télécharger cet article - l`Institut d`Histoire sociale

Transcription

télécharger cet article - l`Institut d`Histoire sociale
dossier
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page79
MÉMOIRE ET HISTOIRE DU COMMUNISME
par Jean-Gilles Malliarakis*
L’« État islamique »
est-il une organisation totalitaire ?
S
’INTERROGER SUR LA NATURE, TOTALITAIRE OU NON, de l’État islamique
nécessite une réflexion préalable sur ce qu’on entend par totalitarisme car nous
sommes confrontés à un certain nombre de sophismes, développés notamment dans
le contexte de la guerre menée actuellement contre l’«État islamique».
Le conflit s’est traduit, pour la France, par les attentats de janvier et de novembre 2015,
mais aussi par les opérations militaires entreprises par les forces armées françaises dans le
Sahel et au Proche-Orient. Or, on a vu se lever toutes sortes de critiques de principe sur ces
actions. Formulées en vrac mais convergentes, elles portent non seulement sur les moyens à
utiliser pour la riposte extérieure ou le maintien de l’ordre intérieur, mais aussi sur la
nature de l’adversaire.
Celui-ci est-il d’essence totalitaire? Est-il par là même assimilable aux ennemis que les
démocraties occidentales ont combattus et vaincus, lors de la Seconde Guerre mondiale,
puis tout au long de la guerre froide? Tout le monde sait désormais, confusément ou précisément, que la réponse est oui.
Et, pourtant, sur le terrain de la théorie, une foule d’arguments, de détournements du
débat, de litotes dangereuses ou d’obscurcissements ont été mis en place comme autant de
garde-fous.
À écouter certains de leurs auteurs, l’islamisme ne devrait pas être considéré comme
une des figures du totalitarisme car il ne trouve pas son sens en lui-même: il ne serait que
l’habillage, l’expression d’une révolte et d’un refus radicalisés à l’extrême, et donc le résultat
de diverses frustrations et humiliations. Une formule d’Olivier Roy a fait le tour des observateurs politiques quand il risqua un éclairage sur le potentiel de sympathie dont bénéficie
l’État islamique auprès des jeunes des cités de France et de Belgique: «Ce n’est pas l’islamisme qui s’est radicalisé, affirma-t-il, mais la radicalité qui s’est islamisée. […] Le djiha*
Journaliste et éditeur.
N° 59
79
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page80
HISTOIRE & LIBERTÉ
disme, estime-t-il, est une révolte générationnelle et nihiliste…»[1], révolte attisée par les
caractéristiques actuelles de l’Occident sur le plan culturel (faible intérêt pour la spiritualité,
«immoralité»), économique et social (chômage et inégalités).
Dans un tel schéma explicatif, les rôles, on le comprend, risquent de s’inverser: les recrues
d’organisations ennemies (État islamique, al-Qaida, etc.), bien décidées à détruire notre
société, peuvent être présentées in fine comme des victimes de celle-ci qui n’a pas su les intégrer, leur donner leur chance, voire un idéal, une foi de rechange. Où l’on retrouve le main
stream des critiques chères à l’extrême gauche: la «société capitaliste», tournée vers la
recherche du profit, l’accumulation des marchandises et le culte de l’argent, porte la responsabilité du «désespoir» de ses marginaux, au premier rang desquels la jeunesse issue de l’immigration, proie facile pour les promoteurs de vengeance violente et les marchands d’absolus.
Faut-il dès lors s’attarder sur le léger déplacement sémantique opéré par un esprit de la
qualité d’Edgar Morin[2] ? Se proposant de contribuer à la «déradicalisation» des jeunes, il
suggère de «résister à l’esprit de guerre», alors même que nous sommes en guerre! Et il
entend cerner ce qu’il évite d’appeler totalitarisme pour parler simplement de fanatisme:
«Ma propre vie, écrit-il, a pu faire l’expérience des fanatismes nazis et des fanatismes
staliniens. Nous pouvons nous souvenir des fanatismes maoïstes et de ceux des petits
groupes qui, dans nos pays européens, en pleine paix, ont perpétré des attentats visant non
seulement des personnes jugées responsables des maux de la société, mais aussi indistinctement des civils: fraction Armée rouge de la “bande à Baader” en Allemagne, brigades noires
et brigades rouges en Italie, indépendantistes basques en Espagne.»
