Religions populaires et nouveaux syncrétismes

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Religions populaires et nouveaux syncrétismes
OUVRAGE COORDONNÉ PAR
Valérie AUBOURG
ethnologue française
Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL, CNRS-EPHE), Paris, France
(2011)
Religions populaires
et nouveaux syncrétismes
Actes du colloque international organisé
à Saint-Denis de La Réunion par le CRLHOI
(Centre de recherches littéraires et historiques de l’Océan indien)
Sous la direction de Bernard Champion
Les 14 et 15 mai 2009
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
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Fondateur et Président-directeur général,
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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, sociologue, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi, à
partir de :
Ouvrage coordonné par
Valérie AUBOURG
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques de
l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009. Sous la direction de Bernard
Champion.
Sainte-Clotilde, La Réunion, SURYA Éditions, 2011, 286 pp.
Monsieur Bernard Champion et Mme Valérie Aubourg nous ont accordé, le
12 janvier 2016, l’autorisation de diffuser en accès libre et gratuit à tous ce livre
dans Les Classiques des sciences sociales.
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Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
Ouvrage coordonné par
Valérie AUBOURG
ethnologue française
Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL, CNRS-EPHE), Paris, France
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
sous la direction de Bernard Champion
Sainte-Clotilde, La Réunion, SURYA Éditions, 2011, 286 pp.
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Maquette : Marie-Pierre RIVIÈRE
Bureau Transversal des Colloques, de la Recherche et des Publications
Maquette de couverture : Emmanuel MARCADE
Laboratoire de cartographie appliquée et traitement de l'image
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Bureau Transversal des Colloques, de la Recherche et des Publications
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Campus universitaire du Moufia - 1 5, avenue René Cassin - BP 71 51
-97 715 Saint-Denis, La Réunion
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Mail : [email protected]
Illustration de couverture : Autel de Saint Expédit, La Rivière-DesPluies (Photographie du Département d'Ethnologie)
ISBN: 978-2-918525-55-4
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Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
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Sous la direction de Bernard Champion
Quatrième de couverture
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Depuis l'origine (1663), l'île de la Réunion, à la croisée de l'Orient
et de l'Occident, est une terre de rencontre entre les cultures et les religions. Liée à l'émigration ou à la violence de la déportation, cette rencontre a été l'occasion de ruptures, d'adaptations et d'une invention
religieuse qui est toujours visible, aujourd'hui, dans le développement
de nouvelles formes de croyance.
Ces recompositions, conversions, synthèses, cultes ou pratiques
doubles sont l'occasion d'observer comment les croyances s'adaptent,
se reconstituent, se construisent en fonction d'un environnement changeant. Elles illustrent une dynamique qui met en relief les invariants
de cette « religion populaire » largement indifférente aux dogmes et
aux sermons. Comment la créolisation permet-elle, par exemple,
d'adapter le culte des ancêtres à la rupture de la chaîne généalogique,
voire de s'en affranchir ? Pourquoi la fidélité à l'origine, la « foi du
souvenir » est-elle si prégnante dans \a vie des descendants ? À
quelles conditions la conversion - le deuil de l'origine - est-elle possible ?
Ces expressions de la dévotion sont l'occasion de se demander ce
que signifie ; « croire », « honorer les dieux », « »... La philosophie,
depuis Platon, s'interroge sur cette relation singulière que les humains
entretiennent avec des êtres anthropomorphes dont ils attendent tous
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les bienfaits et qu'ils honorent selon des protocoles si particuliers, sur
cette « espèce de trafic entre les dieux et les hommes » (Eutyphron).
En s'appuyant sur des ethnographies aussi fines que possible - l'anthropologie sans ethnologie est vide, l'ethnologie sans anthropologie
est aveugle - et avec le souci de comparer les formes locales de la dévotion aux matrices originelles, ou les formes nouvelles aux formes
transmises, ces Actes tentent de suivre les acteurs dans leur pratique
religieuse, de décrire ce qu'ils vivent, de comprendre « comment ils
croient ».
Autour de cette problématique, trois axes d'échanges ont été privilégiés :
1. Les religions populaires et le cumul des différentes pratiques religieuses comme réponse au métissage historique. Quel usage
les différents groupes ethnoculturels ont-ils fait des religions de
leurs aïeux ? Quelle production originale en découle ?
2. L'émergence de nouvelles formes de croyances et de pratiques
religieuses, leur impact sur la société et leurs interactions avec
les religions en présence.
3. La comparaison avec des situations proches dans d'autres aires
géographiques. Comment penser ces transformations des paysages religieux en termes d'unité et de diversité, d'universel et
de particulier ?
Ces Actes du colloque « Religions populaires et nouveaux syncrétismes » qui s'est tenu à l'université de la Réunion les 14 et 15 mai 2009 rassemblent les contributions
de : Jacqueline Andoche, Valérie Aubourg, Bernard Champion, Yannick Fer, Jean Fidanza, Xavier Gravend Tirole, Benjamin Lagarde,
Yu-Sion Live, André Mary, Olivier M.Mbodo, Lionel Obadia, Frédérique Pagani, Danielle Palmyre, Phanélie Penelie, Claude Prudhomme
et Nicolas Walzer.
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REMERCIEMENTS
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Remerciements particuliers à Daïna Maillet, Emmanuel Marcadé,
Patricia Sitalapresad, Sabine Tangapriganin, Katia Dick (BTCR),
Chantal Arnold (CROUS), Philippe Sinimalé (Reprographie), Monique Hoarau (Comptabilité), Bénédicte Letellier (CRLHOI), Huguette Dorseuil, responsable administrative de la Faculté des Lettres,
l’AUF (Bureau Océan Indien), pour leur aide précieuse qui a permis
un déroulement optimal du colloque (réservations, accueil, programmes, affichage, transports etc.)
Les contributions de Danielle Palmyre, Claude Prudhomme et André Mary en tant que présidents de séance ont été très appréciées.
La diffusion de son film « Servis ancêtres » par Y.-S. Live fut unanimement saluée.
Les conférenciers qui ont construit la qualité scientifique de ce colloque ne sauraient trop être remerciés pour leur participation : Jacqueline Andoche, Valérie Aubourg, Delphine Burguet, Lalanirina Felantsoa, Yannick Fer, Emmanuel-Jean Fidanza, Xavier Gravend Tirole, Benjamin Lagarde, Yu-Sion Live, Mampionona Miora, André
Mary, Olivier M.Mbodo, Frédérique Pagani, Danielle Palmyre, Phanélie Penelle, Claude Prudhomme, Clément Sambo, Nicolas Walzer.
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Que soient en particulier remerciés ceux qui ont franchi les océans
pour rejoindre La Réunion. Ils ont donné à ce colloque sa dimension
inter-îles et internationale.
Merci à M. Guy Fontaine, Doyen de la Faculté des Lettres et
Sciences Humaines et à M. Jacques Tual, Directeur du CRLHOI, qui
ont encouragé la tenue de ce colloque.
Merci au Conseil Scientifique de l’université qui en a assuré le financement.
Une gratitude également envers les partenaires locaux qui ont soutenu ce projet : Mme Claire de Chateauvieux, Mme Nassima Dindar,
Présidente du Conseil Général et M. Patrice Louaisel.
Enfin, Nicolas Walzer qui a relu attentivement l’ensemble des contributions et Marie-Pierre Rivière qui les a mises en page ne sauraient
être trop remerciés pour ce travail de finalisation des actes.
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Affiche du colloque : y figure une photographie extraite d’un lot « offert par le M.
P.E. Cuinier » à la Société de Géographie, à la date du 6 novembre 1885, avec la
mention « Types de La Réunion » (P.E. Cuinier a été gouverneur de La Réunion
de 1879 à 1886.)
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SOMMAIRE
Quatrième de couverture
Remerciements [5]
Bernard Champion, Introduction [11]
Claude Prudhomme, “Quand l'Histoire des religions populaires se tourne vers
l'Anthropologie.” [19]
Lionel Obadia, “La « religion populaire » : un concept anthropologique ?
[33]
”
Première partie :
Créolité : Réunion-Maurice [53]
Danielle Palmyre, “La gestion du mal dans la Religion populaire en monde créole
mauricien.” [55]
Yu-Sion Live, “Le servis zanset : de la quête de spécificité à l'universalité.” [71]
Benjamin Lagarde, “Maloya et religions populaires : un nouveau syncrétisme.”
[85]
Emmanuel Jean Fidanza, “L’univers ancestral ordinaire d’Emilien.” [101]
Jacqueline Andoche, “La fabrication créole des saints : christianisme ou paganisme ?” [119]
Phanélie Penelle, “Entre appartenance unique et curiosité religieuse, le cas de
Réunionnais catholiques d'ascendance yab.” [127]
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Deuxième partie :
Pentecôtismes [141]
André Mary, “Syncrétisme et anti-syncrétisme, les paradoxes de l'indigénisation
des pentecôtismes.” [143]
Yannick Fer, “Peut-on danser pour Dieu ? Le pentecôtisme polynésien entre rigorisme et « réveil culturel ».” [165]
Valérie Aubourg, “Entre rupture et continuité : le Renouveau charismatique à
l’Ile de La Réunion.” [175]
Olivier M. Mbodo, “Les nouvelles formes de la religiosité en Afrique subsaharienne : des pratiques inspirées par une éthique du présent.” [195]
Troisième partie :
Hindouisme.” [205]
Bernard Champion, “Remarques sur la perception de l’hindouisme à La Réunion
pour servir à une approche de la créolité.” [207]
Xavier Gravend Tirole, “L'hindouisation du catholicisme en Inde : transgression
ou accomplissement ?” [223]
Frédérique Pagani, “Les Sindhis sont un peu hindous et un peu musulmans. Le
syncrétisme d'hindous en diaspora et ses processus de transformation.” [247]
Quatrième partie :
Contacts avec l'hindouisme [259]
Nicolas Walzer, “La jeunesse païenne contre le christianisme. Un bricolage religieux de France métropolitaine.” [261]
Résumés des contributions [271]
[12]
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TEXTES DU COLLOQUE
EN COMPLÉMENT DU LIVRE
RELIGION À MADAGASCAR
Clément Sambo, “Les usages de la croix chrétienne à Madagascar, syncrétisme
ou inculturation ?”
Mampionona Miora, “Analogie entre le Christ et Olivier.”
Delphine Burguet, “Le jeune guérisseur et la kalanoro, une forme innovante du
culte aux esprits de la nature à Madagascar.”
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INTRODUCTION
Bernard Champion
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Le propos de ces deux journées n'est pas de comprendre le fait religieux dans sa généralité… Il est, plus modestement, prenant les
mondes créoles comme objet de réflexion, d'identifier quelques configurations de la croyance. La créolisation étant faite de contacts, de
transferts, d'emprunts, d'adaptation et d'invention… on peut considérer
que, par contraste avec l'étude des dogmes qui sont par définition immobiles, intangibles et rebelles à la sociologie, cette observation peut
être une voie d'accès à quelques invariants de la croyance.
Je vais donc user de prétérition pour dire ce que nous ne ferons pas
dans ce colloque – et que nous ne serions d'ailleurs pas en mesure de
faire. Je rappelle rapidement que, de surcroît aux recherches philosophiques sur la religion, il existe des recherches fort sérieuses qui
s'intéressent au support cérébral, neuronal, de la religion. Recherches
dont les magazines se font plus ou moins sérieusement l'écho.
Ces recherches ont trait à : - la neuro-imagerie… fondement d'une
nouvelle science : la neuro-théologie - à la neuro-chimie : on cherche
la « molécule de la foi »… - ou relèvent d'une approche évolutive de
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l'espèce humaine : si la généralité des hommes croit, c'est qu'il y aurait
un intérêt à croire (plutôt qu'à ne pas croire). La croyance fait diminuer le stress et notamment l'angoisse de la mort : les croyants sont
donc supposés vivre plus longtemps. – Voilà des questions que nous
aurons peut-être l'occasion d'aborder dans d'autres rencontres… notamment dans un prochain colloque qui portera sur l'empathie et qui
rassemblera des scientifiques et des sociologues.
Le fait religieux est complexe et multiforme. À La Réunion, on le
sait, la religion est partout. À preuve, cette publicité pour notre colloque qui a trouvé sa place dans une page people du programme télé
du Journal de l’Île de la Réunion à côté d’une célébrité peu vêtue. Il
est vrai que people [14] ]et « populaire » sont presque synonymes.
C'est peut-être aussi une façon de rappeler l'injonction de Luther :
Peccate fortiter (Pêche hardiment !)…
Plus sérieusement, et par chance, le terrain réunionnais offre à la
réflexion une définition de la religion, définition apparemment restrictive mais qui a quelque probabilité de mettre ensemble (avec des positions divergentes certes) différentes expressions ethnographiques de la
religiosité réunionnaise : À La Réunion, la religion, c'est le système
des relations que les vivants entretiennent avec les défunts. Cette définition a priori un peu « courte » n'est pas si éloignée de l'évidence
commune. De fait, nous rencontrons dans l'étymologie de mots qui
nous sont familiers cette identification de la conscience, de la dette et
de l'action de grâces. L'anglais thank et think, l'allemand danken et
denken sont à l'origine un même mot : dans penser il y a remercier. La
religion, qui procèderait du sentiment de dette vis-à-vis des « disparus », paraît coextensive à la conscience. C'est la foi du souvenir. Penser, c'est remercier…, c'est se reconnaître débiteur. La question du lien
aux ancêtres s'impose particulièrement et douloureusement à La Réunion, terre d'émigration et de déportation. Et selon deux modalités
principales : le culte et la maladie (ce qui paraît vérifier ce constat de
George Murdock – dont on pourrait d'ailleurs inverser les termes :
« La médecine est une religion appliquée »). Quand on fait le compte
des publications anthropologiques sur La Réunion, on remarque, de
fait, que, statistiquement au moins, la maladie paraît constituer la voie
d'accès principale à la compréhension de l'identité réunionnaise et
qu'il semble exister une relation essentielle entre l'environnement persécutif de l'imaginaire créole et les apories de l'ancestralité. Les cultes
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réunionnais de toutes obédiences, catholique compris, font une place
de choix au culte des défunts (peut-être est-ce là un trait diacritique de
la « religion populaire ») à tel point que le succès de mouvements
comme celui de la Mission Salut et Guérison, dont nous parlerons,
peut être interprété comme une réponse « définitive » à la fois à une
pression récurrente des morts sur les vivants qui caractérise les cultes
traditionnels (on ne peut rien faire sans les morts), et à une inquiétude
liée à la rupture généalogique et à la « confusion » du métissage qui
expliquent l'infortune et l'action malveillante des esprits…
Les communications de ces deux journées, essentiellement inspirées par la problématique réunionnaise et par les situations de contact,
donc, vont se répartir de manière thématique ainsi : - Mondes créoles
et Madagascar ce matin et cet après-midi ; Pentecôtismes et Hindouisme, puis Modernités (on aurait peut-être pu appeler cette dernière séance « post-modernités ») demain matin et demain après-midi.
Quelques mots, [15] pour nos invités, en rapport avec notre colloque –
je me fais, sans en avoir le titre, le guide-pays et je vais présenter à
grands traits le paysage religieux réunionnais.
Jusque dans les années 60, sous l'administration de la société de
plantation, le catholicisme officiel est supposé assimiler les différents
apports culturels de La Réunion. L'adhésion au christianisme est un
signe ou un moyen d'intégration.
Avec la départementalisation (qui commence à produire ses effets
dans les années soixante, ce sont les « années Debré »), cette fonction
d'unification de l'Église s'efface progressivement et il apparaît alors
que l'adhésion au culte chrétien laissait insatisfaite une demande identitaire qui, dans le cadre républicain, va s'exprimer librement. La départementalisation libère ainsi progressivement l'expression d'identités
contraintes : malbar, cafre, malgache, essentiellement, et des revendications politiques qui vont jusqu'à la revendication d'autonomie de
l'île. La revendication la plus visible est, en effet, profane, elle est politique. Elle se soutient de l'héritage et de la réparation de l'esclavage
et de l'engagisme. C'est la revanche « damnés de la terre ». Elle est
aussi identitaire, culturelle et religieuse. L'une et l'autre ne sont pas
sans rapport : les figures du maloya réhabilité ou des marches sur le
feu de la « Chapelle la Misère » (au slogan : « Nous sommes tous des
parias ») sont aussi des militant ou des « compagnons de route » du
Parti Communiste Réunionnais. Les catholiques ne sont d'ailleurs pas
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absents de cette émancipation, sous la forme d'un christianisme politisé inspiré par la théologie de la libération et faisant pièce à la représentation officielle de l'Église. Mais la revendication est, fondamentalement, religieuse et identitaire. L'intégration administrative de la colonie dans le cadre national engage une métamorphose du paysage
religieux qui va se caractériser par des cumuls, un retour aux matrices
culturelles originelles et par de nouvelles appartenances :
Un christianisme populaire. Le christianisme officiel des Leblond
– la pompe ecclésiastique de la société de plantation – recouvre un
christianisme « populaire » dans lequel se retrouvent et
s’interpénètrent les différentes cultures importées ou déportées à La
Réunion, tant européennes qu'africaines ou asiatiques, illustrant cette
religion spontanée, créole par son caractère composite, mais en réalité
« universelle ». L'illustration la plus connue de cette convergence est
donnée, si l'on en croit les fidèles, par la parenté du panthéon indien
et des saints de la chrétienté. Mais ce christianisme naturalisé, conforme aux vicissitudes de la quotidienneté, n'épuise visiblement pas la
religiosité de la population réunionnaise, [16] aujourd’hui. Revendications de fidélité et ruptures caractérisent en effet une nouvelle configuration religieuse dont on peut lister comme suit les éléments les
plus visibles :
Une religiosité et une identité qui se réclament de l'Inde. Soit : l'hindouisme des premiers engagés (dont les contrats garantissaient la
liberté de culte, je le rappelle) perpétué par leurs descendants dans les
temples de plantation, - mais aussi une mouvance se réclamant d'un
« renouveau » de la culture indienne qui rompt avec les cultes villageois qu'on peut observer dans les temples de plantation.
Une fidélité aux ancêtres de Madagascar et d'Afrique. Qui se
manifeste essentiellement dans des cultes dont le modèle est le « service » célébré par les Réunionnais d'ascendance malgache. Enfin,
De nouvelles allégeances. Qui sont principalement le fait des
mouvements pentecôtistes. En effet, la réactivation (problématique)
des liens ancestraux rompus par la déportation ainsi que les différentes
formes, revendiquées ou non, de « créolisation » n'effacent pas le malaise identitaire lié à la rupture généalogique de la déportation et à la
confusion du métissage. Le succès de ces nouvelles formes de
croyances apparues avec la départementalisation paraît résider, préci-
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sément, dans leur capacité de réponse aux apories de l'identité en milieu créole. Quand la fidélité ancestrale est impraticable ou quand elle
se révèle inadaptée, la réussite de la Mission Salut et Guérison tient
dans sa capacité à solder l'héritage de la déportation et à refonder une
identité nouvelle. Comment ? Dans une société où l'infortune et la maladie sont attribuées aux ancêtres mécontents, le pentecôtisme rompt à
la fois avec l'idéologie du retour aux sources et avec le statut victimaire : le fidèle devient un agent de son salut, acteur d'un combat dans
lequel les cultes traditionnels et la dépendance aux ancêtres sont identifiés à Satan, tandis que lui-même est porté par l'Esprit saint. Au lieu
d'offrir une solution archéologique de retour pur et simple ou de conversion pure et simple en lesquels le fidèle ne reconnaîtrait pas les
termes de son malaise et de son malheur, le pentecôtisme reprend les
termes du conflit des « esprits » en le modifiant radicalement. Le
Saint-Esprit est bien un esprit dans un monde habité (le terme « esprit » autorise cette identification), mais c'est le plus puissant de tous
les esprits. Et le mal n'est autre que la volonté de nuire imputée aux
ancêtres. Au lieu du pandémonium traditionnel, le pentecôtisme instaure un monde dual : Dieu trois fois saint contre Satan. Au lieu de
s'engager dans le cycle sans fin des « promesses », des « carêmes » et
des sacrifices, le fidèle rompt, à la faveur de cette nouvelle naissance
que constitue le baptême volontaire de l'adulte [17] et du soutien de
l'Esprit saint, avec une généalogie, incertaine ou tyrannique, qu'il
identifiait comme la cause de son infortune et comme l'objet de son
imploration.
Je voudrais clore cette présentation sommaire par une citation d'un
auteur un peu oublié qui me paraît devoir introduire ce colloque sur la
« religion populaire » : « La rançon d'une éducation rationaliste, écrit
Julien Benda, c'est de nous rendre étrangère à peu près toute l'espèce
humaine » Ce constat me semble opératoire, en effet, pour aborder ce
que l'on désigne, banalement sans doute, par « religion populaire ». Il
qualifie à la fois : - une relation d'extériorité par rapport au sujet
d'étude – je ne sais pas s'il y a dans cette salle beaucoup d'obédients de
cette « religion populaire » qui nous rassemble (nous le sommes tous
un peu, probablement) – et pour ce qui nous concerne : - le souci de
compréhension de cette réalité. Ce qui nous fait « étrangers » à la « religion populaire » c'est, nous signifie Benda, notre « éducation rationaliste ». Qu'est-ce à dire ? Principalement le fait que nous partageons
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la conviction que le monde est régi par les lois de la causalité matérielle, que nous nous représentons la personne comme une sorte de
forteresse inviolable (c'est cette conviction qui fonde les notions de
responsabilité juridique et morale) et que le principe de l'intelligibilité
physique exclut l'existence d'esprits qui peupleraient la nature, d'êtres
ou d'intentions qui, pesant sur la liberté des individus, auraient capacité et vocation à transgresser les lois de la causalité. Pour le dire d'une
autre manière : nous ne croyons pas (sérieusement) au « Mal ». Pour
caractériser la psychologie de la « religion populaire » par opposition
à celle de l'« homme rationnel », on peut considérer cette affirmation
(qui émane avec récurrence de l'observation ethnographique) :
« L'homme traditionnel n'a pas peur de la mort, il a peur des morts ;
l'homme rationnel n'a pas peur des morts, il a peur de la mort ». C'est
parce qu'il croit aux esprits que l'homme traditionnel n'a pas peur de la
mort. Comme on l'explique à Madagascar, le statut d'ancêtre constitue
l'accomplissement de la vie humaine. La mort prolongerait cette
communauté familière avec les esprits et ne ferait pas l'objet de l'appréhension qui nous saisit à cette idée. Pour l'homme rationnel, en effet, la mort est un trou noir. Il n'y a rien après. Ces esprits familiers,
compagnons de l'au-delà dans un au-delà qui n'existe pas ne sont évidemment d'aucun secours pour tempérer l'appréhension de la mort. Ce
que nous ne comprenons pas, en résumé – ce qui nous rend étrangère
à peu près toute l'espèce humaine – c'est que les autres hommes ne
font pas cette différence radicale entre matière et esprit qui nous paraît
si évidente. C'est l'occasion de rappeler que l'origine de cette coupure
réside, paradoxalement sans [18] doute, dans la conception chrétienne
qui établit une opposition foncière entre l'homme (l'âme) et toute autre
forme de vie. Le christianisme primitif se signale par son combat
contre les cultes de la fertilité et les dieux de la nature et, partout où il
s'est exporté – comme on peut l'observer sur les terrains que l'ethnologie étudie –, par son hostilité envers les dieux domestiques, les génies
du lieu, les dieux de la fertilité… Selon une logique qui se comprend
immédiatement, la croyance en l'immortalité de l'âme qui nourrit l'espérance chrétienne se soutient d'une opposition radicale avec tout ce
qui est voué au néant (ce que les Grecs appelaient « le monde de la
génération et de la corruption »). La négation des valeurs de vie démontre et appelle la réalité de la vie après la mort. Cette conception
spécifique de la divinité qui s'oppose à toutes les formes de « totémisme », de « chamanisme », à toutes les représentations thério-
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morphes ou panthéistes rompt avec les religions dites traditionnelles
qui codifient cette participation de l'homme à la nature. Cette désacralisation du cosmos ouvre la nature à l'action humaine. La conséquence, lointaine et paradoxale, de cette conception, c'est l'assomption
du matérialisme – qui interroge aujourd'hui la croyance, comme je l'ai
rappelé pour commencer. Il serait donc tout à fait logique de trouver
l'orthodoxie chrétienne, fondamentalement anti-naturelle, parmi les
censeurs de la « religion populaire ». C'est sur cette question et en
guise de présentation – bien sûr il s'en élèvera beaucoup d'autres – que
je vais donner la parole à notre premier conférencier…
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
22
[19]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
“Quand l'Histoire
des religions populaires
se tourne vers l'Anthropologie.”
Claude Prudhomme
Université Lyon II
[email protected]
RÉSUMÉ
Retour au sommaire
L'histoire des religions populaires a longtemps semblé impossible
faute de sources suffisantes. À partir des années 1970 au contraire elle
a commencé à susciter un intérêt croissant dont témoignent particulièrement les historiographies réunionnaise et malgache. Pourtant elle
continue à soulever des questions difficiles. La première regarde
l'identification des sources utilisables par l'historien quand il entend
introduire une approche anthropologique. On sait l'importance centrale de la correspondance missionnaire, dont l'exploitation reste très
partielle, mais aussi la nécessité d'ouvrir l'enquête à d'autres sources.
On s'interrogera sur les règles à suivre pour exploiter correctement les
données tirées des archives sans les confondre avec des enquêtes ethnologiques. La seconde concerne la possibilité d'une lecture de la documentation qui échappe à l'anachronisme. Peut-on lire aujourd'hui les
témoignages recueillis sans être excessivement influencé par l'observation du présent, sans recourir à des analogies qui conduisent à des
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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rapprochements hâtifs, sans voir dans les situations anciennes la préfiguration ou l'équivalent de situations actuelles ? La troisième question
rejoint les efforts des anthropologues pour interpréter les combinaisons individuelles et collectives qui s'opèrent au carrefour de différentes traditions. L'historien puise largement dans les concepts élaborés par l'anthropologie. Mais il expérimente aussi l'insuffisance des
métaphores proposées (zébrage, bricolage, hybridation, métissage)
comme les limites de concepts mis en avant pour décrire les mécanismes à l'œuvre (malentendu productif, conversation, recomposition
identitaire). Il s'interroge enfin sur la pertinence des catégories retenues pour caractériser [20] la restructuration des croyances (syncrétisme, religion populaire) car elles risquent de diluer les processus
propres à chaque groupe socio-culturel, comme le montrent le cas de
La Réunion, ou divers travaux récents consacrés à d'autres configurations en Afrique, Asie et Océanie.
Texte
Apparue dans les années 1960, l’histoire de la religion populaire
(on l’écrit alors au singulier) s’impose en France comme un champ
d’investigation privilégié dans la décennie 1970. Le congrès des sociétés savantes de Besançon en 1974 inaugure un mouvement qui
donne lieu à la publication de deux volumes consacrés à ce thème, du
Moyen-Age à nos jours. Au sein du CNRS un vaste programme de
recherche collective est piloté par Bernard Plongeron, avec la caution
de nombreux historiens engagés dans le renouvellement des approches
historiques Il aboutit à un colloque sur la religion populaire tenu en
1977 et publié en 1979. L’étude de la religion populaire devient un
des marqueurs de la nouvelle histoire, promue et illustrée par les trois
volumes de Faire de l’histoire publiés en 1974 sous la direction de
Pierre Nora chez Gallimard. Les auteurs y déclinent en trois volumes
les nouveaux objets et les nouvelles approches de l’histoire, tout en
insistant d’emblée sur les « nouveaux problèmes » qu’ils soulèvent.
Alphonse Dupront, fondateur en 1972 à l’EHESS du Centre
d’Anthropologie religieuse Européenne (CARE), y apporte une contribution destinée à illustrer une de ces nouvelles approches sous le
titre « La religion – Anthropologie religieuse ». Il poursuit ensuite sa
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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réflexion en la centrant sur la question de la religion populaire dans un
article de la Revue de l’Histoire de l’Église de France en 1978. Durant la même période les historiographies malgache et réunionnaise
témoignent à leur manière de ce tournant historiographique avec les
travaux de Françoise Raison et de ses collègues malgaches, et mon
troisième cycle sur l’histoire religieuse de La Réunion.
À la rencontre des anthropologues :
raison scientifique et débats civiques
Derrière les effets de mode, cette orientation traduit un intérêt nouveau des historiens pour l’anthropologie. Depuis les années 1950, les
historiens du religieux avaient largement privilégié la sociologie et les
études de la pratique religieuse à la suite du chanoine Boulard et de
Gabriel le Bras. [21] Mais ils avaient le sentiment d’être souvent instrumentalisés par des Églises surtout soucieuses d’endiguer la déchristianisation. En outre l’approche sociologique semblait laisser échapper
l’expérience du religieux à l’échelle individuelle et collective. Le recours à l’anthropologie permettait de combler cette lacune et
d’affirmer l’indépendance de l’historien du religieux à l’égard des institutions ecclésiastiques. Accepter le religieux sous toutes ses formes,
c’était échapper aux jugements de valeur hérités de la lutte contre les
superstitions au nom de l’imposition d’une orthodoxie. De la croisade
au pèlerinage, des cultes des saints à la fête, à travers les traces matérielles laissées par les lieux de culte, les croix, les images, et pas seulement les documents des archives, l’historien se faisait enquêteur de
l’expérience croyante avec pour ambition de remonter au passé à partir de l’observation du présent.
Cet âge d’or de l’étude historique de la religion populaire, on use
du singulier à cette époque, volontiers confondu avec la piété populaire, fut cependant de courte durée et, dès le début des années 1980,
un âpre débat s’ouvre autour de la pertinence de la catégorie de religion populaire et de ses usages. Les mises en question naissent d’une
convergence de critiques.
Une première série d’entre elles porte sur les motivations qui guident une partie des chercheurs. Quelques-uns d’entre eux sont des
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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clercs ou entretiennent un lien étroit avec le catholicisme. Ils sont
soupçonnés de poursuivre dans leurs travaux des objectifs extra universitaires dans le contexte particulier des réformes qui suivent le
concile Vatican II. Si le procès est excessif, il révèle l’importance des
luttes idéologiques de l’époque, même si les frontières ne sont pas
simples à tracer. L’étude d’un christianisme populaire, très en vogue
en France et au Québec, donc dans sa version catholique, est effectivement indissociable d’un contexte particulier. Contre une histoire
ecclésiastique qui décrivait la marche victorieuse vers un christianisme orthodoxe et mondial, sous la direction d’une Église garante de
la conformité au message fondateur, elle est une manière de mettre en
évidence la permanence des croyances et des pratiques populaires
sous le vernis d’une mise au pas des fidèles par le corps pastoral. En
somme elle participe à la réhabilitation des croyances populaires et à
la critique des procédures de contrôle mises en place par l’institution
ecclésiale.
Pour la mouvance du christianisme progressiste, influencé par le
marxisme, cette capacité de résistance de la base populaire témoigne
de son aptitude à faire de la religion une affirmation de son autonomie
et un instrument de sa libération. Contre une interprétation de la religion aliénation [22] ou reflet, la reconnaissance de la religion populaire affiche la possibilité d’une croyance qui refuse la soumission.
Aux lectures marxiennes de la religion opium du peuple est opposée
celle de Gramsci qui renonce à une conception mécanique des rapports entre infrastructure et superstructure, et reconnaît l’autonomie
relative de la religion… et du folklore. Les études de terrain conduites
dans les années 1970 à La Réunion, influencées scientifiquement par
les travaux et les séjours dans l’île de Jean Benoist, sont caractéristiques de cet engagement militant. Elles visent la réhabilitation d’un
catholicisme populaire, ultime espace disponible pour conserver des
héritages culturels malgaches, africains, asiatiques, soumis à la domination coloniale dans une société esclavagiste. La religion populaire
incarne une tradition de résistance qui prépare le peuple à entrer dans
les luttes sociales au sein d’un mouvement communiste réunionnais
lui aussi populaire. L’espace d’innovation ouvert dans le catholicisme
par les réformes conciliaires, notamment dans le domaine liturgique,
est ainsi l’occasion de promouvoir au sein de l’Église catholique un
discours critique et de mettre en avant des modes de contestation an-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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crés sur l’expérience religieuse des milieux populaires. Il ne s’agit pas
seulement de substituer le français au latin et de placer le prêtre qui
célèbre la messe face aux fidèles mais de tirer parti du potentiel
d’invention et d’engagement social que comporte cette religion populaire, par opposition à un catholicisme clérical au service des classes
dominantes et de l’ordre postcolonial..
Combat politique et ecclésial, pour mettre à jour une réalité occultée jusque là par les historiens notamment dans les Caraïbes (Hurbon,
Gisler) et à La Réunion, la valorisation de la religion populaire reçoit
en France le concours inattendu de clercs qui sont par ailleurs très critiques à l’égard du christianisme qualifié de progressiste et interviennent dans le débat pour de toutes autres raisons. Il s’agit notamment
de sociologues comme Robert Pannet et Serge Bonnet. C’est surtout
ce dernier qui s’inquiète devant des réformes post-conciliaires imposées par en haut, certes en phase avec les attentes d’une partie des fidèles, généralement issus des classes moyennes et de culture universitaire, mais à ses yeux coupés des réalités populaires. Au nom des impératifs de la pastorale, il préconise d’arrêter le mouvement qui tend à
vider les églises de leur mobilier et de leur décor, ou de remplacer les
cérémonies traditionnelles par des rites creux et artificiels. La communion solennelle est ainsi l’objet d’affrontements écrits mémorables.
La religion populaire trouve ainsi une seconde source de légitimité
dans le respect de la foi des humbles menacée par l’impérialisme des
nouveaux [23] clercs qui imposent leurs conceptions et leurs manières
de croire au nom d’une nouvelle pureté de la foi.
La religion populaire : une impasse ?
Mais au début des années 1980, une série de critiques se porte sur
un terrain plus scientifique et met au centre du débat la pertinence du
concept ou de la catégorie de « religion populaire ». Pour plusieurs
historiens, l’expression suppose d’opposer implicitement une religion
du peuple à une religion des élites, et trace entre les deux mondes une
frontière imaginaire. Car que faut-il entendre par peuple : le plus
grand nombre, sans distinction de classe, ou l’ensemble de ceux qui
sont soumis à une domination politique ou économique ? Dans le
même temps les travaux historiques montrent l’impossibilité d’isoler
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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une religion populaire clairement distincte d’autres formes de religion.
Le catholicisme favorise consciemment des formes de religiosité qu’il
serait abusif d’attribuer aux seuls milieux populaires, alors qu’elles
sont largement partagées par les élites. L’étude de la piété des confréries, en plein expansion dans les années 1970, est la démonstration de
cette adhésion d’élites laïques à des formes de piété qualifiées trop
vite de populaire. Le protestantisme lui-même n’a cessé de composer
avec des formes de piété qu’il dénonce et qu’il est censé avoir fait
disparaître (Philippe Joutard, 1977). En outre, les travaux historiques
consacrés à l’Islam ou aux religions syncrétiques, en rapide développement durant cette période, confirment le caractère universel
d’expressions de la croyance qui transgressent en toute bonne foi les
frontières des orthodoxies. Dès lors la limite ne passe pas entre le
peuple et les élites car ces dernières partagent au moins ponctuellement les croyances et les pratiques qualifiées de populaires.
Peu à peu la notion de religion vécue remplace chez les historiens
du religieux celle de populaire, et leurs travaux s’ordonnent désormais
autour du couple religion prescrite/religion vécue. On s’efforce de
montrer que la ligne de partage en matière de croyance ne passe pas
entre des catégories sociales distinctes, mais entre des niveaux de culture ou des manières d’entrer en relation avec un au-delà de la nature.
La diversité de la religion populaire, assimilée implicitement à la religion du plus grand nombre ou des gens ordinaires, correspond à des
modes différenciés d’appropriation des normes et de la doctrine.
Quelques chercheurs s’engagent dans l’exploration des manifestations
du sacré et construisent un autre binôme : religion porteuse de sacré et
religion sans sacré à caractère éthique [24] (Isambert, 1982). Mais si
ces recherches divergent dans le diagnostic, elles ont en commun de
renoncer à dégager un « religieux populaire », sinon peut-être à le caractériser par une activité de négociation permanente.
Au contact de l’anthropologie, l’histoire du religieux, quel que soit
le champ privilégié, est ainsi devenue dans les années 1980, selon le
vœu de Dupront en 1972, une histoire tournée vers l’étude de l’homo
religiosus et de l’expérience religieuse. L’étude des expériences
croyantes, voire des mystiques, pas seulement chrétiennes, a supplanté
celle des dogmes et des institutions, et l’histoire des rites l’emporte
désormais sur la comptabilité des pratiquants. Ces orientations trouvent dans les équipes universitaires et au sein du CARE à l’EHESS
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
28
(successivement dirigé par André Godin, Dominique Julia, Philippe
Boutry et Pierre-Antoine Fabre) de solides appuis et débouchent sur
de multiples thèses.
Mais cette association de l’histoire à l’anthropologie n’a pas tardé
à soulever d’autres problèmes. La formation universitaire des historiens ne les avait pas préparés à une telle évolution. Elle les mettait
dans l’obligation de s’initier au plus vite, mais souvent en autodidactes, aux méthodes et aux concepts des anthropologues. À défaut de
lire les écrits théoriques, ou de les comprendre, ils ont d’abord cherché à surmonter la difficulté par le recours à la littérature ethnographique. Son accès leur était facilité par le rôle de quelques historiens
qui s’affirmaient comme des médiateurs de talent, capables d’allier
une double compétence. Michel de Certeau est sans aucun doute la
personnalité qui a exercé l’influence la plus forte pour introduire des
questionnements et des concepts issus de l’anthropologie. On sait par
exemple le succès de la catégorie de bricolage, empruntée à LéviStrauss, réinterprétée par de Certeau et appliquée aux cultures populaires (1980). Le succès de ce modèle est immédiat et spectaculaire,
est étendu à tous les champs du religieux. Il apparaît suffisamment
général et malléable pour justifier des applications très différentes, de
l’antiquité à nous jours. L’anthropologue peut s’étonner ou s’inquiéter
d’un usage peu scientifique du bricolage par certains historiens, et déplorer le risque d’en faire un concept creux, où l’historien retient surtout que la croyance procèderait en deux temps, un « bris » suivi d’un
« collage », avec le risque de procéder à une lecture superficielle des
travaux anthropologiques (Mary, 2000). On ne peut cependant pas
nier la fécondité de es interprétations qui ont permis la relecture des
sources pour y discerner l’activité des croyants plutôt que la diffusion
des normes imposées par les autorités religieuses. Au moment où
« l’exculturation » du christianisme dans les sociétés occidentales (D.
Hervieu-Léger, 2003) tend à une approche patrimoniale d’un monde
[25] disparu et figé, la quête des bricolages religieux rappelle que les
traditions ne cessent de s’inventer et d’évoluer. À la description de
croyances et de pratiques disparues qui auraient traversé les époques
anciennes dans une apparente immobilité, l’historien met en évidence
la construction de réponses successives et la permanence de négociations jamais achevées. D’une certaine manière, le bricolage a permis
d’appréhender sans a priori la religion vécue, de repenser le lien entre
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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le présent et le passé, de dépasser l’opposition simpliste entre une religion d’hier, stable et encombrée d’héritages issus d’un fonds archaïque, et une religion d’aujourd’hui, fluide et prenant ses distances
face au magico-religieux. Mais la fécondité des approches nouvelles
laisse entière la question de la pertinence de la catégorie de religion
populaire, au singulier comme au pluriel.
Retour de la religion populaire au pluriel ?
Le cas des religions en terrain créole
La réactivation récente de la catégorie religions populaires, comme
celle de religions politiques, suscite dans un premier temps
l’étonnement des historiens qui l’avaient jugé insuffisante et l’avaient
abandonné en chemin. Elle surprend en particulier les spécialistes des
sociétés créoles francophones, dans les Caraïbes comme dans les
Mascareignes, et les oblige à préciser les réalités qu’ils décrivent dans
leurs travaux. La tendance dominante me semble aujourd’hui de substituer à « religion populaire » des expressions plus prudentes du type
« religions en terrain créole ». Cette formulation présente l’avantage
de ne pas identifier la créolité à un peuple créole insaisissable mais de
prendre en compte une histoire partagée qui accouche d’une langue
nouvelle, de valeurs et d’usages qualifiés localement de créoles. Alors
que la catégorie de religion populaire implique l’existence d’un
peuple quasiment prédéfini, la notion de société ou culture en situation créole, met en avant la construction permanente d’une communauté de destin qui réunit des populations aux origines diverses par
delà les frontières ethniques et confessionnelles.
Mais le retour du débat est l’occasion de s’interroger aussi sur la
pertinence et l’efficacité de la catégorie de créole ou de créolisation.
Depuis quelques années les historiens du religieux éprouvent en effet
une insatisfaction que résume cette annonce d’une journée consacrée à
la créolisation à Lyon 2 :
Le concept de « créolisation », élaboré notamment par des anthropologues à partir du cas des Antilles et des Mascareignes, paraît offrir une
nouvelle voie pour l’étude [26] des contacts interculturels, en permettant
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
30
de dépasser les notions d’assimilation, de juxtaposition, ou de rejet. Il implique en effet une re-création à partir de traits culturels d’origines variées,
ainsi qu’une capacité des individus à remodeler leurs références en fonction des attentes du moment. Ce concept ouvre des perspectives aux historiens des missions, de la colonisation, et, plus largement, des phénomènes
d’acculturation, même si la matière documentaire manque parfois pour
appréhender dans le passé le processus de manière fine.
En d’autres termes, pas plus que populaire ne semblait rendre
compte ce qui se passait dans la fabrique des croyances et des pratiques, la notion de créole ne clarifie tout à fait les logiques qui sont à
l’œuvre dans les sociétés insulaires.
Un rapide état des lieux en matière d’histoire des religions dans les
sociétés créoles francophones servira à illustrer notre propos et nos
interrogations. Engagés sur le terrain d’une histoire à orientation anthropologique, les chercheurs ont commencé par multiplier les enquêtes à partir des archives. Les effets les plus visibles de cette volonté d’observer la réalité au plus près se sont manifestés dans le choix
des sources. La littérature normative a été supplantée par le recours à
la correspondance, notamment missionnaire, qui fournit de précieuses
indications sur les pratiques et les croyances des fidèles depuis le peuplement des îles créoles. Mais ces sources écrites restent dépendantes
de ceux qui les produisent, généralement des clercs, qui sont surtout
attentifs aux manifestations les plus visibles ou les plus choquantes de
croyances et pratiques hétérodoxes. Ils attirent l’attention de
l’historien sur les comportements qui semblent les plus éloignés de la
norme chrétienne mais ils laissent dans l’ombre ce qui leur semble
banal. On ne peut donc pas compter sur ces sources pour identifier,
sous l’apparence de la reproduction, des modes de dissidence, de réemploi ou de dissimulation. Parce que ces lettres et ces rapports ne
sont pas des enquêtes ethnographiques, ils impliquent des lectures à
critiques subtiles.
Prenant conscience des limites infranchissables de la documentation conservée dans les fonds d’archives, quelle que soit l’ingéniosité
de leur lecteur, les historiens se sont alors tournés vers l’ethnographie,
soit en utilisant les enquêtes actuelles d’ethnologues, soit en menant
leurs propres enquêtes de terrain (Delisle, Eve, Fuma…). L’hypothèse
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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est que la permanence des croyances et des pratiques permet de repérer aujourd’hui des survivances de périodes plus anciennes ou de
mettre en évidence la continuité des demandes et des réponses religieuses. Le cas de La Réunion et de ses pratiques domestiques est
exemplaire. Celui de Maurice décrit par Danielle Palmyre (2007) l’est
tout autant. Les historiens procèdent alors à [27] un va-et-vient entre
hier et aujourd’hui dans lequel ce qu’ils observent maintenant les aide
à identifier dans les sources des traces restées jusqu’ici invisibles. On
pourrait multiplier les exemples de témoignages qui n’auraient jamais
attiré l’attention sans un rapprochement avec des observations du
temps présent. C’est ainsi que la fascination exercée sur les esclaves
ou les affranchis par la scène de la crucifixion et le rite du chemin de
croix peut être relue à partir du succès persistant du vendredi saint
dans les sociétés créoles catholicisées. La Réunion, L’île à peurs en
est un autre exemple spectaculaire de ces permanences (Eve, 1992)
L’historien espère donc, grâce à l’enquête orale, trouver dans les
informations que lui donne aujourd’hui le croyant, la clé pour interpréter le passé. Il fait l’hypothèse que les mêmes mécanismes sont à
l’œuvre et qu’il peut de cette manière contourner le silence de sa documentation. Cette approche comporte néanmoins un risque
d’anachronisme. Comment lire aujourd’hui les témoignages conservés
dans la documentation sans être excessivement influencé par
l’observation du présent, sans recourir à des analogies qui conduisent
à des rapprochements hâtifs, sans voir trop vite dans les situations anciennes la préfiguration ou l’équivalent de situations actuelles et occulter ainsi les déplacements de sens ?
La difficulté est d’autant plus sérieuse que l’historien est soumis à
la pression de ceux qui entendent réhabiliter les croyances anciennes
combattues par la religion dominante (en l’occurrence le catholicisme)
au nom d’une identité à affirmer. Ces groupes cherchent d’abord à
établir une continuité du religieux avec la terre d’origine, plutôt qu’à
reconnaître une invention permanente. Relier les rites pour les ancêtres à des traditions qui ont survécu à l’arrachement brutal de la
traite esclavagiste ou de l’engagisme, ou prôner la réhabilitation d’un
hindouisme purifié de ses dérives locales, alimente souvent une affirmation identitaire qui introduit dans la société créole de nouveaux clivages. D’une certaine manière la reconnaissance de religions populaires distinctes, en fonction des héritages, peut contribuer à des
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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formes de communautarisation. À l’inverse, mettre l’accent sur la
construction de réponses religieuses différentes par la forme, mais
communes par leurs objectifs, prôner la légitimité d’un christianisme
ou d’un hindouisme créole, populaire en ce sens qu’il s’est accommodé et assume l’histoire d’un peuple, tend à consolider la conscience
d’une communauté de destin.
[28]
Le nécessaire passage
par la réflexion anthropologique
Par delà ces dilemmes, les historiens se sont enfin heurtés à des
questions d’interprétation qui les conduisent à regarder du côté des
anthropologues pour comprendre les combinaisons inédites, individuelles et collectives qui s’opèrent dans les sociétés créoles au carrefour des différents itinéraires religieux. Peu doués pour la production
de concepts, ils ont puisé dans ceux élaborés par l’anthropologie, sans
se limiter cette fois au bricolage. Ils ont ainsi constaté l’insuffisance
des métaphores disponibles dans la littérature scientifique, qu’elles
soient celles du zébrage (Leiris), du métissage, de l’hybridation ou de
l’embranchement (Amselle 2001, en réaction contre la lecture biologique du métissage). La dépendance de l’image semble trop forte pour
permettre l’émergence d’un concept avec ce que cela suppose de distance vis-à-vis de la réalité. « Souvent les métaphores ne sont pas entièrement déréalisées, déconcrétisées. Il traîne encore un peu de concret dans certaines définitions sainement abstraites. Une psychanalyse
de la connaissance objective doit revivre et achever la déréalisation »
(Bachelard, Psychanalyse du feu, 1992, 124-125). Sans doute faut-il
nuancer à la suite de Jean Benoist et voir dans le métissage davantage
qu’une image :
On parle trop de métissage pour qu'il ne s'agisse que d'une image.
Lévi-Strauss nous rappelle opportunément « cette loi de la pensée mythique que la transformation d'une métaphore s'achève dans une métonymie » (Lévi-Strauss 1962, p. 141). C'est-à-dire qu'il ne s'agit plus
d'une image, mais de l'expression d'une relation réelle entre les phénomènes qui sont désignés du même terme. Bien des dérives peuvent
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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alors se produire, par une pente naturelle qui conduit à imaginer que
des phénomènes portant le même nom se déroulent selon les mêmes
lois, et que ce qui se passe dans le champ où on emploie la métaphore
est l'homologue de ce qui se passe dans son champ originel.
Les historiens ont néanmoins éprouvé les limites du modèle du métissage pour la compréhension de la créolisation. Ils se sont donc tournés vers des travaux anthropologiques qui tentaient d’interpréter les
mécanismes à l’œuvre sur le modèle d’une négociation appelée tour à
tour malentendu productif, conversion-conversation (ouvrages de J. et
J. Comaroff dont Mary, 2000, a souligné l’importance), appropriation
ou recomposition identitaire.
Mais ces réponses restent partielles et éclairent de manière insuffisante la compréhension des logiques, qui président à la déconstruction
et à [29] la reconstruction des croyances dans les sociétés créoles insulaires. Les nouvelles recherches sur le syncrétisme sont sans doute
celles dont l’historien se sent le plus proche, parce qu’elles réintroduisent la dimension diachronique dans le travail anthropologique, respectent la diversité des situations et cherchent à saisir la cohérence qui
fait tenir ensemble les divers éléments d’une recomposition religieuse
(Mary, 2000). Trop souvent, faute de repères théoriques, l’historien
s’en était tenu à un triptyque classique qui se contentait de mettre en
connexion :
- un fonds religieux universel
- les attentes en matière de protection, de thérapie ou de secours, elles aussi universelles
- l’action d’une religion dominante et structurée qui tente
d’imposer ses modèles et de formater les croyants.
De la sorte l’historien semblait renoncer à rendre compte de ce qui
structure et relie les éléments constitutifs de la démarche religieuse. Il
convient aujourd’hui, dans la ligne des écrits de Lévi-Strauss et Bastide (in Mary 2000 : « « une théorie structurale du syncrétisme »),
d’aller plus loin dans la compréhension des logiques de créolisation.
L’approfondissement de ces connexions est sans doute un des objectifs assignés aux nouvelles recherches. On pourrait ainsi partir d’une
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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phrase puisée dans la présentation de l’ouvrage que Françoise DumasChampion (2008) a consacré au « mariage des cultures à La Réunion » pour élucider et approfondir ce qui revient à chacune des traditions religieuses, interroger l’hypothèse d’une « toile de fond » malgache se combinant à un hindouisme venu du sud de l’Inde dans un
contexte de catholicisme imposé par la colonisation.
Les travaux les plus récents ont déjà ouvert des pistes qui semblent
en finir avec une vision simplificatrice des racines et des héritages, y
compris pour le vaudou haïtien dont on a montré tout ce qu’il doit au
catholicisme. Ils se montrent plus hésitants dans la compréhension des
appartenances religieuses multiples qui caractérisent les sociétés
créoles et semblent privilégier le modèle du syncrétisme en mosaïque
exposé par Roger Bastide (1980), en relation avec le principe de coupure. Modèle commode sans aucun doute, et susceptible de multiples
lectures (Capone), mais qui laisse ouverte la question des passerelles
entre les pièces composant la mosaïque.
S’il faut qualifier de populaires les religions des sociétés créoles,
ce sera donc au pluriel pour prendre en compte les processus propres à
chaque histoire, comme le montre le cas de La Réunion. Comme l’ont
suggéré Jean Poirier ou Jean Benoist, l’intérêt pour l’enracinement
historique ne s’inscrit [30] pas dans une démarche de type patrimonial
et ne vise pas à sauvegarder des croyances ou des pratiques en voie de
disparition. La tentation est grande en effet de confondre continuum
avec permanence ou conservatoire. Or la créolisation renvoie au contraire au besoin de mettre en évidence un processus fluide, imprévisible, de recomposition ou de reconstruction qu’Edouard Glissant
(1996), inspiré par Deleuze et Guattari, compare à la fabrication d’un
rhizome. Ainsi la quête de la filiation et le retour aux origines laissent
la place à la fécondation des alliances infinies.
En somme je reste sceptique devant la réactivation du concept de
religions populaires pour désigner les religions des populations
créoles, tant la catégorie de populaire, qu’elle soit appliquée à la culture ou à la religion, pose de problèmes et divise. Il me semble préférable de parler de croyances et de pratiques religieuses en configuration créole, pour prendre en compte la diversité des voies empruntées,
ce que le cas de La Réunion démontre d’une manière étonnante, sans
nier une convergence dans les démarches et les représentations ; parce
que toutes les composantes de la population sont liées par une histoire
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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commune et sont définitivement marquées par un cycle apparemment
sans fin de déracinements et de ré-enracinements, de la traite aux migrations économiques contemporaines.
Ajoutons enfin que les formes populaires de religion en milieu
créole ont jusqu’ici surtout été abordées à travers l’étude de la religion
dominante, le catholicisme, et ont mis en évidence la plasticité d’une
confession qui associe intransigeance du discours tenu par les autorités et libéralisme d’une pastorale qui encourage ou tolère des dévotions, individuelles (culte des saints) ou collectives (pèlerinages),
échappant à tout contrôle. Quelques études se sont tournées vers
l’hindouisme créole à La Réunion ou aux Antilles (Barat, Benoist) et
ont montré qu’il est aussi le lieu de négociations permanentes. Plus
rarement la possibilité d’un Islam créole a été évoquée, notamment à
travers les confréries, sans être véritablement approfondie. La comparaison des démarches aiderait sans doute à mieux comprendre ce qui
caractérise l’ensemble des religions des sociétés créoles mais aussi à
repérer ce qui distingue chacune d’entre elles, par exemple l’espace
qu’elle laisse aux croyants pour réinterpréter dogmes et pratiques.
