adonis et le soufisme - Plasticités Sciences Arts

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ADONIS ET LE SOUFISME : COMMENT PENSER
AUTREMENT LE RENOUVELLEMENT POETIQUE ?1
BENEDICTE LETELLIER
La contribution d'Adonis au renouveau intellectuel et poétique amorcé dans
les années cinquante, dans l'Orient arabe, se concrétise de manière décisive avec
l'émergence du groupe ši'r (Poésie) fondé par son ami Yûsuf al-Hâl et la parution
d'une revue du même nom. Il s'agissait, pour le dire vite, de diffuser une poésie
encore toute jeune aux formes nouvelles, telles que la poésie libre (« ši'r hurr ») et la
poésie en prose (« ši'r manthûr »). Bien que le groupe et sa revue cessèrent d'exister
en 1964, les jeunes poètes arabes, ne cessèrent de poursuivre leur réflexion sur les
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1!Cet article a été publié originairement dans la revue « Itinéraires et contacts de culture », Vol 42. “Poésie des Suds et
des Orients”, CENEL, Paris XIII.
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1!
conditions d'un renouvellement poétique. En ce qui concerne l'œuvre critique
d'Adonis, il est à noter qu'elle propose une conception de la création poétique à
partir d'une pensée qui bien souvent dépasse les frontières du littéraire.
Aussi la création poétique, fut-elle fondamentale et incontournable dans la
pensée de cet auteur, est-elle à replacer dans une critique plus générale sur la
culture arabe. Dès lors, on comprend pourquoi la réflexion critique d'Adonis
autant que sa production poétique établit voire rétablit des liens essentiels entre la
poésie, les textes religieux et l'imaginaire mythique. Si la poésie se conçoit alors
comme
l'actualisation
continue
d'une
recherche
de
l'invisible
et
d'un
questionnement sur le visible, on comprend aussi dans quelle mesure le
renouvellement poétique se joue dans la conception même de la création poétique.
Comme l'explique Guillevic dans un poème qu'il dédie à Adonis, ce poète
est « un pèlerin qui recherche le dieu qu'il est » (Adonis, 1982 : 37). À la question « Qui es-tu ? », une voix répond « -Une lance errante / Un dieu qui vit sans prières »
(Adonis, 2002a : 143). Nombreux sont ses premiers poèmes à témoigner d'une quête
essentiellement spirituelle. Dans les derniers recueils, le poète poursuit sa quête
initiale à travers une poésie plus élémentaire. Chaque élément de la nature,
sacralisé par la poésie, suscite un questionnement, tantôt d'ordre collectif tantôt
d'ordre individuel, sur les lois du changement et sur la création poétique.
Dans le Livre des métamorphoses et de la migration dans les régions du jour et de la
nuit, écrit en 1965, le poète présente ses deux questionnements à travers les termes
de métamorphose et de métaphore. Dans le long poème sur l'Andalousie, « Les
métamorphoses du Sakr »2 se lisent et se comprennent comme l’expérience intime
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
2! «
Sakr (l'aigle) de Qurayš » est le surnom donné à Abd al-Rahmân (731-788) par le calife abbasside Abû Ğa‘far alMansûr en hommage à sa bravoure. ‘Abd al-Rahmân, aussi appelé al-Dâkhil (l'immigré), restaura en Andalousie
la dynastie déchue en Orient. À cette référence historique, s’ajoute un élément fictif de la tradition littéraire. Le
thème des métamorphoses d'un oiseau fait directement référence à la Conférence des oiseaux d'Ibn Attar. Trente
oiseaux partent en pèlerinage au palais de la Sîmorgh, oiseau mythique qui signifie justement trente oiseaux.
Dans la poésie persane, cet oiseau apparaît dans une double tradition : celle de l'épopée héroïque et celle de la
poésie et gnose mystique. Le poème des « métamorphoses du Sakr » mêle aussi ses deux traditions.
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2!
d'un voyage. Il est difficile de lire le poème sous le seul signe d’un voyage
imaginaire, vécu par le poète. Le voyage naît sous la plume du poète autant que
dans la lecture du poème. Il se révèle dans les nuances et les muances de la langue,
du sens et des voix. Il invite à une recherche de l'invisible et de l'étrangeté,
sublimée par la représentation confuse de l'Andalousie.