Tout acteur de l’histoire est mu par des motivations psychologiques. Mais un peu
comme Hegel qui voyait dans l’ambition de Napoléon l’instrument de la marche de la
Raison, on reconnaîtra que Staline avait un père ivrogne et que Hitler haïssait les
marchands de tableaux juifs qui ne reconnaissaient pas la valeur de ses toiles mais quel eur
«radicalisation» personnelle ne retire rien au fait que leur entreprise politique peut être
caractérisée comme totalitaire. La question de savoir si l’islamisme djihadiste est une idéologie de ce type et s’il est possible de caractériser le «califat» installé aux limites de l’Irak et
de la Syrie comme un État totalitaire, est donc légitime.
Le concept de totalitarisme
Il est de coutume de rappeler que le mot même de totalitarisme apparut en 1923, de
manière dépréciative, sous la plume d’antifascistes italiens. Il fut cependant revendiqué par
Mussolini, en 1925, avec sa fameuse formule: «Tout dans l’État, rien en dehors de l’État,
rien contre l’État.»
1. Le Monde, 24 novembre 2015.
2. Le Monde, 10 février 2016.
80
AVRIL 2016
L’« ÉTAT ISLAMIQUE » EST-IL UNE ORGANISATION TOTALITAIRE ?
Partons donc de la définition donnée par le Trésor de la langue française. Elle caractérise
un régime totalitaire par le fait qu’il «fonctionne sur le mode du parti unique interdisant
toute opposition organisée ou personnelle» et surtout qu’il «accapare tous les pouvoirs,
qu’il confisque toutes les activités de la société», tant individuelles que collectives ou qu’il
s’immisce en elles. Ce dernier aspect est important: le parti unique peut caractériser une
«simple» dictature, tandis que l’immixtion et la confiscation (ou tentative de confiscation)
des activités individuelles est propre à l’État totalitaire, lequel exerce sa mainmise au nom de
principes que ses dirigeants considèrent comme certains. La biologie, ou plutôt une certaine
biologie, apportait ses certitudes à l’idéologie nazie; une certaine histoire (justifiée par une
pseudo-mécanique matérialiste dialectique et un finalisme de fait) les fournissait au
communisme. Cette dimension « idéocratique » a été soulignée par des auteurs comme
Alain Besançon ou Marcel Gauchet.
Il nous semble d’emblée que l’État islamique fonctionne selon ces principes et ces certitudes bien que ce ne soit pas par référence à la science: il n’est question ni de la biologie
«scientifique», référence des nazis, ni de l’histoire «scientifique», référence des communistes, mais d’un rapport de type fanatique à un discours religieux sur le réel, sur les principes et valeurs qui doivent y être respectés et, de façon plus ambitieuse encore, sur les fins
dernières et le sens de la vie comme de la mort. Dans le cas de l’islamisme radical, les références sont religieuses, tandis qu’elles se prétendent antireligieuses dans le cas communiste
comme dans le cas nazi. Mais on aurait beau jeu de rappeler les rites, les cérémonials et les
mythes que véhiculaient ces deux régimes pour relativiser cette opposition: le sens de l’histoire n’est-il pas pour le communisme de déboucher sur le salut de l’humanité? Et Hitler,
qui haïssait le christianisme, ne rêvait-il pas parfois de fonder une nouvelle religion ?
D’autres rapprochements – qui nous semblent essentiels – ont été relevées par Bernard
Bruneteau dans un riche article donné à la revue Commentaire[3] : « Comme à l’époque du
fascisme, du nazisme ou du bolchevisme, on a affaire à une avant-garde de soldats politiques se référant à une conception du monde dont le pouvoir explicatif se veut global…».
Cette avant-garde projette une vision holiste de la société à construire où l’individu a intériorisé les règles d’obéissance au grand Tout communautaire et affirme une haine du pluralisme et de la société ouverte et désenchantée. Et l’on constate en son sein aussi « une
tendance à l’obédience inconditionnelle à un chef charismatique».
Il est vrai que l’on n’y trouve pas le mouvement de masse organisé par un Parti/État,
mais il nous semble exister, même de manière moins structurée et plus diffuse, jusqu’au
delà des «frontières» de l’État islamique. Certes, la référence se prétend scientifique dans le
3. N° 152, hiver 2015-2016. Bernard BRUNETEAU soutient aussi que l’islamisme entretient une culture du ressentiment «issue des milieux sociaux déstructurés et humiliés». Mais est-ce bien le cas ailleurs que dans les milieux
d’immigration du monde occidental? Et le terme d’humiliation n’indique-t-il pas une autojustification commode
plus qu’une réalité?
