Numéro, 07-2015 - Claude Lévêque

Transcription

Numéro, 07-2015 - Claude Lévêque
Face à face
84
Passions intimes
Propos recueillis par Thibaut Wychowanok, portrait Éric Nehr
Au fil d’un entretien
bucolique, la légende
du cinéma français
Catherine Deneuve et
l’immense artiste
Claude Lévêque
évoquent leurs
passions communes.
Ils y révélent
notamment l’attraction
secrète qu’ils
partagent pour…
le jardinage.
Numéro : Je crois savoir que vous vous
connaissez déjà. À quelle occasion vous
êtes-vous rencontrés ?
Catherine Deneuve : Pour parler jardin !
Claude Lévêque : Nous nous étions
croisés à quelques reprises, et j’avais fini par
inviter Catherine à Nevers afin de lui
montrer les lieux de mon enfance. J’écrivais à
l’époque un livre sur ma famille, de mon
enfance jusqu’à mon adolescence.
Catherine Deneuve : Nous avions découvert de petits potagers assez étonnants. Je
m’en souviens très bien.
Claude Lévêque : Oui, au bord de la nationale, là où je suis né. Un endroit auquel je suis
très attaché. Nous avions passé une journée
ensemble. Une expédition ! [Rires.] Nous nous
sommes rendus à la maison de mon grandpère qui faisait partie de la Résistance. J’ai un
peu raconté mon histoire. Et puis, très vite,
nous nous sommes intéressés aux plantes.
Catherine Deneuve : Quand on regarde
la nature, on en deviendrait presque croyant.
C’est une perfection. J’ai rarement vu des
créations imparfaites dans la nature.
Même les plantes qui développent ces excroissances étranges, comme des verrues,
restent très belles. C’est toujours beau une
plante. Il y en a que j’aime moins que
d’autres. Mais rien n’est moche. Le végétal
est une perfection. La nature, c’est le
contraire des êtres humains. Plus ça vieillit,
et plus c’est beau.
Possédez-vous, comme Claude Lévêque,
une maison de campagne ?
Catherine Deneuve : J’habite Paris mais je
vais dans ma maison de campagne très
souvent, sur les rives de l’Eure. Depuis mon
enfance, la campagne a toujours été pour
moi liée à ce mélange de végétation et d’eau
car mes parents avaient repris un ancien
hangar au bord de la Seine. La lumière est si
différente dès que l’eau est présente…
Claude Lévêque : Elle est magique.
Je connais cela avec la Loire qui passe à
trois kilomètres de chez moi. Une Loire
sauvage, pleine d’îles…
Catherine Deneuve : L’Eure n’est pas sauvage mais elle est privée. Ce qui m’impose
Catherine Deneuve et Claude Lévêque à la
galerie Kamel Mennour à Paris, sous un néon
de l’artiste, The World is Yours, (2013), néon
blanc, 19 x 116 cm (©ADAGP Claude Lévêque).
Face à face
de nombreux devoirs, comme l’entretien
des berges. Et vous n’imaginez pas tout ce
qui peut venir détruire les berges. Oh ! les
animaux !
Claude Lévêque : Ah ! les castors ! [Rires.]
Catherine Deneuve : Et les ragondins !
C’est terrible les ragondins ! Et qui dit rivières
dit poissons, oiseaux… Et la nuit les grenouilles. Il y a toujours du bruit.
Claude Lévêque : Chez moi ce sont
plutôt les bruits de la forêt. Chouettes, picsverts, chevreuils, sangliers… J’adore me
rendre dans la forêt au cœur de la nuit. C’est
un tumulte. C’est inquiétant. Mais c’est un
plaisir. Un fracas !
“Quand on regarde la nature, on en
deviendrait presque croyant. C’est toujours
beau une plante. Le végétal est une
perfection. La nature, c’est le contraire des
êtres humains. Plus ça vieillit, et plus
c’est beau.” Catherine Deneuve
prépare à l’italienne : de la mozzarella, un filet
d’huile d’olive, une gousse d’ail coupée en
deux, du poivre, du piment d’Espelette et du
basilic. Haché aux ciseaux ! Surtout pas
à la machine !
