Le happy modernisme de Thonik
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Le happy modernisme de Thonik
Le happy modernisme de Thonik L’agence Thonik a été fondée en 1993 par le duo Nikki Gonnissen et Thomas Widdershoven et se compose aujourd’hui de quatorze collaborateurs. D’entrée de jeu, l’agence se signale par les procédés qu’elle emprunte à l’art conceptuel ainsi que par l’utilisation stratégique d’une typographie originale. Dans les projets de Thonik, la typographie constitue avant tout un système graphique – à construire par commande – qui révèle dans son application des qualités antisystématiques. Cette charte graphique ne peut pas être comparée à une machine, comme s’il s’agissait d’une presse imprimant mécaniquement des produits identiques. Le système est fondé sur l’analyse ainsi que sur l’intuition, et son application fournit des designs alliant la cohérence au hasard et la perfection à l’imprévisibilité. L’agence a élaboré cette méthode durant les premières années de son existence, pour le graphisme d’une revue de poésie expérimentale, De Zingende Zaag. Le thème de chaque numéro dictait un mini-système graphique; la standardisation de variables graphiques garantissait l’harmonie de la collection. Comment se présentait le paysage graphique du Nord, au moment où Gonnissen et Widdershoven sont entrés dans l’arène du graphisme? Le devant de la scène était dominé par une avant-garde de créateurs postmodernes qui avait élaboré, avec une ostentation dramatique, un nouveau paradigme rompant avec la pratique graphique conventionnelle dans laquelle le modernisme maintenait son hégémonie jusqu’alors non menacée mais routinière. L’ouvrage documentant ce nouveau paradigme s’intitule : Typography Now: the Next Wave (1991). Un quart des graphistes dont le livre reproduit des oeuvres était à l’époque affilié à une agence de design néerlandaise. Dans l’introduction de ce livre, Rick Poynor caractérisait le nouveau paradigme comme une typographie déconstructiviste. Il voyait un lien causal entre l’apparition de cette typographie et la numérisation de la typographie consécutivement à l’introduction d’ordinateurs dans les agences de graphisme, aux alentours de 1985. Cette révolution suscita des réactions contraires dans la profession. Les traditionalistes redoutaient le déclin accéléré des normes typographiques. Les technophiles escomptaient l’avènement prochain du paradis numérique, soit une démocratisation de la profession : le jour où chacun écrirait son courrier en caractères de son propre cru, uniques comme sa propre écriture, n’était plus lointain. La typographie moderniste, alors vantée en tant qu’émancipation de l’artisanat étriqué et d’une culture bourgeoise élitiste, fut après coup démasquée comme autoritaire. Typography Now documente les expériences numériques situées à la limite de la lisibilité. La révolution numérique a poussé les graphistes à réaliser des collages d’images débridés et à transformer les signes en images. La suppression de la distinction entre le texte et l’image a conduit à des compositions stratifiées dont le sens est à peine déchiffrable. La dévaluation de la fonction communicationnelle du graphisme formait l’écueil de l’insistance marquée sur la liberté esthétique. On peut constater que la New Wave prospérait surtout dans des scènes relativement fermées de la (sub)culture comme le théâtre Zeebelt à La Haye, le magazine de planche à voile Beach et la revue de design Emigre, la Cranbrook Academy aux Etats-Unis et le centre culturel Paradiso à Amsterdam. La typographie difficilement déchiffrable pour les non initiés semble ici faire fonction de code secret permettant aux membres du groupe de se reconnaître entre eux. Certes, tout cela occupait le devant de la scène, mais à l’arrière-plan, le modernisme de l’Ecole Suisse dominait toujours la profession. Dans les années 1960, le modernisme selon le modèle suisse était devenu prépondérant en peu de temps grâce à la rapidité avec laquelle l’agence Total Design, où Wim Crouwel dirigeait la section graphique, était parvenue à s’attacher la clientèle de commanditaires prestigieux. Crouwel s’inscrit dans le prolongement de l’Ecole Suisse : une typographie systématisée au service d’une communication et d’une représentation aussi claires et