N° 59
81
dossier
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page81
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page82
HISTOIRE & LIBERTÉ
cas du nazisme et du communisme; elle est théologique dans le cas de l’islamisme. Mais
qu’importe la source de la certitude pourvu qu’on ait l’ivresse! Et si les communistes rêvent
d’homme nouveau, le fantasme dominant de l’islamisme radical, comme celui du nazisme,
est celui d’un retour à la pureté (pureté de la foi pour l’un, de la race pour l’autre).
Précisons ce qu’on entend par totalitarisme en nous appuyant sur la définition qu’en
donnait Zbigniew Brzezinski, cet ancien conseiller à la Sécurité nationale du Président des
États-Unis de 1977 à 1981, qui exerça une influence considérable sur la politique américaine
et occidentale. Assistant du politologue Carl Joachim Friedrich, dans les années 1950, il
définissait comme totalitaires les régimes comportant les six éléments suivants:
– une idéologie officiellement proclamée;
– un parti unique encadrant les «masses»;
– la terreur policière;
– le monopole de l’information et des médias;
– la direction politique des forces armées;
– et l’économie dirigée.
L’étiquette de «totalitaire» a donc servi jusqu’à aujourd’hui à caractériser trois pays
sous trois régimes : l’Italie sous le fascisme (1922-1943), l’Allemagne hitlérienne (19331945) sous le national-socialisme, la Russie soviétique (1917-1991), voire l’ensemble du
«camp socialiste». Deux de ces systèmes ne revendiquaient pas ce terme, qui leur convenait
pourtant «comme un gant», alors que l’Italie de Mussolini, la seule à l’employer, fait figure
de dilettante pour ce qui est de l’encadrement idéologique ou de la répression policière, au
point que les débats se poursuivent encore à l’heure actuelle entre spécialistes quant à la
caractérisation du régime mussolinien comme véritablement totalitaire. Pour Renzo de
Felice, le fait que celui-ci ne recourut ni à la terreur systématique de masse ni au système
concentrationnaire permet d’en douter. Il semble bien cependant que Felice a évolué vers
une acceptation du caractère totalitaire du fascisme, défendu plus tard par Emilio Gentile
qui rejetait les arguments d’Hanna Arendt. Celle-ci estimait que le fascisme ne relevait pas
du totalitarisme puisqu’il n’y avait pas eu de tueries de masse systématiques. Gentile soulignait, lui, la «brutalisation» des comportements politiques du parti fasciste. Pour elle, le
facisme ne relevait pas non plus du totalitarisme car la distinction entre l’État et le parti
avait été maintenue, la monarchie préservée et une certaine autonomie de l’Église catholique respectée. Gentile en revanche, pointait les efforts du fascisme pour embrigader la
population, pour créer une religion politique. Tout en reconnaissant la faible cohérence de
cette idéologie, il affirmait qu’elle visait à la création d’un homme nouveau.
Quoi qu’il en soit, et même si les intéressés eux-mêmes ne se réclamaient pas du totalitarisme, ce dernier désigne bel et bien un projet de domination «totale», c’est-à-dire un
pouvoir d’État sans limites, sans espace de liberté pour la société civile.
82
AVRIL 2016
L’« ÉTAT ISLAMIQUE » EST-IL UNE ORGANISATION TOTALITAIRE ?
Václav Havel, qui fut l’un des principaux acteurs de l’opposition au totalitarisme soviétique en Tchécoslovaquie, ajouta un autre élément à la définition. Car, selon lui, le totalitarisme ne se réfère pas seulement à une idéologie globale et coercitive, il ouvre aussi la porte
à la bestialité et à la prédation. Les formes paroxystiques du caractère totalitaire de tels
régimes s’expriment ainsi par des politiques répressives à effet d’extermination[4].Ce fut le
cas du régime nazi, au nom de la pureté raciale, et du régime communiste, au nom de la
lutte contre les classes exploiteuses. Cependant, ce critère est à manier avec précaution: la
Corée du Nord, dont le régime peut être qualifié de totalitaire, n’a pas cherché à liquider
une partie importante de sa population comme l’a fait le Cambodge. Mais le régime coréen
a bien ouvert la porte à la bestialité et à la prédation, pour reprendre les termes de Havel, et
sa posture idéocratique a conduit à des désastres comme la famine des années 1990.
