Le point de vue du pédopsychiatre sur le RGO texte
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Le point de vue du pédopsychiatre sur le RGO texte
Le point de vue du pédopsychiatre sur le RGO du nouveau-né : une perturbation dyadique ? Dr. Mathieu ZANNOTTI Hôpital Necker enfants malades Clinique Chirurgicale de Boulogne Billancourt Un point de vue n’est autre que l’incidence selon laquelle l’observateur regarde quelque chose. Ici, d’une part le reflux et de l’autre le nouveau-né. Or quand l’observateur est psychiatre il se tourne naturellement vers le sens ou les sens inhérents de chaque chose. Dans le cas d’espèce de ces deux termes génériques s’y ajoute de considérer les limites que connaissent ce ou ces sens. Vous comprenez d’emblée qu’en glissant ainsi vers la sémiotique, nous nous apprêtons à exécuter une pirouette de psy. Celle-ci permet de contourner la question nosographique du reflux gastroœsophagien, du RGO-maladie de nos cousins canadiens, du D de Disease du GERD des anglophones. J’ai souvenir, alors que j’étais jeune interne, qu’à cette question des déterminants pathologiques, Monsieur Badoual m’avait répondu d’un ton goguenard : « Quand ça déborde du bavoir. »… A l’époque ils étaient absorbants, et non imperméables avec un réservoir de décharge tels qu’on peut les rencontrer aujourd’hui. Ce seuil quantitatif avait pour vertu de rassurer les mamans des crachouilleurs. Cependant ce répit fut de courte durée, assailli par l’induction de la subjectivité parentale trouvant dorénavant une caisse de résonance monumentale sur les blogs, broyant au passage le cartésianisme Badoualien. LAGAUSSIE de La Timone rapporte ainsi le travail simple et élégant de PILLO BLOCKA en 1991 paru dans le Lancet (357, 311-317), à propos de 58 mères de nourrissons reflueurs. La question posée aux mamans était d’évaluer visuellement le volume de lait versé sur le bavoir qu’on leur présentait à deux reprises. Les volumes réels étaient de 5 puis de 10ml. L’analyse des réponses montrait que : - 60% des mères surestiment, multiplié au moins par cinq, le volume souillant le bavoir, - une seule des 58 mères eut les justes mesures, - les réponses les plus fréquentes furent dans une fourchette de 120 à 240 ml ! Si cela s’avère encore nécessaire, ce travail justifie combien, pour rester fidèle à notre quête de sens, il s’impose de contourner les repères objectifs de la dimension pathologique du reflux gastroœsophagien afin de nous laisser porter et emporter par le ressenti maternel dans sa totale subjectivité. C’est à ce prix que nous pourrons rentrer dans une identification aux parents et nous ouvrir à leurs représentations. Quant au terme de nouveau-né, il nous pose des questions, irrésolues, sur la notion de l’être en tant que sujet pensant, dans la confrontation à une situation alimentaire qui va à l’encontre de l’homéostasie vers laquelle semble tendre le petit être, en projet de l’apaisement général des tensions qui peuvent l’envelopper ou le remplir. Ce préambule nous conduit à considérer que l’écoute de l’ensemble des parties implique de prendre en compte, chez eux, des strates d’activités psychiques successives : - le perceptif, - le ressenti, - l’image mentale formée, - l’imagination au-delà du figuratif, - le fantasme. Pour être franc, il est des plus étonnants que les psychiatres, psychanalystes et psychologues ne se soient pas rués sur ce tableau. En effet la notion d’interaction mère-bébé est promue dès 1980 par Serge LEBOVICI et Serge Stoleru invitant largement à la réflexion sur des troubles dans l’interface entre la mère et le bébé. Cependant il faudra attendre plus de dix ans pour que des auteurs comme ANDERS en 1993 parle d’un syndrome relationnel à propos du reflux gastro œsophagien, suivi par FLEISHER en 1995 qui enfonce le clou en évoquant carrément une dimension psychologique à ce même trouble. Afin de comprendre cet essor, sans doute faut il plonger dans le monde fantasmatique parental pour interroger les mécanismes de dé-banalisation du reflux par les familles. Les relations obscènes que le reflux fut supposé entretenir avec la médiatisée mort subite du nourrisson furent, bien sûr, un facteur de bouillonnement de fantasmes devenus collectifs. Pour autant, nous parlons aussi d’un temps sociologique où les mobilités professionnelles comme celles des retraités vont conduire à une nucléarisation des familles souvent réduites à leur plus simple