La circulation des réformes universitaires en Afrique de l`Est

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La circulation des réformes universitaires en Afrique de l`Est
PROVINI Olivier
Doctorant en Science Politique (UPPA/LAM et IFRA)
Colloque « Rencontre nationale des jeunes chercheurEs en études africaines »
Panel : Jeunesse, éducation et savoirs
La circulation des réformes universitaires en Afrique de l’Est.
Logiques de convergences et tendances aux divergences
2
Introduction
Depuis la fin des années 1980, les universités de Makerere (Ouganda), Nairobi (Kenya) et Dar
es Salaam (Tanzanie) ont connu, à des rythmes différents, des transformations importantes
dans leurs systèmes de gouvernance, leurs structures budgétaires et leurs programmes
d’enseignements. Que ce soit les transferts de compétences aux unités académiques,
l’apparition d’étudiants privés ou l’avènement de nouveaux cursus d’enseignements,
l’ensemble de ces réformes s’inscrit dans un contexte plus général de circulation de politiques publiques entre le Nord et le Sud, et au sein du Sud. Un agenda est-africain de l’enseignement supérieur se construit en lien avec les exigences des institutions internationales, des bailleurs
de fonds et tout un ensemble d’organismes et d’individus qui, par le biais de colloques,
workshops, journées d’études, rapports et autres formations structurent un « savoir-faire »
technique et diffusent une certaine vision de ce qu’est, doit être et dit être l’université. C’est lors de ces échanges qui consistent en la présentation et la familiarisation avec les théories
dominantes, mais aussi au cours desquels les professionnels administratifs et académiques se
rencontrent pour partager leurs expériences, souvent leurs réussites, parfois leurs échecs,
qu’un modèle de réforme émerge et se reconstruit continuellement.
La littérature disponible sur les transformations des systèmes d’enseignement supérieur, qu’elle soit de nature prescriptive, promotionnelle, didactique ou même critique 1 , tend,
1
Premièrement, il existe toute une approche en science politique qui aborde les réformes universitaires en
traitant des plans d’ajustement structurels et de leurs impacts sur les budgets des secteurs sociaux, principalement la santé et l’éducation. Cette littérature a développé un corpus sur la privatisation des services
publics qui laisse à suggérer un retrait croissant du rôle de l’Etat, les réformes s’imposant avant tout par les prescriptions exogènes et les conditionnalités de l’aide au développement. Voir par exemple AKIN AINA, Tade,
CHACHAGE, Chachage S., ANNAN-YAO, Elisabeth (Ed.), Globalization and Social Policy in Africa, Dakar,
CODESRIA, 2004, 339p.
Deuxièmement, il existe toute une approche qui s’appuie sur les théories, les approches et les méthodes des
sciences de l’éducation. Ce champ produit avant tout des études prescriptives puisque des lignes de
recommandations closent généralement ces publications. Les départements d’éducation des universités sont en effet en étroite collaboration avec les gouvernements pour mettre en place les stratégies de développements
nationaux. Les sciences de l’éducation ont néanmoins longtemps été négligées et « mises de côtés » par la
recherche universitaire et les réformateurs eux-mêmes ; les outils et méthodes alors utilisés étant très fortement
remis en cause. En quête de légitimité, cette science a fortement été influencée par une approche économique de
l’éducation. Aussi a-t-elle eu un recours plus systématique à l’utilisation de modes de calculs, à l’élaboration de formules mathématiques et de bases de données quantitatives comparatives qui ont, entre autres, permis de
développer des concepts comme la théorie du « capital humain », qui vise notamment à mesurer le taux de
rentabilité de l’investissement dans les différents secteurs de l’éducation. Voir par exemple les revues
Comparative Education Review, publié par les presses de l’université de Chicago, Peabody Journal of Education
et Journal of Higher Education Policy and Management publiés par Taylor & Francis et International Higher
Education publié par le Boston College (Center for International Higher Education).
Enfin, la littérature grise fournit assurément le plus grand nombre de travaux relatifs aux transformations des
espaces universitaires. Les institutions internationales ont par exemple joué un rôle normatif primordial dans
3
essentiellement, à aborder les transformations systémiques sous son volet institutionnel. Cette
approche est incontournable pour saisir le rôle des institutions nationales, régionales et
internationales dans la circulation des politiques publiques d’enseignement supérieur au sein d’un espace de plus en plus interdépendant, ne serait-ce que pour comprendre l’impact décisif des plans d’ajustement structurel2 sur les budgets des gouvernements dans les années 19801990, ou pour appréhender le rôle normatif des organisations internationales dans la
circulation et la promotion des idées3.
La majorité de cette littérature engage analytiquement trois processus similaires de
désengagement et de retrait de l’Etat qui semble restreint à une simple application pratique de
décisions exogènes : i) un processus de décentralisation où l’Etat délègue à l’université les gestions financières et la gouvernance pour réaliser des économies d’échelles ; ii) un
processus de privatisation où l’université doit développer de nouveaux moyens, services et partenaires privés (bailleurs, étudiants, expertises et secteurs privés) pour ne plus dépendre
exclusivement des fonds octroyés par le gouvernement ; iii) et un processus de
supranationalisation où l’Etat abandonne une partie de sa souveraineté aux organismes régionaux et internationaux pour harmoniser et uniformiser les politiques nationales afin de
favoriser la circulation des individus, des capitaux et du savoir.
Cette littérature encourage, premièrement, une approche biaisée des institutions qui
apparaissent comme homogènes, sans histoires, consensuelles et « sans visages » 4 . Cette
approche arbore une vision mécanique, verticale et hiérarchique des réformes où les agendas
s’imposeraient du haut vers le bas. On assisterait, deuxièmement, à une appropriation parfaite
de modèles exogènes. L’espace national semblerait adopter et « absorber » intégralement les
prescriptions et recommandations en faisant fi des négociations, des caractéristiques
historiques nationales, des revendications des acteurs, de leurs parcours et des « jeux » de
l’évolution des théories dominantes sur la place à accorder à l’enseignement supérieur dans le développement économique national, dans l’évaluation des systèmes d’enseignement supérieur et dans les solutions à apporter
pour les améliorer. Voir par exemple les rapports des organisations internationales, comme la Banque mondiale
et l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, des organisations régionales,
comme l’Union africaine et l’Union européenne, ou les associations internationales, comme l’Association internationale des universités.
2
COUSSY, Jean, « Etats africains, programmes d’ajustement et consensus de Washington », L'Economie
Politique, 2006, n°32, pp.29-40.
3
BOURDIEU, Pierre, « Les conditions sociales de la circulation des idées », Actes de la recherche en sciences
sociales, 2002, vol. 145, n°145, pp.3-8.
4
Cf. numéro de la revue Critique internationale, 2012, n°54 « L’anthropologie des organisations
internationales ».
4
pouvoirs. Les espaces nationaux et internationaux sont ainsi appréhendés comme étant
fortement hiérarchisés puisqu’on se situe dans un registre vertical, où les « best practices »,
construites et identifiées, s’appliquent du haut vers le bas.
Schématisation institutionnelle du processus de réformes universitaires en Afrique de l'Est : acteurs,
dynamiques et espaces
5
ESPACE INTERNATIONAL
Les OI :
Banque mondiale,
UNESCO ou
OCDE
Réappropriation des
prescriptions internationales
par l’espace national
Rôle normatif des OI dans
la promotion des « best
practices » et modèles
Bailleurs privés
ESPACE INTERMEDIAIRE
Organisations continentales ou
association internationales :
association des universités du
Commonwealth, UAA ou AIU
Organisation régionale
IUCEA (sous l’égide de l’EAC)
ESPACE NATIONAL
Processus de supranationalisation
Privatisation de l’université
Etat
Etudiant (frais
d’inscriptions, Module II, cours du soirs),
expertises et secteurs
privés
Processus de décentralisation
Université
6
Cependant, mes recherches montrent que cette perspective est biaisée et ne décrit pas la
réalité des dynamiques de circulation des modèles. Les connexions doivent se lire au regard
de leurs fluidités, des intérêts de chacun, des stratégies d’acteurs et de l’historicité propre de chaque pays. Les universités est-africaines, sous-couvert de fortes logiques de convergence,
que ce soit dans une marchandisation progressive du savoir, de nouveaux modes de
gouvernance, de transformations des programmes ou d’un contexte précaire des humanités, ont leurs propres singularités, histoires, mémoires et leurs propres rapports dialectiques Etatuniversité. On aurait tord de croire qu’on assiste à une simple application pratique d’un agenda emprunté à l’extérieur et/ou imposé par l’extérieur. En réalité, les stratégies des réformateurs se déploient autour d’un équilibre, parfois précaire, entre des registres hybrides
d’internationalisation et de nationalisation des contenus et des apparences5.
