Les Cahiers du RMES - Réseau Multidisciplinaire d`Etudes

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Les Cahiers du RMES - Réseau Multidisciplinaire d`Etudes
Technologies
Réseau Multidisciplinaire d’Etudes Stratégiques
JOSEPH HENROTIN
Chargé de recherches au Centre d’Analyse et de
Prévention des Risques Internationaux (CAPRI)
Rédacteur en chef de Technologie & Armement
Rédacteur en chef adjoint de Défense & Sécurité
Internationale
[MARS ET VULCAIN.
REPRÉSENTATIONS DE LA
TECHNOLOGIE ET
CONCEPTIONS STRATÉGIQUES
BIAISÉES. LES CAS DE
L’ÉMERGENCE DU CONCEPT
D’ASYMÉTRIE ET DU DÉBAT
ENTOURANT LE STRYKER]
In a context of a technocentric RMA, technology can generates complex preconceptions that will have an
impact on art on war as well as on means of war. In this article, we firstly argue that the widely-used concept of
asymmetry has gained a technocentric charge with its institutionnalization. In the second part, we will examine
how the Stryker combat vehicles were conceived according to a technologically determined vision of war.
114
115
Introduction
Il est notoire que la technique influe sur la plupart des dimensions de l’art de la guerre, de la
logistique au combat, de la planification des opérations jusqu’à la mise en œuvre de pans entiers de
la stratégie, à l’instar de la stratégie aérienne1. Dans une certaine mesure, l’histoire de la guerre est
aussi celle de l’armement2. Dans les années 1990 toutefois, le processus de technicisation des forces,
entendu comme l’intégration de nouvelles technologies dans les organisations militaires, s’est
largement accru, consubstantiellement à l’émergence du débat américain sur la Revolution in
Military Affairs (RMA). Au vrai, ladite révolution était le produit d’une évolution majeure de la
stratégie des moyens américains (ayant au demeurant ses racines dans la conduite technologique de
la guerre du Vietnam3) au tournant des années 19704. L’Offset Strategy mise en place en 1977 au
niveau de la Defense Advanced Research Project Agency (DARPA) constituait le pendant technique du
Reform Movement ayant animé l’US Army5. Lorsque cette combinatoire entre technique et stratégie
sera utilisée dans le Golfe en 1991, elle créera quasi-immédiatement, du niveau politique au niveau
militaire, la perception d’une révolution. La littérature sur la RMA, ses causes, ses ramifications et ses
effets sera immense6. Si les auteurs ayant participé au débat ont adopté des positionnements très
variables7, force est de constater qu’ils accordent tous un rôle important à la technologie.
Celle-ci est, de fait, centrale dans le développement du débat, qui considère que la RMA s’articule
autour des technologies de frappe de précision à distance de sécurité ; de la guerre de l’information
(dans l’ensemble de ses acceptions et recouvrant aussi bien la Strategic Information Warfare que les
systèmes C4ISR) et de la furtivité. La RMA à proprement parler découle de l’intégration des nouvelles
technologies dans les organisations militaires, lesquelles sécrètent également un corpus doctrinal
théoriquement sensé permettre l’exploitation optimale des innovations techniques. Reste,
cependant, que ce schéma est essentiellement idéal-typique. Cette vision part, en effet, d’un
1
Sur ce rapport, de modification évolutif et particulièrement sensible depuis le 19ème siècle, nous renvoyons le
lecteur à Stratégie génétique et stratégie des moyens (Paris, Coll. « Les Stratégiques », 2003).
2
Voir ainsi l’imposante somme du général Bru : Bru, A., Histoire de la guerre à travers l’armement, ISC, Paris,
1999 (http://www.stratisc.org/act_bru_hisguerre_tdm.html).
3
Gibson, J. W., The Perfect War: Technowar in Vietnam, Atlantic Monthly Press, Boston, 1986.
4
Tomes, R. R., US Defense Strategy from Vietnam to Operation Iraqi Freedom. Military Innovation and the New
American Way of War, 1973-2003, Coll. « Strategy and History », Routledge, London, 2007.
5
Van Atta, Richard H. ; Lippitz, M. J. ; Lupo, J. C. ; Mahoney, R. and Nunn, J. H., Transforming and Transition:
DARPA’s Role in Fostering an Emerging Revolution in Military Affairs. Vol. 1 – Overall Assessment, Institute for
Defense Analysis, IDA Paper P-3698, April 2003.
6
Voir notamment : Blaker, J. R., Understanding the Revolution in Military Affairs: A Guide to America’s 21st
Century Defense, Progressive Policy Institute, Washington, 1997 ; Mazarr, M., The Revolution in Military Affairs.
A Framework for Defense Planning, Strategic Studies Institute, US Army War College, Carlisle Barracks, April
1994 ; Metz, S. and Kievit, J., Strategy and the Revolution in Military Affairs. From Theory to Policy, Strategic
Studies Institute, US Army War College, Carlisle Barracks, June 1995 ; Moller, B., The Revolution in Military
Affairs: Myth or Reality ?, COPRI Working Paper, n°15, 2002.
7
O’Hanlon, M., Technological Change and the Future of Warfare, Brookings Institution Press, Washington D.C.,
2000.
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principe hiérarchisant la doctrine et l’armement, la première étant perçue et construite comme
guidant l’utilisation voire la conception des matériels. Ce positionnement répond à la thématique, en
sociologie des techniques, du déterminisme social, encore appelé soft determinism8. En réalité
toutefois, la sociologie des techniques montre plutôt un processus de constitution mutuelle
montrant une interaction, variable mais systématique, entre les mondes doctrinaux/conceptuels et
techniques, en particulier dans les phases de définition des matériels9. L’approche où l’innovation
technologique est, en quelque sorte, digérée par l’institution militaire manque également de
considérer que, dans certains cas de figure, la doctrine sera construite en fonction des
représentations induites par la technologie. Discours sur la technique, la technologie est
naturellement porteuse de représentations diverses10. Ces représentations peuvent déboucher sur
de véritables imaginaires qui, une fois combinés aux visions du monde des acteurs développant
doctrines et matériels, pourront avoir des impacts directs sur le processus de constitution des
doctrines. Au vrai, ce positionnement trouve des reflets en stratégie – notamment au travers de la loi
du facteur tactique constant de Fuller11 - comme en sociologie des techniques, au travers du concept
de déterminisme technologique, également appelé hard determinism. Dans cette hypothèse, les
changements techniques détermineraient les changements sociaux et culturels 12. Si le déterminisme
technologique a pu être critiqué – en particulier, il marquerait une perte de contrôle politique et
stratégique sur la sphère technique – il n’en demeure pas moins que sa valeur explicative peut rester
importante13. Pour autant, l’approche est également trop linéaire et gagnerait à prendre plus en
compte le rôle des imaginaires technologiques dans le processus de constitution doctrinal. En effet, à
bien des égards, les choix doctrinaux et technologiques reposent sur une utilisation de la prospective
qui reste délicate et que soulignait en son temps R. McNamara lorsqu’il indiquait que « lorsque j’étais
secrétaire à la Défense, j’ai été contraint à maintes reprises de décider quelles forces nous devions
développer aujourd’hui (…). Ces décisions reposaient sur de simples hypothèses et elles se fondaient
8
Smith, M. R. and Marx, L., (Eds.), Does Technology Drives History? The Dilemma of Technological Determinism,
The MIT Press, Cambridge (MA.)/London, 1996.
9
Law, J. and Callon, M., « Engineering and Sociology in a Military Aircraft Project: A Network Analysis of
Technological Change », Social Problems, n°35, June 1988 ; Latour, B. et Lemonnier, P. (Dir.), De la préhistoire
aux missiles balistiques. L’intelligence sociale des techniques, Coll. « Recherches », La Découverte, Paris, 1994.
10
Sfez, L., Technique et idéologie : Un enjeu de pouvoir, Editions du Seuil, 2002.
11
Suivant laquelle « tools or weapons, if only the right ones can be discovered, form 99 percent of victory... », et
par conséquent « strategy, command, leadership, courage, discipline, supply, organization and all the moral
and physical paraphernalia of war are as nothing to a high superiority of weapons – at most they go to form the
one percent wich makes the whole possible » (Cité par Gray, Ch. H., Postmodern War. The New Politics of
Conflict, Routledge, London, 1997, p. 213).
12
Hughes, Th. P., « Technological Momentum » in Smith, Merritt Roe and Marx, Leo, (Eds.), op cit.
13
Henrotin, J., La stratégie génétique dans la stratégie des moyens, op cit.
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sur des informations incomplètes, souvent contradictoires et en évolution constante » 14 . Cette
problématique des choix doctrinaux, opérés au travers une constellation de questions (quelle sera la
nature des environnements stratégiques futurs ? Quelle seront les évolutions tactiques et matérielles
d’éventuels adversaires ?, etc.) peut, dans sa complexité, faire la part belle aux imaginaires
technologiques, révélant la complexité des interactions entre technique et stratégie. Aussi, dans cet
article, nous proposons de traquer ces imaginaires et de tenter de cerner leur fonction dans la
constitution de deux types d’objets. Dans un premier cas, nous examinerons le système de concepts
que représentent les notions de symétrie, d’asymétrie et de dissymétrie, en nous concentrant sur la
première. Particulièrement mobilisés dans les discours – qu’ils soient ou non critiques – de la RMA,
son techno-centrage s’avère important, de sorte que mal compris, ces concepts peuvent reproduire
les biais ayant affecté ladite révolution. Dans un second cas, nous examinerons un objet technique
dans la relation à la construction des modèles contemporains de Transformation15. Nous chercherons
ainsi à examiner comment les conceptions en matière de blindés sur roue – et, singulièrement le
Stryker américain – et les imaginaires les entourant ont affecté, voire déterminé l’évolution
doctrinale.
Symétrie et asymétrie, des concepts techno-centrés ?
Formellement parlant, « les approches asymétriques sont des tentatives pour circonvenir ou miner
les forces (…) tout en exploitant les faiblesses (…) usant de méthodes qui diffèrent de manière
significative des méthodes traditionnelles des opérations (…) et recherchent généralement un
impact psychologique majeur, comme un électrochoc ou une confusion, affectant les vulnérabilités
d’un adversaire. Les approches asymétriques font souvent usage de tactiques, d’armes ou de
technologies innovatrices, non-traditionnelles et peuvent être appliquées à tous les niveaux de la
guerre – stratégique, opérationnel et tactique et cela à travers le spectre des opérations militaires
»16. L’asymétrie renvoie ainsi à l’utilisation de la guérilla et du terrorisme et est considérée comme
non-conventionnelle, irrégulière, en ce sens qu’elle ferait sortir la guerre des règles traditionnelles,
notamment en matière juridique. Ayant fait l’objet de nombreuses publications 17 , le concept
14
Cité par Gsponer, A., « Science, technique et course aux armements », in GRIP, La science et la guerre, Coll.
« Notes et documents », n°99, mai 1986, cité par Ayache, Georges et Demant, Alain, Armements et
désarmement depuis 1945, Coll. « Questions au XXème siècle », Complexe, Bruxelles, 1991, p. 99.
15
Apparu à la fin des années 1990, le concept de Transformation entendait appliquer à l’organisation militaire
US un certain nombre de conceptions découlant de la RMA. Mobilisé par D. Rumsfeld dès la campagne
présidentielle de 2000 – dans un contexte de remise en cause de l’état de préparation de l’US Army – le
concept a ensuite été validé des points de vue politique et stratégique au travers des différentes éditions de la
Quadriennal Defense Review. On notera par ailleurs que le vocable de Transformation a été largement repris
dans le cadre du processus d’évolution des armées européennes.
16
Metz, S. and Johnson, D. V., Asymmetry and U.S. Military Strategy: Definition, Background, and Strategic
Concepts, Strategic Studies Institute, U.S. Army War College, Carlisle, January 2001, p. 5.
17
Pour n’en citer que quelques-unes : Baud, Jacques, La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Coll.
« L’Art de la Guerre », Editions du Rocher, Paris, 2003 ; Bédar, S., « L’asymétrie comme paradigme central de la
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émergera assez tôt, dès 1994, dans les débats portant sur la RMA. Il se verra intégré dans l’édition de
1997 de la National Security Strategy 18 . Au vrai, toutefois, le vocabulaire d’une « guerre
asymétrique » était forgé alors que plusieurs contributions, dès la fin des années 1980, mettaient en
évidence les risques que représentaient les guérillas pour des forces occidentales ayant, en raison
des choix opérés dans les années 1970 et 1980, une préférence marquée pour les options les plus
techniques. Martin Van Creveld se positionnera ainsi sur le sujet, l’associant à la perte de pertinence
de Clausewitz19. Lind et d’autres associeront cette résurgence à une nouvelle catégorie historique de
l’art de la guerre et définiront des « guerres de 4ème génération »20.
La construction d’un concept
Bien évidemment, les expériences de Mao, de Giap, du FLN algérien, les travaux de Liddell Hart dans
son rapport à l’approche indirecte seront également mobilisés dans le processus de légitimation du
concept d’asymétrie. Lequel présentait, déjà à ce stade, des rapports aléatoires à la technique. Lind
et ses confrères indiquent ainsi que l’évolution de la robotisation, par exemple, pourrait permettre
de voir émerger un certain nombre de ruptures en regard des modes d’action traditionnels des
guérillas. En pratique cependant, le concept est surtout mobilisé afin de critiquer les présupposés de
la RMA. La recherche de supériorité technologique dont elle serait naturellement porteuse pourrait,
dans ce cadre, constituer une vulnérabilité, en enfermant l’institution militaire US dans une
rationalité technicienne, linéaire et vulnérable à des frappes contre ses talons d’Achille. Dans cette
optique, la RMA est considérée comme étant d’abord formatée afin de contrer des menaces
symétriques, de niveau identique ou quasi-identique. Le concept d’asymétrie se positionne dès lors
face à des modes de combat (combat non-conventionnel Vs. combat classique) mais l’on perçoit
rapidement qu’il est également technocentré. A bien des égards, ce qui qualifie le combat
symétrique, en effet, est son appui ou non sur des plates-formes et des systèmes d’armes. Ces
derniers sont au centre même du combat, en ce sens qu’au plan tactique, le ciblage s’opère contre
eux tandis que le statut d’une unité adverse est assez largement déterminé sur des bases matérielles.
