une autre forme, dans quelque univers inconnu de nous ? Certes, il y a de la rêverie dans ces questions ! Mais le rêve n'est-il pas un moteur de recherche ? Ces questions, on le comprend, ont comme but de contrer l'affirmation péremptoire selon laquelle seul notre univers était en mesure de produire la vie et la conscience. Trinh Xuan Thuan récuse l'hypothèse du multivers. Ecoutons l'exposition de son argument qui est l'invérifiabilité du multivers : "Que penser du concept de "multivers" ? Il a suscité un débat passionnant et passionné qui a divisé la communauté scientifique. En effet, ce concept souffre du plus grave défaut qui soit en science : il ne peut pas être directement vérifié, du moins en l'état actuel de nos connaissances. Avec nos télescopes, nous ne pouvons observer que notre univers. L'accès direct à d'autres univers parallèles nous est impossible. Ils seront à jamais hors de la portée directe de nos instruments d'observation. Nos télescopes peuvent voir dans une sphère-horizon de 47 milliards d'années-lumière - ce qu'on appelle "l'univers observable" - , pas au-delà. Pourquoi une telle limite ? Elle n'est certes pas due à une limitation de la technologie - nous pouvons en principe construire des télescopes toujours plus grands, regardant toujours "plus faible", donc à la fois toujours plus loin et plus tôt ( du moins jusqu'à l'an 380 000 après le Big bang, car avant cela l'univers était opaque et la lumière ne pouvait se propager) -, mais du fait que la lumières des galaxies au-delà de cette sphère-horizon n'a pas eu le temps de nous parvenir pendant les 13,7 milliards d'années d'existence de l'univers. Les univers qui bifurquent, les bulles-univers du multivers inflationnaire et le paysage des branes resteront à jamais inaccessibles à l'observation directe." 5 2 -- L'univers savait que quelque part l'homme allait venir. Nous avons déjà cité cette phrase de Freeman Dyson 6, lors de notre précédente rencontre et nous avons vu les arguments qui nous conduisent à refuser toute finalité du monde et du cosmos. Il n'y a de finalité que lorsque les conditions observées conduisent nécessairement à ce résultat précis. Or nul ne peut observer les conditions d'émergence de l'homme - nous ne pouvons que cerner quelques unes des conditions qui ont joué un rôle dans son émergence -, ni affirmer que ces conditions avaient en vue l'émergence de l'homme. Comment des faits peuvent-ils avoir une intention ? Trinh Xuan Thuan commence son paragraphe intitulé "Un univers gros de la vie et de la conscience"(Désir d'infini, p. 332 ss), par une longue plainte sur le délogement de l'homme de la place centrale qu'il occupait dans la physique ancienne. Le premier coup de pioche lui a été asséné par le chanoine Nicolas Copernic en le délogeant de la place qu'il occupait dans le système solaire :"Depuis lors, son fantôme n'a cessé de nous hanter et de causer d'autres ravages" (p. 332). L'homme est réduit à l'insignifiance face à l'immensité de l'espace. Les coups de grâce 5 Trinh Xuan Thuan, Désir d'infini, p. 318-319. Freeman Dyson, les dérangeurs de l'univers, traduit par Odile Laversanne, Payot, 1987 ; cit. in Trinh Xuan Thuan, op. cit. p. 318-319. 6 4 sont donnés par Jacques Monod (1910-1976) qui écrit : "L'homme est perdu dans l'immensité indifférente de l'univers où il a émergé par hasard" 7, et par Steven Weinberg qui écrit :"Plus on connait l'univers, plus il nous apparait vide de sens" 8. Trinh Xuan Thuan refuse et le hasard et que l'univers soit vide de sens. Encore une fois, ce sont les arguments de son raisonnement qu'il m'intéresse d'exposer. Je devrais dire plutôt "son absence" d'arguments. Il écrit la phrase suivante :"Je ne pense pas que l'homme ait émergé du hasard dans un univers qui lui était totalement indifférent. Au contraire, l'un et l'autre était en étroite symbiose : si l'univers est si vaste, c'est pour permettre notre présence ; si l'univers est tel qu'il est, c'est parce que l'homme est là pour l'observer et s'interroger sur lui" (op. cit, p. 333). Je dois dire qu'une telle argumentation me laisse pantois. Il y a aussi une étroite symbiose entre un verre et l'eau qu'il contient. Cela suffit-il pour dire que la raison d'être de l'eau est d'être contenue dans un verre ? Il y a symbiose entre telle fleur qui pousse sur tel terrain, cela permet-il de conclure que la raison d'être du terrain est de produire cette fleur ? Certes, je pousse à l'extrême le raisonnement de Trinh Xuan Thuan, mais ces exemples nous permettant de comprendre que la raison que donne cet auteur de la présence de l'homme dans l'univers, ne constitue nullement un argument. L'homme n'est pas ici pour observer le monde et s'interroger sur lui. Le monde n'a nul besoin d'être observé ni interrogé. C'est au contraire parce que l'homme est ce qu'il est qu'il ne peut pas ne pas s'interroger sur le monde et sur lui-même. La question du sens est liée à la conscience de l'homme parce que l'homme est ce qu'il est. Mais le monde des choses n'a nul besoin d'être interrogé. Le "besoin" est lié à la conscience et non pas au monde. D'autre part, l'auteur écrit ceci :"La cosmologie moderne a découvert que l'existence de l'être humain est inscrite dans les propriétés de chaque atome, de chaque étoile, de chaque galaxie de l'univers et dans chacune des lois physiques qui régissent l'univers" (op, cit, p. 333); cette observation conduit l'auteur à écrire : " L'univers semble être parfaitement réglé pour l'apparition d'un observateur intelligent, capable d'apprécier son organisation, son harmonie" (op. cit, p. 333). Que de sophismes dans ces phrases ! Nous savons que le monde, la matière que nous n'arrivons pas à cerner dans leur "en-soi", nous échappent. D'ailleurs, cette expression "en-soi" que j'utilise, est loin d'être adéquate. Mais il est exact que nous ne savons pas ce qu'est la matière, ce qu'est l'énergie. Certains philosophes vont même, non sans quelques raisons, jusqu'à dire que l'esprit, la conscience sont de la matière. Le monde-cosmos est un ! La matière est une ! Il est de ce fait normal de dire que l'existence de l'être humain est inscrite dans les propriétés de chaque atome, de chaque galaxie de l'univers. Nous portons en nous-mêmes le Big bang ! Cela aussi, on peut le dire. Chaque existant porte tout le passé de l'univers dont nous ne connaissons que des bribes. Mais c'est un sophisme d'affirmer que la raison d'être du Big bang est l'apparition de l'homme. A choisir entre l'explication de l'apparition de l'homme par le hasard ou par le principe anthropique, il vaut mieux choisir le hasard, car il ouvre la porte à d'autres explications scientifiques possibles dans le futur. Le principe anthropique n'est pas testable ni réfutable disait Karl Popper, et de ce fait, il n'est pas scientifique9. La suite du texte de Trinh Xuan Thuan est extrêmement intéressante quant à l'énumération des éléments qui ont conduit à la possibilité de l'émergence de l'homme et du cosmos. Ecoutons en un extrait : "Comment les astrophysiciens se sont-ils rendu compte de la symbiose entre l'homme et le cosmos ? Il faut savoir que toutes les propriétés de l'univers dépendent de deux types de paramètres. Il y a d'abord les propriétés dont les "fées" l'ont doté à sa naissance, les "conditions initiales" : ce sont, par exemple, son contenu en matière (lumineuse ou noire) et en énergie, son taux d'expansion initial, ou encore la 7 Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1973. Steven Weinberg, Les trois premièrse minutes de l'univers, Paris, Seuil, 1978. 