Le Magazine Littéraire - La Comedie de Clermont Ferrand

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Le Magazine Littéraire - La Comedie de Clermont Ferrand
Actualité - par Frédéric Martel dans Mensuel n°395 daté octobre 2013 à la page 20 (4497 mots) | Gratuit
Le metteur en scène et cinéaste Patrice Chéreau est décédé lundi 7 octobre, à
l'âge de 68 ans. Sa rencontre avec le dramaturge Bernard-Marie Koltès constitua
un sommet d'intensité dans sa carrière théâtrale : "A sa mort, l'envie de théâtre, du
coup, s'est un peu éteinte", confiait Patrice Chéreau à Libération en 2003. En
2001, le metteur en scène s'était longuement entretenu avec Le Magazine
Littéraire sur l'œuvre de l'écrivain.
Quand Patrice Chéreau parlait de Koltès
Vous avez rencontré Bernard-Marie Koltès il y a une vingtaine d'années. Son théâtre
semble vous avoir touché rapidement, presque brutalement, comme une évidence, et
vous avez monté, à partir de cette époque, la plupart de ses pièces « dans l'urgence ».
Aujourd'hui, dix ans après sa mort, avec le recul que vous n'aviez peut-être pas à
l'époque, quel regard portez-vous sur son oeuvre ?
Ce que je vois bien, avec le recul, c'est la place que Koltès a joué dans ma vie.
Un écrivain que je ne connaissais pas m'envoie par la poste deux pièces.
C'était en 1979. Quelques jours avant ou après, un homme que je respecte
infiniment, Hubert Gignoux, me parle de cet auteur. Il a travaillé avec lui à
Strasbourg. Il me dit qu'il faut lire ces pièces. Je le fais. Jusqu'à cette date, je
n'avais jamais vraiment croisé d'auteur contemporain, peut-être parce que je
n'avais pas suffisamment de curiosité pour eux. C'est le premier écrivain
d'aujourd'hui auquel je me sois vraiment attaché. À partir de cette rencontre,
je l'ai côtoyé et je l'ai accompagné dans son oeuvre. J'ai un peu été un passeur :
oui, j'ai fait « passer » son oeuvre, me semble-t-il. Du coup, même avec le
recul, si je pense à Koltès, ce n'est pas du tout comme l'auteur qu'on connaît
aujourd'hui, l'auteur très joué dans le monde entier de maintenant. Pour moi,
c'était un auteur qui avait un immense avantage, le principal même :
c'était un auteur vivant... Je pouvais aller avec lui au cinéma, discuter
de ce qui se passait dans la rue, dans la politique : il avait toujours un
point de vue surprenant et rare surles choses. C'est aussi quelqu'un qui
m'a permis de croire à nouveau en l'écriture théâtrale contemporaine.
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Il a ouvert une réflexion sur le monde d'aujourd'hui, il m'a fait comprendre ce
monde. Koltès a su trouver les bons instruments pour en parler, même s'il ne
le fait pas d'une manière strictement réaliste. Jusqu'à ma rencontre avec lui, je
croyais que le théâtre n'était pas, ou plus, accessible au contemporain, ne
pouvait pas raconter le monde actuel. Je me trompais.
C'est votre mise en scène de La Dispute de Marivaux, que Koltès a vu six fois à Paris
en 1976, qui l'incite à vous écrire. Il vous a « choisi » pour que vous montiez ses
pièces. Est-ce que vous auriez pu passer à côté de Koltès ?
Oui. J'aurais très bien pu lui renvoyer ses textes ou ne pas les monter. On
refait toujours l'histoire. Aujourd'hui, on dit que c'était évident que je devais
rencontrer Koltès. Non, j'aurais pu rater ce rendez-vous. Au premier abord
d'ailleurs, Combat de nègre et de chiens m'a paru être un texte intéressant mais
j'avais du mal à le comprendre. J'aimais la façon qu'avaient les gens de s'y
exprimer et je n'avais lu ça nulle part ailleurs : le langage magnifique d'un
poète qui semblait venir d'une longue tradition, d'un usage incroyable de la
langue française par les peuples colonisés, un usage inventif et dérangeant.
Mais en même temps, je ne savais pas par quel bout le prendre. J'aurais pu
passer à côté.
Contrairement à ce qui est dit souvent, votre univers de metteur en scène me semble en
plus assez éloigné de son univers d'écrivain.
