Darwin, l`amour et les autres

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Darwin, l`amour et les autres
Darwin, l’amour et les autres
L’évolution du monde entier est le fruit du temps, les choses passent nécessairement d’un état
à un autre, aucune ne reste semblable à soi, tout s’en va, tout change, tout se métamorphose
par la volonté de la nature…/…Il faut en effet, nous le voyons, tout un concours de
circonstance pour que les espèces puissent durer en se reproduisant. Lucrèce, De Natura
Rerum
A y regarder de plus près, Darwin n’a rien du bonhomme affable et quasi progressiste que
nous ont dépeint les fêtards de l’année du bicentaire. Ami du raciste Galton, il encouragea son
fils à fonder la société eugéniste. Francis Galton, raciste, inventeur de l’eugénisme, et cousin
de Darwin, était largement obsédé par les questions de « la dégénérescence de la classe
ouvrière »(dixit) et de la « préservation de l’élite bourgeoise », et Darwin ne se cache pas
d’avoir puisé l’idée d’une amélioration héréditaire chez Galton (« prodigies of genius will, as
shown by Mr. Galton, appear somewhat more frequently than before »). Car la sélection
naturelle est d’abord une théorie du tri. Haeckel, son plus ardent zélateur et camarade, s’avéra
aussi un mercenaire du « darwinisme social », et a professé des notions racistes bien
séduisantes pour les cercles de la droite nationale allemande. Il fut l’un de ceux qui
proposèrent une classification hiérarchique des races humaines, favorisant le racisme officiel
de la nation allemande, puis du nazisme.
Certes, Darwin formule l’hypothèse originale de la sélection naturelle développée en 1859
dans son livre célèbre « De l’origine des espèces par les moyens de la sélection naturelle ou la
préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie » (« On the origin of species by
mean of natural selection or the preservation of favoured races in the struggle for life »).
Comme l’indique clairement le titre de l’ouvrage et le choix du terme sélection empruntée aux
éleveurs, l’idée d’une amélioration des races n’est pas absente. Pourtant, le terme sélection
naturelle de Charles Darwin devient la formule consacrée. Bien sûr, tous les biologistes de
l’époque ne sont pas darwiniens, mais en cette fin du XIXème siècle, ils sont presque tous
évolutionnistes. Voilà qu’un nouveau débat sur les circonstances qui entraînent l’évolution
peut vraiment s’ouvrir. Toutefois, la formule de Darwin reste équivoque. Wallace en a
aussitôt critiqué l’utilisation. Il faut reconnaître que son ambigüité fondamentale a ouvert une
belle porte d’entrée aux créationnistes et à la bataille qui s’ensuivit. Car, qui donc est le grand
sélectionneur ?
La plus forte critique qu’on peut faire à la sélection naturelle est probablement l’inouïe
tautologie de l’argumentation, l’incroyable circularité du raisonnement de Darwin. Les
individus les plus aptes de l’espèce survivent. Cette survie constitue aussi la preuve de leur
aptitude à survivre et Darwin en déduit qu’ils étaient les plus aptes puisqu’ils ont survécu. En
quelque sorte, les survivants ont montré leur capacité à survivre. Nul doute à cela. On pourrait
aussi distinguer la lapalissade de la tautologie, mais rien n’y fait, la démonstration s’avère
bancale. Enfin, il reste toujours cette controverse de la concurrence au sein même d’une
espèce qui devrait s’avérer bien plus sévère qu’entre deux espèces (« Struggle for Life most
severe between Individuals and Varieties of the same Species »).
En suggérant à Darwin en 1866 de remplacer l’expression sélection naturelle par le terme
(emprunté à Spencer) de survivance du plus adapté ("survival of the fittest"), Wallace a
l’intelligence d’insister sur l’évolution en tant que évènement plutôt que de parler de force,
évitant ainsi les conséquences téléologiques d’un précepte personnalisé. Mais il est déjà trop
tard. Le biologiste officiel Darwin a pris le pas sur Wallace.
La sélection naturelle se résume donc à la force des circonstances. Quelque page qu’on
feuillette, quelque phrase où l’on s’attarde, le texte du chercheur reste curieusement construit.
Loin de déployer une argumentation expérimentale comme certains l’on affirmé, le livre
énumère des exemples. Parfois aussi saugrenus que celui de la queue de la girafe dont la
morphologie particulière constituerait un chasse-mouches indispensable à sa survie. Le style
du livre de Darwin s’avère aussi, sinon verbeux, au moins laborieux. Il s’appuie aussi sur les
fondements théoriques développés par l’économiste Thomas Robert Malthus. Sommairement,
Malthus soutient que, tandis que les ressources s’accroissent arithmétiquement, les
populations croissent exponentiellement. En raison de la différence des vitesses
d’accroissement, les populations finissent inéluctablement par manquer de ressources. Aussi,
pour Malthus, il est souhaitable que « les pauvres soient forcés à travailler et engagés à une
abstinence sexuelle » grâce à une stricte morale. Darwin en retirera l’idée d’une concurrence
acharnée, mais nécessaire pour ces ressources rares. (« Hence, as more individuals are
produced than can possibly survive, there must in every case be a struggle for existence »). La
théorie de la lutte pour la vie (struggle for life) s’édifiait.