9 Karl Popper, concernant la question de la réfutabilité cf. . La logique de la découverte scientifique, Payot, 1973 ; La connaissance objective, Aubier1991; Les deux problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance, Hermann, 1999 ; L'univers irrésolu, Plaidoyer pour l'indéterminisme, Hermann, 1984. 8 5 quantité initiale d'énergie noire responsable de son accélération. Viennent ensuite une quinzaine de nombres présents dans la nature, dits "constantes physiques", telle la constante de gravitation qui détermine l'intensité de la force gravitationnelle, la constante de Planck qui détermine la taille des atomes, la masse des particules élémentaires, ou encore la vitesse de la lumière. Ces nombres, comme leur nom l'indique, sont véritablement constants : ils ne varient ni dans l'espace, ni dans le temps. Nous avons pu mesurer expérimentalement la valeur de ces constantes avec une très grande précision, mais nous ne disposons d'aucune théorie physique expliquant pourquoi ces constantes ont la valeur qu'elles ont plutôt qu'une autre. Ainsi nous ne savons pas pourquoi la lumière voyage à 300 000 kilomètres par seconde au lieu par exemple de 3 mètres par seconde." 10 Ce texte est magnifique. Il est splendide que l'on puisse cerner quelques unes des causes qui ont conduit à l'émergence de l'homme dans le cosmos. L'univers a été doté de propriétés diverses : matière lumineuse ou noire, taux d'expansion de la matière. Viennent ensuite une quinzaine de nombres présents dans la nature dits "constantes physiques" ; plus loin dans son texte, l'auteur parle du rôle des étoiles (op. cit, p. 335) qui fabriquent le carbone nécessaire à la vie. La connaissance de ces données et celle de leur rôle dans l'émergence de l'homme, est un apport qui nous montre que nous, les humains, nous sommes bien de ce monde, mais qu'est-ce qui permet à l'auteur d'affirmer que l'existence de ces éléments et leur accord visent l'apparition de l'homme ? Avant d'avoir un sens, les choses sont. Un sens peut se dégager de la conjonction de plusieurs éléments. Mais ce sens est postérieur et non pas cause de cette conjonction. Or pour Trinh Xuan Thuan, le sens est premier. Pour lui, il y a une sorte de volonté première qui fait être et qui donne le sens et oriente vers une finalité. C'est bien cette idée qu'il exprime à la fin de ce paragraphe. Ecoutons ce texte : " ... un infime changement aurait entraîné la stérilité de l'univers. Celui-ci a été réglé de façon extrêmement précise pour que les étoiles apparaissent et procèdent à leur alchimie nucléaire, que la vie et la conscience émergent, et que surgisse un observateur capable d'appréhender sa beauté et son harmonie. L'univers était gros de la vie et de la conscience dès le début." 11 3 -- Hasard ou nécessité ? Les pages 336 à 339 du livre de Trinh Xuan Thuan posent la question du choix entre le hasard et la nécessité. L'auteur, nous en verrons les raisons, parie pour la nécessité. Mais dans une grande honnêteté intellectuelle, il revient sur la question des univers multiples :"Pour l'heure, la science n'a pas les moyens de trancher entre les deux opinions" (p. 337), c'est à dire entre le multivers et l'univers unique. La théorie du multivers présente, néanmoins, pour lui de grands désavantages. C'est le hasard qui y joue le rôle principal. " Par exemple, dans l'hypothèse du multivers inflationnaire, notre monde ne serait qu'une petite bulle parmi une infinité d'autres bulles dans un méta-univers" (p. 336). Et chacun de ces univers-bulles contiendrait sa propre combinaison de constantes physiques et de conditions initiales. Mais aucun n'abriterait la vie, car ils ne détiendraient pas la bonne combinaison, si ce n'est le nôtre qui, par hasard, la posséderait. Ainsi pour l'auteur, le hasard est lié au multivers. Mais une question ne peut pas ne pas se poser : pourquoi seule notre bulle détiendrait-elle la bonne combinaison ? Ne serait-il pas possible d'imaginer que plusieurs bulles puissent, de manière différente, la détenir sans que jamais les vivants qui en sortiraient ne se rencontrent ! Certes avec ces questions, nous planons dans l'hypothèse, mais pas de manière plus abstraite que celle dans laquelle s'enferme Trinh Xuan Thuan, car le fait que le multivers ne soit pas "testable" ne signifie pas qu'il ne puisse pas ne pas l'être. Il est en conséquence, quelque peu hasardeux de lier multivers et hasard. Trinh Xuan Thuan se range du côté des partisans de la nécessité pour lesquels seul un univers unique est testable. Cet acte, de se ranger de ce côté, pour l'auteur, est un pari (cf. p. 10 11 Trinh Xuan Thuan, op. cit, p. 333-334. Trinh Xuan Thuan, op. cit, p. 336. 6 337).Nécessité veut dire pour lui que l'univers a un ordre. C'est pour cette raison d'ailleurs qu'il faut, pour lui, rejeter l'hypothèse du multivers, d'autant plus qu'il est invérifiable. Or, écrit-il "postuler l'existence totalement invérifiable d'une infinité d'univers parallèles fait violence à ma sensibilité d'observateur du cosmos" (p. 337) ; de plus, en vertu du principe d'économie appelé le "rasoir d'Occam", il faut éliminer toute hypothèse qui n'est pas nécessaire à l'explication d'un fait. Telles sont les raisons pour lesquelles l'hypothèse du multivers doit, pour l'auteur, être abandonnée. Cette hypothèse, conclue-t-il, est "aussi infantile qu'invérifiable" (p. 337). Ce qu'il m'intéresse de mettre en lumière, ce sont les raisons pour lesquelles cet auteur tient absolument à l'hypothèse d'un univers unique. Nous venons d'ailleurs de les mentionner, mais à la page 338, Trinh Xuan Thuan explicite. Il dit que l'hypothèse du multivers "fait violence à sa sensibilité d'observateur du cosmos". L'auteur est, d'une certaine manière, "chiffonné" intérieurement ; sa sensibilité est heurtée. Cet argument n'est plus tout à fait rationnel. Il y a quelque chose en lui qui est heurté. Cet argument est explicité à la page 338. Voici ce qu'il écrit :"Je ne puis concevoir que toute la beauté, l'harmonie et l'unité du monde soient le seul fait de la contingence, et que la merveilleuse organisation du cosmos que je contemple grâce à mes télescopes, n'ait aucun sens. L'univers est beau (...). Enfin, il existe une profonde unité de l'univers. Au fur et à mesure que la physique a progressé, les phénomènes que l'on croyait totalement distincts ont pu être unifiés (...). L'univers tend vers l'un" (p. 338). La beauté, l'harmonie du monde, son unité, pour l'auteur, orientent le regard vers un principe unique. Thomas d'Aquin fait de la beauté et de la perfection qu'il y a dans les créatures, sa quatrième voie démontrant l'existence de Dieu 12. Trinh Xuan Thuan n'est pas aussi affirmatif. Chez lui, plus que sa raison, c'est sa sensibilité qui s'exprime : "Je ne puis concevoir que toute la beauté, l'harmonie et l'unité du monde soient le seul fait de la contingence ..." écrit-il. Pour lui, la cohérence du monde relève d'un principe qui dépasse le raisonnement. Ceci me fait dire que l'on n'est plus dans le domaine de la science, mais dans celui d'une option métaphysique. On est en droit de donner plus de place au hasard comme route vers une explication plus rationnelle possible ...un jour. C'est le pari que, personnellement, je fais ; la notion de création (théologico-biblique) est une notion qui concerne, nous le savons, le domaine de la postulation-alliance de Dieu avec les hommes. Nous le verrons au point III de cette conférence. 