Le grenier du monde brûle-t-il
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Le grenier du monde brûle-t-il
dossier MARCHÉ DE L’ART Forum Le grenier du monde brûle-t-il ? Quelles sont les conséquences de la mondialisation et de la crise sur le marché de l’art ? La France parviendra-t-elle à maintenir son importance historique ? Les points de vue de Paul-Gabriel Sauvage – galeriste –, de Jérôme Kohler – consultant en philanthropie et président de Paris Musées – et de Fanny Saulay, junior spécialiste chez Christie’s Paris. Reflets Magazine : Quelles sont les spécificités du marché de l’art français ? Fanny Saulay : La réforme des ventes publiques de 2001 a permis à Christie’s, Sotheby’s et Artcurial de prendre d’énormes parts de marché. Cependant, fait unique au monde, les commissaires-priseurs indépendants conservent un ancrage très fort. Protégés des capitaux étrangers tout au long du XXe siècle, ils se sont transmis leurs charges de génération en génération, d’où leur pleine intégration dans les réseaux régionaux : proches des grands collectionneurs locaux et de leurs notaires, ils voient encore de nombreux chefs-d’œuvre passer par leurs études. Jérôme Kohler : À cause de cela, on a longtemps reproché au marché français d’être trop national, à nos artistes vivants de ne pas avoir de reconnaissance, et donc de cote, à l’international, et enfin aux galeries, aux maisons de ventes et aux marchands de ne REPÈRES CHRISTIE’S Première maison de vente aux enchères dans le monde, Christie’s organise près de 1 000 vacations par an, couvrant 80 spécialités, dans ses salles en Australie, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, à Hong Kong, en Israël, en Italie, aux Pays-Bas, en Suisse ou en France. JANVIER/FÉVRIER 2013 PAGE 44 Christie’s a installé un bureau à Paris en 1968, suivi de l’ouverture d’une salle de vente en 2001. Situé au cœur du quartier des antiquaires et des galeries d’art de la rive droite, cet espace de 4 500 m2 comprend cinq salles d’exposition et accueille une équipe de près de 100 personnes. pas être sur les grandes routes commerciales – New York et Londres principalement. Paul-Gabriel Sauvage : De fait, la position de la France est devenue marginale : elle a occupé en 2011 la quatrième place avec 5,90 % du marché mondial, loin derrière le trio de tête composé du Royaume-Uni (22,10 %), des États-Unis (29,40 %) et de la Chine (30,40 %). À la notable exception d’Artcurial, les maisons de ventes françaises sont en repli. La participation de la France à la montée en puissance de l’art contemporain dans le monde reste insuffisante. C’est notamment lié au fait que les Français (institutions comme entreprises et particuliers) soutiennent moins la cote de leurs artistes que leurs homologues anglo-saxons. Par exemple, le Royaume-Uni regroupe sous le vocable YBA / Young British Artists une cinquantaine d’artistes contemporains appuyés par les collectionneurs et par les grandes galeries telles que Saatchi et White Cube. D’ailleurs, les artistes français les mieux cotés sont ceux qui ont fait carrière aux États-Unis (Louise Bourgeois) ou ceux qui ont été représentés par un galeriste américain (Yves Klein ou César). J. Kohler : Toutefois, cette situation évolue. Nous assistons à un redéploiement fort du marché de l’art français, grâce notamment à l’engagement de personnalités comme François Pinault ou Bernard Arnault, et au travail d’associations de collectionneurs ou d’amateurs comme l’ADIAF / Association pour le développement international de l’art français. Sans oublier le renforcement de foires comme la Biennale des antiquaires, la FIAC ou Paris Photo, véritables plaques tournantes qui, par ricochet, ont renforcé les galeries et les marchands nationaux, et ont attiré les acteurs internationaux. L’implantation de la galerie américaine Gagosian à Paris est un symbole fort. Surtout, désormais, les maisons de ventes répartissent ou pondèrent leurs ventes thématiques par pays. P.-G. Sauvage : La France occupe ainsi une place de choix dans les marchés très spécifiques que sont l’art primitif, les arts décoratifs et, plus récemment, la photographie, la bande dessinée et le « street art ». RM : Quelles sont les conséquences des récentes évolutions réglementaires relatives aux plus-values, à l’ISF et aux droits de succession ? P.-G. Sauvage : L’intervention des pouvoirs publics, que ce soit sur les successions ou sur les dations, est une autre spécificité française… Cependant, elle reste quantitativement limitée par rapport à l’ensemble des transactions. J. Kohler : D’ailleurs, la plupart des éléments cités ne touchent pas le marché de l’art directement. La taxation des œuvres d’art, qui aurait asséché les capacités des collectionneurs et provoqué des ventes massives déstabilisant le marché, a pour sa part été abandonnée. P.