Ce sont des univers qui se complétaient quand même, mais qui n'étaient pas
très proches en effet. Au début, on me demandait quelle part j'avais prise à
l'écriture de Combat de nègre ou de Quai Ouest . Les gens ne me croyaient pas
vraiment quand je leur disais : « aucune part ». Il faut dire qu'on m'avait
classé depuis longtemps comme un « metteur en scène sombre et désespéré »
et le fait que je monte Combat semblait confirmer, aux yeux des critiques, que
c'était à la fois mon univers, et celui de Koltès. A cette époque, je lisais des
journalistes qui disaient : « Chéreau a trouvé son frère dans un monde
désespéré et noir ». En fait, l'univers de Bernard est totalement indépendant
du mien. Il n'est pas du tout sombre et désespéré. Moi non plus, d'ailleurs !
Koltès dit dans une interview au Monde de 1986 : « Nous sommes différents. [Patrice
Chéreau] est plus pessimiste, je suis plus désespéré ».
Et il a dû dire cela en éclatant de rire... Surtout que j'ai toujours pensé qu'il
avait dit l'inverse ! Je pense qu'avec cette formule, Koltès veut surtout se
dépêtrer de mots comme pessimiste, désespéré ou noir. Il faut beaucoup de
temps pour arriver à parler calmement et légèrement du désespoir. Et je ne
sens pas vraiment de désespoir chez Bernard. Le désespoir, comme le dit
Edward Bond, est une attitude de renoncement. C'est, dit-il, je crois, la somme
des choses auxquelles vous êtes prêt à renoncer. Et Koltès n'a jamais renoncé à
rien, ni à se battre, ni à s'affirmer.
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Il y avait chez lui une attitude de rébellion profonde, qui n'est pas la mienne
d'ailleurs. Il a toujours été beaucoup plus radical que moi.
Aujourd'hui, Koltès est pris dans une certaine mythologie. Celle, rimbaldienne, d'un
jeune homme beau qui est mort du sida. Cette idéalisation très manifeste dans les
écoles de théâtre par exemple, et quelquefois dans les lycées, n'est-elle pas un peu
préjudiciable à son oeuvre ?
Toute mythologie est un peu réductrice. Il est mort jeune. On ne peut pas
empêcher, je crois, cette idéalisation. En même temps, encore une fois, ce n'est
pas ce Koltès-là que j'ai connu. J'ai juste le souvenir de quelqu'un de très drôle
et de plutôt désabusé.
De quelqu'un aussi qui a vécu une agonie très dure. Je ne peux pas parler
de lui en me plaçant aujourd'hui.
Sa mort vous a éloigné de l'écriture théâtrale contemporaine ?
Elle m'a éloigné du théâtre tout simplement ! Du jour où, auteur vivant, il est
devenu un auteur mort, tout a changé. Oui, je pense que sa mort n'est pas
indifférente dans le fait que je me sois éloigné du théâtre pour aller vers le
cinéma. Ce n'est pas la seule raison, mais depuis, il y a moins de nécessité
pour moi à retourner au théâtre. Moins d'urgence.
L'expérience du théâtre Nanterre-Amandiers durant ce qu'on a appelé « les années
Chéreau » s'est faite « autour » de Koltès ? C'est-à-dire autour du théâtre
d'aujourd'hui ?
J'ai ouvert ma première saison à Nanterre avec Koltès - Combat de nègre et de
chiens en 1983 - et on peut dire que nous avons terminé Nanterre avec la
reprise de La Solitude et la création de Retour au désert en 1988. Koltès est mort
en avril 1989, un mois après la dernière représentation. Au fond, cette
expérience a eu lieu autour d'un centre, un centre sans lequel il n'y aurait pas
eu Nanterre, c'est-à-dire autour de Koltès, et de beaucoup d'acteurs, comme
Michel Piccoli ou Maria Casarès. Nanterre, Koltès et l'école de comédiens
dirigée par Pierre Romans, ce fut l'une des périodes les plus importantes de
ma vie. Un âge d'or. Imaginez qu'à cette époque, pendant presque huit
années, il y avait à Nanterre à la fois Koltès, Heiner Müller, Hervé Guibert et
Jean Genet qui passaient et qui travaillaient avec nous ! J'ai monté les pièces
de Koltès au fur et à mesure qu'elles étaient écrites, parfois avant même de les
avoir lues. C'était avec lui que je voulais faire mon chemin professionnel, dans
la fidélité et la permanence : j'avais trouvé le partenaire qui me manquait. Je
pense aujourd'hui que, si l'on s'en tient au répertoire classique, on ne sert pas
à grand-chose comme metteur en scène ; il faut se confronter à des textes
contemporains, à des auteurs qui sont vos contemporains, qui s'adressent aux
gens de votre époque. Avec Koltès, j'ai vécu une expérience unique : ce lien
durable avec un auteur qui avait mon âge a changé ma vie.