4 -- De quel Dieu parle Trinh Xuan Thuan ? Les textes de cet auteur que nous venons de lire et d'étudier, nous montrent que, pour lui, le cosmos est doué d'une finalité interne. Tout est orienté vers cette finalité qu'est l'homme. L'univers savait que quelque part l'homme allait venir. Cette phrase résume la pensée métaphysique qui sous-tend la recherche de l'astrophysicien. Mais celui-ci pousse encore plus loin son raisonnement. Si l'homme est la finalité du cosmos, produit de l'ordre et de la beauté du monde, c'est parce qu'il y a, dit-il, à la base du cosmos un "principe créateur" "responsable du réglage extrêmement précis de l'univers" (p. 339). Question que je me permets de poser : en quoi consiste ce principe ? Trinh Xuan Thuan répond on ne peut plus clairement en disant : " Pour moi, ce principe ne se représente pas par un Dieu barbu, il s'agit d'un principe panthéiste qui se manifeste dans les lois de la nature. Ce principe s'apparente à celui de Spinoza et qu'Einstein a caractérisé ainsi : "Il est certain que la conviction apparentée au sentiment religieux, que le monde est rationnel ou à tout le moins intelligible, est à la base de tout travail scientifique un peu élaboré. Cette conviction constitue ma conception de Dieu. C'est celle de Spinoza" (p. 339). Trinh Xuan Thuan fait sienne cette vision métaphysique. La question que j'aimerais lui poser porte sur la notion de "principe créateur responsable du réglage extrêmement précis de l'univers" et de son rapport au Dieu de Spinoza, rapport qu'il établit en déformant au passage l'interprétation que fait Einstein de ce Dieu. Car, Einstein se réfère au Dieu de Spinoza non pas sur la base d'une 12 Saint Thomas d'Aquin, Somme de théologie, Ia q 2, a 3. 7 finalité anthropique du cosmos, mais sur la base de la rationalité de celui-ci. Il y a de la raison dans le cosmos. Cela est effectivement spinoziste. Conformément à la tradition juive à laquelle il appartient, Spinoza ne fait pas de Dieu un être transcendant enfermé dans cette transcendance dont il sortirait un jour par l'acte créateur. Cette vision simpliste n'est pas juive. Pour Spinoza, Dieu qui est la substance unique ne peut pas, car la substance est dynamisme et poussée vers l'existence, ne pas être fondateur d'existences. Celles-ci ne sont pas Dieu, mais elles y participent tout en s'y distinguant et en formant avec lui l'unique existence. Tel est le paradoxe du Dieu de Spinoza qui navigue entre l'unicité absolue liée à sa transcendance, et sa présence panthéiste en tout ce qui est. Tel est le sens de la phrase qu'il prononce "Deus sine natura". Au coeur du Dieu-Nature de Spinoza, il y a la rationalité. A aucun moment Spinoza n'identifie cette rationalité avec l'orientation du cosmos vers la production de l'homme. Ainsi, ce Dieu de Spinoza n'a rien affaire avec la représentation que s'en fait Trinh Xuan Thuan ; de ce fait, la question à lui poser subsiste : ce principe responsable du réglage extrêmement précis de l'univers ne serait-il pas une pure fiction résultant d'un besoin psychologique comme cela est le cas de beaucoup de croyants qui ont besoin de Dieu ? La foi ou la croyance n'ont pas leur place dans la démarche scientifique. D'autre part, comme nous le verrons, la foi, dans le judéo-christianisme, n'est pas fondée dans le besoin de l'homme en recherche de sécurité. Cela nous ramène à la conclusion à laquelle nous sommes déjà parvenus : le cosmos est un tout en devenir. Les sciences essaient de le comprendre. Nous ne savons pas ce qu'est la réalité, mais nous savons que celle-ci est inséparable de notre regard. La théorie scientifique ne dit pas, de ce fait, ce qu'est la réalité, mais elle est le moyen que nous nous donnons pour essayer de comprendre 13. La théorie, ou l'hypothèse scientifique, précède toute description des faits, ainsi que l'explique constamment Karl Popper que nous avons déjà cité. Je pense que l'on ne tombe pas dans un monisme étroit en disant que le cosmos (univers unique ou multivers, peu importe !) est uniquement matière-énergie et que celle-ci est vie-consciencerationalité constamment en devenir. En nous, les êtres-humains, tout cela est devenu conscience réflexive. Nous ne pouvons pas, de ce fait, ne pas essayer de comprendre : Voilà ce que nous sommes : des moments fugitifs de compréhension dans le devenir. Il n'y a pas de finalité de ce tout. Tout surgit sur la base d'imprévus, de rencontres aléatoires, de hasard. Cette vision n'a rien de pessimiste, elle est au contraire porteuse d'espérance. II -- Liberté de l'homme. Dire de l'homme comme c'est aussi le cas de tous les existants, qu'il est le produit de rencontres aléatoires d'éléments ou du hasard, ce n'est pas faire preuve de pessimisme. Bien au contraire ! D'ailleurs de nombreux scientifiques disent, et Trinh Xuan Thuan en est, que l'homme aurait très bien pu ne pas voir le jour. Mais ce fait ne constitue pas pour autant une 13 On peut méditer à ce sujet le texte suivant d'Albert Einstein et de Léopold Imfeld, L'évolution des idées en physique, traduit par Maurice Solovime, Paris, Flammarion, 2009, cité par Trinh Xuan Thuan, in op. cit; p. 329 : " Les concepts physiques sont de libres créatures de l'esprit humain, même s'ils ont l'air d'être déterminés uniquement par le monde extérieur. Nos efforts pour appréhender la réalité ressemblent à ceux de quelqu'un qui cherche à comprendre le mécanisme d'une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles qui bougent, il entend même le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boitier. S'il est ingénieux, il se forme l'image d'un mécanisme qui serait responsable de tout ce qu'il observe, mais il ne pourra jamais être certain que son image soit la seule capable d'expliquer ses observations. Il ne pourra jamais comparer son modèle avec le mécanisme réel, et ne peut même pas imaginer la possibilité que cette comparaison ait un sens." 8 preuve qu'il aurait été voulu. Puisque que du tout qui est matière-énergie, dans son nécessaire mouvement sur lui-même, est sortie la vie-conscience-rationalité et que, d'une certaine manière, cette vie-conscience-rationalité est cette matière-énergie, pourquoi ne pas dire que si ce n'était pas l'homme dans la structure que nous lui connaissons qui avait surgi, une autre forme de vie-conscience-rationalité aurait nécessairement surgi ? Il n'est nullement besoin d'une finalité pour le reconnaître. Nous ne pouvons pas prévoir les formes que prendra l'évolution. Mais ce que nous pouvons dire c'est que nous, les êtres humains, sommes advenus et qu'avec notre advenue, nous nous posons la question de savoir ce que signifie être. Nous découvrons que nous pensons, que nous pouvons prendre des décisions. Nous découvrons que nous pouvons orienter notre vie et que nous pouvons devenir des acteurs de l'évolution