introduction Le roi stratège - Presses Universitaires de Rennes

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introduction Le roi stratège - Presses Universitaires de Rennes
[« Le roi stratège », Jean-Philippe Cénat]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
Introduction
Si l’histoire militaire du règne de Louis XIV semble bien connue, avec
sa suite incessante de conflits (le « siècle de fer »), ses grandes figures
(Louvois, Condé, Turenne, Tourville...) ou les nombreuses forteresses
érigées par Vauban pour protéger le royaume, d’importantes zones d’ombre
subsistent encore. On ignore encore largement le fonctionnement quotidien de la haute administration de l’armée et de la marine française, le
travail des différents bureaux et commis. L’une des questions les plus intéressantes concerne probablement la direction de la guerre. Celle-ci englobe de
nombreux acteurs : le roi, les princes, les principaux chefs des administrations de la guerre et de la marine, les généraux et amiraux, des conseillers
militaires parfois officieux, qui ont chacun une influence plus ou moins
grande suivant les circonstances, les théâtres d’opérations ou les périodes
d’un si long règne.
Étudier la direction de la guerre suppose notamment de s’intéresser de
près au processus de prise de décision stratégique, à la manière dont sont
élaborés les plans d’opération, puis d’étudier leur répercussion et leur application effective sur les différents théâtres. Cette question de la prise de
décision (decision making) constitue aujourd’hui l’un des champs de
recherche les plus féconds en histoire politique et militaire. Inspirés par les
études concernant le management en entreprise, les théories des organisations et des relations internationales, de nombreux historiens, en grande
majorité anglo-saxons, ont essayé ces dernières années d’analyser en détails
quelques-unes des grandes décisions politiques et stratégiques des grands
chefs d’État et de leur entourage, notamment en période de crise 1. Il s’agit
là de faire la part des différents individus ou influences qui ont pesé sur ces
décisions, mais aussi de mettre en avant le poids des structures institutionnelles qui pèsent sur la marge de liberté du commandant militaire ou du
chef d’État. Leur choix fut-il également complètement rationnel et objectif ?
1. Sur les aspects théoriques et généraux, voir notamment Richard C. Snyder, H. W. Bruck et Burton
Sapin, Foreign policy decision making (revisited), New York, 2002 (1ère édition 1962) ; Bertrand Lang,
« La place de l’étude des décisions dans la connaissance des relations internationales », in Le Trimestre
du monde, 1993, 3, p. 9-17 et Marcel Duval, « Crise et décision », Le trimestre du monde, 1993, 3,
p. 39-53.
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LE ROI STRATÈGE
Dans quelle mesure fut-il dicté par des préjugés, un système de pensée ou
une connaissance incomplète de la situation ? Ce type de travail insiste plus
particulièrement sur les hésitations et les doutes des dirigeants, les différentes options qui s’offraient à eux et montre que les ordres donnés et
certains grands événements furent loin d’être écrits d’avance ou d’obéir à
une logique implacable.
Jusqu’à présent, les principaux travaux historiques se sont focalisés sur
la période contemporaine, plus particulièrement sur le xxe siècle. Ainsi,
G. T. Allison, puis J.-Y. Haine se sont intéressés à la crise des fusées de Cuba
en octobre 1962 2, tandis que I. Kershaw vient de publier un ouvrage
consacré aux dix choix fatidiques pris par les dirigeants anglais, allemands,
italiens, américains et japonais au début de la Seconde Guerre mondiale 3.
Avec ses sources plus abondantes, ses témoignages parfois directs des
acteurs-clés, l’histoire récente se prête évidemment le mieux à ces analyses.
Mais nous pensons qu’il est également possible de réaliser le même type de
travail pour le Grand Siècle, en s’appuyant sur les œuvres des mémorialistes
(Saint-Simon, Dangeau...), les traités militaires et mémoires stratégiques
rédigés à cette époque, et surtout sur l’immense correspondance militaire
échangée entre la Cour et les généraux 4.
