Les 50 ans du Centre Belge de la Bande Dessinée

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Les 50 ans du Centre Belge de la Bande Dessinée
Les 50 ans du Centre Belge de la Bande Dessinée
en trois étapes
Les musées changent parce que les publics évoluent, que la société se transforme, que les
technologies bouleversent les pratiques, que le savoir et le savoir-faire s’enrichissent. La
reconnaissance de ce dynamisme des disciplines et des sociétés implique un questionnement
permanent de nos objectifs, de nos attentes et de nos réalisations.
Notre volonté d’être pertinent nous oblige donc à être attentif et évolutif. (…)
Nous enrichissons nos pratiques par la confrontation avec d’autres manières de dire et de faire.
Michel Côté, Directeur général du Musée de la Civilisation, QC, 2014.
1989
Cette année-là, il s’était vendu moins de 500 albums différents en langue française sous une belle
couverture cartonnée. Bien que s’adressant à des publics différents, on parlait de bande dessinée
« tous publics ». Le genre était qualifié de « franco-belge » puisqu’issu, pour l’essentiel, des
magazines Spirou, Tintin et Pilote. Avec le mensuel (A Suivre), les limites de la catégorie
commençaient à craquer. La bande dessinée flamande était, sur le marché européen, la reine du
family-strip. Prépubliée dans la presse flamande et parfois hollandaise, très populaire, ses quelques
séries-phare faisaient l’objet d’une production intense et bon marché, en albums souples et minces.
Les grandes maisons d’édition se battaient pour leur indépendance et le marché des planches
originales était balbutiant. Pourtant, l’avenir frappait à la porte… laquelle n’allait pas résister aux
mangas venus du Japon pas davantage qu’à un courant plus artistique – né dans les écoles – qu’on
appela bientôt « BD indépendante ». Malgré tout, c’est encore la Belgique qui comptait – en Europe
– le plus grand nombre de créateurs de BD au kilomètre carré.
Cette année-là, chez les amateurs d’art, l’Art Nouveau n’avait pas encore rattrapé le temps perdu,
celui du mépris pour l’Art Nouille. En Belgique, quelques fous – dont les fondateurs du Centre Belge
de la Bande Dessinée, Jean Breydel et Guy Dessicy – s’échinaient à en faire reconnaître la richesse et
l’audace. Ils étaient encouragés notamment quelques auteurs de BD issus des nouvelles générations,
au premier plan desquels François Schuiten ou Frank Pé.
Cette année-là, les amateurs de musées et les amateurs de bande dessinée n’avaient pas d’autre
choix que de consulter les guides, de lire la presse écrite ou audiovisuelle pour entendre parler du
Centre Belge de la Bande Dessinée. L’image de Bruxelles était, pour les touristes potentiels, celle
d’une capitale européenne d’où proviennent les mauvaises nouvelles. On la fréquente pour le travail.
Pas pour les loisirs. Les compagnies low-cost étaient encore embryonnaires et le TGV vers Bruxelles
n’était nulle part.
2014
Cette année-là, plus de 5 000 albums – y compris plus 20ùde mangas et autres productions
coréennes et chinoises – inondent le marché francophone. Le genre franco-belge fait encore les
belles heures des éditeurs et des auteurs mais, à côté de lui, de l’ouvrage de luxe au roman
graphique, l’offre de lecture s’est considérablement enrichie. La bande dessinée flamande a
largement fait la place à des créateurs originaux, publiant dans des formats différents. Pour les
auteurs, de plus en plus nombreux et répartis sur tout le territoire européen, les temps ne sont
pourtant pas faciles. Le tirage moyen d’un album ne dépasse pas six mille exemplaires. Un second
métier… ou un conjoint exemplaire ( !) est le bienvenu.
Phénomène longtemps cantonné à la Belgique, les écoles de BD se sont multipliées en Europe. Les
grands éditeurs ont fait l’objet de regroupements ou de rachats. Ils sont rejoints par d’autres
structures, plus spécialisées. Le cinéma européen s’intéresse de plus en plus aux scénarios de BD. Les
jeunes auteurs publient leurs travaux sur des blogs dessinés. Leur premier objectif est parfois de
mettre leur talent en vitrine, parfois de s’exprimer librement, tout simplement, en utilisant un
langage qu’ils apprécient. Depuis peu, on décline le vocable « réalité augmentée » à toutes les
sauces, surtout en songeant aux perspectives offertes par les écrans tactiles des tablettes
numériques.
