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CAFÉ-PHILO DU 22 JANVIER 2015
COMPTE-RENDU
Qu’est-ce qu’avoir du courage aujourd’hui ?
Au sortir de l’affaire Dreyfus, dans un climat de nationalisme ambiant, Jean Jaurès,
alors vice président de la Chambre des députés, président et porte-parole du Parti socialiste
français à l’Assemblée nationale, engagé en faveur du bloc de gauche, du gouvernement
Combes et du projet de loi concernant la séparation des églises et de l’État, prononce un
discours1 en 1903, au lycée d’Albi. Le rayonnement de ce dernier, de par sa finesse, son
intensité, sa puissance littéraire et son engagement en faveur d’une praxis humaniste,
pacifique et réaliste, irradie encore les hommes d’aujourd’hui.
Ce discours, adressé à la jeunesse, exprime une « pensée d’avenir », adroitement
introduite par un regard rétrospectif sur un parcours singulier et sur l’histoire de l’humanité,
avec tous ses déboires, ses réussites, ses tentatives, ses changements. Cette pensée, résolument
moderne, se moque des discours fatalistes, fustige l’oublie et la mauvaise foi, élève celui qui
tend l’oreille vers des cimes où la liberté se confond avec la lucidité d’un esprit ouvert,
incorporé, situé, tourné vers les faits et conscient des transformations de son époque. Un mot
entre alors sans cesse en résonance pour traduire et amplifier cette « pensée de l’avenir » :
celui de courage.
Ce courage, Jaurès ne le situe pas dans un contexte guerrier et brutal, pourtant déjà
bien présent en cette période d’instabilité. Il réhabilite cette notion dans la sphère du
quotidien, dans ce qu’il y a de plus ordinaire ; dans la vie individuelle et collective, le travail,
la société avec tout ce que cela implique. Il y a dans ce discours une forme d’acceptation de ce
qui arrive, un appel à la ténacité face à l’adversité, quelle que soit la forme qu’elle puisse
prendre. Pour autant, cette acceptation n’a rien d’une résignation. Elle est, au contraire, une
activation de soi dans la vie ordinaire et c’est bien ce que Jean Jaurès – paradoxalement une
figure courageuse d’exception – tente d’incarner dans celui-ci.
On pourrait certes situer les limites de son discours dans un appel utilitaire à se
conformer sans restriction à « cette loi de la spécialisation du travail » par exemple, ou même
dans une forme d’obsolescence au regard des mutations politico-économiques dont se
trouvent actuellement empreintes nos sociétés. Cependant, celles-ci peuvent être dépassées
dès lors que l’on comprend que le courage se manifeste, d’une certaine manière, dans la
compréhension que nous avons d’une réalité qui se transforme, nous dépasse et qui finalement
donne sens à nos actes. D’ailleurs, la démocratie n’est-elle pas confiée « qu’à la constance de
ses propres actes » comme le suggère Jacques Rancière2 ? Et si tel est le cas, ne nécessite-telle pas du courage, dès lors que celui-ci se situe dans la sphère du vécu et de l’action, qu’il
1 Jean Jaurès, Discours à la jeunesse, Albi, 30 juillet 1903.
soit individuel ou collectif ? Dans un contexte d’ordre démocratique et pacifique, nous
pouvons nous demander comment le courage se manifeste ? Quels sont les critères qui
attestent, aujourd’hui, d’un acte (ou non) courageux ?
Durant le café-philo, nous avons tenté de relever différentes formes de courage, dans
sa dimension individuelle et collective. Nous nous sommes concentrés, d’une part, sur la
manière dont le courage peut se manifester dans la vie ordinaire, mais aussi, durant des
événements particuliers. Nous avons notamment tenté de cerner sa nature et les motivations
qui le sous-tendent, qu’elles soient d’ordre affectif, éthique ou rationnel, pour enfin réfléchir à
sa propre théâtralité.