L’examen du processus de prise de décision pose également la question
de l’exécution des ordres de la Cour sur les différents théâtres d’opérations,
et donc du pouvoir réel du roi sur ses généraux et son armée. On retrouve
ici la problématique classique concernant l’efficacité et les limites de l’absolutisme monarchique 5, dans un domaine qui est habituellement considéré
comme le cœur des prérogatives royales, à savoir la guerre. Sur ce point,
deux images s’opposent encore aujourd’hui 6. La première, dans la lignée de
la propagande royale de l’époque, a tendance à présenter Louis XIV comme
un « roi de gloire 7 », un roi absolu, qui règne en maître tout-puissant, prend
toutes les décisions importantes et est parfaitement obéi de ses subordonnés 8. Au contraire, d’autres historiens, comme Joël Cornette ou Daniel
Dessert, reprennent et prolongent la vision critique des pamphlétaires du
xviie siècle et de Saint-Simon pour nous inviter à aller au-delà du pouvoir
2. Graham T. Allison, The Essence of Decision. Explaining the Cuban Missile Crisis, Boston, 1971, revu
ensuite par Jean-Yves Haine, « Kennedy, Khrouchtchev et les missiles de Cuba. Choix rationnel et
responsabilité individuelle », Cultures et Conflits, 36 (vol. 1), 2000, p. 79-150.
3. Ian Kershaw, Choix fatidiques. Dix décisions qui ont changé le monde 1940-1941, Paris, Le Seuil,
2009 (1ère édition en anglais en 2007).
4. Celle-ci est aujourd’hui conservée au Service historique de la Défense au château de Vincennes. Les
archives anciennes de la marine (jusqu’en 1789) sont, elles, toujours aux Archives nationales.
5. Sur cette notion centrale de l’absolutisme, voir notamment Fanny Cosandey et Robert Descimon,
L’absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, Points Seuil Histoire, 2002.
6. Voir l’introduction de Thierry Sarmant, Les demeures du Soleil. Louis XIV, Louvois et la surintendance
des bâtiments du roi, Paris, Époques Champ Vallon, 2003, p. 25.
7. Jean-Pierre Labatut, Louis XIV roi de gloire, Paris, 1984.
8. Cela reste en grande partie la vision de François Bluche dans sa biographie de Louis XIV, Paris,
Fayard Pluriel, 1986.
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INTRODUCTION
« apparent » et souvent illusoire du roi et déceler son pouvoir « réel ».
Louis XIV y apparaît comme un homme ébloui par sa propre gloire et
enfermé dans son rôle de représentation, dont les capacités relativement
limitées auraient essentiellement consisté à avoir su s’entourer de ministres
et de conseillers compétents, ces derniers prenant les grandes décisions à sa
place 9.
Ces deux interprétations paraissent excessives. Louis XIV s’est beaucoup
impliqué dans la direction de la guerre. Comme il l’avoua lui-même sur son
lit de mort, il a trop aimé la guerre et lui consacra la plus grande partie de
son temps, notamment après la mort de Louvois en 1691. Louis XIV fut
pleinement un « roi de guerre 10 », qui vint en personne sur le front jusqu’en
1693 et, surtout, supervisa attentivement la stratégie générale, en reléguant
en grande partie ses derniers secrétaires d’État de la Guerre dans des
fonctions administratives. S’il s’impliqua moins dans la guerre maritime et
la construction de la Royale, il investit cependant des sommes considérables
pour faire de cette dernière une marine puissante, capable de faire jeu égal
avec les puissances maritimes au début des années 1690.
L’autre grande controverse concernant la direction de la guerre à l’époque
de Louis XIV concerne ce qu’on appelle la « stratégie ou guerre de cabinet ».
