Heurs et malheurs d`Osiris - Euro Cos, Humanisme et sante
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Heurs et malheurs d`Osiris - Euro Cos, Humanisme et sante
Heurs et malheurs d’Osiris Conférence introductive de Marc Michel La lecture attentive du programme et des abstracts de ces journées d’études nous convainc sans peine du très grand intérêt des réflexions qui nous sont ainsi proposées. Cet intérêt repose d’abord sur l’actualité brulante du devenir de notre système de santé aux prises non seulement avec un défi économique sans précédent mais aussi et, peut-être surtout, avec les limites atteintes par son organisation, sa cohérence et son accessibilité. Mais, comme vous le savez pertinemment, les véritables sauts qualitatifs ne s’obtiennent que très rarement dans la précipitation : il est urgent de penser, urgent d’identifier les questions les plus fondatrices, urgent d’en éclairer l’énoncé et la compréhension par de multiples approches pluridisciplinaires et pluri professionnelles. Cet exercice indispensable nous entraine inévitablement à interroger les vérités apparemment les mieux installées en les confrontant aux apports des chercheurs et des praticiens, par autant de pas de côté qui nous suggèrent d’autres perspectives et nous dégagent ainsi des mirages de la pensée unique, linéaire et univoque. Le choix du corps morcelé s’est progressivement imposé à nous en raison de sa double acception individuelle et collective, jouant ainsi le double jeu de discours et de parole. Plus nous avancions, en effet, plus nous devions admettre qu’il n’y a nul lieu d’où l’on pourrait parler du corps absolument. Le corps est nécessairement un corps construit, tel qu’il nous apparaît en l’éclairant par une perspective historique, tel qu’il sert de référent pour l’économie comme pour le droit. Aussi sera-t-il indispensable de convoquer la philosophie, les sciences humaines et sociales, mais encore l’analyse des pratiques médicales, pour, dans cette ex-position, xi M. Michel, Heurs et malheurs d’Osiris tenter de comprendre, même de façon partielle, les éclats de sens et les enjeux étonnamment concrets des analyses et des interprétations. Enfin, le corps construit, le corps exposé, nous découvrirons comment il est peut-être possible de surmonter, en partie du moins, les différentes figures du morcellement. Trois temps, un triptyque somme toute très dialectique. En apparence seulement. Vous me permettrez de vous inviter à un bref voyage en mythologie, en redécouvrant la merveilleuse histoire d’Osiris. Les mythes anciens survivent à la civilisation qui les a vu naître dans la mesure où, par delà les temps et les vicissitudes de leur transmission, ils recèlent une signification anthropologique universelle. Le mythe égyptien d’Osiris est de ceux-là. Et si Freud a pu s’emparer de la mythologie grecque pour nous éclairer sur le fonctionnement de l’inconscient, est-il possible de traduire ce qui se joue dans le morcellement du corps au travers de cette histoire d’Osiris ? Si l’on se réfère à la transcription de Plutarque, Seth, jaloux de son frère Osiris, le tua, dépeça son corps et le jeta dans le Nil ; Isis, la fidèle épouse, aidée de sa soeur Nephthys et d’Anubis, entreprit de retrouver et de rassembler les éléments dispersés de son époux. Osiris ainsi rassemblé revint à la vie. Le couple à nouveau réuni donna naissance à leur fils Horus qui devait venger son père. Ce récit, qui connut des milliers de versions et adaptations, nous fournirait la clef de compréhension de l’opposition unité / morcellement qui constitue la matrice même de notre problématique : la destinée dramatique d’Osiris nous aiderait à déchiffrer ce qui se produit symboliquement dans le morcellement du corps, que celui-ci désigne le corps individuel ou le corps social. Ainsi, s’en prendre au corps en le morcelant, le séparant, reviendrait en fait à menacer le sujet du corps ? Et, comme pour souligner l’apparent bien-fondé de cette direction, n’est-il pas troublant de constater que l’histoire des peines infligées aux condamnés, atteste de cette volonté d’atteindre le sujet lui-même par l’amputation, l’écartèlement ou la peine capitale ? Séparer les membres, les jeter dans une fosse commune (là où précisément il n’y a nulle xii M. Michel, Heurs et malheurs d’Osiris place pour l’identité), serait la marque suprême de l’exclusion du corps social par l’anéantissement du corps individuel : Créon reste sourd aux supplications d’Antigone qui veut assurer une sépulture décente au corps de son frère Oreste. Le corps du sujet est enjeu de pouvoir et de domination : l’enchaînement, l’incarcération, le bannissement. . . ne sont que métaphores de l’antique ostracisme. Le pouvoir recourt à la contrainte et à la torture. Le « jeté dans le Nil » dit aussi quelque chose de la violence qui certes concerne le sujet Osiris mais recèle dans le même temps un enjeu politique. Le corps du sujet porte l’empreinte symbolique du corps social. L’observation des sociétés, l’attention portée à l’évolution des règles ou des codes juridiques concernant le statut du corps, montrent les variations de ce lien irréfragable entre corps du sujet et corps social. C’est pourquoi l’usage naïf du mythe d’Osiris, loin de nous faciliter la tâche, nous conduirait à la pire des illusions. D’un côté, l’on s’apitoierait sur les malheurs de ce corps morcelé par la division du travail médical, de l’autre, l’on se réjouirait avec facilité de pratiques qui prétendraient le recomposer. Par un simple jeu de métaphores grossières, voilà que surgirait, au moins à titre d’horizon bienveillant, la perspective d’un dépassement de la division du corps, individuel et