*****
La réintégration du courage dans la vie quotidienne semble se justifier par la situation
contemporaine, celle d’un monde qui nous dépasse et en pleine mutation. Le courage
ordinaire consisterait, dans ce cas, à vivre, à se surmonter soi-même afin de trouver ses
propres repères, donner une direction, un sens à sa vie, alors même que le champ des
possibles se multiplie et se complexifie. Certains sociologues, comme Dubet et Martuccelli,
ont mis en avant l’apparition d’une « crise des identités prescrites » (professionnelle, sexuée,
symbolique) dans notre société actuelle. Celle-ci se traduit par un recul du poids des instances
de socialisation et des institutions. Cela oblige les individus à construire, maintenir et faire
advenir, par eux-mêmes, leurs identités d’où l’importance des expériences. Ces dernières
apparaissent comme une série d’épreuves qui pèse sur la capacité de l’individu à faire advenir
une identité, et à la stabiliser dans le temps. C’est désormais à chacun d’entre nous de trouver
des « solutions biographiques » aux contradictions systémiques, aux épreuves de l’ordre
social (du travail, de la famille, du rapport au collectif, aux autres, du rapport à soi). Passer
ces épreuves, ce serait donc faire preuve de courage et ferait ainsi de nous les héros de notre
propre vie.
Mais, bien que ces épreuves soient vécues sur le plan individuel, et que chacun
mobilise les ressources dont il dispose pour les dépasser, ces expériences restent cependant
standardisées et forment un système qui est le produit de l’ordre, du fonctionnement actuel de
la société. Dans ce cas, le courage de mener sa vie, malgré les épreuves, ne serait-il pas
finalement une sorte d’impératif sociétal ? Il faudrait absolument « réussir sa vie », et « sortir
toujours indemne des différentes épreuves », « se réaliser », « trouver sa voix »… Cet
impératif social se traduit notamment dans les images véhiculées du self-made-man ou des
sportifs, des figures qui se « dépassent » sans arrêt. Mais, n’est-il pas dangereux de penser la
société par rapport au courage ? Cela ne risque-t-il pas d’entraîner un certain complexe, un
découragement ou plus généralement un immobilisme social chez d’autres individus ? N’a-ton plus le droit d’être vulnérable ? Quelle place reste-t-il à la faiblesse ?
Finalement, le courage au quotidien ou le courage ordinaire exige une certaine
constance dans les actions ainsi qu’une certaine rigueur : il s’agit de faire preuve de patience
2 Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, éditions La Fabrique, 2005.
et de fermeté face à l’adversité. Mais n’existe-t-il pas aussi une autre forme de courage, qui se
manifeste davantage de manière occasionnelle ? Et à quelles occasions peut-on dire d’un acte
qu’il est courageux ?
*****
Le courage comme le maintien d’une constance dans l’action s’opposerait au courage
d’occasion. Ce dernier peut se manifester, par exemple, face à un événement intolérable, ou à
une injustice: il semblerait qu’il soit donc d’abord une disposition affective qui nous pousse à
agir selon certaines valeurs, en dépit des peurs et des difficultés que l’on rencontre. Le
courage serait donc d’abord une impulsion, un élan émotionnel qui nous motive à agir. Mais,
il semble cependant insuffisant que nos actes, pour réellement être désignés comme
« courageux », ne soient effectués que sous le coup de l’émotion. Même si cette dernière est à
l’origine de l’acte, il faut néanmoins que la réflexion vienne la servir : pour dresser une ligne
de conduite, respectant certaines valeurs. Ainsi, pourrait-on ajouter que le courage ne peut être
envisageable sans une certaine intuition du bien, sans une connaissance morale ou une
identification de valeurs et de ce qui semble être le bien.
Malgré tout, le courage peut aussi outrepasser ces dimensions morales pour se valoir
davantage comme une forme d’éthique, si ce n’est neutre, dérangeante, immorale voir
amorale, mais du reste, foisonnante et créatrice. Ce genre de courage s’inscrit encore dans une
forme d’endurance parfois dépassée et complétée par un courage d’occasion plus spontané,
événementiel.
Le courage de certains artistes par exemple, s’esquisserait dans un rapport ambigu
entre la continuité et la discontinuité de leurs actes, bref dans leur disposition et leur faculté à
engendrer quelque chose. L’inspiration peut passer par des expériences contradictoires,
variées et insolites qui nécessitent du temps et en ce sens une certaine constante, dans une
forme de courage s’opposant parfois à la paresse, aux préjugés, aux normes, à la stabilité, au
confort, au politiquement correct, tout en y ayant paradoxalement recours à d’autres moments.
