« Le management face aux dynamiques de don dans le travail »

Transcription

« Le management face aux dynamiques de don dans le travail »
IIIèmes ETATS GENERAUX DU MANAGEMENT
Strasbourg, 11-12/10/2012
« Le management face aux dynamiques de don dans le travail »
Anouk GREVIN
Institut de l’Homme et de la Technologie
LEMNA, Université de Nantes
Rue Christian Pauc, BP 50609, 44306 Nantes cedex 3
[email protected]
Tel : 02 51 85 74 37
Résumé :
Les entreprises sont aujourd’hui confrontées à la montée d’un mal-être au travail, que N. Alter a
proposé récemment d’expliquer avec un langage jusqu’ici largement étranger aux organisations :
le malaise au travail serait un malaise du don. Cette analyse place les dirigeants face à une
problématique jusqu’ici inexplorée : le défi à relever est celui de sortir des frontières habituelles
du contrat et de l’échange marchand, pour explorer les dynamiques de don présentes dans
l’organisation, si essentielles à son fonctionnement, et les modalités de leur reconnaissance. Nous
tenterons donc, à partir d’un cas concret, d’analyser la dimension de don inhérente au travail et
de mettre en évidence les conditions de la reconnaissance des dynamiques de don dans
l’organisation et les modalités qu’elle pourrait prendre au travers des outils du management.
Mots clés : Don, travail, reconnaissance, management, clinique
1
« Le
management face aux dynamiques de don dans le travail » 1
Les entreprises ont développé depuis plusieurs décennies d’innombrables outils pour organiser
le travail et optimiser leur performance. Elles sont cependant confrontées aujourd’hui à la
montée d’un mal-être au travail, que le sociologue Norbert Alter a proposé récemment2
d’expliquer avec un langage jusqu’ici largement étranger aux organisations : le malaise au
travail serait un malaise du don. Les salariés ne cesseraient de donner, tandis que l’entreprise ne
saurait que prendre. Cette analyse place les organisations face à une problématique jusqu’ici
inexplorée : si, comme le dit l’auteur, le management se révèle démuni face au don, provoquant
un dramatique sentiment de trahison parmi son personnel, le défi à relever pour le dirigeant est
celui de sortir de ses frontières habituelles, structurées par les règles du contrat et de l’échange
marchand, pour explorer les modalités possibles de la reconnaissance des dynamiques de don
présentes dans l’organisation et si essentielles, comme nous le verrons, à son fonctionnement.
En tant que chercheur en gestion, nous ne pouvons postuler, comme le fait Norbert Alter,
l’« incapacité culturelle du management »3 à reconnaître le don. Nous tenterons donc
d’analyser, à partir d’un cas concret, les dynamiques de don à l’œuvre dans l’organisation et de
mettre en évidence, dans une optique d’actionnabilité des principes proposés, les conditions de
la reconnaissance du don et les modalités que celle-ci pourrait prendre au travers des outils
classiques du management. Nous nous appuierons pour cela sur une recherche-intervention
réalisée en 2009 dans une clinique privée.
1. Le cadre conceptuel de la recherche : le don au cœur du travail
Le don a-t-il vraiment sa place dans les organisations ? N’appartient-il pas à la sphère privée, à
ce qui ne relève pas du mode marchand ? La frontière entre ces deux univers n’est peut-être pas
si tranchée qu’il n’y paraît. Et si le don existait aussi au cœur du travail ? Intuitivement, nous le
percevons tous : pour travailler, il est nécessaire d’« y mettre du sien », il faut « donner de soi ».
Le don est-il seulement ce qui se situe au-delà du contrat ? Comment prendre en compte la
1
Cette communication reprend une partie des résultats d’une recherche doctorale [Grevin, 2011] et s’appuie sur une
recherche-intervention réalisée en équipe avec Mathieu Detchessahar, Arnaud Stimec et Stéphanie Gentil,
membres du LEMNA. Elle doit également beaucoup aux conseils et remarques des membres du GRACE (Groupe
de Recherche Anthropologie Chrétienne et Entreprise) lors des différents séminaires où ce travail a fait l’objet de
discussions. Elle reçoit également le soutien du projet Tempu-Parenis.
2
ALTER Norbert (2009), Donner et prendre. La coopération en entreprise. Éditions La Découverte / M.A.U.S.S.,
Paris, 231 p.
3
ALTER, op. cit., p. 58.
2
notion de don dans un univers, celui des organisations, qui ne connaît que ce qui est
quantifiable, économiquement évaluable, rationalisable ? Il nous faudra, pour répondre à ces
questions, franchir les frontières des sciences de gestion et puiser à d’autres apports.
1.1. Le don au cœur du travail
Les travaux en ergonomie et en clinique du travail invitent à distinguer travail prescrit et travail
réel. C. Dejours affirme : « travailler, c’est combler l’écart entre le prescrit et l’effectif »4. Entre
les deux, dit-il, se situe l’ingéniosité, l’intelligence au travail qui permet d’inventer
constamment des solutions pour réaliser la tâche malgré les imprévus et les contraintes du réel.