L’objectif n’est pas de sous-estimer l’importance des acteurs internationaux dans les transferts de modèles mais plutôt de reconstruire l’articulation nationale-internationale en repensant le
rôle de l’Etat, l’homogénéité présumée des institutions, le rôle des acteurs localement situés et
en reconsidérant l’articulation hiérarchique des espaces. Les systèmes éducatifs se structurent dorénavant par des hybridations de financements (étudiants, bailleurs, Etat) qui complexifient
l’analyse par la multiplication des grilles et des échelles de lecture (local/global) et
l’accroissement des acteurs impliqués (acteurs institutionnels, individuels, privés et/ou publics). Cette approche multi-acteurs et plurisectorielles6 permet de mieux comprendre à la
fois comment circulent les modèles internationaux et, paradoxalement, comment les espaces
nationaux peuvent les « filtrer »7.
Pour appréhender l’articulation complexe des transformations des espaces universitaires, il convient donc, par une analyse plus micro, de mettre en exergue la fluidité et la porosité de
ces espaces, de réhabiliter les stratégies, notamment carriéristes, des acteurs, de souligner les
5
Expressions reprises de BRUNO, Isabelle, CLEMENT, Pierre et LAVAL, Christian, La grande mutation.
Néolibéralisme et éducation en Europe, Paris, Syllepse, 2010.
6
DOBRY, Michel, Sociologie des crises politiques, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2009 (3 ème édition), 383p.
et DOBRY, Michel, « Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences historiques,
bifurcations et processus de path dependence », Revue française de science politique, 2000, n°4-5, pp.585-614.
7
Se référer à DARBON, Dominique (Dir.), La politique des modèles en Afrique. Simulation, dépolitisation et
appropriation, Paris, Karthala et MSHEA, 2009, 286p. ; DELPEUCH, Thierry, « Comprendre la circulation
internationale des solutions d’action publique : panorama des policy transfer studies », Critique internationale,
2009, n°43, pp.153-165 et DOLOWITZ, David P. et MARSH, David, ‘Learning from Abroad: The Role of Policy Transfer in Contemporary Policy-Making’, Governance, Vanvier 2000, vol. 13, n°1, pp.5-23. Pour une
approche plus méthodologique voir HASSENTEUFEL, Patrick, « De la comparaison internationale à la
comparaison transnationale. Les déplacements de la construction d’objets comparatifs en matière de politiques publiques », Revue Française de Science Politique, 2005, vol. 55, n°1, pp.113-132.
7
jeux de pouvoir et d’influences entre les institutions, d’étudier les espaces de négociations et de médiations, tout en contextualisant historiquement ces espaces de transition pour
comprendre comment, au final, les espaces récipiendaires absorbent, filtrent et se
réapproprient ces modèles. Les « policy-makers » doivent composer avec une histoire
politique et sociale singulière et un tissu d’acteurs qui sont autant de contraintes à l’adoption « pure et parfaite » d’expertises exogènes.
Cette approche des réformes et des transformations des systèmes universitaires permet de
comprendre l’extraversion 8 des espaces est-africains, c’est-à-dire leur insertion dans un
espace global, et, de manière conjointe, leur logique singulière. Ma communication porte
donc sur l’articulation entre la construction d’un système d’expertise qui permet la circulation des « modèles » qui engendre des formes de convergences dans les systèmes et les pratiques
des acteurs et, corollairement, sur les logiques spécifiques des espaces nationaux et locaux qui
tendent à complexifier les schémas de standardisation et qui soulignent plutôt l’existence d’« interstices » où se jouent les réformes et brouillent les frontières publiques/privées en
complexifiant l’analyse de l’action publique.
8
BAYART, Jean-François, « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », Critique internationale,
1999, n°5, pp.97-120 et BAYART, Jean-François, L'Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006
(1989), 439p.
8
9
Logiques de convergences ou la fluidité des espaces
Les réformes en cours des systèmes d’enseignement supérieur tendent, au Nord comme au
Sud, à présenter des trajectoires similaires. Les universités semblent adopter partout des
pratiques uniformes dans leurs gestions administratives et financières. On observe ainsi un
consensus qui se dégage sur les « bonnes pratiques » à adopter9. Pour exemple, le processus
de Bologne a rapidement dépassé le stade de l'Union Européenne et s’est transposé dans de
nombreux Etats francophones10. Un certain nombre de similarités sont donc observées dans
ces processus de réformes. Ce qui suggère qu’une forme d’agenda global et de matrice les stimulent 11 . Ce constat engage à se tourner vers l’espace international pour comprendre comment la fluidité des espaces et des acteurs permettent la circulation de cette expertise et
notamment voir le rôle des organismes internationaux et régionaux qui énoncent des
propositions, normes et standards que les établissements doivent adapter pour être, du moins
apparaître, comme rationnels et efficaces 12 . On peut par exemple souligner le rôle de la
Banque mondiale et des bailleurs américains pour comprendre « où et comment se jouent »,
en partie, les réformes.
Les prescriptions de la Banque mondiale
Le secteur de l'éducation constitue depuis les débuts de l'aide publique au développement, un
domaine central d'intervention de la communauté internationale dans les pays en
développement. Dans une série de publications débutée en 198613, la Banque Mondiale (BM)
9
LEBEAU, Yann, « Les universités, espaces de médiation du global au local », Cahiers de la recherche sur
l’éducation et les savoirs – Revue internationale de sciences sociales, 2006, n°5, pp.7-14.
10
KHELFAOUI, Hocine, « Le processus de Bologne en Afrique : globalisation ou retour à la « situation
coloniale » ? », JHEA/RESA, 2009, vol. 7, n°1 et 2, pp.1-20. Yann Lebeau parle d’ailleurs d’« identité
bolognaise » dans LEBEAU, Yann, « Les universités, espaces de médiation … », art. cité, p.12. Pour une
analyse qui souligne le caractère positif de ces transformations se référer à IDIATA, Daniel Franck, L’Afrique dans le système LMD (Licence – Master – Doctorat) : le cas du Gabon, Paris, L’Harmattan, 2006, 294p.
11
MUSSELIN, Christine, « Vers un marché international de l’enseignement supérieur ? », Critique
internationale, 2008, n°39, pp.13-24.
12
LECLERC-OLIVE, Michèle, SCARFO GHELLAB, Grazia et WAGNER, Anne-Catherine (Dir.), Les mondes
universitaires face au marché. Circulation des savoirs et pratiques des acteurs, Paris, Karthala, 2011, 394p.
13
Se référer aux différents rapports de la BM sur l'enseignement supérieur et notamment : World Bank,
Financing Education in Developing Countries: An Exploration of Policy Options, 1986 ; Education in subSaharan Africa: Policies for Education, Revitalisation and Expansion, 1988 ; Sub-Saharan Africa: From Crisis
to Sustainable Development, 1989 ; The African Capacity Building Initiative: Toward Improved Policy Analysis
and Development Management, 1991 ; Higher Education: Lessons of Experience, 1994 ; Constructing
Knowledge Societies: New Challenges for Tertiary Education, 2002 ; Funding Higher Education: The
Contribution of Economic Thinking to Debate and Policy Development, 2007 ; The Growing Accountability
Agenda in Tertiary Education: Progress or Mixed Blessing ?, 2009.
10
est un pourvoyeur important de l’expertise sur les questions éducatives. Deux idées centrales structurent l’argumentaire
14
: d’une part, le taux de retour sur investissement de l’enseignement supérieur serait moindre par rapport à l’enseignement primaire voir secondaire. Cette orientation est reprise dans les Objectifs du Millénaire pour le
Développement. Les Etats, pour recevoir les prêts de la BM et du Fond Monétaire
Internationale (FMI), doivent orienter leur financement vers l’enseignement primaire au
détriment de l’enseignement supérieur. D’autre part, la BM est favorable à une
décentralisation financière et administrative pour améliorer la performance des universités.
Cette nouvelle gestion est basée sur un modèle entrepreneurial qui postule que le management
privé est toujours plus efficace que l’administration publique. Le consensus en faveur des réformes néolibérales « procède de la croyance en la fin de l’âge de la bureaucratie », qui
provient notamment des théories de la nouvelle gestion publique 15 . Du fait du contexte
économique dans les années 1980 16 , la BM et le FMI étaient en position favorable pour
orienter et recommander, sous forme de conditionnalités17, les politiques éducatives des Etats.
