chansons sans frontières
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CHANSONS SANS FRONTIÈRES TEXTE : JÉRÔME PROVENÇAL Canadienne d’origine russe, et Berlinoise d’adoption, Chinawoman écrit, compose et interprète des ballades foncièrement nomades, flottant entre plusieurs cultures. Portrait en écho à la parution récente de son splendide troisième album, Let’s Part in Style. Photo : Jana Legler. BALLADE CHINAWOMAN 103 «J « Mon expérience de chanteuse s’est longtemps limitée au karaoké. » ’ai écrit ma première chanson durant tation puis, plus tard, à la l’été 2005. M’étant retrouvée dans composition. « Avant d’enl’entourage de plusieurs musiciens, registrer mes propres chanj’ai commencé à m’intéresser au processus créatif. sons, mon expérience de chanteuse se limitait à Un jour, tandis que je furetais sur Myspace avec mon des séances de karaoké sur des chansons de Paul meilleur ami, il m’a encouragée à créer un profil. Je Anka. Chez mes parents, il y avait un orgue, dont lui ai répondu : “Mais je n’ai pas de chansons !” Il j’ai découvert quelques rudiments par moi-même. m’a répondu : “Crée un profil et alors peut-être vas- Au collège, j’ai appris trois accords de guitare, joué tu en écrire une.” Je me suis donné une semaine, au de la trompette dans l’orchestre de l’école et appris terme de laquelle j’ai mis en ligne ma première chan- un peu de théorie musicale. Durant mon enfance, son. » Nous ne remercierons jamais assez cet j’ai aussi passé beaucoup de temps à l’école de balami salutaire, sans les encouragements du- let dirigée par ma mère, qui nous enseignait la muquel Michelle Gurevich n’aurait peut-être pas sicalité. Par conséquent, sans jamais étudier véritrouvé le courage de franchir le pas et ne se- tablement la musique ou apprendre à jouer d’un rait pas devenue « writer of ballads » (auteure instrument particulier, j’ai eu diverses expériences de ballades), ainsi qu’elle se présente avec une qui m’ont donné un sens musical. » Développé lapidaire concision sur sa page Bandcamp. en autodidacte, de manière beaucoup plus Aujourd’hui, près de dix ans après ce déclic instinctive que directive, ce sens musical initiatique, Michelle – qui s’est transformée – qui s’apparente ici à un authentique sien Chinawoman pour la scène – compte déjà xième sens –s’est bien sûr également épaun joli nombre de ballades à son actif, des noui au contact de la musique des autres, de ballades dont le charme languide opère dès ces chanteurs et chanteuses qui forment le la première écoute (et la première vision, si panthéon intime de Michelle. la rencontre se fait d’abord via Youtube et des Son trompeur pseudo ne permet pas de le clips à l’esthétique très chiadée), des ballades supposer mais sa musique et son nom de faqui parlent d’amour et d’amitié, des relations mille le laissent bien deviner : née à Toronto, entre les êtres humains, des liens qui se font où elle a passé la majeure partie de sa vie, et et se défont, du temps qui passe et des rêves installée depuis 2010 à Berlin (« J’aime notamqui s’en vont – bref, de tout ce qui constitue ment le fait qu’il s’agit d’une ville internationale qui le substrat de nos existences. Jamais totale- attire des gens créatifs de partout dans le monde. »), ment nues – car les revêtent des arrangements la jeune femme a des origines russes (ses paà la beauté discrète – mais toujours exemptes rents, tous deux Russes, ayant émigré au d’ornements superflus, ces Canada dans les anballades d’une simplicité lunées 1970) et a noué de « De manière mineuse semblent jaillir de fait une relation privilésource. Elles résultent pour- générale, giée avec cette culture – tant d’un long et patient ap- je préfère le silence ce qui explique sans prentissage. « Je n’ai pas déci- à la musique. » doute aussi pourquoi dé de quitter mon job du jour au ses chansons sont parlendemain pour devenir musicienne. Cela s’est fait ticulièrement appréciées dans les pays d’Euprogressivement, en composant, en diffusant ma rope de l’Est. « Enfant, j’écoutais beaucoup de musique et en me produisant sur scène. Durant les musique russe. Il y avait en particulier une cassette, neuf ans qui se sont écoulés entre ma première chan- avec laquelle j’entretenais une relation obsessionson et aujourd’hui, j’ai appris que le travail intensif nelle. J’ai dû l’écouter un millier de fois. Je pense et la discipline sont deux choses essentielles pour qui que mes chansons résultent d’un alliage entre la veut mener une carrière musicale. » musique russe des années 1970, des chanteurs euAdolescente, Michelle ne rêvait pas jour ropéens de variété (Adriano Celentano, Amanda et nuit de devenir chanteuse (elle s’imaginait Lear, Charles Aznavour…) que j’écoutais quand plutôt en cinéaste) mais elle a grandi dans j’étais petite et des groupes ou interprètes, tels que un environnement familial propice à l’éveil Leonard Cohen, Joy Division et PJ Harvey, par musical et s’est lentement initiée à l’interpré- lesquels j’ai été ultérieurement attirée. » De ces influences (auxquelles l’on est fortement t enté d’ajouter Portishead et Ennio Morricone), formant un très insolite camaïeu sonore, la plus saillante est sans conteste celle de Leonard Cohen – on pense en particulier à l’inusable album I’m Your Man (1988) du Canadien, capital, en écoutant les chansons de Chinawoman. Quelques mois après « Kiss in Taksim Square », chanson inspirée par le mouvement de révolte populaire en Turquie, elle vient de faire paraître Let’s Part in Style, nouvel album qui, comme Party Girl (2007) et Show Me the Face (2010), est disponible directement via Bandcamp (en digital et en CD), sans passer par l’intermédiaire d’un label. « Le processus créatif de ce troisième album a été conforme à celui des deux premiers. J’utilise toujours un matériel basique, j’enregistre à la maison (où que cela puisse être) et je me débrouille seule pour l’essentiel. Certaines des chansons de Let’s Part In Style ont été enregistrées dans mon appartement à Berlin, d’autres chez des amis ou parents à Toronto, et d’autres encore au cours de voyages. » Dans le prolongement direct des précédents enregistrements, ces dix nouvelles ballades – dont se détachent les obsédantes « To Be with Others », « Nothing to Talk About » et « Blue Eyes Unchanged » – empruntent (très) volontiers des sentiers buissonniers : fugueuses et sinueuses, elles exsudent autant d’ironie que de mélancolie et oscillent avec une grâce indéfectible entre variété stylée et rock ébranlé. Se glissant dans ces méandres au tapis instrumental soyeux et minimal, l’auditeur est tout du long happé par un fil mélodique subtil et par le chant – légèrement traînant et terriblement envoûtant – de Michelle Gurevich, qui joue par ailleurs de la guitare et du synthé. Préférant chuchoter plutôt que crier, elle connaît en outre parfaitement l’importance du silence. « De manière générale, je préfère le silence à la musique : trop de musique m’ennuie. Écouter une ou deux chansons par jour me suffit amplement. » S’il s’agit de chansons de Chinawoman, cela me suffit aussi. Let’s Part in Style, février 2014. www.chinawoman.ca