Ainsi, en-dessous de 35% de son potentiel matériel et humain, une unité adverse est considérée
comme défaite. A contrario, les opérations asymétriques ambitionnent certes de réduire le potentiel
humain et matériel adverse mais imposent surtout une élévation de la réflexion, un recentrage sur la
nature de la guerre elle-même. A l’instar du combat symétrique, toute opération de combat vise à
convaincre l’adversaire de sa défaite (ou de le convaincre d’adopter l’attitude que l’on entend lui
imposer), la frappe contre ses matériels ne représentant qu’un intermédiaire dans ce processus.
stratégie américaine », Le débat stratégique, n°56, mai 2001 ; Struye de Swielande, T., La politique étrangère
américaine et les défis asymétriques, CIACO, Louvain-la-Neuve, 2003.
18
Lambakis, S. J., « Reconsidering Asymmetric Warfare », Joint Forces Quarterly, n°36, December 2004.
19
Van Creveld, M., Les transformations de la guerre, Coll. « L’Art de la Guerre », Editions du Rocher, Paris,
1998. L’ouvrage a été originellement publié en 1989.
20
Lind, W. S. (Et alii.), « Faces of War into the Fourth Generation », Military Review, Vol. LXIX, n°10, October
1989.
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Dans une telle optique, l’asymétrie apparaît d’abord comme une critique radicale des rationalités
sous-tendant le combat symétrique. Tel qu’il est envisagé au milieu des années 1990, ce dernier ne
diffère pas fondamentalement de celui qui aurait été utilisé contre le Pacte de Varsovie. L’attrition du
potentiel soviétique au plan tactique tout en se focalisant sur un angle de vue opératique21 devait
alors conduire droit à la victoire mais impose la stratégie des moyens comme une stratégie en soi.
Dans le cadre d’une stratégie de recherche de la supériorité technologique, c’est l’aptitude à
concevoir et à produire des équipements capables de détecter des systèmes adverses qui deviendra
déterminante. La RMA sera ainsi critiquée pour reproduire la rationalité de la guerre froide. A bien
des égards, on peut ainsi se poser la question de savoir si l’émergence du concept de Peer competitor
n’est pas également partie prenante de cette réactualisation22.
Le techno-centrage de l’asymétrie
Dans un tel cadre, la mobilisation du concept d’asymétrie connaît un certain nombre de dérives.
L’asymétrie est toujours positionnée en regard de référents technocentrés et semble aussi mal
comprise que les rationalités du combat. Des exercices comme Millenium Challenge 2002 ou des
manœuvres au National Training Center ne se situeront pas tant dans une optique asymétrique que
dans l’utilisation intelligente de modes de combat symétriques. Durant Millenium Challenge, le
général Von Ripper, commandant la « force rouge » devant arrêter les forces US (les « forces
bleues »), a d’emblée lancé une attaque massive sur les navires américains, qualifiée d’asymétrique,
« coulant » 16 d’entre eux. Il a démissionné suite à l’annulation de ses actions, arguant que les
exercices n’étaient plus à même de générer des leçons dès lors qu’ils étaient menés pour valider le
modèle de la Transformation23. Durant les exercices Division Capstone, devant valider la première
unité digitalisée de l’US Army (2001), les OPFOR (Opposition Forces) ont effectué un raid à pieds sur
le PC de la brigade, détruisant virtuellement le système de commandement24. L’intégration du
concept d’asymétrie à l’édifice doctrinal et tactique américain s’est donc avérée biaisée, le concept
étant acculturé aux normes US, voyant de la sorte son intensité critique initiale diminuer. Il s’ensuivra
que la confrontation aux expériences afghane et irakienne montrera une certaine inadaptation
américaine – à tout le moins durant 2003 et 200425. S’il existe un consensus sur le fait que les
21
On rappellera que l’édition de 1982 du FM-100.5 de l’US Army augurera d’un débat sur la place occupée par
le niveau opérationnel, jusque là délaissé. Luttwak, Edward M., Les paradoxes de la stratégie, Odile Jacob,
Paris, 1989.
22
Szayna, Th. S. ; Byman, D. L. ; Bankes, S. C. ; Eaton, D. ; Jones, S. G. ; Mullins R. ; Lesser, I. O. and Rosenau, W.,
The Emergence of Peer Competitors: A Framework for Analysis, RAND Corp., Santa Monica, 2001.
23
« The Immutable Nature of War », interview of Paul Von Riper with Nova, April 2004.
http://www.pbs.org/wgbh/nova/wartech/nature.html. Consulté le 2 mars 2005.
24
Monnerat, L., « En testant sa première division digitalisée, l’US Army jette les bases concrètes du combat
moderne », www.checkpoint-online.ch, 15 juin 2001.
25
Grosso modo, les opérations des guérillas – lorsqu’elles visent les forces coalisées – y sont plus simples, ne se
focalisant pas nécessairement sur les matériels adverses mais ambitionnant plutôt de multiplier les actions afin
d’augmenter le nombre de pertes US, générant des effets démoralisants et déstabilisants sur le « front
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approches asymétriques permettent de maximiser le potentiel d’action des unités de guérillas face à
des forces supérieures en nombre et/ou en qualité, force est aussi de constater qu’une guérilla est
également en mesure de s’en prendre aux racines mêmes de la rationalité des forces
américaines. Trop technocentrées, ces dernières coursent des capacités – une tendance déjà
soulignée par A. Joxe, cette fois dans le cadre d’une analyse de la RMA 26 – et non la motivation
profonde des combattants adverses. Ainsi, pour Liang et Xiangsui, deux colonels chinois ayant
structuré une conception très avancée – et terriblement amorale – de l’asymétrie, « les Américains
privilégient toujours les armes. Ils préfèrent considérer la guerre comme un marathon où leur
concurrent serait la technique militaire, plutôt que de l’envisager comme une épreuve d’esprit, de
courage, de sagesse, de stratégie »27. Dans une optique similaire, Jacques Baud notait que la
supériorité technologique « tend à enfermer l’Occident dans une vision (…) propre et impersonnelle
de la guerre. Cette supériorité alimente un ethnocentrisme exacerbé qui estompe les réalités des
autres civilisations »28. Au final, l’assimilation du concept d’asymétrie dans le débat stratégique
américain pourrait ainsi montrer une réinterprétation du concept dans le sens des conceptions les
plus bureaucratiques, voire les plus optimistes de la RMA/Transformation29.
Le problème d’une telle dérive dans les représentations de l’asymétrie est qu’elles induisent des
réponses de nature technologique plus que conceptuelles. Mais si elles correspondent à la culture
technologique américaine30, elles ne répondent pas à la définition traditionnelle de la stratégie
comme « l’art de la dialectique des volontés opposées employant la force pour résoudre leur
conflit »31. Dans le cas irakien, l’émergence d’un système de guérillas a focalisé la stratégie des
moyens vers les véhicules de déminage (les Explosive Improvised Devices –IEDs – représentant la
majeure partie des actions asymétriques visant les forces US), les systèmes de visualisation des IEDs,
les systèmes de vision nocturne. Très évoqués en 2004-2005, les systèmes de traduction
intérieur » américain. Plus récemment, le processus d’adaptation passera par une remise en question globale
de l’édifice doctrinal américain, mobilisant aussi bien C. Bassford (un spécialiste de Clausewitz) que le général
Petraeus, dont l’expérience dans le Kurdistan sera particulièrement mise en évidence.
26
Joxe, A., s.v. « Révolution dans les Affaires Militaires (concept américain de) » in de Montbrial, Thierry et
Klein, J., Dictionnaire de stratégie, Presses Universitaires de France, Paris, 2000.
27
Liang, Q. et Xiangsui, W., La guerre hors-limite, Bibliothèque Rivages/Payot, Paris, 2003, p. 147.
28
Baud, J., La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, Coll. « L’Art de la Guerre », Editions du Rocher,
Paris, 2003, p. 9.
29
Il est ici utile de rappeler que si la littérature portant sur la RMA est immense, la majeure partie des auteurs
se montre critique à l’égard du débat ou de ses ramifications (sur la guerre réseaucentrée, par exemple). En
particulier, la focalisation excessive sur les options technologiques est fréquemment invoquée
30
Sur cette notion : Henrotin, J., « Quelques fondements de la culture technologique américaine », Les Cahiers
du RMES, Vol. II, n°2, hiver 2005.
31
Beaufre, A., Introduction à la stratégie, IFRI/Economica, Paris, 1985, p.16.
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automatique – devant faciliter le contact avec la population32 – tendent à être moins évoqués. Des
systèmes comme la tenue du combattant Land Warrior, en leur temps perçus comme devant être
capables de répondre aussi bien aux défis des combats symétriques qu’asymétriques sont à présent
ouvertement critiqués par leurs utilisateurs33. Comparativement, le manque de préparation des
Américains aux opérations de contre-guérilla causera de profondes remises en question dans la
communauté doctrinale. Les expériences françaises ont été, par exemple, réétudiées en profondeur
tandis que le film La bataille d’Alger a été diffusé au Pentagone. L’exemple est également venu des
Marines. Traditionnellement plus clausewitziens qu’une Army jominienne et plus encline à une
focalisation excessive sur la tactique, la disposition de leur Small Wars Manual sera généralement
considérée comme une bonne base de travail 34 . Lorsque David Petraeus et d’autres auteurs
travailleront à la nouvelle doctrine de contre-insurrection de l’Army, ils l’éditeront conjointement
avec les Marines35. Mais il n’en demeure pas moins que cette nouvelle donne doctrinale, si elle peut
infléchir la course des événements en Irak, intervient également après une phase de stagnation dans
le traitement conceptuel de l’asymétrie. Jusqu’il y a peu, les réponses américaines en matière de
contre-insurrection étaient calquées sur les réponses données au combat symétrique : conduite de
raids après des opérations de recueil de renseignement ; regroupement des unités dans des bases
fortifiées ; maximisation de l’emploi des forces irakiennes ; aptitude à la paralysie/élimination des
entités adverses par la domination informationnelle. Toutefois, cette stagnation dans la réponse
apportée aux opérations asymétrique s’est produite durant la golden hour – la transition entre les
opérations symétriques et un « après » qui avait été d’emblée considéré comme ne devant pas
générer d’opérations asymétriques36 - ; mais aussi et surtout alors que les responsables US avaient
conduit une « débaassisation » des instances irakiennes. Elle avait semblé logique dès lors qu’une
insurrection n’était pas attendue par le leadership coalisé37 mais aussi dès lors que l’expérience de la
32
L’on notera d’ailleurs que certains groupes de guérillas tendent à cibler les traducteurs irakiens travaillant au
profit des forces US.
33
L’on notera que ce type de systèmes, moins élaborés pour l’heure en Israël, ont également été très critiqués
durant les opérations de l’été 2006 au Liban. Cf. Henrotin, J., « Running to Capharnaüm. Quelques leçons de
l’opération Changement de direction », Les Cahiers du RMES, Vol. III, n°1, hiver 2006-2007.
34
United States Marine Corps, Small Wars Manual, Government Printing Office, Washington D.C., 1940. (il peut
être librement consulté à l’adresse suivante : http://www.smallwars.quantico.usmc.mil/SWM/1215.pdf).
35
United States Army/United States Marine Corps, FM 3-24/MCWP 3-33.5, Counterinsurgency, Washington
D.C., December 2006 (http://www.fas.org/irp/doddir/army/fm3-24.pdf).
36
On se souviendra que la rhétorique de l’époque soulignait le rôle de la « reconstruction », certes pour des
raisons politiques (mise en évidence d’un rôle positif) mais aussi pour cause de minimisation de l’hypothèse
asymétrique.
37
Précisons néanmoins que nombreux étaient les officiers – dont un certain nombre de généraux prestigieux –
craignant de tels développements. Peter Boyer résume, à cet égard, le processus de politisation des plus hautes
sphères de la hiérarchie militaire américaine sous la direction d’un Donald Rumsfeld particulièrement prompt à
minimiser les risques asymétriques autres que terroristes (Boyer, P., La nouvelle machine de guerre américaine,
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dénazification postérieure à la Seconde Guerre mondiale avait été considérée comme une
expérience réussie38. Ce qui signifiera, concrètement, que les forces irakiennes ne seront absolument
pas opérationnelles au moment où s’organiseront les différents groupes de guérillas39. Ce sera
d’autant plus le cas que les unités de la coalition engagées en Irak après les opérations seront
engagées dans des structurations similaires à celles observées dans les Balkans, où le profil de
mission était pourtant radicalement différent. En outre, ces unités comme les armées desquelles
elles étaient issues avaient des connaissances très variables en matière de contre-insurrection. A un
déficit d’interopérabilité technique s’ajoutait alors un déficit d’interopérabilité doctrinale40. A ce
stade, les représentations US des opérations multinationales dans le contexte d’une RMA ont
puissamment influencé la génération des forces. Ainsi, la supériorité technologique américaine a
conduit une structuration opérationnelle où les alliés devaient adopter une stratégie d’occupation
territoriale associée à des actions de police et/ou de reconstruction. Dans le même temps, le Central
Command américain devait non seulement assurer la corrélation générale des forces mais aussi
devait exploiter ses capacités de frappe de précision. Le leadership technologique US a, en
l’occurrence, induit une trop forte distinction entre les missions de stabilisation/reconstruction et de
contre-insurrection en même temps qu’une vassalisation technologique41.
Une tension structurelle vers la déconsidération de l’asymétrie
Les Empêcheurs de Penser en Rond, Paris, 2004). La focalisation de Rumsfeld sur le combat symétrique
« révolutionné » par la Transformation a joué un grand rôle dans la génération des forces ayant participé à Iraqi
Freedom. Il a ainsi particulièrement insisté sur la minimisation du nombre de combattants dévolus à l’attaque,
alors que toute opération contre-asymétrique est naturellement très intensive d’un point de vue humain.