du monde et du cosmos. On peut, dès lors, dire que c'est tout le dynamisme moteur de l'évolution qui devient conscience dans l'être humain. C'est là, à mon avis, que s'enracine ce que nous appelons la liberté de l'homme. L'homme est enfoui dans l'indéterminisme lié à la matière toujours en mouvement, mais en même temps l'évolution l'a doué d'une lucidité réflexive qui lui permet de comprendre (bien sûr, sans tout "dominer") et de prendre des décisions. L'homme est, de ce fait, responsable et libre, toujours en route vers plus de conscience de soi et de liberté. C'est de cette liberté dont je voudrais que nous nous entretenions quelques instants, car, cette notion permet de saisir le sens du mot "création". On est sur une fausse piste quand on limite ce mot au sens du "commencement-origine". Cette expression désigne un domaine à jamais inconnu de nous. Cette notion relève de la structure de notre raison qui est ainsi faite qu'elle pense en schèmes de commencement et en fin, en schèmes de causalité efficiente et de causalité finale. Kant, dans La critique de la raison pure, a bien montré que ces schèmes constituent la structure de notre sensibilité-entendement-raison. La réalité en soi (nouménale) nous échappe. Nous n'en connaissons que ce qui surgit à notre sensibilité et que nous mettons en forme sur la base des a-priori de l'entendement et de la raison. C'est donc nous qui "fabriquons" notre monde. C'est nous qui fabriquons notre objet de connaissance. Du monde, nous ne connaissons que l'idée que nous nous en faisons sur la base de la structure de notre sensibilité-entendement-raison. En l'homme, l'être est devenu conscience de soi - besoin de connaissance - responsabilité et liberté. Alors qu'est-ce que la liberté ? Elle est au cœur de la notion de création du fait qu'en l'homme la conscience est devenue auto-conscience ; par les actes qu'il pose, l'homme peut faire qu'il soit plus homme et que le monde soit plus monde. En l'homme, l'être se prend consciemment "en main" et se donne une direction. C'est avec l'homme que naît la finalité et non pas dans un mythique commencement. Mais l'homme tel qu'il est, n'est nullement "la" conscience. Il en est un moment réflexif, quelque part à la périphérie du devenir. C'est dans cette périphérie qu'il s'autoconstruit, qu'il se donne d'être et qu'il essaie de penser et d'agir. Quels sont, dès lors, les principes qui guident son action ? C'est ce que nous allons essayer de dégager. Pour ce cheminement, je me réfère à Kant, dans le Fondement de la métaphysique des mœurs14. C'est ce livre qui expose le plus clairement ce qu'est l'homme en sa liberté. Pleinement responsable de lui-même et des autres, l'homme est autonome, essentiellement porté à la postulation d'un plus-être. Nous allons suivre les moments essentiels de ce livre de Kant 1 -- Le passage de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la connaissance philosophique. Nous venons de le dire très rapidement, en faisant allusion à la Critique de la raison pure, que l'homme n'est pas un être posé devant un monde dont sa mission serait, de l'extérieur de 14 Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs,(1785), traduction et notes de Victor Delbos, Préface de Monique Castillo, Paris, Le Livre de Poche, n° 4622, 1993. 9 ce monde, d'essayer de le connaître. Bien au contraire, étant un être de ce monde, il en est la conscience réflexive. L'homme est sensibilité, entendement et raison. Ces trois niveaux de son être ne sont pas passifs. Ils sont l'expression du dynamisme de l'être qui, de l'homme luimême, laisse le monde se dire en lui. C'est de l'intérieur de l'homme que vient le monde qu'il connait. Celui-ci est matérialité parce que la sensibilité de l'homme est matérielle. Il est grandeur et quantité, qualité, modalité (relation) parce que l'homme est entendement. Il est un tout formant une unité portée dans la causalité parce que l'homme est raison. Il est important de reconnaître que le monde que nous connaissons est une fabrication de nous (phénoménale). L'en-soi du monde nous échappe (nouménal). La connaissance du monde est possible parce que notre subjectivité est structurée de manière a-priori. Kant démontre cette possibilité en démontrant que nous fonctionnons sur des jugements synthétiques a-priori. Ceux-ci assurent la validité de notre connaissance fondée dans la nécessité et l'universalité. Mais l'être humain que nous sommes n'est pas que capacité de connaissance. On voit que sa liberté est profonde et réelle puisqu'il est lui-même au fondement du monde qu'il essaie de connaître. L'homme se fait son monde sur le fondement de la structure qui est la sienne aux trois niveaux que nous venons de dire : sensibilité, entendement, raison. Mais le dynamisme qui est le sien, le mobilise dans tout son être concret, vivant en ce monde et pas seulement au niveau de sa capacité de comprendre et de connaître. L'homme agit, pose des actes. Il se donne d'être. Ce faisant, il fait être son monde. Il donne d'être au monde lui-même. Quels sont les actes qui sont de nature à correspondre à cette exigence ? C'est tout le domaine de l'éthique qui s'ouvre à nous par cette question. Qu'est-ce qui fonde la moralité des actes humains ? En d'autres termes, quels sont ceux qui sont de nature à le faire grandir et à faire que son monde soit plus intensément monde ? C'est dans ce complexe de questions qu'il s'avère que l'homme est libre. La réponse que donne Kant à cette question tourne autour des notions de volonté bonne, de devoir, de maxime et de respect de la loi. Essayons de comprendre et procédons par questions successives : 1) - Qu'est-ce que l'homme catégorise en lui comme étant le fondement de ce qui peut l'amener à une vie éthique digne de lui-même ? Est-ce la richesse, le savoir, le pouvoir ? Réponse : tout le monde comprend que la richesse, le pouvoir peuvent être des aides à une vie morale élevée, mais tout cela est bien insuffisant. Tout le monde comprend que le fondement ultime d'une belle vie éthique est que notre volonté soit bonne et droite. Il faut vouloir être droit et juste. Du moment que nous sommes en mesure de découvrir cela, cela est le signe qu'il est en notre pouvoir de vouloir. L'homme peut, s'il veut. Tout dépend de lui. 2) - Mais nouvelle question : comment est-ce que je sais que ma volonté est bonne ? Sur quoi me baser pour déterminer que ma volonté est bonne et juste ? Y a-t-il un critère ? Tout homme est habité par un désir de bonheur pour soi-même ou pour les autres. Vouloir le bonheur, est-ce le critère de la justesse et bonté de la volonté ? Réponse : Non, car, il y a autant de définition du bonheur que d'êtres humains. Toute conception du bonheur est fondée sur la sensibilité. Celle-ci ne peut pas constituer le fondement d'une moralité universelle, d'autant plus que la sensibilité est "imbriquée" dans le déterminisme quotidien. Il doit donc y avoir une autre "couche" en l'homme qui fonde sa capacité de poser des actes bons et justes et qui s'impose à tout un chacun, quelles que soient les circonstances. Pour Kant, cette "couche" est la raison. Effectivement par la raison, nous sommes capables de briser le déterminisme lié à la sensibilité. Nous sommes capables, par la raison, de briser la causalité