Human Bomb : une classe de maternelle prise en otage à Neuilly

Transcription

Human Bomb : une classe de maternelle prise en otage à Neuilly
Prise d’otages dans une école maternelle de Neuilly
13 mai 1993
http://www.liberation.fr/evenements-libe/2013/04/15/human-bomb-une-classe-de-maternelle-prise-en-otagea-neuilly_896273
Human Bomb : une classe de maternelle prise en otage à
Neuilly
Par Florence AUBENAS et Brigitte VITAL-DURAND — 15 avril 2013 à 12:20
Des policiers évacuent les derniers enfants otages de la maternelle Commandant Charcot, le 15 mai 1993 à Neuillysur-Seine. Photo Pierre Boussel. AFP
[Paru le 14 mai 1993] Vers 9h, hier matin, un homme armé a pris en otages 20 enfants d’une
école et leur institutrice. Il réclame 100 millions de francs. Dans la journée, les tireurs d’élite
ont pris position, des policiers et des parents ont tenté de négocier. Cette la nuit, six
enfants étaient encore retenus...
Devant la classe de la maternelle, il y a huit petits manteaux pendus aux clous avec, au-dessus de
l’un, un sac à dos bariolé, au-dessus de l’autre une casquette. Dans le couloir, toutes les autres
patères sont vides. Pas un bruit. Depuis ce matin où un homme en survêtement noir, cagoulé et
ganté, a pris en otages les vingt élèves de la première maternelle du groupe scolaire Charcot à
Neuilly, les autres classes ont été évacuées.
Au fil de la journée, douze enfants ont été libérés. A 22 heures 30, il en reste huit, enfermés dans
la salle de classe avec leur institutrice, Laurence Dreyfus, une femme de 27 ans, mère d’un bébé
de 20 mois. Ils sont au fond de la pièce, près de la fenêtre. «C’est un jeu», a dit la maîtresse. A
l’autre bout de la pièce, l’homme attend, un sac à dos sur le ventre, qu’il dit chargé d’explosifs. Par
des petits billets glissés sous la porte, il a demandé 100 millions de francs de rançon, «en or et en
petites coupures». Il n’a jamais molesté les enfants.
Dans le noir
Depuis le début de la journée, il ne veut traiter qu’avec des femmes et montre un calme
surprenant. L’institutrice entre et sort à sa guise. L’homme a exigé qu’une pédiatre puisse
également intervenir à sa demande. De temps en temps, il la fait venir. A chaque allée et venue,
les policiers du Raid, cachés devant la porte, serrent leurs armes, brandissent leurs boucliers.
Mais rien. «On est formés à la patience autant qu’à l’action», dit l’un.
La pédiatre ressort, stéthoscope autour du cou. Les parents des enfants aussi la guettent. Ils se
sont regroupés dans le gymnase de l’école, enroulés dans des couvertures. Certains regardent la
télévision qu’on a installée, d’autres se sont réfugiés dans une salle de classe où ils n’ont pas
allumé la lumière. Dans le noir, certains pleurent. La pédiatre revient. Espoir. Pas d’enfant. Une
femme veut se ruer dans la salle de classe, appelle son enfant. On la calme. Et l’attente reprend.
Un véritable hôpital a été installé plus loin dans l’école, près du réfectoire où s’est installé le PC
des pompiers et des policiers. Une perfusion pour chaque enfant a été préparée. «Si c’étaient des
adultes, nous aurions agi tout à fait autrement», a dit un policier. D’autant que le calme et la
détermination de l’homme inquiètent les troupes. D’après certaines sources, il aurait préparé son
plan de longue date et, sitôt entré dans la classe, aurait fait passer aux policiers un texte tapé sur
informatique. Il est 23 heures. Un enfant sort. Il reste sept petits manteaux pendus dans le couloir.
Et l’attente reprend.
Affolement
9 heures du matin : il y avait environ 900 élèves dans l’école lorsque l’homme a fait irruption juste
après la rentrée du matin dans l’école maternelle Bagatelle qui appartient au groupe scolaire, dans
une classe de petits âgés de 2 et 3 ans.
«C’est la classe de Madame Laurence ! Le fils de Francine et le petit Narboni, ils sont dedans !»
Devant la grille fermée du groupe scolaire, des parents s’agglutinent, affolés : ils viennent
d’apprendre par la radio.