Il donne du travail la définition suivante :
«Ainsi, pour le clinicien, le travail se définit-il comme ce que le sujet doit ajouter aux
prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés ; ou encore ce
qu’il doit ajouter de soi-même pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu’il s’en
tient scrupuleusement à l’exécution des prescriptions. »5
Le travail est donc quelque chose de soi que l’on donne, que l’on engage et qui n’était pas
déjà donné par les prescriptions, par l’organisation du travail. Dans une telle perspective, le
don ne réside plus seulement dans la part de travail effectuée au-delà de ce qui était requis ; il
s’inscrit au cœur même du travail ordinaire, il est ce qui rend possible le travail effectif.
Le travail est aussi un rapport social. C. Dejours applique également la distinction entre travail
prescrit et travail réel à la dimension collective du travail en affirmant : « à la coordination
(prescrite), les travailleurs répondent par la coopération (effective) »6. Là encore s’interposent
entre les deux de nombreuses initiatives qui aboutissent à la formation de règles collectives de
travail permettant la coopération, dans la mesure où chacun des acteurs s’est impliqué dans le
débat collectif en y témoignant de son savoir-faire, de ses modes opératoires propres. Le travail
est à la fois une activité de production et un vivre ensemble.
Que le travail ne se réduise jamais à ce qui en est décrit dans les fiches de poste et les procédures,
tous le perçoivent aisément. La grève du zèle en est l’exemple le plus significatif. Des recherches
de différentes disciplines ont mis en évidence cette part de l’activité qui permet l’intelligence
collective7, appelée selon les auteurs et avec des nuances différentes « activité de régulation »8,
4
DEJOURS C. (2009), Travail vivant. 2 : Travail et émancipation, Éd. Payot et Rivages, p. 20.
Idem, p. 21.
6
Id., p. 33.
7
GROSJEAN M. et LACOSTE M. (1999), Communication et intelligence collective. Le travail à l'hôpital, Ed.
Puf, coll. Le Travail Humain, 225 p.
5
3
« travail d’organisation »9 ou encore « activité déontique »10. Cette adaptation des règles, en
partie individuelle mais aussi largement collective, représente une somme importante de travail et
nécessite la consommation de temps et de ressources. Ce travail perpétuel de régulation locale,
parce qu’il est invisible et qu’il ne peut être qu’une initiative spontanée, représente un don
significatif fait à l’organisation, à la collectivité. Le rapport au réel du travail, en tant qu’il est
« reconfiguration des prescriptions » 11, constitue bien un don. C’est ce que confirme N. Alter :
« Ni obligatoires ni codifiés, ingéniosité et travail de régulation représentent bien un
cadeau, un don que les opérateurs destinent au bon fonctionnement de leur métier ou
de leur mission mais, également, au bon fonctionnement de l’entreprise. »12
L’ingéniosité, tout comme la coopération, ne se décrètent pas, elles nécessitent l’implication, la
volonté de donner de soi. Le management, ne sachant comment garantir cette contribution
essentielle à son fonctionnement, ne cesse alors de chercher comment obtenir l’implication de
ses salariés par toutes sortes d’incitations et de règles. L’engagement dans la régulation, dans la
délibération sur le travail et dans la coopération, est bien un don, un don précieux, indispensable
à l’organisation comme à la société. C’est ce qu’observe J. Godbout :
« Il est tellement essentiel à la société qu’elle aura continuellement tendance à le rendre
obligatoire, à douter de la capacité de ses membres et à faire des lois qui le nient. »13
L’implication dans la délibération sur le travail au sein du collectif présente des risques et
suppose des efforts importants pour les acteurs14. L’engagement dans la coopération représente
un coût significatif, tout comme l’est le fait de s’engager au-delà des règles pour inventer des
solutions permettant de faire face à l’imprévu. Ce coût est d’autant plus important que le risque
est aujourd’hui constant, notamment dans les établissements de santé, de voir la moindre
infraction par rapport aux procédures sanctionnée pour des raisons de sécurité, quand bien
même la transgression est rendue nécessaire par la réalisation du travail lui-même.
8
REYNAUD J-D. (1988), « Les régulations dans les organisations : régulation de contrôle et régulation
autonome », Revue française de sociologie, vol. XXIX, p.5-18.
9
TERSSAC (de) G. (dir.) (2003), La théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud. Débats et
prolongements, Éd. La Découverte, coll. Recherches, 448 p.
10
DEJOURS, op. cit.
11
DUMOND J-P. (2010), « La relation de travail : de la reconfirguration des prescriptions au don empêché »,
Revue Travailler, n° 23, p.151-161.
12
ALTER, op. cit.,, p. 141.
13
GODBOUT J. (1992), L'esprit du don, Les Classiques des sciences sociales, Université de Quebec à Chicoutimi, p. 156.
14
DEJOURS, op. cit. ; DETCHESSAHAR M. (2003), « L’avènement de l’entreprise communicationnelle »,
Revue française de gestion, n° 142, janvier février, p. 65-84.
4
Parce qu’il est libre et jamais dû, parce qu’il représente un coût et des risques importants dont la
contrepartie n’est jamais certaine, et parce qu’il vise autre chose qu’une finalité exclusivement
économique, l’engagement dans le travail par la mobilisation de sa subjectivité et l’implication
dans la coopération représente bien un don. Nous proposons donc d’affirmer que le travail réel,
en tant qu’il est ingéniosité et engagement dans la coopération, peut être considéré comme un
don. Le don est au cœur du travail, il est inhérent à l’activité humaine. Il ne peut y avoir de
travail effectif sans don15.