naturelle, de prendre le contre-pied de nos désirs. La raison est capable, car elle est universelle, de voir loin et d'orienter vers une direction nouvelle éprouvée et sentie comme plus juste. Pour Kant, cela est le signe que l'homme que nous sommes, par sa raison, se trouve posé devant une exigence éthique. Nous sentons tous, dans certaines circonstances, 10 que nous sommes au-dessous de nous-mêmes si nous ne posons pas tel acte précis. Voila ce que Kant appelle la loi morale. Du fait que nous sommes des êtres humains, nous sommes posés devant la loi morale. Elle est l'exigence qui s'impose à nous du fait que nous sommes des êtres humains, Nous sentons spontanément qu'il y a des actes que nous n'avons pas le droit de poser parce qu'en les posant nous nous mettrions au-dessous de notre humanité. Ainsi nous découvrons que la loi morale s'impose à nous et nous avons à l'accepter par devoir. Ainsi en est-il de porter secours à une personne en danger. Nous éprouvons l'humanité qui est la nôtre comme si grande et précieuse que c'est un devoir de porter secours à tout homme qui en a besoin. Ainsi ce n'est pas conformément à la loi ou au devoir que nous devons le faire, mais c'est par devoir que nous devons le faire. La loi vient de nous. Etre homme, c'est se hisser à la hauteur de notre humanité. Tout faire pour que l'homme que je suis et que sont les autres, puissent l'être. Donc la loi morale s'impose à l'homme par devoir. Ainsi un acte n'est éthique que quand il est posé sur cette base ; dépouillé de toute inclination personnelle, mais posé par pur respect de la loi morale. 3) - Mais nouvelle question : quels sont les actes qui correspondent à cette loi ? Réponse : ce qui est le plus grand en nous, c'est notre humanité et l'humanité de tout homme. Le devoir qui s'impose à l'homme du fait qu'il est homme est de sauver l'humanité qui le fonde. Voila l'exigence liée à la raison qui nous structure. La raison est la faculté de l'universalité. En conséquence, un acte est éthique quand il est en conformité avec la loi générale, et le signe qui me permet d'affirmer l'éthicité de mon acte, consistera dans le fait que tout autre que moi, dans les mêmes conditions que moi, non seulement pourrait mais devrait poser ce même acte. Kant exprime cela de la manière suivante : "Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse vouloir que la maxime de mon action devienne une loi universelle" (Fondements de la métaphysique des mœurs..., p. 69). C'est toujours sur le fondement d'une raison, que nous posons des actes. Cette raison ou maxime n'est éthique que dans la mesure où tout homme, dans les mêmes conditions que moi, devrait poser ce même acte. Voila où nous conduit notre questionnement concernant la recherche sur la liberté de l'homme. Nous avons trouvé que l'homme dépasse le déterminisme parce qu'il est raison. Il est capable de s'imposer une direction de vie. Il découvre qu'il est appelé à une vie éthique parce qu'une loi s'impose à lui du fait de son humanité. A cette loi, il est tenu par devoir, sinon il perd en humanité. Etre libre, c'est assumer cette exigence liée à notre humanité : poser l'acte que tout autre que moi devrait poser dans les mêmes conditions que celles où je me trouve. Cette loi est universelle car fondée dans notre raison. Kant, dans son langage technique, nomme cela "un jugement synthétique a priori". Cela veut dire que j'allie l'exigence universelle qui est fondée dans ma raison, à l'exigence concrète de la situation dans laquelle je me trouve. Voila ce dont l'homme est capable. Tout dépend de son vouloir. Le dilemme dans lequel l'homme se trouve, c'est qu'il lui faut vouloir. C'est dans cette mesure qu'il réalise son humanité et celle de tous. Kant exprime cela par diverses formules qu'il nomme "impératif catégorique", car, à la différence des impératifs hypothétiques, il s'impose absolument. L''impératif hypothétique n'est que conditionnel. Il s'exprime en disant, par exemple : "si tu veux obtenir telle ou telle chose, il te faudra choisir tel ou tel moyen". L'impératif catégorique s'impose absolument. Il est l'expression du devoir qui vient de notre humanité. En voici les formulations : -- "Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir qu'en même temps elle soit une loi universelle", et autre formulation : --"Agis comme si la maxime de ton action devait par ta volonté être érigée en loi universelle de la nature". Cette formulation est extrêmement importante car elle montre que le dynamisme de l'homme est, en fait, celui qui fait que le cosmos est ce qu'il est, c'est à dire toujours en devenir. C'est dans le dynamisme de l'homme que se dévoile le dynamisme de l'être. Faire que l'énergie, la vie deviennent conscience, autoconscience, responsabilité, liberté. Kant donne encore deux formes de cet impératif catégorique : 11 -- "Agis de manière à traiter l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des autres, jamais simplement comme un moyen, mais toujours en même temps comme une fin", et la dernière formulation met en lumière le fondement de la responsabilité et de la liberté de l'homme : -- "Agis de telle façon que ta volonté puisse se considérer comme étant elle-même la législatrice de la loi universelle à laquelle elle se soumet". 2 -- Mais alors qu'est-ce que la liberté humaine ? Toutes les idées développées jusqu'à maintenant peuvent nous paraître très volontaristes. Nous n'aurions pas d'autre voie à suivre que de vouloir être homme. Ne sommes-nous pas, dans cette approche philosophique, les esclaves de notre volonté ? Cette volonté s'abat sur nous au point de nous écraser et au point de nous décourager d'être né ! Oui ! C'est vrai, la vie n'est pas une route facile. Mais il dépend de nous d'y laisser pénétrer la lumière. Suivons encore ces deux pistes de réflexion que nous propose Kant : 1) - Comme tous les animaux, l'être humain est immergé dans la matérialité et dans son système de causalité interne. Il en partage les instincts ayant en commun avec eux les mêmes besoins liés aux instincts. L'animal n'a pas de décision à prendre, il se laisse guider du commencement à la fin, étant soumis à des lois naturelles. Tel est son destin. L'homme a en commun avec l'animal, tout ce domaine lié à la loi naturelle qui s'applique du commencement à la fin, toujours de la même manière. L'animal n'est pas libre au sens où l'homme l'est. Car l'homme, de par sa structure, brise la loi naturelle. Cet acte de briser la loi naturelle, démontre qu'il est à lui-même sa propre loi. Voila ce qu'est l'autonomie. A la différence des autres existants qui sont dans l'hétéronomie, l'homme est à lui-même sa propre loi et sa propre fin qu'il n'a jamais fini de construire. Donc volonté libre, cela veut dire volonté qui est au principe de la loi à laquelle elle a à se soumettre parce que libre. C'est sur cette autonomie que l'homme peut construire, créer, inventer. Puisque la recherche du bonheur ne peut pas, ainsi que nous l'avons vu, être le motif de notre agir moral, mais que ce motif est la réalisation de la loi morale qui s'impose à lui, l'homme se trouve devant la tâche exaltante de créer le monde de sorte qu'il soit un monde humain. Loin de tout désespoir que peut provoquer une vision pessimiste de la loi morale qui