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Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
“La « religion populaire » :
un concept anthropologique ?”
Lionel Obadia
Professeur en anthropologie
Université Lyon II, CREA
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
La « religion populaire » n'appartient pas en propre au répertoire
conceptuel de l'anthropologie. Expression fondée par l'histoire culturelle et les études folkloriques, elle a longtemps désigné des configurations religieuses caractérisées par la domination d'un système religieux sur des formes moins institutionnalisées, socialement assujetties
mais culturellement résistantes. Les questions de la généalogie, des
contenus, formes, et modalités de fabrique sociopolitique de la religion populaire ont fait les beaux jours d'une sociologie religieuse qui
en finalement a décrété le déclin face à l'avancée de la modernité (Lapointe) et l'a écarté de ses objets légitimes, faute d'avancées théoriques
majeures (malgré Isambert ou Lanternari). Le chantier de la « religion
populaire », pourtant jamais vraiment abandonné, ressurgit en force à
l'occasion d'une révision du paradigme moderniste, sur le constat
d'une reviviscence et surtout d'une politisation (d'inspiration nationaliste) de ces formes « illégitimes » de croyances et de pratique, un
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
39
phénomène consécutif de transformations sociétales à l'Est comme à
l'Ouest. Jusqu'à quel point, cependant, l'insaisissable religion « populaire », équivalent fourre-tout de ses voisines « primitive », « rurale »,
« folklorique », dont la définition oscille entre misérabilisme et populisme, correspond-elle à ces religions « de l'émotion » (HervieuLéger), « culturelle » (Derenmath), « civile » (Bellah), « invisible »
(Luckman) ou « diffuse » (Bruce) supposées caractériser ce renouveau
religieux de la seconde version de la modernité ? Se présente-t-elle
sous une morphologie « universelle », considérant la diversité des
contextes et des acteurs (monothéistes [34] et polythéistes) dans lesquels s'observent des formes vaguement similaires ? Est-elle réellement « intégrative » et syncrétique, ou, au contraire englobante et uniformisante ? Ces questions impliquent un détour anthropologique
(comparatif) susceptible de souligner quelques traits saillants, mais
aussi des écarts significatifs, de cette matrice socioreligieuse, effectivement commune à quantité de sociétés.
Texte
Que faut-il donc bien penser du retour en force du concept de « religion populaire » dans les préoccupations des sciences de l’Homme ?
S’agit-il simplement d’une reprise (au sens de « re-prendre » là où les
débats s’étaient arrêtés) ou d’une méprise (le terme désignant en fait
d’autres réalités) ? Encore faut-il que l’on sache si l’actualité de la
religion populaire garantit sa pertinence, et s’il est envisageable de
l’évoquer autrement qu’en termes passéistes. Dans les années 1960 et
1970, surtout, le thème suscitait en effet force débats – il était même
« débattu et rebattu » pour François-André Isambert (1977 : 161) mais
à l’orée des années 1990, l’intérêt à son endroit semble s’être étiolé
depuis au point de l’avoir presque fait disparaître des questionnements
des sciences religieuses et des sciences sociales. Malgré quelques
avancées dans les années 1980, un dernier grand colloque publié en
France par les Presses du CNRS (1980), un remarquable article de
fond de V. Lanternari traduit en 1982, un numéro spécial des Archives
de Sciences Sociales des Religions dirigé par Roberto Cipriani en
1987, suivi de quelques essais de plus en plus isolés (comme Lapointe, 1988), jusqu'au moment où le terme semblait avoir significati-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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vement perdu sa capacité heuristique, en dépit de l’impressionnant
volume de travaux qui lui ont été consacrés dans le deux décennies
précédentes. Les défenseurs les plus convaincus (et les plus opiniâtres) que la religion populaire n'avait pas épuisé toutes ses potentialités heuristiques et misaient sur un renversement de focale, prospective plutôt que rétrospective (Cipriani, 1987). Le temps leur a donné
raison.
Car la religion populaire – sans jamais vraiment avoir été totalement évacuée – opère tout récemment un retour en force, au cœur de
la sociologie et de l’histoire, notamment, mais aussi d’une anthropologie pour laquelle le concept n’a apparemment jamais été vraiment
d’un usage très répandu. Les lignes qui suivent s’efforcent de poser
quelques jalons à la compréhension de la renaissance récente du concept, et d’interroger l’intérêt d’un tel retour sur scène pour
l’anthropologie. Héritière de réflexions [35] historiennes et sociologiques occidentales, établies en grande partie à partir de l’observation
des vicissitudes du christianisme européen, la notion de « religion populaire » n’a en effet pénétré les théories anthropologiques qu'à la
marge de ses cadres théoriques « classiques ». Les interrogations de
l'anthropologie à l'endroit du « populaire », qui prennent initialement
corps dans les Études Folkloriques, parce qu'elles ont suivi d'autres
voies que celles de l'histoire et de la sociologie, ont nourri la réflexion
de contributions importantes – mais pas toujours (re)connues hors du
domaine de la discipline. D'où la nécessité de revenir sur ce la trajectoire historique d’un sillon théorique creusé depuis les années 1960 et
1970, en veille dans les années 1980 et 1990, pleinement réintégré
dans les années 2000.
La mésestimée « religion populaire » ?
Ce qui caractérise en première instance la religion populaire, c’est
sa paradoxale invisibilité académique, contrastant avec sa permanence
historique et son entêtante présence empirique. Elle est en effet évacuée des les statistiques religieuses, que ces dernières soient statiques
(à partir de données déjà recueillies via des méthodologies quantitatives) ou projectives (lorsqu’il s’agit d’énoncer des projections à propos de l’« avenir démographique des religions », cf. Laulan et al.,
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41
2005). Dans la plupart des enquêtes sociographiques récentes (en particulier en Europe, et en France), l’« état des religions » (Clévenot et
al., 1987) se mesure essentiellement – sinon exclusivement – à partir
d’une taxinomie forgée sur la base des confessions officielles ou les
plus visibles : en l'occurrence, les religions dont l'adhésion suppose
une appartenance. Or, ce n'est pas le cas de la religion populaire, cette
« religion sans nom » pourrait-on dire, en empruntant à l'expression de
Rolf Stein à propos des cultes prébouddhiques au Tibet (Stein, 1972).
Elle est en outre reléguée intellectuellement à un plan doublement secondaire – historique et ethnographique – comme religion du passé,
discréditée par son association aux formes d’un « folklore » considéré
comme l’expression de la plèbe dans les sociétés « développées »,
évanescente dans les grandes théories sociologiques du religieux depuis Durkheim, sauf théorisation ad hoc (comme « nomo-religion »
chez Trigano, 2001 : 41, après Pradès, 1987), et évidemment Max
Weber – le seul sociologue à en avoir proposé un cadre théorique
clair. Avant les années 1930 et jusqu'aux années 1970, la religion populaire apparaît paradoxalement comme l’un des concepts les plus
négligés des sciences des religions, malgré une indéniable capacité de
résistance à la [36] disqualification qui l'a maintenu néanmoins dans
des marges toujours fertiles.
Si l'expression est restée éminemment problématique – en vertu
des théories du « populaire », oscillant entre misérabilisme et populisme (Grignon & Passeron, 1989) – elle n'en demeure pas moins un
outil précieux pour l’analyse qui permet de repérer empiriquement et
de restituer théoriquement des variantes religieuses qui ne procèdent
pas d’une transformation historique, ni d’une acculturation locale. La
« religion populaire » favorise ainsi la reconnaissance de la complexité des formes de la religion, là où bien d'autres théories tendent au
contraire à la réduire sous une modélisation unifiante – celle des
grands systèmes théoriques (comme l’ont clairement expliqué les historiens, en particulier Jean-Claude Schmitt, 1976).
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Problèmes épistémologiques,
champs empiriques, conquêtes théoriques
Oscillant entre la scène et les coulisses des sciences religieuses, la
religion populaire n’appartient pas en propre au répertoire conceptuel
de l’anthropologie, ce qui explique qu'à l'exception du domaine des
Études Folkloriques – cette ethnologie du des « traditions » du monde
rural européen, portée par une élite intellectuelle (A. Van Gennep, P.
Sébillot, G-H. Rivière…) qui n'a pas réussi à l'ériger au rang de discipline à part entière – son usage soit resté si discret avant Robert Redfield (1956), et même après lui, jusqu'à une période récente. La définition de l'expression n'est pas non plus neutre pour l'histoire et la sociologie, pourtant bien plus réceptives à cette question : l'acception du
concept est d'abord attachée à une terminologie d'origine religieuse
(mais pas nécessairement scolastique) avant que celle-ci ne soit plus
tardivement pensée comme concept théorique pour les sciences religieuses.
Si la langue française ne dispose que d’un seul terme,
le « populaire », plutôt polysémique, d’ailleurs, l’Anglais distingue
entre folk (volk, en Allemand) et popular pour désigner ce qui vient du
« peuple », et ce qui est « commun » (socialement distribué). En Français, le « populaire » porte depuis le 16e siècle souvent la marque du
peuple (avec l'abbé Grégoire) et plus infâmante de la populace (Pasquier, 1555), et plus généralement du « folklore » (un domaine aux
lettres de noblesses déniées par une « grande » ethnologie comparative et exotique) Il incarne aussi, en Allemand le « peuple » (volk)
dans la noblesse du geist (l’âme culturelle) dont il est porteur en totalité. Au plan analytique, le populaire – qu’il soit [37] associé à la culture, la médecine – se présente dans les sciences de l’Homme en ordre
dispersé et c’est la principale raison qui explique que chaque théoricien de la « religion populaire » (déjà distribuée en culte, sentiment,
foi, piété, ensemble de coutumes, etc.) défende une perspective très
singulière (Isambert, 1977). Ce qui comme un concept relationnel :
dans le contexte de la religion il désigne, par une série d’oppositions
(rural – urbain, masses – élites, dévotion – intellectualisme, savant –
naïf, officiel – illégitime, sophistiqué – vulgaire, moderne – primitif,
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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clercs – laïcs, grande – petite tradition…), une série de formes contrastant avec un modèle de référence, celui des religions politiquement
dominantes, ce qui en représente un biais, comme le signalait Emile
Poulat, en réduisant l’analyse à une distinction orthodoxe versus hétérodoxe. Car la religion populaire apparaît surtout au prisme d'une religion légitime (en général un théisme) à partir duquel elle est définie –
en creux.
Ainsi « … notre histoire occidentale, n’est intelligible que si la part
de la religion dans la vie des masses a été clairement définie », comme
l’affirmait Gabriel Lebras (cité par Desroche, 1968 : 40). Mais en dépit de ce projet, la mesure de la vie (ou de la vitalité) religieuse par
cette sociologie pastorale d’inspiration quantitativiste a du affronter sa
tendance propre à énoncer des type-idéaux (wébériens) ou des modèles abstraits (durkheimiens) au péril d’une réduction du modèle excluant des variations résiduelles – dont les formes « populaires » ont
fait les frais. Elle aura suscité d’importants développements théoriques, surtout en histoire : un déplacement de la « réalité » religieuse,
plus consistante du côté du peuple que de celui des textes, du côté de
la religion vécue que de la religion prescrite tant pour l'histoire que
pour l'anthropologue (Schmitt, 1976).
D’emblée se distinguent, d’un côté, une histoire et une sociologie
qui ont exploré les variations sociales de la religion à l’intérieur de
sociétés proches (occidentales et monothéistes), et une anthropologie
dont la tendance générale a longtemps été de constituer la religion
(comme la culture) comme système unifié de croyances et de pratiques au sein d’un même groupe humain – et donc à gommer ces variations internes. A suivre les synthèses disponibles sur le thème,
néanmoins, la part « anthropologique » des réflexions autour de la religion populaire semble se cantonner à deux postures : soit, empirique,
que l’ethnologie fournisse à l’analyse des données, mais en abandonnant la théorisation à la sociologie (Isambert, 1977 : 163), soit, théorique, dans le sens où des rapprochements ont été faits, par Paul Rivet,
avec les religions « primitives » (dans les années 1930, voir l’édition
du débat chez Lebras et al. 1977), mais aussi et surtout [38] par
Mauss, qui, le premier, a suggéré l’universalité des « folklores », audelà des cultures et des cultes, dans un article peu connu de 1898.
Mauss poursuit de manière assez explicite, même sans y référer directement, au débat lancé par Hume à propos du caractère « naturaliste »
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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des religions populaires. Mais le fondateur de l'anthropologie française a aussi mis au coeur de l'analyse l'une des principales questions
concernant la religion populaire, du moins dans les débats de la première moitié du 20e siècle : est-elle une survivance de cultes primitifs
en marge de religions officielles, ou le précipité de la dégénérescence
de grandes traditions ? Mais les anthropologues ont d’abord et avant
tout permis aux débats sur la religion populaire de ne pas rester confiné dans le cadre de l’histoire des monothéismes européens (catholicisme romain et protestantisme) en l’ouvrant aux polythéismes nonoccidentaux, et, à ce titre, l’islam, comme les grandes religions de
l’Asie, ont joué un rôle crucial dans l’évaluation de la pertinence de la
« religion populaire » – le débat autour de l’hindouisme populaire et
de son rapport aux castes peut être considéré comme une avancée majeure dans le champ – et ajouter au questionnement sur le potentiel
d’universalité du modèle forgé à partir des cas chrétiens (Isambert,
1977 : 164).
Les anthropologues n’ont ainsi pas vraiment ignoré les variations
sociologiques à l’intérieur de mêmes systèmes religieux, en particulier
dans les sociétés à écriture, et certains estiment même que le très célèbre « combat de coq » de Geertz (1973) et les travaux de Victor
Turner sur la performance festive et rituelle (1984) ont donné aux
formes culturelles populaires leurs lettres de noblesse en ethnologie,
par la démonstration que ces dernières « atteignaient un niveau de
complexité que l’on croyait d’ordinaire réservé à la culture d’élite », à
qui l’on attribuait préalablement le statut de vitrine culturelle pour des
sociétés entières (Mukerji & Shudson, 1991 : 22). Dans le domaine
religieux, c’est une même tendance qui traverse toute l’ethnologie,
laquelle conteste aux traditions scripturaires cette capacité à concentrer et figurer l’ensemble des croyances et des pratiques religieuses
d’une société : à trop s’intéresser aux livres ou aux textes oraux qui
disent ce qu’est la religion, ou ce qu’elle devrait être, les formes
« pratiques » – qui fondent l’ordinaire de la vie religieuse – ou « vécues » se dérobent à l’analyse. Edmund Leach (1968) a ainsi proposé,
comme nombre d’ethnologues, de distinguer entre les aspects practical et philosophical (ou scriptural) d’une même tradition religieuse –
ce qui a été également le cas pour l’hindouisme (Srivinas 1976, ou CJ.
Fuller, 1992), pour le bouddhisme (Condominas, 1968, Kerwiel,
1979), pour l’Islam [39] (Geertz, 1992, et Gellner, 2003). S’il est ten-
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tant de croire que la « religion populaire » est de double ascendance
occidentale et monothéiste, ce que semble corroborer la prééminence
de travaux d’historiens sur les rapports du christianisme aux cultes
« païens », c’est enfin par une certaine myopie de l’extension transculturelle des phénomènes de différenciation socioreligieuse qu’on oublie de voir qu’il s’agit là d’un processus qui, à défaut d’être universel, est largement répandu : les moines taoïstes de l’ancienne Chine
impériale s’efforçaient par exemple d’étudier les cultes ruraux pour
mieux s’en distinguer en les qualifiant de « populaires » (Verellen,
2000) et les traditions bouddhistes affrontent et disqualifient les chamanismes de haute Asie avec des arguments (et des enjeux politiques)
similaires (Obadia, 2006). Certes, quel que soit son degré de transposabilité transculturelle, la religion populaire reste une catégorie problématique, plus ou moins explicitement définie, souvent idéaltypique (Sinha, 2006). En anthropologie, l'idée d'un abandon pur et
simple de l'adjectif « populaire » et de lui préférer des épithètes plus
neutres (« vécue », « pratique », etc.) a été suggérée mais n'emporte
pas l'adhésion (Badone, 1992).
Mais parler de religion populaire, c’est d’abord en évoquer les
formes empiriques singulières : cultes des saints, pèlerinages, rites
festifs et carnavals (les « réjouissances » de Van Gennep, 1924 : 86),
croyances magico-sorcellaires, animisme rural, recours thérapeutiques
spirituels, mysticismes… Mais aussi de traits morphologiques généraux (naturalisme, dévotion, hétérodoxie, entre autres…) Ses origines
sont également discutées : une première ligne d'interprétation la situe
dans le cadre d'une psychologie rustique des peuples primitifs – une
thèse qui accompagne une théorie historique (celle d'une origine antédiluvienne – religion naturelle des « Naturels », avec Hume), que les
historiens rappellent avec régularité, pour mieux en souligner les limites (Schmitt, 1976). Une seconde ligne d'interprétation relève cette
fois de l’histoire, en situant sur un plan de chronicité les étapes
d’émergence ou de transformation des formes de la religion populaire
et de ses équivalents « savants ». Depuis les travaux de Max Weber
sur les religions universelles, s’est imposée l’idée que la « rationalisation » progressive des grandes religions sépare la vie religieuse entre
une éthique d’élites et un ethos des « masses ». Si Weber n’a pas explicitement déclaré que les progrès des religions universelles allaient
signer l’acte de disparition des cultes populaires, sa pensée le suggère
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avec une telle force que ses (nombreux) lecteurs n’ont pas hésité à se
substituer à lui pour proclamer la défaite des religions populaires devant l’avancée de la modernité (Lapointe, 1988). Une troisième
grande théorie s’intéresse plus à [40] la dimension politique de la religion populaire : elle serait, pour l’Ecole italienne, un produit idéologique et praxéologique des rapports de forces entre élites et masses,
mais, inversant la thèse marxiste, ses défenseurs (Gramsci et De Martino) insistent autant sur la domination qu’exercent les religions officielles sur les autres, que sur la capacité de réaction et de résistance de
ces dernières (Lanternari, 1982).
Dans tous les cas, les formes de religion populaire apparaissent
systématiquement dispersées et en marge de systèmes religieux officiels – avec lesquels ils admettent un écart : si celui-ci est le plus souvent mesuré sur la base d’une conformité à un modèle ou une norme
orthodoxe (Isambert, 1977 : 167), le constat que les différentes traditions « savantes » peuvent secréter du « populaire » sans que cette distinction soit très claire (cf. Gutwirth, 1980, à propos du judaïsme)
amène à s’interroger sur sa pertinence et certains défendent l’idée
d’une relative autonomie symbolique ou une indistinction sociologique (respectivement Jean Séguy et Michel Meslin, in Lacroix,
Boglioni, et al., 1970). Mais jusqu’à quel point la religion populaire
est-elle autonome d’autres religions ? Existe-t-elle par ailleurs comme
un système religieux particulier (transcendant les traditions) ?
Isambert (1982) a très pertinemment posé la question de l’unité logique de la religion populaire derrière sa diversité empirique – en
suggérant fortement que la première était surtout tributaire de la violence faite par la catégorie conceptuelle à la seconde, qui réduit la
complexité de la variété des formes observables, à l’unité d’un système théorisé. Elle se pose donc d’abord dans les termes d’une cohérence interne, qui serait celle d’éléments constitutifs et distincts qui lui
confèrerait une morphologie propre – question toujours débattue depuis, bien au-delà du domaine du christianisme européen (pour
l’hindouisme indien, Fuller, 1994). Est-elle simple religiosité, comme
un ensemble de pratiques disparates qui admettent des écarts à la « religion » ? Une « religion » en soi, qui formerait un système – mais
lors, est-ce la perspective « holiste » ou totalisante des catégories de la
sociologie et de l'anthropologie (Isambert, 1982, Fuller, 2004) ou la
réalité du système qui l'impose comme une totalité ? Des formes sin-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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gulières mais repérables dans traditions religieuses ? Les historiens du
christianisme d’en arriver à la conclusion que les formes religieuses
« populaires », distinctes des autres (« cléricales ») par la sémantique
académique, participaient en fait d’un seul et unique système religieux
complexe dans un temps et dans une société données (Delaruelle, cité
par Schmitt, 1976). Mais partout où, sur les [41] cinq continents, des
croyances, pratiques et festivités ont été qualifiées de « populaires »,
celles-ci se dégagent empiriquement et donc théoriquement d’un rapport singulier, celui de la différenciation relationnelle (Schmitt, 1976).
Différenciation et domination
La religion populaire a en effet longtemps désigné des configurations religieuses caractérisées par la domination d’un système religieux sur des formes moins institutionnalisées, socialement assujetties
mais culturellement résistantes. D’où la difficulté à la saisir, avec des
dispositifs théoriques et méthodologiques forgés et éprouvés dans
l’étude des formes « officielles » de la religion : la sociologie religieuse française s’étant principalement focalisée sur la vitalité des paroisses, elle a dû s’associer à l’étude des « folklores » (LeBras et al.,
1977). En ethnologie, depuis Robert Redfield, la distinction entre
« grande » et « petite » traditions, entre traditions scripturaires et savantes, traditions orales et populaires, organise quelques pans particuliers de la connaissance, en distinguant des spécificités locales qui
s’apparentent aux dichotomies forgées dans le contexte du christianisme européen : tradition « sanscrites » / « non-sanscrite » (Sinha,
2006), « bouddhistes » / « animistes » (Kerwiel, 1979), « nationales »
/ « importées » (pour le cas du Japon, Hori, 1959).
Plus que relationnelle, la religion populaire est ainsi oppositionnelle. Charles H. Long a dégagé pas moins de six couples conceptuels
par lesquels la religion populaire prenait sens : religion du monde
paysan versus du monde urbain ; religion des laïcs vs du clergé ; religion « civile » ou « publique » vs religion des socialement sélective ;
religion ésotérique des basses couches sociales vs exotérique des
élites ; religion des minorités et/ou des classes subalternes vs des
bourgeoisies dominantes ; religion des masses rudimentaires vs des
classes éduquées (Long, 1987 : 444-447). La septième perspective
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retenue par Long n’est plus théoriquement relationnelle mais idéologiquement oppositionnelle, ce qui en fait la plus intéressante : la religion populaire serait aussi et surtout une invention des élites dominante, projetée sur les couches subalternes.
Estimer la pertinence de la notion de religion populaire suppose de
questionner préalablement le statut des « traditions populaires » (culturelles et/ou religieuses), en les restituant aux rapports de domination
(idéologiques, politiques) qui les constituent comme une ligne de démarcation interne aux sociétés étudiées. Cette religion des « masses »
(dans l’acception [42] wébérienne) ou « rustique », qui tranche avec la
sophistication des doctrines savantes des élites, a, dans tous les cas de
figure théorique, incarné un modèle dont la singularité n’émerge
qu’au prisme d'autres formes, plus « orthodoxes ». Son identité participe aussi d’une projection sous-tendue par des rapports de domination. Ce qu’avait très bien vu Voltaire (dans son Dictionnaire Philosophique, 1764), suivi par Bakhtine et Leroy-Ladurie : le superstitieux, l’idolâtre, le vulgaire – comme aimait le dénoncer Nietzsche –
c’est l’Autre, historique, social ou culturel, qui est désigné et imaginé
comme tel. Ce qui explique la longue prédominance des images péjoratives de la religion populaire, avec, en filigrane, une modélisation
évolutionniste, et les associations rapides – voire l’identification –
avec les religions « naturelle », « primitive », le paganisme, le polythéisme, … avant qu’elle ne se transforme en religion « du village ».
Ce potentiel de discrimination et de domination a offert un débat de
premier plan autour de la religion populaire, et c'est d'ailleurs celui qui
a permis la reviviscence de l'intérêt que lui témoigne le monde académique, avec notamment les travaux d’une école italienne d’histoire
et de philosophie politique (centrées autour des figures de Gramsci et
de De Martino, cf Lanternari, 1982) qui aura dégagé son caractère de
forme subalterne mais subversive, contestant ainsi les versions trop
rapidement acquises de sa destinée historique.
Métamorphoses de la religion populaire ?
Dans ce registre, la théorie sociologique de la modernisation, et ses
deux versions « sécularisation » et « post-sécularisation » ont quasiment réservé le même sort à la religion populaire. Si la sociologie a
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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posé dans un premier temps que le caractère arasant de la sécularisation aurait particulièrement affecté ce religieux populaire « ancestral »
(Lapointe, 1988), le paradigme du « renouveau religieux » offre
quelques modèles admettant d’étranges proximités avec la « religion
populaire » : la religion « civile » de Norbert Bellah (1967), socialement diffusée et aux valeurs d’unification politique, la religion « invisible » de Thomas Luckmann (1967), socialement repliée, mais pourtant culturellement signifiante, les « religions de l’émotion », effervescentes (Danièle Hervieu-Léger et Françoise Champion), la « religion culturelle », débarrassée de ses atours institutionnels pour être
dispersée dans les formes culturelles (Demerath III, 2000), la religion
« diffuse » (de Roberto Cipriani, 2003) ou « diffusée » (pour Steve
Bruce), individualisées…. Et même en Chine, les religions « locales et
communales » prennent des formes « privatisées » à l'image des [43]
formes « modernes » (Lizhu, 2003 : 454). Comment, toutefois, les
rapprocher de la religion populaire, alors qu’elles s’en distinguent radicalement sur un plan d’historicité – les premières étant « modernes », la seconde une « survivance » du passé ? Plusieurs auteurs
ont récemment tenté d’examiner ce débat, tant il est vrai que ces épithètes semblent regrouper des formes innovantes, festives, peu organisées sur le plan institutionnel, hétérodoxes, centrées sur l’individu,
culturellement signifiantes et socialement répandues de religiosité,
identifiables à la modernité (Knoblauch, 2008). Dans ces doubles
conditions (théoriques et empiriques), le retour inattendu sur la scène
spirituelle moderne et mondiale de la religion populaire en appelle à
un examen de ses formes et de sa dynamique : participe-t-elle conjoncturellement à ce renouveau religieux de la modernité, ou au contraire s’inscrit-elle dans une constance temporelle, indifférente aux
changements de l’histoire (Lanternari, 1982 : 121) ?
Un retour politique de la religion populaire ?
Le chantier de la « religion populaire », pourtant jamais vraiment
abandonné en sociologie et en anthropologie, ressurgit ainsi en force à
l’occasion d’une révision du paradigme moderniste, sur le constat
d’une reviviscence et surtout d’une politisation (d’inspiration nationaliste) de ces formes « illégitimes » de croyances et de pratique, un
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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phénomène consécutif de transformations sociétales à l’Est comme à
l’Ouest. Car c’est un vaste mouvement de revitalisation des formes de
la religion populaire, qui s'observe dans des contextes nationaux très
différents, participe enfin d'une inattendue politisation de ces cultes
prétendument archaïques et dominés. Les formes « populaires » de la
religion – celles qui débordent des cadres stricts des taxinomies officielles – non seulement sont loin d’être détériorées, retrouvent partout
un regain de vitalité. Partout s’observent des processus de revitalisation de ces formes qualifiées de populaires, dans des contextes culturels et religieux sensiblement différents : aux Etats-Unis – et dans la
mondialisation de sa culture (Chidester, 2005), en Chine (Lizhu,
2003) au Japon – même si elles s’y font plus « immanentes » que publiques et cultuelles (Iwao, 1976) –, dans les Balkans (Valtchinova,
2005), en Amérique Latine (Blancarte, 2000), qui ont achevé
d’éprouver un paradigme de la modernisation déjà chancelant. La religion populaire se mondialise (Chidester, 2005) et les cultes qui
s'intègrent dans les modes d'existence « modernes » des religions s'en
trouvent « popularisés » (Lippy, [44] 1996). Mais c'est aussi – et surtout, pourrait-on dire – parce que les cultes populaires ont été maintenus dans une relation de vassalité face aux cultes officiels, qu'ils détiennent cet potentiel de subversion, réactivé à l'occasion d'une redistribution générale des rapports de force entre les grands monothéismes, confrontés aux effets altérants de la modernité, mais revitalisés par une mondialisation qui leur offre de nouvelles terres de conquête dans un marché religieux ouvert – en particulier pour les formes
expansionnistes des nouveaux mouvements chrétiens ou de l'Islam
radical.
La régénération des expressions populaires de la religion suppose
d’en finir avec le raisonnement évolutionniste qui la contenait dans un
misérabilisme primitiviste (religion rustique d’une civilisation rurale
qui s’étiole), pour lui préférer d’autres, moins suspectés de soubassements idéologiques : si on peut noter la tentative post-fonctionnaliste
d’un Enzo Pace qui s’efforce de relier la résistance de la religion populaire à des transformations systémiques (d’inspiration luhmannienne) du paysage religieux (Pace, 1987). Mais c’est la convocation
d’une autre dimension dans l’analyse, laquelle avait été à tout le
moins négligée (sauf en Italie), au principe de la dispersion sociale, de
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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l’hétérogénéité symbolique et de la marginalité culturelle de la religion populaire : le politique.
En Amérique latine, la religion populaire, après avoir joué un rôle
d'intégration dans une culture dominante de groupes marginalisés, assume désormais un rôle de résistance de groupes auparavant inscrits
dans un champ religieux (stratifié), désormais engagés dans un marché (concurrentiel) (Blancarte, 2000). C’est aussi le politique qui explique que les festivités religieuses renaissent en Chine, au sein des
temples, pivots matériels des cultes communaux, et là encore, la religion populaire s’avère alors un instrument de résistance des pouvoirs
locaux, face à l’hégémonie de la bureaucratie d’Etat (Yuet Chau,
2005). C’est tout autant le cas en Grèce, s’agissant des cultes de la
Vierge et des Saints (Kokosalakis, 1987). Plus généralement, en Europe occidentale, l’effacement de la puissance unificatrice des Etats
donne lieu à des demandes identitaires qui trouvent à se cristalliser
dans les pratiques populaires, topos réinventé de la mémoire et de
l’entre-soi, et donc par excellence ressource identitaire (Voyé, 1996).
Dans ce sens, la religion populaire relève de dynamiques de pouvoir
asymétriques, qui amènent à révéler la conflictualité latente (parce
qu'occultée) de l'univers du populaire, les rapports de domination, la
violence sous-jacente aux hiérarchisations sociales et idéologiques sur
lesquelles elle s'appuie… en clair, la religion populaire offre un démenti très explicite du rôle « intégratif » et d'« harmonisation » sociale
généralement associée, [45] après le fonctionnalisme d'un Durkheim
ou du structuralisme symbolique d'Habermas : ce qui la situe au coeur
d'une révolution épistémologique des théories de la religion (Mejido,
2002) dont visiblement les dernières livraisons n'ont pas encore pleinement pris la mesure (cf. le fonctionnalisme symbolique, d'un Tarot,
2008).
Le mouvement est assez étendu pour être significatif, mais il n'est
pas pour autant général : certains, comme P. A. Riveiro de Oliveira
estiment au contraire que le catholicisme populaire contemporain (qui
doit finalement peu à ses racines antiques) a perdu de son pouvoir
subversif, s'est dispersé et inidvidualisé – en un mot « modernisé »
(Oliveira, 1994). Les raisons sont quant à elles souvent locales et demandent des éclairages qui le soient également, et la variété des contextes culturels et nationaux dans lesquels ce mouvement s’observe
interdit toute nouvelle généralisation précipitée, affirmant par exemple
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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le « retour en force » de la religion populaire, après que la sociologie
ait décrété sa déliquescence – au moins partielle – face à l’avancée
d’une « modernité » aux effets prétendument arasant (Lapointe,
1988). Sous l’angle du comparatisme anthropologique, les conséquences de la modernité, quelque peu considérée comme procédant
d'une unité de forme et d’effets, sur la religion populaire est loin de
correspondre en l’état aux pronostics des sociologues qui en ont décrété l’étiolement, ou la commutation par des formes plus adaptées
aux conditions modernes. Si, comme l’avait suggéré Van Gennep, les
cultes et cultures populaires sont avant tout dynamiques, et si les
forces qui occasionnent leur retour sur la scène religieuse sont identifiables, reste alors à identifier quelques conséquences de ce renouveau, en confrontant en premier lieu l’actualité des religions populaires à la « modernité » des sociétés.
La religion populaire comme « hybridation » ?
Jusqu’à quel point, en effet, la religion populaire en participe-t-elle
d’un mouvement historique caractérisé (ou présenté comme tel) par le
mélange généralisé des genres religieux (la fameuse « modernité religieuse ») et par la « revanche des traditions orales » (Luca, 1999) ? A
l’approche mono-théistico-logique, qui caractérise les premières
grandes orientations de l’histoire et (partiellement) de la sociologie
des religions naissantes au 19e siècle, sans doute fallait-il, comme le
suggérait déjà de Groot en 1886, y ajouter une hiérologie, qui reconnaisse les « mille pratiques religieuses » observables dans une population, « dans d’innombrables circonstances ». [46] Bigarrée et dispersée, la religion populaire apparaît donc en première instance ethnographique comme un ensemble dispersé et l’un des traits apparemment les plus distinctifs de la religion populaire serait son caractère de
miscellanées d’actes et de croyances, empruntés à des fonds traditionnels divers. Est-elle alors métissée par nature – et donc, à ce titre, présenterait-elle des affinités avec une « modernité » engagée dans une
hybridation généralisée des traditions ?
La question ne saurait être tranchée aisément. Si d’un côté, la religion populaire apparaît dans sa diversité empirique, elle est, on l’a vu,
d’un autre côté contrainte par une catégorie conceptuelle unifiante
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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pour le christianisme (Isambert, 1982). Souvent, elle se confond avec
les polythéismes et les cultes syncrétiques ou qui sont le fruit d'amalgames et de sédimentations. Elle figurerait presque une hybridité religieuse avant l'heure (moderne). Sortant de la dialectique unité–
diversité, certains auteurs ont récemment défendu l’idée qu’il existe
une structuration sous-jacente, au-delà des formes observables au plan
des traditions auxquelles la religion populaire emprunte. C'est au début des années 1980 que les historiens (au premiers rangs desquels
Ginzburg, Leroy-Ladurie, et Schmitt) ont ouvert le débat autour des
interactions entre les deux religions, situées, pour l'analyse, sur un
plan de symétrie autorisant dès lors la pleine reconnaissance des circulations entre religion « officielle » et religion « populaire ». Des travaux récents (Orsi, 1996 et Tweed, 1997, cités par Kaufman, 2001)
creusent désormais l'hypothèse du caractère culturellement et symboliquement matriciel de la religion populaire : plus d'un conglomérat de
cultes dispersés dans des milieux populaires, moins que la structure
supraculturelle d'une religion « naturelle », la religion populaire représente un cadre sociologique et symbolique particulier qui s’approprie,
réinterprète et donc acculture les dogmes, symboles et pratiques des
religions « officielles », de la même manière que celles-ci ont du
s’accommoder de la première pour s’inscrire durablement dans le
temps et les sociétés (comme l’a montré Legoff). Ainsi, s’il y a d’un
côté, constat d’une dynamique intégrative de la religion populaire (qui
puise certains de ses référents cultuels dans les religions « officielles »), il y a, d’un autre côté, cristallisation de formes distinctives
qui singularisent (au moins morphologiquement) la religion populaire.
C'est un double mouvement descendant (des élites vers les masses) et
ascendant (des masses vers les élites) des croyances qui s'observe
alors (Lanternari, 1982 : 124), avec des modes d'adoption, au mieux,
par capillarité, au pire, par injonction politique. La reconnaissance de
ce mouvement permet de dépasser à la fois le [47] misérabilisme
sous-jacent à la catégorie de religion populaire, et l'écueil de son autonomisation conceptuelle (Schmitt, 1976) : si elle et relationnelle, mais
aussi oppositionnelle, elle est aussi inscrite dans une dynamique de
réciprocité, même si les monothéismes ont bénéficié d'une posture
hégémonique qui leur a fait jouer un rôle central dans la configuration
(dominant-dominé) dans laquelle la religion populaire a émergé et
s'est développée. Et la réappropriation des formes populaires par les
grandes religions, pour contrer le mouvement de sécularisation en
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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s'adossant à des « mouvements populaires » (Kepel, 1991 : 107-108),
brouille encore les cartes d’une distinction nette (autre que conceptuelle) entre les structures « populaires » et « officielles » des traditions et oblige à penser la perméabilité constante entre les deux, la
complexité des modes et des contextes d’immixtion de leurs formes
(Lanternari,1982 : 136) et la réversibilité du modèle : comme l’a bien
montré le sociologue Gustav Mensching (1951), une religion « liminaire » (selon sa propre terminologie, i.e., des masses) pouvant au fil
du temps et en fonction des conditions se transformer en une religion
« des élites » et réciproquement : c’est même la modalité d’existence
(fondamentalement ambivalente) des « Églises de multitudes » (i.e.,
les religions universelles) que de mêler les idéaux élitistes à ceux des
« masses » (1951 : 163). Il est regrettable que l’œuvre si peu connue
de Mensching n’ait pas suscité le débat qu’elle renferme de manière
germinale, avec l’œuvre d’un Weber, un peu trop rapidement acceptée
en France. Ou que l’intuition astucieuse d’un Isambert qui évoque
l’existence de « moments populaires » dans l’histoire des religions
n’ait pas été suivie de débats plus intenses. Car ce sont bien les rapports entre le populaire et le savant qui se redessineraient, et, partant,
le modèles de philosophie de l’histoire (téléologique et évolutionniste)
qui sous-tendent l’identification des formes et des fonctions de la religion populaire, lesquels s’inscrivent dans la lignée des grandes philosophies des civilisations (Herder, Vico, etc.), que par ailleurs, dans le
monde anglo-saxon, les chercheurs ont déjà entrepris de contester et
de réviser, au prisme d’une déconstruction de la religion populaire
(Long, 1987). Certains modèles issus des trois grandes matrices théoriques, celle de l’histoire, celle de la sociologie, et celle de
l’anthropologie restent indubitablement à consolider. Mais d’autres,
alternatifs, sont désormais à forger. Si le chemin parcouru est déjà
long, et malgré la suspension partielle des débats scientifiques,
l’horizon semble ouvert et prometteur.
[48]
Conclusion :
la double relocalisation de la religion populaire
C’est un truisme de rappeler que la « religion populaire » est loin
d’être un terme neutre, même si elle en donne l’illusion (Mejido,
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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2002) et, malgré la méfiance permanente qui a entouré le terme
(Isambert, 1977), ces dernières années ont vu une relocalisation de la
religion populaire de son « village prémoderne européen » vers les
grandes cités urbaines du monde entier (Kaufman, 2001 : 225), voire,
comme le suggère David Chidester, sa mondialisation consécutive de
celle des « cultures populaires » (notamment nord-américaine, 2005).
Les enjeux de ce retour sur scène d’un concept négligé se déploient
bien au-delà de la simple réhabilitation du concept, en vertu de la réémergence de ses formes : sans forcer le trait outre mesure, il n’est pas
faux de songer qu’un nouveau chantier épistémologique s’ouvre, impliquant une rectification des théories de la religion – s’agissant de
l’histoire, des dynamiques sociales et des formes culturelles dans lesquelles elle s’inscrit. Le débat avait déjà débuté en histoire, a été poursuivi en sociologie, amorcé en anthropologie, mais dans des directions
qui se recoupent finalement assez peu. Reste à savoir quelle postérité
connaîtra régénérescence du terme.
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[53]
L’actualité d’un archaïsme.
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Première partie
CRÉOLITÉ :
RÉUNION-MAURICE
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[54]
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Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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[55]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Première partie :
Créolité : Réunion-Maurice
“La gestion du mal
dans la religion populaire
en monde créole mauricien.”
Danielle Palmyre
Institut Catholique de l'Ile Maurice
[email protected]
Résumé
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Le Rapport de 1995 sur l'Étude des comportements religieux en
monde populaire créole mauricien soutient que la religion populaire
créole est une religion pessimiste car elle n'accorde pas une place prépondérante à la fête. La religion populaire (RP) est couramment présentée comme une religion de cumul, une religion qui ajoute des recours à sa panoplie déjà existante. Cependant, la notion même de cumul doit être revisitée. Certes il y a cumul, ajout mais il y a surtout
réinterprétation et insertion des nouveaux recours à l'intérieur d'un
système hospitalier et éminemment hiérarchisé. Quels pourraient être
les principes organisateurs d'un tel processus ? Quelles sont les traces
de recomposition des religions ancestrales au contact du catholicisme
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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colonial ou vice-versa ? Si la religion populaire ajoute en réinterprétant et essaie de nouveaux recours, c'est qu'elle repose sur la croyance
qu'il existe une solution à tout mal. Malgré son pessimisme, la religion
populaire n'est pas une religion du désespoir. Elle fait preuve d'inventivité et de créativité, elle ne s'avoue jamais vaincue, elle refuse
l'échec et de ce fait, on peut dire qu'elle est traversée par un courant
d'optimisme et même d'espoir. Ce qui nous conduit encore une fois à
souligner l'ambivalence et la plasticité de la RP : elle est une religion
dont l'axe majeur en monde créole reste l'existence et les manifestations du mal sous toutes ses formes, mais il n'en demeure pas moins
que l'arsenal de la RP vise à combattre ce mal en allant chercher, là où
elle pense le trouver, le recours qui ferait mouche. Le réel alimente
sans cesse cette vision car il surprend par des manifestations inédites
de mal, mais il fournit aussi un arsenal de recours toujours renouvelable. Sa vision cyclique ne promet aucune issue mais permet à ses
pratiquants une certaine gestion du mal et de l'angoisse qu'il suscite.
[56]
Texte
Quoique des recherches se poursuivent actuellement, la dernière
étude sérieuse menée en monde populaire créole à Maurice date de
1995 1. Dans la présentation du Rapport de 1995 sur l’Étude des comportements religieux en monde populaire créole mauricien, quatre notions sont présentes : la religion première ou primordiale, la religion
traditionnelle, la religion populaire, la religion chrétienne. Le Rapport
privilégie la notion de « Religion Populaire » pour définir
l’organisation religieuse présente en monde créole.
Anthropologiquement parlant, il est possible d’admettre que, derrière la diversité des formes, les religions possèdent une forte homogénéité reposant sur un noyau commun de pratiques et de croyances.
Ce noyau commun comporte quatre éléments fondamentaux : 1)
toutes les religions traditionnelles admettent l’existence d’un monde
1
R. ZIMMERMANN (coord.), Mo pa kroir dan sa bann zafer la, me Lemal
ekzis, Étude des comportements religieux en monde populaire créole, Rapport final, Diocèse de Port-Louis, 1995.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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invisible peuplé de divinités : dieux, esprits, ancêtres, âmes ou forces
surnaturelles ; 2) les hommes cherchent à se rendre favorables ces esprits à l’aide de rituels – prières, cérémonies collectives, rites propitiatoires ; 3) la religion impose aux individus des règles de conduite, des
devoirs et interdits qui règlent la vie de la communauté ; 4) des médiateurs du sacré – chamane, prêtre, devin ou maître de cérémonie – sont
chargés de présider aux rituels et de transmettre les connaissances relatives au monde du sacré. Au-delà de leurs différences, les différentes
théories sur le phénomène religieux tels que l’animisme, le totémisme,
le chamanisme seraient bâtis sur cette même architecture commune. 2
Mais il ne s’agit pas ici de « religion première ou primordiale » au
sens où on serait à même d’isoler des formes de religions plus « authentiques », car toutes les religions étudiées ont une histoire et ne
sont pas des « vestiges » de religions primordiales.
Le Rapport écarte la notion de religion chrétienne car la religion
pratiquée en monde populaire créole n’accorde pas une place centrale
à la figure du Christ et n’est pas traversée par la dynamique proprement [57] chrétienne de l’espérance en la vie éternelle. Il ne s’agirait
pas non plus d’une religion traditionnelle, car « la vision y est pessimiste, tandis qu’une religion traditionnelle est basée sur une vision
optimiste d’un monde dont il ne faut pas modifier l’ordre premier. La
fête n’y tient pas sa fonction rénovatrice de l’ordre perdu. Ou alors il
s’agirait de vestiges de religions traditionnelles fortement perturbées,
pour ne pas dire annihilées par l’esclavage. Vestiges de religions multiples dont le panachage rend plus problématique la référence à une
religion traditionnelle unique » 3. Cette affirmation laisse donc entendre que l’optimisme – dont la fête serait une indication forte – caractérise les religions traditionnelles et serait absente de la religion des
Créoles mauriciens.
Le Rapport propose donc de conserver l’appellation classique de
« religion populaire » moyennant certaines précisions. Populaire,
2
3
J-F DORTIER, Le pape et les Pygmées. À la recherche de la religion première, dans Sciences Humaines, L’origine des religions, Grands dossiers
n°5, décembre 2006-janvier-février 2007, URL.
R. ZIMMERMANN (coord.), Mo pa kroir dan sa bann zafer la, op. cit., p.
133-134.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
64
parce que sans référence à une institution hiérarchisée qui aurait ses
clercs. Les personnages consultés (traiteurs, prêtres, pousari) le sont à
cause de leur pouvoir non parce qu’ils ont une autorité institutionnelle. Populaire à cause de la dimension affective qui prédomine dans
les comportements. Populaire parce qu’elle comporte des éléments
primordiaux, traditionnels et catholiques 4. On le voit, le Rapport de
1995 caractérise la religion populaire en monde créole mauricien
comme un panachage d’éléments venant de ces trois sources. En laissant de côté les aspects attribués à une « religion primordiale » et au
catholicisme, notre article se concentrera sur l’évocation d’éléments
traditionnels. Dans l’esprit du Rapport de 1995, les Religions Traditionnelles dont il est question ne peuvent être que les Religions Traditionnelles Africaines et Malgache.
Notre propos est de proposer un regard sur la dynamique propre
des RTA en vue d’éclairer la RP chez les Créoles mauriciens.
[58]
Les Religions Traditionnelles Africaines (RTA)
L’expression « religion traditionnelle » est couramment employée
aujourd’hui aussi bien en anthropologie qu’en missiologie pour désigner les religions dites locales. Différents termes avaient d’abord ont
été appliqués à ces religions 5. Le terme de RTA semble avoir été utilisé pour la première fois lors d’un Colloque organisé à Cotonou, au
Dahomey (Bénin) en 1970 (dont les Actes ont été édités par Présence
4
5
Les choses se compliquent car, dans la théologie catholique, le terme de
« religion populaire » ou de « religiosité populaire » s’applique parfois à ce
que certains ont taxé de « formes déviantes de la religion catholique ». Le
magistère de l’Église a, quant à lui, produit nombre de textes de réflexion
sur la question, en considérant que ces manifestations religieuses étaient des
formes populaires du catholicisme. Or il est clair que ce que le Rapport désigne sous le terme de « religion populaire » n’est pas ce type de démarche
religieuse, et il reconnaît sans ambages que cette religion populaire ne possède pas une dynamique chrétienne, bien qu’elle recycle des éléments issus
du catholicisme.
R. Tabard, Théologie des religions traditionnelles africaines, in RSR, Recherches de science religieuse, 2008, vol. 96, n°3, p. 327.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Africaine en 1972) et c’est seulement en 1994 que l’église catholique
a entériné l’existence de la religion africaine traditionnelle 6. Mulago
(1980) définit les Religions Traditionnelles Africaines comme un
« ensemble culturel des idées, sentiments et rites basé sur : la croyance à
deux mondes, visible et invisible ; la croyance au caractère communautaire et hiérarchique de ces deux mondes ; l’interaction entre les deux
mondes ; la transcendance du monde invisible n’entravant pas son immanence ; la croyance en un Être Suprême, Créateur, Père de tout ce qui
existe » 7.
Cette reconnaissance tardive s’explique par deux grands facteurs.
D’une part, l’approche habituelle des missionnaires consistait à parler
de la foi dans leur langue à eux. Ils ne recherchaient pas d’abord les
mots et expressions qui auraient pu permettre aux peuples évangélisés
de saisir les réalités du salut dans leur propre conception du monde et
dans leur propre langue. D’autre part, la théologie catholique du salut
n’était pas suffisamment avancée ni hospitalière vis-à-vis des religions
instituées et elle considérait avec beaucoup de suspicion les religions
africaines ou asiatiques. Au mieux, elle les ignoraient, au pire, elle les
traitaient de manifestations diaboliques.
Or la religion est au cœur de la vie africaine et malgache. Elle contrôle en grande partie les systèmes sociaux, constitue la source principale de la puissance, et règle les affaires relatives à la terre et au
temps, deux facteurs dont dépendent la plupart des Africains pour
survivre 8. En [59] monde catholique, le Synode africain de 1995 officialisait la nécessité de faire des recherches sérieuses sur la spiritualité
africaine. À l’ouverture du Synode, le Cardinal Thiandoum affirmait :
« La religion traditionnelle mérite d’être considérée comme un parte-
6
7
8
A. T. SANON, Religion traditionnelle et foi chrétienne, dans Paroles
d’Afrique, 1999, p. 23-38. Entretien avec Mgr A.T. SANON par Irène
TAPSOBA, 12 novembre 2008, URL.
G. C. MULAGO, La religion traditionnelle des bantu et leur vision du
monde, 2e éd., Kinshasa, FTC,, 1980, p 12.
Karl GREBE et Wilfred FON, La religion traditionnelle africaine et la cure
d’âme chrétienne, Bamenda – Nkwen, Cameroun, 1997, p. 7.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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naire nécessaire dans le dialogue, comme toute autre religion mondiale organisée » 9.
Les religions traditionnelles africaines tournent autour de la puissance du monde invisible présent dans ce monde-ci et qui se manifeste
dans tout ce qui arrive et surtout par les événements inhabituels et perturbateurs. Il n’y a pas de frontière réelle ni de ligne de démarcation
claire entre le monde visible et le monde invisible, entre l’inanimé et
l’animé, entre les vivants et les morts. Tout possède un certain degré
de force de vie. Dans cette conception, les esprits tutélaires sont légion et affectent directement la vie des humains. Ce sont eux qui disposent de richesses qu’ils peuvent octroyer, parfois en échange
d’offrandes et même de vies humaines. Dieu est lointain et il ne faut
pas le déranger pour régler les problèmes de la vie quotidienne. Pour
cela, il vaut mieux s’adresser à des esprits intermédiaires ou aux humains qui ont reçu un pouvoir spécial. La réconciliation ou
l’apaisement s’obtient au moyen de rituels et de sacrifices appropriés.
Les ancêtres sont libérés des luttes de la vie physique et n’ont pour
unique occupation que d’exercer un contrôle et garder sur la bonne
voie les familles élargies qu’ils ont fondées, en veillant à ce que
celles-ci honorent les traditions de la culture et observent l’ensemble
des stipulations et des règlements qu’ils avaient établis pour elles de
leur vivant. Ils sont en contact permanent avec les vivants et se manifestent à travers les rêves, par exemple. Les ancêtres sont les fondateurs et les références des familles élargies auxquelles tout Africain a
un sens aigu d’appartenance. Dans cette conception hautement hiérarchisée, c’est l’ancêtre qui désigne son successeur chargé de maintenir
le lien entre lui et la famille sur terre au moyen de rituels et de sacrifices, et de promouvoir la puissance sociale de sa famille en augmentant ses membres et en favorisant son unité.
Une telle pression exercée sur les individus au sein de la famille
rend difficile si ce n’est impossible la gestion des tensions inévitables
entre membres. Entre la nécessaire loyauté vis-à-vis des ancêtres qui
doit se manifester par une loyauté et un soutien aux membres de sa
fratrie et les difficultés relationnelles entre ces mêmes membres, le
grand écart est difficile. C’est dans cette tension que la méfiance
9
Cité par R. De LUNEAU, « Le Synode africain et la religion traditionnelle
africaine », 1997, p. 152.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
67
prend le relais, chacun [60] soupçonnant les autres membres de lui
faire du mal en secret par le moyen de la sorcellerie. Ce type
d’organisation religieuse permet une certaine gestion des conflits inhérents à la vie familiale et sociale, sans toutefois les résoudre sur le
fond. Au contraire, elle entretient la peur, la méfiance, la jalousie et la
guerre des puissances qui peut conduire jusqu’à provoquer la mort de
l’autre. Le mal omniprésent ne trouve pas d’issue réelle.
La religion malgache
La croyance traditionnelle malgache évoque un Dieu unique, créateur de l’univers et appelé Zanahary, cependant les malgaches se
tournent de préférence vers les ancêtres divinisés qui sont les défenseurs de la vie sur terre. Ils veillent ainsi sur les vivants, mission confiée par le créateur tout puissant. La puissance des interdits ou fady est
entière encore de nos jours et rythme la vie du peuple malgache. Enfreindre les fady implique un châtiment, tout comme le viol d’un
usage.
Les relations entre les hommes et le Dieu créateur sont régies par
l’intermédiaire des âmes appelées Fanahy et des ancêtres Razana. Les
vivants restent en relation étroite toute leur vie avec les défunts et
chaque événement de la vie conduit à une célébration des ancêtres,
garants de l’ordre sur terre : construction d’une maison ou d’une pirogue, mariage, récolte ou autre manifestation importante. Tout manquement à ce culte conduit à la maladie, aux accidents et aux catastrophes. Prières et offrandes sous forme du sacrifice d’un animal sont
pratiquées lors de cérémonies spectaculaires le plus souvent. La mort
pour tout malgache marque le passage du monde des vivants au
monde des ancêtres.