Les bailleurs de fonds et l’exemple des fondations américaines en Afrique de l’Est
Les bailleurs de fonds représentent également un espace central où se construit une expertise
sur les réformes universitaires. A ce titre, il convient d’évoquer le rôle grandes fondations
américaines 18 qui se sont rassemblées dans le cadre du « Partenariat pour l’éducation supérieure en Afrique »19 pour associer leurs actions et leurs investissements dans des projets
14
BROCK-UTNE, Birgit, ‘Formulating Higher Education Policies in Africa : The Pressure from External Forces
and the Neoliberal Agenda’, JHEA/RESA, 2003, vol. 1, n°1, pp.24-56.
15
DARDOT, Pierre et LAVAL, Christian, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris,
La Découverte, 2009, p.377. On peut établir un lien étroit avec les théories de la nouvelle gestion publique et les
hypothèses d’une forme de bureaucratisation du monde. La multiplication des normes et de standards quantitatifs
est inhérente à l’institutionnalisation du néolibéralisme. Et ces processus se repèrent aisément dans les réformes universitaires en cours. Se référer notamment à TRAUTMANN, Alain, « De la bureaucratisation de la
recherche », Sociétés politiques comparées, 2009, n°12, 5p. et MERRIEN, François-Xavier, « La nouvelle
gestion publique : un concept mythique », Lien social et Politiques, 1999, n°41, pp.95-103.
16
La crise économique, conséquence des deux chocs pétroliers et de l’inflation des prix des matières premières, engendra une crise profonde des modèles de gouvernance économique et politique héritées des indépendances.
17
WILLIAMS, Gavin, « Les contradictions de la Banque mondiale et la crise de l’Etat en Afrique » in
TERRAY, Emmanuel (Dir.), L’Etat contemporain en Afrique, Paris, Edition L’Harmattan, 1987, p.359-382.
18
Se référer notamment à FORD FOUNDATION et ROCKFELLER FOUNDATION, ‘A consultation on Higher Education in Africa, A report to the Ford Foundation and the Rockefeller Foundation’, Department of International and Comparative Education Institute of Education, University of London, janvier 1991, 75p. et
INTERNATIONAL CONFERENCE ON FINANCING OF HIGHER EDUCATION, 'Financing of Higher
Education in Eastern and South Africa – Diversifying Revenue and Expanding Accessibility’, Dar es Salaam, 24-26 mars 2002, 400p.
19
Voir le site Internet : http://www.foundation-partnership.org/index.php. Voir par exemple le rapport
PARTNERSHIP FOR HIGHER EDUCATION IN AFRICA, ‘Accomplishments of the Partnership for Higher 11
collectifs. Leur mode d’intervention sur les campus s’effectue schématiquement en deux temps. Premièrement, il convient d’opérer des évaluations des réformes universitaires en cours, processus qui s’effectue surtout dans les années 1990. Cette évaluation se matérialise
par la mise en place d’audits financiers et académiques qui ont pour objectifs d’établir un bilan du fonctionnement de l’université et d’y souligner les défaillances, les manquements en
terme de structures ou de résultats comptables. Deuxièmement, l’objectif est de proposer et d’accompagner les réformes par le versement de fonds. Ces organismes reprennent les recommandations de la BM en axant le discours sur la « démocratisation » de l’enseignement supérieur en rompant avec une vision élitiste de l’université 20 . En Afrique de l’Est, un important projet de recherche a été mené à la fin des années 1990-début 2000, notamment sur
les campus de Makerere et Dar es Salaam21, et qui ont débouchés sur plusieurs publications
qui ont été utilisé comme « guidelines » par les réformateurs. A partir de ces enquêtes,
l’objectif était de dégager les « meilleures solutions » devant servir de matrice pour rejeter un
mode de gestion centralisé et paternaliste des universités hérité des indépendances. Une fois
ce modèle de gestion décidé, les fondations américaines ont mis en place des procédures
d’accompagnement à travers différentes campagnes de financements (construction de
nouveaux buildings, programmes de bourses et de recherche).
Acteurs-passerelles
Au delà de l’identification et du rôle de ces acteurs, c’est bien la fluidité des espaces qui
interpelle et notamment à travers des « acteurs-passerelles » qui individualisent ce lien
invisible entre les espaces nationaux, régionaux et internationaux 22 . La convergence des
parcours professionnels, les phénomènes de « transhumances », la participation à des
conférences internationales, des workshops et des programmes de recherche sont autant
Education in Africa, 2000-2010. Report on a Decade of Collaborative Foundation Investment’, New York,
Carnegie Corporation, 2010, 107p.
20
Pour une lecture critique voir PINTO, Vanessa, « « Démocratisation » et « professionnalisation » de
l’enseignement supérieur », Mouvements, 2008, n°55-56, pp.12-23.
21
Respectivement MUSISI, Nakanyike B. et MUWANGA, Nansozi K., Makerere University in Transition
1993–2000: Opportunities and Challenges, Oxford et Kampala, James Currey et Fountain Publishers, 2003,
124p. et COOKSEY, Brian, LEVEY, Lisabeth et MKUDE, Daniel, Higher education in Tanzania: a Case Study,
Dar es Salaam, University, Dar es Salaam University Press, 2003, 114p. Voir également les publications sur le
Kenya et le Mozambique, respectivement dans MWIRIA, Kilemi, NG’ETHE, Njuguna, NGOME, Charles,
OUMA-ODERO, Douglas, WAWIRE, Violet et WESONGA, Daniel, Public and Private Universities in Kenya:
New Challenges, Issues and Achievements, Oxford et Nairobi, James Currey et East African Educational
Publishers, 2006, 224p. et MARIO, Mouzinho, FRY, Peter, LEVEY, Lisbeth A. et CHILUNDO, Arlindo,
Higher Education in Mozambique: A Case Study, New York, James Currey Ltd, 2003, 114p.
22
GENIEYS, William, Sociologie politique des élites, Paris, Armand Colin, 2011, 368p.
12
d’espace de socialisation entre pairs, de mise en réseau des professionnels qui contribuent à la
construction d’un agenda international et à la circulation de ces « bonnes pratiques ». Par
exemple, David Court est l’un des experts qui a le plus publié sur les réformes universitaires en Afrique de l’Est pendant les années 1970-2000. Il est l’auteur d’un article retentissant,
maintes fois cités, sur la réussite du modèle privatisé de Makerere23. Il a fait ses classes à la
Rockefeller Foundation dans le bureau régional de Nairobi dans les années 1970-1990 avant
de devenir expert pour la Banque mondiale. On peut également citer l’exemple de l’ancien vice-chancelier de Makerere, John Ssebuwufu (1993-2004), qui illustre bien comment les
hautes fonctions administratives au sein des universités peuvent être de futurs tremplins pour
occuper des postes dans les organismes internationaux. Il est ainsi actuellement directeur des
programmes de recherche et ancien secrétaire général de l’AAU (Assosciation of African Universities) et expert à la BM (World Bank Millennium Service Initiative). C’est bien cette circulation des professionnels de l’enseignement qui permet des formes de convergences
cognitives.
Mais cette mobilité des idées est également encouragée dans le partage d’une culture académique commune. On remarque ainsi une sur-représentativité des filières scientifiques
parmi les postes de direction des administrations universitaires. Par exemple, à l’université de Nairobi, la totalité des postes administratifs les plus importants y sont ainsi issus : Joseph B.
Wanjui (chancelier et professeur en ingénierie), George A. O. Magoha (vice-chancelier et
professeur en chirurgie), Peter M. F. Mbithi (député administratif et des finances du vicechancelier et vétérinaire de profession) ou encore Lucy W. Irungu (députée des activités de
recherche du vice-chancelier et professeure en entomologie). Ce constat, repérable également
sur les campus de Makerere et Dar es Salaam, favorise une vision similaire à la fois dans les
« pathologies » des universités mais surtout dans les « prescriptions » à fournir, et ce, souvent
au détriment des filières des sciences sociales.
Mais cette fluidité et cette mise en réseau peuvent également se réaliser par des passerelles
qui peuvent prendre la forme de programmes de recherche ou de financements. C’est donc 23
COURT, David, Financing Higher Education in Africa: Makerere, the Quiet Revolution, Working Paper, The
World Bank and The Rockfeller Foundation, 1999, 30p.
13
tout un ensemble d’espace et d’individus, situés à différentes échelles, et plus ou moins
hiérarchisés, qui fluidifient la diffusion d’un certain type de « savoir-faire »24.
24
LE GALES Patrick et THATCHER Mark (Dir.), Les réseaux de politique publique.
Débat autour des policy network, Paris, L’Harmattan, 1995, 272 p. et MORAN, Michael, REIN, Martin et GOODIN, Robert E., The Oxford Handbook of Public Policy, Oxford, Oxford University Press, 2006, 983p.