Dans la cour plantée de hauts pins et de marronniers, quelques dizaines d’enfants attendent
calmement. Les institutrices, les listes des effectifs en main, les appellent : Aurélie, Christophe,
Jean-Charles partent avec leurs parents. Quatre tout-petits de 2 ans sont assis sur les marches du
bureau de la direction, à l’entrée de l’école. Ils bavardent. «Maman ! Aléa, tu es là ! Où est passé
Quitterie ? Il paraît qu’elle est partie avec une amie. Sors par la petite porte, Simon. Romain, je te
ramène ?»
Un homme en noir, le visage masqué, traverse la foule. Un homme du Raid. Puis une voiture
s’arrête : Nicolas Sarkozy, maire de Neuilly, ministre du Budget, pénètre dans l’établissement où le
préfet des Hauts-de-Seine et le commandant du Raid ont entamé, dès le matin, des négociations.
Sans succès.
A 13 heures, la situation n’a pas évolué. Un couple en pleurs repart sans son enfant. Un quart
d’heure après, la camionnette du service de déminage de la gendarmerie pénètre dans la cour.
Les autorités en diront peu sur le dispositif mis en place tout autour du groupe scolaire, car le
preneur d’otages écoute la radio. Dans l’après-midi, d’ailleurs, le ministère de l’Intérieur a prié les
rédactions d’être discrètes. Charles-Noël Hardy, le préfet des Hauts-de-Seine, a fait une courte
intervention, la seule de toute la journée. Il indique que l’homme est jeune, qu’il prétend disposer
d’une bombe.
Négociations
Faute de plus d’informations, une rumeur enfle : l’homme serait un Noir. Un père d’élève, Pierre
Narboni, s’est joint aux premiers négociateurs. Par les instituteurs restés dans la cour de l’école,
on apprend que quelques enfants viennent d’être libérés. Ils repartent blottis dans les bras de leur
mère ou de leur père, enveloppés d’imperméables ou de couvertures. Au total, le preneur
d’otages, sur lequel les forces de l’ordre ne donneront aucun renseignement précis, laisse partir
douze enfants au fil de l’après-midi.
La direction de l’école a tenté de joindre l’ensemble des parents. Malgré la situation, jamais
l’établissement ne sera évacué, et, à l’heure de la fin des classes, les élèves du groupe scolaire
sont partis comme à l’ordinaire. Puis, les instituteurs, les femmes de service ont commencé à
quitter l’école par petits groupes : «Tout va bien, c’est calme», disent-ils de quelques mots brefs
avant de partir de la rue de la Ferme.
Couches-culottes
De tous les élèves de l’école du Commandant-Charcot, il ne reste alors que neuf enfants encore
pris en otages. Les va-et-vient des forces de l’ordre se poursuivent. Les pompiers dressent une
haute échelle le long d’un bâtiment non loin de la classe, invisible de la rue. Des policiers se
chargent de l’intendance : ils entrent dans l’école avec des couvertures, des couches-culottes, des
provisions. Les enfants auraient fait la sieste, très sagement. Dehors, l’attente se prolonge.
Puis, à 19 heures, Nicolas Sarkozy sort précipitamment dans la rue : «Il veut parler à un journaliste
de TF1.» Jean-Pierre About pousse alors la barrière de sécurité et rejoint le maire de Neuilly dans
l’école. Au journal de 20 heures, le reporter a raconté comment s’était passée sa «visite» :
«L’homme exigeait qu’un journaliste de TF1 vienne le voir. En échange, il a libéré un enfant.»
Le journaliste de TF1 a pénétré à l’intérieur de la salle de classe avec un policier du Raid. «Les
enfants sont extraordinairement calmes, ils jouent, ils sont décontractés. L’institutrice leur a donné
des calmants pour les faire dormir.» L’homme, raconte Jean-Pierre About, voulait le rencontrer
pour lui préciser que tout ce qu’il voulait c’était «une rançon de 100 millions de francs en lingots
d’or et billets usagés». Le preneur d’otages, poursuit le reporter, a une bobine à la main, qui
pourrait être un détonateur, et un sac sur la poitrine, peut-être une bombe. Il porte une cagoule.
«Ce n’est pas un Noir»
Cinq minutes après, Pierre Narboni, ce père qui s’était proposé comme négociateur, sort à son
tour de l’établissement accompagné de son épouse : «Il n’y a plus que neuf enfants dans la
classe, annoncent-ils, l’ambiance est très calme depuis ce matin.» Et lui qui est l’un des rares à
avoir vu le preneur d’otages affirme : «Non, ce n’est pas un Noir.» A 20 heures, Charles-Noël
Hardy, le préfet des Hauts-de-Seine, tente de calmer les esprits. «Le dénouement est proche»,
estime-t-il. Il réaffirme en outre aux journalistes et aux parents d’élèves massés devant la sortie de
l’école que «les forces de l’ordre n’interviendront pas avant le dénouement».