précises pour des institutions privées et publiques. Au début des années 1990 se manifeste une nouvelle génération de graphistes qui rompt avec l’exubérance visuelle et l’opportunisme méthodologique du postmodernisme. Elle revient à une typographie homogène, dépouillée, dotée d’un idiome formel extrêmement simplifié. Elle réhabilite la fonction communicationnelle du graphisme. Les concepts rédactionnels forts sur lesquels reposent ses designs imposent des restrictions à l’ardeur formelle et manipulatrice des collaborateurs de l’agence. Peu à peu, Thonik se révèle être le représentant le plus remarquable de cette nouvelle génération de graphistes que l’on associe aux créateurs d’objets réunis sous le label Droog Design, fondé la même année (1993) que l’Agence Thonik. Thonik adopte donc une position ambivalente à l’égard du modernisme comme du postmodernisme. L’agence reprend l’attitude du postmodernisme puisqu’elle revendique l’autonomie et la latitude d’expérimentation pour le designer, mais elle rejette la juxtaposition associative d’images comme véhicule d’une idée ou d’un message. Le point commun de Thonik et du modernisme tardif est la prédilection pour la précision et l’aspiration à une communication efficace, mais l’agence repousse cependant la rigidité des méthodes de création. En standardisant quelques variables graphiques (choix de la police, couleur, taille), Thonik suit les traces de Total Design, tout en ouvrant la voie à des concepts rédactionnels radicaux. A la dominance de l’image dans la communication graphique, Thonik oppose la primauté du langage et de la typographie. Thomas Widdershoven a caractérisé un jour l’oeuvre qui en résulte comme une forme de happy modernism, c’est-à-dire un modernisme qui s’est délivré d’une méthodologie rigoureuse au caractère disciplinant. On rejète seulement la neutralité dans la manière de transmettre le message, mais aussi le tabou moderniste sur la subjectivité. Cette transgression de l’interdit est mise en évidence lorsque Gonnissen et Widdershoven incorporent des photos les représentant comme un couple d’amoureux dans des projets destinés à des organismes publics. La syntaxe optique universelle du modernisme était diamétralement opposée à la rhétorique liée au marché de la publicité et à la stratégie de marque. Thonik rejette également la dichotomie entre haute culture et basse culture. Dans ses productions pour des établissements culturels, l’agence intègre des éléments issus de la culture populaire, comme de criantes lettres imposantes, une prédilection pour des couleurs contrastées ainsi qu’un certain franc-parler et une certaine effronterie dans l’adresse. Leur prédilection pour l’orange vif et le vert gazon jure avec les couleurs primaires du Bauhaus et avec la préférence du modernisme tardif pour les tons froids comme le blanc, l’argent, le bleu vif, le gris et le noir. Finalement - comme le montrent les designs pour le Marta Museum à Herford et le Musée Boijmans van Beuningen à Rotterdam – ils ne reculeront pas devant une ornementation presque provocatrice, qui est, avec la subjectivité, l’autre tabou majeur du modernisme. Tout compte fait, la caractéristique dominante de l’oeuvre de Thonik est la rupture avec le sérieux et le dogmatisme typographiques. Dans la méthode de création conceptuelle de Thonik, il y a donc à la fois des éléments modernistes et postmodernistes. Par cette combinaison inhabituelle, l’agence Thonik laisse derrière elle le combat indécis entre le modernisme et le postmodernisme – qui dominait la pratique graphique néerlandaise aux alentours de 1990. Lorsque les tenants du postmodernisme rompirent avec le code disciplinant de l’Ecole Suisse, ils cherchèrent leur salut – c’est-à-dire leur liberté artistique – dans l’image. Les images donnaient l’amplitude d’échapper à la rigidité des lettres. Qui plus est, les lettres elles-mêmes étaient démunies de leur caractère graphique et pouvaient devenir, grâce à des logiciels graphiques, l’objet d’un stylisme libre. C’est alors que Thonik découvrit qu’un retour à la lettre en tant que signe ne faisait pas obstacle à la liberté expérimentale. L’oeuvre de l’agence prouve de nouveau que la communication professionnelle et la qualité d’auteur du designer ne sont pas incompatibles. Hugues Boekraad