-G. Sauvage : Pour autant, l’imposition partielle de l’ISF sur les œuvres d’art au-delà de 50 000 euros a suscité la crainte et le mécontentement des acteurs du monde de l’art. Ceux-ci sont presque tous montés au créneau, pas uniquement pour défendre leurs intérêts, mais aussi pour alerter les pouvoirs publics sur l’instabilité chronique de la réglementation française. Il ne faut pas négliger l’incidence de l’incertitude fiscale sur l’attractivité de notre pays : elle empêche les acquéreurs d’avoir une vision de long terme sur la pérennité et la rentabilité de leurs investissements. RM : Quel est l’impact de la crise économique sur le marché ? J. Kohler : La crise économique a certainement ralenti le marché mondial pendant un ou deux ans, mais les résultats des ventes aux enchères ainsi que des grandes foires internationales sont désormais, de l’avis de nombreux observateurs, à leur plus haut niveau. P.-G. Sauvage : Au même titre que l’or, les œuvres d’art ont toujours été, historiquement, une valeur refuge face aux crises de grande ampleur. Aujourd’hui, quels que soient les pays, on constate comme en 2008 une progression très importante du nombre d’œuvres en circulation, avec une accélération du cycle des achats-ventes et une évolution positive des prix. À titre d’exemple, Sotheby’s New York a réalisé en novembre 2011 sa deuxième plus belle vente d’art contemporain avec un produit net de 316 millions de dollars, frôlant de peu le record absolu de 2008. J. Kohler : Naturellement, tous les secteurs ne bénéficient pas du même engouement, comme le montre, a contrario, la situation de la peinture italienne du XVIIe siècle. Considérer l’art comme une valeur refuge suppose d’acheter des valeurs totalement établies dans le temps : or, ce segment étant étroit en volume, il fait l’objet d’une hausse Fanny Saulay >E11 Première élève de l’ESSEC à avoir suivi le cursus en partenariat avec l’École du Louvre, Fanny Saulay rejoint le département d’art impressionniste et moderne de Christie’s dès décembre 2008. Après deux saisons de ventes passées à Londres, elle intègre l’équipe du chairman du département international, basé à Paris. En 2012, elle est promue business development associate à New York. En 2013, elle regagne Paris en tant que junior spécialiste, toujours au sein du département art impressionniste et moderne. On constate aujourd’hui une progression du nombre d’œuvres en circulation, avec une accélération du cycle des achats-ventes PAGE 45 JANVIER/FÉVRIER 2013 dossier MARCHÉ DE L’ART Jérôme Kohler >E92 Fondateur de la société de conseil L’Initiative philanthropique, Jérôme Kohler est par ailleurs l’un des fondateurs de la chaire Philanthropie à l’ESSEC, président de Paris Musées SAS et membre de nombreux réseaux philanthropiques internationaux. rapide qui paraît déconnectée des cotes réelles, décourageant les acheteurs réduits à un tout petit nombre. F. Saulay : Cela rappelle qu’il y a plusieurs marchés de l’art, inégalement affectés par la crise. Contrairement au marché des chefs-d’œuvre, que les grandes fortunes de New York et de Londres font prospérer, le middle market, prédominant en France, fait montre d’une véritable frilosité. Les vendeurs plus modestes conservent leurs œuvres comme un patrimoine de dernier recours. En outre, ils craignent de devoir les céder à un prix faible, car de leur côté les acheteurs mobilisent de moindres budgets. L’offre s’en trouve réellement réduite. RM : Quelle est la place des pays émergents sur le marché international ? P.-G. Sauvage : Le domaine géographique du marché de l’art s’étend. Outre le vieux continent et l’Amérique du Nord, il faut maintenant compter sur l’entrée en lice au premier plan de la Chine, du Brésil, mais aussi de certains pays du Moyen-Orient et de l’Australie. J. Kohler : Ces pays nous concurrencent principalement sur les achats, suivant les évolutions de la géographie des grandes fortunes, ce qui est le jeu normal du marché. F. Saulay : Les acheteurs chinois sont particulièrement puissants. À dire vrai, leur présence dope le marché français : en décembre 2012, ce sont eux qui ont garanti le succès REPÈRES L’INITIATIVE PHILANTHROPIQUE Société de conseil spécialisée dans les domaines du mécénat, de la philanthropie et dans le développement des institutions culturelles publiques ou privées, L’Initiative philanthropique intervient, en France et à l’international, auprès d’entreprises JANVIER/FÉVRIER 2013 comme BNP-Paribas, Imérys, d’institutions comme le Louvre, la RMN, le centre Pompidou-Metz, les fondations Antoine de Galbert/ Maison Rouge et Le Corbusier, ainsi que de nombreux clients individuels ou familiaux (www. initiative-philanthropique.com). PAGE 46 Les pays émergents nous concurrencent principalement sur les achats, suivant les évolutions de la géographie des grandes fortunes de la vente d’art asiatique de Christie’s Paris, qui a permis de récolter 34 millions d’euros. P.