Le don pose la question de la reconnaissance, du retour éventuel. La reconnaissance est-elle
nécessaire à la dynamique du don ? C’est le point que nous allons maintenant éclaircir.
1.2. La reconnaissance du don
L’anthropologue Marcel Mauss16 a mis en évidence une caractéristique fondamentale de la
dynamique de don : elle est un mouvement de « donner, recevoir, rendre », où le recevoir et
le rendre sont aussi importants que le donner. C’est là un des grands apports de M. Mauss,
puis plus récemment du courant anti-utilitariste, que d’avoir pointé qu’un don a pour objet le
lien et que par conséquent il appelle à être reçu, à susciter une relation de réciprocité,
entendue non pas au sens de recherche d’équivalence mais d’engagement à entrer à son tour
dans la dynamique du don.
Un don qui n’est pas accepté, qu’il soit refusé ou pris comme un dû, provoque un sentiment de
trahison car le lien, la relation de confiance qu’il avait pour objet de construire ou de manifester,
se trouve rompu17. C’est pourquoi l’expression de la gratitude est fondamentale dans la
dynamique du don : elle est à la fois le signal que le don est bien reconnu comme tel et déjà un
premier retour, gage que la relation est bien établie et que le don ne restera pas sans réponse.
Le terme de reconnaissance prend toujours ce double sens à la fois de constat du don et de
gratitude envers le donateur. Elle est l’attestation que le don a bien été reçu et accueilli
comme tel et que le donataire se reconnaît par conséquent obligé, engagé dans une relation.
« Reconnaître, c’est admettre que don il y a eu, qu’on est débiteur de celui qui l’a fait et
qu’on est en reste vis-à-vis de lui, convoqué à donner à son tour. Reconnaître, c’est
donc en quelque sorte signer une reconnaissance de dette, ou à tout le moins de don. »18
15
Nous n’entendons pas ici réduire le travail au don, mais souligner une de ses caractéristiques essentielles.
MAUSS M. (1924), Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Les classiques
des sciences sociales, Université du Québec à Chicoutimi, 106 p.
17
ALTER, op. cit.,, p. 67.
18
CAILLE A. (dir.) (2007), La quête de reconnaissance, Ed. La Découverte, p. 199.
16
5
En même temps qu’un « recevoir », l’expression de la reconnaissance est déjà aussi l’expression
d’un « rendre ». C’est pourquoi elle est indispensable à la dynamique du don. On comprend dès
lors que l’absence de reconnaissance puisse être source d’un profond malaise et conduise
progressivement à un retrait de la relation, voire à un épuisement dans un don « empêché »19.
La reconnaissance du don, et particulièrement du don inhérent au travail, n’est cependant pas sans
poser de nombreuses difficultés pour l’organisation. Tout d’abord, reconnaître suppose de prendre
acte de la contribution personnelle des donateurs. Reconnaître nécessite de connaître, d’être
capable de voir ce qui a été réalisé et de savoir juger de la compétence qui y a été investie. Aussi
C. Dejours explique-t-il que la reconnaissance passe par des « jugements » sur le travail : un
« jugement de beauté » de la part des pairs, qui confirme la conformité du travail aux règles du
métier, et un « jugement d’utilité » de la part de la ligne hiérarchique20. Cela explique que le
travail invisible puisse être problématique : il n’est souvent ni identifié ni valorisé.
La reconnaissance présente également la difficulté de l’expression de la gratitude. Le don ne
pouvant s’exprimer que par un jeu subtil de dits et de non-dits où souvent les gestes, les regards
et les émotions21 servent à expliciter ce que les mots ne sauraient dire sous peine de dénaturer le
don, la manifestation de sa réception s’avère une délicate opération de mise en visibilité de
l’indicible. « L’explicitation de la règle de réciprocité tue le don », prévient Godbout22. C’est
pourquoi la reconnaissance du don constitue un véritable défi pour le management, dont le
langage est souvent celui des chiffes et des indicateurs agrégés, auquel le don est en quelque
sorte « allergique »23. De plus, parce qu’elle se joue sur le registre du partage des émotions, du
« dévoilement réciproque des personnes qui habitent les individus »24, la reconnaissance
suppose une relation qui engage directement les personnes, au-delà des statuts ou des positions.
La reconnaissance du don pose enfin un autre problème de fond à la logique gestionnaire. Alors
que l’organisation voudrait faire disparaître le risque, le don est par nature libre, indécidable, il ne
cesse de prendre des libertés avec les règles, de créer de l’incertitude afin de « libérer » l’autre de
tout engagement pour que le geste de contre-don puisse être lu comme un don en retour et non pas
comme l’accomplissement d’une obligation25. Il n’y a pas de don sans une part de transgression26.
19
DUMOND, op. cit.
DEJOURS, op. cit., p. 105.
21
ALTER, op. cit., p. 29.
22
GODBOUT, op. cit., p. 203.
23
Idem, p. 192.
24
ALTER, op. cit., p. 31.
25
GODBOUT, op. cit., p. 202.
26
ALTER, op. cit., p. 26-28.
