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Sauvage
C'était une image assez quelconque, la même que des milliards d'autres placardées sur chaque
centimètre carré de toutes les villes du monde. Une femme, un semblant de femme, blanche à faire
pleurer les yeux, lisse à faire pleurer du velours. Sa chair rigoureusement unie, territoire sans
nuances ni crevasses, plus immaculé que la Vierge Marie. Des boucles pâles à la précision
arithmétique coulaient autour de son visage, son masque de cire aux lèvres bien tracées : aucune
mèche folle, rien qui dépasse, rien qui chavire, le tout sagement emprisonné dans les contours
tracés.
L'affiche occupait deux mètres carré d'un immeuble moche, de l'autre côté de l'arrêt de bus : Eva
passait devant tous les jours en allant au travail. Ça faisait trois ans, et elle ne savait toujours pas ce
que la pub était sensée vendre. Du dentifrice ? Du rouge à lèvres ? Un abonnement télécom ?
Comment savoir. Ça aurait tout aussi bien pu être pour une machine à café, des stylo-billes jetables
ou une portée de pingouins cyborgs. Peu importait, au fond. Le monstre était serviable : il prêtait
son enveloppe à tout et n'importe quoi.
Eva le voyait tous les jours depuis trois ans, matin et soir. Il était toujours là. C'était curieux.
Quelqu'un aurait dû remplacer l'affiche, depuis le temps.
Ou peut-être qu'elle avait déjà été remplacée.
Les masques de cire se ressemblaient tous.
Eva le regardait dans les yeux et essayait d'imaginer autre chose. Tant qu'à vendre un truc avec une
image qui n'a rien à voir, pourquoi ne pas se montrer créatif, pensait-elle. Des aurores boréales en
Laponie. Un mec en train de se faire arracher la dernière dent de sagesse. Un couple de vieux qui
baisent à côté d'un transistor pendant que les papillons du quartier virevoltent sur le blues. Une nana
en robe blanche avec le sang de ses règles qui dégouline partout sur ses jambes, redécore les bancs
de l'église en rouge. Oui, pourquoi pas. Ça changerait un peu. Ça pourrait être bien.
Ça mettrait un peu de couleurs, quoi.
Eva voyait cette image tous les jours depuis trois ans, matin et soir. Sans variations. Elle plongeait
son regard dans celui du monstre, et à chaque fois, elle avait le sentiment diffus de voir l'essence
même de sa propre vie se refléter dans ses iris figés.
*
* *
Elle ne savait pas très bien à partir de quand tout était devenu gris. C'était difficile à dire quand les
jours se ressemblaient tous. Peut-être qu'il n'y avait jamais eu d'avant, que la vie avait toujours été
ainsi. Parfois, elle essayait de sonder sa mémoire pour retrouver des souvenirs moins mornes que
les autres – pas forcément des moments d'enthousiasme, où le coeur palpite et la chair frissonne, le
souffle s'envole et les joues rosissent. Elle n'en demandait pas tant, c'était une femme raisonnable.
Non, elle essayait juste de trouver quelque chose. Quelque chose d'un peu différent, l'évocation d'un
vague contentement, d'un intérêt hésitant – ah, tiens, c'est intéressant ça. Je n'avais pas vu les
choses sous cet angle.
Mais rien.
Peut-être que même ça, c'était trop demander.
Peut-être qu'il n'y avait jamais eu d'avant, que ça avait toujours été comme ça. Se réveiller le matin,
mâcher cracher la journée, dormir. Quand on dort, rien n'est gris. C'est juste noir, merveilleusement
noir, l'ennui est par défaut interdit.
Le sommeil, une invention épatante. Au moins, ils avaient le choix de fuir, s'ils voulaient.
Se lever le matin. Fixer le plafond. Eteindre le réveil. Mettre en route la chaîne stéréo et faire
trembler les murs de l'appart avec de la techno sans concessions. Elle n'aimait pas trop, mais ça
bougeait. Ça avait quelque chose d'un peu violent. C'était mieux que rien.
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Douche. Savon. Se frotter furieusement les pores, les racines, s'aveugler les prunelles au
shampooing. Envoyer de la mousse sur les murs au rythme de la musique, essayer de la sentir dans
le corps et dans les tripes.
Rien à faire.