Ce n’est pas Darwin qui rassemble le singe et l’être humain. Buffon n’hésite pas à placer
délibérément l’homme au cœur du règne animal. L’idée était d’ailleurs largement acquise dès
la philosophie des lumières. L’idée d’une science affranchie de la religion n’est pas une idée
neuve en Europe. Démocrite et Lucrèce réfutent déjà l’intervention des dieux dans les
changements du monde animal. Même si le procès de Galilée fait écho aux pires moments,
l’astronomie, la physique, la médecine et la biologie contestent déjà les assistances divines.
Toute la philosophie des lumières souligne l’indépendance de la nature en même temps
qu’elle exige l’émancipation de la raison. Avant même la révolution française, nombre de
philosophes, d’écrivains et de scientifiques, comme JB d’Holbach ou Julien de la Mettrie pour
ne citer qu’eux, s’avèrent clairement athées. Quant à l’origine de l’humain, Buffon en 1760,
contre le dogme déjà affadi de l’église, place clairement l’homme au côté des singes dans le
règne animal. Les parentés entre primates étaient donc déjà, sinon précisément établies, du
moins amplement admises. Les anglo-saxons étaient-ils si en retard qu’il aurait fallu attendre
Darwin pour critiquer la domination religieuse sur la science ?
Loin de s’avérer un scientifique neutre et un humaniste bienveillant, Darwin épousait
clairement le fatras des idées dominantes de son temps. Mais ce temps, capable de se
critiquer, était aussi celui des Louise Michel et des espoirs. Darwin, lui, tenait volontiers des
propos phallocratiques et affichait, comme beaucoup de biologistes, des idées franchement
réactionnaires comme le rappellent ses tirades sur la faiblesse des femmes (« l’homme a fini
par s’avérer bien supérieur à la femme. Pour rendre la femme égale à l’homme, il faudrait
qu’elle fût dressée ») ou encore sur les « inconvénients à maintenir les faibles d’esprits et de
corps dans nos sociétés civilisées » (dans la Descendance de l’homme). Certains biologistes
ont beau en être honteux, on ne peut pas nier son eugénisme, d’autant qu’il s’appuie
clairement sur une signification biologique pour justifier ce raisonnement imbécile.
L’eugénisme promeut une politique volontariste d’éradication des caractères jugés mauvais
ou handicapants et de développement des traits regardés comme bénéfiques. Il ne s’agit pas
d’une simple préoccupation pour assurer le meilleur à ses enfants. Non, l’eugénisme exprime
un jugement de valeur. La science biologique a largement participé à la légitimation des
théories eugénistes, de Francis Galton à Alexis Carrel, raciste et prix Nobel 1912. N’en
déplaise à ceux qui le nient, l’historien André Pichot a montré que Darwin s’est clairement
affirmé partisan de l’eugénisme que son fils perpétuera ensuite. Et ces idées ont aussi
influencé la mise en place des théories biologiques.
Mais voilà. Toute critique contre Darwin est souvent perçue comme attaque contre l’idée
d’évolution. Il ne peut s’agir de cela. Le fait évolutif dispose de preuves. En découvrant
l’évolution dès 1801, Lamarck a introduit l’idée originale d’une continuité entre les espèces,
la ressemblance figure un lien de parenté. Ensuite, les théories évolutives se sont succédé à
travers de nombreuses remises en cause, mais sans jamais sombrer dans le relativisme.
Après Darwin, des chercheurs ont établi un corpus d’idées nouvelles édifiant le
néodarwinisme aussi nommé théorie synthétique de l’évolution vers 1940 en y ajoutant la
génétique. Darwin a alors été réinventé. Non pas qu’il fut inexistant, le grand-père ingénieux
de la sélection naturelle, mais il a été reconstruit. En quelque sorte, Darwin est une invention
de Friedrich Léopold August Weismann, suivi par Julian Huxley, Ernst Walter Mayr,
Théodosius Dobzhansky et George Gaylord Simpson notamment. Aujourd’hui, le
néodarwinisme domine tant le champ de la recherche qu’il semble devenu indiscutable. Avec
l’introduction de la génétique, c’est encore devenu une autre histoire, faite d’eugénisme et de
prétentions…le gène, ultime cadeau à la droite Darwinienne va même devenir…égoïste…
Mais voilà, il apparaît bien que nombre d’animaux aient décidé de ne pas livrer cette guerre
de chacun contre tous qui semblait si inévitable selon le darwinisme et sa suite. Si pour les
néodarwinistes, la concurrence est la force constitutive de l’évolution, le rôle de la
coopération s’avère bien plus déterminant pour de nombreux biologistes. Cela depuis les
débuts du darwinisme, depuis que Piotr Kropotkine a évalué en 1902 le rôle de l’entraide
comme facteur de l’évolution.
Et si l’évolution n’avait rien d’une guerre de l’espèce ?... Il n’y a pas de sélection par la mort,
mais seulement par l’amour. La biodiversité s’avère infiniment amoureuse….
Thierry Lodé
Extraits du livre « La biodiversité amoureuse » Eds O Jacob 2011.