-G. Sauvage : Les performances de la Chine ont fait apparaître un nouveau profil d’acquéreurs : des chefs d’entreprises de grands groupes et d’autres investisseurs à la réussite rapide. Ces derniers affluent vers le marché de l’art pour diversifier leurs placements. Ils dessinent un type de spéculation inédit, générant un afflux important de capitaux. Ce phénomène, parfois qualifié d’« hyper-financiarisation », produit des collectionneurs stars comme François Pinault, devenus de véritables prescripteurs. F. Saulay : À l’inverse, la Chine ne nous concurrence pas sur les ventes. Ses maisons de ventes se consacrent presque exclusivement à l’art asiatique, traditionnel et contemporain, ainsi qu’aux bijoux. L’offre locale n’a rien à voir avec la nôtre : la rivalité qui nous oppose est de prestige, pas de marché. P.-G. Sauvage : Autre nouvel acteur à suivre de près, le Qatar part à la recherche d’œuvres contemporaines pour étoffer ses collections muséales, quitte à payer le prix fort. Ce pays entend devenir l’un des nouveaux market makers et faire de Doha une capitale mondiale de l’art. Fin 2011, ils ont réalisé la plus importante transaction de l’histoire en acquérant la toile de Paul Cézanne, Les Joueurs de cartes (1895), pour 250 millions de dollars. J. Kohler : Ces comportements provoquent une inflation des prix particulièrement marquée pour les pièces exceptionnelles, réduisant le marché à quelques acheteurs, et entretenue par les vendeurs dans une logique de court terme. Cela a des conséquences négatives sur les acquéreurs institutionnels comme les musées, dont les budgets d’acquisition se sont parallèlement réduits. P.-G. Sauvage : Il est difficile pour la France de lutter contre cette forme de concurrence. Notre marché a en effet la particularité d’être « atomisé », c’est-à-dire qu’aucun de ses acteurs, même les plus grandes maisons de ventes ou les plus grandes galeries, ne disposent d’un poids suffisant pour entraver durablement le libre jeu des prix. RM : Quelles sont les perspectives du marché pour les années à venir ? F. Saulay : La France reste le grenier de l’Europe, voire du monde. L’incroyable richesse de notre patrimoine, et sa diversité, nous permettront toujours de maintenir un volume honorable de transactions, ainsi que des ventes exceptionnelles, du même niveau que celles d’Yves Saint Laurent en 2009 ou de la Tête de caryatide de Modigliani en 2010. Paris, du fait de son assise historique et du professionnalisme de ses acteurs, conserve un pouvoir d’attraction impérissable sur les vendeurs. P.-G. Sauvage : L’art urbain en particulier a de beaux jours devant lui. On assiste désormais à des vacations spécialisées. Ce qu’on a appelé la « Banksymania » persiste et s’étend outre-Atlantique. Le récent développement des scènes urbaines brésiliennes et australiennes modifie la donne avec la montée en puissance d’artistes comme Os Gemeos ou Anthony Lister. La tendance va continuer avec le Moyen-Orient, l’Europe de l’Est et l’Asie, qui font beaucoup d’efforts pour attirer les investisseurs. Sans oublier la France qui reste toujours aussi dynamique dans ce domaine. En ce qui concerne notre activité, nous comptons sur la persistance des mythes. Trois des artistes que nous présentons, à savoir Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol et Keith Haring, voient leur cote croître significativement. Le musée d’Art moderne de la Ville de Paris organise une rétrospective sur Keith Haring au printemps 2013, dont les retombées pour notre galerie seront certainement très importantes. J. Kohler : Plus largement, c’est un marché où la stricte logique économique est contrebalancée par le caractère passionnel des achats et par la capacité qu’ont certains à surpayer, dans une optique de constitution rapide de collections. C’est un marché fluctuant en termes de prix et d’acteurs, mais aussi de goûts et de modes : on a récemment vu le déploiement de segments tels que les restes paléontologiques, la taxidermie ou les voitures anciennes… Il semble très difficile de faire des prédictions sur les évolutions du marché de l’art. s REPÈRES Paul-Gabriel Sauvage >E98 Après un début de carrière chez Paribas à Londres suivi d’un CSNE à Madagascar, Paul-Gabriel Sauvage développe la practice « financial services » au sein du cabinet Headlink Partners. En 2008, il quitte le conseil et fonde la New Heart City Gallery à Paris, avec son épouse Nadège Buffe. Tous deux ouvrent en 2010 la Galerie Taglialatella, à laquelle ils offrent un nouvel espace dans le Marais en 2012. La même année, il organise à Miami durant la semaine Art Basel une exposition muséale présentant 100 œuvres d’Andy Warhol. LA GALERIE TAGLIALATELLA possède plus de 500 œuvres de Warhol, Basquiat, Haring, Lichtenstein, ou encore Wesselmann. Ses expositions permettent d’intégrer les multiples nuances du pop art, courant ayant marqué l’histoire de l’art et engendré de nombreux disciples contemporains (www.djtfa-paris.com). NEW HEART CITY GALLERY Représente des artistes français ou américains tels que Senz (pionniers du street art à Paris dans les années 1980), Franck Duval (FKDL), déjà très établi dans l’univers de rue, et le jeune talent Kouka, ainsi que d’autres fortement guidés par une recherche urbaine, inspirés par la ville, ses atmosphères et ses instantanés : Jérôme Revon, Rob Hay, ou encore PierreFrançois Grimaldi (newheartcitygallery). PAGE 47 JANVIER/FÉVRIER 2013