38
Une expérience, bien évidemment peu comparable à l’action US en Irak : il n’y eu jamais d’insurrection
postérieure à la défaite des forces classiques allemandes. Sur cette question : Dobbins, J. ; McGinn, J. G. ;
Crane, K. ; Jones, S. G. ; Lal, R. ; Rathmell, A. ; Swanger, R. M. and Anga T., America’s Role in Nation Building.
From Germany to Iraq, RAND Corp., Santa Monica, 2003.
39
On notera par ailleurs que des controverses subsistent sur l’opérationnalité, les taux de désertion et les
allégeances idéologico-religieuses de forces de sécurité irakiennes particulièrement mobilisées par les plans
Pace et Baker de sortie de crise. Sur cette question, voir notamment le dossier qu’y a consacré le n°23 (janvier
2007) de Défense & Sécurité Internationale. Voir également : Felicetti, G., « The Limits of Training in Iraqi Force
Development », Parameters, Winter 2006-2007.
40
Sur la question de l’interopérabilité, voir notamment : Pascallon, P. (Dir.), Les armées françaises à l’aube du
XXIè siècle. Tome V. Les armées françaises à l’heure de l’interarmisation et de la mutinationalisation,
L’Harmattan, Coll. « Défense », Paris, 2007.
41
Cette vassalisation a également été observée dans le cadre de la NATO Response Force, où le personnel
américain est peu nombreux comparativement aux autres membres de l’OTAN. Toutefois, le personnel US
occupe quasi-systématiquement les fonctions de commandement. Sur ce type de processus, voir notamment :
De Neve, A. et Henrotin, J., « Commander et contrôler : les enjeux du C4ISR », Défense & Sécurité
Internationale, n°6, juillet 2005.
Les Cahiers du RMES, volume IV, numéro 1, été 2007
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ET CONCEPTIONS STRATÉGIQUES BIAISÉES. LES CAS DE
L’ÉMERGENCE DU CONCEPT D’ASYMÉTRIE ET DU DÉBAT
ENTOURANT LE STRYKER] Technologies
Pareil exemple tend à montrer que tant le concept d’asymétrie que son institutionnalisation au sein
des forces US sont déficitaires, voire qu’ils font face à une incapacité structurelle (du moins, pour
l’heure – point de déterminisme en ce domaine) des forces américaine à les prendre en compte. On
peut, à cet égard, se poser la question du rôle des représentations américaines non seulement de
l’asymétrie mais aussi de la stratégie en tant que telle. A cet égard, le positionnement US semble
ambigu : la supériorité technologique motiverait ainsi un haut degré de connectivité conceptuelle
entre symétrie et asymétrie42. La croyance en les effets de la technologie comme les imaginaires
l’entourant motiveraient dès lors un estompement des catégorisations du combat, asymétrie et
symétrie en étant les modes principaux43. Dans cette optique, l’asymétrie ne serait rien d’autre
qu’une variation du combat symétrique. Ce dernier étant perçu comme le plus « difficile » à
conduire, sa maîtrise par la technologie est interprétée comme un blanc-seing à la conduite
d’opérations contre-asymétrique, perçue comme plus « faciles ». Cette perception particulière
résulte pour partie d’une interprétation faussée des représentations classiques du spectre des
conflits, lequel est fréquemment représenté comme suit :
42
On se souviendra ainsi des déclarations du chef d’état-major interarmées US durant la guerre du Vietnam, en
opposition à un Kennedy cherchant à développer les capacités contre-insurectionnelles US et selon lequel
n’importe quel bon soldat était naturellement en mesure de contrer une guérilla.
43
On y ajoutera la dissymétrie, résultant de l’emploi d’armes NBC par un adversaire en compensation de son
infériorité face à la supériorité technologique américaine. Nous ne traiterons toutefois pas de cette question
dans la mesure où l’apparition de cette catégorie particulière n’élimine en rien les phénomènes de dissuasion
(et alors que les Etats-Unis, malgré les débats qui les agitent, lui attachent toujours une importance certaine).
124
Les Cahiers du RMES, volume IV, numéro 1, été 2007
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ET CONCEPTIONS STRATÉGIQUES BIAISÉES. LES CAS DE
L’ÉMERGENCE DU CONCEPT D’ASYMÉTRIE ET DU DÉBAT
Technologies ENTOURANT LE STRYKER]
Figure 1: The Spectrum of Conflict Model
Dans un cadre où les opérations les plus délicates sont aussi celles où les forces US ont le moins
d’expérience pratique, l’entraînement tend à se focaliser sur elles plus que sur des opérations où
l’expérience est plus importante. Or, force est ici de constater que ce pragmatisme « de bon sens »
n’est guère pertinent. L’expérience vietnamienne, par exemple, pour unique qu’elle ait été, a
durablement marqué les esprits sans toutefois augurer d’une véritable réflexion en profondeur sur la
conduite des opérations contre-insurrectionnelles et contre-asymétriques. Un certain nombre
d’attitudes US sont ainsi réapparues en Irak, réactualisant le mot circulant à l’US Army War College
selon lequel « depuis le Vietnam, l’armée n’a rien oublié et n’a rien appris »44. Outre une focalisation
excessive sur les réponses technologiques, la primauté des opérations symétriques sur les opérations
asymétriques est bel et bien restée établie, du fait de facteurs culturels (prestige plus grand des
opérations symétriques), ethnocentriques (focalisation sur les Etats industrialisés, plus susceptibles
de conduire des opérations symétriques) et stratégiques (prééminence d’un Jomini favorisant la
tactique ; culture stratégique favorisant de la puissance de feu). On y ajoutera, avec Bruno Colson,
que durant les périodes où la technique prédomine, l’histoire comme la réflexion stratégique
tendent à être minorées45.
44
Henrotin, J., « Interview de Joseph Cerami : L’Irak est-il le nouveau Vietnam ? », Défense & Sécurité
Internationale, n°22, janvier 2007.
45
Colson, B., « Histoire et stratégie dans la pensée navale américaine » in Coutau-Bégarie, H. (Dir.), L’évolution
de la pensée navale, Vol. II, Coll. « Hautes Etudes Stratégiques », FEDN/Economica, Paris, 1992.
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Au-delà, les concepts de conflits de basse, moyenne et haute intensité, corollaires de ceux de
symétrie et d’asymétrie, montrent eux aussi, aux Etats-Unis, une interprétation tronquée, favorisant
une inadaptation comportementale. Par de nombreux aspects en effet, la catégorisation en fonction
de leur intensité est également technocentrée, dans la mesure où elle est d’abord fondée sur le
volume de violence irriguant le conflit. Or, cette variable est, dans le cas américain, dépendante de
facteurs techniques : nombre de tubes d’artillerie, tonnages de bombes larguées, nombre et qualité
des unités disponibles, etc. – elle sera d’ailleurs largement critiquée 46 . Surtout, une telle
catégorisation manque de souligner que l’intensité d’un conflit dépend essentiellement du degré de
violence que les combattants sont prêts à y injecter. De ce point de vue, c’est la mobilisation et la
motivation du combattant à atteindre ses objectifs qui priment les moyens à sa disposition : la guerre
reste affaire de volontés s’opposant. Dans ce contexte, le concept de conflits de basse intensité tend
à être, comme l’asymétrie, relégué au second plan des préoccupations doctrinales. Par ailleurs, mais
la critique n’est pas neuve, le concept recouvre tant de réalités différentes et dépend tellement
d’une qualification subjective (comment le distinguer des opérations de « moyenne intensité » ?)
qu’il manque intrinsèquement de précision.
Eliminer du débat l’asymétrie ?
C’est également le cas, à cet égard, du concept d’asymétrie. Terme générique, il montre une diversité
d’acceptions, recouvrant aussi bien des opérations de guérilla de grande ampleur (et suivant des
structurations de groupes de guérilla extrêmement variées) que des actes terroristes, voire des
attaques informatiques sur les réseaux militaires et civils. D. Rumsfeld, interrogé par le New York
Times, incluait dans l’asymétrie les armes NBC ou encore des armes très symétriques, les missiles de
croisière. Il finira par indiquer que « je voudrais connaître un autre terme pour dire « armes de
destruction massives » »47. Catégories « fourre-tout », les concepts d’asymétrie comme de conflits de
basse intensité doivent être compris pour ce qu’ils sont : des référentiels devant stimuler
l’imagination et l’innovation stratégique et non comme des facteurs légitimant le développement des
Transformations, y compris en Europe. On indiquera aussi qu’une certaine fascination pour
l’asymétrie tend à cacher le fait qu’à l’échelle de l’histoire, elle est plutôt la norme stratégique et non
une exception qui serait liée aux évolutions de l’art de la guerre aux Etats-Unis ou au sein de l’OTAN.
46
Notamment en stratégie aérienne et en particulier par les concepteurs des Effects-Based Operations (EBO)
qui, avec sagesse, estiment que les estimations statistiques ne sont rien comparativement à ce qu’elles doivent
permettre d’estimer : l’efficience d’une opération militaire, qui se mesure au rapprochement ou non des
objectifs de la guerre et dans la guerre et qui paraissent, bien évidemment, difficilement quantifiables. Si cette
vision a été développée chez Warden, elle a été plus particulièrement prolongée chez Deptula qui y discernera
– marqueur de la pénétration du technodéterminisme sur la pensée stratégique US – un « changement de
nature de la guerre » ! Deptula, D. A., « Firing for Effect: Change in the Nature of Warfare », Defense and
Airpower Series, Aerospace Education Foundation, Arlington, 24 August 1995 ; Deptula, D. A., Effect-Based
Operations: Change in the Nature of Warfare, Aerospace Education Foundation, Arlington, 2001.
47
« Interview with Donald H. Rumsfeld », The New York Times, 4 September 2002.
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Comme le souligne Colin S. Gray, les caractéristiques des menaces asymétriques sont qu’elles sont
inhabituelles à nos yeux ; qu’elles ne sont pas traitées par nos plans et nos capacités ; qu’elles ont un
effet important sur nos faiblesses ; qu’elles sont là pour interdire à nos armées de travailler
correctement ; qu’elles sont difficiles à contrer ; plus particulièrement encore de façon
proportionnée et discriminée ; et qu’elles induisent « l’inconnue de l’inconnue »48. L’auteur, jusque
là, fait preuve d’une sagesse qui lui est coutumière. Mais, plus loin dans sa contribution, il pourrait
bien se tromper en semblant considérer que l’asymétrie serait un facteur frictionnel, relativement
inévitable, plus qu’autre chose, tout en ajoutant que « nous ne pouvons pas prédire de menaces
asymétriques spécifiques (jusqu’à ce que nous ayons un excellent renseignement) »49. Or, comme le
souligne Lambakis, l’asymétrie n’est pas « anormale ». Au contraire, toute stratégie militaire a
toujours ambitionné de mettre un adversaire en difficulté : c’est son essence même. Un adversaire
ne se pliera jamais de bon cœur au comportement que l’on attend de lui, ce qui signifierait, face à la
puissance des armées occidentales, sa défaite. En fait, « toute stratégie s’appuie sur des asymétries,
donc la guerre asymétrique est représentative de toute guerre exécutée rationnellement »50.
Reste, cependant, à sortir du piège d’un ethnocentrisme/technocentrisme qui mine les apports
potentiels du concept, lesquels sont finalement peu nombreux eu égard aux concepts développés
par ailleurs. Gérard Chaliand, à cet égard, a ainsi démontré que si les guérillas possèdent des
identités qui leurs sont propres, leur développement peut également être théorisé. En outre, elles ne
sont pas systématiquement invincibles51. La clé, à cet égard, est sans doute à trouver dans le degré
de connectivité conceptuelle existant entre symétrie et asymétrie52. Si nous avons critiqué supra une
trop grande connectivité qui aboutirait à déconsidérer les opérations contre-asymétriques en les
assimilant aux opérations symétriques, il n’en demeure pas moins que symétrie et asymétrie ne sont
pas deux modes de combat totalement cloisonnés. Dans les deux cas, ils sont soumis à et peuvent
utiliser aux principes de la guerre comme à tout ce qui fait la « grammaire » caractérisant la stratégie
(manœuvre, attrition, défensive et offensive, friction, brouillard de la guerre, moral, endurance,
tempo, etc.). Mais, au-delà, terrorismes et guérillas, du point de vue de la stratégie théorique, sont
également et surtout des phénomènes politiques, qui vainquent ou s’essoufflent en vertu de cette
charge politique53. Harry Summers le soulignait ainsi en creux lorsqu’il évoquait la fameuse anecdote
d’une discussion avec un colonel vietnamien. Summers avait indiqué que les USA avaient
48
Gray, C. S., « Thinking Asymmetrically in Times of Terror », Parameters, Spring 2002.
49
Gray, C.S.., op cit.
50
Lambakis, S. J., op cit., p. 108.
51
Chaliand, G., Voyage dans 40 ans de guérillas, Coll. « Diplomatie », Lignes de Repères, Paris, 2006.
52
Voir notamment : « La Transformation va-t-elle favoriser la convergence des modèles symétriques et
asymétriques ? Entretien avec le général (2S) Guy Hubin », Défense & Sécurité Internationale, n°25, avril 2007.
53
Chaliand, G., op cit.
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systématiquement gagné les engagements militaires de la guerre, l’officier vietnamien lui répondant
que c’était sans doute vrai, mais que ça ne changeait rien54.
In fine, si le concept d’asymétrie n’est pas d’une grande utilité pour l’analyste et qu’il se révèle trop
imprécis, technocentré et ethnocentré, il n’en demeure pas moins qu’il est de plus en plus
fréquemment invoqué dans les débats stratégiques européens. Engagées dans des Transformations
modelées sur celle conduite aux Etats-Unis, les membres de l’OTAN ont peu à gagner de la
mobilisation du concept. Les forces canadiennes et européennes sont clausewitziennes et, donc, sont
plus à même de saisir la portée politique des guérillas. Leurs unités elles-mêmes ont gagné une
expérience considérable en opération et leurs combattants sont reconnus comme étant capable
d’engager un contact favorable avec la population. Toutefois, une réflexion quelque fois déficiente a
pu faire importer des concepts pas nécessairement congruents avec les cultures stratégiques
européennes. Si le concept d’asymétrie a pu avoir, à cet égard, une fonction de facilitation dans la
représentation des menaces pesant sur les forces européennes, il pourrait également – là réside le
danger – favoriser des postures mettant excessivement, certes en creux, en évidence l’importance du
facteur technologique55. On comprendra donc que l’enjeu de l’utilisation du concept n’est pas mince.