Dans un tel registre, une fois encore, le fascisme italien n’arrive pas à la cheville de ses
deux rivaux. Il n’y a pas eu mise en place de réseaux de concentration mortifères dès les
premiers mois de son existence comme ce fut le cas de l’Allemagne nazie et de l’URSS sous
Staline. Là, la terreur était au cœur du système et entraînait l’élimination d’une partie de la
population jugée nuisible. Quand cette élimination prenait la forme d’une extermination,
elle était cachée, le secret étant plus ou moins bien gardé d’ailleurs. Les Discours secrets de
Himmler, édifiants et terrifiants n’ont été connus que plus de trente ans après la fin de la
Seconde Guerre mondiale[5]. Quant aux camps de concentration et aux fusillades de masse
en URSS, aussi bien les Soviétiques que leurs compagnons de route en Occident en ont nié
l’existence, au moins jusqu’au rapport Khrouchtchev de 1956.
Équivalences et porosités
L’idée d’une équivalence, même approximative, entre système nazi et système soviétique ne
s’est pas imposée sans déchirements. Cette équivalence, sinon cette analogie (qui n’excluait
pas des différences importantes) fondait pourtant la possibilité d’user d’une catégorie
commune pour les désigner: le totalitarisme. Dans l’Occident des années 1950, cette idée
d’une équivalence allait à rebours du discours et des sentiments dominants, révoltant en
particulier les victimes du nazisme. Difficile d’admettre, et peut-être même de concevoir
par les survivants des camps allemands libérés par les Soviétiques que, finalement, les libérateurs ne valaient pas beaucoup mieux que leurs tortionnaires.
On trouve un phénomène en partie symétrique dans les territoires contrôlés par les
Soviétiques en Biélorussie, en Ukraine et dans les Pays baltes où un certain nombre d’anciens prisonniers des camps ou du système soviétique ont réalisé que leurs libérateurs ne
différaient guère de leurs anciens geôliers.
4. Václav HAVEL, Pour l’identité humaine, 1984, l’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge, 2007.
5. Heinrich HIMMLER Discours secrets, édités par Agnès F. Peterson et Bradley F. Smith, publiés en France par
Gallimard en 1978.
N° 59
83
dossier
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page83
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page84
HISTOIRE & LIBERTÉ
Le témoignage le plus significatif de cette équivalence a été fourni par Margarete BuberNeumann (1901-1989), qui connut successivement l’enfer des camps de Staline et de
Hitler[6]. Elle eut bien du mal pourtant à se faire entendre lors des procès Kravchenko
(1949) et David Rousset (1950). Pour la gauche occidentale, les libérateurs soviétiques de
1945 avaient peut-être mis en place des centres de rééducation par le travail, mais certainement pas des camps de concentration.
En France, il fallut attendre La Cuisinière et le mangeur d’hommes publié en 1975 par
André Glucksmann, venu du maoïsme, pour que cette idée, pourtant déjà présente dans la
pensée d’un Albert Camus ou dans celle d’un Raymond Aron, cesse d’être considérée
comme odieuse par l’intelligentsia de gauche parisienne. Jusque-là, on préférait se tromper
aux côtés de Jean-Paul Sartre, et on le prouvait bruyamment, au motif qu’il ne fallait pas
désespérer Billancourt. Désormais, de la même façon que pour le nazisme, les camps
allaient être considérés comme un «bon point de vue» sur le marxisme, pour reprendre les
termes d’André Glucksmann lui-même.
Sous cet angle, la publication du Livre noir du communisme constitua en 1997, soit plus
de vingt ans après le livre de Glucksmann inspiré par la lecture de Soljenitsyne, une
nouvelle étape décisive[7]. Notons aussi le rôle joué par Le Malheur du siècle d’Alain
Besançon, paru l’année suivante, qui explorait, à l’aune des destructions qu’ils avaient
provoquées, la comparaison entre les deux systèmes.
Pertinence du terme de totalitarisme pour caractériser l’État islamique?