En effet, le poète présente l’Andalousie comme le signe poétique de ce qui
ne peut se saisir distinctement dans la mesure où il peut tout devenir. Il ne s’en
cache pas et nous fait part de ses recherches sur la création poétique, sur les
moyens de la mettre en œuvre. « Je cherche, dit-il, un [substitut]3 / Je cherche la
porte de l’étrangeté » (Adonis, 1982 : 93). « Un jour, / Les poèmes seront porte de
ville / Vers la terre de l’étrangeté / Et l’étrangeté / Patrie pour les prophètes »
(Adonis, 1982 : 98).
Ainsi l’Andalousie est-elle le lieu où toute métamorphose devient possible.
Elle est simultanément la métaphore des métamorphoses du Sakr et celle de
l’écriture poétique. « La métaphore poétique, précise Adonis, est une façon de
représenter l'intervention des poètes dans le changement de relation entre des
mots et des choses ou des mots et d'autres, ou bien encore des choses et d'autres»
(Adonis, 2002b: 369). L'esthétique de la métamorphose, qu'affectionne tout
particulièrement Adonis, surnommé « poète de la métamorphose » par Jean-Yves
Masson (Adonis, 2003), se nourrit donc de la relation poétique qu'entretient le
poète avec le monde. Ainsi, dans son œuvre poétique, le renouvellement est-il non
seulement esthétique et rhétorique, mais surtout nécessaire et inhérent à l'acte
créateur.
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3!Je
propose de remplacer le mot « changement » retenu par M. Faideau et de traduire « badîl » par « substitut ».
Le poète ne cherche pas tant un changement dans la mesure où il en fait l’expérience. Mais, en tant que poète,
il cherche avant tout à en rendre compte. Il cherche donc le substitut poétique qui puisse exprimer le plus
fidèlement possible sa relation au monde. En somme, la métamorphose ne se réalise pas dans la recherche d’un
changement impératif mais dans la recherche d’une forme et d’une formulation fidèle au vécu qui, lui, est
nécessairement changement.
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3!
La description de l'Andalousie qu'Adonis n'a jamais vue au moment où il
écrit son poème et le questionnement sur la métamorphose en tant que voyage vers
l'inconnu constitue une expérience poétique avec le monde qui rappelle, par
certains aspects, l'«écriture de pensée» propre à l'expérience des poètes surréalistes.
Il s'agit, selon les termes d'Adonis, de « transformer la vie en poésie » en accédant
au « point de rencontre et d'enlacement entre l'homme et le monde » (Adonis,
1999), comparable au « point suprême » défini par André Breton (1952 : 153).
Cependant, dans l’œuvre d’Adonis, l’expérience poétique se caractérise par une
relation inhabituelle avec le monde qui permet d’élargir la connaissance et
d'appréhender la réalité cachée des choses.
Bien que ses visées soient communes avec celles de « l'écriture automatique »
des poètes surréalistes, notamment en ce qui concerne le désir de changer la vie, la
poésie adonisienne réhabilite une pensée non plus seulement conceptuelle et
limitée à l'esprit mais aussi et surtout une pensée du corps. Cette poésie ne se veut
pas le fruit d'une écriture de pensée automatique ; elle participe pleinement du
principe de vie ou pour ainsi dire au renouvellement de l'univers en ce qu'elle
informe l'imaginaire. Pour Adonis, « c’est l’imaginaire, le rêve, l’inconnu, le mythos
qui doivent être la source de [l’urgence poétique]. C’est en eux que réside ce qui
pourrait renouveler en l’homme ses dimensions cosmiques, perdues ou oubliées, et
redonner à l'existence sa splendeur. » (Adonis, 1999).
Voici l’une des paroles du Sakr qui témoigne du pouvoir poétique : « Si je
savais comme le poète changer les saisons / Si je savais parler aux choses/ [...] Si je
savais comme le poète m'unir aux plantes » (Adonis, 1982 : 46). Là où le poète crée
un espace régi par des rapports nouveaux entre langue et existence, la poésie
génère une dynamique dont les effets se font sentir aux niveaux de l’écriture et de
la lecture. Elle exige du poète et du destinataire l'expérience d'un voyage mystique,
c’est-à-dire d'une transformation de sa relation avec le monde. Cette détermination
de la poésie repose sur un ensemble d'influences parmi lesquelles la poésie
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4!
française du XXe siècle, la poésie arabe classique, le soufisme d'al-Niffarî et d'Ibn
‘Arabî sont les plus prégnantes.