14
Le réseau de la construction de l’expertise de l’enseignement supérieur
15
Standardisation des configurations des systèmes universitaires
On le comprend bien cette fluidité des espaces engendrent inexorablement des standardisation
dans la configuration même des systèmes universitaires. Depuis les années 1990, les systèmes
d’enseignement supérieur sont le lieu de mutations profondes, qui ne manquent pas de présenter de fortes convergences25.
Premièrement, les frontières entre les espaces universitaires étatiques tendent à s’effriter en raison de l’avènement d’un système compétitif marchand entre les universités pour attirer les
bailleurs et les étudiants privés. On assiste à la volonté de mettre en compétition les espaces
universitaires nationaux pour les stimuler, les dynamiser et les contraindre à se composer
comme appartenant à un espace régional et global. De nombreux campus, rattachés à
l’université-mère, sont ouvert dans les pays voisins, pour attirer de nouveaux « clients »
potentiels.
On assiste, deuxièmement, à la confusion public/privé par l’avènement des systèmes éducatifs
privés et par une marchandisation progressive des structures universitaires publiques. La
libéralisation économique et universitaire a consacré une évolution majeure : le fleurissement
des établissements privés. L’état de déliquescence des institutions publiques a libéré un
espace sur le marché de l’enseignement supérieur en raison de la hausse de la demande dans ce secteur. L’université privée se positionne comme une alternative crédible à l’enseignement supérieur public. Parallèlement, les universités publiques se sont engagées sur des voies
privatives pour concurrencer ces nouvelles universités, alors qu’on aurait pu penser que la seule ouverture des universités privées aurait permis cette « démocratisation » de
l’enseignement supérieur, pour reprendre le terme utilisé par les organisations internationales
et les bailleurs. On assiste, au contraire, à une marchandisation latente des unités
d’enseignements publiques qui se sont donc adaptées aux universités privées via la mise en
place progressive de cursus destinés aux étudiants privés (cours du soir puis généralisation de
certains cursus), l’appel à des capitaux privés (aussi bien la participation des étudiants par les frais de scolarité que l’investissement des fondations philanthropiques) et la mise en place de
structures de financement hybride (prêts étudiants, bourses publiques et privées).
25
HIRTT, Nico, « Au Nord comme au Sud, l’offensive des marchés sur l’université », Alternatives Sud, 2003,
vol. 10 (3), pp.9-31.
16
Normalisation des pratiques : l’administrateur et son fétiche
Au delà des configurations des systèmes, on assiste conjointement à une normalisation des
pratiques : le financement de la recherche par les bailleurs externes, l’avenir précaire des humanités ou encore la mise en place de nouveaux cursus plus enclin à répondre « aux
attentes du marché » en sont des exemples saillants. Mais l’une des modifications centrales
adoptées sur les trois campus résident plus précisément dans les transformations mêmes de la
gouvernance universitaire via l’avènement d’un nouveau management public26.
Initialement, les réformes universitaires entreprises au début des années 1980 portaient sur
une restructuration des modes de financement de l’enseignement supérieur. Les différents gouvernements de la région, ancrés dans une profonde crise économique, ont peu à peu laisser
entendre qu’il était urgent que l’université publique développe de nouvelles stratégies pour
répondre à la massification de l’enseignement supérieur, présentée comme un processus inévitable pour aboutir à une démocratisation de l’institution. A ces transformations
soudaines, induites avant tout par un impératif économique et matérialisées par l’acceptation d’étudiants privés27, se sont conjuguées des réformes en terme de « gouvernance », c’est-àdire, selon les réformateurs, de « bonne » gouvernance. Le concept, tellement en vogue, qu’on le retrouve dans l’ensemble des programmes de développement (vision plan et strategic plan),
n’est pourtant guère questionné. Son utilisation est devenue banale alors qu’aucune définition clairement établie ne se dégage28.
L’usage massif de cette notion révèle plutôt un changement de paradigme, dont la « bonne
gouvernance » ou, dans la même logique, le « benchmarking » ou « ranking » y deviennent
des outils de légitimation. En effet, l’un des moteurs de la transformation des espaces universitaires, épisode pourtant passé sous silence par la littérature, réside dans une série de
prises de décisions qui s’inscrit dans la logique théorique dominante du « nouveau
management public ». Ces réformes de gouvernance se structurent notamment autour de
26
PROVINI, Olivier, « Croquis du nouveau management public dans l’espace universitaire est-africain »,
Mambo!, Newsletter de l’IFRA, 2012, vol. X, n°6, 3p.
27
Généralisation des cours du soir payant à Makerere (1995) ;; possibilité pour l’université tanzanienne d’accepter des étudiants privés (1996) ; mise en place du Module II ou programme parallèle au Kenya (1998).
28
Les positions varient d’une vision essentiellement économique et bureaucratique à une acceptation plus large de gouvernance démocratique, assise sur des critères éthiques et légaux en référence aux droits de l’homme ou à l’État de droit. Voir, dans une approche quantitativiste, les travaux de RAZAFINDRAKOTO, Mireille, ROUBAUD, François et WANTCHEKON, Leonard, « Introduction thématique. Gouvernance et démocratie en
Afrique : la population a son mot à dire », Afrique contemporaine, 2006, n°220, pp.21-31.
17
processus de rationalisation, via des modes de contrôle déconcentrés. A Dar es Salaam, en
2008-2009, l’université a transformé sa structure décisionnelle par la mise en place de collèges, d’instituts et d’écoles, plus autonomes vis-à-vis de l’administration centrale. A
l’université de Makerere, de nombreuses transformations ont été effectuées depuis le début
des années 1990, pour aboutir récemment à la formation de grands rassemblements
collégiaux. La nouvelle gouvernance vise notamment à transférer à ces unités les activités
académiques, administratives et, plus important, budgétaires. Reste que si les deux premières
transhumances se sont opérées en douceur, le volet économique est sujet à de nombreuses
réticences, notamment de l’administration elle-même et de son très influent « Bursar », qui
contrôle le budget général de l’université.
Les acteurs qui promulguent cette nouvelle forme de management public affirment vouloir
combattre les lourdeurs bureaucratiques et ses gaspillages. Pourtant, on assiste à la formation
d’une nouvelle bureaucratie qui se met en place par des normes, des règles et non plus par des
structures administratives classiques29. Cette « bureaucratisation des procédures au nom de la
transparence »30 est structurée par des techniques de quantification et d’évaluation : mise en
place d’audits internes et externes, établissement de nouvelles normes, rédactions de nombreux manuels, plans et autres programmes de développement aux objectifs chiffrés. A ce
titre, le « benchmarking », ou étalonnage des performances31, est un instrument majeur qui,
dans les documents officiels et autres publications des réformateurs, doit permettre de
souligner les écarts en terme de nombre d’étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur, de positionnement des universités régionales au niveau continental ou encore du salaire mensuel
moyen des maîtres de conférence. Ce fétichisme du chiffre et, corolairement, de l’évaluation32
se traduit par la mise en place de nouvelles contraintes bureaucratiques pour les enseignants.
Ainsi à l’université de Nairobi, les trajectoires des enseignants sont désormais régies par des
29
Se référer à la conférence « La bureaucratisation du monde », deuxième Rencontre Européenne d’Analyse des Sociétés Politiques (REASOPO), organisé les 5 et 6 février 2009 à l’université Panthéon-Sorbonne (dispositif
audio disponible sur http://www.fasopo.org/reasopo.htm#rencontres). Voir également HIBOU, Béatrice, La
bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012, 223p.
30
BAYART, Jean-François, Sortir du national-libéralisme. Croquis politiques des années 2004-2012, Paris,
Karthala, 2012, p.99.
31
L’objectif de l’instrument est, à travers l’utilisation d’indicateurs chiffrés, d’identifier un modèle pour se comparer et de mesurer l’écart existant pour mettre en place des stratégies visant à le combler. Pour une
recherche plus détaillée se référer aux travaux d’Isabelle Bruno et notamment à BRUNO, Isabelle, « La
recherche scientifique au crible du benchmarking. Petite histoire d’une technologie de gouvernement », Revue
d’histoire moderne & contemporaine, 2008, 55-4 bis, pp.28-45.
32
L’expression « fétichisme de l’évaluation » est issue de BAYART, Jean-François, Sortir du nationallibéralisme …, Ibid. Voir également BIONDI, Yuri, CHATELAIN-PONROY, Stéphanie et SPONEM, Samuel,
« De la quantification comptable et financière dans le secteur public : promesses et usages de la gestion par les
résultats », Politiques et management public, 2008, n°26, vol. 3, pp.113-125.