Doit-on faire entrer l’islamisme radical dans la catégorie des idéologies totalitaires et «l’État
islamique» dans la catégorie des régimes totalitaires? Il semble difficile de le contester, au vu
de l’expérience en cours apparue en Syrie et en Irak, et de la ramification par Daech de ses
réseaux dans le monde entier.
Sur le territoire qu’il a conquis, on constate en effet:
– une idéologie unique et obligatoire, imposée à l’ensemble de la population;
– un encadrement de la population dès la naissance dans tous les domaines, y compris celui
de la vie privée;
– le monopole de l’information;
– sans doute, il ne semble pas qu’existe un parti unique mais l’État en tient lieu et toute
expression publique de différence, religieuse ou politique est impossible.
6. À noter que, hélas, l’édition française a éprouvé un curieux retard à l’allumage pour la publication du tome I
Déportée en Sibérie (entre 1936 et 1940) qui correspond à la partie stalinienne de cette expérience. L’ensemble est
intitulé Prisonnière de Staline et de Hitler et le tome II, Déportée à Ravensbrück (entre 1940 et 1945, après que l’URSS
l’a livrée à son alliée).
7. Stéphane COURTOIS en témoigne dans la conférence qu’il a donnée en 2009 à l’Institut d’Histoire sociale
(disponible sur le site Internet de l’IHS, www.est-et-ouest.fr) à l’occasion de la parution de son livre Communisme
et totalitarisme (1902-1989), éd. Tempus.
84
AVRIL 2016
L’« ÉTAT ISLAMIQUE » EST-IL UNE ORGANISATION TOTALITAIRE ?
Le projet du Califat ou État islamique est d’étendre cette organisation sociale et politique au monde entier.
Même si nous ne savons pas jusqu’à quel point «l’État islamique» répond exactement
aux six critères de Brzezinski et Friedrichs, notamment en ce qui concerne l’économie,
même si, contrairement au nazisme et au communisme, l’État islamique cherche moins à
bâtir un homme nouveau qu’à retrouver l’homme pur des temps anciens – c’est-à-dire le
musulman attaché à la lettre du texte coranique – les connaissances qu’on a pu accumuler
pendant la courte période de son existence nous assurent de sa vocation à rejoindre ses
sinistres prédécesseurs en totalitarisme. Le critère retenu de «terreur policière» permet tout
à fait d’assimiler «l’État islamique» aux autres totalitarismes dans leurs phases paroxystiques, c’est-à-dire de pratique systématique de la terreur. Avec cette différence que, contrairement à ses devanciers, il ne s’embarrasse pas de cachotteries. Au contraire, les
islamo-terroristes, vidéos à l’appui, diffusent leurs exploits sur les réseaux sociaux.
Au total, on peut dire que hitlérisme, stalinisme et État islamique se rejoignent sans
difficulté dans l’usage de l’assassinat comme mode d’action privilégié pour imposer leur
idéologie.
Asymétrie
L’asymétrie des moyens utilisés, respectivement par chaque camp, explique la grande difficulté des sociétés libres, au départ, à lutter et vaincre leurs adversaires totalitaires, aussi bien
dans le passé qu’aujourd'hui.
Les régimes totalitaires utilisent en effet des méthodes que l’on qualifiera, sans crainte
du pléonasme, de «totales». Ils mobilisent des forces et ils mènent une guerre où, d’une
part, la fin est, en tout état de cause, supposée justifier les moyens; d’autre part, ils utilisent
des méthodes cruelles ou inhumaines. Ils n’y recourent pas à regret mais presque à plaisir.
Leurs actions criminelles sélectionnent les plus forts, version nazie ; elles exacerbent les
luttes de classes, version marxiste; ou bien enfin, elles mènent tout simplement au paradis
d’Allah, version islamo-terroriste.
Et là où les démocraties divisent les pouvoirs (judiciaire, législatif et exécutif), l’État totalitaire hiérarchise et unifie. Pas d’art, pas de droit, pas de morale, pas de savoir qui ne serve à
renforcer les buts de l’exécutif, soumis seulement (et encore: il détient le monopole de son
interprétation) à une conception du monde révélée par la biologie, l’histoire ou le Coran.
Les cités libres, en regard, se trouvent donc dans l’obligation d’opposer la mesure à la
démesure. Et elles cherchent, au départ maladroitement, des concepts un peu flous comme
ceux supposés asseoir leurs «valeurs».