Dans ce contexte, la construction du concept d’asymétrie afin de contrer les déviances technodéterministes de la RMA puis de la Transformation en tentant de faire appréhender une diversité de
menaces a, finalement, constitué un échec. Institutionnellement assimilé, il a fini par nourrir le
technocentrage de la RMA, à tout le moins jusqu’à ce que l’expérience irakienne n’impose une
reconsidération du débat. La littérature américaine contemporaine montre d’ailleurs une utilisation
beaucoup plus fréquente des concepts d’insurrection, de guérilla ou de terrorisme. Corrélativement,
l’asymétrie tend à disparaître du champ lexical. Le terme de contre-insurrection (et l’acronyme COIN)
sont maintenant systématiques dans la Military Review. Dans l’édition 2002 de la National Security
Strategy, par exemple, le terme d’asymétrie n’apparaît plus56. Pour autant, le technocentrage de la
pensée stratégique américaine n’est guère altéré : la principale menace pointée par le document
reste la conjonction du terrorisme et des hautes technologies – alors même que le terrorisme,
indiquait avec sagesse Wesley Clark, est par définition low-tech57. Au final, si la confrontation à la
réalité a donc imposé une recherche de la précision sémantique finissant par évincer le concept du
débat aux Etats-Unis, le biais initial de la recherche d’un adversaire semblable, technologique,
technicisé et quasi-symétrique, a perduré.
Quelles conséquences pour la sociologie des techniques ?
54
Summers, H. G., On Strategy. A Critical Analysis of the Vietnam War, Presidio Press, New York, 2005.
55
On notera ainsi la prégnance de la thématique du gap capacitaire dans les débats portant sur la défense
européenne, au moment même où un certain nombre de solutions devant le contrer émergeaient. Henrotin, J.,
« L’Europe est-elle tombée dans le gap transatlantique ? », Défense & Sécurité Internationale, n°24, mars 2007.
56
White House, The National Security Strategy of the United States of America, Washington, DC, September
2002.
57
Clark, W., Waging Modern War. Bosnia, Kosovo and the Future of Combat, Public Affairs, Cambridge, 2001.
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Technologies ENTOURANT LE STRYKER]
A ce stade, pour revenir à notre questionnement initial, il semble effectivement que le déterminisme
technologique, « dur », puisse effectivement jouer un rôle dans le processus de formation des
référents doctrinaux américains et, dans une moindre mesure, européens58. Concept de sociologie
des technique, il s’applique également à des idées, en l’occurrence lorsque, comme ici, elles sont des
« discours sur la technique » - soit des technologies (alliant Têkné et Logos). Mais ce déterminisme ne
rend pas totalement compte de l’évolution du concept : si l’analyse du cas considéré révèle un
technocentrage du concept d’asymétrie, il n’en demeure pas moins que la trajectoire du concept a
été heurtée. L’importance du niveau de la médiation institutionnelle – au travers de son assimilation
par le complexe bureaucratie militaire/centres de recherche/monde politique – est importante et
renvoie à une analyse certes sociotechnique mais prenant également en compte les études
stratégiques et la science politique. A cet égard, un angle d’approche prenant en compte l’Actor
Network Theory qu’on contribué à définir Law, Callon ou Latour montre une grande utilité 59.
Cependant, cette utilité n’élimine en rien le rôle que peuvent jouer des imaginaires technologiques,
en l’occurrence lorsqu’ils poussent au déterminisme « dur » et ce, même s’il est évident que ce
dernier n’est jamais absolu60.
Imaginaire technostratégiques et véhicules de combat sur roues
Reste cependant à examiner à quel point, après avoir examiné un référent « idéel » (se rattachant à
la stratégie opérationnelle ou déclaratoire), ce déterminisme, au niveau des imaginaires, peut aussi
affecter un référent « matériel » (se rattachant à la stratégie des moyens)61. Dans le cadre qui est le
nôtre, nous avons choisi de nous pencher plus particulièrement sur ce que nous pouvons considérer
comme la réification/projection matérielle du concept d’asymétrie, le véhicule de combat monté sur
roues, catégorie qui a bénéficié d’une certaine popularité dans les armées occidentales ces dernières
58
On notera ainsi que si deux ouvrages européens portant sur l’asymétrie – ceux de Baud, J. (op cit.) et de
Courmont B. et Ribnikar D. ( Les guerres asymétriques. Conflits d’hier et d’ajourd’hui, terrorisme et nouvelles
menaces, PUF, Paris, 2002) – entendent cerner l’asymétrie (plaçant le terme dans leurs titres), l’examen du
concept est nettement plus détaillé que dans le cas américain.
59
Sur cette question, voir : Callon, M., « L’évolution du rapport de l’homme à la connaissance. Pour de
nouvelles approches de la science, de l’innovation et du marché. Le rôle des réseaux socio-techniques »,
communication
au
colloque
du
CIRVAL
(date
indisponible),
http://www.cirval.asso.fr/ancien/publicationetcdrom/cir2211.htm, consulté le 12 juillet 2003 ; Callon, M.,
« Some Elements in a Sociology of Translation: Domestication of Scallops and Fishermen of the St. Brieuc Bay »
in Law, J., Power, Action, Belief, Routledge, London, 1986 ; Latour, B., « On Recalling ANT » in Law, John and
Hussard, John, Actor-Network Theory and After, Blackwell, London, 1998.
60
Akrich, M, « Comment sortir de la dichotomie technique/société. Présentation des diverses sociologies de la
technique » in Latour, B. et Lemonnier, P. (Dir.), De la préhistoire aux missiles balistiques, op cit.
61
Nous reprenons ici la distinction qu’Hervé Coutau-Bégarie effectuait entre les trois canaux principaux
irriguant la stratégie militaire (dès lors opérationnelle, déclaratoire et des moyens) : Coutau-Bégarie, H., Traité
de stratégie, Coll. « Bibliothèque stratégique », Economica/ISC, Paris, 1999.
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années, dans le le contexe de la RMA comme de la Transformation. Toutefois, avant de procéder à
l’examen du technocentrage de cette catégorie de matériels, plusieurs remarques d’ordre
méthodologique sont, ici aussi, à faire :
-
Premièrement, si le déterminisme technologique peut s’incarner en un système d’arme, une
plate-forme ou un véhicule, cette incarnation n’est pas directe. En effet, ce n’est pas tant le
système d’arme, la plate-forme ou le véhicule qui est analysé – ce qui est plutôt du ressort de
l’ingénieur, de l’ergonome ou du journaliste spécialisé – mais bien ce qu’il représente en tant
qu’histoire matérialisée 62 . Plus précisément, nous pourrions ici parler de l’intention
stratégique animant concepteurs et ingénieurs. Le colonel Becam qui posait qu’il existait une
manœuvre génétique63, le général Gallois et sa manœuvre d’armement64 ou François Géré65
montrent ainsi le caractère déterminant de la conception des armements en tant que reflet
de missions à conduire. Par extension et appliqué à l’ensemble d’un système de force, une
vision du monde peut être dégagée66.
-
Deuxièmement, la connaissance technique est indispensable à une analyse cohérente de la
génétique d’un système d’armes, d’une plate-forme ou d’un véhicule dans la mesure où ces
derniers sont aussi le résultat d’une cascade de choix techniques chacun mus par un réseau
de choix stratégiques préalables.
-
Troisièmement, c’est au stade de l’analyse d’un matériel donné que l’ANT tend à avoir un
pouvoir explicatif plus important dans la mesure où l’interaction des intervenants des
mondes militaires, industriels et politiques est plus importante que dans le cas doctrinal.
Pour autant, ce réseau participant de la conception d’un matériel ne forme qu’un cadre
relativement formel, montrant certes les intérêts des uns et des autres mais n’affaiblissant
guère la portée des théories du complexe militaro-industriel67, de celles inhérentes aux
62
Pour reprendre l’expression de Noble, D.F., Forces of Production: A social History of Industrial Automation,
Alfred Knopf, New York, 1984.
63
Becam, Lt-Col., « La manœuvre génétique », Forces Aériennes Françaises, n°152, octobre 1959.
64
Gallois, P.-M., « La politique générale et l’armement », Revue de Défense Nationale, août-septembre 1967.
65
Géré, F., s.v., « Stratégie des moyens », in de Montbrial, T. et Klein, J., Dictionnaire de stratégie, Presses
Universitaires de France, Paris, 2000.
66
Henrotin, J., La stratégie génétique dans la stratégie des moyens, op cit.
67
Sur ce point comme sur les théories de la bureaucratie, voir notamment l’état de l’art établi par William
Genieys : Genieys, W. (Dir.), Le choix des armes. Théories, acteurs et pratiques, Coll. « Science politique », CNRS
Editions, Paris, 2004. Notons qu’en se focalisant sur ces angles d’étude, ils passent à côté de plusieurs autres
approches : rôle symbolique des armes, sociologie du rapport aux armements et à la technologie, fonction des
menaces et de leur perception dans les courses aux armements et au sein du dilemme de la sécurité, etc.
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études stratégiques et aux relations internationales (dilemme de la sécurité68, culte de
l’offensive69, cultures stratégiques et technologiques70, etc.).
Aux précisions méthodologiques mentionnées supra, il faut encore ajouter un facteur de taille : les
représentations du combat futur, aussi bien dans les mondes militaires qu’industriels. Par définition
en effet, les matériels conçus durant une période donnée n’entreront en service que plus tard – ils
tendront par ailleurs à rester en ligne de plus en plus longtemps. D’autant plus que les délais de
conception et de fabrication, influencés par des délais imposés pour des raisons budgétaires,
augmentent également, d’un point de vue historique. Or, dans ce contexte, le processus ayant
conduit un certain nombre d’armées à commander des APC (Armoured Personnal Carriers) montés
sur roues – voire à les considérer comme les seuls devant constituer leurs forces blindées – peut
montrer que des erreurs prospectives d’une gravité variable ont été commises. Ces erreurs
proviennent non seulement de la difficulté de disposer d’une prospective fiable71 mais également de
préconceptions en matière d’art de la guerre et d’étude des technologies militaires.
Un concept daté ?
Dès le début des années 1990, les réflexions des industriels comme les demandes des militaires se
portent vers des engins de transport de troupe (VTT) et de combat d’infanterie (IFV) plus légers et
moins coûteux que les engins chenillés utilisés durant la guerre froide. En particulier, la conduite des
opérations dans les Balkans démontre la nécessité de disposer d’engins rapides, souples et fiables,
plus facilement aptes à l’aérotransport. De ce fait, les concepteurs estiment que la disposition d’un
train de roulement sur roues plutôt que sur chenilles couplé à une réduction du blindage est de
nature à alléger les engins sans pour autant remettre en cause leur survivabilité sur les zones de
batailles. Les conceptions proposées se posent alors en rupture radicale : jusque là, la plupart des
armées occidentales s’étaient équipées d’engins montés sur chenilles, aptes à former des unités
lourdes d’accompagnement des chars. Ce type de train allait de pair avec un alourdissement des
engins, les chenilles permettant de mieux répartir la masse qu’un train de roues. S’ensuivait une
meilleure aptitude à l’évolution des engins en termes de blindages mais aussi de puissance de feu.
Ces deux derniers termes étant foncièrement interdépendants : plus la puissance de feu était
importante, plus un blindage efficient était nécessaire à la survie. A la fin des années 1980, si les
armées allemandes, françaises de même que les Marines disposaient d’engins sur roues dotés d’un
blindage léger, leur fonctions étaient limitées. Les forces allemandes utilisaient ainsi des TPz1 Fuchs
68
Wheeler, N. and Booth, K., « The Security Dilemma » in Baylis, J. and Rengger, N. (Eds.), Dilemmas of World
Politics, Oxford University Press, Oxford, 1992.
69
Van Evera, S., « The Cult of the Offensive and the Origins of the First World War », International Security, Vol.
9, Summer 1984 ; Snyder, J., « Civil-Military Relations and the Cult of the Offensive, 1914 and 1984 »,
International Security, Vol. 9, Summer 1984.
70
Wasinski, C., « La culture stratégique : évaluation d’un concept et de ses ramifications en relations
internationales », Les Cahiers du RMES, Vol.III, n°1, été 2006.
71
Coutau-Bégarie, H., Bréviaire stratégique, ISC, Paris, 2003.
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ET CONCEPTIONS STRATÉGIQUES BIAISÉES. LES CAS DE
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au sein d’unités de réserve et de guerre en montagne (les blindés chenillés formant toutefois le gros
des forces disponibles) ; les forces françaises avaient conçu l’emploi du Véhicule de l’Avant Blindé
(VAB) à la fois comme un camion blindé et comme un engin apte aux interventions en Afrique (tout
en utilisant le chenillé AMX-10P en accompagnement des chars) ; les Marines américains utilisaient le
LAV-25 dans des missions de reconnaissance et de combat léger, en complément des AAV-7 chenillés
de transport de troupes. Au surplus, de tels engins étaient affectés à des missions qui les éloignaient
du feu direct adverse (évacuation sanitaire, reconnaissance NBC, transmissions, etc.), mais toujours
en complément de véhicules lourds. Dans ce cadre, la rationalité sous-tendant le concept était de
pouvoir protéger les personnels embarqués des effets de tirs indirects adverses (shrapnells,
surpressions découlant d’explosions d’obus d’artillerie). Le cas des Marines, comme celui de
nombreuses armées sud-américaines ou du Sud-Est asiatique était soumis aux zones dans lesquelles
ces engins allaient être déployés. Dans ce cadre, les contraintes géographiques comme les
caractéristiques des ouvrages d’art ne permettaient qu’exceptionnellement d’utiliser des blindés
lourds. Il en résultait que la « course aux alourdissements » qui touchait l’Europe ou le Moyen-Orient
– par l’intermédiaire de la mise en service de blindés ayant des blindages toujours plus lourds face à
l’augmentation du pouvoir destructeur des canons de chars et des missiles antichars – ne touchait
que périphériquement ces zones72. On peut considérer là qu’il s’agit d’une première grande catégorie
de position : l’emploi du véhicule à roues est considéré comme auxiliaire sur ce qui était perçu
comme le théâtre principal des opérations ; et comme utile dans des théâtres perçus comme
secondaires. La mise en œuvre d’une Offset strategy visant à contrer la supériorité quantitative
soviétique par une supériorité qualitative tendait alors à l’adoption des engins les plus lourds. Après
1982 et le couplage des doctrines AirLand Battle et Follow-On Forces Attack, à l’élimination de ce qui
pouvait l’être (en fait, surtout les second et troisième échelons soviétiques) à distance de sécurité
par l’artillerie et l’aviation, les forces terrestres devaient engager une bataille violente et
manœuvrière, s’appuyant d’abord sur leur puissance de feu et, dans une moindre mesure, sur leur
aptitude à la mobilité. Dans cette optique, les véhicules chenillés – chars et IFV – formaient l’essentiel
des forces de combat et focalisait l’attention des militaires comme des industriels. S’ensuivait
également que ces systèmes étaient considérés comme plus prestigieux – renforçant par ailleurs les
phénomènes de prolifération observés en Asie ou au Moyen Orient. Chars et IFV sont par ailleurs
devenus des unités comptables, dans des annuaires tels que la Military Balance de l’International
Institute for Strategic Studies.