Cette expression fut employée pour la première fois par Saint-Simon, qui,
une fois de plus, influença grandement notre vision de la question. Le
mémorialiste, qui détestait Louvois, le désigne comme le grand responsable
de cette nouvelle manière de conduire les opérations, qui consiste à contrôler
de plus en plus étroitement les généraux sur le terrain. Réduits au rôle de
simples exécutants, ces derniers étaient condamnés à attendre les ordres du
roi et à demander constamment des directives à la Cour. Ne leur restaient
plus que les tâches subalternes comme l’approvisionnement en fourrage,
l’organisation des camps ou la discipline des troupes. Saint-Simon explique
que, pendant la guerre de Hollande, le ministre de la Guerre était jaloux de
la compétence des grands généraux comme Condé et surtout Turenne, et
qu’il chercha à les abaisser et à les remplacer par des incapables pour asseoir
son autorité :
« Louvois, outré d’avoir eu à compter avec ces premiers généraux, se
garda bien d’en former d’autres ; il n’en voulut que de souples, et dont
l’incapacité eût un continuel besoin de sa protection. Pour y parvenir, il
éloigna le mérite et les talents, au lieu qu’on les recherchait avant le comble
de sa puissance [...] C’étaient des généraux de goût, de fantaisie, de faveur,
de cabinet, à qui le roi croyait donner, comme à ses ministres, la capacité
avec la patente 11. »
9. Joël Cornette, Le roi de guerre : essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, 2000
(2e édition), p. 260-261 et Daniel Dessert, Louis XIV prend le pouvoir : naissance d’un mythe ?, Paris,
Éd. Complexe, 1989 et plus récemment Colbert ou le serpent venimeux, Bruxelles, 2001.
10. Suivant l’expression de Joël Cornette, op. cit.
11. Saint-Simon, Mémoires, éd. par Y. Coirault, Paris, Gallimard (Pléiade), 1982-1988, t. XIII, p. 340.
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LE ROI STRATÈGE
Allant plus loin, Louvois persuada ensuite le roi de diriger ses armées
lui-même depuis Versailles :
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« Il persuada encore au roi que c’était à lui-même à diriger ses armées
de son cabinet. Cette flatterie ne servit qu’à le tromper, pour les diriger,
lui, Louvois, à son gré, sous le nom du roi, au détriment des affaires, dont
les généraux en brassières n’eurent plus la disposition, ni la liberté de
profiter d’aucune conjoncture, qui se trouvait échappée avant le retour
du courrier dépêché pour en rendre compte et recevoir les ordres : tellement que le général, toujours arrêté, toujours en brassière, toujours dans
la crainte, dans l’incertitude, dans l’attente des ordres de la cour à chaque
pas, ne trouvait encore nul soulagement dans ses officiers généraux,
parvenus là par leur ancienneté sans avoir jamais été proprement que des
subalternes 12. »
On retrouve le même reproche à l’égard de l’ambition de Louvois dans
les Mémoires de Primi Visconti 13 et surtout chez Ézéchiel Spanheim, envoyé
de l’électeur de Brandebourg auprès de Louis XIV de 1680 à 1689 14. Le
mémorialiste allemand raconte également la brouille entre Louvois et
Turenne, la mort de ce dernier, qui « délivra ce ministre d’un ennemi redoutable » et enfin la volonté du secrétaire d’État de la Guerre de faire nommer
désormais des généraux « qui étoient entièrement de sa dépendance, comme
les maréchaux d’Humières, de Créquy et le duc de Luxembourg ». Ainsi
naquit également l’idée du « tournant de 1675 », qui consiste à affirmer
qu’avec la mort de Turenne, la retraite de Condé et l’instauration de l’ordre
du tableau, le ministre de la Guerre pouvait désormais exercer complètement son autorité sur les généraux et leur imposer ses conceptions
stratégiques.
Cette critique de la stratégie de cabinet fut reprise par Voltaire dans son
Siècle de Louis XIV 15, puis par tous les biographes de Louvois (Camille
Rousset au xixe siècle ou Louis André et André Corvisier plus près de
12. Ibid., p. 342-343. On retrouve la même critique dans le Journal de Dangeau, op. cit., t. IV, p. 364,
addition de Saint-Simon et p. 366 : « C’est encore à Louvois qu’est dû l’usage, si funestement
conservé par ses successeurs, de commander les armées du fond et de l’ignorance de leur cabinet,
de n’avancer que des gens dont ils ne puissent avoir d’ombrage, et de perdre les autres avant que
leur mérite ait assez percé pour les soutenir. »
13. Primi Visconti, Mémoires sur la Cour de Louis XIV 1673-1681, Paris, Librairie académique Perrin,
1988, p. 63 : entretien avec Turenne (1675) : « Il (Turenne) me raconta que le roi voulait commander en campagne, bien qu’il n’y fût pas, et qu’ainsi Louvois faisait le connétable, et qu’un jour les
généraux seraient contraints de prendre ses ordres bien qu’étant à cent lieues de lui ; qu’il avait
seulement servi pendant un an et que le prince de Condé lui-même se dégoûterait quand il verrait la
direction des armées aux mains de gens qui mériteraient plus le titre de valet que celui de capitaine ;
que le roi y était résolu dans l’espoir de recueillir pour lui seul la gloire des belles actions et qu’il ne
resterait aux généraux que la honte des défaites. »
14. Ezéchiel Spanheim, Relation de la Cour de France en 1690, Édition par E. Bourgeois, Paris, Mercure
de France, 1973, p. 155-156.