Catherine Deneuve : J’ai un couple de
chevreuils chez moi. On les aperçoit souvent
l’été. Ils viennent boire à l’étang. Et ils ont eu
des petits l’année dernière. C’était très
mignon. Je pense toujours à leur mettre un
gros bloc de sel l’hiver. Mais ils font beaucoup de dégâts. Il faut penser à protéger ses
plantations… Mais pour le moment, je profite
de l’été. Une saison de contemplation.
Les rosiers, c’est formidable les rosiers ! Et les
tomates ! C’est tellement de travail que
chaque année je me dis que je vais arrêter.
Mais je n’y arrive pas. Certaines variétés sont
si extraordinaires. Je pourrais en manger
tous les jours. Les tomates, c’est assez facile
à préparer. Surtout quand elles sont bonnes.
Claude Lévêque : Je les savoure parfois
juste avec du sel…
Claude Lévêque : Un peu de vinaigre, un
peu de sel…
Catherine Deneuve : Exactement. Il y a
une plante méditerranéenne qui me rappelle
cela, l’Helichrysum. Une odeur de sable et
de feu. Comme le maquis corse. Ah ! les
végétaux, ça nous emmène très loin. Je me
Catherine Deneuve : Jamais de vinaigre
dans les tomates ! Ça détruit le goût. Je les
Catherine Deneuve : Oh ! oui. Quand elles
sont bonnes…
Êtes-vous également sensibles aux
odeurs ?
Catherine Deneuve : Même si je suis une
grande fumeuse, j’ai un très bon nez. Je me
souviens très bien, lorsque j’étais jeune,
d’une odeur particulière, mêlant l’œillet et
l’asphalte. Il devait s’agir d’un désinfectant.
Claude Lévêque : Je crois m’en souvenir
également. Une odeur de ferraille…
souviens d’avoir acheté ce petit livre très
étonnant et très pointu sur la végétation dans
les villes. Je suis fascinée par ces plantes
qui poussent sur un centimètre dans une fissure du béton. Hier, j’étais à la gare. Je rentrais à Paris et je me suis arrêtée à Rennes pour
fumer une cigarette. Quel ne fut pas mon
plaisir de découvrir, entre les traverses en bois
du chemin de fer, au milieu des gros cailloux
et en face du quai, une plante argentée
magnifique. À Paris, je passe mon temps à
regarder ces phénomènes, cette puissance
des végétaux qui passent à travers tout. Et je
ne résiste jamais à l’idée de les cueillir.
Sauf là, où j’ai eu peur de me faire engueuler
en me penchant sur les rails.
Claude Lévêque : Cela me fait penser à
une expérience olfactive que j’ai réalisée pour
la première Nuit blanche à Paris. J’avais
découvert un lieu abandonné, inconnu de tous.
J’ai travaillé avec un très grand nez pour
restituer, sous la forme d’un parfum, l’odeur
de cet espace : la graisse, la rouille mais
aussi l’urine puisqu’il était plus ou moins squatté.
Pour le visiteur, l’expérience consistait à traverser un espace dans le noir avec pour seul
repère ce parfum enivrant et hypnotique. La
87
“C’est l’ambiguïté du sens qui fait que l’on
est attiré par quelque chose. Derrière l’aspect
féerique de mes néons, quelque chose se
révèle, la phrase que je dessine avec la lumière
apporte une inquiétude, de l’angoisse.”
Claude Lévêque
question de la mise en scène est essentielle
dans mes œuvres. Créer une ambiance,
réfléchir au parcours du visiteur. La question
de l’échelle des choses, de leur hauteur et de
leur position conditionne le parcours et la
réception du spectateur. Parfois, je pense que
j’aurais aimé faire du cinéma. Pas acteur
évidemment ! [Rires.]