Thé au citron bien brûlant. « Salut, Eva, bien dormi ? » Lauren, sa coloc, deux espressos avant de
partir au boulot. Lauren était sympa, sans plus. Elle avait l'air sereine, allait au taf, rentrait tard le
soir, voyait ses potes, son mec, sortait les weekends et même des fois en semaine, la rebelle. Elle
avait l'air satisfaite de sa vie. Elles papotaient vite fait, faisaient le point sur la facture d'électricité,
Eva chopait son sac, « Passe une bonne journée ! », dans son dos la porte claquait.
Sur le chemin, le masque de cire la regardait.
Bus, écouteurs, bébé qui pleure. Rue, bruine, pigeons bagarreurs. Le boulot. « Salut Eva, sympa ta
veste, t'as vu le dernier Breaking bad ? » Non, ça m'ennuie. Les yeux fixés sur l'écran, elle
recolorait la bannière criarde du site du dernier client.
Le dernier client avait souvent des goûts de merde.
Les collègues venaient taper la discute : ils appréciaient qu'elle encaisse leurs états d'âme sans
broncher. Ils devaient avoir l'impression que c'était quelqu'un qui savait écouter, qui les comprenait.
Edouard était celui qui se ramenait le plus souvent, il lui racontait ses histoires de cul. D'une
manière faussement désinvolte, très graphique : il espérait sans doute la choquer, offenser l'esprit de
la bien-pensance puritaine par sa lubricité fièrement assumée. Le scénario était un phénomène aussi
immuable que la marée : il rencontrait quelqu'un sur Tinder et ils baisaient. Dans beaucoup de
positions, et avec une sauvagerie que « même le Kamasutra aurait choisi de censurer » (Clin d'oeil.)
Moquette, commode, cheminée, tout l'appartement y passait, avec profusion de mini-pauses de
rechargement et rotations de préservatifs à la myrtille. « J'aurais pas imaginé en finir autant en une
soirée, un record. » Il buvait à la bouteille en souriant, satisfait, sa pomme d'Adam tressautant ;
souvent Eva l'imaginait nu, un bandeau autour du crâne, coureur de marathon vidant goulûment sa
Gatorade entre les draps de son lit. La baise, nouveau sport de compétition 2016 ?
Vous voulez perdre du poids vite et bien ? Ne cherchez pas plus loin : le Sexe, votre meilleur allié
contre ce corps importun...
Ah oui, mince. C'était déjà le cas. Il aurait été judicieux de penser à inclure des petits bracelets
d'activité connectés, livrés gratuitement avec les sex-toys. Hé chérie ! On a battu un nouveau
record ! Ok, la prochaine fois, on brûle 41,7 calories de plus après la deuxième période réfractaire
en partant de la diagonale gauche, tu le notes dans ton agenda ?
La nuit tombait. Les collègues défilaient exténués. « A demain, Eva. T'oublieras pas ce dossier que
je t'ai filé, hein ? » « A toute, ma belle. Je te raconterai un peu mon dîner aux chandelles ce soir –
enfin, sans trop aller dans les détails, faudrait pas non plus que tu te mettes à mouiller au travail... »
(Clin d'oeil.) « Tu seras là, Eva ? Demain soir, pour mon anniv, tu me feras plaisir. » Oui,
Mélisandre. Pourquoi pas, un bon petit pub irlandais, c'est chouette les pubs irlandais. « J'ai des
potes qui vont venir – franchement, ils sont mignons, juste un peu machos sur les bords. » C'est
bien. Moi, je suis désintéressée sur tous les bords.
Et le machisme c'est dans le noyau, ma chérie, pas dans la périphérie.
Retour à la maison. Les enfants jouaient à la baballe, les petits vieux promenaient leur chien. Peutêtre des voisins. Difficile à dire, elle ne connaissait pas trop les siens. Vibration, portable. Une
promotion de Bouygues, un appel raté de sa mère, des amis qui lui proposaient d'aller boire un
verre. Ils se retrouvaient en terrasse, se faisaient la bise, descendaient du Sauvignon ou de la
Guinness selon l'ambiance du moment. Des fois, des mecs chiants cherchaient à l'allumer. Sans
originalité. Ils la complimentaient sur ses tatouages ou lui disaient qu'ils étaient horribles.
Evoquaient le climat, l'actualité politique ou le dédain des pandas envers la reproduction. Ils
posaient les questions standards (« Tu fais quoi, tu viens d'où »), faisaient les commentaires jugés
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appropriés (« Ah c'est intéressant » « Ah oui et c'est cool comme patelin ? »). Jamais trop envie de
se fouler : ils devaient se dire que puisqu'elle était grosse, c'était à elle de chanter amen et les
remercier. Eva mettait vite fin à la conversation, rejoignait ses potes, ils allaient dans un autre bar,
dansaient, faisaient des shots, tout devenait noir.