Le cas soviétique était quant à lui plus particulier et est exemplaire d’un deuxième type de position.
Traditionnellement, les unités de fusiliers motorisés utilisaient des transports de troupes sur roues
(familles BTR-50, -60, -70 et –80), les unités mécanisées s’appuyant sur des IFV chenillés. Cette
dichotomie résultait de l’occurrence de plusieurs réalités. Premièrement, les unités de fusiliers
étaient massivement composées d’appelés et ressortaient plus spécifiquement des unités de type B,
72
Notons toutefois que dans le cas du Moyen-Orient, la préférence pour les véhicules légers était
concomitante à la nature désertique du terrain, favorable à la mobilité. Pour autant, quasiment tous les pays
de la zone se doteront de véhicules chenillés. A leur puissance de feu supérieure (Cf. infra) s’adjoignait
également une recherche de prestige.
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C et D, au degré de préparation moins important que les unités A73. On estimait que l’état de
préparation supérieur de ces dernières ferait tirer parti au mieux des équipements les plus récents.
Les engins chenillés mis en ligne étant plus complexes que les engins sur roues, il s’agissait ainsi de
procéder à une économie des forces dans la gestion des moyens matériels et humains.
Deuxièmement, ces unités troquaient la vitesse contre le blindage et étaient réservées au suivi des
unités blindées/mécanisées, lesquelles devaient avoir préalablement éliminé la menace qui aurait pu
peser sur les forces de fusiliers74. Troisièmement, un certain nombre de zones soviétiques (Caucase,
frontière avec la Chine mais aussi Afghanistan), en fonction de leur topographie, se prêtaient plus
facilement à l’emploi de ces engins. Toutefois, des défauts majeurs de conception les affecteront75.
On y ajoutera que, plus simples à l’entretien et moins coûteux que les engins chenillés, ces véhicules
pouvaient plus facilement être utilisés dans le cadre de stratégie d’armement de pays et de
mouvements alliés, comme de l’URSS elle-même.
Les expériences afghanes, tchétchènes et sud-africaines
Cependant, la confrontation à la réalité de ce dernier modèle laissera sceptique plusieurs
observateurs. La structuration des guérillas afghanes et leur équipement par les Américains causera
des pertes lourdes dans les unités de fusiliers. Des points de passages comme le col du Salang
favorisaient les embuscades et les attaques par le toit des engins d’où, précisément, les fusiliers
sortaient. Or, les véhicules soviétiques (comme les engins américains et européens de la même
génération) étaient conçus pour des attaques par des canons et missiles attaquant les véhicules
latéralement. Dès lors, l’encadrement des forces de fusiliers par des chars d’assaut et des IFV76 sera,
tout au plus, un facteur de réduction de la mobilité. Les véhicules étaient également vulnérables à
l’utilisation de mines77 et de RPG (Rocket-Propelled Grenades) du fait d’un faible blindage de leurs
planchers et caisses. Au total, les soviétiques perdront 1 314 transports de troupes (tous types
confondus)78. L’émergence du Bronegroppa (« groupe blindé » combinant 4-5 chars et des transports
de troupes) peut y être vu comme un échec. Les combattants devaient évacuer leurs véhicules afin
de pourchasser les Moudjahidines (alors qu’ils devaient, selon la doctrine d’emploi des BTR, ne pas
73
Sapir, J., Le système militaire soviétique, Coll. « Cahiers Libres », La Découverte, Paris, 1988.
74
Grau, L. W., « The Bear Facts. Russians Appraise the Stryker Brigade Concept », Infantry, NovemberDecember 2004.
75
Le placement du moteur dans la partie arrière du véhicule ne permettra pas, comme sur les engins
occidentaux, de placer le traditionnel panneau de sortie. En conclusion, les combattants devront sortir par le
toit, avec peu d’équipement, pour ensuite sauter au sol, causant de nombreuses fractures. Sur les véhicules
plus récents, une porte sera positionnée entre le second et le troisième essieu. Son exiguïté sera toutefois telle
que son installation n’améliorera pas fondamentalement la fluidité du passage des combattants.
76
Dont le débattement du canon en site était par ailleurs largement insuffisant.
77
Grau, L. W., « Mine Warfare and Counterinsurgency: The Russian View », Engineer, March 1999.
78
Nawroz, M. Y. and Grau, L. W., « The Soviet War in Afghanistan: History and harbinger of Future War? »,
Military Review, September/October 1995.
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s’éloigner à plus de 1 km de leur transport en raison du poids excessif des gilets pare-balles), ne
permettant pas de les protéger. Les forces de couverture progressant en parallèle de l’avancée
principale faisaient quant à elles face à un terrain inadéquat pour les véhicules (nombreuses
crevaisons) et étaient elles aussi la cible d’embuscades. Plus largement, une doctrine linéaire
foncièrement inadaptée, sa stricte application 79 , un manque criant de personnels (104 000
soviétiques au maximum des efforts de l’armée rouge) et, ultimement, l’aveuglement idéologique –
une « guerre de libération nationale » ne pouvant générer d’opposition dans la doctrine politique
soviétique – ont achevé de condamner l’opération à l’échec.
L’expérience du combat blindé sur roues en Afghanistan sera partiellement réitérée en Tchétchénie.
Au cours de la première bataille de Grozny, les forces russes infiltreront la ville en colonnes. Prises
aux pièges dans les rues (attaques sur les véhicules de tête et de queue), certaines d’entre-elles
seront décimées. Là aussi, un blindage insuffisant et la fluidité des combattants tchétchènes
condamnera le succès tactique russe ; l’état-major ne trouvant d’autre solution durant la seconde
bataille de Grozny que de raser la ville au moyen de l’aviation et de l’artillerie. Les combattants
tchétchènes apprendront très rapidement à viser les points faibles des blindages et à ne pas gaspiller
leurs munitions contre des engins surblindés. Mines, RPG et snipers visant les personnels seront
utilisés de façon routinière. Du carburant gélifié a également été répandu sur les véhicules, une
méthode dévastatrice pour des BTR dont l’étanchéité n’était pas assurée80. Or, bien souvent, les
soldats russes préféraient rester dans leurs véhicules, s’y percevant plus en sécurité qu’à l’extérieur.
In fine, les véhicules sur roues seront plus particulièrement visés : 789 devront être réparés contre
404 véhicules chenillés81. Par ailleurs, l’état de décrépitude des forces russes sera tel que de
nombreux engins arriveront sur le théâtre pour devoir y être remis en état opérationnel. Perçus
comme plus faciles à réparer/remettre en état, les engins n’avaient pas reçu dans leur unité d’origine
l’attention nécessaire. S’ensuivra une charge logistique plus importante que pour les autres types de
véhicules alors même que le transport vers Grozny (via chemin de fer) ou en son sein représentera
systématiquement une vulnérabilité pour les forces russes.
Si ces expériences tendraient à remettre en cause l’utilité des véhicules de combat sur roues, force
est aussi de constater qu’ils peuvent être utilisés à bon escient. L’Afrique du Sud développera ainsi le
véhicule de combat d’infanterie Ratel dès 1968, le mettant en service en 1977, peu avant le Buffel,
de transport de troupes. Dans ces cas de figure, les Sud Africains ont particulièrement travaillé sur la
protection contre les mines et les armes de petit calibre. Armé de canons de 20, 60 et 90 mm, le
véhicule s’est bien comporté face à une organisation telle que la SWAPO ou du MPLA, dotée d’un
79
Conformément aux plans de déploiement des divisions soviétiques, des lanceurs nucléaires et des unités
pontonnières avaient ainsi été déployées en Afghanistan.
80
Oliker, O., Russia’s Chechen Wars 1994-2000: Lessons from Urban Combat, RAND Corp., Santa Monica 2001.
81
Thomas, T.L. , « The Battle of Grozny: Deadly Classroom for Urban Combat », Parameters, Summer 1999.
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armement léger82. Cependant, lorsque cette dernière a reçu des chars T-55 et T-62 russes et les
engagea contre les Sud-Africains, ces derniers durent engager leurs chars Elefant (Centurion). Des
Ratel détruisirent des chars de la SWAPO mais plusieurs coups étaient nécessaires83, tandis que le
degré de maîtrise des chars par l’organisation était insuffisant et que ces chars eux-mêmes avaient
de nombreux défauts de conception, limitant leur efficience. En fait, les Ratel sud-africains
bénéficiaient certes d’une conception originale (les pneus pouvaient être remplacés très rapidement,
par exemple) mais aussi d’équipages entraînés et disciplinés bénéficiant d’un appui aérien et
d’artillerie efficace face à des forces de la SWAPO ou du MPLA ayant un moral, des qualités
guerrières et un commandement déficient. Cependant, face aux canons antiaériens de 23 mm, les
Ratel se sont montrés vulnérables. En fait, à l’instar des blindés à roue engagés par la FORPRONU en
Bosnie, les Ratel se sont avérés efficients dès lors que la menace ne dépassait pas leur enveloppe
d’engagement.
Enveloppes d’engagement et imaginaires des guerres futures
L’enveloppe d’engagement d’un matériel peut être définie comme le paramétrage des domaines des
performances dynamiques, de la puissance de feu, de la protection et plus généralement des
capacités militaires d’un système. C’est de la définition de cette enveloppe que dépend la
formalisation – par l’intermédiaire d’un cahier des charges – d’un projet, projection concrète d’une
stratégie génétique spécifique, évoluant au sein d’une stratégie des moyen en tant qu’espace
d’inscription de l’innovation84. Fondamentalement, celle des engins utilisés au milieu des années
1990 est relativement faible. Il s’agit de pouvoir transporter une dizaine de soldats en leur offrant un
certain confort et en les protégeant des tirs d’armes automatiques ou des effets induits par des
explosions mineures. Lorsque sont engagés les engins français, scandinaves, canadiens ou espagnols
dans les Balkans, ils sont engagés dans un conflit où ils ne sont pas expressément visés au moyen
d’armes lourdes par les belligérants85. Par ailleurs, ils sont engagés parallèlement à des engins
chenillés, au blindage plus important. Mais alors que se poursuit le conflit, les premières réflexions
sur la Revolution in Military Affairs, dont les jalons sont posés dès la fin de Desert Storm, impactent
les forces US. Vers 1996, le général Shinseki, chef d’état-major de l’US Army impose alors à cette
dernière une modernisation à marche forcée, sous peine, selon lui, de la voir disparaître face aux
avancées doctrinales de l’US Air Force.
Dans ce cadre et sur fond d’une RMA connaissant alors ce que nous pourrions définir comme une
« période euphorique », pré-11 septembre et donc antérieure à une confrontation avec la réalité, les
forces US doivent pouvoir faire face à un adversaire en le détectant rapidement et en le traitant à
82
Sur la question de la « guerre de la frontière nord » : Scholtz, L. « The Namibian Border War: An Appraisal of
the South African Strategy », Sciencia Militaria, Vol.34, n°1, 2006.
83
On évoque de 7 à 9 coups de 90 mm pour une destruction. Morris Michael. M, Flying Columns in Small Wars:
An OMFTS Model, Small Wars Center of Excellence, USMC, Quantico, consulté le 6 mai 2007.
84
Henrotin, J., La stratégie génétique dans la stratégie des moyens, op cit.
85
Des cas d’attaques au moyen d’armes de petits calibres (7,62 mm) ont été rapportés.
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distance de sécurité au moyen de munitions guidées de précision 86. Tout en interdisant à l’adversaire
toute forme de maîtrise de l’information, les forces US doivent pouvoir devenir « O3 » : omniscientes
puis omniprésentes et, enfin, omnipotentes87. La supériorité informationnelle américaine doit alors
permettre de protéger au mieux les forces. Corrélativement, la nécessité du blindage décline tandis
que l’emphase sur la manœuvre, la mobilité (tactique comme opératique et stratégique) et la
recherche d’un haut tempo opérationnel augmente. La mobilité tactique elle-même est présentée
comme un facteur de protection, surtout dès lors que les menaces asymétriques sont peu prises en
compte. Par ailleurs, cette mobilité doit également interdire à l’adversaire un ciblage efficient, la
fluidité de l’ensemble des opérations augmentant considérablement88. Au plan stratégique, les
véhicules montés sur roues sont considérés comme plus légers que les engins chenillés et doivent
être plus facilement projetables par voie aérienne – une brigade Stryker devra, par exemple, pouvoir
être déployée en 96 heures n’importe où dans le monde -, permettant d’intervenir au plus tôt dans
les crises, réduisant leur potentiel de dégénérescence. De la sorte, des engins plus légers sont vus
comme favorisant la souplesse opérationnelle, élargissant de la sorte la liberté d’action politique.
Dans un tel cadre, la roue tend à prendre le pas sur la chenille. Face à cette dernière, qui tend à
représenter dans les imaginaires la guerre froide, la roue devient représentative de la modernité. Les
réflexions de Shinseki se portent dès lors vers une famille – la nuance est d’importance car elle
augure certes une plus grande communalité facilitant la maintenance et l’entraînement mais aussi
une concentration technologique89 – de véhicules plus légers que ceux de la génération précédente.