Ces influences sont explicites dans une étude comparée du surréalisme et du
soufisme qu'Adonis publie en 1992. Il propose de les envisager comme deux
parcours de la connaissance pour lesquels la poésie est un moyen d'expression
privilégié dans la mesure où la connaissance de l'invisible et de l'inconnu ne
s'acquiert pas par la logique et la raison. « [L’homme], précise-t-il, sent que sa
pensée est non seulement dans sa tête mais aussi et surtout dans la totalité de son
corps. » (Adonis, 1992 : 16) Le renouvellement poétique dans l’œuvre d'Adonis se
comprend mieux à la lumière de cette étude et, plus précisément, de sa conception
du soufisme qu'à la lumière d'une conception de la modernité, fût-elle héritée de la
poésie arabe classique ou empruntée à la poésie occidentale. Trois postures de
réception se laissent discerner dans le parcours de toute son œuvre poétique. Elles
constituent une réponse implicite au questionnement du poète et, plus sûrement,
elles éclairent la relation poétique au monde qui affleure dans la poésie d'Adonis.
La première posture se caractérise par une perplexité. Dans cette posture, le
poète interroge le sens des choses non pas dans l’absolu mais dans son rapport a
priori et immédiat avec les choses. Adonis (2002b : 51) rappelle que dans le Lisân alArab, le sens (al-ma'na) est défini comme un effort (mihna). On admettra en effet
qu'une langue exige un ensemble de conventions pour être pleinement efficace et
le sens s'établit à partir d'un travail de plis, de fermeture et de fixation. De ce point
de vue, la poésie peut apparaître comme le lieu d'un non-sens dans la mesure où
elle obéit à l'inspiration créatrice du poète, même si, pour Adonis, la poésie est
essentiellement le « lieu d'un sens à venir » plutôt que celui d'un non-sens. Quoi
qu'il en soit, il suscite une certaine perplexité chez le poète qui est à l'origine d'une
véritable expérience poétique.
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5!
Dans les « Métamorphoses du Sakr », le poète découvre en lui une langue et
la difficulté à la faire vivre : « Stupeur ! En moi gronde une langue étouffée et se
dressent des tours » (Adonis, 1982 : 60). Ce sont les tours de la mort dont il fait
l'expérience dans la deuxième partie du poème. La perplexité constitue donc une
sorte de prélude à la mort du poète. Elle annonce le détachement nécessaire vis-àvis d'une construction commune. Nous pourrions la comparer à la mélancolie
baudelairienne qui, quant à elle, naît d'une conception de la précarité humaine et
traduit un sentiment désespéré face à la mort. Par cette rapide comparaison, on
comprend que la perplexité se situe en amont de la création poétique. Elle ne peut
donc s'accorder au rêve baudelairien de palingénésie (Jackson, 1996 : 45-61) ; tout
au plus est-elle la promesse d'une connaissance et d'une renaissance.
L'expérience poétique, fondée sur cette perplexité, ne peut donc se satisfaire
d'une langue commune et conventionnelle. Adonis s'interroge sur une autre langue
: « Pourquoi ne nous serait-il pas permis de donner aux choses une autre langue, une autre
voix pour savoir comment nous vivons avec elles ? » (Adonis, 2002b : 54).
Nombreux sont ses poèmes où le poète en fait l'expérience. Soit deux
exemples :
Les « Métamorphoses du Sakr » se composent de quatre saisons qui retracent
son parcours initiatique. Le poète, voué au non retour, découvre la solitude (I). Puis
il fait l'expérience de la mort (II). Dans la troisième saison, il inaugure un temps
magique où les souvenirs se mêlent à une renaissance. Enfin, la dernière saison («
Saison des arbres »), est une « élégie de l'aigle avec ses épitaphes ». Le passage qui
nous intéresse se situe à la fin de la troisième saison.
« Il [l'Euphrate] lave avec la mort et le parfum de mort
Le chapitre de la parole : son de la voix!
Dans la langue de l'homme.!
Le temps s'est éveillé et c'est le jour
Qui crie avec les branches et les racines
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6!