Baudelaire, dans une lettre adressée à sa mère, madame Aupick, disait lui-même que le
plus dangereux des vices « c’est la lâcheté, le découragement, et l’habitude de laisser fuir les
années renvoyant toujours les choses au lendemain » et d’ajouter « J’ai le courage violent,
mais pas continu »3. Cet aveu exprime peut-être la nécessité, pour ce dernier, de passer par
des états de torpeurs qui lui permettent de découvrir en lui, un courage occasionnel qui
l’extirpe violemment de ses propres chaînes afin de réaliser ses œuvres. Dans ce cas, le
courage ne se manifesterait-il pas dans ce « lâcher-prise », dans une forme d’inaction qui, bien
que risquée, rendrait possible, à terme, un courage d’occasion ? Il y aurait alors comme une
forme d’attente, celle de savoir saisir le bon moment pour s’activer, pour désirer commencer
ou encore naître. Mais cette attente peut notamment engendrer une forme de témérité
malsaine et intéressée pour celui qui, comme le souligne Paul Nizan, « attend les grandes
occasions », l’événement. Dans un tel contexte, les intérêts particuliers que peut susciter
l’acte courageux ne viennent-ils pas briser l’authenticité même de l’acte ? Comment évaluer
3 Charles Baudelaire, Lettre a Madame Aupick, 11 février 1865, in Correspondance.
le courage de quelqu’un ? Doit-il être utilitaire ? Et quelle place peut-on accorder à la
visibilité de celui-ci ?
*****
Dans l’antiquité, Achille, le lion, faisait œuvre de héros, de guerrier, de figure
mythique de l’homme courageux. Il est fort et vaillant. Il brave tous les dangers sans que rien
ne semble pouvoir l’arrêter, même pas sa peur de mourir. Sa témérité lui a valu un culte
répondant à sa motivation la plus profonde ; une soif de gloire, actualisée dans la mort. D’une
certaine façon, il représente le soldat qui, allant au front, recherche reconnaissance et sens.
Selon l’interprétation nietzschéenne, ce sens est sacrificiel et ce courage, forme déguisée de la
lâcheté, répond à une logique morbide qui s’inscrit finalement dans une peur viscérale envers
la vie. Mais par delà ce débat, Achille reste l’image de l’homme qui mène un combat de
front, direct et visible contre un adversaire bien précis, tout aussi visible. Ce combat est
revendiqué, explicité, mis en scène. Il peut tout autant valoir sur la scène politicoéconomique et intellectuelle actuelle. Cette visibilité et cette théâtralité des revendications
deviennent, en un certain sens, la condition de possibilité de l’acte courageux. En d’autres
termes, revendications et actes doivent pouvoir être visibles et reconnus socialement sur le
théâtre de la vie pour être prolifiques et attester du courage de ceux qui y prennent part.
Les militants et les travailleurs, par exemple, ont besoin de visibilité et d’écoute pour
faire valoir leurs droits, leurs revendications et leurs désaccords. La non-visibilité de leurs
actes risque d’amoindrir leur impact et laisser place au découragement.
Malgré tout, une trop grande visibilité de ces actes peut restreindre le message de fond
pour ne laisser place qu’à l’image, à l’événement, au sensationnel. Aussi et comme nous
l’avions déjà souligné, cette visibilité peut parfois être néfaste et la ruse, l’intelligence, la
discrétion, telles que l’employait déjà Ulysse seraient alors de mise aussi bien sur la « scène
publique » que dans les « coulisses ».
En effet, il est possible que la manifestation du courage soit aussi diffuse, implicite et
désintéressée, dès lors qu’elle s’inscrit simplement dans un agir répondant à des valeurs
particulières, une ligne de conduite que celui qui l’exerce ne cesse de tracer, et ce, en dépit des
embûches et difficultés qu’il peut rencontrer. Ce courage s’inscrirait ainsi dans un processus,
plus ou moins long, contournant les normes pour s’exercer à une liberté à laquelle elles
empêchent d’accéder. Un tel courage pourrait, au bout du compte, être aussi insuffisant
qu’efficace pour modifier structurellement la société. Tout dépend de l’ampleur et de l’impact
que celui-ci peut entraîner. Pensons, ici, aux modes de vie alternatifs par exemple.
*****
De toutes ces formes de courages, il semble qu’une forme de théâtralité leur est
inhérente. Que ce soit sur la « scène publique » ou dans « les coulisses », le courage tel qu’il
est possible de le penser aujourd’hui, nous invite à trouver de nouvelles voies de réalisations
et donc des « perspectives plus étendues4 » passant outre les difficultés, cédant parfois au
découragement, mais rendant possible de nouvelles formes de réalisation de soi et du monde.
Michèle Batin & Mathilde Jedrzejewski
Monitrices à la bibliothèque de philosophie
4 Jean Jaurès, Ibid.

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