extraits du texte « La Ronda - Musée d`art contemporain de Lyon

Transcription

extraits du texte « La Ronda - Musée d`art contemporain de Lyon
Extraits du texte « La Ronda » de Soledad Gutiérrez, à l’occasion de
l’exposition La Ronda à la Capella MACBA en 2010
[…] La ronda, également connu sous le nom de pinche, est un jeu de cartes dont les
origines seraient méditerranéennes, et plus particulièrement espagnoles; de là, il a été
exporté au Maroc où il est très populaire dans des villes comme Fès, Tétouan ou Tanger.
Pour Latifa Echakhch, ce jeu est un voyage dans son passé, qui lui rappelles les étés
qu’elle a passés au Maroc pendant son adolescence, quand elle a commencé à jouer à ce
jeu. Le Pinche se joue avec des cartes espagnoles et est donc exotique et chargé de
symbole pour Echakhch, qui a grandi en France.
Le jeu de cartes espagnol traditionnel se compose de quatre suites ou séries de cartes : or
(pièces d’or), calices, épées et massues. Chacune des ces suites est formée de plusieurs
cartes numérotées (sept ou neuf) et trois figures (valets, dames et rois) qui sont toujours
numérotées de 10 à 12. Ainsi, le jeu espagnol peut être constitué de 40 cartes (de un à sept
et les trois figures de chaque suite) ou de 48 cartes (de un à neuf et les trois figures de
chaque couleur). L’une des innovations du jeu espagnol était la pinta (littéralement
« dessin »), des lignes pleines ou pointillées qui forment un cadre avec un motif qui
symbolise chaque carte. Ainsi, le joueur n’a pas besoin de regarder l’intégralité de la carte
dans sa main pour savoir de laquelle il s’agit; en séparant légèrement une carte des autres,
un joueur peut voir à quelle série elle appartient ou quel chiffre est représenté. Les pièces
d’or n’ont pas de pintas ; les calices en ont ; les épées en ont deux, et les massues en ont
trois. Avec l’incorporation des pintas, les suites du jeu espagnol sont organisées ainsi : or,
calices, épées et massues.
Dans l’interprétation la plus commune de la symbolique des cartes, la monarchie vient en
premier et occupe une position privilégiée, suivie par l’église, les nobles et enfin le
peuple. Selon d’autres interprétations, l’or est associé aux commerçants et aux bourgeois,
plutôt qu’à la monarchie. Certains attribuent la création de ces symboles dans le jeu
espagnol à un tavernier qui avait fourni des cartes à ses clients pour les divertir. Dans ce
cas de figure, les calices représenteraient la taverne, l’or représenterait l’argent dépensé
par les clients pour payer, et les épées et les massues seraient les outils par lesquels leurs
différents – liés au jeu ou non – étaient réglés. Les quatre symboles du jeu seraient donc
les quatre objets les plus proches des joueurs.
Les cartes en tant que référence culturelle – et comme activité récréative de tous les jours
à laquelle les gens s’adonnent alors qu’ils attendent ou qu’ils se rendent quelque part –
sont présentes dans Eivissa (2010), installation composée de onze blocs de béton importés
directement d’Ibiza. Avec ces blocs de béton, nous pouvons voir – ou parfois imaginer –
des cartes distribuées au hasard. Si nous regardons de plus près, nous découvrons
différents dessins et modèles de cartes; un autre signe, là encore, qu’il y a plusieurs façons
d’interpréter notre culture et ses éléments.
Les cartes ont été jetées au hasard sur le sol et les blocs de béton ont été placés par-dessus,
sans aucune composition ni anticipation. Comme souvent avec Echakhch, cet acte
performatif devient geste. L’importance de la performance est supprimée, ce qui donne un
geste artistique que le spectateur soupçonne mais ne voit jamais vraiment. Encore un autre
élément du langage complexe qui caractérise le travail d’Echakhch.
Pendant la guerre civile espagnole (1936-39), entre 62 000 et 85 000 Marocains sont
morts ou ont été blessés sous le commandement de Franco. Ces soldats venaient
principalement du Nord du Maroc – alors colonie espagnole – et sur le front de l’armée
nationale, ils en constituaient une force très importante. Nombreux étaient ceux qui
s’étaient enrôlés en raison de la pauvreté galopante dans le Rif après la campagne
espagnole contre Abdelkrim et de plusieurs années de sécheresse et de mauvaises récoltes.
Ils avaient signés en échange de « l’avance de deux mois de salaire, quatre kilos de sucre,
un bidon d’huile et une ration quotidienne de pain qui variait selon le nombre d’enfants». 1
Une fois les combats finis, la plupart des soldats rentrèrent au Maroc, bien que le pays ait
été dans l’incapacité de les réincorporer. Certains d’entre restèrent dans l’armée,
combattant contre les soi-disant « bandits de déserteurs », tandis que d’autres – ceux dont
les diplômes n’étaient pas reconnus, mais qui essayaient d’éviter l’expulsion – restèrent en
Espagne pendant un certain temps, espérant que la situation changerait. Des groupes de
soldats marocains sont restés sur l’île d’Ibiza pour affirmer la puissance militaire de
l’Espagne après la guerre. […]
Eivissa est une référence évidente à l’échange culturel et à la circulation des personnes
entre l’Espagne et le Maroc, non seulement à cause des fragments issus de plates-formes
sur lesquelles se trouvaient les camps d’anciens soldats marocains, mais aussi en raison de
la référence à la ronda, un jeu espagnol que depuis des années l’artiste croyait être
marocain. Paradoxalement, Echakhch a tenté d’éviter le lien avec le Maroc quand elle a
commencé à travailler sur ce projet. Son idée était de ne pas mentionner le Maroc et de se
concentrer plutôt sur des préoccupations qui dépassaient les références à son lieu d’origine
ainsi qu’aux relations – souvent tendues – entre les deux pays.
Par le prisme de son expérience, la culture est à la fois le sujet et l’outil de travail
principal d’Echakhch. En tant que membre d’une famille d’immigrés, son héritage
culturel – auquel elle fait constamment allusion dans son travail – est basé sur ses propres
expériences, mais nourri par les idées que sa famille a véhiculé à propos de son pays
d’origine. Malgré les apparences, les matériaux qu’elle choisit pour construire ses œuvres
ne sont pas les plus beaux ni les plus luxueux. En effet, ce sont les moins chères, les plus
modestes versions de ces matériaux, ceux trouvés chez les familles d’immigrants ; ils
représentent ce qui a été abandonné. Comme l’artiste le déclare elle-même : « Tout ne
tient pas dans la valise de l’émigrant »2 . Ainsi, les œuvres impliquent un double jeu sur le
sens, un va-et-vient entre réalité et souvenirs (du point de vue d’Echakhch) ou attentes (du
point de vue du spectateur), qui remettent en questions les codes habituellement utilisés
pour interpréter d’autres cultures et leurs composants, une interprétation qui repose
souvent sur des idées préconçues. […]
Soledad Gutiérrez
Commissaire d’expositions au Musée d’Art Contemporain de Barcelone (MACBA)
1. María Rosa de Madariaga, Los moros que trajo Franco. La intervención de tropas coloniales en la guerra
civil. Barcelona: Martínez Roca, 2002 (première édition); RBA, 2006 (seconde édition).
2. Entretien avec Latifa Echakhch lors de l’installation de son exposition au MACBA en juillet 2010.