20
6
Ingéniosité et travail de régulation sont effectivement une prise de liberté, un jeu avec les règles,
une incursion dans la clandestinité pour pouvoir réaliser quand même le travail lorsque les règles
ne suffisent plus à résoudre un problème. En cela il s’agit bien d’un don, d’un cadeau dont la
valeur tient au coût, au risque engagé. Un don indispensable mais bien embarrassant pour
l’organisation à l’origine des règles du travail visant la sécurisation des processus.
Le don, nous l’avons vu, est au cœur du travail et sa reconnaissance essentielle aux dynamiques
de don. Toutefois, sa reconnaissance s’avère problématique pour les organisations. Doit-on pour
autant en déduire, à l’instar de N. Alter, une « incapacité culturelle du management »27 à
reconnaître le don, condamnant les salariés à l’épuisement dans des dynamiques délétères ? Le
management serait-il à ce point si étranger au don ? C’est la question à laquelle nous tenterons de
répondre en nous appuyant sur l’étude de cas que nous allons maintenant présenter.
2. Le cas de la clinique G. : l’appel à reconnaître le don dans le travail
L’étude a été réalisée sous la forme d’une recherche-intervention28 dans une clinique privée
de 350 lits employant plus de 700 salariés. L’équipe de recherche29 intervenait à la demande
de la direction de la clinique, confrontée à une forte dégradation de son climat social et à des
grèves massives du personnel, ayant conduit le CHSCT à exiger une expertise sur les risques
psychosociaux. Le manque de reconnaissance était au cœur de la plainte exprimée par les
acteurs, quel que soit leur niveau hiérarchique. Nous avons cherché à comprendre ce que
révélait l’expression de ce mal-être.
2.1. Voir le travail
La clinique G. a vu son activité tripler au cours des trois dernières années et a embauché près
de 300 nouveaux salariés sur la période. Un système d’ordonnancement sophistiqué permet de
soutenir un tel niveau d’activité par une gestion des flux serrée provoquant une intensification
du travail, tant physique que cognitive et psychologique, qui se fait fortement ressentir dans
les équipes. L’impression est grande, chez les soignants comme chez les agents de service
hôtelier (ASH), de devoir beaucoup donner, d’autant que ce n’est plus seulement le fait de
moments particuliers mais désormais un rythme constant, un effort permanent.
27
ALTER N. (2011), « Don, ingratitude et management. Suicide et désengagement au travail », Revue française
de gestion, n°211, p. 58.
28
Nous ne présenterons pas ici l’intervention et le plan d’action auquel elle a donné lieu, mais simplement les
éléments de diagnostic directement utiles pour mettre en lumière la dimension de don dans le travail et la
question de sa reconnaissance par le management.
29
Elle comprenait également Mathieu Detchessahar, Arnaud Stimec et Stéphanie Gentil, membres du LEMNA.
7
« C’est du début à la fin de la journée, c’est toujours sur le même rythme, si c’est pas
des fois plus. Et il faut toujours donner, et il faut être toujours là, et on nous en
demande toujours de plus en plus… » (AS) 30
A la rotation de plus en plus rapide des lits s’ajoute la part administrative du travail. Le temps
passé par les infirmières à ce qu’elles qualifient de « paperasserie » va croissant à mesure que
la direction, dans une volonté d’optimisation, de traçabilité et de logique qualité, met en place
de nouveaux outils. Si le système d’information de la clinique apparaît ultra-performant aux
yeux des dirigeants, il n’en est pas moins une lourde charge pour le personnel qui doit
l’alimenter constamment. Les outils et procédures ne cessent de se multiplier et constituent un
travail invisible considérable, qui n’a aucune valeur aux yeux du personnel soignant.
Comme un refrain, apparait dans le discours des soignants et ASH le constat que le travail,
l’effort, n’est pas vu, pas reconnu, ni par les médecins ni par l’encadrement : « Les gens ont
l’impression qu’on n’a pas conscience du travail qu’ils font et des efforts qu’ils fournissent. »
La direction, du fait de la logique qui est la sienne, ne s’intéresse qu’au résultat alors que ce qui,
aux yeux des salariés, donne valeur à leur travail, c’est l’effort consenti. Or il est bien difficile
pour le management de voir ce qui n’apparaît plus dans le résultat final : les difficultés
dépassées, tout ce qu’il a fallu donner de soi. Les personnels attendent que leurs responsables se
déplacent, viennent voir en personne le travail et pas seulement à distance à travers des outils.
Les cadres, en effet, aspirés par d’innombrables enjeux externes qui concentrent leur attention
aux frontières de l’organisation, ne sont plus présents sur la scène du travail. Ils passent de plus
en plus de temps à alimenter les outils de gestion et ne connaissent plus le travail.
« Ça sert à rien les coefficients, les machins, je calcule, il faut tant de personnel. Non,
non, faut venir, faut venir travailler avec nous, faut voir ! » (Agent de stérilisation)
Même déception vis-à-vis des médecins – également actionnaires de la clinique – : on les côtoie
tous les jours, mais pas plus que les dirigeants ils ne semblent voir le travail.
« En effet, on pourrait penser que vous médecins et actionnaires en travaillant sur
place vous êtes plus proche de la réalité mais en fait nous avons le sentiment que vous
n’avez pas plus d’intérêt pour le personnel que si vous étiez de simples actionnaires
attendant leurs dividendes Outre-Manche… »31
30
31
Dans toute cette partie, les citations sont extraites des entretiens menés avec le personnel de la clinique dans le
cadre de l’étude. La fonction de la personne auteur des propos est précisée entre parenthèses. AS : aidesoignante ; IDE : infirmière diplômée d’Etat ; ASH : agent de service hôtelier.