18
« contrats de performance » qui rythment les carrières et les promotions et qui est l’un des résultats concrets de tout un ensemble de procédures engendrées par l’adoption de la certification ISO 9001 à la fin des années 200033.
Cette nouvelle rationalité a permis le fleurissement de nouveaux enjeux économiques. Autour
de la certification gravite tout un ensemble d’organismes publics et privés34 qui se greffent au
long processus d’accréditation, que les institutions universitaires, nouveaux prestataires de
services, doivent renouveler tous les trois ans pour conserver leurs précieux sésames. Alors
que ces procédures annoncent un effort de transparence et de visibilité, c’est l’opacité la plus
complète autour du financement de ces nouvelles activités 35 . Sous le refrain des limites
budgétaires de l’université et de son gouvernement de tutelle se dessinent les contours d’un croquis d’une compétition globale et du sacre du moment néolibéral.
Tendances aux divergences ou l’indigénisation des prescriptions exogènes
Les universités est-africaines, sous-couvert de fortes logiques de convergence, par exemple
dans leurs nouveaux rapports à la bureaucratie, ont pourtant leurs propres trajectoires,
construites sur une histoire, une mémoire et un rapport à l’Etat singulier36. On ne doit pas
concevoir les transformations des systèmes universitaires comme une simple application
pratique de prescriptions exogènes mais plutôt repenser l’articulation analytique entre le
macro et le micro pour comprendre comment le « changement » se construit à travers
différents espaces, acteurs et registres. On perçoit alors comment l’université de Makerere est devenu un modèle de « la réforme » via un contexte économique singulier et favorable mais
également par des initiatives localisées et des stratégies internes initiées dans certaines
33
L’adoption de la certification ISO 9001 est actuellement dans les petits papiers des réformateurs actuels à
l’université de Makerere. Cf. WABWIRE, John, NATUKUNDA TOGBOA, Edith, SSEMBATYA, Vincent et DRANZOA, Christine, « Visitation Report: University of Nairobi and Dar es Salaam », 29 novembre-3
Décembre 2009, 6p. consultable sur le site internet http://reforms.mak.ac.ug/.
34
L’institution publique Kenyan Bureau of Standards, créé en 1974, chapote, via la signature de contrats gouvernementaux en 2005, l’ensemble des accréditations et organismes et notamment l’APEX Management
Systems-Consultants LTD, établissement privé qui réalise des formations et de nombreux audits externes avec
l’université kenyane.
35
Concernant la première certification en 2008, l’université de Nairobi aurait payé 42 000 $ auquel il faut rajouter l’ensemble des formations du personnel aux procédures à mettre en place dans les différents départements (facturé par exemple 1 000 $ par jour par l’APEX Management Systems-Consultants LTD).
36
BUGWABARI, Nicodème, CAZENAVE-PIARROT, Alain, PROVINI, Olivier et THIBON, Christian (Ed.),
Universités, universitaires en Afrique de l’Est, Paris, Karthala, mai 2012, 361p.
19
facultés pour « tirer profit du changement »37. On comprend également pourquoi l’université de Dar es Salaam se situe dans une situation « d’entre-deux », entre le maintien de pratiques
et imaginaires issus de la période socialiste et un tournant néolibéral.
L’université de Makerere comme matrice tardive des réformes régionales
Les organisations internationales et les bailleurs ont identifié depuis la fin des années 1990 le
cas de l’université de Makerere comme le modèle régional. En effet, depuis la fin des années
1980, l’université a appliqué « avec méthode » le package de « bonnes pratiques » identifiées
à l’international. Dès l’indépendance en 1962, des discussions sont engagées pour réformer
l’université. Mais c’est à partir de la fin des années 1980 que le processus de réformes et de « privatisation de l’université »38 est engagé. En effet, dès 1987, différentes commissions se
mettent en place et affirment le besoin d’instaurer la politique du cost-sharing ou « partage
des coûts ». Parents et étudiants doivent désormais s’acquitter d’une partie ou de l’intégrité des frais universitaires (droits d’inscription, logement, bibliothèque, nourriture)39. À partir de
1992, Y. Museveni décrète que l’enseignement primaire est une priorité nationale. Les
universités ne recevront donc pas les moyens financiers pour répondre à la pression à la sortie
de l’enseignement secondaire.
La même année le gouvernement instaure deux politiques de recrutement : i) un processus
d’admission publique où le gouvernement va allouer des bourses pour les étudiants les plus méritants ; ii) un processus d’admission privée qui est déterminé par le nombre d’étudiants financés par le gouvernement et par la capacité d’accueil de l’université et de chaque département. Cette politique est combinée à l’introduction de cours du soir et de programmes
réservés aux étudiants privés à partir de 1993 : sur 3 361 étudiants, on dénombre 2 299
étudiants financés par le gouvernement et 1 062 étudiants privés. En 1999, sur 13 293
étudiants, 1 943 étudiants sont financés par le gouvernement et 11 350 étudiants sont financés
de manières privées. En 2007, sur 14 415 étudiants, 2 030 étudiants sont financés par le
gouvernement et 12 385 sont financés de manières privées.
37
HAUSERMANN, Silja, The Politics of Welfare State Reform in Continental Europe. Modernization in Hard
Times, New York, Cambridge University Press, 2010, 276p.
38
MAMDANI, Mahmood, Scholars in the Marketplace: The Dilemmas of Neo-Liberal Reform at Makerere
University (1989-2005), Saint-Paul (Sénégal), CODESRIA, 2007, 316p.
39
MARCUCCI, Pamela, JOHNSTONE, D. Bruce et NGOLOVOI, Mary, ‘Higher Educational Cost-Sharing,
Dual-Track Tuition Fees and Higher Educational Access: The East African Experience’, Working paper présenté à la conférence IREDU (Institut de Recherche sur l’Education de l’Université de Bourgogne) à Dijon en 2006 et publié dans la revue Peabody Journal of Education, 2008, 83(1), pp.101-116.
20
Evolution du nombre d’étudiant à l’université de Makerere, entre 1992 et 2007 40
Année
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
Étudiants sponsorisés
par le gouvernement
2 038
2 299
2 146
2 280
2 273
2 330
2 042
1 943
4 002
2 795
2 527
2 268
2 212
2 162
2 071
2 030
Étudiants privés
176
1 062
1 106
2 521
5 631
5 919
4 159
11 350
11 798
11 554
10 755
12 938
13 731
11 828
10 175
12 385
Nombre total d’étudiants
2 214
3 361
3 252
4 801
7 904
8 849
6 201
13 293
15 800
14 349
13 282
15 206
15 943
13 990
12 246
14 415
Le rapport en 1999 de David Court va consacrer les transformations initiées à l’université de Makerere comme « le modèle régional ». Cette publication sera suivie par un rapport de la
Banque mondiale sur le financement de l’éducation sur le continent qui présente l’université ougandaise comme un exemple de « la bonne réforme »41. Ces deux rapports, publiés à deux
années d’intervalle, sont le produit d’une stratégie de légitimation plus complexe42. Depuis
1987, l’Ouganda s’est engagé dans un important processus d’ajustement structurel appuyé par un soutien financier extérieur. Le binôme de l’aide et des réformes occupe une place centrale
dans la consolidation du pouvoir de Y. Museveni mais, pour les pays donateurs, cette réussite,
construit comme une vitrine, est également décisive pour justifier leurs prescriptions. Depuis
le début des années 1980, la validité des politiques des organisations internationales et des
bailleurs de fonds est critiquée. La recherche de « modèle de réussite », que ce soit en termes
de réformes macroéconomiques ou universitaires, est donc une nécessité pour légitimer les
40
COURT, David, Financing Higher Education in Africa…, op. cit., p.5 et MAKERERE UNIVERSITY, Fact
Book, 2009-2010, p.5.
41
COURT, David, Financing Higher Education in Africa…, op. cit. et BANQUE MONDIALE, Une chance
pour apprendre. Le savoir et le financement pour l’éducation en Afrique subsaharienne, Washington, 2001,
p.53.
42
HIBOU, Béatrice, « Economie politique du discours de la Banque mondiale en Afrique sub-saharienne : Du
catéchisme économique au fait (et méfait) missionnaire », Les Etudes du CERI, 1998, n°39, 46p.
21
institutions et leurs actions43. L’Ouganda apparaît donc fictivement comme le « bon élève »
de l’ajustement structurel de la Banque mondiale et du FMI en raison d’indicateur flatteur puisque le taux de croissance vacille entre 4,5% et 10,6% dans les années 199044.