expression. En corollaire, cela se soldait d’une distanciation des liens avec les grands-parents, privant les parents de l’expérience sage de leurs aînés, trop loin pour exercer une fonction modératrice de l’angoisse parentale. Considérons, entre parenthèses, que cela a aussi conduit aux requêtes sempiternelles auprès du pédiatre dorénavant investi de cette fonction grand-parentale. A la lecture de Sylvain Missonnier, nous retiendrons aussi, selon lui, l’émergence d’une exigence culturelle du bébé parfait, donc notamment dépourvu des salissures et odeurs inappropriées; ainsi que du côté des soignants qu’il juge trop interventionnistes, le désir d’une toute puissance de la médecine. Quoiqu’il en soit, les craintes, les projections péjoratives, les peurs plus ou moins motivées, sont d’excellents moteurs à concentrer l’attention et à la réduire sur le seul focus anxiogène. Le phénomène du reflux sort alors de l’ordinaire par les connotations qu’il inspire, alors qu’il apparait d’une affligeante banalité sous la plume de CZINN (S.J. GERD in neonates and infants when and how to treat, Ped Digest, 2013 feb 15, p 19-27) qui souligne que 80% des moins de deux mois souffrent de reflux et que 95% d’entre eux verront le problème se résoudre spontanément. Les outils conceptuels pour s’intéresser au reflux gastro œsophagien étaient disponibles depuis longtemps. Spitz nous offre des notions structurantes de l’alimentation comme relationnelle pour le bébé, déjà en 1959 : Il élabore la notion de « cavité primitive » à savoir un contenant unifié représenté par l’oropharynx dans son ensemble comme étayant l’émergence de la vie psychique. Puis en développant sa pensée, il conçoit le concept suivant de « soi buccal » qui serait une première perception de soi unifié du bébé. Doté de ses outils, Spitz va se pencher en précurseur sur le reflux : « nous croyons qu’au stade de 3 mois le prototype utilisable pour la projection psychique est la régurgitation et le vomissement » Le trio Kreisler-Fain-Soulé lui emboîte le pas … d’abord à propos du vomissement psychogène : « L’aliment est assimilé à l’image d’un mauvais objet avec la compulsion répétitive à débarrasser l’estomac d’une nourriture ressentie comme intolérable ». Puis Kreisler bascule à la conception interactive : « Dans la phase archaïque, la mère et la nourriture sont probablement indistincts pour le bébé ». Cette dimension interactive des phénomènes de régurgitation ou de reflux rencontre un consensus de 1995 à nos jours. Par ordre chronologique citons, le travail de Denise VOHWINKEL qui compare deux populations de huit dyades mère-bébé, appariées en âge et sexe, et se différenciant par la présence ou l’absence d’un reflux gastro oesophoagien. Les interactions entre les partenaires de la dyade sont évaluées à l’aide d’un instrument validé : le GEDAN d’Elisabeth FIVAZ qui permet une cotation des échanges vidéoscopés. Les résultats que nous soulignerons sont au nombre de trois : 1/ les échanges sont pauvres et dépourvus de plaisir chez 5 des 8 dyades du groupe dit malade, alors que seules 2 dyades semblent dysfonctionner dans les huit témoins, dont une où la grossesse ne fut pas désirée. 2/ Les mamans du groupe témoin font montre de plus de facilités à s’adapter au bébé grâce à une bien meilleure souplesse psychique, comparées aux mamans du groupe malade. 3/ Le dialogue mère-bébé est mesuré comme harmonieux chez 7 dyades parmi les 8 du groupe témoin, avec les mêmes réserves quant à la dernière dyade, alors que dans le groupe souffrant de reflux il n’y a que 3 des 8 dyades qui sont harmonieuses. Si Denise VOHWINKEL a adopté une méthodologie descriptive, nonobstant le fait que le Gedan évalue des dimensions subjectives, Sylvain Missonnier et Nathalie Boige vont adopter une démarche complètement différente, conçue à partir d’une étude de cas qui sert de support à l’élaboration d’un modèle psychosomatique du reflux gastro œsophagien. Celui-ci est compris comme l’expression de mécanismes de défense du bébé, qui adopte une somatisation projective afin de répondre et de se protéger des identifications massives et pathologiques qu’il reçoit de sa mère. Ce courant psychosomatique se résume dans les propos de Missonnier : « Ainsi, le bébé, en incorporant le lait donné par la mère assimilerait une interaction caractérisée par la rupture et la discontinuité. L’afflux d’excitations inhérent à cette incohérence dépasserait les capacités