Extrait d’un courrier des représentants syndicaux aux médecins-actionnaires, 23/03/2009
8
En revanche, les patients expriment, eux, par leurs remerciements, une confirmation de la
qualité du travail fourni. Ils savent signaler qu’ils ont vu l’effort qu’a demandé le travail et
l’engagement qui y a été mis, alors que le reste de l’organisation semble y être insensible.
La reconnaissance est intimement liée à la question du sens : si le travail n’est pas reconnu,
pourquoi s’y investir, pourquoi se donner ? « On a l’impression des fois de se sacrifier pour
rien », expriment les salariés. Le don n’a de sens que s’il est accueilli, reçu.
« C’était à se demander pourquoi on se fait suer à faire ce boulot de dingue ? Pourquoi
on court dans tous les sens pour faire en sorte que tout aille bien, et quand tout va bien,
ils ne s’en rendent même pas compte qu’on court dans tous les sens ! » (IDE)
Les acteurs expriment souvent leur impression que la hiérarchie a tendance à s’approprier les
fruits du travail collectif et les bons résultats de l’organisation ; elle ne sait y reconnaître
suffisamment la contribution du personnel.
« On attendait cette réunion avec impatience, et ce qui en ressort : (…) qu'ils ont
augmenté l'activité ! Bah oui c’est bien mais bon, derrière cette augmentation de l'activité,
bah on a trimé aussi quoi ! » (IDE)
Il est frappant de constater que ce même sentiment de donner sans que l’effort ne soit jamais
vu, reconnu, est non seulement le fait des opérationnels, mais il est aussi exprimé par les
membres de l’encadrement eux-mêmes. Le travail des cadres de santé passe inaperçu pour les
médecins, qui n’ont aucune idée de ce que recouvre la fonction. « Je ne vois ou ne discerne
aucun euh… aucun commandement supérieur », affirme l’un d’eux. Pour les équipes ellesmêmes, l’activité des cadres demeure souvent un mystère : on ne sait pas ce qu’ils font.
« Elles doivent avoir du boulot, pour qu’elles soient comme ça, ça c’est sûr, ça se voit,
mais alors quoi ? » (AS)
Paradoxalement, la direction elle-même semble ne plus être capable de voir le travail de
régulation locale qu’assurent les cadres. Lorsque certains responsables d’unité de soin se sont
vus confier plusieurs équipes à encadrer, parfois sur deux étages différents, le rôle de proximité
qu’ils s’efforçaient d’assurer malgré toutes les tâches administratives ou transversales à leur
charge leur est apparu dénié jusque par la direction elle-même.
Le travail, l’effort, n’est pas vu, il n’est su de personne, il n’est pas apprécié à sa juste valeur.
Il ne peut donc susciter de reconnaissance.
9
2.2. Le sentiment d’ingratitude
Les équipes ne rechignent pas au travail, elles n’hésitent pas à se donner ; mais encore faut-il que
ce don ne soit pas considéré comme un dû. De manière générale, les salariés de la clinique
affirment que ce qu’ils donnent ne suscite pas la réciprocité espérée.
« On a l’impression, nous, toujours, de donner, donner, donner, donner, donner plus,
et qu’on a rien en retour. » (IDE)
Ils estiment donner beaucoup, notamment sur le registre coûteux pour eux de l’administratif, du
travail d’organisation qui ne relève pas à leurs yeux de leur mission première et ils comprennent
mal qu’ensuite la direction soit si peu sensible à eux. « Y a quelque chose qui cloche là, j’ai
l’impression qu’on se fait avoir comme y a pas », expriment-ils parfois. Quel retour attendent-ils ?
Un merci, répondent-ils, un bonjour, le signe qu’on existe, mais aussi et surtout un jugement sur
le travail, la confirmation que le travail a été vu et apprécié.
« On aimerait un merci de temps en temps (…) une reconnaissance du travail fait, et pas
quelque chose de littéraire comme ça qui en fait, on sent qu’il y a pas de sentiment. » (AS)
Lorsque manque le bonjour, le petit mot personnel, les personnes ont le sentiment d’être un
pion interchangeable, qu’elles ne comptent pas. Elles n’existent pour personne. L’expression
de la reconnaissance est en effet aussi une question d’identité, elle donne le sentiment
d’exister. Il s’agit bien de reconnaître la personne à travers son travail.
« Moi je me considère comme un pion. Si un jour on n’a plus besoin de vous, on va pas
vous dire merci ni au-revoir. On est des petits pions, on fait ce qu’on veut de nous. » (AS)
Là encore, le sentiment d’ingratitude n’est pas le propre du personnel vis-à-vis de la
hiérarchie ; on le retrouve également exprimé par les membres de l’encadrement, à qui
manque aussi le retour de la part de l’équipe pour laquelle ils ne cessent de se donner.