Or, si passionnante et si urgente que puisse se révéler l’interrogation sur le totalitarisme,
il apparaît aussi qu’on doit y répondre d’une manière froide. La réflexion doit nous aider à
N° 59
85
dossier
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page85
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page86
HISTOIRE & LIBERTÉ
organiser une riposte pratique tant soit peu pertinente. Et les questions posées se trouvent,
aujourd’hui en Occident, au carrefour de nécessaires décisions d’État : qu’il s’agisse de
projets d’interventions militaires, avec tout ce qu’elles impliquent de choix budgétaires,
qu’il s’agisse de programmes dits de «déradicalisation» ou tout simplement de méthodes
de répression.
On se trouve donc en présence d’un vrai débat civique dans lequel il doit être entendu
que, parce qu’il est une jeune organisation totalitaire, l’État islamique rend difficile toute
résistance en son sein. Dans un tel régime, le quadrillage de la population rend quasiment
impossible toute action de résistance, comme l’ont bien montré les cas soviétique et nazi.
Sans doute l’Union soviétique s’est-elle effondrée après une longue période de «totalitarisme assagi». Mais nous n’en sommes pas là pour ce qui est du très jeune État islamique!
Le fanatisme en tant que tel s’émousse, les révolutions s’assagissent, les dictateurs abdiquent. Le totalitarisme, lui, se construit comme projet. Il peut donc s’aggraver un certain
temps, et perpétuer dans la chair et l’esprit des peuples les traces de son utopie.
À cet égard, le stalinisme nous donne un exemple saisissant. Il n’est lui-même que la
continuation du léninisme. C’est Lénine, et personne d’autre, qui a fait de Joseph
Vissarionovitch Djougatchvili le Secrétaire général du parti. Il n’y a eu aucune réelle rupture
entre les deux périodes. Le régime communiste n’a cessé de perfectionner sa logique en
devenant de plus en plus totalitaire jusqu’à la mort de Staline. Celui-ci lance à la fin des
années 1920 la collectivisation, la dékoulakisation, le plan quinquennal, et met officiellement fin à la NEP en janvier 1930. La terreur, déjà présente sous Lénine, s’amplifie. C’est
avec la «Loi des Épis» de 1932 que l’Ukraine en a connu un stade supérieur: celui de la
famine légalement organisée, que les Ukrainiens appellent «holodomor», l’assassinat par la
faim. Révélée en Occident dès 1935 par Boris Souvarine, elle ne sera vraiment connue du
grand public qu’avec L’Archipel du Goulag, quarante ans plus tard. Fin 2006, l’État ukrainien a qualifié cette phase de l’histoire soviétique de génocide et en 2008 le Parlement européen de crime contre l’humanité, considérant que l’on avait affaire à une famine provoquée,
qui a fait, selon les évaluations, entre 2,6 et 5 millions de victimes.
Comme la phase stalinienne est celle qui présente les caractéristiques les plus emblématiques du totalitarisme, la dénomination de stalinisme contamine sans doute les autres. Et
l’on s’installe délibérément dans l’erreur si on prétend limiter la perversion du système à la
dictature et à la paranoïa d’un seul homme.
Le rapport Khrouchtchev de 1956 s’est essayé à ce montage pudique et à quelques changements cosmétiques que la re-stalinisation brejnévienne a méthodiquement déconstruits.
Car, en réalité, durant la phase khrouchtchévienne, la plupart des bases totalitaires ont été
maintenues, sauf la terreur de masse. Ce qui n’est pas un mince détail!
Comme pendant la période stalinienne, les onze années du régime hitlérien donnèrent
bien lieu à une aggravation du projet totalitaire, visible par ses différentes étapes: la Nuit des
86
AVRIL 2016
L’« ÉTAT ISLAMIQUE » EST-IL UNE ORGANISATION TOTALITAIRE ?
Longs Couteaux (juin 1934) – qui forcera l’admiration de Staline et inspirera en partie sa
politique de Grande Terreur – puis les Lois de Nuremberg (septembre 1935) avant le tournant de la Nuit de Cristal (novembre 1938) et enfin celui, au cours de la guerre, de la conférence de Wannsee et de la Solution finale (janvier 1942).