Le culte des ancêtres est une célébration de la « science de la vie »,
car les défunts sont porteurs de pouvoir et sont défenseurs de la vie
matérielle autant que spirituelle sur terre. Chaque ancêtre garde son
individualité et ses attaches familiales. Son pouvoir est révélé à travers des « ordres sacrés » qui dictent l'organisation politique, culturelle, médicale de la famille ou de la communauté. La croyance consi-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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dère que certains sinistres comme les accidents, les maladies sont les
conséquences d'un manquement au culte des ancêtres.
La mort
Les tombeaux sont des lieux sacrés puisqu’ils sont la demeure des
ancêtres. Dans tous les cas, la mort d’un parent ou d’un proche est
l’occasion de fêtes et de dépenses extraordinaires. Les funérailles sont
toujours [61] synonymes de réjouissances, de danses et de chants et
bien souvent les tombeaux des morts sont plus grands que ne le sont
les demeures des vivants. Le Famadihana ou le retournement des
morts est plus exactement une promenade des morts. L’origine de
cette coutume est en fait la mort d’une personne survenue loin de sa
région d’origine qui nécessite le rapatriement de sa dépouille dans le
caveau familial afin que cette personne repose auprès des siens. La
deuxième occasion de pratiquer le famadihana est en fait une manière
d’honorer les ancêtres et de les empêcher d’avoir froid en leur procurant un nouveau linceul appelé lamba mena. Cette cérémonie très
gaie, qui a lieu plusieurs années après le décès, nécessite l’exhumation
du corps, porté par les hommes, eux mêmes entourés d’autres
hommes, femmes et enfants qui forment une véritable procession en
chantant au rythme des instruments de musique.
Il y a plusieurs personnages importants dans la religion malgache.
Le mpanandro, véritable devin et personnage très respecté, fait office
d’astrologue dans les villages de Madagascar. Il est consulté à chaque
événement important de la vie : famadihana, mariage, voyages, circoncision, etc. Comme les plantes jouent un rôle primordial dans la
vie de tout malgache depuis de nombreuses générations, la personne
qui les connaît est considérée comme savante. Elle inspire alors le
respect et suscite l’admiration de tous les villageois qui la consultent
régulièrement. C’est le cas de quelques hommes qui sont dès lors considérés comme sorciers car possédant des pouvoirs de guérison immenses. On les nomme ombiasy qui signifie personnes aux grandes
vertus. Cette faculté de guérir est considérée comme un pouvoir surnaturel et la population pense que ce pouvoir leur est donné par les
ancêtres désireux de guérir leurs descendants, donc de les protéger.
Les ombiasy ont donc un rôle primordial tant sur le plan médical, cul-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
69
turel, social que politique. Ils sont opposés aux mpamosavy, qui pratiquent la magie noire, possèdent des pouvoirs leur permettant de jeter
des sorts et sont craints la plupart du temps par les malgaches.
L’anthropologie malgache
Le Malgache pense que l’homme est ambivalent et qu’il a un côté
positif et un côté négatif. Il ne peut se réaliser que dans un cadre
communautaire. C’est là qu’il trouve son bonheur, c’est là qu’il trouve
son accomplissement. Situés dans ces différents groupes, participant à
la vie cultuelle et culturelle de la communauté, les individus se sentent
aimés, respectés et reconnus. Reconnaissance et appréciation, qui
n’excluent pas la [62] hiérarchie sociale, mais que soude le fihavanana dans une double dynamique, verticale et horizontale.
Le Malgache conçoit le monde comme un ordre, un arrangement,
une situation. Dans cet ordre cosmique, chaque être est ordonné à une
place. Zanahary est principe de vie. Il ordonne, dispose, préside la
destinée humaine. C’est de Zanahary que vient la vie et c’est dans
cette ligne qu’il faut comprendre la « communion – fihavanana » des
Malgaches avec l’Etre suprême, les ancêtres et le cosmos. Il ne s’agit
pas d’union de volontés, mais d’union vitale. La régularité des rites, le
respect du « permis et du défendu – fady », la soumission aux
« mœurs et coutumes – fomba », garantissent cette union. Mais
l’élément « vie/flux vital » est aussi objet de l’existence terrestre et
situe l’individu dans la communauté. En respectant sa place, son destin, l’homme honore l’« Etre suprême – Zanahary » et rend hommage
aux « ancêtres – razana ». Il y a « communion – fihavanana ».
En clair, au cœur du fihavanana se situe la « vie/flux vital – aina »
qui, par analogie, est une notion extensible. Elle s’étale à deux niveaux. Le niveau vertical qui démontre les relations de l’individu avec
Zanahary et les razana. C’est la vie cultuelle. Le niveau horizontal où
se tissent des liens d’amitié, de cordialité, d’entraide, car nul ne peut
se suffire. C’est la vie affective, sociale, économique, culturelle. Entretenir la vie dans ses multiples aspects est donc le bien suprême. Et
pour servir la vie, le Malgache se sert du fihavanana. Porter atteinte
au fihavanana, c’est endommager la vie et vice-versa. Les germes de
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
70
conflit dans la société et la religion traditionnelle malgache trouvent
leur point d’ancrage, en premier lieu, dans le cœur et la nature de
l’homme. En second lieu, de ce que l’individu se situe mal ou est mal
situé dans le courant de vie, au sens propre comme au figuré.
À l’intérieur de la communauté peuvent s’infiltrer des notes discordantes car la nature humaine est bipolaire : ni sèche ni mouillée, ni
vraiment bonne, ni tout à fait mauvaise. En conséquence, l’homme
erre de-ci de là et se trompe facilement. C’est que l’être humain possède un cœur de résine, plus enclin vers le mal que vers le bien. Et ce
mal porte le nom d’égoïsme, d’individualisme, d’autoritarisme, de
suspicion et d’insoumission aux normes coutumières. L’ensemble nuit
au fihavanana.
La religion et la culture malgaches traitent de manière complexe la
tension entre cette dimension communautaire et l’individualisme. Les
discours d’usage, à l’occasion des réunions familiales et des rencontres sociales ou cultuelles, marquent généralement les temps forts,
où le moi est [63] honoré. Il est important pour un Malgache d’être vu
et considéré. Ne pas l’identifier, c’est lui faire outrage. Ce tempérament enclin à être considéré supporte difficilement les critiques, la
franchise un peu rude. Il faut user des circonlocutions pour éviter de
choquer et conserver le fihavanana. Poussé à l’extrême, ce souci
d’identification accentue chez certaines personnes une attitude de domination, un complexe de supériorité, provoquant un sentiment de
frustration chez les petits, les faibles, les sans défense.
Sur un tout autre registre, les tensions et les mésententes dérivent
de ce que le Malgache supporte mal le beau, le bien ostentatoires chez
l’autre. La singularité est rejetée. Chaque individu est unique en son
genre. Mais il se différencie de l’autre par son avoir, son savoir, ses
talents, ses qualités morales et sociales. La découverte de cette différence peut cependant être douloureuse pour certains. Ou bien, on
s’efforcera d’imiter la personne désirée, convoitée ; ou bien, faute de
moyens, on la violentera par toutes sortes de tracasseries. La convoitise peut éveiller la jalousie et susciter la haine.
La violence que subit, en effet, un individu dans un groupe n’est
pas l’effet d’un pur hasard. Elle manifeste non seulement l’arrogance
des pulsions du cœur, mais aussi le rôle joué par les « mauvais génies », qui sont toujours là et qui ne cessent de troubler la tranquillité
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
71
de l’âme. Dès lors, qu’une personne attire l’attention sur elle par sa
beauté, par sa réussite ; ou qu’une famille émerge du groupe par sa
richesse, cela suffit à déclencher des jalousies. Et comme le fihavanana, dans une certaine mesure, nivelle les individus, le Malgache est
assez réticent que quelqu’un se singularise. Tout sera mis en œuvre
pour rendre impossible la vie de l’individu ou du groupe ciblé. Cela
va du harcèlement psychologique (fausse rumeur, malversation, diffamation…) jusqu’à l’élimination physique. Le recours aux pratiques
telles que les philtres d’amour, l’envoûtement, l’ensorcellement,
l’empoisonnement, figure parmi les ingrédients utilisés par les malintentionnés.
Il en est de même lorsque des raisons transbiologiques s’immiscent
dans des réalités purement humaines. Quand une maladie perdure et
que le patient devient réfractaire aux soins qui lui sont administrés,
son entourage commence à soupçonner d’autres raisons du mal. En
tout premier lieu, la famille pense à l’agression d’un tiers. Ce tiers
pourrait être un « sorcier – mpamosavy », ou bien « l’esprit d’un ancêtre » négligé ou courroucé par suite d’un manquement à la coutume,
ou tout simplement une vengeance [64] humaine (jalousie, méchanceté 10) qui opère par le biais d’un ensorceleur, par le truchement d’un
esprit. Le sentiment de suspicion détériore alors le fihavanana. Car du
moment où un tel est soupçonné d’être à l’origine de la maladie, la
personne incriminée sera l’objet de suspicion de toute la famille 11. La
maladie peut aussi être interprétée simultanément comme le signe et la
conséquence d’une faute. Une punition, un châtiment dû à une transgression morale ou religieuse. Le mal corporel n’est pas considéré
comme un fait isolé, statique, mais une réalité complexe et dynamique
qui a de nombreuses connexions et ramifications, sociales ou individuelles.
10
11
M. RAKOTOMALALA, « A la redécouverte de quelques éléments de la sorcellerie en Imerina (Madagascar)». TALOHA, numéro 14-15, 28 septembre
2005, URL.
J. M. RASOLONJATOVO, Les germes de conflit dans la religion traditionnelle
malgache, Institut Catholique de Madagascar, Ambatoroka – Antananarivo
dans URL.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
72
L’ambiguïté morale
et ambivalence des figures
Une des caractéristiques communes des Religions Traditionnelles
Africaine et Malgache est une ambigüité morale constitutive qui est
couplée à une ambivalence des figures humaines, surnaturelles et qui
s’applique même à Dieu. La RTA reconnaît que le mal est mal et qu’il
faut le combattre parce qu’il est source de désordre. Les forces occultes semblent ainsi clairement situées. Mais en même temps, « un
autre principe général veut que ces forces puissent être canalisées et
utilisées à des fins constructives. Le nganga est le prototype de cette
ambiguïté. Il (ou elle) ne peut guérir que parce qu’il (ou elle) a développé la sorcellerie dans son ventre à un degré exorbitant. C’est donc
une figure hautement ambivalente – capable de faire du bien, mais
toujours suspecte. De même, la sorcellerie, la force même du mal, est
censée être indispensable à l’accumulation de tout pouvoir et de toute
richesse » 12.
En quoi ces réflexions sur les RTAM peuvent-elles éclairer la situation mauricienne ? L’Étude de 1995 a clairement démontré que la
croyance en l’existence et en la puissance du Mal est au cœur de la RP
en monde créole mauricien. Nous nous souvenons du titre de l’Étude
de 1995 qui relayait une phrase dite par un des interviewés de
1975 13 : « Mo pa krwar [65] dan sa bann zaferla, me Lemal ekzis »
(je ne crois pas à ces choses, mais le Mal existe.)
Dans le cadre de notre recherche, nous avions démontré comment
la RP en monde créole mauricien se fonde sur cette perception que le
mal est l’axe de la vie humaine et cosmique 14. Le mal se présente, la
plupart du temps, sous la forme de la « méchanceté ». Cette notion
récurrente est très révélatrice de l’impact social et relationnel du Mal
12
13
14
P. GESCHIERE, « Sorcellerie et modernité : retour sur une étrange complicité », dans Politique africaine, n°79, octobre 2000, p. 28.
M. ADOLPHE (coord.), Rapport de l’enquête réalisée dans le milieu créole
populaire catholique, Commission Catéchèse de l’île Maurice, 1975.
D. PALMYRE, Culture créole et foi chrétienne, Ed. Marye Pike Lumen Vitae,
Bruxelles, 2007, p. 85-110.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
73
sur ce monde. Le mal n’est pas une force abstraite ou une figure impersonnelle. Il prend forme et figure à travers les événements douloureux de la vie, les échecs, la maladie et la mort. Ses manifestations
déclenchent toute une dynamique d’interprétation qui s’appuie essentiellement sur la recherche du coupable, c’est-à-dire de l’autre, conçu
comme responsable de votre mal-être, manipulateur des forces occultes et jeteur de sort. Une fois identifié, l’autre mal-faisant est dénoncé par le treter ou longanis (sorcier mauricien) et ensuite le traitement approprié sera appliqué : on pratiquera un « système », des rituels dans lesquels les sacrifices de sang (essentiellement de poules et
coqs) joueront un rôle important. Ce système permet non seulement
d’assurer la protection de la victime de la méchanceté, mais aussi de
renvoyer le mal à l’envoyeur.
L’hypothèse émise par Geschiere selon laquelle la sorcellerie serait
à envisager dans ses relations étroites avec la parenté 15 est intéressante dans la mesure où, la plupart du temps, la personne identifiée
comme la source de vos malheurs est un proche, jaloux de votre succès et de votre bonheur. Ce qui ne peut engendrer, à son tour, que méfiance et problèmes relationnels, rendant la vie familiale ou avec le
voisinage extrêmement tendue et conflictuelle. Ainsi, au lieu de réguler les conflits sociaux qui immanquablement surgissent, la RP en
monde créole mauricien, pervertit encore davantage les liens sociaux
et brouille les pistes de la responsabilité et de l’éthique. Car n’importe
qui peut-être désigné coupable sans que le mal puisse être reconnu
comme relevant aussi parfois de la responsabilité personnelle de
l’individu.
15
P. GESCHIERE, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres,
Paris, Karthala, 1995, ainsi que sa contribution au dossier « Pouvoirs sorciers », Politique africaine, n°79, oct. 2000.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
74
[66]
Les notions de pese et de triangaz
Cette ambivalence se traduit aussi sur le plan éthique à travers les
notions de pese et de triangaz. La religion populaire ne se prononce
pas réellement sur la posture à adopter ni ne définit clairement la direction à prendre. Une des traces de cette suspension éthique peut se
lire en filigrane dans la construction complexe des rapports avec
l’autre et dans la compréhension créole de l’innocence et de la nonresponsabilité. Une brève analyse d’une phrase souvent entendue en
monde créole mauricien nous permettra de nous en faire une idée plus
précise. Quand quelqu’un a des problèmes ou des difficultés continues, on dit à son encontre : « Li pey so pese » (il paie pour ses péchés). À première vue, le mal qui l’affecte semble devoir être lu sur le
registre éthique. Le péché semble désigner le mal commis par l’autre
et dont les conséquences néfastes doivent être « expiées ». Il a mal agi
et il est puni en conséquence. Par qui ? par Dieu ? par le système ? On
ne le sait pas.
Ce qui est étrange, c’est que l’on dit rarement : « je paie pour mes
péchés ». Comment interpréter cette distinction ? Le mal que je subis
est toujours interprété non comme la conséquence de mes actions mais
comme étant envoyé par quelqu’un de l’extérieur ; il est perçu comme
ne relevant pas de ma liberté propre. Si mon désir d’être heureux est
contrarié et menacé, il l’est de l’extérieur, du fait de forces mystérieuses qui traversent le cosmos, d’esprits manipulés par des humains,
éventuellement du Malin. Ce mal qui n’est pas situé dans le champ
éthique ne réclame pas, non plus, de solution éthique mais symbolique. D’où le recours aux « systèmes » des traiteurs qui ne sont évalués qu’en fonction de leur efficacité « professionnelle » située exclusivement sur le plan symbolique.
Comment comprendre alors cette notion de « péché », évoquée
dans la première formule ? Dans cette formule « li pey so pese », le
mot « péché » ne doit pas être considéré selon sa signification en théologie judéo-chrétienne (celle-ci n’a probablement fourni que le vocabulaire). Ne donne-t-il pas davantage à penser à un règlement quasi-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
75
automatique qui s’impose plutôt à la liberté et qui se fera contre son
gré (punition pour cause de manquement à l’harmonie cosmique)? Le
Créole ne serait-il pas davantage victime qu’acteur, victime du cosmos et victime des autres ? [67] Tout vient finalement toujours de
l’Autre, autant le mal souffert que le mal à commettre pour se protéger. Je suis victime de l’autre et non coupable 16.
Dieu n’est pas mieux loti dans ce système. Si la formule « je paie
pour mes péchés » n’est pas courante, celle qui consiste à s’interroger
devant le malheur prend souvent la forme de : « Ki mo finn fer Bondie ? » (qu’ai-je fait au Bon Dieu ?). Ici encore la question est rhétorique car la réponse la plus vraisemblable est : « narien » (rien). Bondie en monde créole n’est pas un Dieu personnel mais un être ou une
force abstraite et lointaine qui véhicule la même ambivalence. Si la
question est posée, c’est que Dieu peut punir. Dieu peut prend la
forme de l’arbitraire, si ce n’est du destin qui frappe aveuglément,
sans raison.
Se positionner comme victime de l’autre ou de l’Autre justifie des
comportements éthiques assez particuliers et qui se trouvent résumés
par la notion de triangaz dans l’anthropologie créole. Ce sont des
comportements qui conduisent à ruser et à développer des attitudes
d’évitement. 17 Trianger est perçu comme une forme d’intelligence et
de savoir-faire où la ruse est récompensée et louée. Le marronnage a
conduit l’esclave en fuite à modifier sa forme et à leurrer ses adversaires. Le travestissement est alors une vertu. Dans cette redéfinition
de soi où il s’agit de se « tracer » une nouvelle voie, la question
éthique ne semble pas pertinente. Il faudrait étudier plus avant la manière dont le système esclavagiste brouille les repères éthiques dans le
cadre de la société de plantation. En effet, la frontière entre bien et
mal n’est pas claire. Ce qui est prôné comme bien pour certains dés-
16
17
En créole mauricien, diverses expressions expriment ce sentiment de travestissement de la culpabilité: foupamaliste, badine, zan fout, kouyone, met dan
siro, met dan serk, pas diber, sape, tiktike, triange, defalke, trase, fer
marday.
D. PALMYRE, Culture créole et foi chrétienne, op. cit., p. 182-183.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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humanise d’autres. Ce qui a force de loi ne coïncide pas avec ce qui
est moral 18.
Ambivalence et recomposition du système
La Religion Populaire en monde créole mauricien est un système
qui n’aboutit pas à l’ancestralisation et qui laisse les morts en suspens,
chose extrêmement dangereuse car les morts qui ne sont pas situés
dans la hiérarchie ancestrale ne peuvent être que source de mal et de
désordre pour les [68] vivants. L’ambivalence des morts qui ne deviennent pas ancêtres n’est qu’une des ambivalences de la RP en
monde créole. La figure de l’autre en général est frappé de cette ambivalence. Qu’il soit colon (tout à la fois représentation de la Loi et
incarnation du Mal), qu’il soit esclave, (compagnon d’infortune en
même temps que rival), qu’il soit Dieu (Créateur et Bon et punisseur
au comportement arbitraire), toutes les figures de l’autre sont frappées
d’ambivalence, et dans cette ambivalence le négatif semble souvent
l’emporter sur le positif en monde créole.
En ce qu’il s’agit de la fête, retenue comme indice d’optimisme, il
est clair que l’Étude de 1995 n’a pas recueilli suffisamment d’indices
sur ce thème parce qu’il n’en a pas fait un de ses points d’observation.
Et cela, en raison même de sa méthodologie qui s’intéressait davantage aux moments de passage tels que la naissance, la maladie, la
mort. Or la fête n’est pas un temps précis ; elle accompagne divers
moments de la vie sans se confondre avec eux. Le Rapport le reconnaît quand il précise que le thème de la fête se retrouve disséminé
dans l’ensemble du corpus 19. La fête est mentionnée de manière
transversale tout au long des témoignages recueillis. La récolte est
maigre et ne présente que peu d’intérêt pour la recherche.
Si le Rapport de 1995 ne permet pas de se prononcer sur le sens de
la fête en monde créole, il ne permet pas non plus de conclure que
celle-ci est absente de la religion populaire ni que la religion populaire
18
19
P. CHANSON, « Péché et innocence en culture créole », dans Bulletin du
Centre Protestant d’Études, Genève, 2002.
R. ZIMMERMANN (coord.), Mo pa kroir dan sa bann zafer la, op. cit., p.
30.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
77
créole se distinguerait des RTA (et malgache) par son pessimisme.
Notre propre recherche ne nous permet pas d’adhérer à cette déclaration. Nous avons, au contraire, suffisamment d’indices qui démontrent
que les RTA (et malgache) véhiculent elles aussi une vision ambivalente du monde et de la vie humaine, soumise aux caprices du destin
manipulé par des forces occultes. Le Mal y est très présent.
Dès lors, il ne nous paraît pas étrange que la RP mauricienne porte
en elle des vestiges de cette anthropothéologie du mal, ni même
qu’elle l’ait renforcée, au double contact du système esclavagiste et de
la religion catholique. En effet, avec Desquiron, nous pouvons nous
demander si le christianisme imposé en régime esclavagiste n’a pas pu
apparaître, aux yeux des esclaves imbus de leurs représentations,
comme un réservoir de puissance concurrençant la force des esprits
des RT. En utilisant leur cadre de références symboliques issu des
RTAM, les esclaves ont-ils interprété l’ordre esclavagiste des Blancs
comme relevant non seulement d’un système de [69] puissances mais
même de la sorcellerie 20 ? Cela n’est pas à exclure à priori, car le système esclavagiste est l’ambivalence même. Il christianise celui qu’il
détruit. Il fait entrer celui qu’il asservit dans une religion qui se définit
par l’amour. Comment le Mal de l’esclavage pouvait-il trouver place
dans le système religieux des esclaves et comment y ont-ils fait face ?
Qui avait manipulé les forces occultes pour faire tomber sur eux un tel
malheur ? Fallait-il combattre cette sorcellerie avec les mêmes
armes ?
Poser ainsi la question de l’émergence de la RP en monde créole
mauricien, c’est accepter dans une certaine mesure l’interprétation de
Chanson selon laquelle la religion populaire en monde créole serait
une « religion du cumul » 21. Cette formule intéressante conçoit la religion populaire (RP) comme un système traditionnel qui, sous la
pression du contexte esclavagiste, permet l’ajout de recours à sa panoplie déjà existante. Il y a cumul. Mais il y a plus que le cumul. Il y a
20
21
L. DESQUIRON, Racines du vaudou, Port-au-Prince, Deschamps, 1990, p.
134.
Expression de C. BOUGEROL reprise par P. CHANSON, « Croyances magiques et résonances théologiques aux Antilles-Guyane », dans Altérité religieuse : un défi pour la mission chrétienne, XVIIe-XXe siècles, Actes du
Colloque AFOM-CREDIC (29 août-2 septembre 1999, Torre Pellice), Paris,
Karthala, 2001, p. 215.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
78
eu une réorganisation du système religieux permettant de conserver
les axes de la religion traditionnelle tout en intégrant de nouveaux
éléments.
L’efficacité des recours a certainement été testée par les ancêtres
dans les temps reculés et certains de ces recours pouvant être adaptés
au nouveau contexte colonial ont continué à être utilisés. Mais
d’autres étaient impossibles à mettre en place sous la contrainte environnementale servile et il était devenu urgent de créer d’autres activités symboliques pour pallier le manque de recours traditionnels. C’est
ainsi que le système créole accepte de nombreux éléments d’origines
diverses sans qu’il y ait conflit entre eux. Le système, ambivalent en
son fond, soutient et supporte de nouveaux éléments qui ajoutent encore à cette ambivalence sans menacer le système tout entier ; celui-ci
se renforce au contraire par son ambivalence même. C’est dire que
l’ambivalence qui est la réponse du système à la menace du Mal entretient ce même système et lui permet aussi de traverser le temps et de
s’adapter, même à la modernité.
On peut penser que, sous l’effet du cadre colonial et esclavagiste,
des déplacements se sont opérés dans les schèmes de représentation
des esclaves qui ont favorisé l’émergence de ces nouvelles formes religieuses. La contrainte que faisait peser le nouveau contexte sur les
croyances anciennes a transformé certains éléments traditionnels de la
religion des ancêtres. Il se [70] peut aussi que les esclaves présents
n’étaient pas eux-mêmes des chefs de clan, dépositaires des savoirs
nécessaires, mais qu’ils avaient néanmoins pu recueillir en partie des
connaissances (par exemple d’herboristerie) et que la créolisation a
permis l’adaptation de ces connaissances traditionnelles à un nouveau
milieu. La dynamique de fond est restée plus ou moins la même, mais
les expressions de la religion ont pris d’autres formes et d’autres couleurs.
Un travail de mise en équivalence d’éléments de divers systèmes
religieux a été l’un des moments de cette tâche de réorganisation. La
RP est le témoin vivant de la grande créativité religieuse des esclaves,
qui ont puisé dans leurs croyances et pratiques ancestrales pour façonner une religion mieux adaptée à leur nouvel être et à leur nouvel environnement : être et environnement créoles. L’ancestralisation a été
rendue impossible pour des raisons qui restent encore à préciser mais,
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
79
malgré cette perte fondamentale liée à celle de la terre, l’ambivalence
du système a permis à ses héritiers de survivre.
Si la religion populaire en monde créole mauricien ajoute en réinterprétant et essaie de nouveaux recours, c’est qu’elle repose sur la
croyance qu’il existe un soulagement face à toute perturbation engendrée par le Mal. Malgré son réalisme en ce qui concerne le mal, la religion populaire n’est pas une religion du désespoir. Elle fait preuve
d’inventivité et de créativité. Elle ne s’avoue jamais vaincue, elle refuse l’échec et, de ce fait, on peut dire qu’elle est traversée par un courant d’optimisme et même d’espoir. Ce qui nous conduit encore une
fois à souligner l’ambivalence et la plasticité de la RP : elle est une
religion dont l’axe majeur en monde créole reste l’existence et les
manifestations du mal sous toutes ses formes de « méchanceté », mais
il n’en demeure pas moins que l’arsenal de la RP vise à combattre ce
mal en allant chercher, là où elle pense le trouver, le recours approprié. Le réel alimente sans cesse cette vision car il surprend par des
manifestations inédites de mal, mais il fournit aussi un arsenal de recours toujours renouvelable qui puise dans la manipulation du mal luimême. Sa vision cyclique permet à ses pratiquants une certaine gestion du Mal et de l’angoisse qu’il suscite, sans pour autant offrir une
issue durable.
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80
[71]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Première partie :
Créolité : Réunion-Maurice
“Le servis zanset :
de la quête de spécificité
à l'universalité.”
Yu-Sion Live
Université de La Réunion, CIRCI
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
À La Réunion, le servis zanset est une cérémonie dédiée en hommage aux esprits des Ancêtres et de la Nature, pratiquée par des Réunionnais Kaf (Cafres) identifiés comme des Afro-malgaches. Le culte
est une pratique réunionnaise dans laquelle des éléments malgaches,
africains, tamouls, voire musulmans et chrétiens sont agrégés, et qui,
au fil des années, sont sans cesse réinterprétés, reformulés, reconstruits. Il est marqué par des séances de purification, de sacrifices
d'animaux, d'offrandes de nourriture, de transes de possession, et jalonné de danses et de chants rituels et profanes, etc. Il se déroule en
période de pleine lune, moment de plénitude ou de pureté, et symbole
de cohésion sociale. Son objet est de permettre à des membres d'un
clan familial de témoigner reconnaissance et gratitude à leurs Ancêtres pour les vœux réalisés, et de recevoir leur protection. Depuis
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
81
près de deux décennies, le rituel connaît un renouveau qui se traduit
par une dynamique d'innovation continuelle, se prête à une quête identitaire pour les Réunionnais se disant d'origine « malgache ou africaine », et par conséquent, s'illustre dans un processus d'élaboration
de la culture créole. Notre propos s'inscrit dans une démarche ethnographique de l'itinéraire de certains officiants, pratiquants ou néopratiquants qui retournent aux sources, à Madagascar, en quête de savoirs ou de nouveaux savoirs, de spécificité ou d'authenticité dans la
pratique dont l'un des principaux objectifs est de l'enrichir, afin de se
différencier des autres cérémonies. Nous nous attarderons également
sur des éléments de culte (objets, chants, substance matérielle…)
identifiés proprement comme malgaches, africains ou réunionnais
mais qui s'avèrent être universels.
[72]
Texte
La présente contribution s'inscrit dans la problématique du cheminement des pratiquants et officiants réunionnais dans leur quête identitaire, à travers des rites d'invocation des Ancêtres observés dans le
groupe Cafre. Elle décrit le « pèlerinage » des Réunionnais à Madagascar, pèlerinage dont le but est d'essayer de recueillir des éléments
des rituels malgaches pour s'en inspirer et pour les intégrer éventuellement dans leurs pratiques, une fois de retour à La Réunion. Le
voyage « initiatique » dans la Grande Ile s'accomplit comme un retour
aux sources religieuses, perçues comme authentiques et singulières. Il
est censé être un moment de retrouvailles avec une origine perdue,
Madagascar étant supposé être le pays des Ancêtres. Cependant, ce
que les Réunionnais croient être propre à Madagascar s'applique, en
réalité, à d'autres religions dans le monde telles que le vaudou, le candomblé afro-brésilien, la santeria, ou le chamanisme, etc. Le caractère
universel des éléments de culte présents dans les religions populaires à
Madagascar résulte de la diversité de la culture malgache. A partir des
traits communs à ces rites, nous mettrons en parallèle leurs différences
et leurs similitudes d'une aire culturelle à l'autre.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Le cheminement spirituel des Réunionnais
dans l’ancestralité malgache
Depuis le début des années 1990, des pratiquants et des officiants
réunionnais tentent de retrouver les « racines » culturelles malgaches
dans leur rite d'invocation des Ancêtres, connu sous plusieurs appellations : servis kabaré, servis malgas, servis cafre, et que nous désignons, pour le moment, par le terme général de servis. Selon les témoignages de certains vieux pratiquants, la mise en place, en 1988, du
Revenu d'Insertion Minimum à La Réunion a engendré une rentrée
financière régulière dans les foyers, dont une partie fut consacrée à
l'organisation des servis. La politique de Décentralisation, instaurée à
partir de 1982, qui a donné compétence aux instances régionales pour
promouvoir le patrimoine local a par ailleurs permis à un certain
nombre d'associations culturelles d'obtenir des subsides pour valoriser
l'identité régionale. Cette évolution institutionnelle va offrir aux Réunionnais des possibilités de séjour dans les lieux consacrés de Madagascar.
Deux observations de terrain, l'une à Madagascar et l'autre à La
Réunion, vont illustrer cette quête spirituelle des Réunionnais.
[73
La première observation se déroule à La Réunion, en 2000. Un
agent administratif, que je connaissais de vue, m'a glissé dans la main
un carton d'invitation au cours d'un servis. L'invitation annonçait la
tenue d'une cérémonie le mois suivant, avec la date, l'adresse et le
nom de la famille organisatrice. Au jour convenu, je me rends tôt le
matin à l'endroit indiqué. Une fois sur place, j'ai découvert que l'agent
administratif était, en réalité, l'un des officiants organisateurs, pour la
deuxième année, de la cérémonie. Tout au long de la matinée, durant
la première phase du rituel, j'ai observé quelques difficultés dans les
faits et gestes. À titre d'exemple, au début de la cérémonie, les participants qui aidaient la famille organisatrice avaient du mal à maîtriser le
bœuf à sacrifier, surtout à le faire tomber à terre. L'animal résistait
farouchement aux mouvements de bras des hommes, tirant sur les
cordes attachées à ses pattes. Ensuite, la mise à mort fut plus que be-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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sogneuse. Le sacrificateur avec son sabre (« coupe-coupe ») peinait à
sectionner le cou. Et une fois parvenu au bout de sa peine, visiblement
bouleversé, il avait les yeux hagards.
Deux semaines plus tard, je suis revenu rendre visite à l'organisateur de la cérémonie pour qu'il me raconte son parcours initiatique.
Voici un extrait de son récit :
Pendant deux années, à plusieurs reprises dans mes rêves, mes Ancêtres m'ont ordonné de faire un voyage à Madagascar dans l'intention de
les rencontrer là-bas. Comme je ne savais pas dans quelle région il fallait
aller et que je ne connaissais pas Madagascar, j'avais commencé par acheter un billet d'avion dans une agence de voyages, et par réserver un hôtel
pas cher à Antananarivo.
Une fois arrivé à l'aéroport d'Ivato, j'ai pris un taxi qui m'a conduit à
mon hôtel (Mellis) qui se trouvait en plein centre de la ville. Après avoir
déposé ma valise, je suis descendu dans la rue pour me diriger vers une
station de taxis. Puis j'ai demandé au chauffeur de me conduire à un lieu
sacré. C'est comme cela que je me suis retrouvé à Ambohimanga : un site
de la royauté malgache situé à une vingtaine de kilomètres au nord de la
capitale. Une fois arrivé là-bas, j'ai commencé par ressentir des émotions
assez vives, puis peu à peu des petites douleurs au ventre, puis, je transpirais et finalement, tout mon corps vibrait. C'est à ce moment-là que j'ai réalisé que j'ai retrouvé mes racines et la terre de mes Ancêtres.
Un peu plus tard, en me renseignant auprès des gardiens du site, j'ai
appris que, sur le bas côté du grand escalier en pierre, une famille malgache a l'habitude d'organiser des cérémonies pour les gens qui en font la
demande. Une fois arrivé chez eux, le chef de famille m'a reçu gentiment,
et m'a exposé, par la suite, les étapes d'un rituel d'invocation aux Ancêtres.
Puis, il m'a dit de revenir le vendredi de la semaine suivante, un jour faste.
Après avoir avancé de l'argent pour les besoins de la cérémonie, je suis
rentré à l'hôtel. Le jour du rendez-vous, je suis arrivé très tôt à Ambohimanga Rova, et c'est ce jour-là que j'ai commencé mon initiation.
[74]
La deuxième observation débute en 1997. Cette année-là, en mission d'enquête de terrain dans un village du Sud de Madagascar, non
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loin de la ville de Fort-Dauphin, j'étais logé dans un petit hôtel peu
fréquenté par les touristes. Le propriétaire de l'établissement et moimême avions sympathisé assez rapidement, en prenant tous les soirs
l'apéritif, attablés à la réception. Un soir de fin de mois, alors que le
patron faisait son bilan mensuel, j'ai pu apercevoir sur certaines pages
du registre de l'hôtel, des noms de Réunionnais à consonance malgache. J'ai fait remarquer au patron de l'hôtel que c'était une bonne
chose pour lui et pour le village que des touristes commencent à venir
visiter ce coin reculé de Madagascar. Sa réaction fut de me dire que
ces visiteurs l'intriguaient quelque peu, du fait qu'il n'y avait pas de
jolis sites à voir dans ce lieu perdu, et que les Réunionnais y séjournaient seulement pour deux ou trois jours, faisaient un tour, dans le
village et au marché, la journée, puis repartaient chez eux, considérant
avoir repris racine dans le pays de leurs Aïeux. Il ajoutait malicieusement que certains venaient avec des bouteilles d'eau minérale, des biscuits, des pains au chocolat et des croissants !
Les voyages « initiatiques » à Madagascar
Ce que l'on peut retenir de ces deux observations, c'est que les Réunionnais ne connaissent généralement pas l'origine géographique de
leurs aïeux, qu'ils aient été esclaves ou engagés. L'idée courante est
que ces derniers venaient du Sud de Madagascar, sans plus de précision. La mémoire familiale ne remonte pas au-delà de la quatrième
génération. Dans tous les lieux de culte que j'ai fréquentés à La Réunion, les photographies, montrant les Ancêtres, ne représentent que les
pères ou les grands-pères, et aucunement les arrières grands-pères.
Nous relevons également comment il est possible d'affirmer son
appartenance au monde malgache en s'identifiant à un lieu ou à un
univers social à travers les représentations du culte d'invocation des
Ancêtres. La recherche identitaire révélant une inquiétude sociale, la
pratique du culte des Ancêtres, serait, en réalité, une quête de reconnaissance auprès de son groupe culturel. Devenir une personne instruite dans cet univers religieux signifie devenir un ombiasy, expression malgache également en usage dans le milieu créole. À Madagascar, un ombiasy est considéré à la fois comme un sage, un devin et un
guérisseur, d'où est venue l'expression qui le définit comme devin-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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guérisseur. Il est reconnu comme une personne pourvue de grandes
vertus, connaissant l'usage des plantes médicinales, et qui [75] entre
en contact avec l'esprit des Défunts, pour recevoir leurs recommandations. Ce personnage est aussi l'ordonnateur des rituels, le maître de
cérémonie. Il joue un rôle central au sein de son groupe, du point de
vue social et politique. À La Réunion, comme à Madagascar, le statut
d’ombiasy est ainsi chargé de sens à la fois spirituel, culturel et social.
Pour s'affranchir de leur ordinaire quotidien et avec un propos de différenciation, des Réunionnais se mettent ainsi en quête d'une position
sociale au travers d'une identité religieuse.
Les voyages « initiatiques » à Madagascar s'inscrivent dans des réseaux établis depuis la fin des années 1980, du temps où les Réunionnais faisaient venir dans l'île des devins-guérisseurs malgaches. La
difficulté à obtenir un visa de séjour à La Réunion a limité la venue
des Malgaches. Les pratiquants réunionnais décident alors de partir en
voyage de prospection à Madagascar. D'année en année, ils reviennent
de leur séjour avec des objets de culte tels que des statuettes, des talismans (ody), des sagaies, du bois sacré de Madagascar, des boules de
terre blanche comme le kaolin, des étoffes portées lors des cérémonies, des chemisettes décorées de motifs à tête de zébu ou encore des
portraits d'anciens rois et de reines de Madagascar, des bribes de
chants traditionnels malgaches, des mots courants appris sur place,
etc. Tous ces objets et éléments culturels contribuent au processus du
renouveau du culte des Ancêtres à La Réunion qui se traduit par de
nombreuses transformations ou innovations dans la pratique, à tel
point qu'il est devenu compliqué, pour le chercheur, de décrire le déroulement d'un rite, en raison des nombreuses variantes qu'on peut
observer d'une cérémonie à l'autre, d'une famille à l'autre, et même
d'une année à l'autre.
Les Réunionnais en quête d'identité religieuse ne séjournent à Madagascar qu'une dizaine de jours, en moyenne, par voyage. D'une manière générale, ils font appel à un guide touristique qui les conduit sur
les lieux sacrés et qui leur organise une cérémonie durant leur séjour.
Depuis une dizaine d'années, ce phénomène devient de plus en plus
fréquent, à tel point que des agences de voyages proposent des circuits
d'ethno-tourisme sur mesure, avec des thématiques comme : « Au
cœur de la terre des ancêtres », « Visite des lieux sacrés » ou bien
« Retour au pays d'origine », etc. L'apprentissage des éléments de
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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cultes malgaches par ces Réunionnais demeure donc quelque peu superficiel, disparate, à caractère touristique. L'une des conséquences de
ces voyages d'« initiation » est l'organisation de sacrifices de zébu à
Madagascar. De plus en plus de familles réunionnaises préfèrent organiser ce genre d'offrande à Madagascar plutôt [76] qu'à La Réunion,
en raison du coût beaucoup moins élevé d'un tel acte 22. Certains propos entendus affirment que : « Là-bas, je peux sacrifier deux ou trois
zébus pour mes Ancêtres ». Ce qui suppose que ces personnes ont le
pouvoir de donner à leur cérémonie un plus grand prestige, et par conséquent, un contentement plus grand à leurs Ancêtres. Un autre m'a
confié que, lors de son dernier séjour, il a sacrifié cinq zébus pour ses
« ancêtres rois zoulou » lors de la cérémonie qu'il a organisée à Mahajunga : « Les rois sont des personnages importants, ainsi il a fallu
abattre cinq bœufs pour les satisfaire. Ce jour-là, en signe de reconnaissance un aigle royal a survolé nos têtes ».
Le servis zanset et ses principaux traits
Malgré leur quête spirituelle à Madagascar, il demeure néanmoins
que de nombreux Réunionnais, d'origine africaine ou malgache, pratiquent leur propre culte, appelé servis kafre, servis malgas, ou servis
kabaré. Pour ce qui nous concerne, nous préférons l'expression servis
zansèt, en ce sens que ce rite n'est pas, dans son essence, réellement
malgache, ni cafre, malgré la présence d'éléments cultuels se référant
à Madagascar et à l'Afrique. Si l'expression servis kabaré est la plus
populaire, elle ne traduit que la partie festive de la cérémonie, c'est-àdire le moment profane du rite, et n'est donc pas adéquate pour exprimer in extenso l'essence de cette pratique. En outre, elle peut prêter à
confusion avec le mot français « cabaret » et en conséquence signifier
un bal kabaré, un rassemblement à La Réunion pour chanter et danser. Ainsi, pour éviter la confusion, servis zansèt nous semble être la
formule la plus appropriée pour symboliser l'esprit de ce culte dédié
aux Défunts.
22
Selon la taille de l'animal, un bœuf coûte entre 1500 et 2000 euros alors que
le prix d'un zébu à Madagascar est de l'ordre de 100 à 200 euros.
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Dans son objet, le servis zansèt est célébré en l'honneur des Ancêtres par un groupe familial. Il permet à des membres d'une famille
de témoigner reconnaissance et gratitude envers leurs Ancêtres pour
les vœux réalisés au cours de l'année écoulée, et de recevoir leur protection et bénédiction pour l'année à venir. Il est, lui-même, une synthèse des pratiques héritées non seulement de Madagascar ou de
l'Afrique, mais aussi empruntées aux rites hindous, chrétiens, arabes
ou autres. La cérémonie est marquée par des transes de possession,
des sacrifices d'animaux, des offrandes de nourriture, des danses et
des chants rituels. Il présente des éléments cultuels communs [77]
avec d'autres cultes comme le vaudou béninois, haïtien ou antillais, le
candomblé afro-brésilien, la santeria cubaine, le tromba malgache, le
gnaoua marocain, etc. L'usage d'objets de culte est essentiel pour
« appeler » les esprits, des divinités et autres entités, comme les
prières, les chants et les danses, de l'encens (résine odorante), de l'eau
lustrale, de l'eau de parfum (Pompéïa), de l'huile de ricin, du kaolin,
des anciennes pièces de monnaie en argent, des chaînes en argent, des
bracelets, des bougies, des cigarettes, de l'alcool, du miel, du camphre,
des statuettes, des sagaies, des fleurs, etc.
Le servis zansèt est pratiqué par les Cafres issus de plusieurs catégories sociales, allant des couches défavorisées jusqu'aux classes
moyennes. Néanmoins, il demeure, pour l'essentiel, une pratique des
milieux populaires cafres qui s'identifient comme les descendants
d'Africains, de Malgaches, de Tamouls ou de Comoriens.
Différentes phases du rituel
Le culte se déroule toujours en période de lune montante, moment
symbolisant la pureté ou la cohésion sociale, et aussi la force des esprits. Il comporte plusieurs phases qui se succèdent sur vingt-quatre
heures. La cérémonie débute, un samedi matin vers les cinq ou six
heures, par le sacrifice d'un bœuf, s'il y a lieu, et qui sera suivi par une
série de transes de possession. L'animal est, au préalable, préparé,
c'est-à-dire lavé, béni, purifié avec de la fumée de résine, du parfum,
des pétales de fleurs, de l'huile de ricin, du rhum, etc.
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À neuf heures, vient le tour du sacrifice des coqs, suivi par une série de possessions durant une heure environ. Les coqs blancs sont sacrifiés en premier. La couleur blanche symbolise la pureté, la plénitude. Et vers onze heures, la première phase de la cérémonie s'arrête
pour laisser la place aux préparatifs du soir.
L'un des moments importants du culte a lieu le soir, vers dix-huit
heures, quand le rituel reprend. Il est centré autour de l'offrande d'un
repas aux esprits sur l'autel des Ancêtres. Il dure environ trois quarts
d'heure, accompagné de musique, de chants rituels, de danses et de
transes. L'officiant ou l'officiante entre en possession en premier,
viennent après les membres proches de sa famille et les autres participants au culte.
Aux alentours de vingt heures, un repas est servi à tous les invités
par les membres féminins du clan familial. Après le repas, la cérémonie recommence avec des chants, des danses et des transes, pour, petit
à petit, glisser [78] vers un moment plus festif où l'on mélange le maloya rituel et traditionnel (chants et danses). On assiste, dès lors, au
passage de la phase sacrée à la phase profane du culte.
Minuit est un autre moment important quand les esprits des défunts
arrivent pour prendre part à la cérémonie. Les officiants, saisis de
transes, les accueillent et les conduisent faire le tour du boukan avant
d'y pénétrer pour des retrouvailles avec leurs descendants. C'est aussi
un moment propice aux consultations pour les participants qui le souhaitent. Puis, la fête continue toute la nuit jusqu'au dimanche matin à
six heures.
La dernière étape de la cérémonie se déroule dans la nature, soit au
bord d'une rivière ou d'une ravine, soit au pied d'un arbre sacré (tamarinier), ou bien d'un poteau ancestral (poto sakalav) planté au fond du
jardin de la maison familiale des organisateurs. Le repas servi la veille
aux Ancêtres dans le boukan est ramassé dans un panier par les officiants. Il est ensuite porté, soit au pied du poto sakalav, soit au milieu
d'une rivière, pour l'offrir aux esprits de la nature (de la montagne, de
l'eau, des arbres, des rochers, etc.). Le culte s'achève par la rupture
avec l'univers des esprits. Officiants et participants se lavent le visage,
les mains et les pieds avec de l'eau lustrale contenue dans un seau ou
avec l'eau de la rivière. Certains abandonnent les vêtements portés
durant la cérémonie dans le courant de la rivière. Après ce geste, tous
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les participants partagent un verre de rhum ou des boissons gazeuses,
puis quittent les lieux, en évitant de se retourner en arrière pour marquer la séparation avec le monde des ténèbres.
Éléments universels et analogues
entre servis zansèt, tromba, vaudou, candomblé,
chamanisme, santeria : essai comparatif
Considérées par le sens commun comme relevant d'un monde révolu (en raison des sacrifices d'animaux, des transes, des possessions,
de l'usage du sang sacrificiel...), les différentes croyances populaires
comme le servis zansèt, le vaudou, le tromba ou le chamanisme, etc.,
étonnent et fascinent à la fois. Dans la mesure où ces rites sont méconnus du grand public, ils sont perçus comme des pratiques occultes,
de la magie noire, de la sorcellerie ou du satanisme. On assiste pourtant à l'émergence, dans les sociétés contemporaines, de mouvements,
type New-age, néo-chamanistes, métal..., qui paraissent user de la
transe comme d'un moyen privilégié pour entrer en contact avec les
forces invisibles.
Pratiqués par les Primo-malgaches, les Africains et leurs descendants, les rites (vaudou haïtien, candomblé afro-brésilien, tromba
malgache [79] et servis zansèt réunionnais, santeria cubaine) ont survécu, formes de résistance et de solidarité, durant des siècles malgré
l'interdiction des autorités catholiques et coloniales. Les descendants
d'engagés ou d'esclaves ont réussi à maintenir la pratique de leurs
croyances traditionnelles, tout en se conformant publiquement aux
principes de l'Église catholique. Aujourd'hui, au Brésil comme aux
Antilles, à Madagascar ou à La Réunion, la population d'origine africaine continue à pratiquer sa religion par la vénération des orixas, des
zansèt, des razanas ainsi que des génies de la nature.
Le candomblé comme le servis réunionnais, le tromba malgache, le
vaudou haitien ou la santeria cubaine présentent des similitudes, mais
il ne faut pas les confondre, car les uns et les autres possèdent des
traits spécifiques. Ce sont des religions qui renferment une synthèse
d'éléments religieux catholiques, malgaches ou africains. Elles consistent en une célébration des divinités « orixas » ou des zespri zansèt
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d'origine totémique et familiale. Si les orixas sont associés, chacun
d'entre eux, à un élément naturel (eau, forêt, feu, éclair, etc.) ou à des
saints chrétiens, en revanche, les zespri zansèt se distinguent des éléments de la nature, caractéristique héritée du tromba malgache.
À Madagascar, le tromba est un terme générique qui sert à désigner les cultes de possession ou d'exorcisme. Dans d'autres lieux de la
Grande Ile, il revêt un autre nom : bilo, helo, takasy, tsaboraha, kololampo, fitampoa, fanompoambe, fandroana, itsanganandrazana, etc.
Comme le chamanisme des Toungouses, le tromba varie d'une région
à l'autre de Madagascar, mais aussi d'une époque à l'autre parce qu'il
est, comme tout rite traditionnel, enraciné dans la vie sociale, culturelle, économique et politique. Le possédé incarne l'esprit d'un
membre défunt d'une famille, ou l'esprit d'un souverain défunt, appelé
razana (ou ancêtre). Les Malgaches honorent leurs ancêtres une fois
promus au rang de divinités. Ces esprits-tromba sont des intercesseurs
entre les vivants et Zanahary (dieu créateur malgache). Ils sont également des agents protecteurs des Vivants. Ils donnent des conseils ou
des prescriptions à leurs descendants, octroient des bénédictions touchant la vie politique, sociale, familiale ou religieuse, mais peuvent
également châtier. Lorsqu'il y à manquement aux règles (transgression
des interdits, délaissement des pratiques), les Ancêtres peuvent punir
en envoyant une série de maux ou de désordres (maladie, accidents...)
sur leurs descendants.
L'une des caractéristiques du tromba à Madagascar est, d'une manière générale, que les possédés communiquent avec les participants,
[80] contrairement au servis zansèt où les zespri restent muets durant
la transe et où les possédés ne se souviennent plus de grand chose, une
fois revenus dans la réalité sociale. Chez les Malgaches, les esprits
invoqués communiquent avec l'assistance. Celle-ci peut leur demander
des nouvelles de tels ou tels Ancêtres, solliciter une bénédiction ou
une autorisation, implorer une protection ou chercher des conseils
avant d'entreprendre une activité importante. Chez les Toungouses de
Sibérie, de même, le chamane peut raconter son voyage dans l'au-delà.
Il peut mimer, chanter, danser ses rencontres ou ses actes, ou répondre
aux questions des pratiquants et célébrants durant la transe puisque
c'est l'esprit qui parle à travers lui.
L'usage de plantes, de parfums ou d'essences à des fins de médiation, de protection, de purification ou de guérison, est une pratique
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observée tant à La Réunion que dans d'autres civilisations. En Egypte,
en Inde, en Chine, en Arabie, etc., les fragrances évoquent un monde
de charme ou de spiritualité, permettent de purifier les jardins, les
maisons et les temples, apaisent les forces de la Nature. Elles protègent les humains des sorts, des sortilèges ou d'autres puissances obscures, constituant ainsi des garanties contre les mauvais esprits. Les
fumées aromatiques, comme agents de communication, sont utilisées
depuis la nuit des temps. Dans de nombreuses civilisations (musulmane, hindoue, chinoise...), brûler de l'encens ou de la résine sert à
établir un lien entre les êtres humains et les forces surnaturelles.
Les transes de possession sont toujours associées à des éléments
musicaux. La musique et la danse rituelles sont d'une grande importance lors des cérémonies. Elles sont les moyens pour entrer en relation avec les esprits ou les divinités et pour honorer ceux-ci. Les
chants vaudou, servis, tromba, candomblé, santeria, chamans sont des
polyphonies vocales dont les paroles sont constituées de courtes
phrases, déclamées à l'unisson par l'ensemble de l'assistance selon un
rythme conduit par le chef de chœur. Au Brésil, à Cuba, en Haïti, à La
Réunion, à Madagascar, chants et danses sont des éléments de changement d'une situation à l'autre, marquant le passage, par exemple,
d'une phase sacrée à une phase profane. À La Réunion, les paroles
sont supposées être en malgache ou en « africain ». Avec le temps, les
termes malgaches ou africains ont subi des altérations et ne sont plus
compris par les pratiquants qui les répètent de manière phonétique.
Les paroles prennent dès lors une signification plus mystérieuse, acquièrent une plus forte symbolique, renforçant ainsi la sacralité des
chants. À Madagascar et à La Réunion, les musiciens interprètent des
chants que les Ancêtres aimaient de leur vivant. Les morceaux joués
doivent leur plaire, [81] autrement les esprits refusent de prendre part
au rituel. Une fois que la musique a créé une harmonie entre les vivants et les Défunts, ces derniers commencent à gagner le corps des
participants. Pour préparer cet échange, les instruments de musique
traditionnels sont nettoyés, nourris et purifiés avant usage.
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Territorialité
Les cérémonies se déroulent au sein d'un espace consacré, le boukan à La Réunion, le doany ou le toñy à Madagascar, le oumfo en
Haïti et le terreiro au Brésil. Dans ce périmètre sacré où les objets de
culte sont dressés et où les offrandes de nourriture ont lieu, les esprits
surnaturels se manifestent aux êtres vivants par des transes. À Madagascar et à La Réunion, cet espace est orienté vers le nord-est, la direction sacrée, celle des Ancêtres. À La Réunion, il est décoré de fanions et de serpentins aux couleurs nationales malgaches (vert, rouge
et blanc).