« Moi je sens pas forcément de compréhension de leur part. Autant nous, en tant que
cadre de proximité, elles sont notre priorité quotidienne, on pense qu’à elles et à la
meilleure façon d’organiser leur travail et qu’elles puissent prendre en charge les patients
au mieux pour assurer la qualité des soins et tout… Il y a aucun retour ! » (Cadre)
2.3. Le don face aux règles et à la phobie du risque
Plus encore que la blessure, déjà douloureuse, due à l’absence de reconnaissance, à
l’ignorance de leur investissement dans le travail, les salariés ont l’impression que la direction
ne cesse de les empêcher de bien faire leur travail et leur met des bâtons dans les roues.
10
L’activité se situe dans un champ qui a vu se multiplier les exigences règlementaires. Les
cliniques veillent avec une vigilance extrême aux indicateurs qualité et déploient une intense
activité de « protocolisation » pour verrouiller les procédures à suivre. La course à la qualité est
devenue à la clinique G. une véritable phobie du risque. Quotidiennement, pourtant, parce qu’ils
tiennent à faire un travail de qualité malgré des moyens jugés insuffisants, les acteurs se
trouvent engagés à poser des gestes considérés comme une infraction par rapport aux règles.
Pour se prémunir contre ce risque, le management mène une véritable chasse aux « glissements
de tâches », pourtant inévitables et indispensables à la compétence collective32. C’est pourquoi
les salariés estiment que l’organisation, qui les contraint à prendre des risques, devrait en
assumer avec eux les conséquences, les soutenir plutôt que les leur reprocher.
Lorsque l’entraide devient trop difficile, empêchée ou sanctionnée, les salariés le disent euxmêmes, on ne prend plus de risques pour coopérer, on se retranche derrière les règles et peu à
peu on se retire de la vie collective. On cesse de donner, parce que cela devient trop coûteux.
« C’est ces restrictions, à force de toujours être seul pour faire les différentes choses,
on reste tout seul et on ne pose plus de questions, et on se retire petit à petit de la vie
de communauté, (…) on n’a plus envie de faire des efforts. » (AS)
Le retrait et la dégradation du climat social qui en résultent ne sont donc pas le signe d’une
absence de volonté de donner mais bien d’une lassitude des acteurs33 dont le don constamment
réitéré n’est jamais reconnu. La motivation s’use, l’engagement dans la coopération devient trop
coûteux. Le travail lui-même est de plus en plus « empêché ».
3. Discussion : le rôle du management dans la reconnaissance du don
Le don existe dans les organisations, il ne manque que de le reconnaître. C’est l’hypothèse forte
de Norbert Alter34, que nous partageons pleinement. L’analyse de la clinique G. a confirmé
combien est présent à tous les niveaux de l’organisation – y compris à celui du management –
le sentiment de se donner et bien souvent de se donner pour rien, faute de reconnaissance.
L’étude a souligné l’importance que le travail soit vu, que soit manifestée la reconnaissance et
que le don puisse rester une initiative libre et non sanctionnée. Un tel constat interpelle
directement le management : c’est en effet lui qui a pour mission de « voir » le travail, de
manifester la reconnaissance et de sécuriser la prise de risque que nécessite l’activité.
32
OSTY F. (2003), Le désir de métier, Engagement, identité et reconnaissance au travail, Presses Universitaires
de Rennes, coll. "des Sociétés", 245 p.
33
ALTER N. (1993), « La lassitude de l'acteur de l'innovation », Sociologie du travail, n°4, p. 447-468.
34
ALTER (2009), op. cit.
11
3.1. Le rôle du management de proximité, un travail de don et « sur le don »
L’ingéniosité déployée au quotidien par les acteurs, le temps consacré au travail de régulation
locale pour permettre au collectif de prendre en charge un flux considérable de patients, sont
autant de dons qui ne sont visibles que pour les témoins directs de l’activité. C. Dejours35 a
souligné l’importance du regard des pairs sur le travail, s’attardant moins sur celui, pourtant
essentiel, du management. Or les cadres, de plus en plus accaparés par des tâches gestionnaires
destinées à répondre à des enjeux externes, sont de moins en moins présents sur la scène du travail
de leurs équipes36. Ils ne voient plus le travail, ils en connaissent de moins en moins les difficultés
et les astuces. Pourtant, seul un « management par l’aval »37, au plus près du travail, est
susceptible, au-delà des résultats, de voir ce qu’il en a coûté.
Quelle que soit la nature du jugement proféré par l’encadrement, celui-ci s’avère indispensable
car il est l’expression de la reconnaissance du don fait à l’organisation. La dynamique de don
est une relation, elle suppose une rencontre de personne à personne38. La reconnaissance du
travail s’inscrit donc expressément dans le cadre de la relation managériale, elle passe par la
rencontre effective entre la personne et son supérieur immédiat. Les relations hiérarchiques de
proximité sont bien la « sphère privilégiée de circulation des signes de reconnaissance »39.
Les auteurs ayant travaillé sur le rôle du management le confirment : manager est avant tout une
activité de régulation, de négociation de compromis sociaux40, un « travail de traduction »41.
Dans les établissements de santé, soumis à des règlementations élaborées à des échelons toujours
plus éloignés, P. Bouret souligne également combien l’activité des cadres de santé est un « travail
de lien »42. La régulation et donc la relation, le lien – ou encore le don –, est en quelque sorte le
rôle propre du manager de proximité et tout spécialement du cadre de santé43.
35
DEJOURS, op. cit.