Mais, dans la foulée des travaux d’Owens, ils se verront intégrés dans un « système de
systèmes »90. L’adaptation n’est dès lors plus tant matérielle – les véhicules – qu’organisationnelle,
s’appuyant sur de complexes réseaux de commandement et de contrôle devant constituer le
système innervant et activant à la fois la flexibilité comme la fluidité des opérations. Shinseki est
conscient de la difficulté à faire manœuvrer de façon cohérente des unités mécanisées à grande
vitesse. Les réseaux de commandement doivent alors compenser les frictions en découlant. Dans le
même temps, Shinseki considère que l’unité d’action élémentaire ne doit plus être la division mais la
86
Sur les élémentaires de la RMA : O’Hanlon, M., Technological Change and the Future of Warfare, Brookings
Institution Press, Washington D.C., 2000 ; Odom, W. E., America’s Military Revolution: Strategy and Structure
after the Cold War, American University Press, Washington D.C., 1993 ; Géré, F., « Révolution dans les affaires
militaires ou nouvel art opérationnel ? », Perspectives stratégiques, n°25, février 1997.
Henrotin, J., RMA. La technologisation du débat stratégique américain, à paraître.
87
Cropsey, C., « Omniscient, Omnipresent, Omnipotent: O3 », National Defense, April 1997.
88
Henrotin, J., « On est dessus dans combien de temps ? Quelques réflexions sur la chronostratégie », Défense
Nationale et sécurité collective, n°5, mai 2006.
89
Un phénomène de concentration technologique se produit lorsque les efforts de R&D se portent vers un
système (ou, dans ce cas, un système de systèmes) unique, qui ne pourra pas être rapidement remplacé en cas
d’échec.
90
Owens, W. A., « The Emerging System of Systems », US Naval Institute Proceedings, May 1995. Voir aussi :
Owens, W. A., Lifting the Fog of War, Farrar Straus Giroux, New York, 2000.
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brigade 91 . Dans une optique « révolutionnaire », il envisage même d’abandonner le terme de
« brigade » pour celui d’Unit of Action92. Mais cette vision, que le général entendait initialement
appliquer à l’ensemble de l’US Army est rapidement battue en brèche. En découlera la structure
Legacy Force (en l’occurrence fondée sur des engins traditionnels), Interim Force et Objective Force.
Sa vision perdurera alors à deux niveaux. L’Objective Force bénéficiera du Future Combat System
(FCS), une famille de plate-formes agrégeant également le Land Warrior (entre-temps annulé)93, 4
catégories d’UAV (dont 2 seront annulés), des systèmes de communication et des drones
terrestres94. L’Interim Force nous concerne plus directement. Elle était fondée sur l’emploi d’une
même plate-forme – le Piranha III – qui, une fois modifiée, deviendra le Stryker. Véhicule 8x8 décliné
en plusieurs versions95, il équipe des brigades dont la première a été déployée dans le Kurdistan
irakien dès octobre 2003. 2 900 véhicules ont été commandés pour 13 milliards de dollars96. Dans
l’optique des concepteurs des 7 Stryker Brigades (SBCT - Stryker Brigades Combat Teams) qui doivent
être mise en place, les véhicules doivent surtout être mobiles, du point de vue stratégique
(projection lors d’opérations expéditionnaires) et aux plans opératiques et tactiques. Soutenues par
des unités de soutien incluant de l’artillerie et des lance-roquettes multiples montés sur camions
(HIMARS), et portant une infanterie équipée d’un missile antichar Javelin aux capacités très
spécifiques97, les engins comme les brigades doivent pouvoir mener un combat de haute intensité,
voire être utilisés comme « force d’entrée en premier » sur un théâtre d’opération. Cette dernière,
au moment du déclenchement d’une crise et en la préemptant, devait minimiser le besoin de
blindages. Au demeurant, le Mobile Gun System, doté d’une tourelle automatisée abritant un canon
stabilisé de 105 mm à autochargeur (une solution critiquée pour être techniquement complexe), a
91
Brinkkerhoff, J. R., « The Brigade Based New Army », Parameters, Autumn 1997.
92
On notera que, dans le cas belge, le Plan stratégique évoque des « modules » en lieu et place des bataillons.
93
Et par ailleurs critique pour offrir des fonctionnalités inutiles au combattant, alors que des équipements aussi
basiques que les gilets pare-balles ou les armes individuelles peinaient à être remplacés ou mis en service.
« Que disiez-vous du modèle d’armée 2015 ? », Défense & Sécurité Internationale, n°26, mai 2007.
94
Henrotin, J., « FCS, le combat du futur selon l’US Army », Technologie & Armement, n°5, avril-mai 2007.
95
Pour être complet, le M-1126 Infantry Carrier Vehicle, le M-1127 Reconnaissance Vehicle, le M-1128 Mobile
Gun System (canon de 105 mm), le M-1129 Mortar Carrier, le M-1130 Command Vehicle, le M-1131 Fire
Support Vehicle, le M-1132 Engineer Support Vehicle, le M-1133 Medical Evacuation Vehicle, le M-1134 Anti
Tank Guided Missile, le M-1135 NBC Reconnaissance Vehicle.
96
« Stryker Losses Raises Questions », Military.com, 14 May 2007.
97
Contrairement à la plupart des missiles tactiques, le Javelin n’est pas filoguidé et dispose d’un guidage
autonome une fois sa cible désignée, quelque soient les obstacles (une caractéristique très utile en combat
urbain). Engin coûteux, il est autant apte au combat antichar qu’à la lutte anti-infrastructures. Joseph Henrotin,
« From antitank missile to multipurpose missile - an introduction », Asian Defence & Diplomacy, Vol. 14, n°2,
February 2007.
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fréquemment été présenté comme un substitut au char de bataille98, sous-entendant l’aptitude de
l’unité à mener un combat conventionnel au cas où une opposition forte était rencontrée.
L’expérience du HTTB : précurseur des IBCT ?
L’expérience des IBCT semble ici reproduire celle de la 9th Infantry Division, qualifiée de HTTB puis de
HTLD et enfin de HTMD (High Technology Test Bed puis High Technology Light Division et enfin High
Technology Motorized Division), à partir de 1980 et jusqu’en 198899. L’objectif était de monter une
unité expérimentale, disposant de blindés à roues et plus particulièrement apte au déploiement
rapide sur des théâtres éloignés. Comme dans le cas de l’IBCT, la combinaison de mobilité tactique et
de technologie de l’unité devait compenser son manque de blindage. Le HTTB devait permettre de
contribuer au concept de Division 86 de restructuration des grandes unités de l’Army conduit dans la
foulée de l’acceptation de la doctrine AirLand Battle (ALB). En pratique toutefois, la 9th Infantry
Division a surtout été vue par le général Meyer, alors chef d’état-major de l’Army, comme une unité
devant permettre d’explorer des concepts utiles au combat en montagne, en forêt en en zone
urbaine, autant de milieux constituant une bonne partie du territoire ouest-allemand. Or, l’ALB avait
été critiqué pour ne pas suffisamment les prendre en compte100. Dans le contexte post-révolution
iranienne (et de celui de la mise en place d’une Rapid Deployment Force), la division devait être
capable de combattre partout dans le monde, y compris des forces blindées101 et d’être projetée en 1
250 sorties de C-141 Starlifter102. Comme dans l’actuel contexte irakien, priorité avait été donnée à
l’acquisition rapide de matériels civils comme militaires, suivant des modalités plus souples que
celles traditionnellement employées par l’Army. Sous la direction du Training And Doctrine
Command (TRADOC), le concept a toutefois perdu de sa pertinence en raison de conflits
bureaucratiques majeurs et de problèmes de réactivité de la part des industriels. Le M-8 Armoured
Gun System, char léger (canon à chargement automatique de 105 mm) monté sur chenilles devant
98
Techniquement parlant, il est pourtant un chasseur de char du fait de son manque de blindage. Sa dotation,
par ailleurs, n’est que de 18 obus. Il a également été critiqué pour utiliser un canon déjà utilisé sur le M-60 qui
crée un phénomène de recul supérieur à ce que le MGS peut encaisser (et impactant dès lors la précision du
tir). Le chargeur automatique du MGS a également été critiqué pour une inaptitude à charger le type d’obus
demandé par l’équipage.
99
Huddleston, J. , The High Technology Test Bed and the High Technology Light Division. Inception Through 30
September 1983, vol. I, Fort Lewis, 1984.
100
La critique sera notamment adressée par le général allemand Lutz Unterseher. Voir, par exemple, Salmon,
Jack D., « Can Non-Violence Be Combined with Military Means for National Defense? », Journal of Peace
Research, Vol.25, n°1, March 1988.
101
Bowman, S. L., « The “Old Reliables” One of a Kind », Army, n°38, February 1988.
102
Dunn, R. J. III, « Tranformation: Let’s Get it Right on Time », Parameters, Spring 2001.
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remplacer les vieux M-551 Sheridan des unités aéroportées ne sera jamais produit 103 . Engin
complexe (en raison d’un système de suspension et d’un autre de stabilisation de son canon
techniquement avancés afin de répondre à la nécessité de légèreté de l’engin), il révélait en outre un
coût élevé. Par ailleurs, l’Armor Center, qui aurait été responsable de la formation des tankistes,
déconsidérait les chars légers depuis la Seconde Guerre mondiale. Or, c’était précisément cet engin
qui devait permettre à la 9th Infantry Division d’affronter des forces blindées adverses. D’autres
matériels requis par le concept, comme l’adaptation au lancement terrestre du missile antichar de
longue portée (8 km) Hellfire n’arriveront jamais au terme de leur développement. Cette fois, le
problème n’était plus technologique mais bureaucratique : la portée du missile était telle que son tir
était indirect, nécessitant alors de le placer, selon les règlements de l’époque, sous l’autorité de
l’artillerie – alors même qu’il devait équiper un peloton de 6 lanceurs au sein de chaque bataillon
d’infanterie104. Or, le propre d’une telle intégration était de donner le maximum de puissance de feu
à longue portée à une unité qui connaissait un déficit en cette matière tout en cherchant à lui donner
une capacité d’occupation de terrain plus importante – une donnée cruciale pour une unité
« d’entrée en premier ». On notera par ailleurs que les missiles d’appui indirect de courte portée
(PAM et LAM) conçus dans le contexte de la Transformation américaine et devant également
répondre aux besoins directs de l’infanterie seront vraisemblablement sous l’autorité de
l’artillerie105. Dernier exemple de problème bureaucratique, le concept de HTLD/HTMD proposait de
mettre en place un bataillon doté de Fast Attack Vehicles, des dune buggy biplace motorisés
provenant de constructeurs civils et dotés d’un lanceur de missile antichars TOW. Testé, le concept
se montrera particulièrement efficace dans un combat contre une force mécanisée. Mais les
règlements de l’Army stipulaient que le missile TOW nécessitait 3 personnes pour son utilisation,
alors que la HTLD/HTMD avait démontré que les deux équipiers étaient suffisant. Contredisant le
règlement (et démontrant que le nombre de soldats pouvait être diminué dans toutes les équipes
TOW de l’armée), le concept sera abandonné, aucun dune buggy triplace n’existant sur le marché106.
Ultimement, le problème de la 9th Infantry Division résidait dans le fait qu’elle s’appuyait, afin de
tirer parti des lessons learned, de bataillons interarmes, combinant infanterie, soutien et blindés –
posant de fait la question de savoir de quelle arme ces nouveaux bataillons dépendraient. In fine,
sans puissance de feu, sans les blindés qui devaient lui permettre de combattre des forces blindées,
la division perdit son utilité et fut dissoute. Ne s’appuyant plus que sur des transports de troupes
motorisés tels que le 4x4 V-150, elle aurait été parfaitement incapable de soutenir un combat
classique. Invoquée à plusieurs reprises dans les débats sur la Transformation américaine, la
103
Deux sociétés produiront des prototypes. Cadillac perdra la compétition mais vendra son Stingray à la
Thaïlande. United Defense produira le XM-8 Buford, produit à 6 exemplaires. Le concept du blindé sera
« recyclé » par United Defense sous le nom de Thunderbolt à la suite de la guerre d’Irak, mais sans succès.
104
Dunn, R. J. III, « Tranformation: Let’s Get it Right on Time », op cit.
105
Kinne, G. S., Tanzi, J. A. et Yeager, J. W., « Les PGM de l’armée de terre. Une puissance de feu
révolutionnaire », Technologie & Armement, n°2, juillet-septembre 2006.
106
Dunn, R. J. III, « Tranformation: Let’s Get it Right on Time », op cit.
Les Cahiers du RMES, volume IV, numéro 1, été 2007
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HTLD/HTMD a été considérée comme étant en avance sur son temps107. En pratique cependant, elle
a été largement critiquée pour un coût excessif – les matériels ne pouvant être achetés pour
l’ensemble de l’Army –, des problèmes de maintenance corrélatifs et une aptitude insuffisante en
matière d’appuis. Surtout, les tenants de la Transformation US qui en appelent à l’expérience de la
HTLD/HTMD en soutien aux vues de Shinseki oublient de préciser que l’objectif ayant présidé au
développement du concept est d’abord celui de combattre des forces classiques, éventuellement
soutenues par l’URSS108. Face à une guérilla, il est probable que la HTLD/HTMD ait pu connaître des
adaptations mais, fondamentalement, elle aurait sans doute connu un haut taux d’attrition en Irak –
en raison même de la légèreté du blindage de ses véhicules 109. Dans la même optique, on peut se
demander si un combat classique dans l’environnement contemporain face à une armée technicisée
et disposant de radars de surveillance de la zone de bataille et d’une artillerie adaptée n’aurait pas
causé de lourds dommages à la HTLB/HTMD. Là aussi, le manque de blindage aurait pu être fatal.
Cette donnée avait, à l’époque, motivé une forte dotation de la division en systèmes de guerre
électronique, devant permettre de localiser le positionnement des forces adverses et de leurs
multiplicateurs de force (systèmes C2, radars et capteurs).