À l'intérieur de ce lieu de culte, se trouve dressé un pilier fondateur
ou ancestral qui rappelle les origines ethniques des pratiquants ou des
célébrants. À Madagascar, la fondation d'un village commence habituellement par l'implantation d'un arbre qui, un jour, deviendra grand,
touffu, vigoureux, sacré, et qui servira de demeure aux esprits des défunts familiaux ou des esprits de la nature (génies de l'eau, de la forêt,
des rivières...). À La Réunion, à défaut d'avoir planté un arbre, un
tronc remplace ce dernier comme pilier fondateur du clan. Il est le
signe des origines africaines ou malgaches des pratiquants. Il a pour
nom hazomanga à Madagascar, potomitan en Haïti, et poto sakalav à
La Réunion, en référence à l'ethnie Sakalava de l'Ouest de Madagascar. Ce pilier, sur lequel est accroché parfois un bucrâne, est décoré
par des bandes de tissu aux couleurs de Madagascar et par des bandes
spiralées multicolores en Haïti. Dans les deux cas, le pilier ancestral
sert de trait d'union emblématique entre le monde visible et le monde
invisible. En Haïti, il est considéré comme la voie des esprits et le
centre des danses rituelles.
À La Réunion, les danses rituelles et les sacrifices sont pratiqués
autour du touv-kal. Au lieu d'un pilier, le touv-kal est une petite fosse
creusée sur le sol, et située au milieu de l'espace cérémoniel. Le sang
des animaux sacrifiés retourne ainsi dans la terre nourricière par le
biais de cette fosse, et symboliquement vers la terre malgache ou africaine des pratiquants ou des célébrants. C'est également dans cette
fosse que des sagaies sont plantées pour « monter la garde » durant le
rituel, au cas où des esprits [82] malfaisants viendraient troubler la
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cérémonie. Les sagaies relient également le ciel et la terre, l'ici-bas et
l'au-delà.
Divinités
Les pratiquants ou les adeptes du vaudou, du candomblé, du tromba ou du servis zansèt croient en un Être suprême identifié à Dieu, et
le considèrent comme le même que celui de l'Église catholique. Il est
appelle Zana'ar à La Réunion, Zanahary à Madagascar, « Bondye »
en Haïti. Au Brésil, le nom de l'Etre suprême varie selon les nations
(Olorum pour la nation Ketu, Zambi pour la nation Bantou, Mawu
pour la nation Jeje), en raison du syncrétisme existant dans la culture
religieuse populaire.
À La Réunion, le panthéon des divinités est composé des esprits
des défunts ou des Ancêtres venus d'Afrique, de Madagascar ou bien
elles sont nées sur le sol réunionnais. En Haïti, les divinités sont appelés des loas et à La Réunion des gramoun ou zansèt. Elles sont des
protecteurs des vivants et se révèlent par un signe au moment de la
possession des pratiquants. À titre d'exemple, la canne qu'un possédé
tient à la main pour danser lorsqu'il est en transe. Les esprits les plus
honorés sont ceux des anciens souverains malgaches comme Andrianampoinimerina, le premier roi à avoir unifié une grande partie de
Madagascar, ou encore Andriandahifotsy le fondateur du Royaume
des Sakalava dans la région ouest de Madagascar. Le servis zansèt
réunionnais ou le tromba malgache ne sont pas structurés par un corps
hiérarchisé selon le modèle des églises chrétiennes. Il n'y a pas de
dogme ou de liturgie codifiée. La pratique varie suivant les familles
qui possèdent chacune leur savoir-faire. Le servis s'organise autour de
la communauté familiale, dont l'importance dépend du nombre de ses
membres et non du nombre d'initiés. Il n'existe pas de nom en créole
réunionnais pour indiquer le « prêtre », c'est-à-dire l'officiant ou l'officiante. Aux yeux des pratiquants ou des célébrants, il est à la fois un
guérisseur, un ombiasy ou un fundi que l'on vient consulter pour connaître le mal ou la maladie d'une personne, et pour recevoir des conseils ou des recommandations. Pour devenir un officiant ou une officiante, il faut des années de pratique des cérémonies, connaître les esprits, leurs attributs et leurs goûts.
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Rechercher les traits universels du servis zansèt réunionnais permet
de dépasser l'ethnocentrisme culturel. L'univers spirituel des Réunionnais est à la croisée des mondes africain, malgache, arabe, asiatique,
occidental. Les rituels, et notamment ceux qui instaurent la communication avec les Ancêtres, sont la célébration continue de la nature, de
la vie. C'est l'occasion [83] de recharger son énergie vitale, puisque
tout ce qui compose la nature est énergie. À la rivière, dans une ravine
ou dans les arbres, les rochers ou dans la forêt, les esprits de la nature
procurent protection et énergie vitale aux Vivants. Une source d'eau
chargée de sacralité est une eau salvatrice, purificatrice et régénératrice. En mettant en perspective des éléments comparables entre les
rites africains, asiatiques, caraïbéens, malgaches..., il est possible, tout
en se gardant des généralisations interprétatives malgré la similitude
des signes, des symboles, des gestes et des expressions dans les différentes aires culturelles, de rechercher les invariants dans les procédures que les cultures mettent en œuvre pour instaurer la communication avec les défunts.
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les ancêtres au quotidien. Usages sociaux du religieux sur les HautesTerres Malgaches, Paris, L'Harmattan, 2001.
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d'Economie de Gestion et de Sociologie, Département de Sociologie,
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Métraux, Alfred, Le Vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 1958, réimpr. 1977.
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Karthala, 1998.
[84]
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Shirokogoroff, Sergei Mikhailovich, The Psychomental complex of
the Tungus, Londres, 1935.
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96
[85]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Première partie :
Créolité : Réunion-Maurice
“Le maloya,
entre religions populaires
et nouveau syncrétisme.”
Benjamin LAGARDE, IDEMEC
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
De nombreux penseurs considèrent que les productions esthétiques
et les pratiques religieuses procèdent d'une essence commune. Plus
particulièrement (encore que, semble-t-il, observable tout autour de
nous et presque à chaque instant) l'on ne peut qu'être frappé de la régularité avec laquelle le fait musical entre en coalition avec le fait religieux. Nous voudrions ici questionner ces catégories à travers plusieurs des liens, au demeurant fort nombreux et complexes, qu'elles
nouent aujourd'hui parmi une partie des habitants de La Réunion. À
partir d'enquêtes ethnographiques, nous analyserons les dynamiques
propres aux cérémonies offertes aux ancêtres afro-malgaches par leurs
descendants réunionnais en portant une attention soutenue au maloya,
genre musical insulaire majeur, qui les accompagne. Si l'étude des
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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phases rituelles renseigne immanquablement sur les différents répertoires du maloya qu'elles sollicitent, l'analyse musicale peut, à son
tour, éclairer les changements actuels qui caractérisent ces deux
grandes tendances cultuelles que sont les sèrvis kabaré et les sèrvis
malgas. En les replaçant à la fois dans leur contexte social et dans le
processus syncrétique qui a conduit à la précipitation des formes religieuses actuelles – que celles-ci relèvent de la « religion populaire »
insulaire autant que d'une spécificité créolisée de la matrice afromalgache – il devient possible de penser ce qui a pu, et peut encore, se
transmettre des cultes jusqu'au maloya avant de se demander ce qui,
dans les cultes et dans la relation au sacré, peut tirer son origine de la
prolifique scène du maloya. Le fait que cette dernière soit considérablement poreuse à l'influence des « musiques populaires de diffusion
commerciale », notamment originaires des Amériques noires, conduira enfin à envisager de manière originale, les implications religieuses
[85] que plusieurs musiciens rencontrés, modulant ainsi leurs pratiques quotidiennes, rattachent au fait musical.
Texte
La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de
l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable (Baudelaire, Écrits sur
l’art).
« Tanbou la nou bat sa la tout in listwar. Si an sa ou krwa, wa donn
aou in lèspwar » (Patrick Manan, « Ponkor fini ») 23.
À propos du culte des zar en Ethiopie, Michel Leiris à montré
combien le possédé peut parfois enrichir à travers ses actes le récit
mythique de l’entité dont il est le médiateur (Leiris, 1996 : 944). Ce
type d’interaction entre l’imaginaire religieux et l’exécution contemporaine d’une possession relève de ce que l’on a pu qualifier de « bricolage » ou de « syncrétisme ». L’histoire de ces concepts en anthro23
« Ce tambour que nous battons, c’est tout une histoire. Si tu crois en lui il te
donnera de l’espoir », Patrick Manan, Tonbé lévé maloya, CD, Bakélo,
2003.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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pologie religieuse, notamment celle appliquée aux sociétés créoles,
atteste de la tendance régulière de tels usages à se sédimenter, interrompant ainsi le processus syncrétique pour tenir lieu de norme, ne
serait-ce que provisoirement.
Parler de syncrétisme, comme du reste de métissage, c’est sousentendre au moins une dualité. Or, la société réunionnaise s’est construite sur une opposition radicale entre libres et esclaves où semble
prendre source la très nette polarisation qu’elle présente encore aujourd’hui dans plusieurs domaines de sa structure socio-culturelle.
Bien que situés à ses extrêmes, de tels pôles hiérarchisés apparaissent
complémentaires lorsqu’on les considère comme les points limites
d’un continuum 24 entre lesquels se négocie la créolisation
d’intermédiaires que l’on pourrait qualifier d’« hybrides » (Bhabha,
2007). Remarquons que cette dynamique fait d’ailleurs la particularité
des Amériques noires qui ont « répondu à la discrimination raciale par
une singulière vitalité culturelle dans les domaines de la religion, de la
musique et de la langue », comme le résuma Richard Price 25.
Basé sur l’écoute d’un pan de l’expression musicale réunionnaise
ainsi que sur l’ethnographie de quelques-uns de ses producteurs, mon
propos [87] sera ici moins de réfléchir au concept de « syncrétisme »
que de distinguer plusieurs dualités socialement construites et déclinées en continuum à l’intérieur desquelles le maloya joue un rôle en
même temps qu’il s’y trouve joué. Nous proposons de voir comment
ce genre musical réunionnais, aujourd’hui qualifié de « traditionnel »
ou de « sec » (Lagarde, 2007), est le lieu d’un travail syncrétique autant ancien qu’actuel, influençant son esthétique autant que sa relation
avec la (ou les) religion(s) populaire(s) insulaire(s) à laquelle il me
semble insuffler un certain élan.
24
25
Rappelons que Roger Bastide empruntait la perspective continuiste à la linguistique (par ex. 1996 : 19).
Bonte & Izard (1992 : 62).
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Le continuum religieux
Dans une société où culte et culture sont souvent perçus comme
des synonymes, parfois au détriment de la créolisation, le premier
continuum qui s’impose à l’observation est celui du champ religieux
de l’île. En adoptant le point de vue du culte réunionnais des ancêtres
africains et malgaches, culte auquel est ordinairement associé le maloya et qu’étudie Françoise Dumas-Champion depuis une vingtaine
d’années (Dumas-Champion, 2008), il convient d’identifier trois principaux foyers de contacts ayant chacun déterminé une créolisation en
matière religieuse : celui entre populations serviles, puis celui entre
ces dernières et le catholicisme, et enfin celui qui a trait à la religion
des engagés.
Rappelons tout d’abord qu’avec la traite, effectuée depuis différents comptoirs, ainsi qu’avec l’attention portée à la dispersion des
esclaves sur les plantations, ces derniers, principalement issus des
côtes mozambicaines et malgaches, recomposèrent leurs cultes ancestraux à partir des apports des groupes culturels représentés. Ainsi, par
exemple, le sèrvis kabaré actuel qui en est la cérémonie la plus connue, se rapprocherait plus particulièrement du rite betsimisaraka de
remerciement de guérison (ibid. : 131). Ce premier processus de réinvention conjoncturelle, dont l’appellatif générique « Kaf » fait état en
cela qu’il assimile des populations connues aujourd’hui dans l’île
comme « Makwa », « Yanbann », « Malgas » 26, « Komor »…, est au
fondement de ce que l’on a appelé la « pensée religieuse réunionnaise » ou la « religion créole » (Nicaise, 2008) dont il a pétri la nosologie comme ne peuvent l’ignorer les chercheurs depuis les études de
Robert [88] Chaudenson et Jean Benoist (par ex. Benoist, 1993).
D’autres s’y sont superposés, à mesure que de nouveaux arrivants
africains et malgaches rafraîchissaient les connaissances antérieures,
26
La population malgache serait répartie en dix-huit « ethnies ». La scène maloya puise régulièrement dans ce riche fond lexical, popularisant ainsi, au
grès des connaissances de ses interprètes, certaines « tribus » parmi lesquelles, toujours conformément à l’usage réunionnais, sont plus souvent
mentionnés les « Tandrouy », les « Sakalav », les « Tanous », les « Mahafaly », les « Vézo », les « Votia », les « Diégo », etc.
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plus ou moins profondément créolisées. On connaît le rôle décisif joué
par des « purs malgaches », dont la dernière vague d’engagés, en
l’occurrence principalement Antandroy, remonte aux années 1920.
Parmi ces derniers, plusieurs ont orienté de nombreux organisateurs
de cérémonies actuels quand ils n’en sont pas les parents.
Il en est allé de même sur le plan musical : le maloya, dont des témoignages et des représentations anciennes montrent les instruments
actuels, s’est redéfini avec l’arrivée constante de ces travailleurs engagés (Chaudenson, 1992 : 200-201). Parmi les témoignages
d’ouvriers de l’ancienne « usine Beaufonds », plusieurs rappellent justement que le maloya était une affaire de descendants d’esclaves autant que d’engagés malgaches (Chane-Kune, 2003). Ayant habité un
« kalbanon malgas », petit-fils d’Antandroy ayant travaillé quarantedeux ans dans cette sucrerie, le maloyèr Granmoun Lélé (1930-2004)
atteste à travers son œuvre de la prégnance de tels liens avec des cultures « dehors ». L’organologie en fournit d’autres exemples, notamment à travers l’intégration d’instruments de la diaspora africaine
comme les congas, déjà employés dans le séga 27, ou plus directement
originaires d’Afrique de l’ouest, comme le djembé, pour citer deux
instruments qui entrèrent en résonance avec l’esthétique du maloya
« sec », interprété a capella avec l’accompagnement d’un ensemble
de percussions. Plus récemment, des cordophones tels la kora, venue
de la même région, ainsi que la vali ou le kabosy malgaches, par
exemple, ont fait leur apparition sur la scène maloya dont la branche
dite « électrique » a, depuis les années 1970, familiarisé le public avec
des arrangements orchestraux.
En tant que religion officielle, le catholicisme a orienté l’ensemble
des pratiques réunionnaises. Sa symbolique s’est diffusée dans toutes
les couches sociales, y imprégnant une idéologie marquée par
l’opposition entre paganisme et catholicisme dont le nombre des déclinaisons paraît infini. C’est ce qu’a montré, à partir du point de vue
catholique, le Père Stéphane Nicaise (1999). Le culte des ancêtres tel
qu’on peut le rencontrer aujourd’hui emprunte de nombreux traits à
cette religion officielle puisque, d’une part, les ancêtres étaient baptisés (or, il faut les honorer comme ils pratiquaient) et, d’autre part, les
27
Autre genre musical réunionnais majeur dont les enregistrements ont précédé ceux du maloya.
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101
croyants font œuvre de « plurireligiosité » en cumulant plusieurs recours. Mauss, qui tenait à la distinction entre magie et religion, considérait comme magique [89] « tout rite qui ne fait pas partie d’un culte
organisé » (Mauss, 1950 : 16). Or, c’est précisément ce statut de culte
organisé que l’Église, sans pour autant l’interdire, a toujours refusé au
culte des morts que les esclaves et leurs descendants s’efforcèrent de
perpétuer et qui, pour des raisons pratiques 28 a essaimé au sein de la
population créole à mesure que se réalisaient les intermariages amenant généralement chacun des partenaires ainsi engagés dans une
même parenté à adopter, à tout le moins partiellement, les usages religieux de l’autre.
Ceci n’alla pas sans induire une certaine adaptation du catholicisme lui-même, comme le montrent deux exemples liés au maloya :
le culte du Père Lafosse au Gol 29 ou le témoignage dans lequel
Granmoun Ramouche, un maloyèr moins connus aujourd’hui, attribuait à Saint Gilles l’invention de l’arc musical, le bob (Gauliris,
1989 : 128). Mais arrêtons-nous ici sur la figure du Père Christian
Fontaine présentée dans la première édition de l’anthologie Bourbon
maloya comme le « Premier grand homme culturel réunionnais de
tous les temps » 30. Membre fondateur de plusieurs groupes militants
28
29
30
Plusieurs informateurs pratiquants de ces cérémonies distinguent le « culte »
ou le « rituel » de la ou des religion(s) présentes à La Réunion telles le catholicisme et l’hindouisme. Venues de « dehors », y compris de Madagascar, elles sont souvent critiquées pour leur dimension orthodoxe alors que la
condition mélangée, « bâtarde » et novatrice de la culture locale est valorisée. Cette conception évoque une partie des méditations bourdieusiennes
contenues dans Le sens pratique.
Pour des éléments biographiques sur ce prêtre abolitionniste ainsi que
l’histoire de son culte posthume se reporter à Prudhomme, 1982 et Eve,
1985. Mentionnons la pièce de théâtre du début des années 1980 que lui a
dédiée Marc Kichenapanaïdou et qui donna lieu à un enregistrement de trois
maloya sur disque 45 t. Le refrain de la première pièce dit ceci : « Pèr Lafos
mi aim aou. Out po lé blan mé out kèr lé èk nou » (« Père Lafosse, je t’aime.
Bien que ta peau soit blanche, ton cœur est avec nous »). Le cimetière du
Gol est aussi appelé « cimetière des âmes errantes ». Il présente sur son mur
intérieur nord plusieurs fresques de la vie servile parmi lesquelles une scène
musicale dans laquelle un batteur de roulèr, tambour maloya par excellence,
occupe la place centrale.
Bourbon Maloya, Musique traditionnelle de l’île de La Réunion, 3CD, Oasis/Les Chokas, 1999, p. 19.
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102
proches de l’extrême gauche, Fontaine a été bouleversé par la rencontre de croyances populaires réunionnaises dont il n’avait eu aucune
connaissance auparavant en tant que « p’tit Blanc », comme il se définissait (Prudhomme, 1984 : 334) 31. Son engouement et sa curiosité à
l’égard de la question identitaire réunionnaise ressort des entretiens
qu’il publia, bien souvent en kréol, dans le journal « Témoignages
chrétiens de La Réunion ». [90] Actif pendant plus de dix ans et se
voulant le porte-parole des « chrétiens qui refusent une séparation
trop facile du domaine politique et de la foi, qui considèrent
l’Évangile comme la Bonne Nouvelle qui nous libère de l’oppression
sous toutes ses formes » (Payet & Croisier, 1996 : 77), ce journal ne
fut reconnu par aucun Evêque. Dans une période où les militants
communistes pouvaient être menacés d’excommunion, Fontaine
s’investit, notamment à travers ses émissions à Radio Pikan, dans la
reconnaissance des « sèrvis kabaré », les cérémonies d’hommages aux
ancêtres africains et malgaches, considérés jusque là comme diaboliques. À sa mort accidentelle en 1984, Danyèl Waro, maloyèr né en
1955 et monté pour la première fois sur scène lors de la première
commémoration de l’abolition de l’esclavage organisée fin 1975 par
le « Front Culturel Sud » et le Père Fontaine, écrit « Ti kok » 32. Ce
chant rend hommage à celui qui offrit « un pays » aux siens. Waro
conte l’apprentissage fait à ses côtés, « dann fon laba Condé », entouré des Batis kabaré, Viry-Lagarrigue ou encore Beaumalais. Le refrain
atteste de sa vitalité « dann kor bann domoun isi La Rényon » (« dans
le corps de nombreux Réunionnais »). Cette métaphore n’en est pas
une si l’on se place dans le cadre de la relation entre les vivants et les
morts que la pensée religieuse réunionnaise doit à sa racine afromalgache.
Troisième contact : l’hindouisme populaire et dravidien qui, lui
aussi, se heurta quelques peu au catholicisme local et à la religion
créolisée des anciens esclaves. Comme Françoise Dumas-Champion
(op. cit.), on peut parler à propos de cette dernière et des pratiques
« malbar » (hindoues réunionnaises) de « systèmes antinomiques »
31
32
À sa mort, Mgr Aubry rédigea un article dans le mensuel catholique du diocèse intitulé « Christian mon Caf oublie pas nous ! », L’Église à La Réunion, n°55, Juin 1984 : 32-33. On remarquera au passage la variabilité des
catégorisations identitaires.
Danyel Waro, Batarsité, CD, Piros production, 1994.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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sans pour autant omettre leur profonde complémentarité. Carpanin
Marimoutou a rappelé l’ampleur de l’influence indienne dans les
textes de nombreux maloyèr (Samson, Lagarde & Marimoutou, 2008).
La forme mélodique du chant kabaré serait, c’était l’avis de Serge Sinamalé33, influencée par le « O parli » que l’on retrouve dans le « bal
tamoul » des nuits précédant la cérémonie de la marche sur le feu.
Plusieurs chercheurs ont aussi noté la présence de Kaf parmi les batteurs de tambours qui accompagnent les cultes indiens. Au niveau instrumental, le mot sati désigne la pièce métallique que l’on bat dans le
maloya, notamment de l’Ouest et du Sud, ainsi que le tambour de rein
de l’orchestre malbar. Toutefois, on remarquera que si de nombreux
musiciens ont suivi Danyèl Waro et Gramoun Lélé en introduisant des
tambours malbar dans leur maloya, ils sont aussi nombreux à ne pas
l’avoir [91] fait. Notamment ceux qui séparent leur semaine en jours
malgas et malbar et veillent, en effectuant des « prouesses liturgiques » selon le mot de Françoise Dumas-Champion, à respecter les
interdits attachés à ces deux univers religieux qui sont parfois vécus
comme des héritages familiaux bien plus contraignants que le catholicisme réservé, ai-je pu entendre à différentes reprises, aux « Créoles ».
Selon Claude Prudhomme et Françoise Dumas-Champion ces rapports triangulaires entre cultes ancestraux, christianisme et hindouisme ont permis, moins une fusion qu’un cumul des pratiques
orientées sur le principe d’efficacité rituelle. Par conséquent, en
l’absence d’un clergé institué, selon l’ancrage plus fort dans tel ou tel
univers symbolique, selon les trajectoires sociales mais surtout les
biographies de chaque personne honorant ses ancêtres à la façon kaf,
malgas ou komor, se découvre la relative atomisation de pratiques qui
n’en sont pour autant pas moins créoles.
Le continuum culturel
Le second continuum est d’ordre culturel et se rapporte à l’axe tradition/modernité sur lequel, au gré d’affrontements entre plusieurs
logiques sociales et politiques, se réalise ce qu’il est convenu
33
Figure militante de premier ordre, fondateur de l’association Tsimandèf,
décédé en 2008.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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d’appeler « l’invention de la tradition ». Comme ailleurs, les années
1970 furent le moment d’une telle invention, opérée autour et avec le
maloya, qualifié d’ailleurs depuis de musique « traditionnelle » alors
qu’il ne l’est ni plus ni moins que le séga dont la « modernité sonore »
semble plus évidente (Desroches & Samson, 2008). Le patrimoine
créole devint un enjeu fort dans le contexte post-colonial du département, notamment pour l’extrême gauche autonomiste qui renversa la
logique des représentations en mettant « en l’air » les oubliés de
l’histoire. Le maloya devint rapidement l’emblème de cette sortie du
« fénwar » des « cultures de la nuit » (expressions de l’intellectuel
engagé Alain Lorraine). La découverte du « peuple de la nuit » ou du
« peuple maloya » par une autre frange de la population réunionnaise,
dont sont par exemple issus Fontaine, Lorraine et Waro, détermina un
nouveau sens de la « culture » réunionnaise. La « tradition » devint un
signifiant flottant appropriable au grès des intérêts des acteurs engagés
dans sa définition. Jean-Loup Amselle souligne qu’il « n’existe jamais
de transmission en ligne directe d’un trait culturel en provenance du
passé » (2008 : 192) et l’opposition idéologique entre « tradition » et
« modernité », a conduit, dans le cas du maloya, à simplifier quelque
peu son [92] histoire en tendant à rattacher ce dernier aux seules occasions religieuses, perçues comme le lieu ultime de la résistance à
l’exploitation de l’homme par l’homme. Cette origine du maloya n’est
pourtant pas la seule puisqu’on en retrouve des éléments dans d’autres
situations musicales comme les bals profanes, le carnaval, les chants
de travail, le moring (Samson, Lagarde & Marimoutou, 2008) ou
l’accompagnement de contes et de théâtres de marionnettes. A bien y
écouter, les maloya que nous ont légués les zarboutan 34, notamment à
travers leurs disques, enregistrés depuis une trentaine d’années maintenant, démontrent cette diversité liée à des héritages familiaux cohabitant avec d’autres dans des régions culturelles précises… Ces particularités rythmiques, instrumentales, textuelles ou mélodiques rejoignent ainsi l’atomisation déjà constatée dans le domaine des pratiques
religieuses.
Malgré cela, la médiatisation croissante de cette expression culturelle, qui la tira de la clandestinité à mesure que la modernisation de
34
« Arc boutan », titre honorifique décerné par le Conseil Régional aux personnalités culturelles réunionnaises. Les premiers à la recevoir, parfois à
titre posthume, furent des maloyèr.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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l’île s’accélérait, participa à niveler et uniformiser « la » tradition
« du » maloya. Partant de là, on peut dire qu’à la cassure générationnelle qui s’opéra entre les granmoun nés avant la départementalisation
et les moins de trente ans d’aujourd’hui, cassure dans laquelle Danyèl
Waro et René-Paul Elléliara font office de ponts, correspond un changement de symbolisme. Nous passons du fénwar au féklèr, de la
« nuit » au « jour » comme le disent les nouveaux artistes, notamment
de l’Est de l’île, lorsqu’ils parlent de « maloya soleil levant ».
L’ouverture du maloya au marché internationalisé des « musiques
du monde » a encouragé dès le début des créations mettant l’accent
sur « l’authenticité » ou la « tradition » de cette culture maloya qui,
comme l’a analysé Pierre-Michel Menger (2006) en observant les mécanismes de production/consommation artistiques, ne s’atteint jamais
aussi sûrement que par la mise à nu (ou son simulacre) de l’intimité
des artistes. Comme aux USA dans les années 50, les références au
domaine sacré irriguent la création commerciale et ce, de plus en plus
explicitement (Reed, 2003). On chante maintenant « dehors » ce qui
autrefois devait demeurer « dedans », quand ce n’est pas un service
qui est joué [93] sur scène 35 ! On véhicule comme « roots » ce qui
est autant innovation. Cette nouvelle étape d’invention de la tradition
valorise les racines non-métropolitaines d’un monde précolonial (Da
Lage, 2008 : 21) tout en faisant affaire avec un « monde de l’art »
rompu à l’usage de rhétoriques magiciennes pour vanter leurs produits
et garantir la « transe ». C’est le cas de plusieurs artistes qui ont signé
sur des labels métropolitains comme Cobalt (Danyèl Waro, Ti Fred,
Lindigo) ou Label bleu (Gramoun Lélé, Zarboutan, Firmin Viry). Ce
dernier label avait d’ailleurs pris l’habitude de présenter Granmoun
Lélé comme un « grand sorcier », ce en quoi la presse musicale lui
emboîta le pas 36, et celui-ci composa « Ombiasy » (traduction malgache de « devin-guérisseur », devinèr en kréol) sur son album, fort
justement intitulé, Dann kér Lélé (Dans le cœur de Lélé) 37. Ces der35
36
37
Je fais allusion ici au groupe Kozman ti dalon et à la prestation proposée le
10 avril 2008 au festival Artkenciel.
Si j’ai récemment eu recours à cette rhétorique « magicienne » en comparant
le maloya de Lindigo à une « tisane » (Lagarde, 2008a), cela se fit dans une
optique différente, relative à la réception et à l’effet de cette musique sur son
public réunionnais.
Granmoun Lélé, Dann kèr Lélé, CD, Label bleu/Indigo, 1998.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
106
nières années, Lindigo, actuellement le groupe de maloya le plus en
vogue, et le disque au contenu rituel affiché de Gramoun Bébé (19272005)38, ont emprunté les deux voies contemporaines possibles d’une
authenticité maloya, l’une tournée vers le continent africain et l’autre
vers La Réunion « longtemps » (Lagarde, 2008a ; 2008b)39.
Le continuum musical
Dernier continuum retenu ici, mais non des moindres, celui, musical, du maloya lui-même dont les services pour les ancêtres donnent
une compréhension particulière. Il faut rappeler que ces rituels, qui
durent vingt-quatre heures, nécessitent un accompagnement sonore
constant. En effet, la [94] musique a pour fonction d’établir le lien
avec les esprits des défunts qui prennent possession des initiés vivants
en les faisant « danser » (Samson, Lagarde & Marimoutou, 2008). Si
l’on s’en tient à ce qui se passe aujourd’hui ici ou là, j’identifierai
quatre répertoires musicaux qui agissent de proche en proche, dont les
limites sont parfois étanches mais dont la discontinuité me semble tenir à des critères précis. Tous relèvent du maloya dont ils démontrent
l’étendue de registre. L’interaction de ces quatre répertoires dans les
cérémonies fait de ces dernières un grand medley, un peu à la manière
dont un « Disc Jockey » essaie de contenter tout le monde dans un bal,
sans n’oublier personne ni confondre les registres pour autant. Le fait
que les chants se succèdent à la liberté des chanteurs solistes présents,
invités personnellement par les organisateurs ou non, mais générale38
39
Gramoun Bébé, Le maloya kabaré, CD, Takamba/Pôle Régional des Musiques Actuelles, 2005.
La jeune génération des maloyèr âgés de moins de 30 ans semble, à l’instar
de Lindigo, plus attirée par « l’africanisation » ou la « malgachisation » de
son répertoire. C’est ce dont attestent (chacun à leur façon puisqu’ils
s’inscrivent directement dans les deux traditions régionales du Sud et de
l’Est que j’aborderai plus loin) le second album de maloya-moring de Kozman Ti Dalon (Ti flèr flambo, CD, Oasis, 2008), groupe constitué de petitsenfants de Gramoun Bébé, ainsi qu’Urbain Phileas, fils de Granmoun Lélé
et organisateur des cérémonies familiale depuis la mort de celui-ci, dont le
lancement du « Rano Manogoabé tour » le 23 mai 2009 au Théâtre St-Gilles
a confirmé l’orientation prise par son troisième album Rano Manogoabé
(CD, Oasis, 2008).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
107
ment accompagnés par « leurs » répondeurs, c’est-à-dire des amis (dalon) avec lesquels ils partagent une partie au moins de leur répertoire,
est significatif d’une mise en commun, d’une sorte de rougay 40 dont
les épices sont pilées ou krazé – termes précisément employé autant
en cuisine que pour désigner l’activité des maloyèr – dans le pilon
symbolique auquel renvoie le terme d’« ambiance » en kréol.
Le premier ensemble de morceaux correspond au maloya qualifié
habituellement de « traditionnel ». Firmin Viry et Kalou Pilé l’ont en
partie diffusé dans les premiers enregistrements de maloya. On pourrait citer « Somin granbwa », « Deux coqs in poul », « Dizèr onzèr »,
« Sin Benwa bolié », « Dodo Siya », « Si la pa lor larzan », etc. Ils
sont chantés principalement en kréol et soutenus par un rythme plutôt
ternaire, le « maloya » proprement dit. Leurs compositeurs sont inconnus, immémoriaux, ancestraux. Certains font référence aux services mais, du fait de leur diffusion, n’y sont plus uniquement attachés.
Le second, que j’appellerai « malgas », désigne les chants cérémoniels interprétés surtout en langaz (langue attribuée aux ancêtres, dans
[95] laquelle ils sont dits s’exprimer quand ils « causent » au cours
d’une cérémonie). J’ai pu répertorier, dans l’Est, la région où ils sont
le plus nombreux, une bonne soixantaine de ces chants. Assez courts
au niveau de leur texte, (une ou deux phrases, tout comme les « traditionnels » d’ailleurs) qui peuvent s’étirer jusqu’à plus de dix minutes.
Ils s’accompagnent soit avec le même rythme soit avec un autre, plutôt binaire, appelé « malgas », d’où le nom de ce répertoire. Tous
n’ont pas la même fonction : certains font partie d’un ensemble adapté
à une action particulière (début du sèrvis, sacrifice animal, offrande du
40
Ce rapprochement me semble justifié par la parution régulière de disquescompilations de musiques locales intitulés par exemple Rougay maloya,
pouvant réunir de façon circonstancielle des formations de maloya traditionnel, maloya électrique, seggae, groupe de percussions d’inspiration africaine… Le rougay est un type de préparation culinaire réunionnaise proche
du chatiny mauricien. Le rougay cru le plus courant est celui de tomate :
« On coupe en tout petits morceaux 3 ou 4 tomates. Certains préfèrent même
les piler au mortier. Puis on incorpore sel, piment, parfois un petit morceau
de gingembre, ou bien un morceau de zeste de citron-galet ou de combava,
bien pilés, et de l’oignon coupé en rondelles très fines, et une cuillerée
d’huile » (Valentin, 1982 : 89).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
108
repas, bénédiction de la maisonnée, clôture) alors que d’autres peuvent être « tirés » plus librement et permettre aux esprits comme aux
participants de danser entre deux phases rituelles.
Le Sud et l’Ouest sont plus orientés vers le « maloya kabaré », ma
troisième catégorie. Ici, le chant en kréol respecte une trame mélodique qui laisse une plus grande place au soliste. L’improvisation est
permise et facilitée par ce modèle qui, après une introduction « pleurée », sera « cassé ». Le rythme s’accélère alors que le soliste et les
répondeurs alternent de plus en plus brièvement à mesure qu’on approche de la fin du morceau, rappelant ainsi l’effet rotatif des chants
« traditionnels » et « malgas ». La famille Manent en a donné des
exemples associés aux services 41.
Le dernier répertoire désigne les compositions des artistes, déclarées avec droits d’auteurs et destinées à être jouées en public ou enregistrées et publiées. On peut l’appeler maloya « podium ». Puisqu’il
dépend de l’intention personnelle des artistes, il mêle les critères des
autres répertoires, desquels il s’inspire constamment : chants en kréol,
en langaz, avec un rythme plutôt binaire ou plutôt ternaire, suivant
une mélodie plutôt kabaré ou plutôt du type d’un morso malgas et, de
plus, avec des apports extérieurs mis à disposition par la sono mondiale, démontrant ainsi, comme l’a écrit Guillaume Samson, cette aptitude « caméléon » des musiciens réunionnais.
Ces idéaux-types, s’ils appellent un grand nombre de questions 42,
aident à affiner la compréhension de la vastitude du maloya autant que
de ce qui se joue dans les cérémonies où alternent des moments clés
du rituel et des moments plus festifs en accord avec les chants issus
des derniers disques parus autant que des répertoires traditionnels ou
sacrés que la famille officiante peut à la fois avoir composé, rapporté
d’un voyage à [96] Madagascar ou entendu sur un disque… La séparation de ces répertoires (qui n’a jamais été stricte et, de plus, dépend
des circonstances dans lesquelles on les interprète) amène à distinguer
une tendance « malgache » à l’Est de celle « kabaré » au Sud. Cette
précision me semble importante dans la mesure où elle n’apparaît
guère chez Françoise Dumas-Champion (op. cit.). En effet, la majorité
41
42
Gramoun Bébé (op. cit.).
On me pardonnera de ne pas entrer trop dans les détails ici, les réservant
pour ma recherche de doctorat en cours.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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des musiciens ne connaissent ni ne maîtrisent le répertoire en vigueur
de l’autre côté de l’île et, étant donné que les esprits « dansent » sur
les airs qu’ils affectionnent, ce sont là deux façons de les honorer qui
ont leurs propres dynamiques. L’évolution formelle de ces deux tendances dépendra des organisateurs qui peuvent choisir de changer ou
non leurs habitudes et ont ainsi un rôle capital à jouer, proportionnellement à leur renommée (que l’on pense aux cérémonies de la famille
Lélé à Bras fusil et à celle de Madame Baba à St-Louis qui attirent des
gens de toute l’île), dans leur unification ou le maintien de leur séparation 43.
Entre musique religieuse et religion musicale
Voici donc comment le maloya participe aux syncrétismes propres
à ces trois différents continuums. Chacun de ces derniers a trait au
« sacré », envisagé différemment à chaque fois. Permettant de renouveler le constat de la malléabilité de tout signifié musical, le maloya
affirme ainsi sa qualité dynamique de produit culturel créole que traversent des aspirations divergentes s’influençant et se « contaminant »
de proche en proche. Rappelons que c’est aux frontières, à travers le
contact des gens, que s’élaborent les cultures et le cadre créole rend
bien manifeste l’invention permanente de la culture illustrée de façon
exemplaire par le fait religieux et le fait musical.
On remarquera que, du fait de son ancrage dans une réalité à la fois
réunionnaise et afro-malgache, le maloya peut permettre de
s’affranchir de la réalité insulaire en se branchant à l’Ailleurs (en incorporant des musiques étrangères, en symbolisant le passé colonial
ou encore en permettant l’expérience de la transcendance religieuse).
Il déplace ainsi les frontières des cadres imposés et permet de forger
une autre légitimité au sein de la société réunionnaise. Or, si l’ailleurs
et la profondeur historique contiennent une dimension exotique pouvant, comme le nota Michel Leiris (Leiris, 1994 ; Hollier, 1995 : 94119), être une composante essentielle du sacré, on comprend le [97]
43
Parmi d’autres on ne peut omettre l’influence des ethnographes et anthropologues, dont je suis, qui ont fait se rencontrer des pratiquants et des chanteurs de chacune de ces régions.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
110
rôle central du maloya dans l’expérience, sans cesse revécue, de
l’identification à La Réunion. C’est ainsi que, dans la mise en scène
rituelle de la diversité, s’invente une culture maloya à laquelle une
partie de la jeunesse semble être très sensible, elle qui autrefois était
tenue à l’écart des affaires des aînés. Cette invention accompagne de
manière tellement étroite le Renouveau malgache – soit, d’après le
modèle du Renouveau tamoul qui lui est antérieur à La Réunion,
l’affirmation d’une culture en partie distincte au sein de la « Réunionnité » par les pratiquants d’une religion, ici d’origine afro-malgache –
que l’on peut voir le maloya comme un moteur de tout premier ordre
des formes et configurations religieuses réunionnaises actuelles 44.
En effet, la musique comprend bien des zones d’achoppement au
domaine du sacré, notamment en faisant danser des symboles et en
diffusant une tradition qui est toujours de la pensée, de la croyance
ajoutée à des objets et des pratiques. Selon un schème malgache, cette
tradition est le domaine des ancêtres et l’inspiration ou le don nécessaires pour composer et créer rappellent que chanteurs et thérapeutes
ne sont pas si éloignés. A La Réunion, tous « travaillent » justement à
traduire et à faire des ponts entre les différents univers culturels et religieux (Benoist, 1993), ici en introduisant des tambours malbar, là en
chantant en malgache sur les scènes métropolitaines, et tous affirment
la force, le gayar, qu’il y a dans le fait de pratiquer le maloya et de se
laisser transporter par lui.
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44
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(1977) selon lequel la culture aurait une origine musicale et chorégraphique.
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[100]
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
113
[101]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Première partie :
Créolité : Réunion-Maurice
“L’univers ancestral ordinaire
d’Emilien.”
Emmanuel Jean Fidanza
Université de La Réunion
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
Emilien est un thérapeute actif installé depuis plus de 80 ans dans
la ville du Port. Bien qu'évoluant dans les conditions socioéconomiques de la majorité des Réunionnais, il ne fait pas payer ses
patients s'ils n'ont pas d'argent et ne recherche pas la publicité. On préfère le nommer « spécialiste des relations avec les ancêtres » plutôt
que « devineur » ou bien « guérisseur », mais c'est bien ce qu'il est. Il
accepte pour la première fois de révéler comment fonctionne une
technique qu'il utilise surtout dans les cas graves : le recours aux « calous », des « bons dieux » s'avérant être des pierres sacrées dont
l'usage fut vraisemblablement introduit dans l'île par les premiers engagés indiens. Emilien est au cœur d'un processus concernant beaucoup de Réunionnais : se reconnaître d'ancêtres de religions différentes. Il montre comment gérer ce phénomène en 2009. Il accepte
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
114
aussi que l'on photographie ses différents lieux sacrés dont le fonctionnement est expliqué à ses visiteurs. La présentation mêle les meilleures paroles d'Emilien sur sa religion ordinaire en constante évolution. L'enquête s'élargit à propos des calous des grands temples de
plantation, sur « le bord d'mer » et dans d'autres temples « indiens »
familiaux (photographies à l'appui). Principalement axée sur les « calous », la communication présente aussi les principales autres cordes
qu'Emilien possède à son arc thérapeutique.
Texte
Emilien est installé dans la ville du Port. Il peut proposer différentes thérapies contre différents types d’affections. Pour certains
c’est un guérisseur, pour d’autres davantage un devineur. Pour
d’autres encore, les deux. Nous préférerons le nommer spécialiste des
relations avec les ancêtres, ces relations sont indissociables de ce
qu’il est, de ce qu’il fait. Ancien combattant, ancien [102] docker puis
jardinier avant d’être retraité, il est aussi un spécialiste reconnu des
plantes et de leurs usages thérapeutiques. Il fait intervenir des ancêtres
et des divinités dans son univers religieux et toutes ses thérapies. Précisons qu’il ne retire pas de bénéfices substantiels de ses thérapies
pour bien le distinguer d’un « charlatan ». Il ne recherche pas la publicité et semble diffuser son savoir surtout au travers de relations de parenté, de voisinage, ou bien d’affinité. Emilien est un homme populaire, populaire dans le sens de « célèbre », « réputé », « ordinaire ».
Les pratiques qu’il déploie s’appuient surtout sur des techniques
mobilisant les forces naturelles, des plantes, des divinités et des ancêtres. Nous nous demanderons si elles sont le fruit de recompositions, de syncrétismes, d’héritages ancestraux ou modernes. L’examen
de quelques-unes de ses techniques nous entraînera dans un univers de
croyances propres à la fraction majoritaire des habitants les moins favorisée socialement et économiquement à La Réunion et à dans
d’autres zones de l’océan Indien. Leurs représentations paraissent
souvent liées à leur milieu.
Emilien accepte pour la première fois de parler d’une technique de
guérison « ancestrale » qu’il utilise : « Plusieurs fois on m’avait de-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
115
mandé comment on se sert des calous 45… Je n’avais jamais voulu
l’expliquer ». Parler de son univers ancestral n’est pas simple pour
lui… Pour lui, tout ce que l’on dit, pense, etc., est susceptible d’avoir
des répercussions dans la vie et même dans l’après vie. « (…) On ne
sait pas trop où ils traînent (les esprits, les ancêtres), peut-être qu’ils
nous écoutent là dans le manguier ? Surtout ce soir qu’il n’y a pas trop
de vent… » Une conception commune dans l’océan Indien (Paul Ottino, 1998). Evoquer son univers le fatigue. Il le dit simplement :
(…) De toute la famille il ne reste que moi-même, tous sont morts (…)
Faut pas trop parler beaucoup… Surtout dans les festins le soir, tout ça…
(…) Faut pas trop faire travailler la mémoire, c’est ça aussi qui esquinte et
au soir on se retrouve fatigué. (…) Faut pas trop mouiller son tricot, et là
ben faut parfois accepter de ne rien pouvoir attraper (saisir), pas même une
hache pour tuer un cabot…
Nous utiliserons l’examen des calous, des pierres sacrées, comme
fil conducteur pour tenter de démêler l’écheveau multicolore de la société d’Emilien. Nous verrons comment et à quel point ils sont susceptibles de rendre service à de multiples niveaux. Nous visiterons ses
chapelles pour [103] nous faire une idée de la façon dont s’agencent
les multiples cultes qu’il professe.
Le milieu rural urbain d’Emilien
L’environnement physique et social a des implications sur la plupart des pratiques des habitants (Watin, 1991, 2005). Ces pratiques
sont souvent indissociables du phénomène religieux. Nous examinerons rapidement ce qui se passe dans ce quartier du Port puis enchaî-
45
Jean Herbert (Spiritualité Hindoue) citant le Swâmi réunionnais Vivekânanda évoque rapidement les calous. L’usage des calous est connu de la majorité des Réunionnais mais pour beaucoup de gens le sujet « sent encore trop le
soufre ».
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
116
nerons sur une visite guidée explicative des lieux de travail 46
d’Emilien. Nous verrons que ces pratiques se tiennent dans un « milieu changeant ». L’exemple d’Emilien devrait illustrer comment se
juxtapose sans heurts la pratique de multiples religions. Comment le
culte des ancêtres a-t-il pu s’affranchir de la rupture avec celui des
ancêtres fondateurs des lignées ? Comment sacrifie-t-on aux ancêtres
et aux divinités ? Comment croit-on, en quoi, avec quoi, etc.
Cliché équipe Réa-R.
Atelier Cheyssial
Depuis deux, trois, parfois quatre générations, de nombreux habitants de l’île occupent des terrains qui avaient été concédés à leurs
parents par les communes pour pallier une « ancestrale » crise du logement. Au millénaire dernier, il y a une dizaine d’années, ces terrains
étaient situés en périphérie des villes. Tous ces quartiers « de ceinture » sont devenus « centraux » du fait de l’expansion urbaine des
dernières années. Ces quartiers sont aujourd’hui désignés comme des
« zones de R.H.I. » (« Zones de Résorption de [104] l’Habitat Insalubre »). Les habitants en sont expulsés et relogés par les pouvoirs
publics (Cheyssial, 2002).
46
Dans le texte, les paroles d’Emilien seront traduites du créole réunionnais au
français et écrites en italiques. Certains mots créoles réunionnais, tirés du
français, utilisés tels quels en créole local, à dessein ne seront pas traduits
mais figureront aussi en italiques dans l’ensemble du texte.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
117
Cliché équipe Réa-R.
Atelier Cheyssial
Au cours de l’année 2000 nous avons participé au recueil de données socio-économiques concernant les habitants du quartier
d’Emilien, constituant ainsi une base de données pour une S.E.M. et
pour les pouvoirs publics. 500 ménages furent interrogés. La plupart
des vraies statistiques de la population ne furent pas publiées. La
S.E.M. n’en voulait pas. Ces chiffres auraient retardé les travaux de
« reconstruction » du quartier en provoquant l’intervention immédiate
de l’Etat !
La valeur sociologique de ces données est importante : Retenons
surtout que la mortalité infantile masculine y était anormalement su-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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périeure à la moyenne nationale. Un jeune avait presque une chance
sur deux de ne pas atteindre 20 ans ! Après 20 ans, le déséquilibre
homme-femme dans la pyramide des âges de la population est troublant, les hommes semblent disparaître du quartier… L’espérance de
vie moyenne en l’an 2000, dans ce quartier, n’atteignait pas 60 ans.
Selon Emilien, les hommes y meurent plus et plus tôt parce que les
petits garçons peuvent jouer dans les ordures des [105] ruelles. Les
petites filles, elles, sont tenues enfermées et donc « survivent mieux
aux infections ». Ceci contribuerait à expliquer la forme « étrange »
de la pyramide des âges, un sapin de noël multicolore « déplumé par
une tempête »…
Retenons que ce sont les anciens et les anciennes des villes qui
tiennent le plus à garder leur habitat « rural » et tout ce qui
l’accompagne, résistant de toutes leurs forces au relogement en immeuble. Ce dernier aurait des implications profondes du fait de la
perte de leurs « affaires » (dont des reliques d’ancêtres) et surtout de
leurs jardins (dont leurs plantes tisanières). Des jardins à la biodiversité sans égale, perdus lors de la plupart des relogements actuellement.
Dans le quartier d’Emilien, les habitants disent ouvertement que leurs
voisins et voisines âgés qui ont « intégré des immeubles (…) n’ont pas
fait de vieux os ». Ce type de quartier, même s’il portait l’étiquette de
bidonville, était constitué d’habitats plutôt structurés, permanents, organisés spatialement en fonction des relations de parenté ou de
l’orientation, etc. Il n’y aurait plus d’organisation « naturelle » de
l’espace humain ; aujourd’hui, on met les habitants « là où il y a de la
place »…47
Auparavant, les habitants disposaient de toute la pharmacopée nécessaire pour soigner les maladies usuelles par l’administration de
bains et de tisanes. Ici, le mot tisane peut apparaître comme une institution souvent indissociable du phénomène religieux dont tous les anciens et les anciennes des quartiers font partie, avec plus ou moins
d’autorité suivant leurs connaissances et l’efficacité de leurs pratiques
prouvée en la matière (un nombre de guérisons avérées, au moins
une). Aujourd’hui, d’après eux, l’accès aux plantes est moins facile
47
Sur ce sujet et les conséquences de la transformation de l’institution de la
Kour, Vogel 1978, Wattin et Wolf 1982, 1989, Pothin, 1988.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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qu’avant : « Il faut presque courir après les remèdes pour faire les
tisanes… ».
Des guérisons reconnues ont inscrit Emilien dans la hiérarchie des
thérapeutes des environs et de l’île. Un jour que nous le « dérangions », par exemple, il allait honorer les ancêtres locaux d’un Réunionnais de sa connaissance, ne pouvant pas le faire parce qu’il vivait
toute l’année en Belgique, en leur sacrifiant tous les produits adéquats.
En 2009, il n’est pas le dernier thérapeute actif de son quartier (500
ménages).
[106]
Visite chez Emilien
Dans les années trente, ses parents, ses oncles et ses tantes
s’installent ici dans la ville du Port en s’appropriant de vastes terrains
épineux aujourd’hui réduits à une portion congrue surpeuplée. Ils
viennent d’autres communes sucrières de l’île et sont surtout attirés
par le développement industriel portuaire, celui-ci offre des emplois
de docker aux hommes. Grâce à la relative proximité de la rivière,
comme leurs voisins, ils élèvent aussi plus d’une centaine de quadrupèdes pour parvenir à joindre les deux bouts ; « (…) Des cochons
noirs (phacochères de l’espèce nommée ici goudrone) et des cabris
(chèvres), et tous les grands chiens qui vont avec (…) ». Ils construisent un habitat de type nommé ici bois sous tôle orienté suivant les
points cardinaux, la course du soleil, la direction de la mer et de la
montagne et d’autres raisons « sociocosmiques ». Emilien est un des
seuls habitants du quartier à avoir pu préserver une orientation « traditionnelle » de son habitat. Cette orientation est celle que l’on peut encore observer à Madagascar dans les villages par exemple.
C’est son père et son oncle qui l’initient en premier à l’intercession
avec les ancêtres et à d’autres techniques thérapeutiques : « En
m’apprenant mon père m’a dit je te préviens : « Si tu utilises ces connaissances pour faire de la malice (de la sorcellerie, nuire à autrui) je
serais toujours là pour te taper sur la tête… (de mon vivant comme
après ma mort) ». Emilien aura d’autres initiateurs, ne quittera jamais
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
120
cet endroit définitivement, ne se mariera jamais à l’Église et ne reconnaîtra pas d’enfant « officiellement ».
Emilien est aussi l’héritier d’un ancêtre guérisseur dont la « légende » familiale a pu être reconstituée au fil des discussions. Cette
légende ne constituerait pas une exception à la règle qui veut qu’à La
Réunion « on ne vénère pas d’ancêtres malgaches primordiaux ». Ici il
va plutôt s’agir du premier ancêtre malgache-rénioné vénéré par Emilien, un ancêtre avec qui il entretient des échanges privilégiés. Ceci
constitue peut-être une adaptation à la rupture généalogique observée
partout. Un « affranchissement » aux conséquences du « voyage sans
retour » des primo arrivants ?
Cet ancêtre serait arrivé sur l’île aux alentours du début du 19e
siècle. « Il était l’esclave betsimisaraka d’un malgache de haut rang ».
Tous deux furent emprisonnés par les Français à la prison militaire de
Fort Dauphin, dans le sud de la Grande Ile. Parvenus à s’évader de
Madagascar, ils auraient gagné La Réunion en pirogue à voile et balancier – une tarifka volée – à la faveur de la saison des vents et des
courants favorables, peut-être lors d’une grande tempête : « Quand ils
sont arrivés ici, ils avaient [107] encore leurs chaines à leurs
pieds… », précise Emilien ; « (…) Il a réussi dans l’élevage des
vaches, il est parti de rien, on lui doit beaucoup (…) Il a de très bons
conseils, il s’y connaissait un tas (beaucoup) dans les plantes, les tisanes et le reste… ».
Emilien Ropaul en 2008
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
121
Emilien à présent nous fait visiter chez lui et nous ouvre ses chapelles, ses autels, les espaces et les lieux où il travaille. Avant tout, il
insiste sur le fait qu’il n’y pratique ni « magie » ni « sorcellerie » ;
pour un peu, en riant, il ouvrirait même ses placards pour que nous
photographions l’intérieur : « (…) Moi, je ne fais pas d’malice…» ditil fièrement. Malice est le nom couramment donné en réunionnais à la
Sorcellerie, ensemble de pratiques qui visent à nuire à autrui (un vivant, un mort, des animaux…) ou bien à acquérir du pouvoir et de
l’autorité surtout par de l’argent mal acquis.