15. Voltaire, Le siècle de Louis XIV, dans les Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Hachette, 1876, t. II,
p. 5.
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INTRODUCTION
nous 16), et par la plupart des biographes de Louis XIV 17. John Lynn est le
dernier historien à perpétuer cette tradition 18. Ainsi, même si le système de
la « guerre de cabinet » procurait une certaine unité de commandement, les
inconvénients étaient bien plus importants. Il interdisait toute initiative
spontanée et ne permettait plus de profiter des circonstances ou d’exploiter
une victoire. Il entraînait également une prudence excessive chez les
hommes du terrain et la promotion de généraux serviles et incapables au
détriment de commandants plus impétueux et plus brillants. Aux yeux de
certains historiens, elle fut le principal responsable des échecs militaires
français, notamment ceux de la guerre de succession d’Espagne.
Depuis quelques années, cette vision caricaturale et très négative de la
stratégie de cabinet a commencé à être remise en cause. Le premier historien
à avoir pressenti la plus grande complexité de la situation fut John B. Woolf,
qui, dès 1968, dans sa biographie de Louis XIV 19, s’aperçut que celui-ci
avait en fait un grand respect à l’égard des recommandations de ses
conseillers et experts militaires. Il notait qu’il était également possible de
faire changer le roi d’avis, à condition d’être persuasif. Woolf comprit enfin
que la mort de Louvois constituait un tournant plus important dans la
stratégie de cabinet que celui de 1675. Il faut néanmoins attendre les études
de Guy Rowlands 20 et des thèses récentes, comme celles de Bertrand Fonck
16. Camille Rousset, Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, Paris, 1863-1864,
vol. I, p. 395. Louis André, Michel Le Tellier et Louvois, [réimpr. de l’éd. de Paris, 1942] Genève,
Slatkine Reprints, 1974, p. 250. André Corvisier, Louvois, Paris, 1983, p. 266 : « En 1675, avec
la mort de Turenne et la retraite de Condé, la stratégie de cabinet l’emporte ». Mais plus loin, il
reconnaît que « la stratégie de cabinet n’excluait pas les militaires des consultations dont s’entourait
le roi ».
17. Si François Bluche, Louis XIV, Fayard, 1986, p. 364, se montre favorable à l’inauguration de la
stratégie de cabinet en 1675 sous l’instigation de Louvois, qu’il considère comme « bénéfique et, à
coup sûr, indispensable au royaume », Jean-Christian Petitfils (Louis XIV, Perrin, 1995, p. 598)
est, lui, exagérément critique : « la stratégie de cabinet de Louis XIV, assisté du maréchal (sic) de
Chamlay, bridait les généraux d’autant plus que les formes de la guerre avaient évolué. [...] Le
vieux roi, à Versailles, avait beau user ses yeux sur les cartes d’Allemagne et des Pays-Bas, finissant
par connaître le nom des moindres villages et lieux-dits, rien ne remplaçait la vision du terrain. »
François Bluche a également rédigé la notice « stratégie de cabinet » du Dictionnaire du Grand
Siècle, op. cit., p. 1472-1473, où il explique plus en détails le « tournant de 1675 ».