d’homéostasie du bébé et cette effraction traumatique refusée donnerait lieu au reflux, préforme de projection ». En 2012, Bénony abandonne le ton au conditionnel : « Désormais le RGO est compris comme un trouble dans les interactions par lequel le bébé exprime ses sentiments, dans un climat d’angoisse et de dépression. Il manifeste contre une inadéquation des soins qui lui sont prodigués : surstimulation ou défaut d’étayage ». Nous serons, pour notre part, très prudents à ce propos et en particulier chez le nouveau-né, en gardant le ton au conditionnel adopté par le premier auteur, et resterons réservés quant aux notions de sentiments du bébé et d’expression de ceux-ci. En effet, cette construction psychopathologique du trouble RGO s’éloigne de la description phénoménologique du travail de thèse cité sur les interactions et comporte de nombreux présupposés sur l’organisation de la pensée chez le tout petit. Une grande prudence s’impose à des âges très précoces où les notions de proto-pensée, protoreprésentations et d’affect-percept sont hypothétiques. Ne nous laissons pas griser par les compétences du nouveau-né, certes remarquables, elles appartiennent au champ du percept. Or, celui-ci ne fait pas la pensée car le discernement sensoriel n’est pas synonyme de représentation pour tous les psychanalystes. Peut-être pouvons-nous remarquer ici la spécificité du petit d’homme concerné par le RGO, alors que celui-ci semble inexistant naturellement chez l’animal hormis le babouin. Cette particularité ne peutelle pas être entendue, au plan éthologique, comme une expression supplémentaire de l’état fondamental d’hétéronomie de ce si particulier nouveau-né, venant au monde encore en construction et en développement plastique. L’immaturité, qui est la règle du nouveau-né dans une situation de dépendance marsupiale aux bras de sa mère, nous commande de ne pas verser, à propos de sa construction psychique, dans un enfanto-morphisme ou nourrisso-morphisme rejeton de l’adulto-morphisme qui peut-être légitime dans un travail issu de la cure psychanalytique. Nous revenons donc à la dyade comme modèle de l’entité confrontée au trouble RGO. Souvenons nous que les interactions psychiques entre le bébé et sa mère se jouent à trois niveaux : - comportemental, - affectif, - fantasmatique. Il s’impose que le reflux va interférer avec chacun de ces niveaux : - Comportemental évidemment, car les parents du petit régurgiteur, vont s’adapter par des attitudes nouvelles, parfois prescrites par les soignants, qu’ils doivent adopter afin de prévenir ou soulager l’inconfort, le malaise, la souffrance ou parfois juste l’expression symptomatique qui leur insupporte car elle signe le début de leurs angoisses. Il en est ainsi de parents qui marchent plus de deux heures le bébé verticalisé dans les bras « en attendant que ça passe ». - Affectif en revenant au concept d’accordage affectif de Daniel STERN, celui-ci évoque une danse dialoguegique entre les deux partenaires à la manière d’un couple exécutant une valse. Les engagements et désengagements respectifs de chaque membre de la dyade sont orchestrés selon un rythme qui est impacté, voire détruit, par les focalisations de chacun sur le symptôme et les percepts partiels y afférant, altérant les dispositions naturelles à l’échange. - Fantasmatique enfin, qui s’impose comme le plus évident à chacun de nous, confrontés que nous sommes aux projections inquiètes des parents sur le trouble de leur enfant qui a ouvert leurs boîtes de Pandore respectives, dont le contenu vient se déverser dans le monde réel. Nous concevons aisément, qu’au travers de ces trois strates de subjectivité, multipliées par le nombre d’intervenants autour du bébé, la rationalité n’est plus de mise. Déjà en 1998 Vandenplas attirait l’attention de ses lecteurs sur l’importance thérapeutique d’abaisser l’angoisse parentale. La vérité statistique de la banalité ne peut être entendue, les fantaisies parentales de dénutrition, d’être l’objet du rejet de leur enfant, de la maladie, de la suffocation, de la mort qui rôde au dessus du berceau, prennent le pas sur le réel … et nous entendons ces parents d’un jeune homme de vingt ans se souvenir précisément de leurs quarts de surveillance de sa vitalité auprès du lit de celui-ci, tout bébé, veillé 24h sur 24. La notion d’enveloppe narrative illustre bien ces subjectivités croisées : le nouveau-né est porté par le discours de ses