Comme une majorité de Réunionnais, il se reconnaît plusieurs ancestralités et se doit de n’en négliger aucune. D’où l’apparent mélange
de cultes pratiqués chez lui, des cultes en fait plutôt séparés. Les photographies ci-dessous montrent sa chapelle « indienne » et ses calous
(troisième des photos suivantes) dont il nous ouvre les portes pour
prendre des photos en avertissant en chantonnant et en frappant sur les
tôles et portes de bois pour prévenir les ancêtres et les divinités qui
peuvent s’y trouver. Nous parlerons des calous un peu plus loin en
abordant la méthode qu’il peut employer pour soulager ou guérir des
patients de toutes sortes de maladies et honorer ancêtres et divinités.
[108]
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
122
Voici, juste au dessus, une pièce où sont vénérées, à dates fixes, les
divinités principales du panthéon hindou. Elles sont représentées par
des padons, des chromos religieux exécutés en Inde exposés dans des
cadres. Emilien pratique aussi donc l’Hindouisme, car selon lui « On
ne doit pas abandonner la religion de ses ancêtres ». De même, il est
aussi catholique et influencé par les cultes ancestraux malgaches. A
Madagascar ces deux cultes ne font qu’un presque sans heurts depuis
les tout débuts de la christianisation (Françoise Raison-Jourde, 1991).
A La Réunion, le culte des ancêtres paraît, lui, toujours plutôt situé
dans la sphère religieuse « privée ».
Emilien se reconnait donc des ancêtres hindouistes indiens, catholiques français et malgaches. Parfois, il évoque une de ses ancestralités komorienne mais reste moins prolixe à ce sujet. Il semble encore
parfois être un peu « tabou » d’avoir des ancêtres de là-bas.
On aperçoit sur la photographie suivante sa maison « en dur », à
gauche, et la palissade en matières végétales, aujourd’hui en plastique
et tôle ondulée, qui dissimule les pièces où il travaille le plus. Au
fond, la voiture d’un petit-neveu, son poulailler et un tas de bois pour
la cuisine.
[109]
Derrière la palissade deux de ses bureaux de consultation. La pièce
de gauche sert à guérir de toutes sortes de maladies exclusivement
féminines ou enfantines. Aucun homme, à part lui, ne devrait y pénétrer.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Des divinités indiennes y sont invoquées et honorées par exemple
pour avoir des enfants lorsqu’ils ne viennent pas « naturellement ».
« Ici, c’est Kolien qui souvent me donne un coup d’main », précise
Emilien. Au centre, la table et les chaises où il reçoit ses patients.
La pièce de droite est son lieu de travail principal. Il y invoque certains ancêtres qui étaient aussi des guérisseurs et des tisaneurs pour
l’aider dans sa pratique. Il peut y pratiquer le diagnostic des pathologies par le truchement de cartes à jouer.
Le médecin et anthropologue Jean Benoist note (2006) que ce type
de diagnostic, complexe, moderne, très peu étudié à présent, existe
aussi sur l’île Maurice. Emilien y recourt lorsque ses patients lui cachent des éléments de leur maladie ou de leur vécu. Lorsque l’exposé
de leurs symptômes est flou ou bien lorsque le diagnostic établi par la
biomédecine est restitué par le patient de façon incertaine et manque
de précision.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Emilien a ramené des guerres coloniales de quoi raviver ici le culte
des ancêtres. Des connaissances variées et des produits entrant dans
les [110] compositions secrètes de ses remèdes, par exemple de ses
poudres propitiatoires. En 1943, en pleine guerre, un devin et guérisseur malgache Hova – un ordre social roturier « blanc », libre, des
hautes terres centrales (Paul Ottino, 1998) – complète sa formation :
« Il possédait un don incroyable, il était aveugle, il plaçait ses mains
sur ta tête comme ça et il te disait d’où tu venais et qui étaient tes ancêtres ! » Nul doute qu’Emilien et ses frères d’armes réunionnais, privés de racines, stigmatisés à tort comme des descendants d’esclaves,
furent marqués par cet homme. Difficile d’évoquer plus en avant ces
épisodes. « Ils fatiguent… ».
Le sol du bureau d’Emilien est aussi jonché d’objets inhabituels
pour le commun des mortels. Sur une natte, des nodules polymétalliques, des sachets mystérieux avec racines, bois, poudres, feuilles de
diverses plantes, terres, sables, etc. Les nodules eux furent formés à
grande profondeur dans le calcaire de la zone il y a des millions
d’années.
Une fois râpés, de ces minéraux métalliques entrent dans la composition de certains remèdes qu’il prépare comme ses maîtres lui montrèrent, soumis à leur approbation, sous leur portrait et comme en leur
présence…
Souvent, il allume pour eux des cigarettes, parfois il parle avec eux
devant ses patients dans une langue très difficile à saisir ou bien en
créole réunionnais difficile à comprendre pour qui n’est pas de la
Kour. Chez lui le décorum, les parfums, les encens, l’absence de
bruits de circulation, les prières marmonnées, le simple chant des
nombreux coqs et des oiseaux tropicaux, à chaque seconde, presque
de jour comme de nuit, semblent suffire à faire vaquer
l’imazination… Voire plonger le spectateur ou le patient, s’il le désire,
dans un état modifié de conscience plus ou moins profond, plus ou
moins « réceptif » au monde invoqué pour lui par Emilien. Un état
propice à toute forme de création.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
125
[111]
Derrière sa palissade en plastique, Emilien a aussi construit une petite case qui figure l’habitat de l’un de ses ancêtres malgaches reconnu
socialement comme un guérisseur et un tisaneur. On voit sur les photos précédentes qu’on y trouve tout ce qui lui plaisait de son vivant ;
cigarettes brunes, rhum, sagaie de gardien de vaches, chapeau de soleil, couteau, décapsuleur, canne protectrice en bois sacré malgache,
galet antidouleur, etc. On trouve aussi des produits destinés à
l’honorer ; fleurs, bougies, nourritures… Au mur, des sachets de
plantes, sur la table de l’eau pour tisane que l’ancêtre peut aussi
« charger » d’influences bénéfiques… Les dons de guérisseur ou bien
de devineur sont transmissibles à des héritiers et se réactualisent aussi
par-delà la mort à La Réunion.
Le procédé est simple, Emilien s’installe dans la petite case et y
médite la thérapie qu’il projette pour un patient, surtout la composition adéquate de tisanes. Son ancêtre intervient sur lui comme dans un
culte de possession classique en prenant possession de son corps et de
son esprit ou bien lui donne réponse à ses questions directement dans
son esprit en le laissant conscient, des conseils médicaux le plus souvent.
Certains « parallèles » avec l’institution du Tromba à Madagascar,
par exemple, n’échapperont à personne. Sa technique débouche souvent sur l’administration de bains de tisanes et de tisanes. L’ancêtre
lui « souffle » une partie de la composition d’un remède adapté à
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
126
chaque patient, Emilien complète la formule de la tisane du patient
avec sa propre expérience…
La première des photos précédentes présente un type d’autel chrétien particulier. Derrière les portes rouges du dessous un panthéon de
statuettes de saints et de saintes parfois en plusieurs exemplaires, la
Vierge, Saint Michel, Saint Georges, Saint Christophe, Saint Expédit… En haut de l’autel, derrière des portes rouges aussi, des représentations du Christ, son Père et l’Esprit Saint pour que soit respectée la
hiérarchie divine chrétienne en terme de « tri positionnement figuratif » classique.
Certaines des statuettes peuvent être les témoins de promesses
faites pour obtenir quelque chose contre un jeûne, une abstinence
sexuelle ou [112] autre. Si on n’obtient pas ce que l’on désire, il est
possible de leur arracher la tête avant de les replacer dans l’autel.
Sur l’autel sont disposées des plantes en pots dont les feuilles entrent dans la composition des remèdes les plus courants et de remèdes
rares. Quand l’autel est hermétiquement clos, l’énergie bénéfique que
dégage tout ce panthéon « charge » les plantes d’influences qui vont
aider à la guérison, précise t-il. Le tout est surmonté d’un poteau ancestral arborant des cornes de vache.
La troisième photo précédente présente, juste à côté toujours derrière la palissade, l’endroit où il prépare certaines de ses tisanes médicinales. On y voit un petit banc de bois bien rangé verticalement
contre un arbre, un mortier, un pilon, quelques plantes célèbres dont
une Datura tant redoutée de nos jours avec ses fleurs oranges en
trompette. On remarque aussi des galets plats.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
127
Pour soulager les douleurs, les galets ramassés sur le bord de la
mer sont utilisés, les fameuses grenades pays. On masse toujours du
centre vers les extrémités, « Toujours râler en descendant, jamais
pousser en montant, comme la rivière qui s’en va toujours à la mer »,
précise Emilien.
On se débarrasse ensuite de ces galets un peu plats en les jetant
dans l’Océan, par là on cherche à se débarrasser des douleurs et de la
maladie dans un même mouvement de rejet.
On remarque aussi un orifice d’évacuation percé dans le béton et
destiné à recueillir les marcs des tisanes ou des bains thérapeutiques.
Le marc des tisanes est jugé potentiellement dangereux, ici et là il
peut être utilisé en sorcellerie pour asservir celui qui absorbe la tisane
ou se purifie (bain) avec. Les substances jetées dans l’orifice se déversent sur une souche d’arbre qui « absorbe » sans danger les éléments
versés. On jette également le sang de volailles ou d’autres animaux
sacrifiés puis consommés en famille pour remercier des ancêtres de
leur aide à la guérison ou du soulagement des douleurs 48.
48
Une prière entendue ici et à Madagascar, presque dans les mêmes termes
d’après des notes de « terrain », chez les Vézo, prière que l’on peut prononcer lors du sacrifice. Une main est placée sur les yeux et le front de l’animal
pour l’apaiser avant qu’il ne soit proprement égorgé sans cris ni douleurs :
« Notre père, qui êtes aux cieux, que ton nom soit sanctifié. Accueillez
comme il se doit cet animal, nous le chargeons d’un message pour vous et
les ancêtres en espérant qu’il vous fera plaisir. Apportez-nous la santé en
échange pour que nous puisions continuer la tradition (…) ».
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[113]
Les calous et l’expression de leur dévotion
Les calous sont des pierres de la plage, des galets, qui servent à représenter des divinités (Brahma, Shiva, Vishnou…) ou bien leurs avatars, surtout Maha-Mouny (saint homme permettant d’atteindre l’éveil
spirituel), Karliaye (Maha-Kâli), Surien (Dieu du soleil), des Saints
(la Vierge…), des entités plus « confuses » (l’Esprit Saint…) ou bien
des ancêtres. Peut-être aussi parfois un ensemble de divinités que révéraient un ancêtre en particulier. Parfois ces galets peuvent « représenter » aussi toute une lignée, maternelle ou bien paternelle, comme
dans deux des trois photos précédentes où l’on aperçoit des calous du
temple familial Sanbenoun, ensemble de chapelles toutes proches de
celles d’Emilien (400m à vol d’oiseau, la photo centrale présente un
des calous utilisé lui par Emilien). Ici, ceux-ci sont voilés de rouges
pendant qu’on construit pour eux un abri en parpaings en 2003. Ces
calous là, représentant surtout des lignées d’ancêtres « efficaces » depuis longtemps, sont scellés dans des autels en ciment. D’autres ailleurs, dans d’autres familles, sont plus « libres », n’ont pas de support
fixes ou bien peuvent être placés dans un pot de fleur empli de béton.
Voyant notre intérêt pour ses calous, le prêtre (moine) chargé du culte
de ce temple nous ouvre une autre de ses chapelles où les calous sont
« en activité ».
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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[114]
Les calous en question appartiennent au grand-prêtre (l’aîné d’une
branche familiale). Des traits de visages y sont peints, ils sont habillés
d’une étoffe précieuse. En détaillant, on voit que le grand-prêtre appartient à une longue lignée de coupeurs d’animaux et de femmes lettrées.
La littérature réunionnaise orthographie calou aussi bien que kalou (qui viendrait du tamoul kal). Ces objets possèdent même d’autres
appellations plus « secrètes », en tout cas moins diffusées. Des
« pierres sacrées » sont en usage un peu partout dans le monde, en
Afrique et dans l’océan Indien en particulier. A La Réunion, on pense
que ce sont les premiers arrivants indiens engazés qui en introduisent
l’usage. Considéré comme une pratique religieuse païenne, en lien
avec les pratiques de sorcellerie, l’Hindouisme fait peur.
Emilien appelle ses calous du terme générique créole réunionnais
de Bons Dieux. Le monde des morts et des Dieux, dans cette partie de
l’océan Indien, est parfois perçu comme peu séparé du monde des vivants (Fidanza, De Coppet, 2000). Il est peuplé de bons et de mauvais
zancêtres. Les mauvais peuvent se venger en agissant sur le destin de
vivants s’ils jugent qu’au travers de leurs calous ils sont mal ou pas
assez honorés. Le risque principal encouru est l’envoi d’une maladie
ou d’une malchance à des vivants. Des maux dans ce cas bien perçus
comme étant en provenance du monde des morts, des ancêtres.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
130
« Pas besoin de cinéma pour comprendre un Bon Dieu… »
Cette parole d’Emilien résume bien comment on doit se comporter
avec les calous. Un produit « hérité » de la transplantation de la religion hindoue sur le sol réunionnais dans le cadre de l’Engagisme, puis
adapté, doté entre autre d’un pouvoir thérapeutique direct et d’une
grande « discrétion » : « (…) Ce sont les plus sérieuses des statues,
parce qu’elles ne parlent pas… Et qu’est qu’elles vont pouvoir raconter sur vous ? Rien. Elles ne racontent rien. Elles ne parlent pas, elles
sont contentes… Vous avez prié avec elles ? Elles sont contentes !»
Pour Emilien, les Bons Dieux sont des sortes d’entités familières
efficaces et discrètes, on intercède auprès d’eux surtout par la prière et
l’imazination. Pour lui, ce mot serait synonyme du mot méditation.
Emilien explique bien comment cela « fonctionne » : « Vous avez prié
un petit peu avec elles ? On leur demande un peu la santé pour vous…
Elles font un petit peu de machin avec vous et c’est tout, c’est fini…
Elles vous redonnent la santé… »
[115]
Pour lui, tout ce que l’on dit (et fait) est susceptible d’avoir des répercussions dans ce monde comme dans celui des ancêtres, du vivant
comme après la mort de celui qui parle ou agit. Une conception commune dans l’océan Indien notamment à Madagascar (Paul Ottino,
1998).
« Il y a des gens vantards… Alors là, attention ! (…) Ils racontent
partout qu’ils sont des grands hommes… Et bien ça, (les calous) ça les
baise parce que ça, ça ne cause pas… » Emilien sous-entend par là
que les calous « ne parlent pas », ils « agissent ». Il pense un peu que
les hommes devraient faire de même… Il insiste sur le coté « silencieux », « discret », de cette forme de thérapie, mais aussi sur la bonne
« moralité » des calous, ici en l’occurrence des trois siens : « Elles ne
causent pas, mais tous les trois ont une parole, tous les trois n’ont
qu’une parole (…) ».
Il précise ensuite la façon dont on doit invoquer les calous. La cérémonie se déroule chez lui devant l’autel où ils sont scellés (voir photos). Elle a lieu lorsque tout le monde est en état, on aperçoit sous
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
131
l’autel les seaux pour laver les fruits et beaucoup de corbeilles à offrande. Ceci laisse supposer de l’ampleur importante des libations ritualisées lors de ces cérémonies ou services pour des Bons Dieux lorsque qu’ils sont honorés en famille. C’est peu différent lorsqu’on leurs
demande d’intervenir dans le cadre d’une thérapie. Beaucoup de gens
peuvent être témoins et participer de près ou de loin à ce qui se passe.
La personne à guérir est placée debout, si son état de santé le permet, devant les calous. Le « grand-prêtre » (l’ainé d’une branche familiale le plus souvent) sert d’officiant pour le ou la malade :
On ne nomme que le nom de la maladie. On ne nomme pas les noms
(des malades ou ceux attribués aux calous, il y a des exceptions), on ne
nomme que le nom de la maladie. (…) Par exemple, monsieur là il a tel
cancer, il souffre de ça et de ça, monsieur là il a le bras qui fait mal, la tête
qui fait mal… Et qu’est-ce qu’on peut faire ensemble pour le soulager ? Et
quelle tisane il faut faire ? Là, on demande (aux calous) et voilà…
La réponse est donnée dans l’esprit de l’officiant ou des participants presque immédiatement. Ou bien elle viendra en rêve, pendant
le sommeil. Emilien intervient avec ses calous dans les cas graves car
ils représentent plus particulièrement des ancêtres qui avaient (et ont
toujours) des dons de guérisseur, donc des spécialistes. Il fait intervenir ses propres calous si le malade n’en a pas où bien si le ou les siens
se sont révélés impuissants.
Les calous « s’activent » lorsqu’on s’adresse à eux et qu’on leur
fait des offrandes, mais toute l’année il plane autour d’eux une
« étrange atmosphère » pour les « non-initiés », un mélange de crainte
et de respect, [116] comme si ils étaient un peu en permanence « activés ». Ils peuvent représenter plusieurs choses à la fois, ancêtres,
saints et divinités, c’est donc pratique et discret on ne s’occupe que
d’un objet pour plusieurs utilités. Il en apparaît encore de nouveaux de
nos jours, mais sans doute moins qu’avant.
Souvent on en hérite. Ils sont de plus en plus représentés par des
portraits d’ancêtres ou des statues de divinités, ce serait jugé plus
« moderne ». Emilien par exemple n’utilise pas de calous dans son
bureau de consultation « malgache », plutôt des portraits et des sta-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
132
tuettes qui peuvent représenter ponctuellement des ancêtres aussi. Les
ancêtres paraissent pouvoir s’incarner temporairement s’ils le veulent
dans des objets.
Les pratiques mobilisées par Emilien semblent se baser sur les lois
de l’échange, les lois du don et du contre-don (Marcel Mauss, 192324). La chose donnée (la santé, les honneurs, etc.) est au minimum
une fois reçue puis redonnée. Le tout « amorce » une sorte de
« pompe », un mouvement ascendant de valeurs habilement hiérarchisées reconduisant le tout sociocosmique de la société. Des valeurs
dont certaines se transforment souvent, au final, en monnaies (Louis
Dumont, Daniel De Coppet… E.R.A.S.M.E.).
Emilien explique ce système d’échanges quand il s’adresse à ses
calous : « Toi tu donnes ça, moi je donne ça, toi tu donnes ça et moi je
redonne ça…(…) « On s’adresse à ses vieux parents par exemple…
Surtout ses vieux parents décédés ! (…) Et qu’est ce qui faut faire
pour mettre ensemb’après pour compléter cela ? (quelle tisane ?) »
Des ancêtres, des divinités, des saint(e)s ou bien des puissances naturelles ou surnaturelles sont donc convoqués pour dire quelle plante
doit aussi entrer dans la composition de tisanes absorbables par la
bouche (tizan’) ou par la peau (bain d’tizan’).
Voici comment agissent les calous : « Et là, ils vous donnent, ils
vous disent… Prends telle feuille là, telle feuille là-bas, telle feuille
ici, mettez tout cela ensemble, faites bouillir… Et puis on prend un
bain avec et voilà c’est parti… ». Ce procédé Emilien l’a hérité de ses
parents et ses initiateurs pour trouver les bonnes plantes d’un remède
contre une maladie.
(…) Tu fais ton travail poliment, tes prières, tes cérémonies, et puis tu
donnes. A manger surtout si tu as une petite monnaie dans la main (aux
ancêtres, aux divinités que l’on nomme) et puis tu attends le résultat. Il ne
faut pas trop parler… Garde ton secret pour toi toujours, voilà, parle pas
trop de ça aux autres… (…) Le mercredi et le vendredi sont les meilleurs
jours pour travailler… (…) Si tu n’as pas le temps tu fais le dimanche de
grand matin au lever du soleil mais tu termines avant la nuit, si tu peux.
L’après midi tu prends ton repos… Tu suis le nombre des jours où tu
commences et tu veilles le résultat.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
133
[117]
Toute personne conviée à la cérémonie peut donner son avis sur les
différentes plantes conseillées par les calous pour les mélanzer. « Pour
tout cela, on doit aussi faire appelle à l’imagination, « l’imazination »
un cadeau du ciel », précise Emilien. « (…) Par exemple, Mémé m’a
dit, il faut mettre des feuilles de manguier… Ou bien des feuilles de
pied de letchi (…) ». Pour Emilien les rapports avec les ancêtres ou
des puissances supérieures s’établissent donc grâce à ce qu’il nomme
l’imagination.
Au final, au moins deux plantes, « une paire d’agents agissants »,
sont retenues pour former de quoi faire divers sortes de macérations,
de préférence pas dans de l’eau du robinet, « Pasque li stagne dans les
tuyaux par delà de chez tout le monde ». Ensuite, on lave le patient de
la manière la plus énergique possible tout en priant à voix haute. Puis
tout ce qui a servi au traitement (y compris les vêtements du malade)
est placé dans une étoffe de préférence rouge fermée par 7 nœuds et
jetée à la mer un peu plus tard. La présence de moins de dix pièces de
monnaie y indique le nombre des ancêtres invoqués. « La symbolique
des premiers nombres (…) épuise l’univers des actions humaines et
rend compte de l’ordre des choses dans la nature » (Daniel De Coppet,
1970).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
134
Résidus de thérapie contenant écaille de tortue,
citrons, pièces de monnaie, etc. – 2006
Vestiges de repas, monnaies et offrandes à des ancêtres
sur une plage de l’Est de l’île – 2007
[118]
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Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
136
[119]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Première partie :
Créolité : Réunion-Maurice
“La fabrication créole des saints:
christianisme ou paganisme ?”
Jacqueline Andoche
Université de La Réunion
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
L'étude des pratiques et croyances religieuses en terre réunionnaise
permet de mettre en valeur la multiplicité et la complexité des dévotions relatives aux « Saints ». Si certaines de ces figures pieuses sont
de pure création locale, d'autres ont subi les métamorphoses de l'exil
pour apparaître sous des visages différents de leurs originaux. Comment se sont faites ces modifications ? Sommes-nous là face à une
forme renouvelée de christianisme ou s'agit-il d'une modalité de retour
au paganisme ? Notre communication n'aura pas la prétention de répondre à ces questions. Nous tenterons plutôt de les susciter à partir
de l'exposé d'un ou de deux exemples portant sur la manière de fabriquer l'invisible dans l'univers créole.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
137
Texte
L’étude anthropologique des pratiques et croyances religieuses
dites « populaires » en terre réunionnaise permet de mettre en valeur
la multiplicité et la complexité des dévotions relatives aux « Saints »
dans une île créole de l’océan Indien. Si certaines de ces figures
pieuses sont de pure invention locale, d’autres ont subi les métamorphoses de l’exil pour apparaître sous des visages sensiblement différents de leurs originaux d’origine européenne.
Comment ces modifications ont-elles été faites ? Que représentent
les figures d’invention religieuses pour les hommes et les femmes qui
les ont créées et ne cessent aujourd’hui encore de les remanier ?
Quelle place occupent-elles dans leur ferveur au quotidien ? Quelles
fonctions leur attribuent-ils ? Quels usages en font-ils ? Mais aussi
quel sens anthropologique trouver à ces conduites et à ces inventions ?
[120]
Pour répondre à ces questions nous nous appuierons sur les résultats d’une recherche ethnographique réalisée dans les deux dernières
décennies du vingtième siècle (1980-1990) dont le sujet portait sur les
conceptions réunionnaises des désordres psychiatriques et leurs thérapeutiques (Andoche : 2002). En suivant nos interlocuteurs dans leurs
itinéraires de soins, nous avons pu constater l’importance du recours
aux saints catholiques. Et ceci, même de la part de personnes qui pratiquaient une autre religion. L’étude approfondie de la dévotion à ces
figures de piété a révélé des caractéristiques qui semblent les éloigner
des qualités qu’on attribue ordinairement aux Saints. Ces derniers ont
ici, à l’île de La Réunion, un caractère omnipotent et une identité plurielle.
Forces spirituelles aussi puissantes que les « morts » ou les « esprits » qu’ils peuvent dans certains cas pacifier ou apaiser 49, les saints
49
Dans son travail sur la religion populaire à La Réunion Prosper Eve met
particulièrement en évidence ce rôle de pacificateur : ainsi, explique-t-il,
pose-t-on au bord des routes et des sentiers, précisément aux endroits où
sont survenus des accidents mortels, des croix surplombant des statuettes de
Saints catholiques censés accompagner et garder l’âme du mort dans sa mi-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
138
sont considérés comme des intercesseurs particulièrement efficaces
dans l’obtention de guérisons et de grâces de toutes sortes, mais ils
sont aussi craints et redoutés.
Saints Guérisseurs !
Saints protecteurs !
Saints justiciers et vengeurs !
Ici, les Saints peuvent intervenir dans le dénouement de crises de
sorcellerie, provoquer la maladie chez un ennemi, aider à retourner le
mal, mais aussi persécuter ceux qui les invoquent injustement ou oublient tout simplement de les remercier. Le cas le plus éloquent est
celui de Saint Expédit à qui la symbolique du nom confère la réputation de régler rapidement les affaires litigieuses, mais à qui il faut savoir remettre promptement ce qu’on lui a promis sous peine de représailles : « saint pressé », « rapide » ou « vif » disent les interlocuteurs,
« il ne faut pas jouer avec lui ». Ces propos font référence à son aptitude à dénouer rapidement une situation difficile, mais aussi à la sagesse de savoir l’invoquer pour les causes qui justifient son intercession.
[121]
« Saint vengeur » : il peut tout aussi bien aider à faire justice que
se retourner contre ceux qui mésusent de ses services.
« Saint jaloux » : « il ne faut pas le prier pour les histoires sentimentales, car il risque de frapper l’homme d’impuissance ».
« Saint protecteur » : il est censé protéger les foyers et prévenir des
sorts. On évitera cependant de l’exposer à l’intérieur des maisons, du
fait de sa nature vindicative et possessive. C’est un « saint du dehors »
dit-on.
gration vers l’au-delà. Car la mort par accident, considérée comme une
mauvaise mort selon la croyance populaire locale, condamnerait le trépassé
à errer dans des strates proches du monde des vivants, l’empêchant de connaître le repos éternel. De même trouve-t-on sur les tombes, dans les cimetières, la présence de statuettes de la Vierge ou de Saint Expédit considérés
comme les gardiens des morts (Eve : 1977 et 1985).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
139
Ces attributions qui peuvent réduire un Saint à la mesure des sentiments et des désirs humains s’éloignent des représentations véhiculées par l’Église qui entend faire du saint un médiateur entre Dieu et
ses créatures. Cette discordance n’est pas propre aux Réunionnais.
D’autres ethnologues ont noté, à des variantes près, les mêmes observations dans la France rurale et aux Antilles françaises (Laplantine :
1980 et 1986 ; Camus : 1988 et 1990 ; Benoit : 1997 ; Bougerol :
1997). L’originalité réunionnaise résiderait dans la pluralité des identités que peut posséder un saint.
Fruits de la confrontation entre le catholicisme, longtemps religion
dominante, croyances et pratiques des esclaves et des engagés venus
de Madagascar, de l’Afrique et de l’Inde, certains saints peuvent se
présenter sous un double visage : catholique et hindou. Ce qui permet
de les vénérer « des deux façons », c’est-à-dire dans les deux religions. Ainsi, Saint Expédit est-il assimilé à certaines formes popularisées de la déesse Karli qui dans l’hindouisme de village est la déesse
gardienne des morts (Eve : 1985). Quand Saint Expédit veille à empêcher l’errance des trépassés par accident au bord des routes, Karli
garde l’entrée des cimetières. De même est-il considéré comme la figure créolisée de Mardévirin, héros guerrier du Mahabaratta. Saint
Expédit comme Mardévirin était un guerrier : soldat de l’empire romain d’origine arménienne, sa légende dit qu’il fut persécuté suite à sa
conversion au christianisme. Ce qui fit de lui un saint martyre (Daix :
1996). Saint Expédit comme Mardévirin est « jaloux », amoureux des
femmes qui peuvent l’invoquer et qu’il cherche à séduire.
À son instar, certaines figures de la Vierge, comme Notre Dame de
la Salette et La Vierge Noire ont aussi leur double hindou : Mariemin
est l’équivalente hindoue de Notre Dame de la Salette ; Pétiaye, divinité protectrice des femmes et des enfants, déesse de la fécondité dans
l’hindouisme populaire, est l’équivalente hindoue de la Vierge Noire.
Comme saint Expédit, Pétiaye peut se venger et persécuter si on néglige de lui rendre les rites de protection qui lui sont dus.
[122]
Sommes-nous là face à une forme réinterprétée de la religion dominante, notamment par ce qu’on pourrait appeler un usage païen des
divinités chrétiennes ? S’agit-il d’une nouvelle forme de catholicisme ? D’un nouveau syncrétisme ? Ou est-ce alors une construction
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
140
inédite, purement réunionnaise, signant l’émergence d’une « religion
créole » (Nicaise : 1999) ?
L’examen particulier d’une figure de la dévotion populaire locale,
la Vierge Noire, prise ici comme modèle, nous aidera dans l’avancée
de ce questionnement.
À quelques kilomètres de Saint-Denis, dans la paroisse de la Rivière- Des-Pluies, creusé dans le roc qui surplombe l’église et jouxte
le cimetière communal, le sanctuaire de la Vierge Noire, inauguré à la
fin du dix-neuvième siècle par une grande famille de propriétaires esclavagistes, la famille Villèle-Desbassyns, constitue aujourd’hui encore, un des plus hauts lieux de pèlerinage de l’île. Viennent s’y recueillir des personnes de toutes origines et de toutes confessions.
Aux pieds de la statue, des remerciements en grand nombre, des
couronnes de mariée, des robes de baptême, des béquilles abandonnées témoignent des grâces et des guérisons obtenues. Des fleurs artificielles ou fraîchement coupées, des bougies constamment allumées,
confirment l’intensité de la dévotion. Sous le roc, un canal aménagé
pour l’alimentation en eau d’une ancienne sucrerie a été réinvesti par
les fidèles qui viennent s’y laver : l’eau de la Vierge Noire, considérée
comme miraculeuse, est indiquée dans le traitement des maladies,
pour la purification des maisons, la protection contre les dangers et
l’éloignement des forces maléfiques. Elle est particulièrement utilisée
dans l’exorcisme des mauvais esprits commandés en sorcellerie. Dans
ce cas, la puissance de la Vierge vient renforcer dit-on, celle de Saint
Michel ou de Saint Expédit spécialistes de ce type d’intervention.
La Vierge Noire est aussi souvent vénérée dans les domaines de la
maternité et de la petite enfance : pour concevoir un enfant, vivre en
paix une grossesse ou placer sous protection des enfants (Pourchez :
2000). Les plus importants de ces rites concernent le traitement des
« cheveux maillés » : c’est-à-dire la coupe cérémonielle des cheveux
d’un enfant dont l’emmêlement, s’il n’est pas interprété comme le résultat d’un acte de sorcellerie, est le signe de l’intervention d’un esprit
tutélaire. Cet esprit peut être un ancêtre, un esprit de la nature pour les
personnes de tradition africaine et malgache (Dumas-Champion :
2008). Il peut être Pétiaye, double hindou de la Vierge Noire pour les
familles qui recourent à l’hindouisme.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
141
[123]
Le rite qui consiste à offrir la chevelure à l’entité déterminée par la
tradition de référence (catholicisme, hindouisme, cultes ancestraux
d’origine africaine et malgache), peut s’accompagner du sacrifice
d’une poule noire et d’offrandes végétales. Il a pour but de mettre
l’enfant sous la protection de cette entité en s’engageant par le biais
d’une « promesse » (c’est-à-dire d’un vœu) à la vénérer tous les ans.
Lorsque le choix se porte sur la Vierge Noire, c’est elle qui devient le
protecteur.
Certains chercheurs ont vu dans ces conduites qui se déroulent aux
frontières de diverses traditions, une revisitation créole de la tradition
des vierges noires européennes spécialisées dans les rites de fécondité
– précisément en raison de la présence de la Vierge dans une grotte,
située au bord de l’eau généralement associée à ces rites (Pourchez :
2000). D’autres chercheurs y ont décelé des formes de l’expression
identitaire des dominés qui puiseraient leur source dans des récits mythologiques renvoyant à la période de l’esclavage. Les historiens, linguistes et anthropologues qui se sont penchés sur ces questions retiennent deux grandes versions de ces récits : l’une officielle, l’autre fruit
de la tradition orale, toutes deux consignées dans les registres de la
paroisse de la Rivière des Pluies (Chaudenson : 1980 et 1983 ; Eve :
1985).
Selon les sources officielles, c’est une dizaine d’années après
l’abolition de l’esclavage, en 1856 que la Famille Villèle Desbassyns
décide, pour fêter la promulgation du dogme de l’Immaculée Conception par Pie IX, d’inaugurer une statue de la Vierge, mais de couleur
blanche, abritée dans une niche creusée dans le roc. Précisément à cet
endroit où se trouve aujourd’hui la Vierge Noire. Le témoignage écrit
d’une enfant de la famille, Delphine de Villèle, décrit cette cérémonie
en mettant particulièrement l’accent sur son caractère pluriethnique,
rassemblant « les représentants de différentes nations tels que Européens, Créoles, Indiens, Malgaches… Un petit Malgache et un Indien
chrétien de l’établissement, accompagnés de deux acolytes tenaient
des cierges allumés…Que c’était touchant ces députations de diffé-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
142
rents peuples qui, chacun dans sa langue, venaient prier Marie de veiller sur ses intérêts » 50.
Le Père Wurzel, curé de la Paroisse, de 1939 à 1976, explique que
la statue étant en fonte, noircit avec le temps. Plus tard on la peignit en
noir précise-t-il, sans pouvoir donner des explications sur les raisons
de son [124] appellation « Vierge Noire », ni sur l’émergence du culte
dont elle est devenue l’objet. L’amplification de la dévotion daterait
selon lui des années 1950, pour devenir le phénomène de masse que
l’on connaît depuis :
La Vierge Noire, c’est pour les gens, la vierge la plus puissante…
Mais c’est une fausse idée qu’ils se font de la vierge ; parce qu’il n’y a
qu’une seule vierge. Et je pense que parmi ceux qui viennent prier, tous
n’ont pas une dévotion éclairée. Les prêtres n’ont jamais encouragé la dévotion à la Vierge Noire. L’évêque n’a jamais rien dit ; je n’ai jamais rien
dit non plus ; ni pour, ni contre. On laisse faire… 51
La version de la tradition orale, elle, fait résulter l’existence de la
Vierge Noire de la ferveur populaire qui, suite à un épisode de
l’histoire du marronnage, aurait investi dans ce culte particulier. En
effet, la légende raconte que durant sa fuite, un jeune esclave très
pieux, Mario, poursuivi par des chasseurs et réfugié à cet endroit, aurait sollicité l’aide d’une statuette d’ébène représentant une vierge
qu’il portait sur lui. Cette dernière, prise de compassion, fit surgir autour de lui un buisson d’épines qui le protégea. Quelque temps plus
tard on retrouva son squelette gisant aux côtés de la statuette. Un
sanctuaire fut élevé sur les ronces qui devint le haut lieu de pèlerinage
que l’on connut dès lors.
Entre ces deux versions, institutionnelle et populaire, des récits circulent qui empruntent à l’une et à l’autre, alimentant les rumeurs et
continuant de façonner les croyances relatives à la toute-puissance de
50
51
Extrait d’une lettre de Delphine de Villèle, petite fille de Madame Desbassayns au Révérend Père Colin, conservé dans les registres paroissiaux, Robert Chaudenson, op. cit., 1980, p. 83-85, tome 6.
Extrait d’entretien du 14 février 1978, in Robert Chaudenson, op. cit., 1980,
p. 83-85, tome 6.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
143
la Vierge, précisément du fait de sa couleur noire. Certains de ces récits jouant sur l’opposition à la fois sociale et symbolique du noir et
du blanc opposent la lutte sourde et invincible des esclaves au pouvoir
institué des maîtres, pour faire de la Vierge cette figure par excellence
de la victoire des dominés. Ainsi, selon plusieurs de mes interlocuteurs, l’existence de la Vierge Noire témoignerait de la volonté de la
famille Desbassyns de convertir ses « Noirs » à la religion officielle
en leur attribuant un sanctuaire particulier. Cette version qui ne va pas
sans sous-entendre une attitude ségrégationniste de la part des esclavagistes, est souvent complétée d’une boutade visant à confirmer précisément la force du pouvoir noir : « les Desbassyns ne voulaient pas
que les Cafres se mélangent à eux pour prier. Ils ont fait placer dans
l’enceinte de l’Église une Vierge Noire, pour qu’ils prient un Bon
Dieu comme eux… Un jour, quand l’esclavage a été supprimé, par
honte, on a voulu peindre la Vierge en blanc mais elle est restée
noire ».
[125]
Si, comme l’ont noté les historiens la démarche de la famille Desbassyns, souhaitant christianiser ses subordonnés, s’inscrivait bien à la
fin du dix-neuvième siècle dans la volonté générale des propriétaires
de l’époque de canaliser les révoltes en les déviant vers des dévotions
de type œcuménique, « rassemblant toutes les nations » (Prudhomme :
1984 ; Eve : 1985), l’histoire a montré comment ces mêmes nations
(malgaches, africaines, indiennes ou autres…) ont su se réapproprier,
chacun à sa manière cet événement, pour en faire une construction
propre, originale, marquant leur mémoire, leur quotidienneté et leur
religiosité du sceau de la pluridimensionnalité.
De ce fait, il devient impropre de réduire les rites et cultes voués à
la Vierge Noire aux modalités d’une réinterprétation de la tradition
des Vierges Noires européennes. Il faudrait davantage y voir une
forme de résistance à la christianisation qui échappe au contrôle de
l’Église : les rites de protection, de conjuration ou de fécondité qui se
déroulent dans l’enceinte du sanctuaire sont des rites marginaux, à
caractère privé et familial, sur lesquels le clergé n’a pas la main mise
et qu’il ne peut interdire. C’est précisément cette résistance subtile qui
va initier des formes de religiosité inédites, géniales parce
qu’inventives. Par la complexité des pouvoirs et des fonctions qu’elles
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
144
permettent d’attribuer à la divinité52, elles se rapprocheraient des polythéismes auxquels elles empruntent largement (hindouisme, cultes
ancestraux de la tradition africaine et malgache). Cependant, leur fabrication dans une matrice de culture et d’événements dominés par
l’idéologie chrétienne les contraint de se mettre en scène sous les aspects apparents de la religion des maîtres que néanmoins elles se réapproprient. Dès lors, il devient possible, à l’instar d’autres chercheurs
enquêtant dans d’autres espaces créoles (Benoit : 1997), d’y déceler à
la lumière de l’analyse initiée par Marc Augé sur les paganismes (Augé : 1982), des formes locales d’un « christianisme païen ».
[126]
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52
Ici la Vierge Noire dont nous avons choisi d’expliciter l’exemple, mais son
étude pourrait être étendue à d’autres entités, notamment à Saint Expédit.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
145
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[127]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Première partie :
Créolité : Réunion-Maurice
“Monocultualité et curiosité religieuse:
à propos de Réunionnaises catholiques
d’ascendance yab.”
Phanélie Penelle
Université Lyon II
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
L'histoire passée et contemporaine de l'île de La Réunion est marquée par de nombreux processus migratoires qui mettent en présence
des traits culturels et religieux aux origines variées. Cet élément fort
de la constitution de la population de l'île pousse nombre de chercheurs en sciences humaines à mener la plupart de leurs études sous
l'angle du pluralisme. L'observation de terrain ne laisse d'ailleurs aucun doute quant à l'existence de combinaisons de croyances et pratiques qui permettent une approche par les théories relatives aux syncrétismes. Pour autant, cette tendance réunionnaise à la multiplicité ne
signifie pas qu'il en soit toujours ainsi et doit donc être nuancée.
L'étude de cas ici retenue, et qui touche à une famille dont les origines
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
147
yab sont fortement marquées, nous montre qu'un croyant peut tout
autant se réclamer d'une appartenance religieuse unique, en l'occurrence ici du catholicisme. Cette mono-cultualité semble trouver ses
fondements dans les origines de la famille dans laquelle on peut l'observer. Elle en est même un marqueur fort puisqu'elle contribue, tout
comme d'autres éléments socioculturels, à fonder certaines affiliations, individuelles et collectives, en les inscrivant dans une histoire
commune à plusieurs individus issus d'une même famille. L'affiliation
religieuse est en quelque sorte généalogisée et devient ainsi un important facteur d'exclusion du groupe et, par conséquent, d'affirmation
d'une identité propre. Cette mono-cultualité n'oblitère pas pour autant
toute curiosité pour des manifestations cultuelles autres que catholiques. C'est alors avec un bref aperçu des messes de Renouveau catholique et toujours à travers l'exemple [128] de la même famille, que
l'on peut aborder le questionnement d'un concept encore peu développé, celui de religion créole. Il ne sera pour l'instant ni défini avec une
très grande précision – ce qui supposerait l'interrogation des deux
termes qui le composent – ni utilisé pour confirmer l'existence d'un
syncrétisme. Son utilisation servira ici à mettre en lumière l'existence
de pratiques rituelles transversales à différentes traditions religieuses.
Texte
Les processus migratoires, qui mettent en présence des traits culturels aux origines variées, sont un trait distinctif de la constitution de la
population réunionnaise. Ce constat pousse nombre de chercheurs en
sciences humaines à mener leurs travaux sous l’angle du pluralisme,
notamment dans le domaine du religieux. L’observation de terrain ne
laisse en effet aucun doute quant à l’existence de combinaisons de
croyances et de pratiques justifiant une telle approche. C’est ce que
Françoise Dumas-Champion nous rappelle lorsqu’elle dit que, « à La
Réunion, les itinéraires religieux sont souvent multiples et diversifiés,
à l’image de l’identité cumulative », notion développée par Jean Poirier et Sudel Fuma [Dumas-Champion, 2002]. Dans le même ordre
d’idées, et parce que l’histoire mouvementée du peuplement de l’île a
en partie désintégré les chaînes de transmissions culturelles et notamment cultuelles, une approche par les théories relatives au syncrétisme
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
148
s’avère riche de potentialités. Ce terme, ici simplement entendu dans
le sens que François Laplantine et Alexis Nouss lui donnent, c’est-àdire comme « l’addition de croyances de sources différentes dans une
même unité », peut effectivement éclairer les analyses de certaines
pratiques rituelles réunionnaises [Laplantine, Nouss, 1998]. Car s’il
existe un pluralisme religieux, les pratiques cultuelles réunionnaises
sont aussi parfois porteuses d’éléments eux-mêmes issus de différentes origines et néanmoins mis en présence dans un même culte, qui
présente alors une forme unifiée.
En se remémorant ici les principales influences culturelles présentes dans l’île (côtes Ouest et Est africaines, indienne, chinoise,
malgache et européenne dans toute leur hétérogénéité), on en déduira
aisément qu’il peut exister sur le sol réunionnais une multitude
d’éléments religieux, qui se mêlent dans un assortiment complexe.
Aussi, lorsqu’on y rencontre un individu, puis deux, puis trois qui se
disent attachés à une seule religion, et que l’observation confirme la
présence de ce que l’on nommera, par opposition aux approches plus
haut citées, de la mono-cultualité, il y a sans [129] doute nécessité à
s’interroger sur cette autre tendance religieuse réunionnaise. Où
trouve-t-elle ses racines et pourquoi certains individus s’y attachentils ?
Rencontrons à ce propos une famille descendue des Hauts 53 au
début des années 1980 et actuellement implantée dans le Nord de l’île.
Deux sœurs d’une quarantaine d’années, qui se disent « très catholiques », nous intéressent ici plus particulièrement. La première, Marie-Pierre, refuse avec véhémence la proposition d’une belle-sœur
d’assister à un « servis’ kabaré », arguant « qu’aller déranger les
morts, c’est pas bien » 54. La deuxième sœur, Julia, dira à son tour
qu’elle refuse catégoriquement toute participation à des repas cérémo53
54
Les Hauts, terme très répandu à La Réunion, fait référence aux zones escarpées du centre de l’île, les Bas représentent pour leur part le pourtour littoral.
Le « servis kabaré » aussi appelé « servis zancèt » ou, selon son affiliation
déclarée, « servis malgach’ » et « servis malbar », s’il est de formes
quelques peu divergentes, peut être décrit comme une cérémonie dite
d’appel à des ancêtres. Nous renvoyons à quelques travaux lui étant exclusivement dédiés et référencés dans la bibliographie de cet article : CACHAT
S., 2001, DUMAS-CHAMPION F., 1997 et 2002.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
149
niels d’origine indienne, ajoutant qu’on risque d’y attraper « de mauvaises choses ». Elle explique en partie ces refus par le fait qu’elle et
sa sœur n’ont jamais eu l’occasion, dans leur jeunesse, d’approcher
d’autre religion que le catholicisme. Et c’est effectivement dans leur
histoire familiale, elle-même imbriquée dans l’histoire plus large de la
composition historique du multiculturalisme réunionnais, qu’on
trouve quelques éléments de réponse à leur attachement religieux mono-référentiel.
Descendantes de parents yabs 55, elles ont grandi dans les Hauts,
au cœur du cirque de Salazie. Comme pour d’autres familles de cette
origine la religion était, depuis plusieurs générations, le catholicisme
importé par les colons métropolitains au cours du peuplement de l’île.
Les Hauts de La Réunion sont devenus, au fil du XIXe siècle, une
sorte de refuge pour les descendants de familles blanches plus ou
moins déshéritées. Bien que des descendants d’esclaves y soient aussi
présents, il semble que les populations y résidant s’y soient peu mélangées. Les autres populations, comme les descendants d’engagés
indiens ou chinois 56, n’y sont pour leur part que [130] peu représentées puisqu’elles sont bien souvent restées implantées sur le littoral, à
proximité des anciennes usines sucrières où leurs ascendants travaillaient [Chane-Kune, 1993]. Les familles de Yab des Hauts, aussi appelés « Petits Blancs des Hauts » 57, à l’instar de celle de Marie-Pierre
et Julia, vivaient donc coupées des pratiques religieuses des engagés.
De plus, la génération des parents de ces deux sœurs était peu encline
55
56
57
Les Yabs sont les descendants des familles de colons blancs principalement
venues de France et plus largement d’Europe.
Les engagés, principalement originaires de l’Inde et de Chine, étaient des
ouvriers sous contrat que la France fit venir par contingents entiers pour pallier le manque de main d’œuvre dans les plantations, désertées par les anciens esclaves après l’abolition de 1848. Nous renvoyons ici à différents ouvrages leur étant consacrés et référencés dans la bibliographie : GOVINDIN
S.S., 1994, WONG HEE KAM E., 1999.
Ce terme, assez courant dans l’île est souvent utilisé dans les écrits scientifiques (comme chez Claude Prudhomme ou Stéphane Nicaise) et montre
que la population de descendants de blancs européens n’est pas uniforme. Il
existe aussi un groupe dit de « gros blancs » qui sont pour leur part restés
plus aisés que la population réunionnaise moyenne. Ils ne semblent néanmoins pas être majoritaires au sein du groupe plus large des descendants
d’européens.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
150
à laisser ses enfants pratiquer d’autre religion que le catholicisme. À
propos d’autres religiosités, les deux sœurs n’ont finalement entendu
que des histoires pas toujours gratifiantes, véhiculées par leurs
proches ou les quelques personnes qui étaient en contact avec les Bas,
les Hauts étant à cette époque, une zone encore assez enclavée. Julia
dit elle-même qu’elle perpétue une forme de dénigrement des pratiques religieuses non catholiques, inculquée par ses parents et liée au
contexte particulier dans lequel elle a grandi, contexte où selon elle,
« il n’y avait pas tout ça » et où l’appartenance yab était, toujours selon elle, prédominante.
Bien que les deux sœurs soient maintenant implantées dans les Bas
et qu’elles côtoient des Réunionnais d’autres origines que les leurs –
elles vivent notamment avec des hommes alliant principalement des
origines cafres et malbares 58 – elles perpétuent et transmettent une
forme de rejet des pratiques cultuelles non-catholiques. C’est ainsi que
Eddy, 27 ans et fils aîné de Julia, refusera tout aussi catégoriquement
que sa mère de participer à un repas d’origine indienne. Celle-ci expliquera que, de ce qu’elle en sait, ces cérémonies malbares « appellent toujours une contre-partie ». Ce qu’elle nomme les « mauvé
chose » (les « mauvaises choses »), renvoie à des éléments qu’elle
considère comme étant néfastes et qui seraient transférés des pratiquants dans la nourriture préparée en ces occasions. Celui qui ingurgite les mets proposés, qu’il soit ou non issu de la famille de ces pratiquants, s’expose ainsi à recevoir ces choses jugées nuisibles. Pour Julia, éviter de se rendre à ces repas équivaut à se protéger et elle a inculqué à son [131] fils ce refus de partager de la nourriture cérémonielle malbare. Elle opère le même rejet en ce qui concerne toute
nourriture issue de repas d’origine zarab 59 et qu’elle trouve suspecte,
comme ce morceau de viande qu’on lui a donné et qui était, selon ses
dires, « telman vilin que la cuit’ toute inn nuit’, la pa giyn cuire
58
59
Le terme Cafre désigne les descendants des populations malgaches et africaines anciennement esclavagisées ou engagées ; le terme Malbar désigne
pour sa part les descendants des engagés originaires d’Inde.
Parmi les principales appellations caractérisant les populations de l’île, le
terme Zarab désigne des individus et leurs descendants, majoritairement venus du Nord-Ouest de l’Inde et dont la religion est l’Islam.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
151
vréman » 60. Trouvant cela « bizare » (« bizarre »), elle n’a pas osé le
manger.
Cette grande méfiance vis à vis de pratiques non-catholiques a pu
être observée et discutée avec différentes personnes d’ascendance yab.
Il n’est néanmoins aucunement question d’élargir l’exemple précédent
à tous les individus pouvant être catégorisés ou se catégorisant comme
yab. Mais cet exemple montre simplement qu’il existe sur le sol réunionnais des tendances religieuses mono-référentielles qu’il s’agit de
prendre en compte au même titre que les tendances pluricultuelles et
syncrétistes.
Cette tendance fait même l’objet, dans l’étude de cas qui nous occupe aujourd’hui, d’une recherche volontaire. S’ils possèdent une protection matérielle – ce que l’on nomme à La Réunion, les garanties –
Julia, Marie-Pierre et d’autres descendants de yab ne tolèrent que des
chapelets et des images pieuses issues du catholicisme. De la même
façon, tout traitement thérapeutique non allopathique doit être délivré
par un individu catholique. Non pas un individu porteur d’éléments
issus du catholicisme, mais bien un praticien se réclamant principalement, voire uniquement, du catholicisme. Cette tendance, qui prend
forme de mono-cultualité, se double d’une capacité à défendre le catholicisme face aux agissements humains. Par exemple, si certains
membres du Clergé sont pris dans des histoires que les descendants de
yab rencontrés jugent « peu catholiques », c’est-à-dire ne respectant
pas l’image qu’ils ont des préceptes dogmatiques, le catholicisme en
lui-même n’est pas remis en question. Et s’il est pratiquement impossible de savoir en quoi le catholicisme serait « meilleur » que d’autres
religiosités, les arguments négatifs apportés à la discussion pour décrire ces autres religiosités sont précis et dénotent, finalement, une
grande connaissance de ces autres pratiques qu’on dit ne pas avoir côtoyées.
Dans le cas qui nous occupe jusqu’à présent, c’est surtout la transmission familiale d’images négatives des religions non-catholiques
qui [132] émerge et qui suppose donc d’être intégrée dans l’histoire
plus large du peuplement de l’île.
60
Il était « tellement vilain qu’il a cuit toute une nuit, mais il n’a pas vraiment
réussi à cuire ».
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
152
Il est communément admis que les premiers temps de la colonisation de La Réunion ont été empreints d’une relative tolérance des Européens vis-à-vis des Malgaches avec qui ils cohabitaient [Leguen,
1979]. Toutefois, le développement rapide de la société dite de plantation changea radicalement la donne. Comme dans d’autres sociétés
esclavagistes puis dans d’autres colonies du monde, la diabolisation
des pratiques non-catholiques, le dénigrement et l’infériorisation racialisée de certaines populations, se sont plus ou moins rapidement
propagés et installés dans l’île [Chane-Kune, 1993]. Les images véhiculées par les Européens à propos de ces populations et de leurs pratiques rituelles, notamment en ce qui concerne les Cafres ou les Malbars à La Réunion [Prudhomme, 1984], ont été en partie diluées par
les métissages opérés au cours des décennies. Elles subsistent néanmoins de nos jours, ce que Julia tendait précédemment à laisser entendre. Ainsi, l’attachement au catholicisme semble plutôt s’opérer
par une sorte d’effet en négatif. C’est en déniant tout caractère positif
aux autres pratiques cultuelles que l’on valorise la religion familiale.
S’il n’est pas question d’un attachement proprement dogmatique,
pourquoi développer et perpétuer cet attachement résolu au catholicisme ?
