cdj-06_07-2008_la robe de chambre d`oberkampf
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Nous remercions Mme de Thoisy-Dallem d’avoir accepté de publier cet article dans nos Cahiers Historiques, en parallèle avec la publication dans le numéro de juin de La Revue du Louvre et des Musées de France. Ce geste rend hommage à l’esprit de coopération qui existe depuis plusieurs années entre le Musée de la Toile de Jouy et le Groupe de Recherches Historiques. Claude Dupuy LA ROBE DE CHAMBRE D’OBERKAMPF Un témoignage rare du vêtement d’intérieur à la fin du XVIIIe siècle par Anne de Thoisy-Dallem, conservatrice du musée de la toile de Jouy Le musée de la toile de Jouy s’est enrichi d’une pièce majeure : la robe de chambre en indienne d’Oberkampf, le célèbre manufacturier de Jouy-en-Josas. Cette pièce de la garderobe masculine déjà attestée au XVIIe siècle s’est imposée au temps des Lumières. La robe de chambre en indienne du grand manufacturier de Jouy-en-Josas, ChristophePhilippe Oberkampf (1738-1815), évoque immanquablement celle que portait un siècle plus tôt le Bourgeois gentilhomme (1670). Vêtu de ce nouvel avatar de la mode dite « à la turque », ce dernier s’exclamait fièrement : « Je me suis fait faire cette indienne-ci. Mon tailleur m’a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin ». Molière, alias Monsieur Jourdain, coiffé d’un bonnet de nuit assorti, arborait alors sur scène une robe de chambre rayée, doublée de taffetas aurore et vert. À l’époque de Christophe-Philippe Oberkampf, la robe de chambre est devenue un classique de la garde-robe masculine, tout naturellement adopté par ce luthérien aux goûts discrets, vrai bourgeois lui aussi mais aux antipodes du Sieur Jourdain et de ses ridicules. Si des sources variées – pièces textiles conservées, représentations figurées, inventaires après décès ou littérature – témoignent, dès la Renaissance, de l’existence de robes de chambre plus anciennes, ce type de vêtement « de négligé » annonce une conception du corps révolutionnaire, car libéré à la fois de son carcan traditionnel et du joug de l’apparence. La robe de chambre constitue ainsi une pièce essentielle de la garde-robe des hommes « de qualité » du temps des Lumières et devient même l’apanage des intellectuels et des artistes 1 ; tandis que Denis Diderot consacre en 1772 une ode à sa « vieille robe de chambre »2, Voltaire, six ans plus tard, se fait enterrer dans la sienne. Ne voit-on pas encore les peintres Maurice Quentin de la Tour, Jean-Etienne Liotard, Jean-Baptiste Siméon Chardin se peignant vêtus de la leur, en bleu ou brun3, ou le député Hérault de Seychelles, lors de son Voyage à Montbard, accueilli par Buffon coquettement vêtu d’une « robe de chambre jaune, parsemée de raies blanches et de fleurs bleues » ? Ces exemples, parmi tant d’autres, sont révélateurs du « statut » fort respectable de cette pièce vestimentaire dont le port, contrairement à aujourd’hui, dépassait de loin le cadre de la stricte intimité4. Comme son nom l’indique, la robe de chambre reste néanmoins un vêtement d’intérieur ; elle ressemble à un manteau, s’ouvre sur le devant, se ferme par des boutonnières ou se croise avec une ceinture. Couvrant le dos et les épaules, elle s’arrête entre le genou et la cheville. Ses poches sont plaquées. Se portant généralement sur une chemise, avec des pantoufles aux pieds (fig.1) et parfois un calot sur la tête, elle est d’abord baptisée « indienne » du nom des imprimés fleuris qui servent alors à la confectionner et sans doute en raison de sa coupe exotique inspirée des amples robes masculines orientales (fig. 2). « Le temps des Indiennes », toiles de coton importées des Indes puis fabriquées en Europe dès le XVIIe siècle, s’est en effet imposé en France dans l’ameublement et l’habillement pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, leur prohibition pour cause économique pendant plus de 70 ans ayant été levée en 17595. 