parents au dessus de sa tête, sans doute aussi par le dialogue porté au dessus du ventre de la maman enceinte, et probablement par les pensées et les paroles qui font imaginer le bébé avant même qu’il ne soit conçu, et ce, dès l’enfance de ces parents jouant au papa et à la maman. Revenons au travail de VOHWINKEL qui s’était parallèlement intéressée au discours maternel. Elle retrouvait, dans le groupe des 8 dyades avec RGO, 6 d’entre elles avec une histoire traumatisante, et qui plus est rattachée par la maman au bébé à travers ses constructions fantasmatiques. A l’opposé, chez les dyades exemptes de reflux, seules 2 sur 8 avaient une histoire traumatique, mais même chez ces deux là, la maman n’associait pas son bébé fantasmatiquement au trauma. Cela nous renvoie donc à notre introduction pour souligner que c’est le sens propre, intime, subjectif et souvent secret, porté par la mère, le père ou un substitut parental, qui va surdéterminer un sens au reflux qui en devient exceptionnel et historicisé. Le nouveau-né, lui-même vierge d’une histoire propre, est un support de choix pour recevoir ce qui ne lui appartient pas. Cette virginité justifie sa totale réceptivité aux projections dont il est l’objet, l’amenant à mettre en scène les conscients ou inconscients exprimés autour de lui. Longue est la compagnie de ces familles que nous connaissons trop bien, où les parents anticipent de manière péjorative le prochain repas « où il va encore tout recracher ». La valeur inductrice de telles pensées mérite d’être considérée, d’autant qu’elle influe sur les conduites réelles des parents autour du nourrissage avant l’expulsion redoutée. La Dyade mère-bébé vit à l’intérieur d’elle-même, tout en recevant des afférences extérieures venues des tiers ou des flux de son environnement, parmi lesquelles elle flotte comme : le bain narratif, les stimuli, les expériences internes, les incidents et perturbations de son milieu. Sur ce modèle, nous proposons de considérer, métaphoriquement, le reflux gastro œsophagien en tant qu’un débordement qui touche, non pas le corps du bébé, mais aux âges néonataux, l’entité unique dyadique, dans laquelle l’indifférenciation des acteurs semble encore la règle. Ainsi la question n’est plus celle de la psyché plus ou moins mature du bébé, mais celle d’une entité, confrontée à son environnement, dont la fonction première est de maintenir l’absence d’excitation ou d’abaisser celleci quand elle survient. Bien sûr, la condition expresse à l’installation de cette fonction repose d’abord sur la partie maternelle de la dyade dotée de compétences en miroir de celles du bébé. Ce que Winicott appelait la mère suffisamment bonne et que nous retrouvons, sous l’éclairage des théories de l’attachement, dans le travail de Karacentin …qui ébauche l’hypothèse d’un trouble induit par les dysfonctionnements maternels en repérant que l’attachement insécure joue un rôle dans les problèmes de nourrissage des enfants souffrant de RGO, engageant à un dépistage systématique des troubles de l’attachement devant tout reflux. En référant à cette côte Normande où nous accueillent nos hôtes aujourd’hui, nous figurons la dyade comme un coquillage bivalve; nous comprenons qu’elle se contient elle-même et se protège du dehors. Ainsi que le font les coquilles Saint Jacques, la dyade module son ouverture à l’extérieur, mais cette modulation n’empêche pas d’être envahie, voire empoisonnée, par des éléments environnementaux au sein desquels elle baigne, soumise qu’elle est à se nourrir et se remplir de ce qu’elle filtre et extrait des courants agitant son environnement. En filant la métaphore, il nous apparait qu’un excès de stimulations, d’afférences réelles où l’afflux de fantasmes parentaux engorge le contenu psychique généré, celui-ci peut déborder le volume et les capacités intégratives de ce coquillage dyadique. A l’inverse, une défaillance de la valve maternelle qui ne parvient pas à maintenir l’homéostasie de la dyade peut également figurer les mères débordées qui n’offrent pas à leur tout-petit une fonction pare-excitante efficace. Dans un cas comme dans l’autre, le contenu va s’échapper passivement sur le mode du reflux subi. En vous demandant de me pardonner pour le regard que vous accorderez dorénavant à la Saint Jacques au milieu de votre assiette, je m’empresse de souligner que ce n’est qu’une métaphore et que nous pouvons encore nous régaler de fruits de mer.