C’est au cœur même de la question familiale qu’un élément charnière émerge et dans lequel les origines de Julia et Marie-Pierre sont
bien évidemment à mettre de nouveau en exergue. Si le catholicisme a
été, certes avec quelques difficultés, implanté à La Réunion dès les
débuts de son peuplement et imposé, avec plus ou moins de succès, à
toutes les populations immigrées et importées dans l’île [Prudhomme,
1984], il est devenu dans certaines familles yab un élément constitutif
de leur identité propre.
Le cas d’Aglaé, jeune femme d’une trentaine d’années elle aussi
née de parents yab servira ici d’illustration. Après un parcours catéchétique imposé par sa famille et qu’on décrira comme « classique »
(baptême, catéchèse, communion et confirmation), elle s’oriente vers
l’islam. Ce nouvel attachement religieux soulève une vague de contestation familiale, une tante lui dit même : « si tu rejettes le catholicisme, tu rejettes la famille ». Nombreux seront les membres de sa
famille qui tenteront par la suite de lui faire réintégrer le catholicisme.
Il est bien question, dans cet exemple certes un peu extrême, d’un
lien fort entre famille et religion. Le catholicisme est ici pensé comme
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
153
tout autre élément composant une identité familiale à laquelle on attend que les descendants se conforment. Un saut dans l’histoire réunionnaise montre [133] que si les premiers colons ont souvent été décrits comme étant peu religieux, et les maîtres esclavagistes reconnus
pour leur manque d’assiduité dans les églises, la fin de l’esclavage
marque un tournant fondamental. Selon l’historien Sudel Fuma, les
affranchis investissent massivement les églises, et les Réunionnais
d’origine européenne les réinvestissent à leur tour, comme s’il
s’agissait pour eux de sauvegarder quelques marques différentielles
que l’effondrement de la société de plantation leur a ôtés [Fuma,
2001]. Le catholicisme devient alors, pour certains d’entre eux au
moins, un repère identitaire auquel se rattacher puisqu’il crée des liens
avec leurs origines. Il leur permet, avec d’autres éléments socioculturels, d’inscrire leur histoire familiale dans une continuité à laquelle ils peuvent s’identifier. Le catholicisme est en ce sens généalogisé. Il est préservé dans la famille par transmission aux nouvelles générations et est intrinsèquement lié à la vie des familles yabs dont il
était plus haut fait mention. C’est retrouver ici la constatation que faisait Claude Prudhomme au début des années 1980 : « Les petits blancs
vivent leur adhésion religieuse comme une fidélité à la religion de
leurs parents. (…) Les petits blancs vivent vraiment le catholicisme
comme "leur" religion » [Prudhomme, 1984].
Cet attachement généalogique au catholicisme est donc un marqueur fort d’identification et d’acceptation dans la famille, autant qu’il
est marqueur d’altérité et d’éloignement de l’Autre non-catholique
hors de la lignée familiale prise comme référence. Un tel cas de figure
n’est pas unique et ce qui frappe l’observateur, c’est que la religion
adoptée reste peu expliquée aux enfants dans le cadre familial, comme
si l’adhésion à ses principes allait de soi. Sans dire qu’elle soit totalement vidée de son sens (les individus reçoivent une formation dogmatique principalement donnée par les institutions catholiques), le recours à des arguments disqualifiant d’autres religiosités (et non pas en
faveur du catholicisme) tend à montrer que la question du sens de la
religion choisie n’est pas ici fondamentale dans l’adoption que l’on
peut faire de cette religion au sein de la famille.
Ce poids familial de la transmission religieuse subit toutefois les
assauts des changements socio-culturels contemporains, à commencer
par la continuité des processus de métissage dans l’île. Ainsi Marie-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
154
Pierre et Julia, en s’alliant par le mariage ou la vie maritale avec des
familles aux origines cafres et malbars, exposent leurs enfants à la
rencontre avec d’autres religiosités. Pour exemple, à l’inverse de son
cousin germain Eddy, et même si sa mère lui interdit d’assister à des
servis’, la fille aînée de Marie-Pierre, 17 ans, exprime son envie de
découvrir de telles cérémonies. Elle reçoit aussi de ses amis des invitations à assister à d’autres types de [134] cultes d’origine indienne et
que sa famille l’oblige à refuser. Son attachement au catholicisme ne
fait pourtant aucun doute. Elle se déclare catholique convaincue et
assidue, mais une forme de curiosité née de la rencontre de Réunionnais d’autres origines que les siennes ou partageant ses origines paternelles, lui donnent envie de connaître d’autres types de cultes. Se défendant de vouloir adhérer à ces autres formes religieuses, elle dit
simplement désirer s’en faire une opinion propre en tachant de les
connaître mieux.
Cette curiosité pour les religiosités non catholiques ne touche pas
uniquement la génération des enfants de Julia et Marie-Pierre. Si le
catholicisme est valorisé en négatif de religiosités présentées comme
« mauvaises » ou peu fiables, les deux sœurs n’en ignorent pas moins
certaines valeurs et pratiques les concernant. Et si certains des détails
qu’elles avancent ne correspondent pas toujours aux réalités doctrinales ou liturgiques de ces cultes, ils démontrent que malgré la monocultualité, une fenêtre est laissée ouverte à l’écoute et à
l’enregistrement de ce que peuvent être ces religiosités noncatholiques. Démarche qui sert notamment cette discrimination dont
elles font l’objet. De plus, si attachement mono-cultuel et dénigrement
religieux existent, ils ne sont pas forcément pour autant synonymes de
rejet. Ainsi, comme le rappelle par exemple Stéphane Nicaise, une
certaine forme de tolérance est à l’œuvre dans l’île. Il y est en effet
souvent admis, soit qu’il n’existe qu’un seul dieu que l’on prie de différentes manières [Nicaise, 1999], soit, comme il a pu être entendu
durant un voyage dans l’île en 2008, qu’il existe plusieurs dieux que
l’on doit tous respecter, même si l’on ne se remet pas à eux.
Dans un deuxième temps, on perçoit chez certains individus rencontrés une franche curiosité pour ces pratiques cultuelles noncatholiques. C’était le cas de la fille de Marie-Pierre mais c’est aussi
celui de sa tante Julia. Cette dernière refuse toujours toute participation à des cultes non-catholiques mais s’interroge néanmoins sur ce
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
155
qui peut bien s’y passer. Elle est tout aussi curieuse de ce qui peut se
passer dans des cultes catholiques qui, selon elle, ne relèvent pas des
canons classiques de cette religion. C’est ainsi qu’elle profite de la
venue d’une jeune étudiante en anthropologie pour assister à une
messe de « Renouveau catholique » [Aubry, 1988].
Sans développer ici en détail ce que sont les messes dites de Renouveau catholique, rappelons simplement qu’elles sont apparues à La
Réunion dans le courant des années 1970. Elles font suite à l’idée
d’une sœur puis de l’évêque Gilbert Aubry d’intégrer de nouvelles
pratiques dans le catholicisme, l’île faisant notamment face, en cette
même période, à l’implantation [135] d’Églises pentecôtistes 61. Ces
messes catholiques intègrent des éléments que l’on trouve dans le pentecôtisme. L’Esprit-Saint est au centre des attentions et c’est à travers
lui que s’organise un office aussi dit « de guérison », où l’on tente
d’extraire le Mal du corps et de l’esprit des pratiquants. Parfois spectaculaires, ces manifestations d’un combat du Bien contre le Mal sont
jugées « bizares » par certaines personnes, dont Julia que nous retrouvons en cette occasion. Pour elle, les gens « tombent » durant ces
messes, une affectation qui relève, dans son idée, de pratiques cultuelles non catholiques. Pour situer le propos, l’apogée de ces offices
consiste en une procession du prêtre et de ses aides portant la croix du
Saint Sacrement parmi les fidèles. C’est à son passage que se manifeste la présence du Mal et la lutte que l’Esprit-Saint engage contre
lui. Cette manifestation s’observe physiquement sur le fidèle touché
qui peut ainsi littéralement tomber ou être pris de spasmes. Cette attitude s’apparente fortement à ce que des pratiquants d’autres cultes, à
La Réunion comme dans d’autres endroits du monde, qualifient de
« transe » ou « descente d’esprits », ces deux expressions ayant un
caractère explicatif. Pour Julia comme pour d’autres personnes présentes à ces messes et non-habituées à ces pratiques hétérodoxes, la
description de cette activité rituelle reste le seul moyen de caractériser
un élément qui n’entre pas dans leurs cadres de référence et duquel ils
ne sont pas familiers.
61
À propos du pentecôtisme à La Réunion, nous renvoyons ici à l’ouvrage de
Bernard Boutter, 2002 (référence complète dans la bibliographie du présent
article).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
156
Ces messes de Renouveau permettent alors à nombre de fidèles
d’assouvir une part de leur curiosité pour d’autres pratiques religieuses. L’intégration dans le catholicisme de pratiques transversales
à plusieurs religiosités leur permet finalement d’observer en toute
quiétude ce qui peut les intriguer autre part. Leur appartenance au catholicisme, et donc la filiation qu’il engendre n’étant, par cet intermédiaire, pas remises en cause puisque ces pratiques sont tolérées par et
dans l’Église catholique elle-même. Pour la présente étude de cas,
l’honneur familial est en quelque sorte sauf. De la même façon, on ne
risque pas grand chose à observer ces pratiques puisqu’elles sont incluses dans un cadre connu, qui ne devrait à priori pas transmettre les
« mauvaises choses » redoutées et véhiculées ailleurs.
Durant les messes de Renouveau, en l’église du quartier du Chaudron à Saint Denis tout au moins, l’affluence est importante et la curiosité observable dans le public. Bien qu’ils tentent de rester discrets,
[136] beaucoup s’y contorsionnent, s’y étirent le cou ou se perchent
sur la pointe des pieds pour apercevoir les manifestations physiques
du combat entre le Bien et le Mal. Ce qui montre que Julia n’est bien
sûr pas un cas isolé. Mais, pour autant que les observations le suggèrent, ces curieux ne sont pas seulement des descendants de yabs et
certains sont porteurs des origines culturelles métissées, telles qu’elles
peuvent caractériser la population réunionnaise. Ainsi la question
(empirique) de la curiosité nous renverrait, en un sens, à la question
(théorique) du pluralisme.
Mais ce que ces messes confirment aussi, c’est l’attrait qu’exercent
ces pratiques cultuelles, assez éloignées du catholicisme « traditionnel », sur les Réunionnais qui y assistent. Si ce qui peut attirer les fidèles dans les messes de Renouveau semble en partie lié à la possibilité d’y voir et d’y vivre des éléments cultuels plus souvent attribués à
d’autres religiosités, c’est alors la question de la transversalité
d’éléments cultuels réunionnais qui émerge ici tout en restant à être
déterminée avec précision.
Cette transversalité pourrait peut-être être éclairée par le concept
encore peu développé de religion créole. Concept qui ne sera toutefois
pas ici défini de manière très précise lui non plus. Cela supposerait
d’une part, une parfaite maîtrise des débats complexes engagés à propos de chacun des termes qui le compose, et, d’autre part, d’être en
possession de données de terrain suffisamment nombreuses qui per-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
157
mettraient de l’interroger pleinement au regard de la société réunionnaise. On peut en revanche d’ores et déjà signaler que les termes de
religion créole et de creole religion pour les anglo-saxons, ne sont que
peu définis dans les textes scientifiques. De plus, leur utilisation et
celle de leur principal dérivatif qu’est le terme Afro-creole religion,
semblent principalement caractériser toute forme religieuse qui serait
héritée par les descendants d’esclaves de leurs origines africaines,
dans les Caraïbes [Besson, Chevannes, 1996 ; Platvoet, 1982]. R.J.
Stewart utilise pour sa part une expression faisant référence à une
autre origine en évoquant les Indo-creole [Stewart, 1999]. Ainsi les
religiosités comme le vaudou (Haïti), l’obeah (Jamaique), la santeria
(Cuba) ou le candomblé (Brésil) sont présentées comme étant des religions créoles (ou creole religions). Ce concept ne reste, de plus, jamais très éloigné du catholicisme, que l’on considère ces religiosités
comme ayant été constituées par opposition à lui ou comme en étant
pétries [Gerloff, 2006].
Avec l’ethnologue Stéphane Nicaise, l’un des rares chercheurs à
s’être penché sur le concept de religion créole à La Réunion, nous retrouvons aussi l’angle pluraliste. Il explique que « si on admet que la
religion catholique constitue un pôle de la production religieuse
créole, d’autres [137] pôles existent à La Réunion, même s’ils ne se
fondent pas forcément sur une appartenance institutionnelle » [Nicaise, Payet, 2001]. Ainsi, ces « pôles » pourraient être mis en présence, car pour l’ethnologue et son co-auteur « les rituels décrits mettent en évidence une religion créole qui se construit au carrefour des
religions et croyances présentes dans l’île, là où les responsables institutionnels ne savent ni quoi faire ni comment intervenir pour une
meilleure orthodoxie » [Ibid.]. Mais le catholicisme demeure encore et
toujours un élément présent dans la configuration de cette « religion
créole ».
Dans un même ordre d’idée et si l’on suit Le Roux à propos de la
santéria, on verrait surtout en cette dernière « la complexité culturelle
et ethnique de ses composantes » [Le Roux, 2004]. Or, en se remémorant la définition de F. Laplantine et A. Nouss citée en introduction de
ce texte, ne retrouve-t-on pas dans cette approche l’angle syncrétiste si
souvent adopté ? La question qui se poserait alors serait de savoir si
transversalité d’éléments cultuels est forcément synonyme de syncrétisme. Autrement dit, si certains Réunionnais peuvent inscrire leurs
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
158
pratiques religieuses dans une approche mono-référencée (voir monocultuelle) tout en restant, par le biais de formes de déismes ou
d’hénothéisme, curieux d’autres religiosités, doit-on pour autant en
conclure qu’ils sont syncrétistes ?
Le pluralisme religieux réunionnais et le syncrétisme à l’œuvre
dans cette île ne doivent donc pas faire oublier qu’il existe des cas où
l’adhésion cultuelle relève d’une référence unique. Cette tendance,
certes minoritaire, ouvre néanmoins, à travers l’observation d’une certaine curiosité religieuse, la piste à une interrogation de l’existence de
transversalités d’éléments cultuels issus de différentes religiosités.
C’est en ce sens une interrogation portant sur la manière dont se constituerait un fond religieux réunionnais qui s’impose et qui pourrait être
éclairée par le concept de religion créole, si ce dernier s’avérait opérationnel dans le contexte de l’île de La Réunion.
[138]
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Wong Hee Kam E., 1999, L’engagisme chinois, révolte contre un
nouvel esclavagisme, coll. 20 Désanm, Océan éd., 72 p.
[140]
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
[141]
L’actualité d’un archaïsme.
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Deuxième partie
PENTECÔTISME
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Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Deuxième partie :
PENTECÔTISME
“Syncrétisme et anti-syncrétisme,
les paradoxes de l'indigénisation
des pentecôtismes.”
André Mary,
EHESS/CEIFR
[email protected]
Résumé
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Dans son voyage en pays pentecôtiste, Harvey Cox souligne un des
paradoxes du succès de cette mouvance religieuse : « Les pentecôtistes réussissent à être hautement syncrétistes alors que leurs dirigeants prêchent contre le syncrétisme ». L’expansion des pentecôtismes, dans le Nord comme dans les Suds, repose en effet sur
l’annonce d’une rupture radicale avec les religions « populaires » héritées du passé ancestral ou du catholicisme colonial, stigmatisées
comme expression d’un paganisme dont l’essence perverse serait le
syncrétisme, le mélange des genres. Mais dans le même temps
l’indigénisation de cette religion transnationale, son appropriation
étonnante par les peuples « autochtones », sa transformation en
Afrique ou en Amérique du Sud, en une véritable religion « popu-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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laire », fait appel à la réactivation des schèmes persécutifs du mal
(sorcellerie et fétichisme) et aux ressources de la possession païenne.
En liant conversion et confession de la malédiction ancestrale, délivrance des corps souffrants et exorcisme des mauvais esprits, prospérité matérielle et puissance du Sang de Jésus, les pentecôtismes africains et brésiliens s’inscrivent dans un monde pragmatique de gestion
des rapports de force spirituelle qui forme la matrice de ce qu’ils dénoncent. L’indigénisation des pentecôtismes relève d’une dialectique
ou dialogique de la continuité et de la discontinuité des schèmes symboliques qui fait toute la force du travail syncrétique.
Introduction :
le syncrétisme originaire de la religion populaire
Le phénomène, l’objet autant que le concept de « religion populaire » sont au cœur de débats récurrents, historiquement situés, à la
frontière de [144] l’histoire, de l’anthropologie et de la sociologie des
religions 62. Un des invariants de ces débats, et sans doute le défi majeur, quelque soit la dimension mythique ou imaginaire de la chose,
est le syncrétisme originaire des cultures et religions populaires. Historiens et anthropologues s’accordent pour retenir le caractère disparate, « pêle-mêle », hétérogène des croyances et des pratiques de ces
cultes (plus que religions), en contraste avec l’unité indifférenciée et
massive du sujet : « le peuple » ou la « mentalité populaire ». La complexité culturelle et cultuelle va de pair avec la simplicité des « gens »
ordinaires concernés. Cette religiosité que l’on n’hésite pas à qualifier
de spontanée ou naturelle, participe de ce religieux « élémentaire »
que Durkheim retrouve dans le totémisme primitif : un ensemble segmenté, dispersé, de choses sacrées hétérogènes (lieux, objets, et personnes), qui précède la reconnaissance de leur unité au sein de la catégorie du mana, et du sacré. À ce titre, comme on l’a fait remarquer,
le syncrétisme originaire de la religiosité première est un peu partout
62
Cf entre autres le colloque international du CNRS, La religion populaire,
Paris, CNRS, 1979 ; et l’article synthétique de F.A.Isambert, « Religion populaire, sociologie, histoire et folklore, I, Quand la religion populaire
s’impose », ASSR, 43/2, 1977, p. 161-184.
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et nulle part, il ne cesse de resurgir au moment où on pensait en avoir
fini avec lui.
La religion populaire, ce mixte de paroles et de pratiques qui défie
toute doctrine instituée ou théologie systématique, ce mélange sacrilège du profane et du sacré, ou encore cette subversion de la tradition
et de la modernité politique, vit de la relation ambiguë et ambivalente
qu’elle entretient avec son autre, la religion établie ou orthodoxe, dominante et savante. F.A. Isambert a très bien montré comment cette
hybridité de la religion populaire, ce mélange des genres et des ordres,
était au fondement de la double lecture qu’on pouvait en faire : religion païenne (paysanne), autochtone ou traditionnelle versus religion
« popularisée » jouant l’appropriation mimétique des symboles de la
religion dominante, comme l’illustre l’invention cléricale des cultes
mariaux ou des cultes de saints 63.
Lorsque Marc Augé définit les logiques du paganisme à partir du
terrain des cultes vodou du Togo et du Bénin, il ne manque pas non
plus de souligner que les paganismes pratiquent allègrement l’emprunt
et le cumul des dieux et des fétiches aussi bien que l’alternance avec
les rites du Dieu [145] chrétien, mais jamais l’esprit de synthèse 64. Le
syncrétisme païen est donc anti-syncrétiste, et M. Augé en donne un
bon exemple en remarquant l'attitude surprenante en apparence des
prêtres vodu du Togo, à la fois tolérants – parce qu'indifférents – au
catholicisme et au protestantisme, mais virulents et agressifs vis-à-vis
des « syncrétismes chrétiens d'origine blanche ». Le syncrétisme mimétique d’inspiration chrétienne est pour les prêtres du vodou (autant
que pour les pères missionnaires) une perversion et un sacrilège, mais
il fait partie aujourd’hui du même champ du vodou.
En découvrant le Candomblé « d’origine africaine », sur le terrain
américain, Bastide commence lui aussi par souligner que le génie syncrétique brésilien pratique le cumul, la cohabitation des contraires ou
la « coupure », mais surtout pas le mélange : « le syncrétisme catholi63
64
Isambert F.A., Le sens du sacré, fête et religion populaire, Ed. de Minuit,
1982, chap. 1 « La religion populaire, mythe ou réalité ?
Le paganisme, notamment africain, « accueille la nouveauté avec intérêt et
esprit de tolérance ; toujours prêt à allonger la liste des dieux, il conçoit
l'addition, l'alternance, mais non la synthèse », Augé M., Génie du paganisme, Gallimard, 1982 : 14.
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co-africain, déclare expressément Bastide, ne présente rien de nouveau ni de particulier par rapport à celui des religions africaines entre
elles » 65. Ce syncrétisme « d'un genre spécial » n'a finalement rien de
syncrétique, au sens ordinaire du terme. Par la suite Bastide continuera à opposer un génie syncrétique, un « bon syncrétisme », qui obéit à
une logique de l’addition et de la cohabitation (incarnée par le Candomblé de Bahia, et sa version Nagô) et un syncrétisme perverti, un
syncrétisme de blancs (incarné par ses premières lectures de
l’Umbanda).
Le paradoxe veut donc que les syncrétismes « africains » soient naturellement anti-syncrétiques ou anti-synthétiques. Mais dans cette
tension entre syncrétisme et anti-syncrétisme 66, chacun peut observer
que la cohabitation ne va pas sans osmose, que la « coupure » va de
pair avec la « participation », et surtout que l’opposition des contraires, syncrétisme et anti-syncrétisme, n’est pas sans ambivalence et
se révèle essentielle et structurante. À la manière bastidienne, on peut
dire qu’il y a toujours de l’anti-syncrétisme dans le syncrétisme et inversement. La meilleure illustration en est donnée par la polarisation
actuelle du champ des religions afro-américaines. Le mouvement noir
de « réafricanisation » des cultes afro-brésiliens ou afro-cubains dénoncent comme il se doit la version syncrétique du vodou pervertie
par le culte des saints chrétiens et marquée par le sceau de la malédiction coloniale. Mais la purification « afro-américaine » de la [146]
« religion des orisha » est une entreprise très ambiguë : d’abord parce
que cette « ré-africanisation » pure et dure doit beaucoup aux spéculations occidentales savantes, ethnologiques, égyptologiques et ésotériques (ou aux productions transnationales du chamanisme ou de la
culture New Age) ; ensuite parce que l’anti-syncrétisme va de pair
avec la réhabilitation d’un « syncrétisme de masque » qui reconnaît
dans les traditions syncrétiques lusophones, brésiliennes ou cubaines,
des « lieux de mémoire », des conservatoires de la tradition authentique africaine (yoruba et autres) 67. On voit à quel point dans les réin65
66
67
Bastide R. Les Religions africaines au Brésil, PUF, 1960 : 386.
Sur cet enjeu voir Stewart C. and Shaw R, Syncretism / Antisyncretism, The
politics of Religious Synthesis, Routledge London, 1994.
Cf Palmier Stéphane, « Against syncretism, "Africanizing" and "Cubanizing" discourses in North American orisa worship », in Fardon (ed.), Counterworks, Managing the diversity of Knowledge, London, Routledge, 1995.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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terprétations que suscite l’opposition structurelle (et idéologique) du
syncrétisme et de l’anti-syncrétisme, les réappropriations « doctorales » des concepts savants ou pseudo-savants jouent un rôle essentiel, confirmant ainsi l’hybridité culturelle du précipité final.
Le développement des pentecôtismes n’échappe pas à cette hybridité et à cette ambivalence, ce que souligne bien le propos d’Harvey
Cox dans son voyage en pays pentecôtiste : « Les pentecôtistes réussissent à être hautement syncrétistes alors que leurs dirigeants prêchent contre le syncrétisme » 68. L’usage de la catégorie de « syncrétisme » comme instrument de stigmatisation des pratiques populaires,
indigènes ou païennes est, on le sait, une vieille tradition cléricale
chrétienne qui a trouvé toute son expression théologique et politique
dans le contexte missionnaire colonial. Les pasteurs pentecôtistes reprennent incontestablement cette politique théologique en associant
comme il se doit le syncrétisme païen, y compris celui du catholicisme
et de ses saints, aux œuvres du Diable. Evoquer par contre de façon
indifférenciée, comme le fait Harvey Cox, une pratique qui serait
« hautement syncrétiste », et pas seulement syncrétique, des fidèles
pentecôtistes, ceux qui s’affichent comme les « vrais chrétiens », cela
peut surprendre.
Pour ne prendre cependant qu’un exemple parmi d’autres, le « pentecôtisme à l’île de La Réunion » présenté par Bernard Boutter
s’inscrit clairement dans la tradition néo-protestante du pentecôtisme
classique des Assemblées de Dieu qui prône la rupture avec les esprits
ancestraux [147] diabolisés et le monde cultuel de la coutume 69. La
délivrance des maux fait essentiellement appel aux yeux des Pasteurs
à la prière des malades et à la relation personnelle avec Dieu. Mais en
y regardant de plus près, si la Puissance de l’Esprit Saint a vocation à
pourchasser les mauvais esprits, elle cohabite aussi et négocie avec la
présence des esprits familiaux qui s’expriment par la bouche de certains fidèles « possédés ». Ce qui apparaît ici comme des « exceptions » constituent l’ordinaire des pentecôtismes indigènes d’Afrique
68
69
Cox Harvey, Retour de Dieu, Voyage en pays pentecôtiste, Desclée de
Brouwer, 1995, p. 220.
Boutter Bernard, Le pentecôtisme à l’île de La Réunion, Refuge de la religiosité populaire ou vecteur de modernité, L’Harmattan, 2002. Voir particulièrement le chap. V sur « Les vivants et les Morts, la construction identitaire », p. 162-166.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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ou du Brésil qui prennent le relais des ressources de la « religion populaire ».
Une telle pratique syncrétique ou syncrétiste dans le monde des
convertis n’est sans doute pas à confondre avec une politique de la
synthèse, disons « synthétiste », à caractère intellectualiste ou lettrée,
comme celles que pratiquent savamment les théologiens catholiques
en matière de « mystère » (de la Trinité et autres…). Elle ne relève
pas non plus d’une posture œucuménique ou cosmopolite étrangère au
pentecôtisme. J’ai proposé de distinguer, dans l’approche des « syncrétismes » de la situation coloniale et post-coloniale, les politiques
syncrétistes ou anti-syncrétistes engagées par les leaders religieux
(prophètes et autres) et les institutions au plan idéologique et théologique, et le « travail syncrétique », les processus plus ou moins inconscients qui opèrent au niveau des catégories de pensée des sujets et
des schèmes de la pratique religieuse, indépendamment des positions
affichées 70. On peut également reprendre dans l’esprit de la « politique par le bas » de J.F. Bayart, ce que B. Meyer appelle sur le terrain
ghanéen un « pentecôtisme par le bas » (from below ») 71.
Les Églises néo-pentecôtistes d’origine ghanéenne ou nigérianne
des années 1980-90 pourfendent et dénoncent fortement les ambiguïtés de la génération des Églises dites indépendantes et leur compromis avec le paganisme. Mais ces Églises africaines qui s’affichent
aujourd’hui comme évangéliques ou pentecôtistes héritent bel et bien
d’un travail missionnaire de longue durée (méthodiste, baptiste, et
autres). Bien plus, les Églises aladura du Nigeria, ou les Spiritual
Churches du Ghana, ont largement servi de relais et de creuset des
pentecôtismes indigènes actuels. La plus importante Église pentecôtiste du Nigeria, la Redeemed Christian Church of God [148] a
d’abord été (comme le rappelle J. Peel 72) une Église aladura, et la culture visionnaire de l’Église du Christianisme Céleste du Bénin et du
Nigeria doit beaucoup, comme je l’ai montré, à la tradition biblique et
70
71
72
Mary A., 1999, Le Défi du syncrétisme, Paris, Ed. de l’EHESS.
Meyer Birgit, « Beyond syncrétism, Translation and diabolization in the
appropriation of Protestantism in Africa », in Stewart § Shaw, op. cit., p. 57.
Peel J.D.Y., Forword, in Asonzeh Ukah, A Study of the Redeemed Christian
Church of God in Nigeria, A New Paradigm Of Pentecostal Power, Africa
World Press, 2008.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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pentecôtiste 73. Là encore, les politiques identitaires de marquage des
écarts qui alimentent le prosélytisme ne doivent pas masquer le continuum syncrétique des croyances et des pratiques dans lequel
s’inscrivent ces Églises. Birgit Meyer, très attachée à souligner en la
matière la discontinuité 74, reconnaît in fine que les problématiques
identitaires (liant mémoire du mal et généalogie ancestrale), dont on
pensait faire table rase, font bel et bien retour au sein d’une culture
pentecôtiste dont le succès transnational est fortement lié à son rôle de
matrice d’accueil des identités indigènes.
Les pentecôtismes indigènes :
une « religion populaire »
Parler de pentecôtismes « indigènes » pour évoquer la popularisation du pentecôtisme ne relève pas de quelque concession à la terminologie coloniale, au statut de l’indigénat. Aujourd’hui, dans les
études missiologiques le terme est synonyme d’initiative et de
d’appropriation du christianisme (Indigenous Agency) par les peuples
locaux ou nations autochtones. « Indigène » se conjugue surtout avec
les mouvements transnationaux et les réseaux des diasporas. Un anthropologue comme Appadurai parle sur le terrain des USA de
« transnations indigènes » 75. Les pasteurs prophètes fondateurs des
pentecôtismes émergents de la fin du XXe siècle, du Brésil, du Nigeria
et du Ghana, se sont appropriés les ressources de la culture néopentecôtiste tout en réactivant sur un mode que l’on peut qualifier de
« populiste » leurs ancrages nationaux ou ethno-nationaux.
L’Église pentecôtiste brésilienne la plus virulente engagée dans le
combat contre les cultes afro-brésiliens du Candomblé, symboles de la
73
74
75
Mary A. « Culture pentecôtiste et charisme visionnaire au sein d’une Église
Indépendante Africaine », in Archives de Sciences Sociales des Religions,
Le pentecôtisme : les paradoxes d’une religion transnationale de l’émotion,
n°105, janvier-mars 1999 : 29-50.
Meyer Birgit, 2004, « Christianity in Africa : From African Independent to
Pentecostal-Charismatic Churches », Annual Review of Anthropology, n°33 :
447-474.
Appadurai A. 2001, Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de
la globalisation, Paris, Payot : 239.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
169
culture populaire des favella, est sans conteste, l’Église Universelle du
Royaume de Dieu, et, à défaut d’une forte implantation missionnaire,
son [149] modèle de prosélytisme a beaucoup frappé et inspiré
l’imagination religieuse africaine 76. Pour certains anthropologues, il
s’agit d’un véritable danger pour l’avenir de la culture populaire brésilienne, mais pour d’autres on peut parfaitement y voir une nouvelle
expression du syncrétisme de l’identité brésilienne 77.
Les caractéristiques de ce « néo-pentecôtisme » 78 à la brésilienne
ne font pas apparaître de différences vraiment radicales par rapport à
l’évolution générale du pentecôtisme historique, type Assemblées de
Dieu : l’appel direct à la force de l’Esprit et à sa puissance de guérison, la mobilisation d’un imaginaire profondément inscrit dans la
lettre de la Bible et l’engagement missionnaire de tout converti. Mais
les observateurs ont surtout souligné un certain nombre de traits désormais bien connus qui expliquent son attrait populaire : la promesse
de la solution immédiate (magique) des problèmes de vie de tout un
chacun : « Arrêtez de souffrir », « Christ est la solution à tous les problèmes » : chômage, travail, argent, amour, famille, sexe (la liste des
thèmes des séances hebdomadaires de culte ou de consultation télévisée fait penser aux cartes de visite des marabouts, cartomanciennes ou
magiciens) ; une religion de « conversion » oui, mais très éloignée
d’une religiosité confinée à la quête de spiritualité, la guérison miraculeuse est le paradigme de la conversion ; une animation liturgique
misant sur le charisme des pasteurs, un « one man show » ininterrompu prolongé par un fort investissement des medias comme instrument
de prosélytisme.
À cela s’ajoute au moins deux autres traits qui ont un impact incontestable sur la scène africaine :
76
77
78
Cf Mary A., « Le pentecôtisme brésilien en Terre Africaine : l’Universel
abstrait du Royaume de Dieu », Cahiers d’Études Africaines, n°167, XL-3,
septembre 2002, p. 463-478.
Lehman David, Struggle for the Spirit. Religious Transformation and Popular Culture in Brazil and Latin America, Cambridge, Polity Press, 1996.
Corten André, « Pentecôtisme et "Néo-Pentecôtisme" au Brésil », Archives
de Sciences Sociales des Religions, n°105, 1999 : 163-183.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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1) une économie du don ostentatoire d’offrande qui fait scandale
en misant sur la prise de risque et le défi lancé à Dieu, dans l’attente
d’une prospérité miraculeuse (la tombola de Dieu). L’ethos de
l’ascétisme protestant et de l’évangile du travail fait place à la valorisation de ceux qui gagnent et qui réussissent miraculeusement ; les
héros chrétiens sont riches et n’ont pas honte de le montrer et de
l’étaler, la pauvreté alimente le [150] ressentiment, la jalousie et la
sorcellerie. Le rapport à l’argent est ici sans complexe même s’il n’est
pas sans revers.
2) enfin, l’obsession de la présence des forces diaboliques responsables de tous les maux incite à investir dans la Puissance de l’Esprit
Saint. Le pentecôtisme est une religion de l’esprit mais aussi de puissance qui encourage l’implication dans les rapports de force, et à la
limite à répondre au mal par le mal, à la violence par la violence. Les
problèmes de chacun (maladie, chômage, divorce, échec scolaire) sont
d’emblée inscrits dans un imaginaire du mal, dans le monde de la sorcellerie, des mauvais esprits ancestraux, des génies et des démons, qui
est immédiatement en phase avec la grille de lecture africaine.
Le succès populaire de ce néo-pentecôtisme, au Brésil comme en
Afrique, ne touche pas que les « pauvres » (voir les costumes et les
4x4 qui entourent les temples). Les ressorts d’une « culture de
l’émotion » ne sont pas absents mais ils sont souvent supplantés par la
violence spectaculaire des corps en transe et les corps à corps des Pasteurs avec le Diable. Les pasteurs de l’Universelle, à l’image des pasteurs « milliardaires » du Nigeria, ne respectent rien du « religieusement correct » des gens de bien et de l’intimité des gens simples : religion « bâtarde », religion de « parvenus », religion du sacrilège et du
scandale (à l’image du « coup de pied dans la Vierge »), elle fascine et
dérange. Toutes les analyses brésiliennes ont été amenées, cependant,
à souligner néanmoins qu’en luttant contre l’Autre païen qu’il s’agisse
de l’Église catholique ou des cultes afro-brésiliens, en épousant ses
propres armes, l’Église Universelle a fini par épouser certains traits de
leurs formes organisationnelles (l’ère des cathédrales), et de leurs pratiques rituelles « fétichistes », sans parler de la « politique du ventre ».
Au delà des termes empruntés et des recouvrements troublants, ce mélange même de plasticité et de mimétisme, mais aussi de pragmatisme
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et d’opportunisme, n’est-il pas ce qui a toujours fait le succès des syncrétismes qu’ils soient afro-brésiliens ou catholiques ?
La popularité du Diable :
traité du mal, culture narrative et video-film
La littérature spécialisée dans le genre diabolique qui circule aujourd’hui dans les capitales africaines, sous couvert de brochures véhiculées par les kiosques et librairies évangéliques, est le produit de la
rencontre entre la démonologie inspirée de certains auteurs américains
et les représentations traditionnelles ou modernes de la sorcellerie
africaine. Mais le succès médiatique récent de la démonologie (qui a
pour corollaire, le renouveau de [151] l’angéologie) n’est pas un phénomène spécifiquement africain. Le Diable est aujourd’hui omniprésent dans la littérature, les médias, dans les films (Anges et Démons,
Associée du Diable), en Europe comme en Afrique, et la lutte contre
le Malin est un thème central des mobilisations religieuses mondiales.
Les discours sur le diable sont surtout loin d’être les produits d’une
imagination sauvage ou archaïque. Dans notre culture, du XVe siècle
au XVIIe siècle des savants, des juges, des théologiens, ont élaboré
des traités spécialisés sur les pouvoirs du Diable et sur l’organisation
du monde diabolique. L’obsession démoniaque (witch-craze) a engendré un savoir constamment réexaminé et mis à l’épreuve des
« confessions sorcières » depuis des siècles. Dans la préface qu’il consacre à l’ouvrage de Sophie Houdard sur Les Sciences du Diable,
Alain Boureau n’hésite pas à déclarer que : « La démonologie constituait peut-être la dernière construction totalisante offerte par le christianisme, le dernier langage universaliste articulé par l’Église » 79.
Les mouvements évangéliques et pentecôtistes sont hostiles à toute
théologie dogmatique et intellectualiste, mais la diabologie confortée
par l’imaginaire des « confessions sataniques » y tient par contre une
place centrale. La plupart des fondateurs ou leaders d’Églises ou de
Ministères de délivrance sont tous des auteurs de traités de démonologie. L’auteur le plus diffusé dans les librairies évangéliques d’Afrique
particulièrement francophones est le célèbre Derek Prince avec entre
79
Houdard Sophie, 1992, Les Sciences du Diable, Cerf.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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autres : Ils chasseront les démons, un manuel pratique expliquant « les
neufs activités caractéristiques des démons et les sept façons par lesquelles ceux-ci pénètrent dans les vies », et bien sûr « les neuf pas à
prendre pour obtenir la délivrance ». Il est suivi de près désormais par
le Dr Yonggi Cho, le leader fondateur de la Full Gospel Church de la
Corée du Sud, et son témoignage personnel : Mon Combat de trente
jours contre Satan. et autres Manuel de délivrance. En Amérique Latine, l’Evêque E. Macedo, fondateur et leader de l’Église Universelle
du Royaume de Dieu, s’est fait aussi l’instituteur du Diable en écrivant un traité visant à enseigner ce que sont les orishas ou les dieux
du Candomblé assimilés aux démons 80. En Argentine, où la culture
des orishas et des candomblés ne fait pas partie de l’imaginaire populaire, les pasteurs pentecôtistes transforment les séances d’exorcisme
en moments de leçon sur les génies de la possession et se font ainsi les
instructeurs de ces réalités [152] démonologiques 81. En Afrique, les
pasteurs, grands et petits, de la délivrance se transforment également
en auteurs de traités de sorcellerie et en animateurs de session de formation pour mieux prévenir et initier une population jeune, scolarisée
et urbaine, soit disant ignorante de ces réalités pourtant bien connues
des vieux nganga. La mouvance charismatique sous contrôle catholique n’est pas non plus en reste comme l’illustre un des pionniers des
ministères de délivrance, le prêtre camerounais Meinrad P. Hegba,
avec son traité Sorcellerie et Prière de délivrance 82.
Les traités anciens ou contemporains de diabologie désignent indifféremment les agents du Diable comme des diables, des démons ou
des sorciers. Diabologie et sorcellerie vont de pair particulièrement en
Afrique, où le registre des pouvoirs sorciers ne saurait être confondu
avec celui de la magie instrumentale. L’énumération, la comptabilité,
et la nomination de ces entités et la liste de leurs manifestations sont
tenus soigneusement à jour. Il existe cependant un décalage important
entre la démonologie savante que véhiculent les traités en question,
80
81
82
Macedo Edir, 2000 Orixas, Caboclos & Guias, Deuses ou Demonios ? Rio
de Janeiro, Editora Grafica Universal Ltda.
Oro Ari P., & Seman, P. 2001, « Brazilian Pentecostalism Crosses National
Borders », in Corten & Marshall-Fratani, 2001, Between Babel and Pentecostalism, Hurst, London : 185-190.
Hegba Meinrad P., 1982, Sorcellerie et Prière de délivrance, Réflexion sur
une expérience, Présence Africaine / INADES, Paris/Abidjan.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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avec ces listes de noms propres, empruntant aux cultures ésotériques
ou aux figures de la tradition biblique, et le langage des esprits que
mobilisent en situation les pasteurs selon les contextes sociaux ou culturels où ils se trouvent. De l’esprit de jalousie ou de doute, à l’esprit
de masturbation ou à l’esprit du sida, en passant par l’esprit de pauvreté ou de chômage, tous les maux d’esprit peuvent défiler lors d’une
séance de délivrance, attestant par là même que le langage des esprits
est solidaire des maux qu’ils permettent de circonscrire. Le caractère
pragmatique et ouvert de ce système des esprits que l’on retrouve dans
toute la littérature pentecôtiste ou charismatique fait directement écho
à la liste illimitée des pouvoirs sorciers qui permettent aux cultures
africaines de rendre compte en situation des actions humaines et des
pouvoirs de chacun. Le paradoxe est que ce travail d’inculcation de
l’imaginaire des esprits fait des pasteurs ou prêtres, qui ne manquent
jamais de parler au nom de leur expérience de « sorciers convertis », à
la fois des « conservateurs » des croyances locales et des instituteurs
d’un langage moderne du mal.
Les Églises ou Ministères de la mouvance pentecôtiste sont aussi
des lieux de diffusion de toute une littérature qui relève d’un genre
que l’on [153] peut appeler « les confessions sataniques » ou les confessions « diaboliques » 83. Les titres anglophones sont évocateurs :
Delivered from the Powers of Darkness ; How I served Satan until
Jésus Christ delivered me ; Former deputy of Satan in the World turned follower of Christ. « Délivré des puissances des ténèbres »
d’Emmanuel Eni, le récit d’un grand sorcier du Nigeria membre d’une
Église chrétienne, est un best-seller dans les pays anglophones, mais
les pays francophones ont leur équivalent avec « Rescapés de
l’Enfer » de Barajika, un adepte zaïrois de la magie noire initié par un
prêtre catholique qui était le neveu du Pape (une confirmation du lien
entre magie africaine et catholicisme romain), ou encore « Comment
Jésus-Christ m’a arraché à ma double vie d’homme-démon », la vie et
la conversion d’un camerounais responsable de Satan pour l’Afrique.
La littérature diabologique institue un imaginaire du mal, qui se
présente comme fondé sur l’expérience, et qui s’accorde bien avec la
religiosité populaire. L’inflation manifeste et le caractère ostentatoire
83
Meyer Birgit, 1995, « Delivered from the Powers of Darkness, Confessions
of Satanic Riches in Christian Ghana », Africa, 65 (2), p. 236-255.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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des confessions sataniques, qui épousent avec beaucoup de complicité
le scénario de l’initiation à la sorcellerie, témoignent du mélange
d’édification et de fascination qui travaille les nouveaux convertis.
Ces récits alimentent une sorte de cosmologie diabolique à l’échelle
de la planète mais leur genre narratif est celui du « témoignage » pentecôtiste, de la « confession » d’une expérience vécue et relatée en
première personne, inscrite dans l’univers de la famille, du village ou
du quartier. Repris comme modèle ou évoqué explicitement dans les
récits de conversion, ils permettent à tout un chacun de s’identifier et
de se retrouver. Leur crédibilité est censée jouer sur le critère de la
sincérité de l’aveu mais ils cumulent en fait (à l’image du scénario des
séances de délivrance que nous allons évoquer) le double profit de la
posture du complice se livrant au récit complaisant et surabondant
d’actes dont personne à vrai dire n’aimerait être accusé, et de celle de
la victime innocente, prise en otage par le Diable, se livrant humblement à une confession édifiante.
Mais ce récit personnel vient surtout témoigner de l’existence d’un
monde en double, d’un monde parallèle construit à l’image du monde
« moderne » et lieu du secret caché des Grands (fétichisme, sacrifice
humain, esclavage des âmes). Le monde de Satan, on l’a dit, est spécialement construit sur le modèle de l’Etat, de la Bureaucratie, de
l’Armée, de la Banque (une « banque du sang », naturellement). Satan
a son gouvernement, [154] ses ministres, ses soldats : « Le Diable est
un excellent administrateur. Il est le champion de la division du travail. Il sait comment organiser les choses de manière diabolique pour
arriver à ses fins » 84. Le message est clair : les Grands, les ministres,
les hommes d’affaires, les politiciens ont acquis leur pouvoir et leur
richesse en devenant les otages du Diable, mais en définitive : « Dieu
est plus fort que l’Argent ».
Enfin, les brochures auto-biographiques de confession sont aujourd’hui relayées par les cassettes audio mais surtout par des video84
Marshall Ruth 1993, « Power in the name of Jesus : social transformation
and pentecostalism in western Nigeria revisited », in T. Ranger and O.
Vaughan (eds.), Legitimacy and the State in Twentieth Century Africa, 1993,
Basingtoke : Macmillan, p. 213-246 : 236.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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films qui sont produits pour la plupart dans les pays anglophones (Nigeria, Ghana) et qui se vendent à tous les coins de rue dans toute
l’Afrique francophone d’Abidjan à Kinshasa 85. La réalisation et la
diffusion ont été facilitées par le rôle de tremplin joué par le théâtre
populaire de la tradition yoruba et ses mises en scène des forces du
mal. En passant de la puissance du verbe (brochure et livres) à la fascination de l’écran (télévision ou cinéma), des mots aux images, la
rhétorique narrative de ces histoires de vie n’est pas fondamentalement changé. Le thème dominant reste que l’accès à l’enrichissement
facile et à la consommation ostentatoire des biens matériels passe par
quelque contrat sacrificiel avec une société occulte qui exige en paiement le meurtre rituel d’un de ses proches. La dette sacrificielle et
l’argent du sang (blood money) installent néanmoins celui qui en use
et en abuse dans une dépendance qui ne cesse d’empirer et de se dégrader. Seule la puissance du « sang de Jésus » peut délivrer de ses
« chaînes » celui qui a contracté ce pacte diabolique. Les termes repris
par les titres (Bondage, Captive, Rapture, the Price, etc.) sont significatifs de la terminologie de la captivité et des liens de malédiction
dont se nourrit l’imaginaire de la délivrance pentecôtiste pour imposer
l’idée que l’unique alternative et la seule solution, c’est Jésus. La culture matérielle et visuelle initiée par la consommation de ces films
contribue ainsi à renforcer au sein de leur public favori – la jeunesse
scolarisée et salariée, et particulièrement les femmes qui entraînent
leurs compagnons – le lien entre la théologie narrative et la dimension
expérientielle.
85
Ukah Asonzeh F.-K., « Advertising God : Nigerian Christian Video-Films
and the Power of Consumer Culture », Journal of Religion in Africa, 2003,
33(2): 203-231.
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[155]
Le dispositif de la délivrance :
un embrayeur de violence
Dans les séances de délivrance et de guérison (on se refuse à parler
d’« exorcisme ») de l’Universelle le recours systématique aux techniques du corps et à la mise en scène de la transe des possédés, avec le
duel spectaculaire du pasteur et du sorcier, l’aveu des esprits diaboliques et la chasse collective des démons, sont partie prenante de toute
liturgie. Cette centralité de l’« exorcisme » pratiqué dans tous les lieux
de l’espace public (rue, plage, stade) ou donné à voir en boucle dans
les media, est bien ce qui a fait l’originalité du prosélytisme de
l’Église Universelle sur le terrain du Brésil. Et il en est de même dans
tous les Ministères ou séminaires de délivrance en Afrique. Pour reprendre le titre d’un journal londonien faisant écho à un rituel de délivrance pentecôtiste, en milieu congolais, qui a dérapé malencontreusement dans une affaire de meurtre rituel d’enfant sorcier : « Exorcisms are part of our culture ».
C’est dans ce contexte de « surmodernité » hybride qu’il faut situer
le succès des procédures d’exorcisme, de conjuration et de confession
que pratiquent toutes les nouvelles Églises, prophétiques ou pentecôtistes. Un des enjeux majeurs de ces pratiques tourne également autour des modalités de la désignation de l’autre persécuteur dans une
société urbaine qui ne vit plus sous le régime du contrôle communautaire du village, de ses anciens ou de ses chefs. On pourrait penser que
l’anonymat de la vie moderne tend à déplacer le schéma persécutif
vers un principe plus global ou plus général du mal (le Diable, Satan),
ou encore vers l’autre étranger, mais il peut aussi encourager le passage à l’acte dans le cercle des proches. Les lectures chrétiennes qui
s’efforcent de donner une version acceptable de la sorcellerie comme
facteur de régulation des conflits intra-familiaux, instrument
d’éradication de la violence et de réintégration du sorcier dans la
communauté, misent sur les vertus libératrices de l’aveu et sur
l’apaisement du pardon mais passent sous silence les ressources curatives de la décharge d’agressivité sur un autre persécuteur. Malgré la
bienveillance qui s’impose à celui qui se présente comme un « ini-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
177
tié », le père E. de Rosny ne peut s’empêcher de faire état de son malaise de chrétien (même charismatique) face à la pratique des nganga
de Douala, une pratique, dit-il, qui donne un exutoire à la violence
tout en ménageant subtilement la possibilité de la réconciliation 86.
Dans son propre ministère de délivrance, il s’efforce de respecter les
modèles de représentation du mal qui font appel à la sorcellerie tout
en [156] les reconvertissant vers des modèles plus évangéliques, se
refusant en tout cas, comme il se doit, à miser sur l’énergie psychique
que donne l’agressivité vis-à-vis de l’autre persécuteur 87.
Le discernement et le diagnostic du mal tels que les pratiquent les
pentecôtistes protestants ou les charismatiques catholiques confortent
la croyance en la sorcellerie diabolique tout en s’efforçant généralement de contourner les pratiques directes d’accusation. Ainsi la domestication des pratiques de discernement au sein des communautés
charismatiques de la Nouvelle Angleterre (USA) a conduit à mettre
sous le boisseau l’injonction initiale faite à l’esprit du mal de se nommer lui-même « directement » et à une reprise en mains par l’agent
ministériel de l’enjeu du décodage des manifestations de l’esprit 88.
Un double souci s’impose : d’une part éviter la violence intempestive
d’esprits débridés qui peuvent porter atteinte à la dignité de la personne, et d’autre part couper court à l’idée qu’un agent de Dieu puisse
dialoguer avec le Diable. Accuser l’autre, le désigner même indirectement ou intérieurement en y pensant très fort, ce n’est pas seulement
dangereux pour l’accusateur ou encore nuisible à la paix du groupe,
mais surtout ce n’est pas conforme au message d’amour du prochain,
c’est faire preuve soi-même de mauvaise pensée ou de mauvais cœur.
Le ressort le plus décisif du succès brésilien autant qu’africain des
pasteurs de l’Universelle se trouve incontestablement dans une liturgie
qui fait entrer en scène, et d’une certaine manière donne droit de cité
au sein même de l’église aux esprits, sorciers, ou génies. Par le biais
de l’injonction faite à l’esprit du mal de « se manifester », les séances
provoquées de « possession », mêlent subtilement l’exorcisme et la
86
87
88
Rosny de E., La nuit, les yeux ouverts, Paris, Seuil.1996 : 257.
Rosny de E., « Un ministère chrétien de la voyance à Douala, ou « soigner
la représentation », in Massé et Benoist 2002 : 353-373.
Csordas Thomas. J. 1994, The Sacred Self, A Cultural Phenomenology of
Charismatic Healing, University of California Press, Berkeley : 168.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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confession. Ces séquences se déroulent selon un scénario pratiquement identique à Rio ou à Paris, à Libreville ou Abidjan ou Nairobi,
même si la personnalité et le charisme des pasteurs leur donnent une
force et une coloration qui se révèlent décisifs.
À la différence des confessions sataniques, le Diable en personne,
Lucifer ou Satan, est rarement convoqué par les pasteurs. Dans le contexte brésilien, la médiation symbolique des dieux, orisha ou cabocles,
du panthéon afro-brésilien permet de répondre à l’exigence de nomination martelée par les invectives du pasteur. Comme l’indique Macedo dans son [157] traité sur les Orixas, Caboclos & Guias, Deuses ou
Demonios ? chaque entité est en lien étroit avec telle ou telle maladie :
Pomba Gira est à Rio le démon de l’adultère et de l’homosexualité. En
Afrique, c’est la médiation des esprits ancestraux qui prend le relais
des esprits indiens ou africains du Candomblé brésilien. Mais au Gabon, au Congo ou en Côte d’Ivoire, ce sont particulièrement les « maris mystiques » ou les « mamy wata » qui peuvent occuper la vedette.
Les « maris aquatiques » ou spirit husband sont aussi surabondants
dans l’imaginaire filmique et les prédications prophétiques des pays
anglophones comme le Ghana et le Nigeria, et ces entités sont toujours à la source de l’infécondité des femmes ou de naissances
d’enfants morts-nés (en général des monstres).
Les anthropologues brésiliens parlent de la délivrance comme
d’une « guerre des possessions » 89. Les séances de délivrance font de
fait penser à une sorte de culte de possession inversé : là où le Candomblé invite le sujet possédé à devenir un medium en apprenant à
domestiquer le dieu ou le saint perturbateur pour nouer une alliance
personnelle régulatrice et bénéfique pour tous, le pasteur exorciste
cherche au contraire à provoquer, éventuellement en l’humiliant,
l’esprit diabolique qui se cache dans le corps du sujet et le presse de se
« manifester » pour mieux l’expulser et le chasser. L’exorcisme a toujours fait partie comme l’adorcisme des alternatives traditionnelles de
la possession africaine mais le déplacement qu’implique l’accent mis
sur la « démonisation » du possédé et la chasse aux esprits est significatif. On est loin de l’esprit de médiation et de réintégration des cultes
de possession et encore plus du « repos en esprit » accompagnant la
89
De Almeida R., « La guerre des possessions », in Corten et al., Les Nouveaux Conquérants de la Foi, Karthala, 2003, 257-271.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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descente de l’Esprit Saint que privilégient les mouvements charismatiques américains.
