Mémoires d`Algérie (5) « Nous y étions… »
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Mémoires d`Algérie (5) « Nous y étions… »
Région DEF SAMEDI AVRIL 2012 40 MARDI 321 JANVIER 32 Mémoires d’Algérie (5) « Nous y étions… » La loi du 18 octobre 1999 a substitué à l’expression dans des unités reconnues combattantes ont eu dats haut-rhinois morts pour la France en Afrique « opérations effectuées en Afrique du nord », l’ex- droit à la carte du combattant et à la croix du du nord a été inaugurée le 29 septembre 1996, au pression « guerre d’Algérie ». Les appelés basés combattant. Une stèle à la mémoire des 177 sol- cimetière du Ladhof à Colmar. « Cette guerre m’a remué » Incorporé en 1955 alors qu’il était séminariste, Bernard Birger est revenu du service militaire en Algérie « le cœur déchiré et l’âme meurtrie ». « La France compte sur vous pour faire régner l’ordre », leur avait déclaré le colonel commandant le 16e Régiment de dragons à Haguenau où ce soldat mulhousien de la classe 1932 avait été incorporé. « Ne suivez pas la formation d’officier de réserve et restez proche des soldats », avait recommandé l’évêque Jean-Julien Weber aux séminaristes appelés sous les drapeaux. Avant de suivre la voie de Dieu au séminaire de vocation tardive de Meaux, puis à la faculté de philosophie de Strasbourg, Bernard Birger avait suivi une formation de dessinateur industriel et travaillé au bureau d’études de la SACM à Mulhouse. Cette formation initiale lui a valu une mission spéciale en Algérie : « On m’a demandé de peindre le nom des tués sur des croix blanches au cimetière provisoire avant le rapatriement des corps en France. » Il était basé à Aïn-Beïda, une bourgade située à 1 000 m d’altitude, au sud-ouest de Constantine, non loin de la frontière tunisienne. Bavure et torture Conducteur d’une automitrailleuse, il devait effectuer des patrouilles de reconnaissance et de protection des routes, fermes, gares et voies ferrées. « Des opérations inutiles, estime-t-il. Les fellaghas attendaient qu’on soit passé pour faire des sabotages. » Il a été témoin d’une bavure : « Un jour, le capitaine a fait tirer de loin sur des silhouettes soi-disant suspectes. C’était trois enfants qui gardaient des chèvres et l’un d’entre eux est mort… » Autre épisode marquant à vie : « J’ai vu un vieil Algérien égorgé, Bernard Birger, dans sa maison à Michelbach-le-Haut, dont il a été le maire de 1983 à 1995. Photo Thierry Gachon gisant sur une route et dont le sang giclait encore. Il avait sans doute refusé de payer l’impôt révolutionnaire réclamé par le FLN. » Après un séjour à l’hôpital de Constantine – « une concentration de souffrances » – où il a été soigné d’un ulcère à l’estomac, il est muté comme secrétaire à l’escadron de services, toujours à Ain-Beïda. Sa chambre se trouvait à côté du local ou l’on torturait les prisonniers la nuit « J’entendais tout : le bruit de la gégène, les cris, les supplications et les gémissements des prisonniers. C’était insupportable. » « J’avais honte » Les tortionnaires étaient des gradés de son unité, « pas des paras de Bigeard » qui avaient importé cette méthode d’interrogatoire d’Indochine. Une nuit après leur départ, il est allé porter assistance à un prisonnier. « Je lui ai nettoyé le visage et demandé pardon. Je ne sais pas s’il a compris. Je ne pouvais rien faire de plus. J’avais honte. » Le samedi soir, c’était la « corvée de bois ». On emmenait les prisonniers dans un camion en leur disant qu’on les ramenait chez eux. En fait, on les faisait descendre dans un endroit isolé pour les abattre… « Savez-vous ce qui se passe dans votre garnison ? », a-t-il osé demander au colonel. « Mêlez-vous de ce qui vous regarde », lui a-t-il répondu sèchement. Le dimanche après la messe, durant laquelle il officiait à l’orgue, il devenait chef de patrouille chargé d’emmener les soldats au BMC, le bordel militaire de campagne. « C’était d’une tristesse affligeante… » « Cette guerre m’a profondément remué. Je suis rentré le cœur déchiré et l’âme meurtrie. » Bernard