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Diriez-vous que Koltès c'est d'abord un dramaturge, un auteur de « théâtre littéraire»
ou même un poète, un des rares poètes français de la fin du xxe siècle comme aiment le
dire certains auteurs ?
Je ne crois pas, au fond, que Koltès aurait aimé que l'on dise que ses textes
sont de la poésie. Et si on affirme que son théâtre est « littéraire », c'est
simplement parce que c'est très bien écrit...
Et parce qu'il y a de nombreux monologues aussi...
Oui. Mais le monologue est une caractéristique centrale de son style. C'est la
forme qui le mène à l'écriture. C'est grâce aux monologues que Bernard
parvenait à commencer ses pièces. Par exemple, il était très préoccupé par le
personnage de Roberto Zucco parce qu'il n'arrivait pas à le faire monologuer.
Tant qu'il n'arrivait pas à écrire un monologue avec un personnage, Bernard
ne savait pas qui était ce personnage. Zucco posait un vrai problème à Koltès :
il cherchait à comprendre ce qu'était un tueur, un criminel, et en même temps,
Zucco est un personnage très fragile. Le célèbre monologue de Zucco, « Juste
avant de mourir », est peut-être la réponse de Koltès à l'énigme. C'est un peu
comme pour celui de Hamlet. Finalement, il n'y a rien à comprendre. Zucco
reste une énigme : un assassin fascinant, mais une énigme absolue. Le
monologue est bien une nécessité impérieuse pour Koltès. Tous ses textes
tournent autour des monologues. Mais je n'appellerais pas ça du théâtre
littéraire, car c'est incroyablement concret à jouer et formidable à dire à haute
voix sur un plateau, à incarner. En plus, tout ce qui ne rélève pas directement
du théâtre dans son oeuvre, comme Prologue , La Fuite à cheval , Douze notes
prises au Nord , la plupart de ces textes en prose, formidables, sont des textes
issus du théâtre et pétris par le théâtre de l'intérieur. Ce sont là aussi des textes
assez faciles à lire à haute voix. Son obsession, c'était, semble-t-il, bien le
théâtre.
Vous avez mis en scène Dans la solitude des champs de coton à trois reprises. C'est
cette pièce et vos mises en scène qui ont rendu Koltès célèbre en France et dans le
monde. J'aimerais que nous nous arrêtions un moment sur ce texte essentiel.
Quel est le sujet de la pièce ?
Plusieurs lectures sont possibles, et j'ai moi-même proposé des versions très
différentes. Une première lecture est celle d'une hostilité fondamentale, par
essence, par nature, entre les deux protagonistes le Dealer et le Client ; un Noir
et un Blanc. On avait illustré en 1987 à Nanterre cette idée par ce texte très
beau « Si un chien rencontre un chat... ». Plus tard, cette approche m'a paru
réductrice car je crois la pièce plus universelle : elle contient aussi toutes les
formes de rencontres possibles entre deux personnes. J'ai insisté, par la suite,
sur la composante du désir. Le mot « désir » est le mot qui revient le plus
fréquemment dans la pièce. Mais Bernard, malin, a mis beaucoup de
paravents devant sa pièce.
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Koltès n'a pas beaucoup aimé votre parti pris et refusait tout ce qui aurait permis
d'assimiler l'échange entre le Dealer et le Client à une situation de drague ?
Je pense - je n'en ai jamais parlé avec lui - que Bernard ne voulait pas qu'on
puisse réduire la pièce à une tentation ou un désir homosexuels. Il avait
raison. Mais à partir du moment où j'ai repris le rôle, et où nous étions deux
Blancs sur scène, face à face, nous donnions forcément l'impression d'une
compréhension mutuelle, et peut-être un peu plus. Du coup, revenait à la
surface la situation de départ de la pièce avec laquelle Koltès entretenait des
rapports délicats : une histoire de drague entre deux hommes. J'émets
l'hypothèse que c'est cela qui le dérangeait. C'est à ce moment-là que Bernard
a été fâché contre moi. Plus tard, il m'a semblé plus conciliant, il a fini par me
dire : « Je ne peux pas te reprocher toute ta vie de ne pas être Noir ».En même temps,
il redoutait aussi que La Solitude ne devienne une sorte de En attendant Godot de
Beckett, disons pour simplifier : deux clochards métaphysiques s'épuisant
dans un dialogue philosophique. Mais je pense que ces deux écueils-là
existent dans la pièce elle-même, indépendamment des comédiens ou de la
mise en scène ! C'est à chaque mise en scène de les éviter.