social, montrant ainsi la valeur herméneutique d’un mythe trop hâtivement invoqué : ces journées d’études ne sauraient reposer, en effet, sur une dialectique facile morcellement/recomposition. Car on ne peut parler de « reconstruction » ou de « recomposition » du corps et dans le même temps nier sa « construction ». Pas plus que le corps social, le corps individuel n’existe pas, donné une fois pour toutes, comme préservé dans un monde des essences ou des idées. Le corps est produit et même co-produit par le jeu évolutif de l’image que s’en fait le sujet, par les représentations successives qu’en forgent les cités et les idéologies politiques. Le corps n’existe qu’à l’état construit et, à l’émergence de la médecine moderne, on se souviendra avec intérêt de l’ouvrage de Vesale justement intitulé De homini corporis fabriqua. Il n’y a pas de corps qui ne surgisse d’un ceci est mon corps, écho symbolique xiii M. Michel, Heurs et malheurs d’Osiris d’un souffle créateur recommencé. Et ce corps n’est jamais enclos sur lui-même mais ouverture et offrande : le corps déclaré mien, construit par la fragilité même de la parole, n’existe qu’en étant partagé, en jeu dans un discours c’est-à-dire exposé au risque d’un lien social. Il n’y a de connaissance de mon corps qu’à la faveur de reconnaissance et médiation. Dans l’itinérance d’un désir sans fond. C’est pourquoi le mythe de « recréation » d’Osiris est inséparable du rite sans cesse réitéré inscrivant l’insupportable aporie d’une harmonie entre soi dans la nécessaire narrativité d’une histoire, en perpétuelle tension entre anamnèse d’un passé à jamais perdu et l’annonce d’un futur improbable. Mythe et rite, singulier et pluriel, un et multiple, révèlent, s’il en était besoin, au corps de tout sujet la suspension provisoire de l’instant irrémédiablement menacé par la mort. Que la maladie survienne et c’est à nouveau la brisure et la blessure de ce qui peut-être oubliait sa destinée éphémère. Aussi bien, « le corps morcelé » ne constitue nullement un accident de parcours, une offense comme infligée de l’extérieur et donc susceptible d’être lavée, mais bien l’incontournable limite et l’impossible harmonie. Le mythe d’Osiris, originellement mythe de la fécondité et devenu mythe de résurrection – partie intégrante du Livre des morts – loin d’aboutir à une victoire définitive sur le morcellement et la mort, renaît dans le recommencement du rite. Il n’y de sens que récit et narrativité et de vérité que tragique et incertaine. Le patient, aux prises avec l’étrange de son corps malade ou démantelé, n’a de chance qu’en la parole d’un ceci est mon corps échangé avec l’autre ; lui refuser cette parole revient à l’enfermer dans l’insupportable deuil d’une image révolue et impossible. Ce n’est pas la « division du travail médical » qui tue le patient mais trop souvent l’objectivation d’un savoir souverain. Le morcellement du corps n’est pas un accident mais le chiffre même de la déréliction et de la morsure de la finitude ; la maladie ou le handicap ne font qu’en révéler l’irruption parfois brutale, qu’en constituer comme une éclaircie salutaire au milieu xiv M. Michel, Heurs et malheurs d’Osiris de la forêt opaque et de l’ombre des jours. C’est pourquoi, et nous le verrons par les communications qui vont suivre, on ne peut s’en tirer avec une pirouette rhétorique et éminemment simpliste : nous passerions, soulagés et triomphants, du « corps morcelé » au « corps retrouvé ». Comme nous venons de le voir, cet impossible voeu d’une harmonie non seulement nouvelle mais encore définitive, doit non nous affliger mais tout au contraire nous réjouir. L’histoire tant individuelle que sociale devient possible puisqu’elle est le seul lieu d’avènement d’une continuelle construction / reconstruction ; le corps du sujet comme le corps social sont ainsi à comprendre comme projets. Ceci est mon corps, souffrant ou bien portant, corps / parole en figure historique, c’est-à-dire inévitablement exposée ; ceci est notre corps social partagé, corps / parole collective en figure historique, c’est-à-dire exposée aux contradictions et silences imposés . Deux process en un même geste narratif, sans cesse recommencés, sans cesse risqués en leur interaction constante. Il n’y a pas de « résurrection » définitive et Osiris, et d’autres, n’en finissent pas d’entrainer le myste par la symbolique du rite réitéré du mythe. Santé, médecine et corps morcelé – tel est le titre des actes de nos journées d’études –, ne constitue pas en fait l’énoncé d’un problème mais bien d’une histoire sans fin qui, par sa répétition même, donne sens à ce qui, sans elle, serait à jamais manqué et perdu. Et si les mystères isiaques sont tombés dans l’oubli, leur message, empruntant sans doute d’autres relais, nous est contemporain. L’hypothèse qu’en ce début d’ouvrage nous aimerions formuler tient en peu de mots. On peut améliorer l’organisation des soins ; on peut même plaider la cause de l’approche globale du patient ; on peut espérer une meilleure place pour la médecine générale à côté des indispensables spécialités. Mais, quelle que soit la gravité de la maladie ou du handicap, quel que soit le tragique des situations limites, l’amélioration véritable ne résiderait-elle pas dans l’écoute de la parole du patient, puisque cette parole est xv le lieu même de son récit ? Hypothèse qui supposerait la reconnaissance du temps consacré à l’écoute, et donc des modifications du système de prise en charge et peut-être une autre formation des praticiens. Enfin, les économistes de la santé découvriraient sans grande difficulté que l’absence d’écoute n’a jamais constitué un facteur de rentabilité. xvi