DETCHESSAHAR M. et GREVIN A. (2009), « Un organisme de santé… malade de "gestionnite" », Revue
Gérer et Comprendre, n° 98, décembre, p. 27-37 ; DETCHESSAHAR M. (2011), « Santé au travail. Quand le
management n'est pas le problème, mais la solution… », Revue française de gestion, n° 214, p.89-105.
37
ALTER (2009), op. cit., p. 150.
38
GODBOUT, op. cit., p. 23.
39
OSTY F. et DAHAN-SELTZER G. (2006), « Le pari du métier face à l'anomie », Nouvelle Revue de
Psychosociologie, n° 2, p. 100.
40
MISPELBLOM BEYER F. (2004), « Encadrer, est-ce travailler ? », in Y-F. LIVIAN (dir.), « Ce que font les
cadres, Actes de la journée du 8/12/2003 », Cahiers du GDR Cadres, n° 6, p.7-21.
41
DESMARAIS C. et ABORD de CHATILLON E. (2010), « Le rôle de traduction du manager. Entre
allégeance et résistance », Revue française de gestion, n°205, p. 71-88.
42
BOURET P. (2008), « Encadrer dans la fonction publique hospitalière : un travail de lien invisible », Revue
française d'administration publique, n° 128, p. 729-740.
43
LÉPINE V. (2009b), « La reconnaissance comme condition de la collaboration au sein des unités de soins : les
cadres de santé entre intuition et raison », Actes du colloque "Organisation et communication au sein des systèmes de
santé", 77e congrès ACFAS, Ottawa, 11-12 mai, p. 132-142.
36
12
Le travail de régulation, caractéristique du rôle de l’encadrement intermédiaire, est tout entier tissé
de dynamiques de don. Il est lui-même don au sens où il ne peut résulter que de l’engagement et
de la créativité des cadres face à tout ce qui est imprévu, imprescriptible, face à tout ce que la
règle n’a pas suffi à faire fonctionner. Il est également un don au sens où c’est une activité
invisible, peu gratifiante, rarement valorisée, voire stigmatisée44. C’est un travail de « gestion du
désordre »45. La gestion de l’aléa, parce que celui-ci est souvent risque, dysfonctionnement, donc
échec de la rationalisation, du « beau travail » aux yeux de la direction, représente en quelque
sorte le « sale boulot »46. Reconnaître cet invisible travail de régulation, cette activité « mal vue »
sans cesse masquée, revient à accepter que la rationalisation ne suffit à assurer l’efficacité du
système et que des ajustements, des « rattrapages » permanents, sont nécessaires47.
Le travail de régulation est en même temps un travail « sur le don » ; un travail d’articulation
entre les différentes sphères du don, de médiation, de traduction pour mettre en évidence le don
de chacune des parties dans le cadre de la logique gestionnaire qui lui est souvent aveugle. Le
management de proximité a précisément pour rôle la mise en visibilité du don, la manifestation
de la gratitude et la responsabilité de le faire reconnaître dans les sphères supérieures.
3.2. La manifestation de la reconnaissance
Pour que le travail soit vu et reconnu, il est nécessaire que soient mises en place les conditions
d’un management susceptible d’assurer une proximité réelle et une disponibilité effective.
V. Lépine, dans sa recherche sur le rôle des cadres de santé48, confirme que la simple présence
attentive du cadre est potentiellement une « relation agissante » qui produit de la reconnaissance.
Il peut s’agir de situations informelles où quelques mots, un simple regard, viennent signifier la
valeur accordée à ce qui a ainsi été identifié comme un don libre et coûteux. Salutations, sourires,
demandes de nouvelles et compliments sont des aliments privilégiés des dynamiques de don.
Si la manifestation de la reconnaissance s’exprime souvent par des émotions, des gestes et des
regards qui « sous-titrent » le don49, des mots sont aussi attendus. Combien de fois n’avons-nous
pas entendu en entretien l’attente d’un merci, d’un compliment, d’une parole signifiant que
l’engagement a été vu, apprécié, qu’il a contribué au résultat obtenu ? Tout en précisant que le
44
BUSCATTO M. (2002), « Des managers à la marge : la stigmatisation d'une hiérarchisation intermédiaire »,
Revue française de sociologie, n°43-1, p. 73-98.
45
ALTER (2009), op. cit., p. 96.
46
HUGHES E. (1996), Le regard sociologique. Essais choisis. Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel
Chapoulie, Ed. EHESS, 344 p. ; LHUILIER D. (2005), « Le "sale boulot" », Revue Travailler, n° 14, p.73-98.
47
BOURET, op. cit., p. 735-736
48
LÉPINE V. (2009a), « La reconnaissance au travail par la construction d'une relation agissante », Revue
Communication et organisation, n° 36, p.96-107.
49
ALTER (2009), op. cit., p. 29.
13
remerciement n’importait pas en tant que tel, que l’on ne travaille pas pour cela, comme pour
rappeler que les personnes agissent bien sur le mode de l’inconditionnalité, mais aussi qu’une
réciprocité est espérée50, qu’elle donnerait sens à l’effort, qu’elle démultiplierait le plaisir face à la
prouesse réalisée et la satisfaction du travail bien fait. La reconnaissance doit donc aussi
manifester explicitement, sinon le don, du moins que le geste a été vu.