s'impose, celle-ci est, au contraire, un appel adressé à l'homme pour qu'il crée toujours du nouveau afin de pouvoir être homme. L'avenir du monde, du cosmos est entre les mains de l'homme lui-même. Voila ce que lui dit la loi morale. On comprend donc que l'acte créateur n'est pas un acte du passé, mais d'aujourd'hui, de demain et de toujours. L'impératif catégorique est le lieu de la liberté de l'homme parce qu'il est autonomie. Il n'y a rien devant lui. A lui de faire surgir du neuf. Telle est la première piste de réflexion que nous suggère Kant. 2) - Mais il y en a une seconde. Celle-ci dévoile la grandeur de l'homme en sa liberté. Ne serait-ce pas une tentative frauduleuse d'enfoncer l'homme dans une sorte de "cercle vicieux" que de lui dire qu'il est libre du fait qu'une loi morale s'impose à lui et qui le force à réaliser son humanité ? Un "cercle vicieux" peut-il être un chemin de liberté ? Réponse : c'est détourner la notion de loi morale de son sens que de la comprendre comme étant une puissance qui s'imposerait à l'homme de l'extérieur. La loi morale, c'est l'homme lui-même appelé à se donner d'être. Certes, l'homme est engagé et il vit dans le monde sensible. De ce fait, toute loi lui apparait comme venant de l'extériorité. Mais l'homme est plus que cette immédiateté. Jamais il n'arrive à saisir la fine pointe de son Moi. Alors qu'il croit saisir ce qu'il est, le voila renvoyé à une autre profondeur insaisissable de son être. Nous avons deux "Moi" : un "Moi immédiat", phénoménal, engagé dans le quotidien et un "Moi" nouménal que nous n'arrivons jamais à saisir et que nous ne connaissons pas. La grandeur de l'homme, 12 c'est qu'il appartient à ces deux ordres, d'une part l'ordre phénoménal immédiat et d'autre part le monde nouménal, à jamais inconnu de nous. Ce monde nouménal est le monde intelligible, alors que celui de notre immédiateté est le monde sensible. C'est des profondeurs du Moi nouménal que surgit l'appel à nous donner d'être en donnant d'être en même temps à tout autre que moi. L'appel à être est un appel, une exigence qui vient des profondeurs insondables de ce que je suis. Le "je" humain appartient aux deux ordres, l'ordre sensible et l'ordre intelligible. Il unit dans le concret de l'acte libre, ces deux ordres. En inventant l'homme, le cosmos a inventé la liberté responsable. III -- Liberté de Dieu Le parcours que nous avons fait jusqu'à maintenant nous conduit à deux constatations très importantes : 1 -- Nous avons vu d'abord, dans un premier temps, que ce qu'il faut voir dans le terme "création", c'est la puissance du devenir de ce qui est. Il y a d'abord, la matière-énergie, puis la vie, puis la conscience, puis l'auto-conscience qui est rationalité. Ce "tout" est porté par une force dynamique qui produit la multitude des existants. L'homme semble être l'existant le plus réalisé, car dans ce devenir, il est celui qui essaie de comprendre, cet essai de compréhension étant une manifestation du devenir de l'être. Jusqu'où et dans quelle direction ira ce devenir ? Bien malin est celui qui pourra le dire ! Nous retenons également que pour la compréhension du devenir, il est nécessaire d'introduire la notion de hasard dans le raisonnement. La notion de causalité efficiente, au sens où tout ce qui existe était prévu d'avance, fausse le débat, comme nous l'avons vu. C'est ainsi que nous avons pris des distances par rapport aux visions métaphysiques de Trinh Xuan Thuan. Réfléchir au problème de la "création", c'est essayer de comprendre l'énorme dynamisme, la force qui est le moteur de l'évolution. C'est aussi s'intéresser au problème du commencement de notre univers, lié au big bang. Nous avons vu qu'il est absolument nécessaire de ne pas confondre "commencement" et "origine". La notion d'origine est liée à l'apparition de la conscience réflexive qui inévitablement ne peut pas ne pas s'interroger sous le point de vue de cet angle, car la causalité est l'élément central de sa structure avec la temporalité et la spatialité. Donc, du point de vue philosophique, s'interroger sur la création, c'est s'interroger, en union avec le monde scientifique, sur le devenir et ce qui fait le spécifique de chaque stade de ce devenir : matière - énergie - vie - conscience - conscience réflexive. C'est, du fait de l'apparition de l'homme (conscience réflexive) dont la grille de lecture est celle de la causalité, que se pose le problème du commencement - origine. Mais cette grille de lecture n'explique pas que la réalité soit telle qu'elle est vue. 2 -- La seconde constatation concerne notre réflexion sur la liberté de l'homme. Il nous est apparu que la liberté de l'homme, liée à l'apparition de la conscience réflexive, est un grand moment dans le long devenir. Liberté, cela veut dire autonomie, responsabilité, décision. La conscience réflexive est un saut qualitatif important dans le devenir, car désormais un existant, l'homme, est en mesure d'imprimer sa marque dans le lent devenir. En l'homme, l'être devient conscient. Cela veut dire que c'est aussi de lui que dépend l'évolution du monde-cosmos. L'homme, existant du monde, est chargé de poser les actes qui permettront à l'homme d'être plus homme, au monde, d'être plus monde. Il y a désormais avec l'homme dans le devenir, une autoconscience qui est chargée de manière lucide d'accompagner et peut- 13 être de guider l'évolution. Telle est l'ampleur de l'autonomie de l'homme. A lui de se donner d'être en même temps qu'il donne à l'univers d'être. Que dire maintenant de la liberté de Dieu ? Compte tenu du parcours que nous venons de faire, il est tout à fait possible d'affirmer que l'homme, du fait qu'il est l'autoconscience de tout ce qui advient, a tout ce qui lui faut pour mener sa vie et pour aller jusqu'au bout de sa mission qui consiste à donner effectivité à l'exigence exprimée par l'impératif catégorique. L'homme et le monde sont en devenir ; jusqu'où, jusques à quand ? Personne n'est en mesure de répondre. Il nous suffit d'agir au mieux et le plus conformément au devoir qu'impose la loi morale et tout ira pour le mieux. Et advienne ce qui pourra ..; et ce qui adviendra ! C'est une position possible et respectable. Mais peut-être est-il possible d’aller plus loin encore, jusqu’à la postulation d’un Dieu. Nous allons procéder en deux temps. C'est au second moment, qu'il sera question de la liberté de Dieu, inséparable naturellement de la liberté de l'homme dont nous avons parlé. Je précise que nous sommes dans une démarche de philosophie de la religion et non pas dans un cours de théologie. 