Pourtant, même si les effets de mimétisme et des formes de « standards » prennent forme, la
circulation du modèle de réforme universitaire ougandais reste relative. Tout d’abord dans la temporalité même des réformes puisque les universités kenyanes et tanzaniennes n’ont pas
attendu les expertises de 1999 et 2001, qui consacrent l’institution ougandaise, pour
entreprendre de nombreuses transformations. On assiste donc à la consécration d’un modèle régional à posteriori. Deuxièmement, il est intéressant de s’intéresser à certains acteurs de la
réforme en Tanzanie et au Kenya. En effet, si l’université de Makerere est la première à avoir
entrepris ses transformations à la fin des années 1980, les responsables universitaires voisins
ne se sont pas, pour autant, intéressés à cette université. Aussi, Daniel J. Mkude, responsable
administratif et engagé dans l’élaboration d’un rapport pour impulser de nouvelles dynamiques au sein de l’université de Dar es Salaam, effectue plusieurs voyages au
Mozambique, Zambie et Ghana 45 . Au Kenya, Bethwell A. Ogot, responsable d’une commission pour le ministère de l’éducation dans les années 1980-1990 effectue plusieurs
voyages en Asie46. De même, la mise en place du 8-4-4, qui restructure la totalité du système
éducatif kenyan en 1987, et qui a pour objectif de massifier l’enseignement supérieur, est une
traduction de l’expérience canadienne et une spécificité régionale puisque les systèmes
tanzaniens et ougandais se calquent sur le modèle britannique du 7-4-2-3, ce qui génère
d’ailleurs de nombreux débats sur l’harmonisation régionale.
Les personnels administratifs universitaires qui devaient faire face à la massification de
l’enseignement supérieur avec des fonds limités, ont effectué différentes expertises pour
« apprendre » d’expériences étrangères, sur comme en dehors du continent. Ces nouvelles
formes de collaborations reposent souvent sur des « affinités » entre des individus qui
43
DE TORRENTE, Nicolas, « L’Ouganda et les bailleurs de fonds. Les ambiguïtés d’une lune de miel »,
Politique africaine, 1999, n°75, p.76.
44
De même pour le cas de la Tunisie, voir HIBOU, Béatrice, « Les marges de manœuvre d’un « bon élève »
économique : la Tunisie de Ben Ali », Les études du CERI, Décembre 1999, N°60, 33p. ou plus généralement
HIBOU, Béatrice, Anatomie politique de la domination, Paris, La Découverte, 2001, 298p.
45
COOKSEY, Brian, LEVEY, Lisabeth et MKUDE, Daniel, Higher Education in Tanzania: a Case Study, Dar
Es Salaam, University of Dar Es Salaam Press, 2003, 114p. ; KIMAMBO, Isaria N., MAPUNDA, Bertram B. B.
et LAWI, Yusufu Q., In Search of Relevance : A History of the University of Dar es Salaam, Dar es Salaam, Dar
es Salaam University Press, 2008, 274p. et LUHANGA, Matthew L., MKUDE, Daniel J., MBWETTE, Tolly S.
A., CHIJORIGA, Marcellina M. et NGIRWA, Cleophace A., Higher Education Reforms in Africa : The
University of Dar es Salaam Experience, Dar es Salaam, Dar es Salaam University Press Ltd. 2003, 203p.
46
OGOT, Bethwell A., My Footprints on the Sands of Time, Kisumu, Anyange Press Limited, 2011 (2003),
588p.
22
facilitent les contacts et les échanges. On est alors très loin de la mise en place « uniforme »
d’un « modèle » imposé par des institutions, mais plutôt en présence de la mise en place
d’espaces « bricolés ».
Les modèles de privatisation des universités de Makerere et Nairobi
Pour répondre à la mise en place de l’Enseignement Primaire Universelle (EPU) qui a ciblé l’action budgétaire des gouvernements et à la massification de la demande pour
l’enseignement supérieur, les acteurs universitaires ont déployé différentes stratégies internes
pour répondre à ces nouveaux enjeux. A l’université de Makerere, c’est le Professeur Oswald
Ndoleriire, alors doyen de la faculté des arts qui entreprend, au milieu des années 1990, une
importante restructuration de sa faculté pour attirer de nouveaux étudiants privés et dégager
ainsi des fonds propres : introduction de cours le soir et le week-end, mise en place d’un système de « partage des coûts » pour ces nouveaux étudiants et réorganisation des
programmes enseignés pour s’adapter à cette nouvelle conjoncture :
Cette faculté, dans les années 1990, était très démunie, elle était ridiculisée. Donc,
nous avons entrepris des réformes, et j’étais le doyen à l’époque, de 1992 à 2003.
Donc, nous avons beaucoup innovés, avec les cours du soir, et la mise en place de
différents cours qui n’existaient pas à l’époque (…). Au moment où je l’ai quitté, plus
du quart du revenu de l’université provenait de notre faculté. Et nous avions peut-être
aussi le tiers des étudiants dans notre faculté. On ne pouvait pas rester avec le
‘bachelor of arts’ qui n’attirait personne. Nous avons enrichi le ‘bachelor of arts’
avec ce que nous avons appelé la professionnalisation. C’est à dire qu’on pouvait faire de l’histoire avec du management, que nous avons appelé ‘organisational
studies’. On pouvait faire de la littérature avec des études de secrétariat, pour avoir
quelque chose à faire si on n’enseigne pas. On a créé de nouveaux programmes. ‘Environmental management’ était ici, ‘urban planning’ était ici, le ‘tourism’ était ici,
les ‘development studies’ étaientt ici »47.
Ces nouvelles stratégies ont été possibles grâce à la gouvernance de laisser-faire du vicechancelier de l’époque, Professeur John Ssebuwufu (1993-2004) 48 . Certes l’introduction d’étudiants privés est pensé comme un moyen pour répondre aux enjeux de la massification
de l’enseignement supérieur et comme une solution pour dégager de nouveaux fonds propres,
mais c’est aussi une alternative pour affaiblir la contestation du personnel académique qui
réclame des hausses de salaires puisque les enseignements le soir leur permettent d’augmenter 47
Oswald Ndoleriire, principal du collège des humanités et des sciences sociales, ancien doyen associé (19891994) et doyen de la faculté des arts (1995-2003), entretien réalisé le 3 mai 2012.
48
SSEBUWUFU, John P. M., Managing and Transforming an African University. A Personal Experience at
Makerere University (1973-2004), Kampala, Manuscrit en cours de publication par Fountain, 2012, 684p.
23
leur rémunération et ainsi tenter d’enrayer la « désertion » des campus 49 . L’université de Nairobi a, quand à elle, entrepris tout un marchandising de ses activités. Appelée à
s’autonomiser du budget du gouvernement pour faire face à la hausse des effectifs,
l’administration universitaire a déployé tout un arsenal pour répondre à ces nouveaux enjeux :
introduction des modules II et III, cours du soir et surtout l’UNES (University of Nairobi
Entreprises and Services) qui a permis de développer l’ensemble de ces pratiques mais surtout
de renforcer la centralisation de l’ensemble des activités et des revenues autour de l’administration de l’université. Si bien que les universités de Makerere et de Nairobi ont
dégagé des fonds propres supérieurs aux budgets alloués par le gouvernement, à partir,
respectivement, de 2002 et 2003.
La privatisation de l’université de Makerere (1995-2005)50
Année
49
Budget alloué
par le
gouvernement
(en US$)
Budget issu des frais
universitaires des
étudiants privés
(en US$)
Budget de
l’université entre les
fonds alloués par le
gouvernement et les
fonds générés par les
étudiants privés
(en US$)
Pourcentage du
budget issu du budget
alloué par le
gouvernement
(en %)
Pourcentage du
budget issu des
étudiants privés
(en %)
1995
19 786 481
3 971 286
23 757 767
83
17
1996
19 813 610
7 280 117
27 093 727
73
27
1997
19 612 939
8 201 686
27 814 625
71
29
1998
19 023 730
11 110 096
30 133 826
63
37
1999
17 210 572
10 369 145
27 579 717
62
38
2000
14 336 748
10 743 010
25 079 758
57
43
2001
15 831 974
10 939 046
26 771 020
59
41
2002
15 912 704
17 017 619
32 930 323
48
52
2003
14 449 973
17 344 090
31 794 063
45
55
2004
20 282 740
20 702 567
40 985 307
49
51
2005
19 779 135
30 196 108
49 975 243
40
60
De nombreux professeurs enseignent dans les nouvelles universités privées qui manquent de personnels et
s’emploient dans des activités de consultings, plus rentables que la recherche et qui leur permettent de faire des
publications, indispensables pour les promotions internes.
