Kékélé - Kinavana - Mad Minute Music

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Kékélé - Kinavana - Mad Minute Music
Kékélé - Kinavana
La rumba, une histoire d’allers et retours
Chaque continent a sa rumba. A Cuba, le mot désigne un genre créé par les descendants d’esclaves, dansé, chanté en
chœur et accompagné par des percussions. Aux Etats-Unis, «rhumba», avec un h (allez savoir pourquoi) est l’étiquette
collée à toutes les musiques cubaines dès les années 20, à la suite du succès de El Manisero, la chanson de Moisés
Símons. En Espagne, la rumba est une branche mineure du flamenco, influencée par les rythmes afrocubains et
méprisée par les puristes. Et il existe une autre rumba, née sur les deux rives du fleuve Congo, fille de la passion des
Africains pour les musiques venues des Caraïbes. Bien avant le rock’n roll, la musique cubaine a conquis la planète
grâce aux moyens de diffusion de masse, la radio et le disque. Quand le son, la guajira, le boléro ou le guaguanco sont
arrivés en Afrique, les Africains leur ont trouvé un air de famille, les ont adoptées puis, très vite, s’en sont inspiré.
La première rumba congolaise à devenir célèbre est Marie-Louise de Wendo Kolosoy en 1952. Joseph Kabasele, alias
Grand Kallé, fonde à la même époque son groupe African Jazz, avec à la guitare le fabuleux Dr Nico et au chant Tabu
Ley Rochereau. Franco, guitariste lui aussi, ne tardera par mettre sur pied son OK Jazz (en 1956) avec le chanteurvedette Vicky Longomba. L’émulation, voire la rivalité, entre l’African Jazz et l’OK Jazz va marquer pendant plus de vingt
ans la vie musicale de l’ancien Congo belge, traversant la fin de la période coloniale et le début de l’indépendance.
Evénement que le groupe de Kabasele célèbre en 1960 avec Indépendance Cha Cha, qui Jazz, Vox Africa, African
Fiesta… La rumba est chantée essentiellement en lingala mais les reprises de morceaux cubains ne sont pas rares,
chantées dans un espagnol restitué phonétiquement : ainsi les Bantous de la Capitale enregistrent El Manisero ou
Mayeya, le OK Jazz, Cuento Na’Ma’ et Dr Nico, Sazonando, ces deux fera danser tout le continent. Au delà de ces deux
groupes, des centaines de formations de rumba se disputent les faveurs du public, certaines affirmant dès leur nom leur
attirance pour les sons latinos : Rock-a-Mambo, Conga derniers titres étant tirés du répertoire du trompettiste Chapottín.
De ce chaudron bouillonnant jaillissent des figures de la taille de Tabu Ley Rochereau, Sam Mangwana, Papa Wemba ou
Mbilia Bel.
Début des années 2000 à Paris. Cet âge d’or de la rumba a rejoint l’étagère des souvenirs. La musique a évolué, tout
s’est accéléré, au même rythme que l’histoire ou les moyens de transport. La rumba a cédé la place au soukouss, dont la
formule, a force d’être répétée, a fini par tourner en rond. Les musiciens n’ont pourtant pas oublié la rumba d’avant, qui
prenait son temps, qui aimait la virtuosité sans sombrer dans la surenchère. Kékélé naît de l’envie de quelques musiciens
de faire revire la musique qu’ils ont jouée, pour la plupart, à leurs débuts, et du pari d’un producteur, Ibrahima Sylla, qui
leur donne carte blanche. Sylla n’en est pas à son premier coup d’audace : il a misé sur la salsa africaine en 1992, avec
Africando, quand personne n’y croyait.
Le succès des deux premiers CD de Kékélé, Rumba Congo en 2001 et Congo Life en 2003, ne doit pourtant pas grand
chose à la nostalgie. Pour le public occidental comme pour les jeunes Africains, cette musique est nouvelle. Et les
membres du groupe ont tenu à composer de nouveaux morceaux, afin de recréer l’esprit de la rumba, et non imiter ce
qu’elle était il y a quarante ou cinquante ans. Ce qui n’empêche pas les hommages respectueux : le medley de Grand
Kallé sur Rumba Congo, puis celui d’OK Jazz sur Congo Life, en témoignent.
Pour son troisième album, Kékélé a choisi une nouvelle direction : la recherche des racines de la rumba, à travers le
répertoire d’un des musiciens qui a le plus influencé la musique des deux Congo : Guillermo Portabales. Son immense
popularité auprès des amateurs africains étonne toujours les Cubains, qui ne le tiennent pas pour un créateur majeur. A
tort, et sans doute parce que sa carrière s’est déroulée en grande partie loin de son île natale, au Venezuela, en
Colombie puis à Porto Rico. Pourtant, Portabales a imposé sa personnalité en créant un style, la «guajira de salón».
C’est lui qui a fait de la guajira (chanson paysanne) un genre raffiné, élégant et plein de délicatesse. Il a aussi préféré la
guitare au tres ou au laúd, deux instruments à cordes plus rudimentaires, habituels dans les musiques campagnardes de
Cuba. Mais Portabales a aussi été un interprète remarquable du son et du boléro, et le compositeur d’une des chansons
cubaines les plus célèbres : El Carretero (le charretier). Né en 1911 dans la province de Las Villas, il est mort
prématurément, en 1970 à Isla Verde, un faubourg de San Juan (Porto Rico), renversé par une voiture.
Chacun des cinq membres de Kékélé a choisi dans le répertoire de Guillermo Portabales les thèmes qui lui convenaient
le mieux. Les voix ont été enregistrées dans un studio parisien, avec aux guitares, Syran Mbenza et un invité spécial :
Papa Noel Nedule, ancien des Bantous de la Capitale. Deuxième étape : New York, où les attend Nelson Hernández,
producteur d’origine vénézuélienne qui a travaillé avec Celia Cruz, Oscar D’León, Africando et beaucoup d’autres. Il
ajoute les rythmiques, les percussions, la flûte, les arrangements de cordes. Quelques invités de prestige se joignent à la
danse : Madilu System, lui aussi ancien chanteur de l’OK Jazz (il a interprété Mario, un énorme tube du groupe de
Franco), et Mbilia Bel, une des plus grandes voix d’Afrique. Elle participe à Ba Kristo, l’adaptation du fameux Carretero
dont le texte en lingala, création collective de Kékélé, est une réponse à la campagne menée dans une grande partie de
l’Afrique par les églises évangélistes, qui jettent l’anathème sur toute musique autre que religieuse. Pour parachever le
tableau, Manu Dibango arrive avec son saxophone et se replonge dans l’époque où il jouait avec l’African Jazz : il
intervient sur cinq chansons. Ne reste plus qu’à trouver un titre : ce sera Kinavana, un mot inventé qui réunit Kinshasa et
La Havane.
Les spécialistes du flamenco classent la rumba dans la catégorie des chants «de ida y vuelta» : d’aller et retour, car ils
ont évolué au gré de voyages et d’échanges de part et d’autre de l’Atlantique. Les rumbas de Kékélé, celles de ce disque
en particulier, correspondent parfaitement à cette définition. En lingala, aller et retour se dit : « kokende kozonga ».
François-Xavier GOMEZ
Journaliste, auteur de «Les musiques cubaines» (Librio Flammarion, 1999)