18. John Lynn, dans « A quest for glory : The formation of strategy under Louis XIV, 1661-1715 », in
W. Murray, M. Knox et A. Bernstein, The making of Strategy : Rulers, States and War, Cambridge,
1994, p. 178-183, puis dans Giant of the Grand Siècle, op. cit., p. 305, estime que le roi pesa encore
plus sur les décisions stratégiques après la mort de Louvois en 1691 et obtint la soumission de tous
les grands généraux, y compris Villars. On retrouve enfin l’idée que 1675 marque la naissance de la
stratégie de cabinet dans The Wars of Louis XIV, 1667-1714, Longmann, 1999, p. 23.
19. John B. Woolf, Louis XIV, New-York, 1968, p. 466-469. Voir aussi sa contribution « Louis XIV,
Soldier-King » dans John C. Rule, Louis XIV and the craft of kingship, Colombus, Ohio State
University Press, 1969, p. 196-223.
20. Guy Rowlands, « Louis XIV et la stratégie de cabinet, mythe et réalité », Revue Historique des
Armées, n° spécial Ancien Régime, 2001, p. 25-34. Les principales idées de cet article se retrouvent
ensuite dans son livre The Dynastic State and the Army under Louis XIV. Royal Service and Private
Interest, 1661-1701, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, notamment p. 286-295 :
Strategy, operational policy and the generals : the myth of the « strategy de cabinet ».
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LE ROI STRATÈGE
sur Luxembourg 21, de Clément Oury sur les défaites de Blenheim, Ramillies
et Audenarde 22 ou la nôtre sur Chamlay 23, pour que se dessine une vision
plus nuancée de la stratégie de cabinet.
Il convient de s’interroger sur l’efficacité de ce système de conduite des
opérations pour savoir s’il fut vraiment le seul responsable des principaux
échecs militaires du roi-soleil. Nous voudrions aussi examiner la validité du
concept de stratégie de cabinet pour la direction de la marine. Alors qu’on
ne cesse de l’utiliser pour l’armée de terre, curieusement, il n’y est quasiment
jamais fait allusion pour les affaires maritimes. André Corvisier dans un
article sur « Colbert et la guerre » 24 rejette assez rapidement cette hypothèse.
Pour lui, les communications entre une flotte en mer et la Cour étaient trop
longues et incertaines pour que le roi puisse vraiment diriger les opérations
maritimes. Par conséquent, les amiraux purent jouir d’une autonomie
beaucoup plus importante. L’auteur reconnaît pourtant que « la sortie d’une
escadre est une affaire de cabinet au même titre que l’ouverture d’un théâtre
d’opérations sur le continent », ce qui signifie que les décideurs de Versailles
jouaient tout de même un rôle majeur dans la stratégie maritime. Si Colbert
fut peu directif dans ses relations avec les amiraux, la situation évolua en
revanche sous ses successeurs, notamment sous Seignelay et Louis de
Pontchartrain, qui cherchèrent à contrôler autant que possible l’action des
escadres. Sinon, comment expliquer que Tourville ait finalement décidé de
combattre la flotte anglo-hollandaise à La Hougue en 1692, malgré sa grande
infériorité numérique ? Il nous paraît donc pertinent d’étudier la réalité de
la stratégie de cabinet à la fois dans l’armée de terre et dans la marine, la
comparaison des deux enrichissant la perspective. Retrouve-t-on une évolution commune pour toute la direction de la guerre, avec les mêmes inflexions
dans le renforcement et le relâchement du contrôle de la Cour sur les
généraux et les amiraux ? Y a-t-il des différences importantes entre les deux
départements, différences qui pourraient être liées à une spécificité de la
guerre sur mer, aux différentes personnalités des secrétaires d’État ou encore
à l’impact des événements militaires (victoires ou défaites) ?
Pour étudier la direction de la guerre à l’époque de Louis XIV, une
présentation des différents acteurs impliqués plus ou moins directement
dans l’élaboration de la stratégie et le processus de prise de décision militaire
est nécessaire. Le premier de ces acteurs est bien évidemment le roi
lui-même. Dans une monarchie comme la France, le souverain ne pouvait
21. Bertrand Fonck, François-Henri de Montmorency-Bouteville, maréchal de Luxembourg (1628-1695) :
commander les armées pour Louis XIV, thèse de l’École nationale des Chartes, 2003.
22. Clément Oury, Blenheim, Ramillies, Audenarde. Les défaites françaises de la guerre de Succession
d’Espagne, 1704-1708, thèse de l’École nationale des Chartes, 2005.