A 1 heure du matin, un quatorzième enfant était libéré.
Epilogue
A 7 heures 25, le 15 mai, après 46 heures de suspense, le Raid fait irruption dans la classe et abat
le preneur d’otages assoupi, son détonateur à portée de main. Eric Schmitt, 42 ans, cadre au
chômage, se faisait appeler «HB», pour «human bomb». Il avait réparti 21 bâtons de dynamite
dans la maternelle et exigeait 100 millions de francs de rançon parce qu’il avait, selon ses propres
termes «une chance sur cent millions de s’en sortir».
Les policiers avaient-ils besoin de le tuer pour le neutraliser ? La question a été posée quelques
mois après l’heureuse issue de cette prise d’otages qui n’a fait aucune victime chez les enfants et
leur maîtresse.
Deux membres du Syndicat de la magistrature (SM) ont affirmé que le preneur d’otages avait été
descendu froidement dans son sommeil, et jugé que la décision «d’éliminer Eric Schmitt revêtait
un caractère purement politique». De son côté, la famille d’Eric Schmitt a porté plainte contre X.
Après enquête, le Raid a été mis hors de cause en décembre 1994.
http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20130510.OBS8681/moi-laurence-dreyfus-otage-d-hb.html#
Moi, Laurence Dreyfus, otage d'"HB"
Laurence Dreyfus, institutrice à l'école Commandant Charcot en 1993
En 1997, l'institutrice de Neuilly se confiait dans l'ouvrage "Chroniques d'une prise
d'otages". Extraits, vingt ans après la prise d'otages.
Publié le 12 mai 2013 à 22h49
Elle fut la vedette - involontaire - de la prise d'otages de l'école du Commandant Charcot. Décorée,
célébrée, elle préféra s'effacer, refusant d'assumer le rôle d'"institutrice-courage" que les médias
voulaient lui faire tenir. Sur ses rapports avec celui qui se faisait appeler Human Bomb, sur
l'attitude des 21 enfants, sur les négociations menées par le Raid et le procureur Lyon-Caen, elle
livre aujourd'hui toute sa vérité dans un livre publié le 17 février 1997 chez Flammarion.
"Chroniques d'une prise d'otages", écrit avec la journaliste Béatrice Casanova. Extraits.
Le plus dur, c'est le début, quand il ne parle pas. Il me donne des ordres en faisant de petits
gestes nerveux et précis avec son pistolet. C'est très désagréable, mais je comprends
parfaitement ce qu'il veut. Je file chez la directrice suivie de deux enfants en pleurs qui hurlent de
panique dans le couloir. Dans son bureau, je bafouille et tente de formuler l'inexplicable. La
directrice est incrédule. Elle attribue ma panique à mon inexpérience. Nous retournons ensemble
dans la classe en courant. L'homme est toujours là, à côté des enfants qui se sont levés de leur
chaise. La directrice lui fait un discours plein de bon sens et d'autorité. Très fermement, elle lui dit
qu'il n'a rien à faire dans cette maternelle, qu'il doit partir sur-le-champ. Il lui répond dans son
langage de papier dactylographié. Nous lisons : "Prise d'otages, sac bourré d'explosifs
susceptibles de tout détruire, aucune pitié, déterminé à tout faire sauter, pas de policiers, faire
évacuer l'école dans les plus brefs délais." [...]
Un homme effrayant
Je reste seule avec lui et les enfants. Je le regarde. Il a de grosses bottes noires, une combinaison
bleu foncé qui recouvre entièrement son corps. Il est grand et fort. Quand il retire son casque de
moto, il apparaît plus effrayant encore : il porte une cagoule noire qui ne laisse apparaître que ses
yeux et sa bouche. Il pose son gros sac à l'endroit où nous fabriquions nos colliers en pâte à sel,
pousse brutalement les chaises, prend une petite table d'enfant, jette les perles des colliers qui se
trouvaient dessus, vide mes pots de peinture dans le lavabo, déplace les étagères afin de délimiter
un espace d'environ huit mètres carrés le long du mur. Cet endroit deviendra le sien jusqu'à la fin
de cette histoire.[...]
Vingt et un petits enfants entassés dans quelques mètres carrés font très vite n'importe quoi. [...]