Catherine Deneuve : Je me souviens
encore très bien d’une scène avec François
Truffaut. Nous devions tourner dans une
cave où j’étais censée retrouver mon mari.
François me demandait alors, pour des raisons de mise en scène, de traverser la cave
et de revenir vers lui. À l’époque, ce déplacement me paraissait véritablement n’avoir
aucun sens. Je le lui ai dit. Il m’a répondu, sur
un ton assez ferme : “Peut-être, mais c’est
un déplacement dont j’ai besoin, moi. Si
j’avais besoin de faire faire des choses normales, je prendrais des gens normaux, pas
des acteurs professionnels.” Je dois dire
que cette réflexion m’a beaucoup servi par la
suite. J’ai compris que se mouvoir devant la
caméra n’était pas la même chose que se
mouvoir devant une personne. La caméra
nécessitait une mise en scène à laquelle je
devais me plier. D’ailleurs, je suis une actrice
qui aime être dirigée.
Quel regard portez-vous sur l’œuvre de
Claude Lévêque ?
Catherine Deneuve : Son aspect insolite et
poétique m’a tout de suite frappée. Une chose
que je trouve assez particulière dans vos
œuvres est leur manière d’attirer immédiatement le regard. Puis on découvre évidemment une histoire plus compliquée. Je suis
attirée par les choses qui n’ont pas toujours
l’apparence qu’elles semblent avoir. Ou
qui peuvent évoluer vers un mystère ou un
secret. C’est le cas de vos œuvres.
J’aime beaucoup les secrets. Et je les respecte beaucoup. Je ne tiens pas forcément
à ce qu’on les révèle.
Claude Lévêque : Oui, la partie enfouie.
J’aime beaucoup cela aussi. C’est l’ambiguïté
du sens qui fait que l’on est attiré par
quelque chose. Bien sûr, lorsque je travaille
avec la lumière, comme avec mes néons,
il y a un aspect féerique. Et quelque chose
se révèle, la phrase que je dessine
avec la lumière apporte une inquiétude, de
l’angoisse.
L’un de vos néons reprend une citation
d’un morceau de Nina Simone, Tomorrow
Is My Turn. Vous êtes tous les deux de
grands passionnés de musique.
Catherine Deneuve : Ah ! Tomorrow is
my turn… [en chantant]. Nina Simone est une
chanteuse que j’aimerai toute ma vie. Vous
me direz, pour le temps qu’il me reste ! [Éclats
de rire.] J’étais allée la voir… Pas très aimable,
la dame. Mais quelle voix ! J’ai retrouvé la même
émotion avec Amy Winehouse. À Cannes,
en voyant le documentaire qui lui est consacré,
j’ai pris conscience de la tristesse et de la
puissance de ses paroles. Jusqu’alors, j’avais
surtout été subjuguée par sa voix.
Claude Lévêque : Je suis connu pour mon
amour du rock dur, du hard-rock. J’aime ces
musiques qui me vident la tête, comme le
jardinage. Elles me donnent de l’énergie. Mais
je n’aime pas que ça. J’écoute de la musique
classique, et j’ai une grande passion pour la
variété française, Claude François, Trenet…
Je redécouvre Trenet en ce moment.
Catherine Deneuve : Ah ! mais j’aurais
dû vous apporter l’album de reprises que vient
de sortir Benjamin Biolay ! Ça va vous plaire…
Claude Lévêque : Ce n’est pas évident
de chanter Trenet… C’est certainement de la
nostalgie, mais j’adore aussi Sylvie Vartan.
Son côté dramatique…
Catherine Deneuve : Elle a une voix
dramatique, c’est vrai. Une voix très grave.
Moi, j’aime beaucoup les chansons de
Françoise Hardy. J’aime beaucoup sa voix.
Enfin, quand elle chante, pas quand elle parle.
Claude Lévêque : Évidemment ! [Rires.]

Documents pareils