21 Au milieu du siècle, pour Savary des Bruslons6, l’indienne est ainsi une « robe de chambre pour homme ou pour femme faite de ces toiles de coton peintes de diverses couleurs et figures qui viennent des Indes Orientales. On appelle aussi indiennes les toiles mêmes dont ces robes de chambre sont faites, soit qu’elles aient été fabriquées et peintes aux Indes, soit qu’elles aient été imitées et fabriquées en Europe […] ». La Hollande, qui nomme la robe de chambre Japonse rok, car les officiers de Marine marchande rapportent depuis le XVIIe siècle des kimonos offerts par les shoguns lors de la signature des traités de commerce, ainsi que l’Angleterre, où des tailleurs se spécialisent dans sa fabrication, ont vraisemblablement joué un rôle essentiel dans la diffusion7 et la mode de ce type de vêtement. La robe de chambre d’Oberkampf (fig. 3) est pourtant une pièce exceptionnelle par sa rareté. On n’en connaît pas d’équivalent ; les robes de chambre répertoriées des musées anglais, hollandais ou français, vraisemblablement antérieures, sont en toile imprimée aux Indes, alors que celle-ci est en toile de Jouy ; imitée des Indes, elle a été imprimée en Europe car d’une génération plus tardive (1780-90), Oberkampf, son propriétaire, étant alors âgé d’une quarantaine d’années. Pieusement conservée par ses descendants (ancienne collection Feray) jusqu’à son acquisition en 2007 par le musée de la Toile de Jouy, elle y avait déjà été exposée en 1982-19838. Doublée d’un taffetas vert (fig. 4), légèrement matelassée par une fine couche en ouate de coton, la toile est ornée de fleurs et de minuscules papillons polychromes sur fond vert ; six différentes couleurs sont ainsi imprimées sur le coton à la planche de bois, technique ancienne importée de l’Inde, qui permet de varier les couleurs appliquées « bon teint ». À propos de ce motif, imprimé à la fin du XVIIIe siècle, on lit dans le Mémorial de la Manufacture 9 : « Le succès des Perses avait donné l’idée d’un autre genre d’indiennes, également riche de dessin et de coloris, mais couvrant entièrement la toile d’un fond ouvragé très foncé, ressemblant à un tapis vert parsemé de fleurs, et auquel on donna le nom de fond bronze. Quoique cette nouveauté exigeât une main d’°uvre fort coûteuse, parce que plusieurs couleurs ne pouvaient s‘appliquer qu’au pinceau, le prix de 7 à 8 livres l’aune ne l’empêcha pas d’être enlevée rapidement dès qu’elle fut mise en vente ». Selon les recettes contemporaines, l’effet brillant ou glacé, resté ici intact, a été obtenu par passage à la calandre à chaud après que le tissu ait été enduit d’un mélange de cire et d’amidon ; la pièce a ensuite été lissée à la bille d’agate ou de cristal (fig. 5). Ce type de motif de fleurettes, papillons ou oiseaux sur fond vert se rencontre sur plusieurs échantillons de coton et empreintes sur papier, fabriqués à la manufacture de Jouy de 1780 à 1790 environ. Ces échantillons sont conservés dans des albums du musée de la Toile de Jouy et du musée des Arts décoratifs ou appartiennent encore à la famille du manufacturier ; on les trouve aussi dans des lettres de commandes adressées à la fin du XVIIIe siècle à la manufacture (fig. 6 et 7). La robe de chambre d’Oberkampf s’ouvre sur le devant par quatre boutonnières. Des ouvertures en fente de chaque côté sont habilement combinées avec deux poches internes en coton brut. Oberkampf aurait porté avec cette tenue d’intérieur une coiffure assortie, sorte de calotte ronde10. La provenance de cette pièce11, sa rareté, sa qualité d’exécution, la beauté de son tissu, très vraisemblablement originaire de la manufacture de Jouy qui produisait des cotonnades imprimées pour l’habillement dont certaines sont très proches, ainsi que son excellent état de conservation, la placent d’emblée parmi les pièces les plus remarquables de notre collection. Elle vient rejoindre l’important ensemble de costumes ayant appartenu à Oberkampf et sa famille, légué par Thierry et Jean Feray en 2000, ou acquis depuis par la ville de Jouy-enJosas. 