1 -- Dieu est un Dieu postulé. J'ai longtemps été un adepte de la vision de Kant quant à ses deux postulats concernant d'abord l'immortalité de l'âme et ensuite de l'existence de Dieu. Pour Kant, la réalisation de la loi morale est quelque chose de si grand qu'elle n'est pas possible en ce monde ; il faut donc postuler un autre monde, d'où nécessité de postuler l'immortalité de l'âme pour que l'homme puisse durer sur cette voie de la réalisation de la loi morale. Il n'y arrivera d'ailleurs jamais pleinement. Tel est le premier postulat, celui de l'immortalité de l'âme. Quant au second postulat, celui de l'existence de Dieu, il découle du premier postulat. Du moment qu'il faut postuler cet autre monde, il est nécessaire de postuler un auteur de ce monde. Voilà le postulat de l'existence de Dieu. Je reconnais qu'il y a une grandeur dans cette démarche kantienne. Elle met en évidence la grandeur de l'homme dans sa liberté. L'homme n'a jamais fini de se donner d'être homme. La critique que j'adresse à cette vision est, bien que Kant ait insisté dans l'impératif catégorique sur l'importance de la relationnalité entre les hommes et de l'intersubjectivité, celle-ci disparait dans ces postulations. Tout à coup, l'homme se trouve seul et esseulé dans son éternelle immortalité. D'autre part, Dieu se trouve toujours au loin devant l'homme ; l'homme court après lui sans jamais l'atteindre. Le Dieu de Kant ne parle pas, et il n'est vu que de dos. Ce Dieu n'a pas de visage. Je voudrais donner les grandes lignes d'une philosophie de la religion dans laquelle Dieu a sa place sans qu'à aucun moment l'humanité de l'homme, dans sa liberté-responsabilité, soit atteinte ou diminuée. Sur la base de cette philosophie, il me semble que celui qui postule l'existence de Dieu creuse plus profondément dans l'humanité que celui qui ne postule pas. Celui qui postule est plus proche des exigences de la raison que celui qui ne postule pas. Je ne dis pas qu'il est plus homme, mais je dis qu'il pousse très loin les exigences de la raison. Mais venons maintenant aux arguments de cette postulation : 14 1) - Tout repose, pour moi, sur la notion d'intersubjectivité et d'interrelationalité. Ce qui nous caractérise, nous, êtres humains, c'est que nous sommes interrelationnels. Il n'y a pas de "Moi" sans un autre, et sans les autres. D'ailleurs, cela se remarque dans le langage que nous, hommes, avons inventé. Toute nos phrases commencent par "Je" ou par "Moi". Quand je parle, je dis toujours : "Je". Le "Je" est le moyen que nous nous donnons pour nous situer parmi les autres. Cela veut dire qu'il n'y a pas de "Je" ou de "Moi" sans "Tu". Si j'étais seul au monde, je n'aurais pas à dire "Je". Ainsi, on le comprend, dire "Je", c'est en même temps dire "Tu". Dire "Je, qui est un dire "Tu, est donc l'expression de l'interrelationalité, intersubjectivité. Il appartient donc à la structure de l'être humain d'être interrelationnel /intersubjectif. Tel est le premier élément de cette démonstration. 2) - Le deuxième élément concerne la "mission" attendue de ce "Je". Celle-ci consiste, ainsi que nous l'avons vu, à ce que ce "Je" s'élève au niveau de son être. Il a à se donner d'être. Or, c'est dans l'intersubjectivité qu'il est appelé à se donner d'être. Les hommes n'ont jamais fini de se donner d'être, à tel point que leur expérience est telle qu'ils savent qu'ils sont toujours au-dessous de ce qu'ils devraient être. C'est dans l'intersubjectivité, en se portant les uns les autres, qu'ils essaient d'être, sans pouvoir atteindre leur être. Et voila qu'un beau jour, la mort survient ; c'est la déflagration de l'existence. Faut-il aller jusqu'à dire que la vie est un nonsens du fait que l'expérience est telle que dans la mort, l'homme découvre qu'il n'est pas arrivé et qu'il ne peut pas arriver à hauteur de lui-même ? 3) - C'est là qu'intervient le troisième élément fondé sur le dynamisme de l'être dont nous avons amplement parlé aux points I et II ci-dessus. Il ne peut pas y avoir d'échec absolu dans le devenir de l'être advenu jusqu'à la conscience réflexive en l'homme. En conséquence, je postule que l'homme, dans sa mort, se trouve devant et rencontre un Tout-Autre, Dieu. Sans que l'homme le sache, durant sa vie, dans l'intersubjectivité avec les autres, le "Je" humain était déjà en relation avec le Tout-Autre. Je postule donc que l'homme, dès son advenue à l'existence au milieu des autres et avec eux, est déjà en relation avec un Tout-Autre, Dieu. Celui-ci est dévoilé dans son être au moment de la mort de chacun d'entre nous. Il n'est pas irrationnel, dès lors, de postuler que l'être qui est lent devenir jusqu'à l'éclosion de la conscience réflexive, est porté par ce Tout-Autre, bien évidemment sans que celui-ci intervienne, car étant Autre, il est dans l'Etre-Autre, sans aucune mesure avec ce que nous sommes. Même le terme "être" ne convient pas pour le catégoriser, mais il n'y en a pas d'autre. Cette non-convenance tient au statut de notre langage qui n'est adapté qu'à notre monde. Tel est le cheminement philosophique qui me conduit à la postulation de l'existence de Dieu. 2 -- Les conséquences de cette postulation de l'existence de Dieu. Cette postulation permet de comprendre le fonctionnement du judéo-christianisme. C'est là que l'on retrouve la notion de liberté appliquée maintenant au Tout-Autre qu'est Dieu ; car il y a nécessairement une liberté de Dieu. Nous allons progresser par mentions successives des éléments fondamentaux qui vont nous permettre de comprendre comment est né le monothéisme : --> La marque caractéristique des civilisations anciennes est l'hénothéisme. J'entends par ce mot la conception selon laquelle au-dessus de l'homme, il y a une puissance cosmique qui le domine et le dépasse. C'est à cette puissance que sont attribués les événements cosmiques pour lesquels l'homme n'a pas d'explication. Ainsi en est-il des dieux de la Mésopotamie et de l'Egypte ancienne. 15 --> Israël, durant l'exil, apporte un renversement dans la conception de Dieu. Alors que les dieux cananéens avaient la même signification que les dieux égyptiens et mésopotamiens, Israël, durant l'exil, découvre le monothéisme. Ce mot n'exprime pas seulement l'idée d'un Dieu unique, mais aussi l'idée fondamentale selon laquelle Dieu, s'il existe, s'engage dans l'histoire de l'homme. Le Dieu biblique, à la différence des divinités antiques, parle avec l'homme ; il choisit un peuple ; il est avec l'homme, fondateur d'histoire. Les notions d'histoire, et celles, en conséquence, de responsabilité et liberté, sont des "inventions" d'Israël. Personne n'a jamais vu ni entendu Dieu ; ce Dieu ainsi conçu, qui se caractérise par la Parole, surgit sur le fondement de la structure intersubjective de l'homme. Il n'y a donc pas de rapport entre les divinités anciennes, celles des civilisations pré-bibliques et le Dieu biblique. Ce dernier n'est pas une "invention", mais une postulation sur la base de la structure intersubjective de l'homme. C'est pour cette raison que, pour Israël, si Dieu existe (et cela ne fait pas de doute du fait que l'homme est intersubjectivité), il épouse les structures mêmes de l'homme dans sa spécificité. Il a une conscience, une liberté, et en ce sens, il est partenaire de l'homme. Donc Israël postule l'existence de ce Dieu sur la base de la structure intersubjective de l'homme. Ce Dieu n'est pas à comprendre comme existant dans un "avant-l'homme". Non, pour Israël, c'est le fait qu'il y a l'homme qui est le fondement de la postulation de l'existence de Dieu. Ne pas dire qu'Israël "invente" Dieu. Non ! Israël, dans sa réflexion sur l'homme découvre qu'il ne peut pas ne pas y avoir Dieu. Il le découvre sur la base de sa structure intersubjective, appelé à advenir à son être dans l'intersubjectivité. Dieu pour Israël, est celui avec qui l'israélite se donne d'être. L'élément fondamental de cette postulation est la Parole. Du moment qu'elle est la caractéristique de la conscience