La classe est un lieu rythmé par les habitudes où les écoliers apprennent vite les limites du permis
et de l'interdit, l'autorité de l'institutrice. Là, les repères s'effondrent en quelques instants. [...] Ils
font tout ce qu'ils ne font jamais : des garçons se bagarrent ou se roulent par terre, des fillettes
poussent des cris, cassent des jouets, certains enfants pleurent sans arrêt. J'ai peur que l'homme
ne supporte pas ce vacarme. J'essaie de les calmer, de les raisonner, mais ils n'entendent plus
rien. En revanche, ils sont curieux et veulent savoir qui est ce mystérieux monsieur assis à l'autre
bout de la pièce. [...]
- Mais d'abord qu'est-ce que tu viens faire ici ?
- Oui, c'est vrai, monsieur, pourquoi t'es là ?
- Peut-être qu'il est venu réparer quelque chose...
- Ah oui, c'est un plombier.
- Mais les plombiers n'ont pas de pistolet.
- Alors, c'est peut-être un chasseur.
- Oui, un chasseur qui vient chasser.
- Moi je crois que c'est un policier! ? Ah, oui, c'est ça, c'est un policier.
- Oui, t'as raison, c'est un policier...
Ils approuvent tous cette dernière explication, la seule qui, à leurs yeux, soit vraisemblable. Ils sont
sûrs d'eux et satisfaits du fruit de leur réflexion collective. Là, je les trouve vraiment drôles et
parviens à leur sourire. [...]
Les menaces de "HB"
L'homme me demande soudain de m'approcher et me tend un nouveau paquet de feuilles
dactylographiées. Je les parcours rapidement et j'y découvre un scénario de prise d'otages
macabre. Je lis que les enfants sont enchaînés les uns aux autres par le cou. Sur une autre feuille,
il est écrit qu'ils seront mis sous perfusion et vidés de leur sang jusqu'à ce que mort s'ensuive, si la
rançon ne lui est pas remise à temps. Il a ainsi écrit des pages et des pages qui regorgent de
détails, d'horaires, de schémas invraisemblables. [...]"Remettez ces feuilles au patron du Raid",
m'ordonne-t-il. [...] Dans l'après-midi, Louis Bayon [patron du Raid] frappe à la porte et suggère
que l'institutrice ait l'autorisation de sortir un petit moment de la pièce, juste le temps de se rendre
aux toilettes. La bonne idée ! [...] Je dis aux enfants de rester bien sages, de ne pas bouger. [...]
Ils ont l'air de comprendre et s'assoient par terre pour m'attendre. Je me lève, enjambe avec
d'infinies précautions les fils de la dynamite qui me séparent de la porte et sors de la classe. Je
mets le pied dans le couloir et, là, je suis prise de panique : je me retrouve face à un mur de très
grands hommes en noir. Ils sont une bonne dizaine. Ce sont des hommes sans visage qui ne
montrent que leurs yeux à travers une cagoule noire ? Comme celle de celui qui s'est installé dans
ma classe. Mais ils me font plus peur que lui : ils sont nombreux et braquent tous sur moi, dans un
silence total, de gros pistolets mitrailleurs. [...] Je ne bouge plus, je n'ose pas faire un geste. Louis
Bayon me rassure et me pousse dans le couloir. A la vision de ces hommes, silencieux et sans
regard, je mesure mieux le degré du danger. J'ai la certitude que ce qui se passe dans ma classe
est grave et bien réel. [...]
Rassurer les familles
[Retour dans la classe, c'est HB qui parle.] "Si vous voulez rester en vie, Laurence, écoutez-moi
bien : les flics ont décidé de me tuer et sont prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Peu leur importe
le nombre de morts, pourvu que j'en fasse partie. Vous ne serez qu'une bavure parmi d'autres,
innombrables." [...] Je suis perplexe. Son histoire de bavure me fait peur. Il m'explique qu'il faut à
tout prix rassurer les familles, à l'insu des policiers qui pensent seulement au meilleur moyen de se
débarrasser de lui et non au moral des parents, ni à la destinée de leurs enfants. Il me tend un
nouveau paquet de feuilles dactylographiées. Je parcours rapidement le texte. Il s'agit d'un
message rassurant sur le sort des petits otages... Je ne réfléchis pas, n'hésite pas un instant : je
saisis les feuilles, les roule et les cache sous ma chemise. [...]