A propos du sujet de La Solitude , une journaliste demandait à Koltès : « C'est la
guerre ? ». Et lui de répondre, superbement : « C'est la diplomatie, plutôt ».
Oui, la diplomatie qui précède toujours la guerre... Mais la guerre n'a lieu qu'à
la fin, si elle a lieu. Et entre-temps, le leadership s'inverse lentement entre les
deux personnages... La guerre a bien lieu à la fin. Le Dealer semble, au début,
très sûr de lui. Mais il va perdre son avantage : il est à sa façon un client,
empêtré dans une demande folle ; peut-être est-il paniqué par ce qu'il a
suscité chez l'autre. Du coup, il semble faire marche arrière, peut-être ne fait-il
pas le poids. A partir d'un certain moment, le leadership s'inverse et les
rapports entre les deux personnages deviennent plus agressifs, ils ne se
pardonnent rien. La grande figure tragique de la pièce devient le Client, celui
qui a déjà tout perdu et qui sait le prix de ce qu'il a perdu. Le Dealer, lui, ne
veut rien perdre : c'est pourquoi il en ressort défait. Celui qui gagne est
toujours celui qui n'a plus rien à perdre. Au terme de tensions extrêmes, le
Client arrive à une sorte de sérénité ou de calme paradoxal. Il rompt
brutalement le lien. Pour lui, tout est fini et définitivement, à la différence du
Dealer. Et le Dealer reste dans la souffrance de l'inachèvement. C'est du moins
ce que j'ai compris. Je ne peux pas l'affirmer totalement.
Au fond, il est peut-être moins dangereux...
Le Client me paraît effectivement plus inquiétant, mais c'est qu'il est plus
secret. Le Dealer semble avoir des racines, une famille, une mémoire. Le Client
est un desperado. Il se donne les moyens d'une hostilité profonde, radicale,
enfin d'une haine totale.
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C'est un personnage radical : il est proche de nombreux autres personnages
inventés par Koltès et proche, probablement, de sa propre personnalité.
La Solitude nous parle de relations humaines, et notamment de relations affectives, qui
se réduisent à des notions de trocs, de commerce. Les sentiments sont des rapports de
force ?
Oui, le troc, le commerce : on fait ça toute notre vie. C'est l'apport le plus
important de l'ensemble du théâtre de Koltès. Bien sûr qu'on échange, qu'on
fait du « bizness », comme il dit dans Quai Ouest. Qu'on fait du troc, c'est la
base même de nos relations. Ce qu'il condamne par contre, ce sont les
sentiments : « Mais les sentiments ne s'échangent que contre leurs semblables ; c'est
un faux commerce avec de la fausse monnaie, un commerce de pauvres qui singe le
commerce. Est-ce qu'on échange un sac de riz contre un sac de riz ? » dit le Client de
La Solitude .
Vous êtes l'acteur d'un seul rôle : le Dealer de La Solitude . Mais vous auriez pu jouer
tout aussi bien le rôle du Client ?
Je ne me suis pas posé la question. A un moment donné, il fallait remplacer le
comédien Isaach De Bankolé : c'est ce rôle-là qui était libre. En le jouant, j'ai
mieux compris Koltès : c'est une écriture difficile, qu'il faut phraser d'une
manière particulière. C'est pour cela que je n'aime pas trop qu'on parle de
poésie pour Koltès : car vous êtes tenté, alors, de le jouer sérieux et profond. Ce
qui devient vite lourd – et faux. Et puis, si j'ai joué le Dealer c'est que peut-être
le vrai Client c'est justement le Dealer ! Le Dealer nie cela dès le début, à un
moment important, en s'attribuant le rôle du vendeur : « C'est pourquoi
j'emprunte provisoirement l'humilité et je vous prête l'arrogance, afin que l'on nous
distingue l'un de l'autre à cette heure qui est inéluctablement la même pour vous et
pour moi ». L'autre lui répond un peu plus loin qu'il est pauvre de tout, de
désirs, de marchandises comme lui.