Confession, accusation, possession :
les vertus du dédoublement
L’originalité des dispositifs de délivrance que l’on peut observer
dans les Églises brésiliennes (de Rio à Abidjan) repose surtout sur la
combinaison singulière des registres de la possession démoniaque, de
l’accusation de sorcellerie et de la confession en double ou en diable.
Tout laisse penser que nous avons là un syncrétisme inédit où
l’inventivité de la délivrance à la brésilienne, héritant de la culture de
la possession des candomblés, se trouve en phase avec les bricolages
prophétiques africains de la conjuration familiale et de la confession /
accusation des sujets.
[158]
Les médiations théâtrales et symboliques de la possession provoquée par l’imposition des mains n’exclut pas en effet la désignation
publique et nominale, plus ou moins directe, des personnes de
l’entourage de la victime (sœur, oncle, époux). Cette médiation symbolique s’accompagne de la désignation d’esprits plus directement
familiaux : l’esprit de la mère jalouse qui veut dévorer son enfant ; le
père incestueux qui joue les « maris invisibles » avec sa fille ; les parents qui sacrifient leur fils aux nganga ; l’enfant sorcier qui bloque la
réussite professionnelle du père de famille. La familiarité de ces esprits « familiaux » ne les rend pas moins violents, voraces, ou néfastes, que certains esprits ancestraux ou sorciers Le pasteur veille
toujours néanmoins à ce que les sujets guéris ou délivrés donnent leur
nom et indiquent leur lieu d’habitation. Les témoignages publics qui
feront suite à la séance de délivrance (certains relayés par la radio)
placent les affaires de famille ou de voisinage sous le regard des projecteurs.
Le rituel, en Afrique comme au Brésil, de la nomination de l’autre
sorcier ou de la désignation du chef des diables qui habitent le corps
constitue un enjeu capital de la délivrance. « Qui es-tu ? » est bien la
première question posée par le pasteur exorciste. Le démon doit cra-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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cher son nom et se dévoiler. La mise en scène de cet exorcisme, qui
passe par la confession et l’aveu, joue sur le dédoublement de la personne possédée pour ménager en fait la cohabitation de l’accusation
de l’autre qui vous possède (le diable c’est lui, l’autre proche) et de
l’aveu du coupable qui parle par la voix du possédé (l’acteur en
diable). Dans ce double (ou triple) jeu ni la responsabilité de
l’accusation, ni la culpabilité de la confession ne sont vraiment assumées (« je » parle par un autre). Personne dans ce dispositif n’est directement accusé ou accusateur : le pasteur se garde bien de désigner
qui que ce soit en personne puisqu’il se contente de faire pression
pour que le mauvais esprit se « manifeste » ; la victime n’est pas censée assumer les paroles émises par celui qui l’habite (c’est mon
double, mon diable, qui parle) ; et la personne qui avoue sa jalousie ou
ses agissements en diable n’est pas vraiment coupable (elle est victime
des mauvais esprits), et n’est pas vraiment là pour en rendre compte.
Ce dispositif rituel à trois places (le pasteur, le possédé, et le diable)
se joue en fait, on l’aura compris, à deux. En principe le double diabolique qui habite le corps du possédé et avec lequel le pasteur engage le
dialogue (on peut donc parler d’un double dialogique) parle par la
voix déformée du possédé qui connaît parfaitement les codes et techniques orales d’expression des diables. Mais cette voix rauque et caverneuse caractéristique des diables, au Brésil comme en Afrique,
n’est [159] pas sans rapport avec le génie ventriloque de certains pasteurs exorcistes, qui sont donc eux-mêmes amenés à se « dédoubler »,
si l’on peut dire.
Le pasteur ne pousse pas ici officiellement à la confession « provoquée » de la faute des individus en souffrance ; il ne fait pas appel à
quelque révélation en songe ou transe visionnaire pour pointer
l’identité du responsable des maux du sujet ; il n’invite pas non plus à
faire état des fétiches dissimulés sur soi ou au domicile ou à jeter les
bijoux maléfiques qui encerclent les corps des femmes. Comme dans
les célèbres « confessions en diable » ou « en double » organisées par
le prophète Atcho de Bingerville, le dispositif permet, par le jeu du
dédoublement, à la fois d’euphémiser l’accusation et de faire
l’économie de la culpabilité 90. Point question par conséquent, même
90
Zempleni Andras, 1975, « De la persécution à la culpabilité », in Piault C.
(éd.), Prophétisme et Thérapeutique, Albert Atcho et la communauté de
Bregbo, Hermann, p. 153-219.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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a posteriori, d’une confession accompagnée de contrition ou de repentir personnel, et encore moins de pardon demandé ou accordé à
l’autre. La solution finale c’est l’exclusion de l’autre mortifère, des
corps et des lieux.
La maîtrise des sujets agités par des équipes mobiles d’ouvriers ou
d’auxiliaires usant de techniques du corps appropriées, ou le regroupement collectif, devant l’autel, de la masse des corps « tombés en
esprit » et affalés sur le sol, fait peu de place, il faut le dire, à un traitement individualisé de la « cure d’âmes ». De plus en plus, particulièrement au sein de l’Universelle et sous l’influence d’un modèle brésilien réformé, le Pasteur ne descend plus dans l’arène, en enjambant les
corps allongés et en pratiquant le corps à corps ; il se livre à une sorte
de traitement didactique de cas types sélectionnés par les ouvriers et à
un questionnement édifiant qui offre au public une sorte de leçon
d’introduction, par l’exemple, au monde des esprits. Convoqués sur
l’estrade, les sujets avancent et s’agenouillent, la tête courbée et le cou
tenu fermement par le pasteur, pour un interrogatoire qui évoque les
noms de Pomba Gira et d’Exu morte, figures classiques et diabolisées
du panthéon de l’Umbanda et du Candomblé. Dans certains cas, les
esprits sont trop nombreux pour être appelés à se manifester et être
« attachés » en une seule soirée, et on se réserve pour une autre
séance, avec la complicité du « possédé ». Cette évolution des choses,
au sein d’un pentecôtisme brésilien à l’heure des cathédrales, rappelle
certains aspects de la « domestication » des pratiques dans les communautés charismatiques américaines. La théâtralisation didactique de
la délivrance à la brésilienne [160] évoque ce que T. Csordas appelle
une « distanciation esthétique » par rapport à la « performance rituelle », un processus d’esthétisation qui permet le contrôle de
l’engagement émotionnel et de la violence, dans le respect de la culture de l’intimité des classes moyennes américaines 91.
91
Csordas Thomas. J. 1994, The Sacred Self, A Cultural Phenomenology of
Charismatic Healing, University of California Press, Berkeley: 179.
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Performance rituelle et gestion de l’ambivalence
Les dispositifs rituels de délivrance se proposent de gérer
l’ambivalence qui mine le rapport des sujets souffrants ou malades à
leur entourage, entre autres par la médiation du dialogue fictif qui
s’engage entre le pasteur, le malade et son mauvais génie. Bastide expliquait déjà le succès et le réveil des cultes de possession, dans les
villes du tiers monde et les situations de transition culturelle, par les
vertus qu’offre le dédoublement dans la gestion des « zones
d’ambivalence ». Selon lui, « il ne peut y avoir d'autre mécanisme de
défense pour la culture menacée que de couper les contradictoires et
d'aménager entre elles [les cultures en conflit] des zones de rencontre,
qui seront les zones d'ambivalence ; c'est cette fixation de l'ambivalence en des nœuds, rendant ainsi possible ailleurs la coexistence
harmonieuse, qui explique, à mon avis, l'extraordinaire développement des cultes de possession en Afrique depuis la décolonisation » 92. Le principe de coupure, toujours associé paradoxalement à la
pensée liante comme l'indique la métaphore du nœud de fixation, se
retrouve dans le langage symbolique et biblique d’une délivrance pentecôtiste soucieuse de « lier » ou d’« attacher » les démons, pour
mieux dé-lier les sujets. Mais la vertu du dédoublement et de la coupure bastidienne tient au fait qu'elle désamorce les effets déstructurants sur le plan de la personnalité du choc des contraires et de la situation de double bind où sont placés les sujets, sans vraiment chercher à surmonter l’ambivalence. Les « zones d'ambivalence » sont
finalement des zones-tampon et non des espaces de transformation.
Toute leur efficacité tient au fait qu'elles organisent, comme le dit encore R. Bastide, des « abcès de fixation » où les tensions d’une ambivalence mal vécue peuvent s'exprimer et se donner libre cours par un
jeu ritualisé d'oscillation entre les positions contradictoires de la personne, à condition que ce jeu s'arrête au seuil de l'espace cultuel. La
« coexistence harmonieuse » est rendue possible « ailleurs » dans la
vie quotidienne, parce que les contradictions [161] trouvent une ex-
92
Bastide 1972, préface à Monfounga Nicolas J., Ambivalence et culte de possession, Anthropos, 1972 : XIX.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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pression, parfaitement localisée, sur des scènes rituelles périphériques
coupées de toute relation à la société globale.
On mesure toute la distance qui sépare cette bonne gestion de
l’ambivalence de la performance rituelle de la délivrance pentecôtiste
qui s’inscrit dans l’esprit d’une guerre spirituelle débouchant sur
l’espace public. La violence verbale et le corps à corps n’ont pas ici
d’autre issue que l’expulsion de l’autre maléfique, la victoire du bien
contre le mal. Le problème n’est pas dans la relation intime de soi à
soi ou de soi à Dieu, mais un processus qui engage les relations sociales aux autres, à la famille, au voisinage, fondées sur la dette et la
dépendance, et les rapports de force qui se nouent entre les sujets. Les
séances de délivrance visent à redonner à des chrétiens démunis, sans
protection, face à l’emprise communautaire, de la force en transformant l'angoisse paralysante de l'innommable en agressivité dirigée sur
un autre nommément désigné.
L’enjeu anthropologique est ici très proche de celui qui est le ressort de cette « double scène » que J. Favret-Saada découvre dans le
Bocage Normand. Celle-ci nous montre comment les cures de désorcèlement ménagent la cohabitation du défoulement de l’agressivité
vis-à-vis de l’autre, condition de la reprise d’énergie et d’initiative, et
le respect de la bonne conscience des patients qui sont tous de « bons
chrétiens » 93. La nomination du sorcier, qui doit impérativement être
assumée ici par la victime, est le point de départ d'un processus visant
à réamorcer une prise en charge personnelle de l'agressivité, à induire
un travail sur soi et non sur l'autre. Mais toute la subtilité et l’art de
Madame Flora, et de son jeu de cartes, est dans la façon dont la cure
de désorcèlement gère le télescopage des repères symboliques de la
personne et du schème sorcellaire 94.
Deux mouvements s'y croisent : celui auquel conduit la nécessité
de passer d'une position de faiblesse associée à la bonté, à l'innocence,
à celle de la violence retrouvée, de l'agressivité, sans laquelle il n'y a
pas de position de force dans ce monde ; celui qui consiste à transformer des êtres passifs, ayant perdu le sens de leur individualité en su93
94
Favret-Saada, Jeanne, 1977, Les mots, la mort, les sorts, Gallimard:159.
Contreras, J. et Favret-Saada, J., 1985, « L'embrayeur de violence. Quelques
mécanismes thérapeutiques du désorcèlement », in Le Moi et L'Autre, Paris,
Denoël, L’espace analytique : 103.
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jets personnalisés et responsables. Le combiné final de ce travail de
manipulation des positions du sujet qui réalise la synthèse incompatible d'un sujet chrétien responsable en proie à la culpabilité, et d'un
être fort, donc violent et agressif, luttant à [162] égalité avec le sorcier, est véritablement explosif. On comprend que dans une société où
accuser l’autre de sorcellerie est sinon impensable du moins illégitime
et illégal, même pour celui qui est « pris » dans ces affaires, cette position de violence et d'agressivité soit en grande partie masquée par le
brouillage des cartes (au sens propre et figuré) auquel se livre le désorceleur. Dans les situations africaines évoquées, le pasteur exorciste
joue le même rôle d’embrayeur de violence mais celui-ci n’est jamais
très éloigné, si l’on peut dire, de l’apprenti-sorcier.
La diabolisation des liens familiaux (ou la vampirisation des liens
de sang) à laquelle se livrent les apprentis-sorciers que sont les pasteurs transforment la vie de famille des convertis en un enfer puisqu’il
n’y a pas d’autres solutions que la conversion de tous dans le « cercle
du sang » de Jésus. La multiplication de la précarité des situations
dans le monde urbain ne permet pas en effet de céder à la tentation
individualiste et de s’offrir le luxe d’une rupture avec la famille qui
reste le seul capital et la seule ressource en dernière instance dans une
économie de survie. Le compromis entre les aspirations individuelles
à l’autonomie et la gestion responsable de la dette familiale s’impose.
La rupture consommée avec les « vampires familiaux » peut miser
sans doute sur les ressources de la nouvelle famille des frères et sœurs
en Christ, et du papa Pasteur. Mais les risques d’assujettissement à
une nouvelle communauté pèsent aussi sur les nouveaux « sujets de
Dieu », surtout dans des Églises où les mariages entre convertis sont
gérés par les pasteurs, où la vie cultuelle intense occupe toute la semaine, et où la dette infinie vis à vis de Dieu prend le relais de la dette
de sang des parents. Loin que la dîme suffise en effet à payer la protection du Sang de Jésus, les Églises pentecôtistes, surtout brésiliennes, réinstaurent, on le sait, par le biais des offrandes réitérées et
de l’appel au défi du don une véritable ponction des fidèles. La barrière de protection des convertis contre les diables du monde extérieur
a aussi pour envers un contrôle social renforcé de chacun par tous que
l’on retrouve dans toutes les sectes protestantes.
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Conclusion :
discontinuité et dialogique de l’hybridité
Le mot d’ordre pentecôtiste « breaking with the past » représente
un vrai défi pour une anthropologie culturelle liant l’accès à toute intelligibilité du changement religieux dans les sociétés traditionnelles
aux ressources de [163] la continuité 95. Le changement de monde et
de mode de vie que le discours pentecôtiste place sous le signe de la
rupture avec le passé et les traditions, ménage néanmoins toutes sortes
de continuités souterraines.
Pour penser les logiques qui président à la production des mondes
mêlés, plusieurs ressources ont été explorées et largement discutées.
Le recours à la pensée métaphorique et les métaphores en ce domaine
ne manquent pas : du métissage au bricolage, ou au butinage, de
l’hybridation à la créolisation. Au-delà de la dispute sur les métaphores, la tension entre les métaphores (culinaires, musicales, biologiques), et des concepts, empruntés souvent aux paradigmes linguistiques (bricolage, hybridation, créolisation), est au cœur de tous les
malentendus et de toutes les opérations de déconstruction des notions
en présence. Il nous faut prendre en considération cette tension sans
renoncer aux ressources d’ambiguïté de la pensée métaphorique au
profit de concepts purement descriptifs et opératoires. L’essentiel est
d’éviter de réduire les concepts à des images et d’en faire des outils
conceptuels alimentant nos analyses. Les procédés de l’amalgame ou
du télescopage des concepts comme réponse mimétique ou imaginaire
font partie du défi de l’objet à penser : syncrétisme anti-syncrétiste,
bricolage dialogique, cosmopolitisme vernaculaire, etc.
L’enjeu de l’analyse de ces montages symboliques complexes, travaillés par des politiques religieuses réformistes de réafricanisation ou
de réévangélisation, porte essentiellement sur la pertinence des matrices de sens ou schèmes de référence, sur leur plasticité ou leur
transfert, leur capacité d’accommodement ou de compromis, en un
mot sur une dialectique (ou dialogique) de la continuité et de la dis95
Robbins Robbins Joel, « On the paradoxes of global Pentecostalism and the
perils of continuity thinking », Religion, 33 : 221-231.
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continuité. Il est significatif que chacun des concepts de référence
(syncrétisme, bricolage, hybridation), introduit à une sorte de dédoublement interne qui témoigne de leur « travail » et qui ménage des
usages différenciés et adaptés à la dualité même des objets à penser :
syncrétisme /anti-syncrétisme fonctionne comme une paire opposée et
complémentaire depuis longtemps reconnue dans des configurations
données. Le bricolage et ses contraintes ou « pré-contraintes » (LéviStrauss) prend tout son sens par opposition au simple collage ou
« bris-collage » (De Certeau).
Les théories les plus récentes de la globalisation comme phénomène culturel ont tendance à préférer le terme d’hybridité. En mettant
l’accent sur l’incongruité du produit hybride, une monstruosité virtuellement [164] subversive, c’est bien l’effet de transgression des
frontières entre les ordres, les genres ou les natures qui semble ici
faire sens. Mais l’hybridation peut aussi aider à penser des processus
culturels qui relèvent d’une « dialectique de l’hybridité » 96.
L’ambiguïté transgressive du produit hybride se mue alors en ressource créative alimentant des productions de sens inédites, comme
l’illustrent remarquablement les analyses de Bakhtine sur le plurilinguisme du style romanesque. La « dialogique de l’hybridation » va
bien au delà des ressources d’ambiguïté de la métaphore poétique, elle
suppose un dialogue, une négociation entre deux consciences linguistiques, qui se traduit par la cohabitation dans un même énoncé de
deux intentions langagières antagonistes 97. On n’est pas si éloigné du
dialogue des formes par l’intermédiaire des matériaux empruntés qui
est au cœur du paradigme du bricolage. Le cosmopolitisme « vernaculaire » selon Bhabha relève bien de cette logique d’hybridation à la
frontière inspirée du monde indo-caribéen de Naipaul 98. Cette hybridité est au cœur des modes de résistance d’un cosmopolitisme de survie loin de l’enchantement des cultures plurielles du cosmopolitisme
global. Le cosmopolitisme dit vernaculaire se glisse entre les tradi96
97
98
WERBNER P., 1997, « Introduction: the dialectics of cultural hybridity », in
P. Werbner et T. Modood (éds.), Debating Cultural Hybridity, ZED Books,
London & New Jersey.
BAKHTINE M. M., 1981, The Dialogic Imagination. Four essays, Austin,
University of Texas Press : 358.
BHABHA H. K., 2007 [1994], Les lieux de la culture, une théorie postcoloniale, Paris, Payot : 13.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
187
tions culturelles ou les superpose pour inventer des formes ambivalentes de vie, d’art ou de religion, qui n’ont pas d’existence préalable
dans le monde séparé des cultures mais ne vise pas pour autant à dépasser le clivage colonial. Cette tension dialectique ou dialogique,
comme co-présence dans une même expression de deux intentions
langagières incompatibles, introduit selon Bakhtine à deux formes
d’hybridation qui font travailler cette tension : une forme organique,
inconsciente, et une forme plus volontaire, réfléchie. C’est par sa dualité et sa tension intérieure que le concept travaille et se révèle éclairant pour comprendre des montages symboliques et des dispositifs
rituels comme ceux de la délivrance pentecôtiste qui arrivent à combiner la confession / accusation des sujets par la médiation de la possession des esprits.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
188
[165]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Deuxième partie :
PENTECÔTISME
“Peut-on danser pour Dieu ?
Le pentecôtisme polynésien entre
rigorisme et « réveil culturel ».”
Yannick Fer
GSRL, Paris
[email protected]
Résumé
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Considérant le corps comme le siège des émotions et de la « nature
païenne » polynésienne, les missionnaires occidentaux de la London
Missionary Society avaient au 19e siècle banni la danse de l'espace
religieux. Cette interdiction a été depuis maintenue par l'église protestante historique, même si celle-ci a par ailleurs encouragé la constitution de groupes de danse paroissiaux, dans le sillage du renouveau
culturel des années 1980. La présence de danses polynésiennes, rythmées par le son du to'ere (tambour de bois traditionnel), lors d'un
culte pentecôtiste de l'église du Plein Évangile, à Tahiti, apparaît donc
au premier abord comme un « retour » des traditions culturelles anciennes dans l'espace chrétien. Elle marque en fait, avant tout, une
rupture de la distinction sacré/profane et témoigne d'une pratique vir-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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tuose qui se place « au-dessus » du sens commun des convenances et
puise son inspiration au-delà de la culture locale, auprès du protestantisme charismatique « troisième vague » des îles Hawaii et des réseaux missionnaires internationaux. À l'église du Plein Évangile, c'est
la hula hawaiienne que l'on danse et la liberté que l'on s'accorde ainsi
tranche surtout avec la retenue que s'imposent les fidèles du pentecôtisme classique (les assemblées de Dieu de Polynésie française). Soucieux de se démarquer du protestantisme historique et de son discours
militant sur la culture ma'ohi (autochtone) ; revendiquant un « retour
aux sources » des premiers temps du christianisme polynésien, ces
fidèles sont engagés dans une quête personnelle de respectabilité incompatible avec un tel défi à la norme sociale. Cette communication
analysera donc les rapports que les différents courants pentecôtistes de
Polynésie française entretiennent avec le corps et les émotions, à travers l'exemple de la danse. Elle montrera [166] notamment comment
ceux-ci renvoient à la fois à des dynamiques propres au champ religieux local, à l'histoire du christianisme polynésien et à des évolutions
globales du protestantisme charismatique contemporain.
Texte
La scène se passe le 24 mars 2002, dans une église pentecôtiste de
Tahiti. Le culte du dimanche matin s'ouvre au rythme du to'ere, le
tambour en bois traditionnel de Polynésie. Ce jour-là, l'église dit au
revoir à deux de ses membres, un couple qui part vivre à Hawaii. Tout
le monde est très ému et entoure le couple qui danse la hula, une
danse polynésienne. Les gens pleurent, plusieurs sont pris d'un rire
convulsif, quelques-uns tombent par terre. « Dieu est un Dieu émotif », dit le pasteur américain. « Avant, j'étais peu émotif et c'est
comme si en vivant dans ce pays, je n'ai jamais eu autant d'émotions,
et ce n'est que le commencement ». Les premiers missionnaires protestants, envoyés à Tahiti en 1797 par la London Missionary Society
(LMS), avaient banni de leur liturgie les démonstrations émotionnelles, les instruments de musique traditionnels et la danse, considérées comme des manifestations d'une « nature païenne » qu'il fallait
contenir, domestiquer. Cette interdiction s'est maintenue jusqu'à aujourd'hui dans l'église protestante ma'ohi, héritière de la LMS, même
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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si les partisans d'une théologie culturelle ont obtenu au cours des vingt
dernières années, dans quelques paroisses, la réintroduction d'instruments de musique comme le 'ukulele (Malogne-Fer, 2007 : 448 et s.).
Le culte pentecôtiste que j'ai décrit paraît donc indiquer, à première
vue, le retour dans l'espace chrétien de ces expressions culturelles interdites, la réhabilitation d'une culture populaire polynésienne qui ne
s'interdit pas d'associer émotion, danse et christianisme. L'objet de
cette communication est de replacer ces pratiques pentecôtistes dans
une perspective historique, dans des dynamiques propres au christianisme polynésien et dans l'évolution globale du protestantisme charismatique contemporain. On verra ainsi, au-delà d'un apparent retour
aux sources, les jeux complexes de distinction qui ont fait d'un certain
type de danse polynésienne un marqueur d'identité religieuse.
1. Domestiquer les corps
Dès l'origine, l'histoire du protestantisme en Polynésie a été marquée par la volonté des missionnaires de domestiquer les corps, pour
contenir les instincts de la « nature païenne » (Eves, 1996). Ce processus n'était pas [167] seulement lié à manière dont les Occidentaux
percevaient les Polynésiens. Il était aussi profondément influencé par
le credo évangélique issu des mouvements de « réveil » de l'Angleterre du 18e siècle, mouvements qui ont contribué à l'émergence des
sociétés missionnaires comme la LMS. Le discours de John Wesley,
en particulier, insistait sur la notion de « sanctification », qui impliquait un devoir d'exemplarité du converti, et établissait un lien étroit
entre les attitudes extérieures et l'état moral intérieur : la sincérité de la
conversion devait se lire dans la transformation, la remise en ordre du
corps. En Polynésie, cette exigence a conduit les missionnaires à intervenir dans deux domaines, considérés comme les deux principales
causes d'un dérèglement moral : le corps des femmes, qui a été couvert par les robes dites « robes missionnaires », et la danse. La conversion au christianisme supposait donc l'abandon d'un ensemble
d'expressions culturelles traditionnelles, pas seulement parce que –
comme l'écrivait Luther – la culture est une création humaine empreinte de péché ou parce que l'âme doit dominer les émotions du
corps, mais parce qu'aux yeux de la plupart des missionnaires, le corps
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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polynésien était irrémédiablement lié au paganisme. Un point de vue
qui a été largement et durablement intériorisé par les Polynésiens euxmêmes : l'idée qu'il y aurait dans les expressions culturelles du corps
une part d'identité polynésienne qui ne peut pas être totalement christianisée et doit donc être contrôlée, endiguée.
2. Deux traditions
À partir des années 1960, en lien avec les mouvements de renouveau culturel et avec l'accession à l'indépendance politique de la plupart des îles océaniennes – à laquelle beaucoup de leaders religieux
ont participé –, les relations entre ce protestantisme historique et les
cultures polynésiennes se sont sensiblement modifiées. D'abord, il est
devenu courant de considérer le christianisme – et plus spécifiquement celui des églises historiques – comme une composante de la tradition polynésienne et un élément fondateur de l'identité nationale :
c'est ce qui est écrit dans la plupart des Constitutions des États polynésiens. Ensuite, on a vu émerger des théologies océaniennes qui prônaient une décolonisation plus complète du christianisme local et une
réhabilitation des cultures océaniennes comme voies d'accès au message chrétien. Il s'agit de deux processus en partie contradictoires et
qui ont conduit dans plusieurs églises polynésiennes à des conflits
entre ce que l'on peut appeler deux traditions. La première tradition
s'appuie sur les alliances conclues au 19e siècle entre missionnaires
protestants et chefs locaux, qui [168] ont inscrit les églises protestantes dans la structure villageoise traditionnelle – en particulier à
Samoa et Tonga. La traduction de la Bible en langue polynésienne a
également contribué à cet enracinement culturel des églises protestantes, en en faisant un conservatoire des langues et par extension, des
cultures contre la colonisation occidentale. Dans le même temps, ces
églises ont hérité de l'hostilité missionnaire concernant la danse, le
corps, les émotions. Et elles ont conservé cet héritage au nom du respect dû aux ancêtres qui ont été les premiers à accepter le christianisme et ont transmis à leurs descendants ce système d'interdits, cette
définition du sacré et du profane. La seconde tradition a été diffusée
par le Pacific Theological College de Fidji, une institution fondée en
1966 par la Conférence des églises du Pacifique – qui regroupe les
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
192
églises protestantes et anglicanes de la région. Des théologiens océaniens, comme le méthodiste tongien Havea, ont cherché à renverser la
perspective : ils ont défendu l'idée que pour être vraiment chrétiens,
les Océaniens devaient s'accepter pleinement comme Océaniens en
faisant l'expérience d'une sorte de re-conversion culturelle, en repassant par leur culture pour arriver au christianisme. Parmi les effets de
ce renouveau théologique, il y en a quatre qui nous intéressent plus
particulièrement :
- D'abord, ces théologies ont suscité autant d'enthousiasme que de
résistances – et peut-être même davantage de résistances – dans la
plupart des églises protestantes polynésiennes. En Polynésie française
par exemple, le remplacement du costume européen par des vêtements
locaux (comme le pareo) et du pain et du vin par la noix de coco, ou la
réhabilitation de la culture pré-chrétienne – en particulier les lieux de
culte pré-chrétien (les marae) ont suscité beaucoup de tensions et
même des scissions dans certaines paroisses. Ce volontarisme culturel
a été perçu non comme un retour à la tradition, mais comme une trahison de l'héritage protestant au nom d'idées modernes jugées hors sujet,
considérées comme un produit d'importation rapporté par de jeunes
pasteurs ayant étudié à l'étranger.
- Deuxièmement, et de manière apparemment contradictoire, ces
mêmes églises protestantes ont joué un rôle moteur dans le renouveau
de la culture polynésienne, en encourageant la constitution dans les
paroisses de groupes de danse, qui participent généralement aux festivals culturels et aux concours de danse, comme celui du heiva, qui a
lieu chaque année en juillet à Tahiti. Ces groupes de danse ont contribué à renforcer l'engagement culturel des jeunes générations et en
même temps, ils ont aussi renforcé la séparation stricte établie par les
missionnaires entre d'un côté, le temple, le sacré chrétien ; et de
l'autre, les expressions corporelles de la [169] culture polynésienne. Il
faut en effet bien comprendre que même si les groupes de danse sont
paroissiaux et utilisent les bâtiments communautaires de la paroisse
pour leurs répétitions, la danse est strictement interdite dans le temple
et pendant les cultes.
- Le troisième point concerne à nouveau une question de génération. Les deux traditions protestantes ont en commun d'inclure dans
leur définition de l'authenticité culturelle la soumission des jeunes générations à l'autorité des anciens. La progression des églises concur-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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rentes, mormones, adventistes et évangéliques, et le déclin parallèle
des églises protestants historiques, a accentué cette pression sur les
jeunes générations, qui sont accusées d'être le maillon faible, d'être
sous influence occidentale, de préférer l'individualisme aux valeurs
traditionnelles et d'être attirées par des églises qui n'ont rien à voir
avec la culture locale.
- Enfin, quatrième point, il y a une exception, un pays polynésien
où le renouveau culturel a abouti à une reconnaissance de la danse
traditionnelle comme expression légitime de la foi chrétienne dans
l'espace du temple : ce sont les îles Hawaii. L'église protestante historique, la United Church of Christ, est issue de missions puritaines venues au 19e siècle de la côte Est des Etats-Unis. A priori, cette origine
historique n'en fait pas un lieu favorable au retour de la danse. Mais le
renouveau culturel hawaiien, qui a débuté dans les années 1970, a été
particulièrement fort et il a choisi la hula, la danse traditionnelle hawaiienne, comme principal symbole de son combat de défense de
l'identité hawaiienne, pour des raisons complexes qui renvoient notamment à l'histoire pré-chrétienne et à la mise en spectacle d'Hawaii
par l'industrie touristique américaine. Ce retour de la hula dans l'église
a été étudié par Akihiro Inoue dans une thèse soutenue en 2003 à
l'université d'Hawaii. Il explique que l'introduction progressive de la
hula dans la liturgie s'est accompagnée d'une reformulation des gestes
et de la signification de cette danse, reformulation qui visait à la
rendre compatible avec le christianisme. - La hula originelle ne pouvait pas être reprise telle quelle, parce qu'elle servait à invoquer les
divinités locales. - La hula moderne, inventée pour le tourisme, était
essentiellement centrée sur les mouvements de hanche des danseuses
et ne pouvait pas non plus entrer dans le temple. Ce qu'on a appelé la
hula chrétienne ou hula des mains consiste donc en une danse composée essentiellement de mouvements des bras et des mains, accompagnés par des paroles évoquant des textes bibliques, comme la prière
du notre père, et des chants chrétiens.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
194
[170]
3. Hostilité du pentecôtisme classique
À Hawaii et dans l'ensemble des îles polynésiennes, les églises
pentecôtistes classiques, celles qui comme les Assemblées de Dieu
font partie de la première vague du pentecôtisme apparue au début du
20e siècle, sont généralement opposées à l'utilisation de ce type de
danse dans les cultes. Le pentecôtisme est relativement récent en
Océanie. Dans la plupart des îles, il a atteint une taille et une visibilité
significatives au cours des années 1980-1990. Mais ça n'est pas seulement cette présence récente qui explique son peu de goût pour la
culture locale et plus particulièrement les expressions culturelles du
corps. Il y a au moins trois raisons à cela :
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
195
- La première, c'est que ces églises se sont positionnées comme
une réaction orthodoxe par rapport au protestantisme historique polynésien, accusé d'être trop laxiste, trop politique, trop culturel. Les assemblées de Dieu de Polynésie française, notamment, se sont inscrites
dans le champ religieux local en revendiquant un retour au protestantisme d'autrefois : le temps où les missionnaires insistaient sur la nécessité d'une conversion profonde, entraînant une transformation radicale du comportement. Le temps aussi où ils imposaient un strict contrôle de la « nature païenne » polynésienne, donc du corps.
- La seconde raison, qui est en partie liée à la première, c'est que
les convertis de ces églises sont avant tout dans une logique de progression et d'exemplarité personnelle, selon le principe édicté par un
manuel de « formation à la vie chrétienne » utilisé par les assemblées
de Dieu à Tahiti : « Ne donne pas seulement un témoignage, sois un
témoignage ». Cette logique, tout comme leurs trajectoires, ne les incitent pas à s'affranchir des normes dominantes, mais plutôt à se distinguer par une observation scrupuleuse de celles-ci. Cette recherche
de respectabilité est d'autant plus forte que l'appartenance à une église
minoritaire fait peser sur eux un risque de disqualification sociale.
Une double contrainte bien résumée par ce pentecôtiste de Huahine
(îles Sous-le-Vent) : « Tu changes en bien, ils se fâchent. Je sais pas
ce [171] qu'on leur a fait ».
- Enfin, troisième raison de cette hostilité du pentecôtisme classique : une focalisation sur l'individu, son salut et sa responsabilité
personnelle, qui s'oppose au militantisme culturel du protestantisme
historique et à son discours sur le salut collectif du peuple ou de la
nation. Pour toutes ces raisons, ces églises qui par ailleurs, autorisent
une expression plus spontanée des émotions et une plus grande liberté
de mouvement pendant les cultes, refusent en revanche l'introduction
des danses polynésiennes.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
196
4. Pentecôtisme « troisième vague »
et libération de soi
Ce pentecôtisme classique est aujourd'hui concurrencé par le pentecôtisme « troisième vague » et des réseaux évangéliques charismatiques plus récents. C'est ici que nous retrouvons la danse polynésienne dont j'ai parlé en introduction, celle que j'ai pu observée dans
l'église du Plein Évangile, qui a été implantée à Tahiti en 2000 par une
branche missionnaire de la King's Cathedral de Maui (Hawaii). Je vais
donc maintenant me concentrer sur l'origine, la signification et les effets de cette pratique de la danse en milieu pentecôtiste/charismatique.
L'idée de danser la hula pour Dieu est apparue à Tahiti au milieu des
années 1990, avec la rencontre entre un groupe de pentecôtistes polynésiens et une organisation missionnaire internationale, Youth With a
Mission (en français, Jeunesse en Mission). Plusieurs membres d'une
assemblée de Dieu dissidente sont alors partis suivre des formations à
Hawaii, où la hula chrétienne des églises historiques s'était rapidement
diffusée aux églises charismatiques. « C'était pas trop sensuel », dit
une participante, et les danseuses portaient « un tee-shirt, le pareo
jusqu'aux chevilles ». Une danse, explique aussi le pasteur de
l'époque, qui essayait de « laisser de côté tout ce qui peut être séduction ». Si on danse aujourd'hui la hula à l'église du Plein Évangile,
c'est d'une part parce que la plupart des membres de l'assemblée de
Dieu dissidente ont ensuite rejoint cette église ; et d'autre part parce
que l'église du Plein Évangile est en contact étroit avec une branche de
Youth With a Mission qui a beaucoup contribué à l'engouement des
milieux pentecôtistes/charismatiques pour les danses polynésiennes :
il s'agit du mouvement Island Breeze, fondé en 1979 par le Samoan
Sosene Le'au. Le groupe d'origine était majoritairement samoan et
hawaiien. C'est devenu depuis un mouvement international, implanté
en Australie, Nouvelle-Zélande, dans plusieurs îles d'Océanie mais
aussi en Floride, à Porto Rico, aux Philippines, au Brésil et dans le
Missouri (en milieu amérindien). Ses principales activités consistent
[172] à enseigner les danses polynésiennes (ou plus largement, les
danses autochtones), leur réhabilitation pour l'expression de la foi
chrétienne et leur utilisation comme outil missionnaire ; et à mettre en
pratique ces enseignements en donnant partout dans le monde des
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
197
spectacles de danses. Danser la hula n'a pas pour Island Breeze la
même signification que dans les paroisses hawaiiennes de la United
Church of Christ, pour plusieurs raisons.
- D'abord, les jeunes originaires des églises historiques de Polynésie qui ont rejoint Island Breeze ou ont participé à ses activités y ont
surtout vu une forme de contestation des structures traditionnelles
d'autorité et de ce que les anciens de ces églises appellent la tradition.
Conformément au credo de ce type de mouvements charismatiques, ils
envisagent ces danses avant tout sous l'angle de l'expression de soi,
d'une libération individuelle qui englobe dans un même ensemble des
pratiques culturelles et des expériences charismatiques : libérer le
corps, c'est en même temps s'ouvrir à l'action du Saint-Esprit qui peut
alors « souffler où il veut », selon la formule consacrée.
- La deuxième raison, c'est le rôle essentiel que les communautés
de migrants polynésiens ont joué dans le succès d'Island Breeze. La
première tournée d'Island Breeze a eu lieu en 1980 en NouvelleZélande, un pays où ceux qu'on appelle les Pacific Peoples (arrivés à
partir des années 1960) constituent aujourd'hui 6,9% de la population
totale. Pour les Pacific Peoples de la seconde génération, qui sont nés
en Nouvelle-Zélande, les danses d'Island Breeze ont été l'occasion de
se réapproprier une culture, qui est en partie réapprise et réinventée :
notamment à travers l'élaboration d'une identité trans-polynésienne,
qui autorise un Samoan à danser une danse tongienne ou hawaiienne.
- Ces libertés prises avec l'ordre religieux traditionnel et avec les
canons classiques de l'authenticité culturelle rejoignent ensuite - troisième point - le profil socio-religieux des églises comme celle du
Plein Évangile. On n'entre pas dans ce type d'église comme on entre
dans les églises du pentecôtisme classique : à Tahiti, les membres des
Assemblées de Dieu viennent majoritairement de l'église protestante
historique ; et les membres de l'église du Plein Évangile viennent
presque tous des Assemblées de Dieu. Leur parcours s'inscrit dans une
recherche de pratiques virtuoses et traduit la volonté d'accéder à une
nouvelle étape, en allant au-delà du sens commun des convenances, là
où les Assemblées de Dieu restent soumises aux normes sociales de
respectabilité. Autrement dit, ce retour de la danse en milieu pentecôtiste/charismatique reste pour l'instant associé à des pratiques [173] et
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
198
des croyances qui ne sont pas directement accessibles à tous les Polynésiens. Mais dans les faits, plusieurs niveaux de lecture se superposent progressivement : à côté des fidèles de l'église, on croise très
souvent des pentecôtistes polynésiens de condition sociale modeste,
souvent d'origine rurale, qui viennent ponctuellement visiter cette
église où ils retrouvent des expressions culturelles interdites ailleurs et
auxquelles ils sont très attachés. Il existe donc une possibilité de convergence entre cette volonté populaire de renouer avec les danses et
les musiques polynésiennes dans l'espace chrétien et les reformulations savantes des danses polynésiennes élaborées par les réseaux charismatiques internationaux. Elle s'appuie sur deux tendances :
- La première, c'est le rejet de toute distinction entre religieux et
séculier, qui conduit à refuser la séparation établie par beaucoup
d'églises historiques polynésiennes entre les groupes de danse (classés
du côté de la culture et du profane) et l'espace du temple (religieux,
sacré). Ce credo charismatique est à la fois englobant – puisqu'il soumet tous les domaines de la vie sociale aux valeurs religieuses – et
individualisant : « Pour un chrétien, écrit par exemple Loren Cunningham, le fondateur de Youth With a Mission, le monde profane ne
devrait pas exister, chacun de nous est dans un royaume ou dans
l'autre : la lumière ou les ténèbres ». L'idée d'un religieux englobant
tous les domaines de la vie sociale est familière aux cultures polynésiennes. Le versant individualisant permet quant à lui de déplacer la
question, puisqu'il ne s'agit plus de savoir si le corps ou la danse sont
du domaine du profane, mais si l'individu qui danse est un véritable
converti.
- Le second élément important, c'est l'influence croissante de la
théologie du « combat spirituel », en Océanie comme dans beaucoup
de régions du monde. Cette théologie a été élaborée au début des années 1990 par des pentecôtistes nord-américains, qui ont repris les
croyances des sociétés traditionnelles non-occidentales concernant les
esprits des lieux et leurs relations avec les humains en se fondant sur
leur propre expérience missionnaire mais aussi très souvent sur des
comptes-rendus ethnographiques. Cette théologie se focalise sur une
confrontation avec des « esprits territoriaux » censés influencer la vie
des habitants de ces territoires. En re-territorialisant l'identité, elle
rompt avec l'idée d'un individu libre de toute appartenance obligée et
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
199
modifie radicalement la compréhension pentecôtiste de la culture,
puisqu'elle considère la culture comme l'expression du lien reliant
l'individu à sa terre d'origine. Ce qui signifie que la culture devient
une identité « naturelle » et une création divine dont on situe [174]
l'origine dans la Genèse. La conversion ne suppose plus une rupture
avec la culture, mais une « redécouverte » de sa culture – en version
évangélique –, c'est-à-dire très exactement les formes d'expression
culturelles mises en scène par Island Breeze. Le succès considérable
que cette théologie du « combat spirituel » rencontre aujourd'hui, en
particulier en Papouasie Nouvelle-Guinée (Jorgensen, 2005) mais aussi dans beaucoup d'autres îles d'Océanie, montre comment la globalisation religieuse peut conduire à des reformulations locales des conceptions traditionnelles concernant les rapports entre individus, culture et territoires. Plus largement, les controverses actuelles sur la réintroduction de la danse dans l'espace chrétien soulignent l'articulation
complexe entre renaissance culturelle, individualisation et diversification du christianisme polynésien. Elles rappellent que, plus de deux
siècles après l'arrivée des premiers missionnaires occidentaux, le
corps polynésien reste pris entre plusieurs compréhensions concurrentes de la conversion et de l'authenticité culturelle.
Références bibliographiques
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ma'ohi. Religion, genre et pouvoir en Polynésie française, Paris, Karthala.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Deuxième partie :
PENTECÔTISME
“Entre rupture et continuité :
le Renouveau charismatique
à l’île de La Réunion.”
Valérie Aubourg
Université de La Réunion, CRLHOI
[email protected]
Résumé
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Après trois siècles d'hégémonie catholique, l'année 1966 marque le
début de la diversification du paysage chrétien insulaire avec l'arrivée
du pasteur pentecôtiste Aimé Cizeron. Envoyé depuis la France métropolitaine par les assemblées de Dieu, il fonde une œuvre prolifique : la « Mission Salut et Guérison » qui rassemble actuellement
plus de 20 000 fidèles. Moins de dix ans après l'implantation de celle
que l'on désigne habituellement sous l'unique terme de « Mission », le
Renouveau charismatique est introduit à La Réunion. La naissance, au
sein du catholicisme, de cette mouvance considérée de par le monde
comme la « second vague pentecôtiste », vient contrebalancer l'offre
protestante en matière religieuse : elle s'adresse à son tour à des réunionnais issus des couches sociales les plus modestes et son dévelop-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
201
pement suit une courbe ascendante dans des proportions quasi similaires à celles de la Mission. D'autre part, ces deux formations religieuses apparaissent comme une même réponse au mouvement de
modernisation rapide de la société insulaire et cette réponse, de manière contradictoire, se décline à la fois en termes de rupture et de
continuité vis-à-vis de la religiosité populaire. En effet, le Renouveau
et la Mission prennent largement appui sur le « système religieux
créole » suscitant, paradoxalement, un réel abandon de certaines
croyances et pratiques populaires. Bernard Boutter, qui a tout particulièrement étudié la situation des assemblées de Dieu à La Réunion,
note qu'« il serait intéressant de chercher à savoir avec précision si le
Renouveau charismatique facilite, au même titre que le Pentecôtisme
évangélique, l'adaptation de ses fidèles au nouveau contexte « posttraditionnel » en étant à l'origine de profondes ruptures par rapport
aux appartenances antérieures », ou si ce Renouveau charismatique
« reste uniquement dans la [176] continuité d'un univers traditionnel
en désagrégation, sans exiger de ruptures ». Selon l'ethnologue, la réponse à ces questions permettrait de déterminer dans quelle mesure
Renouveau charismatique et pentecôtisme évangélique peuvent être
associés « au sein du même champ religieux, ou s'il existe, en ce qui
concerne le degré de rupture avec l'univers traditionnel, des différences fondamentales qui permettent de distinguer nettement l'un de
l'autre ». Nous nous saisirons ici de sa question, pour observer dans un
premier temps comment le Renouveau, à l'instar de la Mission Salut et
Guérison, permet à ses membres de s'adapter aux changements traversant la société réunionnaise en les amenant à rompre avec les traditions, sans pour autant les extraire du monde symbolique. Dans une
seconde partie, nous verrons comment le Renouveau, en se réinsérant
dans la matrice proprement catholique, ne peut être « associé purement et simplement » au pentecôtisme évangélique dans un champ
religieux commun.
Introduction
Après trois siècles d'hégémonie catholique, l'année 1966 marque le
début de la pluralisation du paysage chrétien insulaire avec l'arrivée
du pasteur pentecôtiste Aimé Cizeron. Envoyé depuis la France mé-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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tropolitaine par les assemblées de Dieu, il fonde une œuvre prolifique : la « Mission Salut et Guérison » qui rassemble actuellement
plus de 20 000 fidèles. Moins de dix ans après l'implantation de celle
que l'on désigne habituellement sous l'unique terme de « Mission », le
Renouveau charismatique 99 est [177] introduit à La Réunion. La naissance, au sein du catholicisme, de cette mouvance souvent considérée
de par le monde comme la « seconde vague pentecôtiste », vient contrebalancer l'offre protestante en matière religieuse : elle s'adresse à
son tour à des Réunionnais issus des couches sociales les plus modestes, voir les plus pauvres de l'île et son développement suit une
courbe ascendante dans des proportions quasi similaires à celles de la
dite Mission. D'autre part, ces deux formations religieuses apparaissent comme une même réponse au mouvement de modernisation rapide de la société insulaire et cette réponse, de manière contradictoire,
se décline à la fois en termes de rupture et de continuité vis-à-vis de la
religiosité populaire. En effet, le Renouveau et la Mission prennent
largement appui sur le « système religieux créole » afin d'occasionner,
paradoxalement, un réel abandon de certaines croyances et pratiques
populaires.
99
Le mouvement de Pentecôte naît à Topeka, dans le cadre du collège Bethel
(Kansas) à l'initiative du pasteur méthodiste blanc Charles Fox Parham
(1873-1929). Son développement se confirme ensuite avec le ministère du
prédicateur baptiste noir William Joseph Seymour (1870-1922) qui y introduit des éléments de la spiritualité afro américaine. Il se caractérise par son
insistance sur le Saint Esprit et la pratique des charismes qui y est associée
(chant en langues, guérison, prophéties). Rapidement, le courant pentecôtiste se répand aux Etats unis, avant de se diffuser ensuite sur tous les continents. Il donne naissance à différents mouvements dont celui des Assemblées de Dieu, qui représente 10% des pentecôtistes de par le monde et la
principale famille pentecôtiste en France. Au début des années 1960, la
mouvance pénètre les églises protestantes établies, mais sans que les nouveaux adeptes quittent leurs assemblées d'origine. A peine deux ans après la
fin de Vatican II, quelques jeunes catholiques de l'université de Duquesne à
Pittsburgh (USA) font une expérience religieuse similaire qui engendre ce
que l'on nomma ensuite le Renouveau Charismatique Catholique. Au tout
début, cette « seconde vague » pentecôtiste fut également désignée sous le
terme de « néo-pentecôtisme ». Dorénavant, et à La Réunion en particulier,
le terme de néo-pentecôtiste n'est plus attribué aux pentecôtistes catholiques
mais aux Églises dissidentes des ADD, nées dans les années 1980, dans le
sillage de la « troisième vague ». Ces dernières assemblées sont également
appelées « néo-charismatiques », ou « évangéliques charismatiques ».
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Bernard Boutter, qui a tout particulièrement étudié la situation des
assemblées de Dieu à La Réunion, note qu’« il serait intéressant de
chercher à savoir avec précision si le Renouveau charismatique facilite, au même titre que le Pentecôtisme évangélique, l'adaptation de
ses fidèles au nouveau contexte "post-traditionnel" en étant à l'origine
de profondes ruptures par rapport aux appartenances antérieures » 100,
ou si ce Renouveau charismatique « reste uniquement dans la continuité d'un univers traditionnelle en désagrégation, sans exiger de ruptures ? ». Selon l'ethnologue, la réponse à ces questions nous permettrait de déterminer dans quelle mesure Renouveau charismatique et
pentecôtisme évangélique peuvent être associés « au sein du même
champ religieux, ou s'il existe, en qui concerne le degré de rupture
avec l'univers traditionnel, des différences fondamentales qui permettrait de distinguer nettement l'un de l'autre » 101.
Nous nous saisirons ici de sa question, pour observer dans un premier temps comment le Renouveau, à l'instar de la Mission Salut et
Guérison, permet à ses membres de s'adapter aux changements traversant la société réunionnaise en les amenant à rompre avec les traditions, sans pour autant les extraire du monde symbolique. Dans une
seconde partie, nous verrons comment le Renouveau, en se réinsérant
dans la matrice proprement [178] catholique, ne peut être « associé
purement et simplement » au pentecôtisme évangélique dans un
champ religieux commun.
1. Naissance d'un « catholicisme populaire »
Comme aime à le dire l'évêque Gilbert Aubry : « l'Évangile n'est
pas arrivé à La Réunion porté sur les ailes des anges… » 102. En dépit
d'une représentation mythique de la chrétienté insulaire en ses premières heures, la réalité se doit en effet d'être nuancée. Dès le peu100
Bernard Boutter, « Le pentecôtisme à l'île de La Réunion : « Protestantisme
émotionnel » ou nouvelle « religion populaire ? » Revue d'Histoire et de
Philosophie Religieuse, 2001, 1981, t. 1, p. 45-61, p. 57.
101 Ibidem.
102 C'est en ces termes que Mgr Aubry introduit sa conférence « la religiosité
populaire à La Réunion » donnée à Saint-Denis le 24 mars 2007 auprès des
jeunes du Service Diocésain des Vocations.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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plement définitif de l'île, ce « paradis » est aussi un pays de « sacripants » réfractaires à l'évangélisation où les baptisés sont décrits par le
préfet apostolique Criais comme de « mauvais chrétiens responsables
de la dégradation des mœurs de la colonie » 103. Ils ont pour ministres
du culte des capucins 104 à la réputation tout aussi douteuse. Les premiers missionnaires sont ensuite relayés par d'autres religieux : lazaristes (1714), spiritains (1816), qui réhabilitent l'image du clergé insulaire et gagnent progressivement la majorité des âmes réunionnaises.
Ce succès comporte néanmoins des limites. Le clergé local est loin
d'être exempt de toute critique, alors même qu'il continue à dénoncer
les transgressions morales des habitants de l'île décrits comme réfractaires au mariage, peu enclins au travail et trop penchés sur la boisson.
« La volonté de se concilier le tout puissant s'est manifestée par la
conservation attentive des pratiques. L'obligation de respecter une morale dont certaines règles étaient en opposition avec les mœurs, ne leur
est pas apparue essentielle. En cela ils restent fidèles à leur conception
d'une religion ou l'accomplissement des rites prime sur celui de la loi
morale chrétienne », explique Claude Prudhomme 105.
Face à la volonté missionnaire d'apporter l'Évangile comme « une
lumière pour sortir grâce à lui beaucoup d'hommes des ténèbres » 106,
une [179] seconde « zone d'ombre » apparaît avec la persistance de
manifestations religieuses souterraines. D'origine malgache, africaine,
indienne, des rites survivent et de nouvelles pratiques sont élaborées.
Prohibées par le clergé, ces pratiques sont condamnées à se réfugier
dans l'univers domestique. Leur perpétuation témoigne néanmoins
d'un phénomène de coexistence des croyances traditionnelles au sein
du catholicisme. Plus encore, elles relèvent d'un mouvement original
de réappropriation du christianisme dans le contexte créole. C'est ainsi
103
Lettre du préfet apostolique Criais, ALP. Vol 1504, 28 janvier 1742, cité par
P. Eve, 1985, « La religion populaire à La Réunion », vol 1, Saint Leu, imprimé sur les Presses de Développement, Institut Linguistique et d'Anthropologique de La Réunion, p. 44.
104 Les premiers prêtres sont des missionnaires de passage, avant que des capucins ne s'installent définitivement sur l'île en 1672.
105 C. Prudhomme, ibid., p. 304.
106 Mgr Maupoint, A. Sp., Lettre pastorale pour l'Œuvre de la Propagation de la
Foi n°14, 3 décembre 1858, cité par C. Prudhomme, ibid., p. 204. Cet extrait
de la lettre de Mgr Maupoint s'appuie sur l'évangile de Luc, 1, 79.
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que ce processus aboutit au fait que si le catholicisme demeure actuellement la religion insulaire pratiquée par la majorité des Créoles 107, il
s'agit essentiellement d'un « catholicisme populaire » (Boutter), d'un
« continuum religieux créole » (Nicaise) 108.
2. Implantation de la Mission Salut et Guérison
Dès son arrivée à La Réunion en 1966, Aimé Cizeron attribue au
mouvement qu'il implante localement le nom de « Mission Salut et
Guérison ». Trois termes qui définissent avec précision le contenu de
son message et le situent en rupture par rapport à la situation religieuse locale.