Birger a trouvé l’apaisement au séminaire. Ordonné prêtre en 1960, il a abandonné sa mission d’aumônier à Saint-Louis après un autre choc : la révolte de mai 1968, qui a marqué le début d’une autre vie de Bernard Birger. Recueilli par Adrien Dentz « Ma mission dans le Sahara » Antoine Steib a passé 26 mois en Algérie, dont trois Noëls, détaché comme instituteur chargé du « rayonnement de la culture française » dans le Sahara. Son expérience militaire illustre une autre facette de la présence de l’armée française dans l’AFN (Afrique française du nord), qui laisse entrevoir que « des solutions pacifiques auraient pu conduire à l’indépendance de l’Algérie ». Incorporé le 14 novembre 1959, à l’âge de 20 ans, au 19e Régiment du génie basé dans la caserne Lemercier (rebaptisée Lemerdier par les appelés), près d’Alger, Antoine Steib a été envoyé, en mars 1960, dans les Territoires du sud comme instituteur, métier qu’il avait exercé à Ferrette et Mulhouse. Les écoles du désert « Je suis reconnaissant à mon destin de ne pas m’avoir forcé à tenir ni le rôle de la victime, ni celui de meurtrier », confie-t-il. Outre une mission de maintien de l’ordre lors des « journées des barricades » à Alger, en janvier 1960, et une patrouille de Antoine Steib avec son livre de récit et le livret militaire. T. G. Le soldat instit’ dans le désert, avec sa mobylette bleue. DR nuit dans l’oued de Mazafran, sa « guerre d’Algérie » consistera à enseigner à lire, écrire et compter à l’école primaire d’Ouargla, puis dans celle d’El Bour, deux oasis du Sahara, à 1 000 km d’Alger, non loin du champ pétrolier de Hassi-Messaoud. Ces écoles du désert dépendaient d’une section administrative spécialisée (SAS), une structure à la fois militaire et civile « qui avait pour mission d’instaurer l’administration dans une Algérie promise à l’indépendance ». En retournant en Algérie, en décembre 1980, dans le cadre d’une opération humanitaire de secours aux sinistrés du tremblement de terre d’El Asnam (ex-Orléanville), il est frappé par l’absence de sentiment antifrançais parmi la population algérienne. « À se demander si certains responsables politiques ne sont pas les vrais obstacles à la réconciliation des peuples… » A. D. FLIRE Au fil des agendas 1959-1962, Ma guerre d’Algérie, par Antoine Steib, disponible à la librairie Bisey de Mulhouse. « La blessure reste ouverte » Actuel président de l’Union nationale des combattants (UNC) du Haut-Rhin, Étienne Haffner, 72 ans, a commandé une compagnie de harkis dans le sud-ouest de l’Algérie. C’est un ancien combattant d’Afrique du nord qui a participé à de « nombreux accrochages » sur le terrain en qualité d’officier. Étienne Haffner a fait partie des jeunes appelés alsaciens qui ont suivi une formation d’officier de réserve à l’École militaire de Cherchell près d’Alger. C’était en août 1960. Il avait 20 ans, le grade de sous-lieutenant et devait commander une section de harkis (des supplétifs algériens de l’armée française, selon le jargon de l’époque) du 21e Régiment d’infanterie basée à El Gor, une bourgade située au sud-ouest de Tlemcen, à proximité de la frontière marocaine. L’insoutenable regard des harkis abandonnés Ses hommes, plus âgés, étaient majoritairement d’anciens combattants de la guerre de 1939-45. « Des Algériens qui aimaient la France, souvent plus français que certains Français », confie-t-il. Sa section était chargée d’intercepter les éléments « terroristes » de l’ALN (Armée de libération nationale algérienne) qui cherchaient refuge au Maroc. « C’était une guerre dure, brutale, on ne se faisait pas de cadeaux. Des atrocités ont été Etienne Haffner, président de l’UNC du Haut-Rhin, avec ses nombreuses décorations militaires. Photo T. G. commises dans les deux camps. » Il n’en dira guère plus, ne cherchant pas à se glorifier par les faits d’armes accomplis, qui lui ont valu plus tard d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire. 50 ans ont passé, mais « la blessure est toujours ouverte ». Son « grand problème » : l’abandon des harkis. « Je