Il crie : la poésie » (Adonis, 1982 : 104)
Le poète abandonne la langue commune et se met à l'écoute d'une langue
naturelle plus subtile qui crée une poésie arborescente et lumineuse dans la
dernière saison. L'accès à cette langue exige un passage par la mort. La langue de
l'homme et celle de la nature se font alors entendre à l'unisson par un même cri qui
annonce la naissance de la poésie.
Un autre passage explicite est extrait du recueil Singuliers (1977). Ce recueil se
compose de quatre grandes parties : I. Genèse, II. Histoire, III. Corps, IV.
Alchimie. La troisième partie comprend huit chapitres ponctués et rythmés par la
répétition des motifs de la terre et du corps. Le premier chapitre, « Distancié de
moi-même », interrompt l'histoire par un questionnement. Quelque chose a
changé. Dans « L'histoire » (II), « La Terre n'était pas un corps, mais une blessure /
comment serait possible, le voyage / entre le corps et la blessure ? » (Adonis, 2002a :
193). Dans le premier chapitre du « Corps », « La Terre n'était plus une blessure /
mais un corps / comment va être possible le voyage / entre la blessure et le corps ? »
Le poète poursuit :
« En un instant!
desséché / ruisselant
!je m'éloigne / me rapproche
!je romps en assaillant
!je m'humilie / me trouble
!et tout cela me distancie de moi.
Comment donner vue à mon corps sur moi-même ? »
(Adonis, 2002a : 227)
La question du voyage puis celle de la représentation du corps trahissent la
confusion du poète face à ce qui reste abstrait voire insaisissable. Se retrouvent en
filigrane la métamorphose et la métaphore qui participent du mécanisme de
création poétique. D'une part, la blessure de la Terre dénote, de manière elliptique,
les effets d'une guerre, signifiant ainsi toute la souffrance inscrite jusque dans la
terre où a eu lieu cette guerre. D'autre part, le moi est le sujet insaisissable par
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7!
excellence dès lors qu'il s'ignore ou se cherche. Dans le dernier chapitre, « Au nom
de mon corps », l'expression poétique de cette blessure et du moi suggère un
déplacement par le corps, présenté comme un retour à l'originel et l'informe.
« Au nom de mon corps le vivant / mort, le mort / vivant dénué de forme, et qui en
a autant que de pores,
au nom de ce je qui n'est pas moi,
de ce tu, femme, qui n'est pas toi, nous reformerons notre parler, nos deux langues,
nous instaurerons des mots à la mesure de la langue, des lèvres, du palais, du gosier
nos deux corps entreront dans des limbes de brousses et de noces
pour tous deux se détruire / se rebâtir!
en une vague!
de célébration!
sans forme :!
lentement / rapidement!
en direction de ce que nous appelions : vie!
et c'était l'exorde de la mort » (Adonis, 2002a : 261)
Le poète rêve une autre langue dont le corps informe serait l'origine, dans
laquelle le je et le tu ne représentent plus personne et ne garantissent plus aucune
identité. Seul le corps invoqué semble avoir une identité profonde d'emblée
reconnue par le poète. Parce qu'il a autant de formes que de pores, qu'il oscille
entre la vie et la mort, il recèle une infinité de langues. Toutefois, le poète n'est pas
dupe de cette nouvelle langue. À peine créée, elle se fige aussitôt et se voue à
devenir une langue morte. Tel est le principe de vie qui appelle un changement
perpétuel.
La poésie d'Adonis célèbre la réconciliation de la vie et de la mort, il
s'enchante à en décrire l'alternance continue. Une tonalité élégiaque et enjouée
advient tôt ou tard et produit un effet de ressaisissement. Ici, la mort n'effraie pas,
elle est naturelle et saisonnière. Ce renouvellement constant n'apporte pas de
réponse figée et déterminée qui puisse épuiser la perplexité. La poésie demeure en
suspens, jamais totalement achevée dans la mesure où il n’y a pas d’entité ou
d'identité qui ne soit création continue.
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8!
La deuxième posture requiert une imagination créatrice, nécessaire à la
transformation de la vie en poésie. C'est une formule empruntée à Ibn Arabî. Bien
qu'Adonis n'emploie pas cette formule, il connaît l'œuvre de ce grand maître soufi
et s'en est maintes fois inspiré. Cette imagination, fondamentale pour comprendre
la dynamique poétique, ne consiste pas en un ensemble d'images irréalistes ou
surréalistes ni même en un langage hermétique, preuve d'une langue originale.