22 2 1 5 4 3 6 7 La robe de chambre d’Oberkampf Fig. 1. Gravure de Patas d’après Le Clerc, publiée dans la Galerie des modes et costumes français, 31 e cahier, Paris, 1780, pl.140. Fig. 2. Gentilhomme persien [sic]. Gravure anonyme. XVIIe siècle. Collection particulière. Fig. 3. Robe de chambre de Christophe-Philippe Oberkampf présentée dans le salon Oberkampf au musée de la toile de Jouy. Fin XVIIIe siècle (vers 1780-1790). Coton imprimé et taffetas (soie). H. 1,25 ; L. 2,40 (encombrement). Inv. 2007.4.1. Jouyen-Josas. Musée de la Toile de Jouy. Fig. 4. Détail de la fig. 3 : le taffetas vert. Fig. 5. Détail de la fig. 3 : la toile illustrant l’effet « chintzé » ou glacé. Fig. 6. Empreinte gouachée. Manufacture Oberkampf. Juillet 1984. Inv. 987.20.111. Jouy-en-Josas. Musée de la toile de Jouy. Fig. 7. Echantillons figurant sur une lettre de commande du négociant Beutier Père et fils de Nantes à Monsieur Oberkampf à Jouy, datée d’un 1er décembre. Lettre n°69. Jouy-enJosas. Musée de la toile de Jouy. 23 Notes explicatives 1. Si les robes de chambre pour femmes inspirées des Indes, comme celles de la Marquise de Pompadour, se répandent également, elles ne véhiculent pas les mêmes connotations. 2. Denis Diderot, Regrets sur ma vieille robe de chambre ou Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, Paris, 1772. 3. Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait, vers 1760, inv.27622, 56 cm x 45 cm Paris, musée du Louvre, Cabinet des dessins. Jean-Étienne Liotard, Autoportrait dit de la main au menton, 1773, 63 cm X 52 cm, Genève, musée d’art et d’histoire. Jean-Baptiste Siméon Chardin, Autoportrait aux bésicles, 1771, 46 cm X 38 cm, inv.25206, Paris, musée du Louvre. 4. Un portrait, conservé au musée historique de Bâle, représente même le directeur de la manufacture de coton imprimé Meyer-Hey et Cie à Fridau portant une robe de chambre en taffetas prune, un bonnet blanc sur la tête (Portrait de Daniel Hey (1735-1780), vers 1770, Historisches Museum Basel). 5. Voir Serge Chassagne, Oberkampf, un entrepreneur capitaliste au siècle des Lumières, Paris, 1980 et Le coton et ses patrons, France, 1760-1840, Paris, 1992. 6. Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, 1748. 7. Zelda Egler, Pascale Gorguet Ballesteros, Edward Maeder, Modes en miroir, La France et la Hollande au temps des Lumières, cat. exp., Paris, musée Galliera, 28 avril-21 août 2005. 8. Prêtée par la famille Feray à l’occasion d’une exposition sur « les Indiennes de la Manufacture Oberkampf de Jouy-en-Josas » organisée par la première conservatrice Josette Brédif, elle avait déjà été présentée au public au musée Galliera ; H. Clouzot (La tradition de la toile imprimée en France, partie rétrospective, musée Galliera, 1907-1908, Paris, 1908), cite en effet « une belle robe de chambre de toile de Jouy, fond bronze à réserve de bouquets polychromes, doublée de soie ». 9. Gottlieb Widmer, Nathalie Nabouchère, Mémorial de la manufacture de Jouy, 1859, p. 89, collection particulière. Cette histoire de la manufacture nous est parvenue grâce à Nathalie Labouchère, fille de Mme Jules Mallet, et donc petite fille d’Oberkampf, et à Gottlieb Widmer, neveu d’Oberkampf, qui ont rassemblé leurs souvenirs bien après les événements décrits (plusieurs décennies). Si certaines anecdotes sont approximatives, Gottlieb Widmer, qui occupa d’importantes fonctions à la Manufacture, est un témoin digne de confiance. 10. Renseignement transmis oralement par la famille. 11. La robe de chambre a toujours été attribuée à Oberkampf par ses descendants. Ses dimensions, celles d’un homme petit et plutôt menu, correspondent aux éléments conservés de la garde-robe du manufacturier. Le registre des délibérations du Conseil municipal de Jouy-en-Josas (Registre du 13 novembre 1791 au 4 frimaire an III, non côté, mairie de Jouy-en-Josas) nous renseigne sur sa taille : 1,63 m. L’inventaire après décès d’Oberkampf établi par le notaire de Versailles Gayot, qui aurait permis peut-être de vérifier l’appartenance de la robe de chambre à Oberkampf, n’a jamais été retrouvé aux archives départementales des Yvelines. Remerciements : Nous tenons à remercier Aude Radosevic, restauratrice de textile, Marie-Pierre Barberousse et Coralie Joguet, musée de la Toile de Jouy, Josette Brédif, conservateur honoraire, Serge Chassagne, historien, Élisabeth Gautier-Desvaux, recteur des Archives départementales des Yvelines, Claude Dupuy, président du Groupe de Recherches Historiques de Jouy-en-Josas. 24