23. J.-P. Cénat, Stratégie et direction de la guerre à l’époque de Louis XIV : Jules-Louis Bolé de Chamlay,
conseiller militaire du roi, thèse de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2006.
24. A. Corvisier, « Colbert et la guerre », in R. Mousnier (dir), Un nouveau Colbert : actes du colloque
pour le tricentenaire de la mort de Colbert, Paris, SEDES, 1985, p. 287-308.
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INTRODUCTION
se désintéresser des affaires militaires, si importantes pour sa gloire et son
autorité à l’intérieur et à l’extérieur du royaume. Encore plus que dans
d’autres domaines, aucune décision ne pouvait être prise sans son consentement et Louis XIV tint également à s’y investir personnellement en
prenant la tête de ses armées. Cela posa d’ailleurs un certain nombre de
problèmes à la fois politiques et stratégiques. Le roi voulut également impliquer sa famille dans les affaires militaires, que ce soit son fils le Grand
Dauphin, son petit-fils le duc de Bourgogne, son frère et son neveu
d’Orléans ou encore ses fils légitimés (le comte de Vermandois, le duc du
Maine, le comte de Toulouse). Si leur rôle fut moins important, il est cependant souvent négligé des historiens.
Les chefs et grands commis des départements de la Guerre et de la
Marine sont une autre catégorie d’acteurs importants. Ce sont eux qui
firent réellement tourner au quotidien la machine de guerre française, en
se chargeant de toutes les questions d’intendance, d’argent, de logistique
ou d’administration. Or le règne de Louis XIV fut une époque où l’armée
et la marine françaises se structurèrent et se rationalisèrent, sous la houlette
de deux grandes dynasties ministérielles, les Le Tellier et les Colbert. Par
leur connaissance profonde des rouages administratifs, leur autorité sur un
nombre de plus en plus important de commis et d’intendants, et par leur
influence auprès du souverain, ils jouèrent un rôle fondamental dans la
direction de la guerre.
Enfin on ne peut parler de guerre sans évoquer les combattants
eux-mêmes, et avant tout les officiers généraux qui composaient le haut
commandement de l’armée et de la marine. Comme l’administration de la
guerre, le corps des officiers se structura progressivement, en cherchant à
fixer une hiérarchie claire et des règles de discipline de plus en plus strictes
tout en s’efforçant de faire émerger les plus talentueux. Dans l’ensemble, le
roi ne manqua pas de talents dans son armée (songeons à Turenne, Condé,
Villars...), mais eut plus de mal à trouver des amiraux compétents. Les
généraux les plus célèbres se couvrirent de gloire sur les champs de bataille
de l’Europe et influencèrent en grande partie la stratégie française, tandis
que d’autres furent davantage de fidèles exécutants ou durent parfois subir
la disgrâce royale.
Dans une deuxième partie, nous retracerons l’évolution de la direction
de la guerre. Nous serons évidemment amenés à rappeler de nombreuses
campagnes militaires, aussi bien terrestres que navales. Mais le but n’est pas
de faire à nouveau le récit détaillé des sièges et batailles, même si les deux
dernières guerres du règne restent encore mal connues et mériteraient
probablement des études plus fouillées. Il s’agit de se concentrer sur la
question de la prise de décision stratégique, d’évaluer l’influence et les
relations entre les différents acteurs concernés, tout en mettant en avant les
grandes inflexions liées à la stratégie de cabinet. Les années 1660 furent
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LE ROI STRATÈGE
encore marquées par l’influence prépondérante de Turenne, principal général
des armées françaises sous Mazarin. Mais la guerre de Dévolution et surtout
la guerre de Hollande ont apporté un changement important dans la direction de la guerre, avec la naissance de la stratégie de cabinet et la montée en
puissance de Louvois et de Colbert. Reste à savoir si l’année 1675 marque
réellement le début de cette manière de diriger les opérations. Les coups de
force des années 1680 et le début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg
furent plus décisifs, puisqu’ils virent un renforcement sensible du contrôle
des hommes de Versailles sur les généraux et amiraux. Mais les morts de
Seignelay en 1690 et de Louvois en 1691 entraînèrent une redistribution
des rôles, qui amena un nouveau tournant dans la stratégie de cabinet.