Pour lui, le Noir de La Solitude , c'est une métaphore ?
Je crois que Koltès n'était pas loin d'une idéalisation du Noir et de la couleur
noire en général. Il suffit de relire les notes de Combat de nègre et de chiens pour
comprendre qu'il y avait peut-être idéalisation et, en tout cas, préférence
érotique.
C'est pour cela qu'il n'a plus besoin de montrer de « pédés » dans ses pièces ? Le désir
est déjà présent ?
Peut-être. Je comprends très très bien le problème. A un moment donné, je
crois qu'il faut refuser les classifications, les spécialisations. Et il me semble,
peut-être à tort, que quand on est écrivain ou metteur en scène, on doit
rechercher la plus grande universalité.
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Or l'époque est ainsi faite qu'une histoire strictement homosexuelle n'a pas
vocation à l'universalité, ou moins en tous les cas. Si Proust avait appelé
Albertine par son vrai nom, Albert, serait-il aussi lu ?
Sauf si c'est le Journal du voleur de Genet... Pourtant Koltès accepte de figurer dans
votre film L'Homme blessé.
Oui. Mais c'était un peu de l'ordre du hasard, et il n'a qu'un rôle de figurant. Il
était ce jour-là sur le tournage à la gare du Nord, venu nous rendre visite, je lui
ai demandé s'il accepterait d'être dans le film. Ça l'a amusé. Mais je crois qu'il
n'a pas beaucoup aimé le film. L'Homme blessé parlait essentiellement d'une
passion amoureuse et je pense qu'il n'était pas intéressé par ce sujet-là d'une
manière générale, bien au-delà de la seule question homosexuelle. Il n'y a pas
d'exemple de passion amoureuse dans ses pièces à part les rapports entre les
frères et les soeurs. Il s'en est d'ailleurs expliqué dans différentes interviews.
Vous avez écrit le scénario de L'Homme blessé avec Hervé Guibert. Guibert a
interviewé Koltès dans un entretien important intitulé « Comment porter sa
condamnation » repris dans Une Part de ma vie. Enfin, vous, comme Koltès,
apparaissez sous pseudonymes dans A l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie et dans Le
Protocole compassionnel, les derniers romans d'Hervé Guibert. Cela fait beaucoup de
coïncidences !
Je crois que Koltès et Guibert avaient des univers difficilement conciliables. Je
ne sais pas s'ils s'aimaient beaucoup. Hervé était probablement plus généreux
à l'égard de Bernard car il avait pour lui une vraie admiration. Cela étant, à
partir du moment où j'ai travaillé avec Koltès à Nanterre, Hervé s'est senti un
peu exclu. Je l'ai moins vu. Je sais simplement que c'est Hervé qui a présenté
Bernard à Jérome Lindon, le directeur des Editions de Minuit, où Bernard a
publié l'intégralité de son oeuvre. En même temps, les rapports entre les gens
sont souvent difficiles à décrypter. Et je ne veux pas trop m'aventurer dans les
rapports interpersonnels : il y a des pans entiers de la vie de Koltès que je n'ai
pas connus. J'ai par exemple découvert un jour qu'il connaissait très bien la
musique classique, Bartok notamment, alors que je croyais qu'il n'écoutait que
du rap et du reggae. J'en étais resté à son mot fameux : « Bach et Schubert
doivent beaucoup à Bob Marley » ! De même, je n'ai appris que récemment
qu'il avait adhéré au parti communiste. C'était un homme très secret, avec
moi en tout cas.
Parmi les grandes pièces de Koltès, vous n'avez monté ni La Nuit , ni Sallinger , ni
surtout Roberto Zucco . Pourquoi ?
Toutes les pièces qui ont été écrites avant La Nuit , dont Sallinger , Koltès ne
souhaitait pas qu'on les monte ni même qu'on les lise, c'est ce qu'il me disait.
On oublie d'ailleurs aujourd'hui la raison de ce rejet : tous les textes antérieurs
à La Nuit ont pour point de départ une autre oeuvre.
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Ce sont des adaptations de Gorki, de Dostoïevski, de Shakespeare et même
dans le cas de Sallinger , qui est évidemment une adaptation très libre, c'est
encore un texte qui part de l'auteur américain J.D. Salinger. La première fois
où il a véritablement écrit seul un texte qui venait entièrement de lui, c'est La
Nuit . Et c'est, je crois, cela le tournant.