Parallèlement, la bande dessinée est devenue un genre artistique à part entière. Des planches
originales sont mises aux enchères ou vendues de la main à la main, entre auteurs et collectionneurs.
Sur le marché de l’art, une poignée de grands dessinateurs crée des œuvres originales sans qu’il soit
question de les publier. A côté d’eux, d’autres – pas moins talentueux - ne produisent plus qu’à partir
de tablettes graphiques. La place de l’ordinateur est devenue essentielle dans le studio de l’auteur :
un outil de documentation, de coloriage, de lettrage, de mise en scène ou, tout à la fois, de création.
Sans oublier la communication. Les auteurs d’aujourd’hui sont toujours en contact avec leurs
confrères ou leurs éditeurs, où qu’ils aient choisi de vivre.
Cette année-là, l’Art Nouveau n’est plus une source de moquerie. Il inspire les créateurs et fait l’objet
d’un respect unanime. Les amateurs de musées font leur marché sur internet, préparent leurs
circuits sur Google Maps et communiquent leurs enthousiasmes ou leurs déceptions dans les réseaux
sociaux. Dans toutes les langues du monde, pour un musée, le bluff est interdit. Les équipes du CBBD
sont, elles aussi, actives sur les réseaux sociaux. Et plusieurs opérations successives avec Google
permettent dorénavant de découvrir les espaces intérieurs du CBBD avec StreetView. La
démocratisation des moyens de transport – avion et train – draine un public de plus en plus
nombreux vers Bruxelles, destination gourmande, dont l’offre, en termes de loisirs culturels, s’étoffe
et de professionnalise.
2039
Cette année-là, on ne parlera peut-être plus avec les mêmes mots de ce mode d’expression
artistique qu’est la bande dessinée. Les planches originales des grands auteurs du XXe siècle sont
dans des coffres mais il arrive encore de trouver quelques trésors d’auteurs de BD talentueux moins
connus. Certains collectionnent maintenant les fichiers garantis d’éditeur comme jadis, leurs pères
avaient amassé des milliers de fichiers MP3 sur des disques durs, avant de découvrir la musique en
réseau. Les œuvres BD publiées ont suivi le même chemin que les autres catégories de livres.
Conservées dans de grandes bibliothèques parfois associées à des musées, c’est néanmoins sur des
écrans tactiles qu’elles sont lues le plus souvent. Du doigt, en furetant çà et là, on guide ses humeurs
sur des écrans courbes de belle dimension. La cyberBD permet de connecter les récits entre eux mais
s’agit-il encore de constructions en séquences découpées qui enthousiasmaient nos pères en
nourrissant leur capacité à imaginer ?
Est-ce là le Dixième Art ? C’est ainsi que depuis 25 ans, chez quelques esprits qu’excite toujours le
mariage du modernisme et de la créativité, on désignait l’art du numérique.
Pour quelle raison les amateurs du genre auront-ils envie de se rendre au Musée et d’en découvrir
les expositions et les collections ? Après tout, déjà par le passé, le véritable musée de la bande
dessinée n’était-il pas dans leur bibliothèque ? Dans le seul endroit où leur propre imaginaire avait
nourri la bande-son et les blancs ménagés par les auteurs de BD ? La voix des personnages, le
mouvement, le froid ou la chaleur, le bruit et les odeurs contenus dans une œuvre réussie – de celles
qu’on conserve – n’appartient qu’au lecteur. La bande dessinée est avant tout l’art de l’ellipse.
Comment les visiteurs potentiels découvriront l’existence de ce lieu de mémoire et de création ? Ce
ne sera sans doute pas qu’une affaire d’outils de communication adéquats. Prolongeant ce qui est
entamé depuis plusieurs décennies, le grand musée devra sans doute cultiver sa présence dans les
réseaux fréquentés par le futur visiteur. On dépense rarement – et on se dépense encore moins –
pour atteindre quelque chose dont on ignore tout.
Le grand musée consacré à la bande dessinée saura-t-il trouver son chemin à travers ces cinquante
ans ? Sera-t-il un simple – mais respectable !- outil de mémoire, valorisant un patrimoine embusqué
dans le coffre-fort des marchands d’art et des collectionneurs et dans ces innombrables histoires
imprimées à la gloire des héros de papier du XXe siècle ? Ou saura-t-il être, à sa manière, un Musée
de la Civilisation accompagnant les évolutions de cet art populaire jusque dans la création
contemporaine de cette année 2039 ?
Jean Auquier,
Directeur général
Centre Belge de la Bande Dessinée-Museum Brussels.