Le geste créateur du poète inaugure, à partir de la primauté du corps, de la
terre ou de la mémoire, comme d’une matière première, le monde et les êtres. Il les
présente sous une forme d’existence tout à la fois singulière et totale. Il ne s’agit
pas d’une innovation au sens technique mais d’une «transcréation» qui serait un
changement continu ou pour reprendre ses termes, «un déchirement continu »
(Adonis, 2002b : 389). Transcréer, c'est transformer le regard sur les choses et ses
relations avec le monde extérieur. La transcréation est l’autre nom de la poésie.
Mais déchirure n’est pas rupture.
Au contraire, la transcréation réaffirme la matrice ou l’origine à partir de
laquelle seulement peut naître le différent, le nouveau, l’autre. Elle est comme une
passerelle entre le connu et l’inconnu. Dans le discours critique d’Adonis, la
matrice ou « mère de la parole de Dieu », désigne la langue arabe devenue divine.
Aussi la principale difficulté de la poésie est-elle d’échapper au joug de cette
langue, sacralisée et intouchable. C’est la raison pour laquelle Adonis est amené à
définir ce que serait la langue d’une poésie nouvelle de la manière suivante :
« Dans cette écriture en effet, la langue se tient sur les frontières qui joignent le
visible à l’invisible : c’est la langue des rivages, de leurs contours seulement
esquissés, c’est la langue du lointain et du périlleux, langue des extrêmes, langue
qui écorche les mots et, par là même, exprime le monde saisi hors de toute
certitude préétablie. » (Adonis, 1993 : 221-222)
Trans-créer ou redonner une existence au monde. De ce point de vue, la
poésie est une expérience de l’infini et de l’illimité. Elle consiste nécessairement en
!
9!
une mise à mort de la langue elle-même.
« Une telle poésie difficile a certes existé à différents moments de l’Islam et continue
d’exister aujourd’hui, mais marginalisée et réprouvée. [...] lire cette poésie, n’est pas
un acte de consommation mais de création. »
Un peu plus loin, Adonis précise la situation du lecteur :
« Le lecteur, invité à se mouvoir lui aussi dans le domaine de l’imaginaire et du
probable, perd ses références et évolue dans le poème comme dans un jardin où tous les
fruits sont à portée de sa main, mais comme dans un abîme ou dans une épopée. Ce qu’il
pourra en retirer lui coûtera des efforts, et il ne l’obtiendra pas avec son cœur ou son esprit
seuls, mais avec son être tout entier. » (Adonis, 1993 : 219)
En somme, le lecteur, comme le poète, est appelé à recomposer un sens, à
interroger sa relation aux choses visibles et invisibles ainsi dévoilées par la poésie.
Plus simplement, il lui est donné, notamment à travers la poésie, de réconcilier les
éléments contradictoires et divergents. Il lui sera difficile de saisir le
renouvellement poétique par une lecture passive. C'est la raison pour laquelle, à la
question « comment transformer la vie en poésie ? », Adonis propose de corriger
l'exclamation de Rimbaud (« Il faut être absolument moderne ») : « Il faut être
absolument poète ! » (Adonis, 1999).
La poésie est le lieu et le temps d'un devenir qui ne peuvent être délimités
sans risquer d'en proposer une détermination infidèle. Dès lors, le renouvellement
poétique ne saurait être défini par une forme isolée et totalement nouvelle. Il ne
saurait être identifié en dehors d'un mouvement continu d'ouverture.
La troisième posture exige un tel mouvement d’ouverture qui se traduit par
une réelle rencontre avec l’autre, fût-il situé dans le temps ou dans l'espace. « Le
poète, explique Adonis, fait l'expérience de son identité en faisant l'expérience de
son altérité » (Adonis, 1999). Si les termes de perplexité et d'imagination créatrice
vont, par définition, à l'encontre de toute clôture, il en va tout autrement de
!
10!
l'identité. Certes par définition, du moins dans le dictionnaire, l'identité est avant
tout ce qui ressemble, rassemble et établit. Ainsi, le concept d'identité est-il
souvent rattaché à un sens univoque et fermé. Mais pour Adonis, l'identité est
plurielle, ouverte.