[Laurence Dreyfus se rend auprès des parents.] Je sors discrètement les feuilles de leur cachette
et les distribue. "L'homme m'a donné ça pour vous". Les familles ont à peine le temps de parcourir
le texte que des hommes du Raid surviennent et s'emparent des papiers. "Ne lisez pas ces textes,
ne croyez pas cet homme", disent-ils. [...] Je ne me sens nullement gênée d'avoir apporté ces
documents à l'insu des forces de l'ordre. Je n'ai qu'une obsession, sauver la vie des enfants et la
mienne.
Dans le couloir, le numéro deux du Raid me saisit par le bras et m'entraîne. Gentiment mais
fermement, il me demande :
- Avez-vous déjà entendu parler du syndrome de Stockholm ?
- Non, jamais. Il m'explique que, dans la plupart des prises d'otages, les victimes, par instinct de
survie, prennent le parti de leur ravisseur contre ceux qui sont censés les sauver. [...]
Puis il parle du Raid : "Contrairement à ce que vous pensez peut-être, nous ne sommes pas de
sales flics bêtes, brutaux et méchants. Notre démarche est réfléchie. Certes, nous avons des
armes et savons nous en servir, mais elles ne seront pas nécessairement utiles. Faites-nous
confiance, Laurence. Ne tombez pas dans le piège du ravisseur. C'est un homme qui délire et ne
vous veut pas de bien. Méfiez-vous du syndrome de Stockholm et, surtout, ne nous cachez plus
rien !"
"Institutrice-courage"
Je l'écoute attentivement et, peu à peu, il parvient à me sortir de la torpeur dans laquelle je
m'enfonçais. [...] [Revenue dans la classe, Laurence Dreyfus tente de convaincre HB de renoncer.
Il refuse le dialogue.] Son attitude m'horripile et mon ton monte très vite. Je déborde d'agressivité à
son égard et lui dis tout ce que j'ai sur le cœur depuis qu'il est venu bouleverser nos vies et que je
n'osais lui dire jusqu'à présent : "Ça va continuer encore longtemps, ce cirque? J'en ai marre de
votre prise d'otages, ras le bol de vous et de vos bâtons de dynamite, de vos caprices et de vos
humeurs. En plus, on étouffe dans cette pièce. On meurt de chaud et ça pue! Vous avez pensé
aux parents des enfants, à la douleur que vous leur faites endurer ? C'est ignoble, vous devriez
avoir honte !" [...] Il ne répond rien. Excédée, tremblante de colère, je saisis mon manteau, le
regarde droit dans les yeux et lui crie :"Tant pis pour vous, je m'en vais !" Au moment où je
m'apprête à quitter la pièce, il me dit très calmement : "Vous partez, mais je sais que vous
reviendrez". [...]
Il avait raison : je suis revenue, peu de temps après. [...] Les médias apprennent que j'ai décidé de
rester "de mon plein gré" et me surnomment "l'institutrice-courage", comme si j'avais une attitude
digne d'un héros de guerre ! Pourtant, revenir n'a vraiment rien d'extraordinaire. [...] Je sais qu'il
est toujours plus intéressant - pour ceux que cela arrange - de fabriquer des clichés, de mettre des
anonymes sur un piédestal en leur collant l'étiquette de "personne admirable". Ensuite, on le
répète, et cela devient une vérité pour tous, une évidence. La-brave-institutrice-qui-fait-unformidable-métier renvoie à une image d'Epinal qui rend la réalité aussi simple et passionnante
qu'une fiction.
Mais ce surnom d'"institutrice-courage" est aujourd'hui encore lourd à porter quand il s'agit
d'affronter le regard des autres et l'étrange curiosité que je suscite chez eux. Je ne suis pas une
exception. Aucune institutrice n'abandonnerait ses enfants en plein danger. Tous mes collègues
seraient retournés dans la classe. [...] Tout au long de l'après-midi, des enfants sont libérés,
échangés contre les exigences de l'homme: de l'argent, de l'eau, le goûter, encore de l'argent [...].
Nous avons fait sortir quinze enfants. Il reste désormais six petites filles, qui dorment à poings
fermés. [...]
La salle me paraît beaucoup plus petite qu'à l'accoutumée. Des sacs en toile de jute et une grosse
cantine l'encombrent. C'est alors qu'il nous annonce sa nouvelle lubie : il faut "compter ses sous"
pour vérifier que la police et Sarkozy [Nicolas Sarkozy, ministre du Budget et maire de Neuilly] ne
se moquent pas de lui et que les prétendus millions sont effectivement là. A un billet près. [...]