Puis elle se réveillait dans son lit le lendemain matin, et à nouveau tout était gris.
L'aube d'une nouvelle journée.
Puis d'une autre. Et une autre. Et encore une.
Réveil. Lauren. Yeux morts, chair homogène. Boulot, collègues. Alcool, thé au citron, soirée posée
ou troublée. Les weekends, d'autres soirées, des cinés, des plans de voyages, des fois des vraies
virées, on empruntait la voiture d'un pote pour aller découvrir un peu de nouveauté.
Un jour, ils allèrent à Cap d'Agde. Plages lisses et brûlantes, mille corps étincelants paressant sur le
sable, un climat clément souriant ensoleillé : mer et chaleur la journée, cocktails et clubs semilibertins le soir, juste pour se marrer, « c'est seulement pour essayer. »
Seulement pour déconner.
Le premier soir, Eva ôta ses vêtements, regarda autour d'elle, attendit de sentir quelques frissons.
Mais non, il n'y avait rien. Des regards insistants, appuyés, des corps nus bien coupés, des
missionnaires priant sur les bords de la piscine. On tenta de l'approcher. « J'adore tes tatouages. » «
J'aime les femmes bien en chair. » Elle se rhabilla et rentra à l'appart. Le soir d'après, elle resta à la
maison et but du thé au citron.
Tout ça, c'était la même.
*
* *
« Je t'ai vu tout nu, dans la lune joufflue, tu dessinais les mers, à des années lumières, mais ça
pleuvait sur toi et sur la crapaudière... »
Le masque de cire la regardait.
Un infime crachin tombait.
Devant elle, il y avait une femme, filiforme. Malgré la brise froide, elle portait un débardeur aux
manches amples. Un casque énorme lui ensserrait la tête. Eva pensa à ces protections qu'utilisent les
bûcherons et imagina la femme en train d'abattre un arbre, brutalement, la sève jaillissant en
fontaine sur ses vêtements et ses côtes saillantes. Maigrichonne mais efficace, la bûcheronne.
« Tu m'inspires pas, je ne te vois pas, viens ma colombe viens, viens faire des arc-en-ciels avec
moi... »
Elle écoutait des trucs bizarres.
De l'autre côté de la rue, les yeux morts la broyaient. Limpides, scintillants, greffés de cils au
garde-à-vous.
Eva leur rendit leur regard pour la énième fois. Elle se sentait amorphe, vidée.
Ils ne changeront jamais cette affiche, pensa-t-elle. Elle sera toujours là, fidèle au poste, une parmi
des milliers d'autres. Sur chaque centimètre carré d'urbanité morose. Le soleil pâlirait sur ses
courbes à la blancheur glaciale, aveuglante comme la banquise. Et ses yeux resteraient gravés dans
les siens, irrémédiablement, chaque matin que Dieu fait.
Je vais finir par pisser dessus, bordel.
Devant elle, la bûcheronne leva les bras et s'étira.
Le coeur d'Eva rata un battement.
Ce fut très bref, trop rapide, quelques secondes tout au plus. La femme s'étira sans classe,
indolente, mains jointes haut au-dessus du crâne. Quelques secondes, une broutille – mais juste
assez pour qu'Eva aperçoive, dans le creux dénudé de son bras, une touffe de poils noirs, épais,
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anarchiques, monstre obscène de l'origine du monde trémoussant ses tentacules dans le plus parfait
mépris de la décence publique.
Une colonne de frissons dévalèrent le long de sa colonne vertébrale.
Très bref, quelques secondes, une bricole.
La femme dodelinait de la tête, chantonnait à voix basse. « Tu dessinais les mers, à des années
lumières, mais ça pleuvait sur toi et sur la crapaudière... »
Les joues brûlantes, Eva garda les yeux rivés à son aisselle. Le bras était retombé. Elle déglutit,
s'efforça de reprendre son souffle, de se calmer.
Elle était en nage.
Mon Dieu.
Quelques secondes, une bagatelle, rien de rien, ma bonne dame.
Rien qu'une araignée velue aux pattes noires, innombrables, éternelles. Un putain de monstre
mythologique nordique.
« ... Magnifique. »
La femme continuait à chantonner ses trucs bizarres. Elle ne l'entendit pas. Les yeux rivés sur le
creux de son bras, Eva souriait.
De l'autre côté de la rue, le masque de cire la regardait.
Eva n'en avait rien à foutre.
FIN
2003 mots.
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