De la HTMD à l’IBCT/SBCT : les évolutions de l’environnement de bataille et
le débat roues/chenilles
Un imaginaire technologique avait, dans le cas de la HTLD/HTMD, conduit le développement de
l’expérience, en ce que la mobilité des nouveaux engins devait permettre de compenser totalement
un blindage jugé insuffisant en cas de tir direct. Dans cette optique, la fluidité des opérations
nécessaire à la survie a nécessité de développer des systèmes de facilitation de la manœuvre (MCS –
Manoeuver Control System) permettant de représenter le positionnement des forces amies (PRS –
Position Reporting System). Or, comme le rappellent plusieurs commentateurs, la mobilité ne doit
pas être considéré comme devant palier au manque de protection. Dans le cas du développement
des tank destroyers de la Seconde Guerre mondiale – développés afin d’attaquer les forces
allemandes sur les flancs et dotés d’une tourelle ouverte, les engins ont été considérés comme
inefficaces lorsqu’ils ont été engagés directement contre les Tigre et Panther allemands. Par contre,
ils se sont avérés d’une grande utilité en appui direct et indirect de l’infanterie. De même, la
principale critique qui sera adressée aux transporteurs de troupes alliés et allemands de la Seconde
Guerre mondiale sera de ne pas disposer de toit blindé. Dans le contexte irakien, la mobilité des
Humvee n’empêche pas leur destruction. En fait, les Humvee ont été conçus dans le contexte de la
guerre froide, en tant que véhicules polyvalents légers, affectés à des missions comme la liaison ou le
transport léger. Les engins n’ont jamais été conçus en tant que véhicules de patrouille ou de combat
107
Ibidem.
108
Romjue, J. L., A History of Army 86. Vol 2. The Development of the Light Division, the Corps, and Echelons
Above Corps, November 1979-December 1980, US Army Training and Doctrine Command, Fort Monroe, June
1982.
109
En particulier du Humvee équipant ladite division et dont l’engagement en Irak a été largement critiqué.
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– même s’ils ont été engagés en tant que tels dans les Balkans, avec succès mais dans un contexte
autrement moins violent.
Cette destruction des véhicules les plus mobiles est un paradoxe qui n’est qu’apparent. Dans le
contexte d’un combat classique, la mobilité réduit effectivement la probabilité de destruction. Mais
dans le cadre d’un combat non-conventionnel, c’est précisément la mobilité du véhicule qui peut
l’amener à passer à proximité d’un IED (Improvised Explosive Device). Préalablement, encore faut-il
préciser ce qu’est la mobilité. La mobilité, au plan tactique (la mobilité stratégique, définissant la
facilité avec laquelle un engin peut être projeté, dépendant de sa masse) n’est pas la vitesse –
laquelle découle de la mobilité dans le milieu dans laquelle elle est appliquée. A cet égard, la plupart
des estimations de vitesse données par les industriels pour leurs matériels mettent surtout
l’emphase sur la mobilité sur route ; plus rarement sur la mobilité off-road (champs) ; et quasiment
jamais en terrains meubles (sable fin, boue, neige). Or, cette emphase mise sur la route, si elle
permet de montrer les performances les plus élevées, cache aussi le fait que la route canalise les
mouvements. En Irak, quasiment tous les IEDs sont placés le long des routes, de sorte que des
commentateurs en appelaient à un évitement systématique des routes. Par ailleurs, l’usage de la
route, dans le cadre de mouvements d’unités telles que les brigades, n’est pas nécessairement un
facteur de vitesse110.
A bien des égards, la mobilité est fonction de la puissance mécanique de l’engin (théoriquement
proportionnée à sa masse), couplée au type de terrain sur lequel il sera engagé. Elle est définie
comme « l’aptitude à se mouvoir librement et rapidement sur un terrain considéré afin de remplir des
objectifs de combat variés »111. A cet égard, le facteur de la pression exercée au sol apparaît comme
déterminant de la mobilité d’un engin. S’il faut ici entrer dans le débat sans fin entre la « roue » et la
« chenille », signalons que des véhicules de combat sur roue ont une pression au sol supérieure à
celle des véhicules chenillés, même si la masse de ces derniers peut être, in fine, plus importante. De
ce fait, la mobilité d’un engin blindé à roue – tel que le Stryker ici évoqué – est naturellement plus
importante sur route que dans un sol meuble : sa pression au sol est supérieure de plus de 100% à
celle d’un char M-1112. C’est d’autant plus le cas que le véhicule a largement dépassé la masse qui lui
était imposée dans le cahier des charges113. Or, cette pression plus importante impose aux pneus des
contraintes de charge également plus importantes, réduisant, plus que dans le cas des chars,
110
Le colonel Michel Yakovleff estime ainsi qu’une vitesse moyenne de 30 à 50 km/h. pour une brigade est en
soi remarquable. Yakovleff, Michel, Tactique théorique, Coll. « Stratégies et doctrines », Economica, Paris,
2006.
111
Unger, R. F., Mobility Analysis for the TRADOC Wheeled Versus Track Vehicle Study, Final Report,
Geotechnical Laboratory, Department of the Army, Waterways Experiment, Station, Corps of Engineers,
Vicksburg, September 1988, p. 1.
112
Hornback, P., « The Wheel Versus Tracks Dilemma », Armor, March-April 1998.
113
Le véhicule devait avoir une masse combat ready de 38 000 livres, entre-temps passée à 42 000 livres du fait
de problèmes de développement. In fine, avec son slat armor, le véhicule passe à 50 000 livres.
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l’aptitude des véhicules sur roue à recevoir des blindages supplémentaires – d’autant plus nécessaire
que la mobilité peut être réduite. Ainsi, l’adoption de « cages à poules »/slat armor (un système de
grillages de 5 000 livres ceinturant les Stryker et permettant de les protéger contre les tirs de RPG-7)
impose une surcharge de masse conséquente usant plus rapidement le système de suspension (et la
motorisation) ; imposant de regonfler, plusieurs fois par jour, les pneus de l’engin ; réduisant les
performances du véhicule en terme de traction et de vitesse ; et, ultimement, augmentant sa
consommation en carburant, imposant donc une charge logistique plus importante.
En outre, la mobilité du véhicule est « significativement impactée durant la saison des pluies »114.
Surtout, le système ne permet de contrer les tirs de RPG que dans 50% des cas ; tandis que le
blindage peut cogner la caisse du véhicule lors des déplacements, générant un bruit sourd
incompatible avec la furtivité requise par certaines opérations 115. Ces problèmes de surblindage ont
également été observés dans le cas des Humvee. Au surplus, l’adoption de surblindages a surélevé le
centre de gravité du véhicule, lui donnant une propension, qu’il n’avait pas, à se retourner en cas de
fort dévers116 - ce qui est également le cas du Stryker. De fait, on considère généralement que les
engins chenillés ont une silhouette plus basse et sont plus compacts que les engins à roue (pour un
même volume intérieur, le blindé à roues est 6 fois plus volumineux que le chenillé)117. L’enjeu de la
protection des engins semble avoir été déconsidérée. Ainsi, lors du processus de choix du Stryker, il
n’a pas, contre l’avis du Director of Operational Test and Evaluation (DOT&E) du Pentagone, été testé
contre des RPG118. Or, ce dernier, en raison de sa prolifération, est très largement considéré comme
la principale arme d’appui des guérillas contre les blindés. On ajoutera que le système de lancegrenades dont peut être équipé le véhicule s’est montré incapable de toucher la cible alors que le
véhicule est en mouvement. Ajoutons également qu’un véhicule à roue ne peut bénéficier, comme
les chenillés, de « jupes » protégeant un train de roulement susceptible, contrairement aux chenilles,
d’être incendié… et qui forme grosso modo 50% de la hauteur d’un véhicule de combat sur roue. Là
aussi, l’articulation mobilité/protection a été mal considérée.
Par ailleurs, toujours du point de vue du rapport existant entre protection et mobilité, la plupart des
blindés sur roue ont un rayon de braquage moins important que les chenillés (les plus modernes
peuvent tourner autour d’un point fixe). Cette donnée est cruciale lors d’engagements urbains et, de
114
Au surplus, au moins un cas a été observé où la boue a cassé des différentiels et des composants
mécaniques. Center for Army Lessons Learned, Initial Impressions Report. Operations in Mosul, Iraq. Stryker
Brigade Combat Team 1, 3rd Brigade, 2nd Infantry, Fort Leavenworth, 21 December 2004, p. 49.
115
Center for Army Lessons Learned, op cit.
116
« Les Humvee connaissent toujours des problèmes », Défense & Sécurité Internationale, n°27, juin 2007.
117
De ce fait, les APC à roue sont généralement plus hauts et plus larges que leurs homologues chenillés,
augmentant leur signature visuelle et, donc, leur vulnérabilité. Hornback, Paul, « The Wheel Versus Tracks
Dilemma », op cit.
118
Project On Government Oversight, « The Army Stryker: A Troublesome Mix of Revolving Door and Rush to
Deploy », 7 January 2004, http://www.pogo.org/p/defense/da-040101-stryker.html, consulté le 19 mai 2007.
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fait, certaines rues de Grozny permettaient aux chars de tourner à 180°, alors que les BTR ne le
pouvaient pas et se trouvaient pris au piège119. Si nous ne viderons certainement pas ici un débat
entre la roue et la chenille particulièrement complexe, on indiquera que, malgré les critiques que
nous venons d’adresser aux IFV/APC à roue, les engins chenillés ne sont pas exempts de défauts. Les
IFV chenillés peuvent être plus lourds – c’est loin d’être systématique120 – et leur mobilité stratégique
est affectée121. Cependant, les Stryker, in fine, ne pourront jamais (comme c’était pourtant demandé
dans le cahier des charges) être déployables en C-130 et être immédiatement utilisables une fois
déployés122. Les moteurs plus puissants (afin de soutenir de fortes accélérations) des engins chenillés
imposent aussi une consommation en carburant plus importante, problématique des points de vue
environnementaux et logistiques123. En outre, si leur suspension est en moyenne plus résistante que
celle d’un engin à roues, le fait qu’ils puissent « décheniller » et la complexité de ces mêmes chenilles
est un véritable problème pour la survie de l’engin sur la zone de bataille.
Reste toutefois que ce qui caractérise la stratégie des moyens contemporaine est l’inadaptation de
matériels ne servant pratiquement jamais aux missions pour lesquelles ils ont été initialement
conçus124. Il s’ensuit que l’une des premières qualités d’un matériel contemporain réside en son
aptitude à évoluer en fonction des besoins et de la morphologie des opérations dans lesquelles ils se
trouveront engagés. En fait, ce qui définit l’efficience militaire, c’est l’adaptation 125. De ce point de
vue, la modification des chars Leopard 2 au standard PSO ou du Leclerc au standard AZUR126 aux
119
La vitesse maximale en marche arrière de tout blindé est généralement très inférieure à celle de sa vitesse
maximale en marche avant.
120
Le véhicule singapourien Terrex est ainsi plus lourd que le Bionix, chenillé, en configuration normale (sans
surblindages).
121
Notons que ce n’est pas nécessairement le cas des APC. Ainsi, un C-5 Galaxy est en mesure de transporter
plus de M-113 que de Stryker, le chenillé étant plus compact mais aussi… plus léger.
122
En fait, plusieurs équipements doivent être démontés pour ce faire. Plusieurs variantes, dont le MGS ou le
poste de commandement, sont trop hautes pour être embarquées dans des C-130. O’Reilly, V., op cit.
123
Ce qui pourrait toutefois être relativisé par la consommation spécifique du Stryker comparativement à des
transports de troupes chenillés. Une analyse (toutefois partisane) indique ainsi que le véhicule a une
consommation de 250% supérieure à ce qui était initialement prévu en fonction de l’augmentation de sa
masse, impactant en retour son autonomie (la réduisant à 120 miles là où le cahier des charges mentionnait
300 miles). O’Reilly, V., Stryker Brigades Versus the Reality of War, 22 August 2003,
http://www.globalsecurity.org/military/library/congress/2003_rpt/stryker_reality_of_war.pdf.
124
Une thématique que l’on retrouve notamment chez Smith, R., L’utilité de la force. L’art de la guerre
aujourd’hui, Coll. « Stratégies et doctrines », Economica, Paris, 2007.
125
Henrotin, J., « Interview avec le général Vincent Desportes. La Transformation en difficulté. Vers
l’adaptation, nouveau paradigme ? », Défense & Sécurité Internationale, n°20, novembre 2006.
126
PSO : Peace Support Operations ; AZUR : Action en Zone Urbaine.
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opérations urbaines par l’adjonction de surblindages voire d’une lame bulldozer se montre plus aisée
que la modification des véhicules sur roues. En Irak, les Britanniques modifieront un certain nombre
de leurs APC chenillés assez rapidement et sans effondrement radical de leurs performances, dès
qu’ils constateront l’augmentation de la puissance de feu de la guérilla127. Constatant l’échec des
Humvee, les Américains devront lancer le coûteux programme MRAP (Mine Resistant Ambush
Protected Vehicles), destinés au remplacement des Humvee dans les zones de combat128. Quant à la
capacité d’adaptation des Stryker, elle sera remise en question à plusieurs reprises, en plus des
problèmes de protection du véhicule – qui ne sera engagé, dans un premier temps, que dans un
Kurdistan plus calme et plus en phase avec les missions pour lesquelles l’engin a été conçu. Engagé
dans la province de Diyala à la suite du redéploiement des forces US consécutive à la remise des
plans Baker et Pace129, les pertes augmenteront. Cinq Stryker seront détruits en moins d’une
semaine, début mai, les premiers problèmes apparaissant dès l’arrivée des engins à Baqouba 130. On
notera en outre que les pertes totales en Stryker sont classifiées.