« Elle ne concerne pas seulement l’effectif, mais aussi le potentiel. Elle dit tout à la
fois le continu et le discontinu, l’implicite et l’explicite. La vraie poésie introduit donc
une fissure au sein même de l’identité univoque et fantasmatique. Car la prétendue
unité du Moi n’est qu’apparente : ce Moi est, au fond, déchirement. » (Adonis, 1993
: 223)
Si la poésie participe d’un déchirement continu en même temps qu’elle lui
donne forme, on comprend maintenant que ce déchirement est avant tout le fruit
d’un parcours de connaissance du même, du Moi. Et ce parcours ne peut naître
d’une recherche des analogies et des concordances précisément parce que ces
dernières, préétablies et admises selon une seule cohérence, le figeraient aussitôt et
le rendraient vain. Ainsi Adonis insiste-t-il sur l’idée d’une connaissance sans fin et
sans limite, à l’image de la vie. Elle est toujours à naître, elle s’inscrit dans un
mouvement de vie. L'identité serait donc en connivence avec un vécu corporel.
« Vous pouvez parler du vécu dans le corps, du visible, de ce qui est pulsion,
mais un corps c’est une mer, c’est toujours en mouvement, ça nous précède
et ça nous suit. » (Adonis, 2004b : 52)
De même que le corps grandit et se transforme, l’identité réside toujours
dans ce changement continu, dans ce qui tôt ou tard diverge, se différencie et
devient autre.
« L'identité ne repose pas sur la concordance et la ressemblance mais
sur la divergence et la différence. » (Adonis, 2002b : 26)
L'identité relève d’une essence distincte et singulière. Si chercher une
ressemblance, c’est d’une certaine manière déformer, alors faire l’expérience de son
identité nécessite une mise en relation d’un autre ordre. Il s’agit d’une mise en
!
11!
relation de tout ce qui en soi advient, fût-il senti ou vécu comme répétition,
divergence, contradiction, multiplicité ou dispersion. Autrement dit, il s’agirait de
lier et de faire se rencontrer tout ce qui surgit de visible et d’invisible.
« C’est l’étrangéité liée à l’altérité qui me révèle à moi-même et qui
m’accorde à elle. La création rend possible la rencontre des singularités, et elle
nous recrée continuellement au sein d’une unité humaine universelle. » (Adonis,
1993 : 189)
En somme, la poésie adonisienne se présente comme le signe d’une totalité,
à savoir celle d’une identité plurielle en instance de déchirement et de
réconciliation. Accéder à cette identité, c’est s’engager dans un parcours de
connaissance et rencontrer ce qui est inconnu, méconnu ou non- reconnu.
Dépouillé de toute téléologie et plus exactement de toute finalité et finitude, le
renouvellement poétique chez Adonis est moins un concept qu’une expérience
corporelle et concrète de l’instant et du changement. Parce que la poésie est
questionnement, expérience de l’altérité et mise en relation, elle donne à voir ce
qui advient. Toute la force de sa poésie est là. Elle ne se situe pas vraiment dans le
décalage et le renversement. Elle cherche à être et à devenir.
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12!
BIBLIOGRAPHIE
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Éditeurs, 1982.
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Adonis, « Vers à un sens à venir », Mémoire du XXe siècle, n°1, « Complexité et quête
du sens », Monaco : Éditions du Rocher, 1999.
Adonis, Chants de Mihyar le Damascène, trad. Anne Wade Minowski, Paris :
Gallimard, 2002a.
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la lumière, trad. Anne Wade Minowski, Paris : Imprimerie Nationale Éditions, 2003.
Adonis, Commencement du corps, fin de l’océan, trad. Vénus Khoury-Ghata, Paris :
Mercure de France, 2004a.
Adonis, Identité inachevée, Paris : Le Rocher, 2004b.,Adonis, Célébrations : poèmes,
trad. Anne Wade Minowski, Paris : Éditions de la Différence, 2005.
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nouveau berceau ? Le rêve de palingénésie chez Baudelaire », L’année Baudelaire 2, «
Baudelaire, figures de la mort, figures de l’éternité », Paris : Éditions Klincksieck,
1996.,
Meddeb, Abdelwahab, « Le nom du poète », dans Republique-des-Lettres [en
ligne], disponible sur <http://www.republique­des­lettres.fr/detours.php> (consulté
le 26 septembre 2007).
ICONOGRAPHIE
Détail d’un tableau de la collection permanente du Musée d’Art Moderne, Paris.
Phot. MWD.
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