Vous n'avez pas eu envie de monter La Nuit qu'il vous a envoyé en 1979 ?
J'ai eu accès au texte très tôt et je n'en ai pas, alors, vu véritablement la portée.
Il se trouve aussi que je ne suis pas très à l'aise avec les pièces à un seul
personnage – ce qui est faux en l'occurrence puisque le protagoniste s'adresse
à un autre qui ne parle pas : c'est l'ancêtre de La Solitude . Je ne me sentais pas
sûr, à l'époque, de savoir monter ce type de pièces. Il me semblait, à tort, que
La Nuit était un texte pour les comédiens, pas pour les metteurs en scène. J'ai
accroché, heureusement, tout de suite avec Combat de nègre et de chiens , pièce
qui n'intéressait alors pas grand monde, sauf ceux qui ne voyaient à travers
cette pièce qu'un avatar moderne de Tennessee Williams...
Vous n'aimez pas Tennessee Williams ?
Non pas beaucoup non. Et Koltès non plus ! Quand on voulait rigoler, on
allait chercher quelques répliques particulièrement ridicules de Tennessee
Williams, et on se les lisait à haute voix !
Et Roberto Zucco ?
D'abord, je dois dire que la différence d'écriture de Zucco par rapport aux
pièces antérieures m'a dérangé : j'ai manqué là encore de clairvoyance. On
peut être le bon serviteur d'un auteur puis devenir mauvais juge parce qu'on
est trop habitué à ce qu'on croit être son style. Or, j'ai été très frappé par la
nouveauté du style de Koltès dans cette pièce : les monologues avaient
disparu, l'écriture allait à l'essentiel, dans une vivacité extrême, presque
débarrassée de tout. Mais la raison essentielle pour laquelle je n'ai pas monté
Roberto Zucco est tout autre, et elle est connue : c'est que, tout simplement,
Bernard ne le souhaitait pas. Peut-être a-t-il eu le sentiment que si je
continuais à monter toutes ses pièces, plus personne ne les monterait en
France ?
Et vous ne seriez pas tenté justement de la monter aujourd'hui, en dépassant un peu
cet interdit implicite, ce qui permettrait de donner le « la » et d'éviter des
interprétations loufoques ?
Ce n'est pas vraiment un interdit. Et je n'ai pas de « la » à donner. Il se trouve
que j'ai laissé passer l'occasion. Peter Stein a créé la pièce en Allemagne à la
demande de Bernard, Bruno Boëglin en France. Maintenant, c'est un peu tard.
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Et puis, en montant plusieurs pièces de Koltès, j'ai donné une note, une
interprétation. D'autres metteurs en scène ont monté Zucco, parfois très bien
comme Lluis Pasqual à Barcelone. Peut-être que je la monterai un jour. Mais je
ne fais actuellement aucun projet pour ce qui est du théâtre. Je n'ai pas envie
d'en faire.
Koltès et Shakespeare : ce pourrait être le sujet d'une thèse ! Koltès a écrit une
intéressante adaptation de Hamlet , il a été très influencé par Shakespeare dans
Roberto Zucco , il fut aussi le traducteur du Conte d'hiver , monté à Nanterre par Luc
Bondy. Lorsque vous avez mis en scène Hamlet - une version mythique avec le
comédien Gérard Desarthe créée à Avignon en 1989 -, vous lui avez dit de jouer la
pièce comme s'il s'agissait d'un texte de Koltès. Pouvez-vous nous éclairer sur les
liens entre ces deux auteurs ?
C'est vrai que la façon dont j'ai pu lire ou comprendre Hamlet doit beaucoup à
Koltès. Je voulais même, au moment des répétitions de Hamlet à Avignon, lui
demander de traduire la scène des fossoyeurs pour m'aider à la mettre en
scène. Hamlet est une pièce où le personnage principal semble s'adresser
directement au public, par un monologue, huit fois, ou dix fois. La
fréquentation des monologues de Koltès m'a peut-être permis de faire
travailler Gérard Desarthe dans une optique proche.
Vous avez aimé sa traduction du Conte d'hiver ? Jean-Michel Déprats, l'un des
traducteurs reconnus aujourd'hui de Shakespeare, explique que ce n'est pas une
traduction très koltésienne : elle est, selon lui, « normalisante, réductrice, plate ».