Plus significatifs encore de l’évolution du régime totalitaire nazi sont les propos intimes
de Hitler, tenus entre 1942 et 1945, et retranscrits sur ordre de Martin Bormann[8]. Dans le
dernier document, ils sont suivis de notes pieusement prises par Bormann lui-même
jusqu’en 1945. Or, on y trouve à la fois un fanatisme qui ne faiblit pas et considère comme
des erreurs les concessions faites aux réalités, des obsessions récurrentes qui, loin de diminuer, se renforcent au fil des ans, et l’affirmation d’une étonnante admiration pour Staline
et de fortes sympathies pour l’islamisme, qui confirment la convergence des totalitarismes.
C’est dans l’ensemble de ces trois volumes que transparaît le plus clairement la porosité
idéologique entre le totalitarisme national-socialiste et le totalitarisme soviétique, visible
tout d’abord dans les hommages exceptionnels envers Staline que Hitler formule en pleine
guerre: un gaillard génial («ein genialer Kerl») devant lequel il s’incline. Le mot «respect»
est écrit en toutes lettres. Dans la nuit du 11 au 12 juillet 1941, il affirme que «Staline est
l’une des figures les plus extraordinaires de l’Histoire mondiale», alors même que, depuis le
22 juin, les chars allemands balayent l’Armée rouge…
Autre point commun entre les deux régimes: la conviction de Hitler qu’une économie
planifiée est une bonne chose. On trouve par exemple en 1942 un important développement qui nous éclaire sur sa doctrine économique. Tout en affirmant: «Je tiens absolument
à protéger la propriété privée» en citant l’exemple du propriétaire d’une fabrique, il poursuit : « Je considère comme acquis, d’une façon générale que cette fabrique sera mieux
dirigée par l’un des membres de cette famille qu’elle ne le serait par un fonctionnaire de
l’État.» Voilà qui peut sembler du capitalisme pur et dur. Mais il précise: «Je suis nettement
opposé en revanche à la propriété sous la forme d’une participation anonyme à des sociétés
d’actionnaires… je suis opposé aux revenus purement spéculatifs… les bénéfices appartiennent de droit à la nation qui seule peut en tirer un profit légitime… À mon avis, conclut-il,
les sociétés anonymes doivent passer intégralement sous le contrôle de l’État » et, deux
pages plus loin: «Il est évident que le monopole de l’énergie doit revenir à l’État.»[9]
8. Ils ont été publiés sous les titres de Libres propos sur la guerre et la paix en deux volumes, successivement
en 1951 et 1954 (éd. Flammarion) et, enfin, en un troisième volume édité sous le nom trompeur de Testament politique de Hitler. Les Libres propos, connus dans divers pays sous le nom de Bormann Vermerke, consignent les propos
tenus par Hitler du 5 juillet 1941 au 30 novembre 1944, transcrits sur le vif par des collaborateurs de Martin
Bormann, relus, annotés et classés par celui-ci. Ces notes sont presque quotidiennes jusqu’au 7 septembre 1942,
puis peu nombreuses et très espacées. Bormann attachait une importance considérable à ce document qu’il
jugeait, non sans raison, «d’un intérêt capital pour l’avenir».
9. L’un des buts de guerre de l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale consistait à instaurer une
économie continentale largement dirigiste.
N° 59
87
dossier
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page87
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page88
HISTOIRE & LIBERTÉ
Nous ne devons donc aujourd’hui éprouver aucune difficulté ni surprise à reconnaître
de nombreux traits totalitaires, caractéristiques du stalinisme comme de l’hitlérisme, dans le
début de réalisation de l’État islamique proclamé en juin 2014 par Abou Bakr Al Baghdadi,
présenté comme le nouveau calife, commandeur politico-religieux des croyants.
Ce sont les orientations extrêmes – qui nous semblent les plus odieuses - qui vont
progressivement amener le ralliement à ce Califat fraîchement institué de groupes radicaux
islamiques de plus en plus nombreux dans le monde.
Nos informations au sujet de la genèse de l’État islamique restent sans doute imparfaites. Mais tant les actes s’en réclamant, hélas observables en France même, que les témoignages horrifiants de tous les survivantes et survivants, et, plus encore, les mises en scène
par l’organisation des exactions de ses troupes, confirment son caractère totalitaire. En
regard, ceux d’al-Qaïda, si spectaculaires aient-ils été le 11 Septembre, sont largement
dépassés en horreur.
Dans l’état actuel de l’information, il apparaît que la genèse du projet de construction
de l’État islamique a été inspirée par deux composantes.