Certains historiens considèrent même qu’il s’agit là d’une seconde prise du
pouvoir par Louis XIV. Cette interprétation n’est-elle pas exces-sive ? La
guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) connut également un autre
changement stratégique important dans la marine, puisque celle-ci
abandonna la guerre d’escadre pour se concentrer sur la guerre de course.
La guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) fut la plus longue et la plus
difficile du règne. Les Français essuyèrent de graves revers sur terre entre
1704 et 1708 et durent abandonner la maîtrise de la mer aux alliés. Doit-on
alors imputer ces échecs aux excès de la stratégie de cabinet ou d’autres
facteurs furent-ils plus importants ? D’autre part, devant ces désastres, le roi
fut-il obligé de revoir une dernière fois sa manière de diriger les opérations ?
Dans une dernière partie, nous reviendrons de manière plus conceptuelle et thématique sur l’élaboration de la stratégie et de la géopolitique de
la France de Louis XIV. Plusieurs contraintes ont pesé et guidé les choix des
dirigeants français. Comme à toutes les époques, les nécessités financières
(le nerf de la guerre) et les problèmes de logistique ont fixé des limites à la
puissance militaire française, même si celle-ci fut alors la première du continent. Les problèmes de ravitaillement expliquent en grande partie l’impossibilité de mener une guerre de mouvement et sont à l’origine de nombreux
échecs durant cette période. De même, la situation géographique du pays
et les spécificités de chacun des théâtres d’opération ont imposé certaines
orientations stratégiques. Ainsi, les Pays-Bas furent constamment considérés
comme le front prioritaire, où l’on mena avant tout une guerre de siège. En
Allemagne, le problème fut avant tout de protéger ou de franchir la ligne
du Rhin pour pouvoir s’enfoncer plus avant dans l’Empire. Du côté de
l’Italie, l’enjeu fut celui de la guerre en montagne et l’entretien d’une armée
de l’autre côté des Alpes. Quant au front espagnol, il fut longtemps négligé
et nécessitait une bonne coordination entre les forces terrestres et navales.
Sur l’océan, la lutte de plus en plus inégale contre les puissances maritimes
obligea la France, ouverte sur plusieurs mers, à privilégier un espace par
rapport aux autres.
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INTRODUCTION
Louis XIV et la plupart de ses conseillers militaires (notamment Louvois,
Vauban, Chamlay), tout en restant pragmatiques, firent preuve d’une
pensée stratégique et géopolitique largement influencée par le rationalisme.
Ainsi, ils se sont généralement efforcés de maîtriser au maximum les risques
et les hasards inhérents à la guerre, en s’orientant vers une méthode ou des
stratégies qu’ils voulaient les plus « scientifiques » possibles. Mais la guerre
a toujours gardé une part importante d’éléments imprévisibles et incalculables et elle apporta à Louis XIV son lot de désillusions, notamment au
moment du ravage du Palatinat. Après des premières guerres offensives, le
roi devint surtout obnubilé par la défense de son royaume, ce qui l’amena
paradoxalement à se montrer agressif pour consolider ses frontières. Cette
politique suscita l’hostilité générale de l’Europe et l’obligea à faire face à de
nombreuses coalitions, qu’il combattit en suivant des principes classiques :
diversions, alliances de revers, concentration des forces sur un adversaire ou
un théâtre d’opérations... La vision du monde et des relations internationales de Louis XIV associe également des éléments traditionnels (intérêts
dynastiques, enjeux religieux, respect du droit et de la parole donnée...) et
des principes plus novateurs et à nouveau très rationnels, influencés par la
doctrine des intérêts des États. Très en vogue au xviie siècle, grâce aux
ouvrages d’Henri de Rohan ou de Courtilz de Sandras, cette doctrine
affirme le primat de la raison d’État sur les autres principes de politique
étrangère. Ils ont cependant entraîné une certaine rigidité dans la diplomatie française dans les années 1680 et 1690, ce qui amena Louis XIV à
revenir à des positions plus pragmatiques et plus traditionnelles à la fin de
son règne.
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