Lorsque cependant les mots ne correspondent pas à une authentique dynamique de don entre les
personnes en jeu, ils sonnent faux et représentent une offense plutôt qu’un cadeau. Les discours de
la direction qui ne s’enracinent pas dans une relation vérifiée dans le concret des moyens
accordés, par exemple, sont souvent mal perçus, reçus comme l’expression d’une domination ou
d’une provocation. Les paroles doivent s’accompagner des actes correspondants, d’un retour, quel
qu’il soit. Ce n’est pas l’objet retourné qui est attendu, la récupération accordée ou la prime
octroyée, mais le signal qui garantit que la réciprocité est là, que l’on peut continuer à donner sans
compter. Plus encore que les mots ou le geste ponctuel, les acteurs perçoivent l’ensemble du
discours véhiculé par le management et sa cohérence. Si le discours prêche la gratitude mais que
les besoins du travail ne sont pas pris en compte, le sentiment de non reconnaissance perdure.
Pour que le don ait du prix, encore faut-il aussi que ce qui est donné ait de la valeur aux yeux de
ceux qui l’échangent. Or sur ce registre les cadres de la clinique G. se trouvent en défaut : l’objet
de leur activité est précisément ce qui compte le moins pour les équipes qu’ils encadrent. Les
tâches gestionnaires, le travail d’organisation, n’ont rien de la dignité du travail de soin. Il faut
donc dramatiser plus encore la reconnaissance pour donner du prix à ces dons sans valeur. Des
rituels doivent être inventés, des espaces de reconnaissance institués, pour signifier ce qui est en
jeu dans la relation, mettre en place « un véritable dispositif communicationnel qui place au cœur
de l’interaction une scénarisation du processus de reconnaissance »51.
Exprimer la reconnaissance suppose aussi qu’existent des espaces de reconnaissance. Il peut
s’agir d’espaces de discussion institutionnalisés52 au cours desquels le travail est mis en débat au
sein du collectif et où la contribution singulière de chacun peut être mise en lumière et bénéficier à
tous. C’est potentiellement le cas des réunions d’équipe ou de service. En faire des espaces de
reconnaissance des dynamiques de don implique que ces réunions soient brèves pour ne pas
surcharger le travail, mais régulières, préparées, ouvertes au débat, qu’elles permettent d’obtenir
ou de construire des solutions aux problèmes rencontrés dans l’activité. Cela signifie également
50
BRUNI L. (2010), « Pour une théorie de la réciprocité, plurielle et pluraliste », Revue du MAUSS, n° 35, p.221-245.
LEPINE, op. cit., p. 103.
52
DETCHESSAHAR (2011), op. cit.
51
14
qu’elles se déroulent dans un climat favorisant la libre expression. Le cadre qui les anime a pour
rôle de valoriser le travail de tous, d’exprimer la contribution de l’équipe aux avancées ou aux
projets de l’établissement, de mettre en perspective les efforts demandés et les résultats obtenus,
d’expliquer les motifs de chaque décision et de donner un retour sur ce qui en a résulté.
Parmi les espaces potentiels de reconnaissance « scénarisés »53, se trouve en premier lieu
l’entretien annuel d’évaluation. Son objet même en fait un temps privilégié d’expression de la
reconnaissance et de discussion sur le travail ainsi que du lien construit. Il est par excellence le
moment où chacune des parties « fait les comptes de la relation »54 et juge de l’opportunité de
poursuivre l’engagement et de réitérer le don. C’est le moment où des attentes sont susceptibles de
s’exprimer ou d’être implicitement formulées et où une gratitude est explicitement attendue.
De la même manière, tous les outils du management sont susceptibles d’être revisités pour
devenir un moyen d’expression de la reconnaissance de la dimension de don présente dans le
travail de chacun des membres de l’organisation, quelle que soit sa position hiérarchique ou sa
fonction. Plutôt que substituts à la relation, les outils deviennent alors le signe du lien que le don
vise à construire et la coopération peut s’appuyer sur la relation de réciprocité ainsi facilitée.
La perspective adoptée ici invite finalement à un changement profond dans les représentations du
management sur son propre rôle et sur l’organisation elle-même. Elle confronte à la question de
l’unicité et de la créativité de la personne que l’on ne peut réduire à un « pion » interchangeable et
représente ainsi un défi pour la vision rationalisatrice qui domine souvent dans les organisations.
Reconnaître la dimension de don suppose en effet une anthropologie qui ne réduise pas l’homme
au travail à un « homo oeconomicus » mais prenne en compte aussi sa dimension d’« homo
donator »55. Or il semblerait qu’à ce sujet bien des principes déjà anciens n’aient pas été encore
suffisamment pris en compte dans les théories des organisations pour pouvoir influer durablement
sur les pratiques de management56, du fait de l’anthropologie à leur fondement.
53
LEPINE, op. cit., p. 103.
RICHEBE N. (2002), « Les réactions des salariés à la "logique compétence" : vers un renouveau de l'échange
salarial ? », Revue française de sociologie, vol. 43 n° 1, p. 112.
55
GODBOUT J. (2000), Le don la dette et l'identité. Homo donator vs homo oeconomicus, Les Classiques des
sciences sociales, Université du Québec à Chicoutimi, 159 p.
56
GHOSHAL S. (2005), « Bad Management Theories Are Destroying Good Management Practices », Academy of
Management Learning and Education, vol. 4, n° 1, p. 75-91.
54
15

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