50
KASOZI, A. B. K., Financing Uganda’s Public Universities. An obstacle to Serving the Public Good,
Kampala, Fountain Publishers, 2009, p.164 ; COURT, David, Financing Higher Education in Africa…, op. cit.,
pp.5-7 et MAKERERE UNIVERSITY, Fact Book, 2009-2010, p.5.
24
La privatisation de l’université de Nairobi (2000-2011)51
Année
Budget alloué par le
gouvernement
(en US$)
Montant des fonds
générés par les
étudiants ‘parallèles’
(en US$)
Montant des fonds
générés les autres
activités de l’UNES
(en US$)
Budget de
l’UoN
(en US$)
Pourcentage des fonds
générés par l’ensemble des activités de l’UNES dans le budget de l’UoN
(en %)
2000
19 793 303
5 027 381
4 224 813
29 045 497
32
2001
20 748 796
7 619 429
9 544 134
37 912 359
45
2002
20 787 437
11 856 293
6 275 537
38 919 267
47
2003
21 911 787
16 938 558
9 897 859
48 748 204
55
2004
25 003 673
19 990 060
6 654 650
51 648 383
52
2005
35 553 823
26 295 406
8 908 707
70 757 936
50
2006
50 983 813
31 873 197
10 155 798
93 012 808
45
2007
48 963 964
36 360 501
12 911 949
98 236 414
50
2008
50 569 652
36 572 457
15 638 625
102 780 734
51
2009
46 827 016
44 960 785
13 103 530
104 891 331
55
2010
47 066 847
49 690 906
18 826 532
115 584 285
59
2011
52 235 429
56 140 151
16 368 117
124 743 697
58
Pour autant, il ne faut pas penser que les gouvernements sont absents des processus de
transformations des systèmes universitaires. On assiste à de nouvelles formes d’interventions, à la reconfiguration d’un nouvel espace avec des négociations et compromis permanents entre
acteurs. Comme le souligne B. Hibou, l’Etat n’a pas été dessaisi de ses prérogatives, mais il
intervient différemment52. Que ce soit dans le paiement et l’augmentation des salaires des
enseignants, dans l’accréditation des nouveaux cursus et programmes et peut-être surtout
aujourd’hui dans la promotion des filières scientifiques, l’Etat doit bien rester analytiquement
« le point de vue des points de vue » 53 . La mise en place des différents plans de
développements nationaux (Visions 2025 pour l’Ouganda et la Tanzanie et Vision 2030 pour le Kenya54) ont fixé de nouveaux objectifs qui influencent directement les universités : par
exemple, les gouvernement ne fournissent majoritairement des bourses qu’aux étudiants
inscrits en sciences.
51
BUDGETARY CONTROL SECTION, Université de Nairobi, 2012 et UNIVERSITY OF NAIROBI, Annual
Report and Accounts, chiffres recueillis dans les rapports de 2000 à 2011.
52
HIBOU, Béatrice, « La « décharge, nouvel interventionnisme », Politique Africaine, mars 1999, n°73, p.7.
53
Expression extraite de BOURDIEU, Pierre, Sur l’Etat. Cours au Collège de France. 1989-1992, Paris,
Raisons d’agir/Seuil, 2012 p.53.
54
THE REPUBLIC OF UGANDA, Vision 2025, Kampala, 1998, 309p. ; THE UNITED REPUBLIC OF
TANZANIA, Vision 2025, Dar es Salaam, 2000, 31p. et THE REPUBLIC OF KENYA, Kenya Vision 2030. A
Globally Competitive and Prosperous Kenya, Nairobi, The Republic of Kenya, 2007, 164p.
25
Le post-socialisme de l’université de Dar es Salaam
Si les universités de Makerere et de Nairobi offrent des trajectoires quasi-identiques, la figure
de l’université de Dar es Salaam (UDSM) propose au contraire un visage différent, qui permet
de repenser l’harmonisation des réformes régionales et de mieux comprendre l’articulation
des registres hybrides d’internationalisation et de nationalisation des contenus et des apparences. Tout l’art et l’équilibre de la réforme consistent à se positionner par rapport à des
discours et exigences internationales tout en préservant l’histoire et les pratiques nationales.
L’héritage socialiste du président J. K. Nyerere ne se donne pas seulement à voir dans les nombreux portraits qui jalonnent les bureaux administratifs, mais plutôt dans tout un
ensemble d’héritage qui ont construit un espace universitaire néolibéral cosmétique 55 .
L’UDSM est un objet saisissant par les mobilisations qui ont eu cours sur le campus et par sa
position de leadership en Afrique de l’Est, réputation acquise par la formation de nombreux intellectuels 56 . Ce contexte n’est pas négligeable à l’heure des réformes néolibérales de « bonne gouvernance » où la mise en place de réformes a modifié les équilibres hérités de la
période coloniale et de la première décennie des indépendances. Ce nouveau cadre politicoéconomique a fait émerger de nouveaux espaces sociaux et politiques57.
Tout d’abord, l’Etat reste le principal acteur du financement de l’université de Dar. Une étude
attentive de l’évolution du budget de l’UDSM nous montre clairement une hausse quasiconstante 58 du montant de l’Etat alloué dans le budget global de l’UDSM, même si cet investissement reste insuffisant en rapport à la forte croissance des étudiants. Le budget
général de l’université est passé de 7 797 373 $ en 1987 à 16 544 895 $ en 2004. Il n’y a donc pas de
« désengagement de l’Etat » dans le budget général de l’UDSM, mais bien un investissement inadapté eu égard à la forte croissance des étudiants, avec notamment la
55
PROVINI, Olivier, ‘The University of Dar es Salaam: A Post-Nyerere Institution of Higher Education?
Legacies, Continuities and Changes in an Institutional Space (1961-2010)’, Journal of Eastern African Studies,
numéro sur la Tanzanie coordonné par Marie-Aude Fouéré, prévu en 2013.
56
J. M. Kikwete, actuel président de la Tanzanie, est ainsi diplômé de l’université, de même que l’intellectuel M. Mamdani ou encore le dirigeant ougandais Y. Museveni. L’université organise de nombreuses conférences
internationales, notamment relatives aux héritages du socialisme en Afrique et de J. K. Nyerere. Voir SHIVJI,
Issa G., Intellectuals at the Hill. Essays and Talks 1969-1993, Dar es Salaam, Dar es Salaam University Press,
1993, pp.77-88 et KELSALL, Tim, « Governance, Democracy and Recent Political Struggles in Mainland
Tanzania », Commonwealth & Comparative Politics, 2003, 41 (2), pp.55-82.
57
VINOKUR, Annie, « Transformations économiques et accès aux savoirs en Afrique subsaharienne », Working
paper, UNESCO, Mars 1993, 65p. et CHARTON, Hélène et OWUOR, Samuel, « De l'intellectuel à l'expert –
Les sciences sociales africaines dans la tourmente : le cas du Kenya », Revue internationale d'éducation Sèvres,
Décembre 2008, CIEP, N°49 « Quel avenir pour les sciences humaines ? », pp.107-119.
58
La période de crise économique de la Tanzanie à la fin des années 1980-début 1990 se manifeste sur
l’université par une baisse important du budget alloué par le gouvernement entre 1992 et 1994.
26
création et l’introduction de nouveaux départements qui génèrent de nouveaux besoins humains et financiers.
Evolution des effectifs du personnel et des étudiants mise en perspective par les fonds
alloués par le gouvernement par étudiant (1985-2004)59
Année
Budget alloué par le
gouvernement à
l’UDSM (US$)
1987
1988
1989
1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
7 797 373
8 070 521
9 161 054
10 436 304
15 025 497
10 930 898
8 336 914
7 810 904
8 356 847
10 778 142
9 685 495
11 493 644
12 427 426
16 754 605
13 935 690
15 391 693
16 689 547
16 544 895
Nombre
d’étudiants
2 891
2 743
2 839
*
2 801
2 992
2 968
3 869
4 291
4 589
5 220
5 483
6 318
7 089
7 493
9 233
9 769
12 144
Fonds alloués par le
gouvernement par
étudiant
(en US$)
2 697
2 942
3 227
*
5 364
3 653
2 809
2 019
1 948
2 349
1 855
2 096
1 967
2 363
1 860
1 667
1 708
1 362
Au début des années 1990, la Tanzanie a réintroduit dans l’enseignement supérieur une politique de participation aux coûts qui n’est pas nouvelle puisqu’elle existait déjà sous la période coloniale. La réintroduction de cette politique à l’UDSM, qui a commencé en 1992
avec la participation des étudiants aux frais de transport et de dossiers et a abouti, treize ans
plus tard, avec la mise en place des frais d’inscription et d’examen 60 , fut combinée à la
possibilité pour l’UDSM d’accepter des étudiants « privés ». Pourtant, le taux d’inscription d’étudiants privés est resté faible: en 2002-2003, les étudiants privés représentaient 13% du
campus et moins de 20% en 2004-2005. Ces chiffre peuvent notamment s’expliquer par des 59
UNIVERSITY OF DAR ES SALAAM, UDSM Five-Year Rolling Strategic Plan 2005/2006-2009/2010, Vol.