Evelyne [le médecin pompier Evelyne Lambert] lui explique, et je lui répète en vain que le
comptage de ces milliers de papiers est impossible, matériellement irréalisable. Mais la raison n'a
plus de place dans sa logique. "Il faut compter, dit-il, c'est essentiel."
Des liasses de billets
En rechignant, nous traînons alors deux gros sacs de toile jusqu'à une table basse. Assises sur
des chaises d'enfants, nous plongeons chacune la main dans un sac pour sortir des billets, plein
de billets, des centaines, des milliers [...]. Pour les devises étrangères, il m'envoie à la porte
réclamer les cotes du dollar et du mark. Il les obtient quelques minutes plus tard. [...] Dans mon
souvenir, l'opération dure longtemps, très longtemps. Notre feuille se remplit de chiffres, de
calculs, elle devient illisible, incompréhensible. Puis nous lui disons qu'il est bien tard, que nous
sommes épuisées et nous nous arrêtons progressivement de compter sans qu'il en soit vraiment
contrarié. [...]
Il a maintenant une nouvelle idée : je dois établir une liste descriptive des parents de chaque
enfant de ma classe. [...] A peine ai-je eu le temps de terminer la liste qu'il réclame soudain des
enveloppes. Selon son souhait, je glisse plusieurs liasses de billets français dans chaque
enveloppe et les pose sur une table. Pour les enfants et leurs parents. Ils pourront ainsi s'offrir de
belles vacances et effacer de leur mémoire cette prise d'otages, m'annonce-t-il. ? Mais on ne peut
oublier ainsi une chose pareille. Tout ne s'achète pas ! Si, détrompez-vous, tout s'achète. Le
monde est pourri, l'injustice omniprésente. Nous vivons dans un système qui fonctionne sur le
pouvoir, et le pouvoir, c'est d'abord l'argent. [...]
D'ailleurs, une des enveloppes est pour vous et votre famille. Vous allez pouvoir vous payer du
bon temps. ? Non, je ne veux pas de votre argent. On ne m'achète pas. Je ne suis pas à vendre.
Je me paierai mes vacances moi-même! ? Vous résistez pour l'instant, mais vous verrez dans
quelques jours, grâce à cette histoire, vous allez devenir une vedette. La presse sera à vos pieds,
votre photo fera la une de tous les journaux. [...]
Le dénouement
[Vendredi soir, 22 heures.] Le procureur [Pierre Lyon-Caen] est à nouveau dans la pièce et la
discussion reprend. Je sors de ma torpeur, m'approche de leur table pour écouter. Il propose
clairement à l'homme de sortir avec lui, direction la prison, synonyme de vie sauve. Il se porte
garant de sa sécurité. L'autre réfléchit puis dit qu'il se fera assassiner en prison par d'autres
détenus pour avoir osé s'attaquer à des enfants. Pierre Lyon-Caen lui garantit alors une cellule
pour lui tout seul. L'homme réfléchit encore, tandis que le procureur s'en va un moment. Quand le
magistrat revient, ils se mettent à parler des détails du départ. "Il ne faut pas partir avec votre
dynamite, c'est beaucoup trop dangereux", prévient le procureur. Le preneur d'otages réplique
que, s'il sort sans sa dynamite, les forces de l'ordre vont lui tirer dessus, le tuer. La dynamite est sa
seule protection, explique-t-il.
L'homme de loi lui promet que, s'ils sortent tous les deux, il n'y a rien à craindre. L'homme
détourne le problème en réclamant une arme pour pouvoir se défendre en cas d'attaque. [...] Un
homme du Raid, cagoulé, se présente et s'installe à la petite table. Il tend l'arme au preneur
d'otages. Il s'agit d'un gros pistolet, beaucoup plus gros que le sien. [...] Le procureur assure que
cette arme lui sera donnée dès qu'il abandonnera ses bâtons de dynamite et son détonateur.
L'homme hésite encore, ne dit rien. Il s'accroche à sa dynamite et répète que sans ses bâtons il
est "foutu". Il ne sait pas quoi faire, il a peur et semble perdu. Finalement, il retourne à sa place et
se recroqueville, épuisé. Devant la fatigue générale et l'heure tardive, le magistrat propose de
reprendre la discussion au petit matin. Il s'en va. [Laurence Dreyfus quitte la classe peu après.
Quand elle revient, le samedi vers 7h30, on lui apprend que "tout est fini". Pour Erick Schmitt, c'est
en effet fini. Pour l'institutrice, une autre épreuve commence. Interminable...
Article paru dans le Nouvel Observateur le 13 février 1997.