n’oublierai jamais leurs regards quand nous avons abandonnés nos camarades aux couteaux du FLN. » Il a quitté l’Algérie le 30 juin 1962, veille de l’indépendance, « l’arme au pied et la rage au ventre », avec le grade de lieutenant. « L’indépendance était une revendication justifiée, mais cela aurait dû se faire sans toute cette violence », estime-t-il. Mais pas question de remettre en cause l’engagement d’alors. « Je suis opposé à la repentance, s’il n’y a pas de réciprocité, explique-t-il. Le gouvernement algérien ne cherche pas à faire un pas vers nous. Ce n’est pas la même chose qu’avec les Allemands avec qui la réconciliation a été possible. » En tant que secrétaire national de l’UNC, Étienne Haffner s’oppose à la commémoration du cessez-le-feu du 19 mars 1962. « On ne commémore pas une défaite. » À l’instar de ses camarades, il a dû attendre longtemps avant d’obtenir la reconnaissance par la France du statut de combattant en Afrique du nord. A. D. « Un énorme gâchis » Incorporé en septembre 1960, Jean-Jacques Rettig a été affecté aux services du renseignement à Alger : « Un monde très spécial, une période qui a laissé des traces dans le psychisme des appelés. » Durant l’été 1960, après trois ans d’études d’allemand à Strasbourg, Jean-Jacques Rettig est plongé dans les philosophies et religions asiatiques et travaille comme bûcheron. « Je me posais la question de l’insoumission, pour des raisons éthiques et morales. Pourquoi participer à cette guerre ? Nous n’avions aucune raison de nous battre, de tuer quiconque. » Il se résout néanmoins à partir. Il a 21 ans. Quatre mois de classes d’abord : « Nous devions garder les domaines des grands propriétaires terriens, de ces pieds-noirs colons qui vivaient en Europe. Le FLN agissait encore dans les villes : les cadavres gisaient dans les rues, nous les recouvrions de papier journal. Un soir, le lieutenant a demandé deux volontaires. Il voulait nous utiliser pour torturer des fellaghas… Sur 50 hommes, un seul a accepté. » Agir selon sa conscience Début 1961, il est affecté au service du renseignement : « Parce qu’on me prenait pour un patriote, mes parents s’étant opposés au système nazi, par humanisme. » Là, il découvre les rouages de l’État et de l’armée. Il doit enregistrer les conversations téléphoniques des haut-gradés de l’état-major, de la police, de directeurs du port d’Alger impliqués dans des trafics d’armes… De médecins qui jean-jacques Rettig n’a gardé que trois photos de cette période, celles de rares heureux moments d’amitié : ici, des soldats fêtent la quille d’un de leurs camarades. Photo Dominique Gutekunst autopsiaient, à l’hôpital d’Alger, « les cadavres de pieds-noirs kidnappés par le FLN pour les vider de leur sang destiné à leurs propres combattants ». Il doit repérer sur les télétypes « ce qui paraît important » dans les articles des journaux européens en cours de rédaction. « Mais avec quelques copains solides, nous faisions marcher notre conscience. Nous étions pour la fin de la guerre et pour l’Algérie indépendante : si nous laissions courir certains combattants du FLN, nous signalions les préparations d’attentat et ce qui concernait l’OAS. » Lors du putsch des généraux d’avril 1961, des parachutistes qui soutenaient les putchistes envahissent le service du renseignement : « Nos électriciens ont saboté les câbles pour rendre l’installation inutilisable et les soldats se sont mis en grève. Le capitaine a cherché à s’enfuir pour ne pas être fait prisonnier par l’OAS. Son dernier ordre : que chacun agisse selon sa conscience ! » Très vite, le soldat Rettig et ses camarades repèrent la planque du général Salan : « Il était caché chez un curé d’Alger. Nous l’avons signalé aussitôt. Il n’a été arrêté qu’un an plus tard… » En septembre 1962, Jean-Jacques Rettig rentre en Alsace. Il lui faut un an pour se remettre de cette confrontation avec l’inhumain : « Tout cela a laissé des traces dans le psychisme. La décolonisation aurait pu se faire autrement. Quel énorme gâchis. » Élisabeth Schulthess