1: Main Document, Dar es Salaam, Dar es Salaam University Press, Novembre 2005, p.83 ; COOKSEY, Brian,
LEVEY, Lisabeth et MKUDE, Daniel, Higher Education …, op. cit., p.8 et UNIVERSITY OF DAR ES
SALAAM, Facts and Figures, 1999/2000, pp. 23-24.
*L’UDSM a été fermée en 1990.
60
ISHENGOMA, Johnson, 'Cost-Sharing in Higher Education in Tanzania : Fact or Fiction ?', JHEA/RESA,
2004, vol. 2, n°2, pp.101–133.
27
procédures d’admission plus restrictives, puisqu’à la différence de l’Ouganda et du Kenya, les étudiants doivent passer un examen obligatoire pour valider leurs inscriptions où le score
minimum à atteindre dépend des programmes de chaque département mais est plus élevé que
pour les étudiants « publics ».
Conjointement, en 2004-2005, le gouvernement met en place un système de prêt accessible
pour l’ensemble des étudiants tanzaniens inscris dans les universités publiques et privées qui
fonctionne suivant des critères sociaux : un montant est calculé pour établir le pourcentage
pris en charge par l’étudiant et l’Etat. A la fin de leurs études, les étudiants doivent
rembourser cette somme avec échelonnement. Tout l’enjeu du système réside dans le suivi
des remboursements des emprunteurs. La grande majorité des étudiants ne rembourse pas
leurs prêts à la sortie de l’université, ce qui constitue une perte considérable pour le gouvernement. Cette politique de partage des coûts, via le système de prêt étudiant, est donc
défaillante par la difficulté, ou l’absence de volonté politique, d’établir une véritable « traçabilité » des étudiants, notamment quand ils intègrent le secteur privé61.
Pour comprendre l’avènement de ce catéchisme néolibéral cosmétique, eu égard aux
universités voisines, il faut notamment s’intéresser aux rôles des acteurs universitaires et plus
spécifiquement à l’organisation étudiante DARUSO (Association Etudiante de l’Université de Dar es Salaam) qui a su « ajuster » le changement. La remise en cause de la politique du
« partage des coûts », comme garantie de la condition étudiante, est la revendication
principale de DARUSO et la structure même de sa légitimité par rapport aux étudiants sur le
campus. L’association a joué un rôle central dans le processus de médiation enclenché par
l’administration centrale en participant aux différentes réunions internes à la fin des années
1990, d’autant plus que l’un des objectifs affichés des réformes était de répondre aux
différentes crises universitaires, nuisible à la visibilité de l’université dotée d’une mauvaise réputation quant à la longueur de ses années académiques62. L’UDSM a longtemps été un des
symboles de la contestation politique, c’est-à-dire un espace où se jouent les luttes mais
61
Se référer notamment à l’importante campagne de presse en 2009-2010: HIGHER EDUCATION STUDENT
LOAN BOARD, ‘Press Release: Non-Cooperating Loan Beneficiaries in the Exercise of Recovering Loans
Issued to Former Higher Education Students’, Daily News (Advertisement), 24 décembre 2009, N°9969, pp.5-7 ;
RUGONZIBWA, Pius, ‘Loans Board Targets Defaulters’, Daily News, 24 décembre 2009, N°9969, p.1 ;
RUGONZIBWA, Pius, ‘Ex-Students Owe Govt 49 bn/-’, Daily News, 25 décembre 2009, N°9970, p.1 ;
MGWABATI, Faraja, ‘Bunge Team Snubs Loan Board’, Daily News, 16 janvier 2010, N°1552, p.1 et
RUGONZIBWA, Pius, ‘Board Readies Hot Pursuit of Student Debtors’, Daily News, 23 janvier 2010, N°1553,
p.1.
62
MBWETTE, Tolly S. A., Managing University Crises, Dar es Salaam, DUP (LTD), 1996, 247p.
28
également une institution où l’on discute du politique et de l’action publique, notamment à travers le prisme de l’héritage nyereriste. Depuis la fin des années 1990, on observe une pacification progressive de l’université et une
évolution des revendications puisqu’au mouvement politique a succédé des registres de
contestations plus matérialistes. On peut donc lire les réformes à l’UDSM à travers cette matrice de la culture du compromis63, où la pacification du campus s’est négociée dans la mise en place de réformes cosmétiques, où l’Etat finance encore majoritairement l’université et où la politique de participation financière demandée aux étudiants est encore à un stade
initial. Cette situation d’« entre-deux », entre le maintien de pratiques et imaginaires issus de
la période socialiste et un tournant néolibéral, correspond bien à cette notion de postsocialisme qui tente de comprendre l’existence au sein d’un même espace de logiques parfois
contradictoires : ‘in short, socialism has left institutional, aesthetic, psychological and
discursive legacies that African peoples and their governments have rejected, appropriated
and reconfigured in order to reflect on the past and to negotiate the terrain of contemporary
life’64.
Conclusion
Les dynamiques et la diffusion d’idées, de normes et de modèles qui structurent
l’enseignement supérieur permettent de penser les universités d’Afrique de l’Est à la fois comme extraverties, c’est-à-dire insérées dans un espace global qui façonne les convergences
et structure une forme de standardisation des systèmes universitaires, notamment dans
l’avènement de nouvelle forme de bureaucratisation et, de manière conjointe, comme des
espaces nationaux qui déploient des logiques propres et des trajectoires singulières.
La pluralité des temporalités des réformes et les logiques de divergences, ne serait-ce que
dans la structure même des montages budgétaires des universités, doivent se lire au regard du
prisme de l’Etat en s’intéressant aux processus dominants dans la prise décision. On constate
alors que les trois universités présentent des analyses et des schémas différents. L’université 63
NAY, Olivier et SMITH, Andy (Dir.), Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l’action publique, Paris, Economica, 2002, 237p.
64
PITCHER, Anne M. et ASKEW, Kelly M., ‘African Socialisms and Postsocialisms’, Africa: Journal of the
International Africa Institute, 2006, vol. 76, n°1, p.11. Voir également FOUERE, Marie-Aude, « La nation
tanzanienne à l’épreuve du postsocialisme », Politique Africaine, 2011, n°121, pp.69-86.
29
de Makerere offre un double processus via la forte intervention des prescriptions exogènes et
les stratégies internes de la part des acteurs universitaires. L’université de Nairobi propose un
modèle centralisé autour de l’administration qui a développé depuis la fin des années 19902000 tout un ensemble de stratégies pour s’autonomiser peu à peu de l’Etat. Seul l’université de Dar es Salaam présente un modèle dominant encore fortement hiérarchisé autour de la
figure tutélaire de l’Etat65.
Une approche schématique des modèles dominants dans la « prise de décision »
L’analyse des réformes universitaires en Afrique de l’Est questionne également la catégorie de « politique publique » puisqu’on se situe plutôt dans une construction hybride où la
politique d’enseignement supérieur se situe à la fois dans un registre d’action publique (politique du 8-4-4, imposition de la certification ISO, création de différents comités,
politique spécifique comme l’UPE, promotion des sciences, politique de développements
nationaux dans les Visions 2025 et 2030, mise en place de la politique de « partage des
coûts ») et dans un registre d’adaptation à des pratiques localement situés (introduction de
cours du soir, mise en place de nouveaux programmes et nouveaux cursus parfois en dehors
65
Sur cette relation entre l’action publique et son financement dans le secteur de l’éducation, voir VINOKUR, Annie (Coord.), Pouvoirs et financement en éducation. Qui paye décide ?, Paris, L’Harmattan, 2007, 322p.
30
des circuits d’accréditation, non remboursement des prêts étudiants, restructuration administrative des universités). Ce qui brouillent les frontières et laissent à penser que les
réformes de l’enseignement supérieur doivent plutôt se penser au sein d’espace bricolé et
négocié. Cette lecture multi-acteurs et plurisectorielles permet de repérer ces lieux où se
jouent les réformes, ces « interstices » entre l’action de l’Etat et les pratiques locales, et de comprendre comment ils se confondent et se conjuguent, puisque tout l’intérêt de l’analyse se situe justement dans ces « intervalles » où se construisent les transformations des systèmes
universitaires est-africains.