réflexive, donc de l'homme, elle est la caractéristique du Dieu postulé. Du moment que l'acte de cette postulation est l'expression de l'acte profond de l'être qui, en cet acte, se donne d'être, elle est, dans la conscience réflexive, un acte de l'être. Voila ce qu'est l'existence de Dieu en tant qu'acte qui trouve son origine dans les profondeurs de la conscience devenue conscience réflexive. En ce sens, il faut parler de la liberté de Dieu, de la conscience de Dieu. La conscience humaine ne peut pas ne pas le postuler dans la forme dans laquelle elle-même existe. --> A ce niveau, il est important de comprendre ce qu'on entend par analogie du langage. Il n'est pas possible à la conscience réflexive d'exprimer autrement qu'en son langage, le contenu de sa postulation qu'est Dieu. Elle l'exprime au moyen des mots dans lesquels elle exprime ce qu'il y a de plus humanisant. Ainsi en est-il par exemple du mot "Père" appliqué à Dieu. Nous sommes dans l'analogie. Aucun mot ne peut dire ce qu'est Dieu dans son en-soi. Pour la conscience réflexive que nous sommes, Il est ce en qui et par qui nous nous humanisons. Par ces mots, la conscience humaine réflexive exprime le vaste horizon vers lequel, de par sa structure, elle tend. Voila ce que l'on peut dire du point de vue de la philosophie de la religion. Il n'est donc pas irrationnel de postuler l'existence de Dieu. --> Cette postulation-formulation trouve un prolongement dans le christianisme. En voici le cheminement : puisque c'est dans l'être-avec, dans l'intersubjectivité, que l'homme advient à lui-même, sans jamais y parvenir en cette vie, pourquoi ne pas postuler que Dieu soit chair humaine. C'est ce chemin qu'a emprunté la conscience humaine qui est arrivée, voici 2 000 ans, à cette découverte qui est au fondement de la foi chrétienne, l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ. Mais la conscience réflexive poursuit son chemin de postulation. Il n'est pas possible que Dieu ne soit qu'un vis à vis. La conscience réflexive elle-même, qui surgit en tant qu'homme, ne peut pas ne pas être le lieu, également, du Tout-Autre. Et cela nous conduit naturellement, puisque la conscience humaine, dans son intersubjectivité est être- 16 avec, communauté, cela nous conduit à postuler cette communauté en Dieu. Et voila ce qui a conduit l'homme à découvrir que Dieu est Trinité. Nous pourrions continuer l'exposition de cette philosophie en étudiant les grands événements de la communauté chrétienne. Je ne fais que mentionner pour terminer, la signification symbolique du repas eucharistique. Le repas entre hommes, n'est pas que le lieu où de la nourriture est absorbée. Le repas est, au contraire, le lieu de la rencontre des personnes du fait de l'échange, de la présence. Dans la communion du repas, l'homme devient plus lui-même. Ceci explique la haute valeur symbolique du repas eucharistique conçu comme lieu de communion avec le Tout-Autre qui est présent et qui appelle à être plus, à dépasser l'immédiateté. La foi judéo-chrétienne a surgi sur le fondement de la structure intersubjective de l'homme qui découvre, de ce fait, qu'il n'a jamais fini de se donner d'être homme. Pour lui, être homme, c'est postuler jusque dans l'existence en sa propre chair, du Tout-Autre avec lequel, à son insu, il est depuis toujours en dialogue. Dans le judéo-christianisme, ce dialogue est devenu effectif. Depuis l'avènement de la conscience réflexive, ce Tout-Autre se cherchait un chemin ; il l'a trouvé, après de nombreux essais exprimés dans les mythologies anciennes, dans la parole et dans la chair humaine. Un jour, l'homme l'a entendu. --> Que signifie tout cela par rapport à la création ? Ma réponse est la suivante : il est clair que du moment que l'homme est conscience réflexive, il se pose la question de son identité. Il se la pose, comme nous l'avons dit, selon les structures de sa sensibilité - entendement raison. De ce fait, il est impossible qu'il ne parle pas de commencement et d'origine. Mais notre analyse nous a bien montré qu'à travers ces mots, c'est la question du sens que l'homme pose, c'est la question de son identité. A cette question, il se dit que quoiqu'il en soit de sa propre origine qu'il ignore, c'est à lui, dans l'intersubjectivité, à se donner d'être. Dans cette attitude honnête, à l'écoute de la loi morale qui s'impose à lui et qu'il s'impose, il rencontre le Tout-Autre qui l'aime et qui, à son insu, parle avec lui depuis toujours. Cette philosophie de la religion est basée sur l'autonomie et la liberté de l'homme. Parce que l'homme est libre, Dieu est libre. C'est parce qu'il est libre qu'on peut très bien, si l'on veut, vivre sans Lui. Mais en vivant avec Lui, on se grandit, on se rapproche de notre humanité. -------------------- 17 BREVE BIBLIOGRAPHIE Jean-Marie Maldamé, Science et foi en quête d'unité, Discours scientifiques et Discours théologiques, Paris, Cerf, 2012. Création et Providence, Paris, Cerf, 2010 Jean-Marie Schaeffer, La fin se l'exception humaine, Paris, NRF essais, Gallimard, 2007 Pierre Gisel et Lucie Kaennel, La création du monde, discours religieux, discours scientifique, discours de foi, Genève, Labor et Fides, 1999. Pierre Gisel, La création, Essai sur la liberté et la nécessité, l'histoire et la loi, l'homme, le mal et Dieu, Genève, Labor et Fides "Lieux théologiques" 2, 1987 (1ère éd. 1980). Emmanuel Durand, Evangile et Providence, Une théologie de l'action de Dieu, Paris, Cerf, "Cogitatio Fidei" 292, 2014. Alexandre Ganoczy, Homme créateur, Dieu Créateur, Paris, Cerf, "Cogitatio Fidei" 98, 1979. Dieu, l'homme, la nature, Théologie mystique et science de la nature, Paris, Cerf, "Cogitatio Fidei", 1945. François Euvé, Penser la création comme jeu, Paris, Cerf, "Cogitatio Fidei" 2019, 2000. Jürgen Moltmann, Dieu dans la création, Paris, Cerf, "Cogitatio Fidei 146, 1988. Thomas d'Aquin, Somme de Théologie (sur la Providence), I a (sur le Gouvernement divin), I a q. 103-105. q. 22. G. Siegwalt, Dogmatique pour la catholicité évangélique, III, /1, Cosmologie théologique, Genève, Paris, Labor et Fides, Cerf, 1996. A. Gesché, Dieu pour penser, T. V, Le Cosmos, Paris, Cerf, 1995. E. Fink, Le jeu comme symbole du monde, Paris, Ed. de Minuit, 1966. Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée, Paris, Seuil, 1979. R. Thom, dans La Querelle du déterminisme, Philosophie de la science aujourd'hui, Paris, Gallimard, 1990. Karl Popper, L'Univers irrésolu, Plaidoyer pour l'indéterminisme, Post-scriptum à la logique de la découverte scientifique, II, Paris, Hermann, 1984. ------------------------ 18 TABLE DES MATIERES. Introduction. 1 III -- Etude des arguments en faveur de la théorie anthropique. 1 -- Le multivers : piste à abandonner. 2 -- L'univers savait que, quelque part, l'homme allait venir. 3 -- Hasard ou nécessité ? 4 -- De quel Dieu parle Trinh Xuan Thuan ? 2 2 4 5 7 II -- Liberté de l'homme. 1 -- Passage de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la connaissance philosophique. 2 -- Mais alors qu'est-ce que la liberté humaine ? 8 9 12 III -- Liberté de Dieu. 1 -- Dieu est un Dieu postulé. 2 -- La conséquence de cette postulation de l'existence de Dieu. 13 14 15 Brève bibliographie. 18 Table des matières. 19 ---------------------------- 19