L’une proprement islamique est la doctrine du «takfir», se proposant de combattre et,
pourquoi pas de massacrer, tous les mauvais musulmans; l’autre comporte une dimension
totalitaire nettement plus «laïque»[10].
À la base, il est certain que pour les islamistes, modérés ou extrêmes, l’islam, et seulement lui, apporte une réponse totale à tous les problèmes, politiques, économiques, sociaux.
À l’opposé, les influences occidentales sont considérées comme dangereuses et nuisibles.
Ainsi, un des plus importants penseurs de l’islamisme contemporain, l’Égyptien Sayyid
Qutb (1906-1966), s’est rallié tardivement aux Frères musulmans après un séjour aux ÉtatsUnis de 1948 à 1950. Il refusait de considérer comme civilisés les pays appartenant aux blocs
de l’Est et de l’Ouest qui se partageaient alors le monde, les rangeant dans la «jahiliya»,
c’est-à-dire l’état supposé d’ignorance, antérieur à la révélation de l’islam. Et, bien entendu,
composante récurrente, indispensable à tout totalitarisme bien né, il n’hésitait pas à écrire:
«Depuis les premiers jours de l’islam, le monde musulman a toujours dû affronter des
problèmes issus de complots juifs […] Leurs intrigues ont continué jusqu’à aujourd’hui et
ils continuent à en ourdir de nouvelles[11]. »
10. À cet égard, quelques jours après la publication d’un dossier très riche diffusé par Der Spiegel le 19 avril 2015
[article Terror-Mastermind Haji Bakr: «Der Spitzel-Führer des islamischen Staates»] ; Le Monde en ligne le 25 avril
[article Haji Bakr, le cerveau de l’État islamique] reprenait cette thèse troublante de la création d’une organisation
islamiste par le cerveau puissant d’un officier laïc de l’armée de Saddam Husseïn. Die Welt et The Guardian avaient
publié des articles allant dans le même sens.
11. Cf. Paul BERMAN, Les Habits neufs de la terreur, 2004, trad. fr. par Richard Robert, Paris, Hachette Littératures,
2004, p. 114.
88
AVRIL 2016
L’« ÉTAT ISLAMIQUE » EST-IL UNE ORGANISATION TOTALITAIRE ?
Par rapport aux courants islamistes qui l’ont précédé, le caractère totalitaire spécifique
de Daech consiste en ce que cette organisation se veut désormais l’embryon d’un État. Elle
invente d’ailleurs d’une sorte de nationalité exclusive, celle des musulmans sunnites, fort
commode dans les conflits inter-irakiens de l’après 2003. Et elle mettra en œuvre la liquidation des minorités.
Il semble bien, si l’on suit les quelques sources sérieuses à son sujet, que l’organisation a
été conçue vers 2004 par des officiers de l’armée irakienne détenus après la chute de
Saddam Husseïn, qui étaient en contact avec des islamistes authentiques. Cette émulsion,
cette rencontre aurait produit un saut qualitatif. Le nouveau projet aurait alors prévu l’architecture précise d’un État policier islamique: «Une sorte de Stasi du califat».
À vrai dire, le Baas de Saddam Husseïn fut-il autre chose qu’une sorte de socialismefasciste arabe orienté vers l’Est jusqu’à la chute de l’Union soviétique? Pour des officiers de
son armée, la dérive islamiste n’a pas dû être trop douloureuse.
On remarquera aussi que la guerre contre les chiites, même si elle ne s’est pas concrétisée vraiment lors de la guerre Irak-Iran de 1980 à 1988 puisque les chiites irakiens n’ont
pas pris le parti de leurs frères de Téhéran, a pu néanmoins contribuer à former dans une
partie des cadres politiques de cette armée une sorte de conscience «nationaliste sunnite»,
que l’on retrouve dans Daech.
Comme Hitler dans son bunker, comme Staline dénonçant le prétendu complot des
blouses blanches, le troisième totalitarisme semble prêt à aller jusqu’au bout de la pente
fatale de sa paranoïa.
N° 59
89
dossier
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page89
HL059_005_Malliarakis:dossier 24/04/16 07:38 Page90
Vous avez manqué
les précédents numéros ?
Vous pouvez retrouver
l’intégralité
des sommaires et des articles
sur notre site Internet
www.est-et-ouest.fr
et les commander :
[email protected]
ou
☎ 01 46 14 09 33

Documents pareils