La portée des imaginaires technologiques
La portée des pertes américaines en Stryker en Irak est toutefois à relativiser. Le Stryker offre tout de
même un degré de protection supérieur au véhicule chenillé M-113A3. Par ailleurs, ce n’est pas tant
les défaut propres à l’engin qui sont en cause que l’augmentation des charges explosives des IEDs,
leur diversification131, et l’utilisation de versions plus avancées du RPG, impliquant des doubles
charges montées en tandem, aptes à défaire les slat armors. Il n’en demeure pas moins que
l’incapacité du véhicule à pouvoir être adapté en conséquence pose de sérieux problème et est
susceptible d’en poser aux armées européennes – dont la Belgique – qui vont utiliser le Piranha III,
l’APC 8x8 le plus léger actuellement disponible sur le marché européen 132. La tendance majeure est à
127
En fait, la vision britannique implique d’utiliser des Land Rovers dans le cadre de patrouilles visant à établir
la confiance avec la population (Tisseron, Antonin, Guerres urbaines. Nouveaux métiers, nouveaux soldats, Coll.
« Stratégies et doctrines », Economica, Paris, 2007). Mais les unités sont également dotées de véhicules plus
lourds, comme le Warrior ou le FV432, engin aux capacités et d’une génération similaire au M-113 américain.
Le programme de modernisation Bulldog dont il a fait l’objet a nécessité le remplacement du moteur, des
freins, d’éléments dynamiques, l’adjonction de blindages réactifs sur le glacis avant et sur les flancs,
l’installation de l’air conditionné et la mise en place de brouilleurs d’IEDs.
128
En l’occurrence, et dans un premier temps, plus de 5 milliards de dollars pour 5 000 véhicules. « Billions
Nedeed for New Armoured Trucks », military.com, 16 February 2007.
129
Sur ces plans et le changement de stratégie qui y a été associé, Cf. le dossier consacré à la question par le
n°22 de Défense & Sécurité Internationale, janvier 2007.
130
« Stryker Losses Raises Questions », Military.com, 14 May 2007.
131
Par l’utilisation de charges préformées, ayant une capacité de pénétration des blindages supérieure à celle
des IEDs « classiques ».
132
Moins de 17 tonnes pour 20 tonnes pour le Pandur II, 24 tonnes pour l’AMV, 25 tonnes pour le Piranha IV,
28 t. pour le VBCI et 33 tonnes pour le Boxer. Langoit, Philippe, « Comparatif des caractéristiques des VBCI
européens », Technologie & Armement, n°1, avril-juin 2006.
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l’augmentation de la puissance de feu des guérillas, voire leur conversion en techno-guérillas,
comme le montre l’exemple du Hezbollah face à Tsahal, durant l’été 2006 133. A cet égard, les
dispositifs technologiques comme les Active Protection Systems (APS) ont souvent été présentés
comme les moyens de contrer des frappes RPG ou de missiles antichars. Mais l’efficacité, le coût et le
fait que ces systèmes ne soient pas encore véritablement disponibles peut également être critiqué 134.
Or, bien avant que les Stryker ne soient choisis, ces systèmes APS avaient été présentés comme
devant les protéger mais aussi comme étant sur le point d’être disponible 135. Aussi, lorsque la
décision de commander les Stryker sera prise en 1999, les décideurs baignaient dans un
environnement techno-optimiste qui modèlera une vision beaucoup trop simpliste de l’articulation
entre mobilité et protection.
Le général Shinseki lui-même avait intimé l’ordre à l’Army de s’adapter à ce qu’il percevait comme
étant les nouvelles conditions des conflits, au risque, si ce n’était pas le cas, de la voir disparaître, les
allocations de ressources risquant alors de se diriger vers l’Air Force et la Navy, à la charge
expéditionnaire plus marquée. De facto, la mise au point du concept, la rédaction du cahier des
charges et le choix du véhicule se sont opérés avant le 11 septembre 2001. Cette époque peut être
considérée comme l’âge d’or de la RMA et était marquée par un excès de confiance en la
technologie. Lorsque les décisions portant sur la mise au point des IBCT ont été prises, de nombreux
décideurs considéraient que le dominant battlespace knowledge ou l’informationnal superiority –
elles-mêmes générées par la supériorité technologique américaine – devaient être un substitut au
manque de blindage des véhicules. La domination informationnelle devait permettre de pénétrer le
cycle décisionnel adverse au plan le plus tactique, permettant de le neutraliser avant même qu’il ne
se soit mis en position de mettre en danger troupes et véhicules. Or, cette vision exige
simultanément une domination informationnelle ne laissant aucune place à l’incertitude mais aussi
une réaction immédiate à l’encontre de l’adversaire – deux cas de figures dont la probabilité de
conjonction dans les conditions technologiques actuelles sont infimes, plus particulièrement encore
dans un conflit impliquant une guérilla. Surtout, la protection est une fonction des blindés. Sa
réalisation est le résultat de la conjonction d’une foule de facteurs : blindage, mobilité dans les
différents environnements, puissance de feu, systèmes de vision et de partage de l’information,
silhouette, furtivité IR, radar et sonore, aptitude des forces embarquées à débarquer rapidement,
etc. L’appui sur un seul de ces facteurs dénote une mauvaise appréhension des élémentaires de la
tactique comme de la stratégie. Ce pourrait également être le fait de leur remodélisation suivant les
canons d’une RMA technologisante, en ce qu’elle redéfinirait le mode de pensée militaire 136. Dans ce
133
Henrotin, J., « Running to Capharnaüm. Quelques leçons de l’opération Changement de direction », op cit.
134
Mercier, J.-J., « Létalité du champ de bataille. Les protections actives sont-elles une solution ? », Technologie
& Armement, n°5, avril-mai 2007.
135
C’était effectivement le cas du Trophy, un système israélien. Mais les Etats-Unis ont cherché à développer
leur propre système, générant dès lors un retard dans sa mise en œuvre.
136
Sur le concept de technologisation : Henrotin, Joseph, RMA. La technologisation du discours stratégique
américain, à paraître.
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contexte, le véhicule chenillé a rapidement été perçu comme fondamentalement dépassé, voire
comme représentatif d’une guerre froide dont la RMA entendait, précisément, se départir. Cette
dernière a surtout redéfini le mode américain de combat mais guère son interaction avec
l’environnement stratégique. Dans le flot des contributions portant sur les matériels représentatifs
de la RMA (le concept de Transformation ne sera évoqué que plus tard), peu nombreux ont été les
observateurs à défendre les véhicules montés sur chenilles ou le char, considéré jusque 2003 comme
étant condamné par l’évolution des conflits137.
Les opérations en Irak comme l’évolution de celles ayant lieu en Afghanistan inverseront cette
tendance. La mobilité urbaine des chenillés, leur blindage plus important – comparativement aux
véhicules sur roue de la même catégorie – les fera préférer pour des opérations conduites dans des
zones « chaudes ». En Afghanistan, l’engagement de blindés sur roues sera suivi de l’envoi d’engins
chenillés comme le CV90 norvégien ou de chars de combat Leopard 1 canadiens. Cette expérience
sera à l’origine de la récente commande de chars Leopard 2 d’occasion par Ottawa138, l’armée
canadienne ayant en outre demandé au gouvernement d’annuler la commande, effectuée en 2003,
de 66 Stryker MGS. Dans le cas canadien, contrairement au cas américain, le développement d’une
force basée sur les blindés à roue, dès la seconde moitié des années 1970 et en complément des
chars Léopard 1, a été le résultat d’un compromis politique. La focalisation sur la conduite de
missions dans le cadre des Nations unies couplée à la nécessité de pouvoir combattre sur le front
centre-européen a poussé à l’adoption de cette option139. Néanmoins, le récent choix du LAV III
éliminera à terme la composante chenillée des transports de troupes. Pour autant, la confrontation
des Canadiens à la réalité tendra à engendrer un débat sur la nécessité de la chenille. Ce type de
débat aura également lieu en Australie. La faible mobilité des ASLAV au Timor oriental durant la
saison des pluies a finalement fait place à un retour du M-113 (sans toutefois que n’ait été choisi le
successeur de ce véhicule pour le moins âgé), tandis que la fonction chars de combat, qui devaient
être abandonnés dans la foulée des débats américains de la fin des années 1990, sera préservée avec
l’acquisition de chars M-1.
Mais si l’extraction des leçons des opérations contemporaines sera avérée dans les cas canadiens et
australiens, il ne semble pas l’être aux Etats-Unis, où le Stryker a, toutefois, été sous le feu des
critiques dès que des débats sur son adoption ont émergé. Si l’US Army s’est officiellement déclarée
satisfaite de ses engins – en particulier dès lors, selon elle, qu’ils équipent des unités qui,
précédemment dotées de camions bâchés et de Humvee, étaient moins protégées – le débat reste
très vif, à la fois sur la pertinence de l’acquisition mais aussi sur les modalités de cette dernière. Ainsi,
l’un de ses principaux collaborateurs du général Shinseki, le général Heebner, a été engagé 11 mois
137
Parmi les commentateurs les plus clairvoyants, ont peut citer Ralph Peters (« The Future of Armoured
Warfare », Parameters, Autumn 1997).
138
Cf. DSI n°28, juin 2007.
139
Maloney, S. D., « A Proportion of their Cavalry Might be Converted. Light Armoured Force Development in
Canada’s Army, 1952-1976 », The Army Doctrine & Training Bulletin, Vol.2, n°4, Winter 1999.
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avant le choix du Stryker… par General Dynamics, le fabriquant dudit véhicule140. En tout état de
cause, toutefois, le volume des commandes effectuées est tel que l’Army ne peut se permettre des
les annuler ou encore de remplacer ses véhicules, alors même qu’elle se trouve engagée dans des
opérations coûteuses en Irak et que le programme FCS connaît une série de réductions successives
de ses ambitions – aucune alternative n’existant à ces programmes. Dans le même temps, l’US Army
semble toujours attachée à une vision technocentrée favorisant un processus de relégitimation de
ses choix. Par ailleurs, facteur aggravant, la lourdeur de la bureaucratie du Pentagone l’empêche
fréquemment de retirer des leçons des engagements sur le terrain, limitant la capacité américaine à
l’adaptation.
Conclusion : la tentation technologique
Qu’il s’agisse de conceptions stratégiques ou matérielles, la technologie possède, au travers des
imaginaires qu’elle génère, une capacité d’influence puissante pouvant s’avérer déterminante,
particulièrement lorsque la culture technologique s’y prête, comme dans le cas américain 141. La façon
dont elle est perçue influence les concepts développés, qu’ils soient d’ordre idéel – à l’instar d’une
asymétrie peut conceptuellement étayée et s’avérant un concept « fourre-tout » là où la théorie
stratégique met pourtant en évidence une terminologie précise et solide en théorie – ou d’ordre
matériel. Il y a là d’importantes leçons à retenir. Un concept tel que l’asymétrie est naturellement
mobilisateur et est de nature a être rapidement utilisé à grande échelle dans les débats, devenant
peu à peu un référent qui orientera de larges pans du débats stratégique post-guerre froide et, dans
une moindre mesure, post-11 septembre. Mais les imprécisions qu’il charrie sont problématiques, y
compris pour dans la conception des stratégies des moyens. L’on se souviendra, à cet égard, que les
concepts d’opérations autres que la guerre (OOTW – Operations Other Than War), auxquelles le
Stryker devait précisément répondre, a été critiqué pour cause de vacuité conceptuelle142. Le moins
que l’on puisse dire est, en effet, que l’espace conceptuel existant entre une opération d’aide à des
populations sinistrées et le règlement d’une crise locale impliquant des guérillas lourdement armées
est gigantesque. Or, cet espace est aussi, aux Etats-Unis, l’un des moins traités par les chercheurs.
S’il l’est plus en Europe, il ne faut toutefois pas se leurrer. La puissance conceptuelle américaine est
actuellement le facteur conditionnant de toute interopérabilité, de l’interopérabilité « technique »
inhérente des liaisons de données à l’interopérabilité doctrinale 143 . Le concept de guerre
140
Son engagement a en outre été annoncé par GD un mois avant la mise à la retraite de l’officier. Project On
Government Oversight, « The Army Stryker: A Troublesome Mix of Revolving Door and Rush to Deploy », op cit.
141
Henrotin, J., « De quelques fondements de la culture technologique américaine », Les Cahiers du RMES, Vol.
2, n°2, hiver 2005.
142
Henrotin, J., RMA. La technologisation du débat stratégique américain, op cit.
143
Sur les formes et les enjeux de l’interopérabilité, voir notamment : Pascallon, P. (Dir.), Les armées françaises
à l’aube du 21ème siècle. Tome V. L’interarmisation et la multinationalisation, Coll. « Défense », L’Harmattan,
Paris, 2007.
Les Cahiers du RMES, volume IV, numéro 1, été 2007
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[MARS ET VULCAIN. REPRÉSENTATIONS DE LA TECHNOLOGIE
ET CONCEPTIONS STRATÉGIQUES BIAISÉES. LES CAS DE
L’ÉMERGENCE DU CONCEPT D’ASYMÉTRIE ET DU DÉBAT
ENTOURANT LE STRYKER] Technologies
réseaucentrée, américain d’origine144 et très largement adopté dans ses acculturations nationales
(Opérations Réseau-Centrées françaises, Network Enabled Capability britannique, Info-RMA
japonaise, etc.) forme une trame technique à l’interopérabilité des doctrines, les Etats-Unis ayant là
une fonction, reconnue et assumée, de création/normalisation conceptuelle. Ce fut le cas pour les
Effects-Based Operations145, la guerre réseaucentrique ou le concept – mal défini et à géométrie
variable mais absolument crucial pour la compréhension de l’évolution des forces armées américaine
et européenne – de Transformation. Aussi, si la technologie – à suivre les tenants de la RMA comme
de la Transformation – est sensée offrir des solutions permettant de rentabiliser la diminution des
effectifs comme d’un certain nombre de budgets des armées occidentales, gardons-nous toutefois de
déconsidérer les leçons de l’histoire ; la stratégie théorique ; l’importance que peuvent acquérir nos
représentations de la technologie, autant d’élément qui, in fine, sont de nature à réduire
considérablement l’efficience, la faculté d’adaptation et, pire que tout, la liberté de manœuvre de
nos forces.
144
Cf. De Neve, A. et Henrotin, J., « La Network-Centric Warfare », Stratégique, n°86-87, mai 2006.
145
Henrotin, J., L’Airpower au 21ème siècle. Enjeux et perspectives de la stratégie aérienne, Coll. « RMES »,
Bruylant, Bruxelles, 2005.
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