Koltès avait adoré faire ce travail de traduction sur Shakespeare et je sais que
cela a influencé son écriture postérieure, notamment pour Retour au désert , et
surtout pour Roberto Zucco . Je crois que Shakespeare est mieux traduit par un
écrivain comme Koltès ou par un poète comme Yves Bonnefoy - dont j'ai
utilisé la traduction pour Hamlet -, que par un traducteur. Je préfère toujours
au théâtre une interprétation même un peu fausse, mais écrite par un poète,
plutôt qu'un texte plus juste dans lequel on ne sent aucune langue. Il faut
qu'un texte vous parle et, en tout cas, qu'il suscite en vous un écho. C'est peutêtre Bernard qui m'a fait comprendre cela avec son étrange traduction du
Conte : il vaut toujours mieux de travailler avec de vrais auteurs.
Vous avez dit quelquefois qu'une des choses qui vous rapprochait de Koltès, c'était que
vous partagiez avec lui un doute extrême sur les pouvoirs du théâtre. Le théâtre a-t-il
encore une fonction dans une époque où il y a tellement d'autres moyens pour raconter
une histoire ?
Un jour Koltès est venu avec moi à Bruxelles voir La Solitude , dans la bonne
version - c'est-à-dire avec Isaach De Bankolé ! - et nous sommes tombés sur
un panneau publicitaire pour un théâtre bruxellois sur lequel était écrit : « Le
théâtre c'est la vie ». Nous avons éclaté de rire...
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Bernard pensait en effet, et il l'a souvent répété, que le théâtre n'est pas la vie,
mais que néanmoins c'est le seul endroit où l'on dit que ce n'est pas la vie.
Oui, ce doute permanent quant au rôle du théâtre nous le partagions, Bernard
et moi. On a toujours travaillé avec à l'esprit cette question centrale : puisqu'il
est probable que ça ne serve plus à grand-chose de faire du théâtre, à quoi ça
peut quand même servir de le faire, quel sens lui donner aujourd'hui ? et
comment faire pour que ça serve un petit peu à quelque chose ? Ce qui
éliminerait une pratique purement machinale du théâtre, routinière, qui est la
chose que je redoute. Je pense qu'il faut mettre en doute systématiquement son
envie de faire du théâtre et s'interroger sur les raisons réelles pour lesquelles
on fait du théâtre.
La dernière mise en scène de La Solitude essayait de répondre en partie à cette
question. Revenir à une chose à la fois simple et essentielle : comment
raconter une histoire d'un écrivain d'aujourd'hui, comment la dire sur un
plateau, avec deux acteurs, pour que les spectateurs entendent et
comprennent cette histoire, qu'ils aillent à l'essentiel : les conflits, ce qu'on y
apprend, les mensonges, les mensonges qu'on se fait à soi-même.
Par Frédéric Martel
Metteur en scène et cinéaste, Patrice Chéreau a fait connaître Koltès en France au
cours des années 1980, entretenant avec lui une complicité professionnelle rare et
un « lien durable ». C'est en voyant en 1976 La Dispute de Marivaux mise en scène
par Patrice Chéreau que Bernard-Marie Koltès a eu envie de travailler avec lui. A
partir de 1983, Chéreau monte la plupart des pièces de Koltès au théâtre
Nanterre-Amandiers, qu'il dirige et dont il inaugure la première saison avec
Combat de nègre et de chiens . Il crée Quai Ouest en 1986, puis trois versions de
Dans la solitude des champs de coton avec Laurent Malet-Le Client, et Isaach De
Bankolé-Le Dealer, en 1987 ; avec Laurent Malet et Patrice Chéreau en 1989 ; avec
Pascal Greggory et Patrice Chéreau en 1995. Cette pièce fera le tour du monde.
Chéreau créera encore Le Retour au désert , en 1988, peu avant la disparition de
Koltès.
Patrice Chéreau est également metteur en scène d'opéras dont une célèbre
Tétralogie de Wagner avec Pierre Boulez à Bayreuth et désormais cinéaste : il a
tourné notamment L'Homme blessé , film en 1983 dans lequel Koltès avait un petit
rôle, Hôtel de France en 1987, La Reine Margot en 1994 et un film passionnant,
Ceux qui m'aiment prendront le train , en 1999. Son dernier film, Intimité , sortira
en France le 28 mars prochain.
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