En premier, celui qui n'hésite pas à s'attribuer le titre de missionnaire, se donne à son tour comme objectif de « faire lever la lumière
sur ce peuple, assis dans les ténèbres » 109. Ignorant le travail des messagers de Dieu qui l'ont précédé, il se considère comme « pionnier
dans l'océan Indien » 110 et part à la conquête des âmes réunionnaise.
En second, il brandit avec certitude le terme de « salut » qui ne
souffre pas à ses yeux, du même discrédit qu'au sein du catholicisme
depuis les nuances qui lui furent apportées avec Vatican II. Pour lui,
l'attribution du salut est simple : elle est réservée à ceux qui « confessent le nom de Jésus Christ » et « renoncent au péché ». Selon cette
approche, les autres confessions chrétiennes et plus largement les
autres religions apparaissent comme un obstacle à franchir pour acquérir le Salut. Loin d'être au rapprochement, [180] la tendance dominante est plutôt à la diabolisation des dévotions catholiques jugées
107
Près de 90% de la population insulaire est catholique.
S. Nicaise, « Le continuum religieux créole, une matrice du catholicisme de
La Réunion ?», thèse de Doctorat d'Anthropologie, Université d'AixMarseille, Faculté de Droit, d'Economie et des Sciences, 1999, p. 63.
109 C'est précisément cet extrait de l'évangile de Matthieu (Mat 4, 16) que choisit Aimé Cizeron pour illustrer l'extension des assemblées de Dieu à l'Ile
Maurice. A l'occasion des 40 ans de la Mission, le DVD intitulé « le réveil
spirituel de l'Ile Maurice » comporte cet unique verset biblique sur son boitier.
110 A.Cizeron (avec P. Le Perru et A. Lebel), 1992, « Aimé Cizeron, pionnier
dans l'océan Indien », Deerfield, Vida.
108
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206
idolâtres. Il en va de même envers les autres pratiques religieuses. Les
cultes dédiés aux divinités hindoues ou aux ancêtres afro-malgaches
sont qualifiés tour à tour de « sorcellerie ».
Enfin, le terme de « Guérison » lui permet de pénétrer en terre réunionnaise par le biais d'un marché « des biens de la santé » en plein
bouleversement, puisque les guérisseurs traditionnels sont en passe
d'être discrédités par une médecine moderne à laquelle la population
locale n'accorde pas pour autant toute sa confiance. La nouvelle formation religieuse se présente à ses yeux comme un recours efficace
sans délégitimer les représentations traditionnelles de la maladie dont
la cause serait toujours d'origine surnaturelle. C'est ainsi, qu'aux premières heures de la mission insulaire d'Aimé Cizeron, comme le relate
son fils : « la publicité s'est faite rapidement. On disait : - à côté la
gare routière, Saint-Denis, néna un boug blanc, un zoreil y guérit demoune ! Et les gens affluaient jour après jour… » 111.
3. Développement du Renouveau charismatique
Lorsqu'en 1975, le Renouveau charismatique 112 s’implante à La
Réunion, il n’arrive pas sur les ailes d'un ministre du culte de sexe
masculin mais par l'entremise d'une franciscaine « missionnaire de
Marie » du nom de Marie Lise Corzon. Au retour d'un séjour en métropole, la jeune femme commence un groupe de prière à Saint Denis,
dans les locaux de l'hospice Saint François d'Assise, dans lequel sa
communauté religieuse est installée. Le nombre de participants augmente rapidement et l'assemblée, qui prend le nom de l'Emmanuel,
suscite la naissance d'autres groupes de prière du Renouveau. A partir
de 1981, leur nombre se multiplie, et bientôt, la plupart des paroisses
111
David Cizeron, « 3 aout 1966… Il y eut un matin : ce fut le premier jour »,
Mission Océan Indien, n°40, mars 2006, p. 12-17, p. 4.
112 Cette mouvance, née aux Etats unis dans les années soixante, correspond à
l'introduction du pentecôtisme dans les Églises historiques (protestante puis
catholique). Elle se caractérise notamment par le fait que les nouveaux baptisés dans le Saint Esprit ne quittent pas leur Église d'origine, mais que tout
en participant à des assemblées de prière en semaine, ces charismatiques
demeurent fidèles au culte dominical et à leurs divers engagements ecclésiaux.
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catholiques insulaires accueillent dans leurs locaux un groupe charismatique. Quels sont les éléments caractéristiques de ce Renouveau qui
le rapprochent du champ pentecôtiste et quels sont ceux qui [181] l'en
distinguent ? C'est à ces deux questions que nous nous proposons de
répondre.
3.1. Convergences avec l'univers pentecôtiste
Miracles et délivrances
Très rapidement, Marie Lise Corzon, elle-même issue d'un milieu
social mauricien, aisé s'entoure de cinq femmes qui ont en commun
d'être jeunes, d'être nées dans l'océan Indien, et d'appartenir à une
classe sociale moyenne voire supérieure. À leur image, le Renouveau
attire rapidement des adeptes du sexe féminin, essentiellement laïques,
qui n'auraient pu prétendre à un tel rôle de leadership dans d'autres
mouvements catholiques.
Qu'est-ce que ces témoins des premières heures ont trouvé de particulier dans ce Renouveau ? La réponse est invariablement identique :
« Je retiens de nos débuts une profusion de joie, de spontanéité, et de
liberté » affirme Marie Claire 113. « J'ai pu découvrir dans ces assemblées la prière du corps » raconte Marie-Madeleine 114, avant de poursuivre : « Je crois que c'est surtout un besoin de vivre la religion plutôt
que (suivre) une religion idéologique » 115. Selon elle, cette mouvance
a notamment permis de réintroduire « la place de Dieu » et la possibilité d'une intervention divine dans l'existence du croyant. « C'est vrai
qu'à la limite, à l'époque, avec la théologie de la libération, on (les enseignantes) n'avait plus de droits en quelque sorte. Dieu était pour les
pauvres et il fallait se rendre pauvre sans quoi on n'avait pas droit à
Dieu ! » 116
113
Douze jeunes dans la « chambre haute », Église à La Réunion, juillet 2005,
p. 28.
114 Ibidem.
115 Entretien C 04.
116 Entretien C.04.
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Tout en attirant ces femmes issues d'un milieu assez identique, qui
continuera à pourvoir en cadres le Renouveau diocésain, ce dernier
trouve une forte audience en milieu populaire, celui-là même qui
nourrit les rangs de la Mission Salut et Guérison. Lorsque nous prenons contact avec celle qui fut responsable du Renouveau pendant
plus de vingt ans 117 pour lui demander ce qui attirait les participants
au groupe de prière, elle nous répond : « le réveil des charismes ».
D'où, selon elle, une vive attraction pour le « merveilleux » : « venir
pour un chant en langues, parce qu'il y [182] aurait des guérisons. (Se
dire) : je ne suis pas bien, je viens pour être guéri, et ne venir que pour
ça… » 118.
Dans un contexte ecclésial travaillé par un mouvement de modernisation rapide de la société et d'aggiornamento post-conciliaire, un
certain catholicisme « éclairé » se laisse gagner par les fondements
philosophiques de la modernité, séparant l'ordre de la raison et celui
de la foi, admettant que l'Homme ne dépend plus d'un ordre extérieur
que la raison critique ne saurait vérifier. Les entités surnaturelles : du
bon dié, au diable en passant par les bébèt 119 et les saints divers 120,
communément perçues comme pouvant avoir une action directe sur
l'existence humaine, sont discréditées par les élites locales.
Pour leur part, la Mission Salut et Guérison et le Renouveau charismatique, sans épouser totalement les contours d'une vision traditionnelle d'un monde habité par des entités invisibles dotées de pouvoirs fastes et néfastes agissant sur l'existence des vivants, interprètent
les phénomènes surnaturels dans un registre sémantique propre. La
maladie, la possession, les infortunes de toutes sortes sont, pour les
fidèles pentecôtistes, attribuées aux forces démoniaques, alors que les
libérations, les réussites, les guérisons sont l'œuvre du Saint Esprit.
Cette convergence entre religiosité populaire et pentecôtisme –
version évangélique et version catholique –, constitue une raison majeure du succès rencontré par les deux formations religieuses. Elle
117
Du décès de Marie Lise Corzon en 1982 à 2004.
Entretien C 04.
Ames errantes.
120 Y compris les diverses figures mariales : la Vierge Noire, Notre Dame de la
Salette, Notre Dame de la Délivrance, la Vierge au parasol, …
118
119
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
209
s'accompagne d'un second point commun, a priori inattendu : un processus « d'extirpation » de la religiosité populaire.
Abandon des doubles pratiques
et « neutralisation » des morts
Comme la Mission, le Renouveau diocésain tente de répondre à
une difficulté fréquente en milieu créole : celle « d'avoir pratiqué ailleurs ». Cette expression 121 désigne essentiellement les pratiques souterraines de sorcellerie, le recours aux tisaneurs, guérisseurs, et autres
« techniciens du surnaturel », ainsi que les cultes rendus à d'autres
dieux que celui des chrétiens. Face à ces pratiques, le Renouveau
poursuit le même objectif que le clergé réunionnais qui, pendant tant
d'années, s'était évertué à anéantir ces manifestations religieuses souterraines. Josée d'expliquer :
[183]
Il y a là beaucoup qui ont été délivrés et libérés. (…) Et ça c'est la
grâce du Renouveau qui a dénoncé, qui a mis à jour ce qui était vécu dans
l'ombre… Ils vont venir pour être libérés, pour qu'on prie pour eux… Et il
y en a qui ont tellement peur, peur de lâcher pensant qu'on va leur faire du
mal. On leur dit de continuer à prier et de lâcher (…) 122.
Apparaît ici la crainte pour celui qui commence à fréquenter le Renouveau de manquer à la Tradition, et plus grave encore, de l'abandonner. En effet, les ancêtres considérés comme gardiens, ne manqueront pas de châtier celui qui les néglige et les rejette. Cette situation
est réinterprétée au sein du Renouveau en termes de « combat spirituel ». Ce ne sont pas des entités invisibles qui s'en prennent à celui
qui s'abandonne à Dieu mais le « mauvais », l'« Ennemi de la nature
humaine », le « Malin ».
121
Expression qui émane de la bouche de l'ancienne responsable du Renouveau.
122 Entretien C 07.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
210
Le pentecôtisme met un terme à la perméabilité entre les deux
mondes, visible et invisible. De la même manière, les charismatiques
catholiques rompent tout contact avec ces morts ambivalents. Les vivants n'ont plus aucune dette à leur endroit. C'est ainsi que Corinne,
par exemple, une jeune femme d'origine afro-malgache, ne participe
plus aux servis z'ancêtres organisés par sa famille depuis qu'elle fréquente ce mouvement.
Là l'est pas bon, c'est ça l'est pas bon. Sak nous sava manger, sak nous
sava boire, nous va dire : - ah, c'est not zancêtes l'a fait ça, prier ter là…
Là même l'est pas bon ! 123.
De même, les événements positifs intervenant dans la vie du
croyant, ne sont dorénavant plus attribués à des ancêtres bien disposés
mais au Saint Esprit. C'est également ce dernier qui se trouve à l'origine des charismes. Certes, ces expériences spirituelles ne sont pas
étrangères à celles qui traversent l'univers créole peuplé d'agents du
sacré communiquant avec les vivants sous forme de rêves, de visions,
de messages. Mais là encore, ces signes auparavant considérés comme
une production d'esprits quelconques sont réorientés vers l'unique Esprit du Dieu trois fois saint, rendu seul capable de les produire. Ce
processus de réorientation procède tout à la fois d'une dynamique de
rupture et de continuité : rupture, puisque les morts « désormais neutralisés » 124 comme l'écrit Bernard Boutter ne communiquent plus
avec les vivants qui se sont affranchis de tout devoir à leur encontre,
et continuité puisque la possibilité d'une intervention d'entités surnaturelles dans l'existence des vivants n'est pas contestée. Seulement,
[184] elle en est réduite à deux composantes : celle du Dieu Père, Fils
et Saint Esprit, d'une part, et celle de Satan entouré de sa cohorte de
démons, d'autre part.
Jusqu’alors, la troisième personne de la Trinité elle-même revêtait
en milieu catholique un statut ambigu. Les motifs avancés par les fidèles lors des demandes de messes dites « du Saint Esprit » sont loin
d’être toujours louables. « La force de l’Esprit Saint est aussi utilisée
123
124
Ibid.
B. Boutter, 2001, ibid., p. 54.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
211
pour faire quelque chose de mal », indique une de nos interlocutrices 125. Prosper Eve note que « trop de prêtres font état des déviations de ce culte pour que nous puissions admettre que tous les gens
possèdent une notion précise du rôle du Saint Esprit » 126. Dans ce
contexte, le Renouveau a non seulement épuré le Saint Esprit de toute
propriété néfaste, mais il a, comme les pentecôtistes avant lui, réaffirmé sa puissance, son invincibilité, sa suprématie.
Moralisation des existences
Cette représentation du Saint Esprit comme puissance suprême apparaît, selon Bernard Boutter, comme le premier élément symbolique
permettant au converti de rompre avec les traditions. L'ethnologue met
en avant le fait que, dans le mode de pensée traditionnel créole, les
entités surnaturelles supposées protéger le croyant sont faillibles alors
qu'en milieu pentecôtisant, le Saint Esprit est présenté comme une
force insurpassable. Cependant, pour bénéficier en permanence de la
suprématie de cette force invisible, l'individu doit « faire une rencontre avec Jésus », se placer sous sa Seigneurie, et se préserver du
péché. Se trouve ici pointé un élément nouveau par rapport au mode
de pensée traditionnel. Concernant ce dernier, Claude Prudhomme
faisait remarquer que « l'individualisation de la faute reste une difficulté insurmontable pour des hommes dont la culture privilégie le sens
de la responsabilité collective » 127. Bernard Boutter, pour sa part,
constate que la notion de responsabilité personnelle n'y est pas inexistante, mais qu'elle concerne essentiellement le fait d'observer ou non
les rites requis envers les morts. Le sentiment de culpabilité ne peut
alors disparaître qu'à partir du moment où celui qui a manqué à son
devoir s'acquitte de sa dette envers son ancêtre en lui rendant le culte
approprié.
125
126
Entretien C 04.
P. Eve, 1985, La religion populaire à La Réunion, vol. II, Saint Leu, imprimé sur les Presses de Développement, Institut de Linguistique et
d’Anthropologique de la Réunion, p. 33.
127 C. Prudhomme, op. cit., p. 304.
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212
[185]
Dans le pentecôtisme en revanche, la notion de péché concerne
l'adéquation ou l'inadéquation entre l'agir du croyant et la morale prêchée par l'assemblée. Autrement dit, celui qui se convertit endosse la
responsabilité de son comportement.
Par conséquent, le croyant devient responsable de ses actes dans le
cadre de la définition du bien et du mal, donc en fonction d'une morale
imposée par l'Église… Il sait désormais que s'il veut échapper aux infortunes qu'il subit, il dispose d'un mode opératoire qui passe par une morale,
certes rigoureuse, mais qui prend en compte la conséquence du mal « perpétré » dans le tissage de son propre malheur et de celui des autres 128.
Pour B. Boutter, contre toute attente, cette reconnaissance individuelle du péché, n'est pas vecteur de culpabilisation. Au contraire, elle
rend l'individu ayant succombé à ses faiblesses « responsable mais
non coupable ».
Dans l'univers charismatique catholique, les propos de Josiane
s'inscrivent dans une perspective semblable.
Notre Dieu va nous laisser libre mais à aucun moment il va nous forcer
à prendre son chemin qui n'est pas le chemin facile… Si tu décides de le
faire tu vas être vigilant à travers tout ce que tu vas vivre dans le courant
de ta vie, tous les jours, et à la volonté de dire que je décide de suivre Jésus, je décide de rester dans sa lumière. Je vais peut-être tomber, lui il va
me relever… 129.
À ce sujet, un des éléments qui paraît le plus révélateur à l'un de
nos interlocuteurs, prêtre de surcroit, concerne le sacrement de réconciliation :
128
B. Boutter, 2002, Le pentecôtisme à l'île de La Réunion. Refuge de la religiosité populaire ou vecteur de modernité ?, Paris, L'Harmattan, p. 210.
129 Entretien C 12.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
213
Ce qui m'avait frappé en milieu populaire réunionnais, c'était qu'au
bout de dix-quinze ans dans le Renouveau, les gens évoluent. Il y a notamment un indice, c'est la confession. Ce qui m'avait frappé en confessant
les gens au Chaudron, c'était la profondeur spirituelle qui apparaissait en
milieu populaire. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait eu de culpabilisation, la
seule chose que j'avais pu remarquer c'est que lorsque les gens avaient des
péchés graves à accuser, ils adoptaient un registre lexical de créole plus
difficile… donc ça créait une distance par rapport au pauvre confesseur
zoreil… 130.
Un diacre catholique confirme ce point de vue : « Même les prêtres
les plus hostiles au mouvement charismatique changent d'avis lorsqu'ils viennent pour confesser lors des retraites que nous organisons » 131.
[186]
Concrètement, outre le recours au pardon divin, en prenant conscience de sa responsabilité personnelle, le croyant réalise qu'il lui est
nécessaire de changer sa manière d'être et sa façon d'agir. Comme le
pentecôtisme, le Renouveau favorise une moralisation des existences
dont la conséquence inéluctable se trouve être l'ascension sociale de
ses participants. Retrouvant une stabilité conjugale et familiale, rejetant toute conduite addictive, cessant de confier leur avenir entre les
mains des buralistes et autres marchands de jeux de hasard, les
adeptes de ces assemblées voient leurs conditions de vie s'améliorer.
Le mouvement charismatique catholique permet à nombre de ses
membres d'échapper à des situations d'échec social et d'assistanat. Il
leur permet de se réinsérer dans cette société réunionnaise en proie à
de nombreux bouleversements, amortissant à sa manière le choc de la
modernité.
130
131
Entretien C 28.
Le Tampon, conversation du 20.01.2009.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
214
Nouvelles affiliations
Suite aux changements intervenus dans la société réunionnaise,
l'identité religieuse s'est vue contrariée par une mise à distance des
structures traditionnelles d'encadrement dont les individus se sont
inexorablement détachés. En ce sens, le pentecôtisme s'inscrit totalement dans un processus d'individualisation du croire puisque le converti rompt avec sa « lignée croyante » 132, refusant de continuer à
suivre tout naturellement « la religion de sa nourrice » (selon l'expression de Descartes). Cependant, l'adhésion au protestantisme évangélique s'est également opérée en raison de la dimension communautaire
que les born again retrouvent dans les groupes fréquentés. C'est aussi
parce que ces groupes leur permettent de rompre avec leur solitude et
de tisser de nouveaux liens qu'ils qualifient eux même de « familiaux » qu'ils les rejoignent. Dans une île en proie à des mutations
économiques et sociales, les Églises pentecôtistes permettent à leurs
membres de s'adapter. Elles attirent à elles ceux que la modernité n'a
pas su intégrer, mais également ceux qu'elle a propulsés dans une
abondance matérielle asséchante qui ne les laisse pas moins seuls et
amers. De la même manière, le Renouveau catholique offre à ses
adeptes, en leur offrant un réel soutien, une possibilité d'adaptation à
ce nouveau contexte post-traditionnel. Un de ses membres l'affirme :
Beaucoup de gens viennent de milieux modestes. C'est comme un plaisir de se retrouver tous ensemble. Le Renouveau, c'est plus d'attention portée les uns aux [187] autres… Le Renouveau est plus proche, (alors que)
l'Église catholique c'est quelque chose qui est loin… Le Renouveau, ce
sont des gens de terrain, des gens du quartier qui visitent, qui viennent te
voir, qui viennent prier avec vous. Pour moi le Renouveau c'est proximité
et solidarité 133.
132
D. Hervieu-Léger, 1999, « Le Pèlerin et le Converti, la religion en mouvement », Paris, Flammarion/Champs.
133 Entretien C 9.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
215
Ainsi, même s'il ne quitte pas les bancs de l'Église catholique, le
fidèle charismatique passe par un processus d'individualisation du religieux similaire à celui qu'effectuent les adeptes de la Mission Salut
et Guérison. Certes, le croyant trouve dans ces groupes une dimension
communautaire soutenue, mais il ne s'agit plus d'un réseau relationnel
imposé de l'extérieur : il s'agit d'une affiliation volontaire.
Ce changement se manifeste dès les années quatre-vingt par l'érection, au sein même de l'institution catholique, de « fraternités électives ». Celles-ci se mettent en place à travers des groupes de prière en
premier lieu qui donnent eux même naissance à différentes communautés 134. Ces nouvelles appartenances modifient les rapports entretenus par les fidèles avec leur entourage familial. Comme pour les
chrétiens des assemblées de Dieu, l'association catholique offre à ses
adeptes une nouvelle famille où chacun s'appelle « frère » et « sœur »,
et s'applique à vivre une certaine entraide en dehors des temps de rencontre « officiels ». Magalie l'affirme : « On est une famille, quand on
ne se voit pas, on peut s'appeler. Quand on a un problème, on partage.
On n'est pas perdu. Souvent on n'est plus très proches de notre famille
de sang, et on a quand même une grande famille ! » 135.
Le Renouveau catholique, comme les assemblées de Dieu, prend
en charge une demande religieuse qui s'est pérennisée malgré les mutations sociales et les bouleversements enregistrés au sein du catholicisme. Et l'on comprend alors l'engouement de bon nombre de réunionnais, issus notamment des couches populaires de la population
locale, pour ce christianisme qui ne vide pas les croyances traditionnelles de leur substance, tout en leur proposant une rupture grâce à un
recours de loin supérieur.
Ce faisant, une différence notoire sépare le mouvement catholique
du pentecôtisme : il ne conduit pas ses membres à rompre avec leur
confession [188] d'origine (le catholicisme). C'est ce que nous nous
134
Au tout début des années 1980, trois communautés insulaires se développent : Marie porte du ciel (Saint Denis), L'étoile radieuse du matin (Saint
Pierre), Maranatha (Saint Leu). Par la suite, deux communautés métropolitaines s'implantent à La Réunion : le Chemin Neuf (1989) et les Béatitudes
(2002). Enfin, en 1997, les Cellules de maisons démarrent et donnent à leur
tour naissance à deux autres groupes : les Flambeaux (2003) et le Buisson
ardent (2006).
135 Entretien C 10.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
216
proposons d'étudier maintenant : comment ce « réveil » se réapproprie
également la tradition catholique et tend à réintroduire ses membres
dans cette matrice confessionnelle.
3.2 Héritage catholique
Alors que Jean Paul Willaime parle d'« individualisme religieux
porteur d'une désacralisation des médiations institutionnelles et cléricales » 136 au sujet du pentecôtisme, ce qui le rattache immanquablement à l'univers protestant, il en va bien autrement du Renouveau réunionnais. Ce pentecôtisme version catholique ne s'est pas affranchi de
son héritage confessionnel, ni émancipé de son cadre institutionnel,
bien au contraire.
Revitalisation des traditions catholiques
Tout en ayant adopté des traits communs aux assemblées pentecôtistes, les charismatiques catholiques valorisent par ailleurs des pratiques caractéristiques de l'univers catholique, à commencer par la piété mariale. Cette dernière s'observe dans les groupes du Renouveau
lorsque chaque année ils se consacrent à la sainte en chantant : « Je
suis tout à toi, Marie, vierge Sainte, Tout ce que j'ai est tien, Marie,
Vierge pure. Sois mon guide en tout, Marie, notre mère ». Ces invocations mariales ne sont pas les seuls éléments qui réintroduisent le Renouveau dans sa « matrice catholique ». Alors que plusieurs pratiques
avaient fait les frais d'une certaine interprétation du Concile Vatican II
reléguant rites et dévotions jugés optionnels voir obsolètes au profit
d'une rationalisation « du croire », les groupes charismatiques contribuent à la revalorisation de plusieurs d'entre eux. C'est ainsi que les
icônes, par exemple, trouvent une place tout à fait centrale dans les
assemblées qui vont jusqu'à porter leur nom : l'Emmanuel, Marie
Porte du Ciel, le Cénacle. Concernant cette dernière, elle contribue
136
J-P. Willaime, 1999, « Le pentecôtisme, contours et paradoxes d'un protestantisme émotionnel » p. 13.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
217
également à réintroduire l'adoration eucharistique puisque ce groupe
propose à ses membres de se réunir chaque semaine dans ce but.
Plus largement, les sacrements : de l'Eucharistie, des malades et de
la réconciliation sont particulièrement remis en valeur. Leur réappropriation par les adeptes est lourde de conséquences. En effet, si le Renouveau, favorise une remise en ordre des vies personnelles, la place
accordée à l'orthopraxie paraît nettement moins centrale qu'aux assemblées de Dieu. Dans [189] ces dernières, l'application d'une
éthique de vie stricte, se présente comme un critère essentiel de réception de la grâce divine. L'expérience évangélique de la conversion doit
se manifester concrètement par cette observance de nouvelles normes
de conduites. Le born again a pour impératif de « témoigner » et le
témoignage rendu est d'abord celui d'une existence sanctifiée. Comme
l'écrit Jean Paul Willaime :
Dans cette logique du croire chrétien, le Christ vivant n'est ni dans
l'hostie de la messe (catholicisme), ni comme dans le protestantisme luthero-réformé, dans une Église où s'effectuent la prédication correcte de
l'Évangile et l'administration correcte des sacrements (art.7 de la Confession d'Augsbourg). Il est dans des personnes croyantes qui l'attestent individuellement et collectivement 137.
Le protestantisme évangélique, qui privilégie de facto les signes
visibles de l'agir divin, encourage ses adeptes à afficher les avantages
matériels, financiers symboliques, dont ils ont bénéficié depuis leur
conversion. De manière différente, par l'importance qu'il continue à
accorder aux rites en général et au sacrement de réconciliation en particulier, le Renouveau ne limite pas la reconnaissance de la présence
divine à ses manifestations dans la vie des convertis.
C'est ainsi que nous pouvons interpréter la différence entre ces
deux messages. Le premier est prononcé par un pasteur des assemblées de Dieu qui proclame : « s'il y a 36% de la population active au
137
J.-P. Willaime, 2004, « Le statut et les effets de la conversion dans le protestantisme évangélique » in Le protestantisme évangélique un christianisme
de conversion, (Sébastien Fath éd.), Turnhout, Brepols, p. 167-178, p. 171.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
218
chômage (à La Réunion), il y a 2 ou 3% de la population active au
chômage dans nos assemblées. Dieu bénit ! » 138.
Le second est prononcé par un prêtre, quelques mètres plus loin, au
même moment, lors du rassemblement annuel du Renouveau :
Il y a aussi parmi vous beaucoup de personnes qui n'ont pas de travail,
qui n'arrivent pas à nourrir décemment leur famille, peut-être par désespoir, elles gaspillent le peu d'argent dans le jeu ou la boisson. Toi qui
cherche un travail, présente ton besoin au Seigneur… Merci Seigneur pour
cette espérance nouvelle que tu mets dans le cœur… 139.
Si la question de l'emploi est également évoquée ici, ce n'est plus la
réussite sociale qui est mise en avant comme preuve de la bénédiction
divine, mais l'échec de ceux qui n'ont pas accès au travail, auxquels
une espérance nouvelle est promise s'ils s'en remettent à Dieu. Ce
message inscrit l'attitude du croyant dans la tradition catholique
d'abandon à l'œuvre [190] divine, dont l'eucharistie proposée ensuite
viendra récapituler toute la démarche. « Que l'Esprit Saint fasse de
nous une éternelle offrande à ta gloire pour que nous obtenions les
biens du monde à venir… » clame la troisième prière eucharistique.
Nous pouvons dès lors nous demander dans quelle mesure ce message
d'abandon à Dieu ne favorise pas une attitude plus passive chez les
catholiques charismatiques et n'expliquerait pas, en partie, leur
moindre réussite sur le plan matériel et économique ?
Soumission ecclésiale
Dès le départ, l'assemblée de l'Emmanuel tisse des liens privilégiés
avec l'évêque du lieu en rendant régulièrement compte de ses pratiques et de son organisation. À partir de 1983, ce dernier demande à
ce qu'une équipe diocésaine soit constituée, à laquelle il assigne pour
but de « veiller à l'unité du Renouveau dans l'Église au service de la
138
139
Saint Denis, stade de l'est, rassemblement de Pentecôte 2008.
Saint Denis, église du Chaudron, rassemblement de Pentecôte 2008.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
219
mission de l'Église » 140. Cette injonction traduit sa volonté de soumettre le Renouveau à l'autorité de l'institution catholique. Elle le
conduit ensuite à publier, ses « jalons pour le Renouveau » 141. Après
avoir rappelé combien cette mouvance catholique lui semble bénéfique pour l'ensemble de l'Église, il explique la nécessité qui lui incombe de « domestiquer » cette expérience : « Dès le début, j'ai tenu à
soutenir ces groupes en leur posant certaines conditions vu le contexte
psychosociologique du diocèse ». En effet, ajoute-t-il, « les Réunionnais sont très friands de merveilleux et de gestes spectaculaires. Dans
un tel contexte on aurait pu regarder les charismatiques comme des
super chrétiens aspirant à parler en langues ou à opérer des guérisons
miraculeuses » 142. Afin d'éviter des dérapages, le document émet une
série de recommandations dont celle de ne pas appeler groupes « charismatiques » ces assemblées. « La dénomination à prendre est
groupes de prière ou groupes Renouveau » 143.
C'est ainsi que sur l'île, le Renouveau a évolué vers un mouvement
dont les rites, les pratiques et l'organisation se calquent toujours plus
sur [191] ceux d'une Église catholique qui s'est employée à canaliser
son effervescence. Cependant, comme le souligne Bernard Boutter :
Il faut bien voir que la réappropriation de ces pratiques s'effectue en
leur insufflant massivement du sens. Les charismatiques ne s'adonnent pas
à ces pratiques parce qu'elles seraient des « traditions » prescrites par
l'Église, un ensemble de gestes routiniers, ils les effectuent parce qu'elles
remplissent de ferveur le cadre de leur relation personnelle et intime avec
Dieu. De ce fait, conclut l'ethnologue, « dans le cas des charismatiques, la
revitalisation des traditions catholiques n'est autre qu'un processus de ré-
140
R. Mussard, J. Rivière, « Les débuts du Renouveau avec Sœur Marie Lise
Corson », 1988, p. 16.
141 G. Aubry, 1988, « Jalons pour les groupes du Renouveau dans la prière de
l'Église de notre temps », dans Pour Dieu et pour l'Homme réunionnais, Ile
de La Réunion, Océan Éditions, p. 103-111. L'évêque rédige une première
version en 1986, qu'il viendra étoffer par une seconde version en 2000.
142 G. Aubry, 1988, ibid., p. 104.
143 Ibid.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
220
sistance à la métaphorisation du religieux dans le champ catholique qui
vise à redonner à ces croyance et pratiques toute leur efficacité » 144.
Réappropriation de l'Histoire
Laurence, jeune trentenaire, fréquente un groupe issu du Renouveau. Ce faisant, elle a entrepris une recherche généalogique « pour
avoir la matière pour mon identité » 145 confie-t-elle. Sa démarche
n'est absolument pas comprise par son père, un membre de la Mission
Salut et Guérison :
Papa est contre la recherche généalogique. Il rejette les origines de
maman et les siennes en fait… Il est blanc de peau et sa famille aussi, mais
mon grand-père paternel, quand je l'ai vu sur son lit de mort, il n'était pas
blanc de peau ! Ce métissage-là, sans doute est quelque chose qui n'est pas
assumé. Ses origines malgaches, il ne veut pas (les) voir.
L'attitude du père de Laurence illustre le désintérêt que manifestent
les adeptes des assemblées de Dieu à l'égard de leurs origines ethnoculturelles, et, inversement, le surinvestissement de leur identité chrétienne. Bernard Boutter se demande
si les convertis n'échappent pas, par ce biais, au poids du passé historique
très lourd dans cette île qui a connu l'esclavage. En effet chaque réunionnais est hanté par les douloureuses blessures de ce passé insulaire, par la
honte ou la culpabilité enfouie dans les consciences 146.
Au sujet des antillais en région parisienne, Jean Claude Girondin
fait un constat identique : leur
144
145
B. Boutter, 2002, ibid., p. 228.
Entretien C 22.
146 Boutter, 2001, ibid., p. 52.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
221
conversion au protestantisme est une conversion par opposition plus
qu'une conversion par composition en vue d'une construction de soi. La
conversion est d'abord [192] rupture avec les divers héritages de son passé
esclavagiste et colonialiste sous toutes ses formes : sociale, culturelle et religieuse 147.
Selon le sociologue, cette nouvelle appartenance fondée sur l'appartenance religieuse leur donne accès à une nouvelle identité, une
« méta-ethnicité » comme il la nomme, qui leur permet de dépasser
les configurations historiques et culturelles dans lesquelles ils se trouvaient enfermés.
Dans l'univers catholique, si toute communication avec les morts
est désormais proscrite, la rupture avec le passé est loin d'être aussi
franche. Certes, tous les membres du Renouveau ne procèdent pas à
des recherches généalogiques, mais de même que la découverte du
mouvement charismatique les amène à se réapproprier les éléments de
la foi catholique, ils sont aussi nombreux à se réapproprier les éléments de leur histoire humaine après leur conversion. « Ne rien nier
et, en même temps, être fidèle à ses ancêtres, ce n'est pas les imiter
mais inventer comme eux l'ont fait. Ça m'a ouvert l'avenir » 148, conclut Laurence.
La majoration de l'identité chrétienne au détriment des origines
ethno-culturelles chez les adeptes de la Mission amenait Bernard
Boutter à considérer « l'assemblée pentecôtiste comme un espace de
réconciliation entre les communautés » 149. Nous pouvons à sa suite
nous demander, si d'une manière différente, la prise en considération
de leur histoire et de celle de leurs ascendants chez les adeptes du Renouveau n'amène pas à considérer ces groupes catholiques comme
« un espace de réconciliation » entre les générations ?
147
J.C Girondin, « Conversion et ethnicité parmi les protestants antillais en
région parisienne », in Le protestantisme évangélique un christianisme de
conversion, (Sébastien Fath éd.), Turnhout, Brepols, p. 147-165, p. 164.
148 Entretien C 22.
149 B. Boutter, 2001, ibid., p. 53.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
222
Avec cette troisième caractéristique propre à l'univers charismatique, nous retrouvons un des éléments de distinction majeur entre
catholiques et protestants : le rapport à la médiation.
Avec la revitalisation de la tradition et la soumission aux instances
ecclésiales, il s'agissait de la médiation des rites et des autorités. Avec
cette réappropriation du passé, il s'agit de la médiation de l'histoire et
du temps. Le rapport à la médiation constitue le concept cardinal autour duquel s'ordonnent les deux types de formations religieuses.
Conclusion
Le Renouveau catholique apporte à ses membres, un « christianisme émotionnel » avec la même possibilité pour ses fidèles de recours à la force du Saint Esprit qu'à la Mission Salut et Guérison, sans
les pousser pour autant à rompre avec leurs origines confessionnelles.
Car, s'il amène, lui aussi, ses adeptes à moraliser leurs existences et à
rejeter les cultes et pratiques jugés idolâtres comme celles qui sont
dédiées à des divinités hindoues ou à des ancêtres – en milieu afromalgaches ou indien tamoul –, il n'implique pas l'abandon de la tradition catholique. Cette rupture avait pour effet en milieu pentecôtiste
de séparer le fidèle converti de sa parenté « non convertie » et de le
conduire à redéfinir son identité. Ceci ne se produit pas dans les
mêmes termes pour le fervent charismatique. En un sens, son appartenance à la mouvance charismatique ne le marginalise pas puisqu'il
continue à se rendre aux communions solennelles, à danser lors des
mariages et à participer aux veillées mortuaires. Dans bien des cas, sa
réputation de catholique fervent le conduit même à se voir particulièrement sollicité par tel ou tel membre de la famille pour animer les
chants lors d'une messe de mariage, célébrer un office autour d'un
mort, ou encore devenir le parrain d'un nouveau né 150. Difficile, dans
cette configuration, d'associer dans un même champ religieux Renouveau charismatique et pentecôtisme évangélique. Les points communs
sont certes nombreux mais leur développement respectif tend néanmoins à les éloigner l'un de l'autre. Plus le Renouveau évolue dans le
150
Dans les paroisses, les membres du Renouveau, catholiques fervents, sont
également sollicités pour la catéchèse, la chorale ou tout autre service.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
223
temps, plus il s'institutionnalise en se réappropriant les traits caractéristiques de l'univers confessionnel dans lequel il est né. Lorsque, de
« religion vécue », il devient « religion en conserve » (Bastide), il
perd non seulement son effervescence initiale, mais il prend le goût de
la « maison catholique » qui l'a « mis en boîte ».
Initialement, pentecôtisme évangélique et charismatisme catholique procèdent d'une même adaptation aux changements observés
dans la société réunionnaise. De manière contradictoire, ces « nouveaux syncrétismes » se présentent tous deux comme une nouvelle
expression populaire en rupture avec le « catholicisme populaire ». À
travers la Mission Salut et Guérison d'une part et le Renouveau catholique d'autre part, ils prennent pourtant deux formes distinctes qui les
rattachent aux deux univers confessionnels dans lesquelles ils se sont
développés. Ainsi, la mouvance [194] « pentecôtisme-charismatique »
se décline-t-elle successivement en une nouvelle expression populaire
du protestantisme et une nouvelle expression populaire du catholicisme.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
224
[195]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Deuxième partie :
PENTECÔTISME
“Les nouvelles formes de
la religiosité en Afrique subsaharienne:
des pratiques inspirées
par une éthique du présent.”
Olivier M. MBODO
Université Laval, Québec
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
Les nouvelles formes de la religiosité en cours en Afrique subsaharienne ne cessent d'interpeller les chercheurs dans la communauté
africaniste. Quel sens donner à ces nouvelles formes de religiosité ?
Quelles conséquences ce phénomène aurait-il sur l'orthodoxie religieuse en Afrique (pensons aux Églises chrétiennes, à l'islam ; pensons également aux Églises africaines prophétiques et syncrétiques) ?
Ce sont là quelques-unes des questions que les nouvelles pratiques
religieuse en Afrique posent depuis 1980. Nos premiers travaux sur le
sujet (Mbodo, 2003) et la lecture de travaux de chercheurs de renommée nous ont mené formuler l'hypothèse suivante : les formes ac-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
225
tuelles de la religiosité en Afrique invitent à découvrir des pratiques
inspirées par une « éthique du présent », de l'ici et maintenant. Leur
succès s'explique par leur capacité, réelle ou supposée, à fournir des
réponses aux problèmes vécus au quotidien. André Mary observe que
dans les formes de la religiosité africaines actuelles, « le souci de la
guérison et de la maladie est au cœur des itinéraires individuels et familiaux » (Mary, 2000 : 120). Henri Maurier qui tente de rendre
compte de l'existence d'une religion « spontanée » en Afrique noire
relève que « la pratique la plus commune de la religion, en Afrique,
est très largement empreinte des soucis de la vie sur terre… » (Maurier, 1997 : 28). Ainsi, pour les populations africaines, dont la maladie
et la misère sont le lot, une offre religieuse est d'autant plus intéressante qu'elle contribue ou prétend contribuer à résoudre les problèmes
de la vie présente. Cette « éthique du présent », qu'elle ait pris ou non
la forme de religions constituées, demeure [196] visible au fond de
cultures africaines. « Devant les vicissitudes de la vie et les épreuves
de l'existence, note Sidbe Semporé, [en Afrique], on attend de l'Évangile des remèdes efficaces aux maux du destin et des solutions infaillibles aux problèmes du milieu » (Semporé, 1994 : 21). C'est ainsi
qu'en Afrique, souligne Djénane Kareh Tager « [l]es religions traditionnelles […] ne s'offusquent pas de l'addition de dieux, ou de saints,
au panthéon local… à condition que ces derniers démontrent leur efficacité en participant à l'avancée du bonheur sur terre » (Kareh Tager,
1996 : 30).
Texte
La communication présente voudrait, très modestement, contribuer
à relever l’un des défis majeurs qui s’imposent à la communauté africaniste : donner un sens à la vague de religiosité qui s’abat sur
l’Afrique noire en ce moment. Les nouvelles formes de la religiosité 151 qui ont cours en Afrique subsaharienne depuis trois décennies
151
D’apparition récente, ces nouvelles formes de religiosité se distinguent de la
religiosité des Églises constituées. Elles se distinguent également de celle
qu’on peut observer dans les Églises prophétiques et syncrétiques qui ont
émergé en Afrique sous l’ère coloniale. Elles correspondent à ce que depuis
les années 1980 en Afrique subsaharienne on désigne sous les vocables
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
226
prennent au dépourvu plus d’un chercheur. En Afrique même, des colloques se multiplient : anthropologues, historiens, philosophes, sociologues et théologiens s’interrogent sur le sens qu’il convient de donner
à ce retour en force de la piété populaire dans une Afrique appelée à
aspirer à la modernité 152. Ils sont également préoccupés par les conséquences que ce phénomène aurait sur l’orthodoxie religieuse en
Afrique subsaharienne 153. Aujourd’hui, l’espace du croire en Afrique
[197] s’est élargi, bien au-delà de l’islam, des Églises chrétiennes et
des Églises africaines indépendantes. Ce qui retient désormais
l’attention ce sont les nouvelles offres émotionnelles, pentecôtistes,
évangélistes, charismatiques, etc., offres dont le succès fait pâlir
d’envie les anciennes Églises constituées.
Pour en rendre compte, nous avancerons une hypothèse simple : le
succès des nouvelles formes de la religiosité qui se déploient en
Afrique s’explique par leur capacité, réelle ou supposée, à fournir des
réponses aux préoccupations des Africains dans leur vie quotidienne 154. Il convient donc de voir dans ces nouvelles formes de la
« sectes » et « nouveaux mouvements religieux ». On y trouverait donc des
Églises pentecôtistes et évangélistes, des mouvements religieux émotionnels
ou charismatiques. Le phénomène comprend aussi des mouvements religieux d’inspiration orientaliste tels la foi Ba’hai, l’Église de l’Unification de
Moon, etc.
152 Deux assises de grand intérêt parmi plusieurs méritent d’être mentionnées. Il
y a tout d’abord le quatrième Colloque International du Centre d’études des
religions africaines tenu à Kinshasa du 14 au 21 novembre 1992 et dont le
thème était « Sectes, cultures et sociétés. Les enjeux spirituels du temps présent ». Il y a également la Rencontre de collaboration africaine du Symposium des Conférences épiscopales d’Afrique et Madagascar (SCEAM), les 12
et 13 mars 1992 à Accra, autour du thème « Les nouveaux mouvements
chrétiens en Afrique et Madagascar ».
153 Lors de la Rencontre de collaboration africaine les 12 et 13 mars 1992 à
Accra en vue de préparer le Synode africain de 1994, le Comité permanent
du SCEAM ne cache pas ses craintes et préoccupations face à la prolifération
de nouveaux mouvements religieux. Dans le document de travail produit à
cette occasion, nous pouvons lire : « Les principales Églises traditionnelles
en ont été […] affectées. Plusieurs de ces Églises avouent avoir perdu un
nombre substantiel de leurs membres au bénéfice de ces nouveaux groupes »
(SCEAM dans La Documentation catholique, 1992 : 989).
154 Le SCEAM, dans son document préparatoire au Synode africain de 1994 va
dans le même sens : « Les signes des temps, dit-il, ne se limitent pas à des
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
227
religiosité des pratiques inspirées par un souci du présent. Notre hypothèse suggère que ce souci du présent constitue l’une des principales
sources de motivation de l’Africain dans sa quête actuelle au plan
symbolique 155.
Concrètement, il s’agira, dans un premier temps, de réfléchir à
cette « éthique du présent » et de montrer comment celle-ci inspire les
pratiques religieuses en cours en Afrique subsaharienne. Nous verrons
que la précarité matérielle si présente en Afrique noire n’est pas
étrangère à la montée en puissance de la piété populaire qui y prévaut.
Dans un deuxième temps, nous identifierons deux lieux dans le quotidien des populations d’Afrique noire, où l’« éthique du présent » se
laisse observer. L’étude, si brève soit-elle, de ces deux lieux illustrera
la manière dont le souci du présent dans la vie des Africains oriente
leurs pratiques religieuses. Enfin, nous explorerons quelques-unes des
conséquences que le développement de nouvelles formes de la religiosité aura sur les religions universelles et sur les États en Afrique subsaharienne.
[198]
1. Des pratiques religieuses
inspirées par une éthique du présent
Le lien entre précarité matérielle et piété populaire est bien connu,
pour avoir été souligné avec force par des théoriciens parmi lesquels
figure Karl Marx. En effet, dans sa Contribution à la critique du droit
de Hegel, Marx suggère de voir dans la piété populaire l’expression de
la misère réelle en même temps que la protestation contre la misère
phénomènes universels ; les réalités spécifiques bien localisées peuvent
avoir tout autant d’importance. C’est la réalité politique, économique et sociale de l’Afrique qui explique les développements religieux ayant cours actuellement en Afrique » (SCEAM, dans La Documentation catholique, 1992 :
994).
155 Henri Maurier étudiant ce qu’il appelle des « religions africaines » observe
que celles-ci sont « axées sur la vie au sens le plus humain du terme […] ».
Il en conclut « qu’une réflexion philosophique sur les religions d’Afrique
noire devait être une réflexion sur la vie, donc sur le spontané » (Henri Maurier, 1997 : 23).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
228
réelle (Marx, 1971 : 53). Jean Vernette voit lui aussi dans ce qu’il appelle « groupe de type secte », l’expression par excellence de la contestation des couches inférieures de la société (Vernette, 1991 : 11).
Or, la réalité des populations d’Afrique noire au plan social est marquée par la précarité matérielle, la progression des inégalités sociales,
l’omniprésence de la maladie et – de plus en plus – de la mort. Parallèlement à cette évolution au plan social on remarque une expansion,
au plan symbolique, de la piété populaire et de la croyance en la sorcellerie 156. Comment ne pas voir de lien entre les deux évolutions ?
« [L]a pratique la plus commune de la religion, en Afrique, assure
Henri Maurier, est très largement empreinte des soucis de la vie… »
(Maurier, 1997 : 28). Abondant dans le même sens, Achille Mbembe
avertit que : « Pour comprendre les multiples sens des procédures religieuses en cours, […] [i]l est utile de se rappeler que les débordements actuels de la piété populaire ont lieu au cœur des sociétés confrontées aux problèmes de la gestion du pouvoir et des richesses »
(Mbembe, 1988 : 117-118).
De manière générale, pense Achille Mbembe : « Dans les moments
de crise de gouvernabilité des sociétés, les hommes et les femmes se
mettent en quête de stratégies thérapeutiques, de rituels et de prescriptions qui leur épargnent les risques de mort » (Mbembe, 1988 : 122).
Plus spécifiquement, en ce qui concerne l’Afrique subsaharienne :
« La montée des nouvelles religiosités et la recomposition des modalités religieuses ancestrales répondent […] à un besoin de mettre de
l’ordre dans les multiples causes possibles de la situation actuelle »
(Mbembe, 1988 : 123).
[199]
La vie de tous les jours impose à l’Africain moyen l’obligation
d’élaborer des stratégies visant à déjouer, ne serait-ce que pour un bref
156
Quiconque a vécu en Afrique subsaharienne au cours des dernières décennies n’aura eu aucune difficulté à constater que la croyance en la sorcellerie
se porte à merveille. Les accusations de sorcellerie prolifèrent et toutes les
couches sociales, en ville comme en campagne ; l’élite intellectuelle comme
la population illettrée, y croient et la redoutent. On peut lire à ce sujet René
Luneau, Comprendre l’Afrique. Évangile, modernité, mangeur d’âmes
(2002); Peter Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique (1995) ; Éric de
Rosny, Les yeux de ma chèvre. Sur les pas des maîtres de la nuit en pays
douals (1981).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
229
laps de temps, les forces mortifères qui l’assaillent. Sa préoccupation
est de survivre au quotidien. Il est donc habité par le souci du présent.
Il ne se projette pas dans le futur. Son horizon temporel se ramène au
présent ; il faut vivre un jour à la fois.
Mais voilà que ce présent lui échappe ; il ne le maîtrise pas. Il résulte de cette non-maîtrise du présent par l’Africain moyen une incertitude et une angoisse qui le poussent à rechercher, en dehors de lieux
habituels, un surplus de ressources symboliques. « Tout se passe
comme si, avons-nous reconnu dans un travail antérieur, tiraillé par
d’incessantes angoisses existentielles, l’Africain devait compter avec
un Dieu chrétien qui ne vient jamais […] Là où l’angoisse existentielle est grande, le Dieu lointain, passif et condescendant ne suffit
plus. On se dirige alors vers des dieux – chrétiens ou non – plus
proches des gens et plus actifs » (Mbodo, 2003 : 99.)
La prolifération des religiosités nouvelles en Afrique subsaharienne ne peut donc pas se comprendre si nous faisons l’impasse sur
l’incapacité des Églises constituées à fournir des réponses concrètes
aux problèmes de tous les jours. « Pourquoi, s’interroge René Luneau,
tant de catholiques iraient-ils frapper à d’autres portes si leurs propres
communautés paroissiales leur offraient ce dont ils ont besoin ? »
(Luneau, 1997 : 159). « Devant les vicissitudes de la vie et les
épreuves de l’existence, rappelle Sidbe Semporé, [en Afrique], on attend de l’Évangile des remèdes efficaces aux maux du destin et des
solutions infaillibles aux problèmes du milieu » (Semporé, 1994 : 21).
Et lorsque l’Évangile ne peut pas accorder ces remèdes efficaces, on
ne s’offusque pas « de l’addition de dieux, ou de saints, au panthéon
local… à condition que ces derniers démontrent leur efficacité en participant à l’avancée du bonheur sur terre » (Kareh Tager, 1996 : 30).
Arrêtons-nous à présent sur quelques lieux du quotidien des Africains au sud du Sahara afin de mieux percevoir la manière dont
l’« éthique du présent » inspire leur rapport au symbolique.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
230
2. Des lieux du quotidien
d’où l’« éthique du présent » se laisse mieux voir
En Afrique subsaharienne, la santé et la protection des attaques de
la sorcellerie sont, probablement, les lieux où le souci du présent se
déploie de [200] la manière la plus visible. Ce sont deux préoccupations majeures dans la vie de tout individu qui, nous allons le voir,
orientent leur religiosité.
La santé, un souci permanent
Dans la mesure où la maladie est omniprésente dans la vie des individus, la santé devient – autant pour eux-mêmes que pour leurs
proches – un souci permanent. La maladie est redoutée ; elle est ce qui
perturbe le cycle de la vie individuelle et familiale. Chez les enfants,
le paludisme – pour ne citer que lui – constitue une menace. Le paludisme est particulièrement meurtrier chez les jeunes enfants et leurs
chances de franchir le seuil de cinq ans ne sont pas garanties dès le
départ 157. Pour les adultes, un des problèmes préoccupants au plan de
la santé s’appelle Sida. L’Afrique subsaharienne est de loin la région
la plus touchée par le sida au monde 158. À cause du sida, la maladie et
la mort sont de plus en plus présentes. L’espérance de vie est en recul
et en Afrique australe – partie la plus durement affectée – il est des
pays où l’espérance de vie est descendue à 35 ans 159. Les orphelins
du sida se comptent par millions 160.
Comment un tel contexte, dominé par la maladie et la mort, laisserait-il intactes les modalités du croire ? Pour les individus en proie à la
157
Selon l’Organisation mondiale de la Santé, l’Afrique subsaharienne est la
région la plus affectée par le paludisme au monde. 20% de décès infantiles
en Afrique subsaharienne sont provoqués par le paludisme.
158 Selon l’ONU-SIDA, deux tiers de personnes vivant avec le VIH et trois quarts
de tous les décès dus au sida sont en Afrique subsaharienne.
159 Nous pensons au Zimbabwe et au Swaziland.
160 Un rapport publié par l’Unicef en octobre 2005 évaluait le nombre
d’orphelins du sida en Afrique à 18 millions en 2010.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
231
maladie – qu’elle soit la leur ou celle d’un proche – la venue de nouveaux mouvements religieux tombe à pic. Cela d’autant plus que ces
nouvelles formes de la religiosité parlent justement de « guérison », de
« miracles », de « guérison par la prière ». Entendus par des oreilles
dans le besoin, ces mots sont pris au sens propre et dans ce seul sens.
« Les sociétés postcoloniales [africaines], rappelle Mbembe, sont peuplées de quêteurs de thérapies » (Mbembe, 1988 : 121). Un peu plus
loin : « Le succès de ce qu’on appelle les sectes n’a d’égal que la
revanche des guérisseurs » (Mbembe, 1988 : 122). Pour sa part, le
Symposium des Conférences épiscopales d’Afrique et Madagascar
(SCEAM) ne demande rien de plus que de prendre l’Afrique au sérieux (SCEAM, 1992 : 994). Et de dénoncer la théologie occidentale
dans son ignorance des aspects fondamentaux de la [201] sensibilité
religieuse africaine au rang desquels figure la guérison : « Dans
l’univers religieux africain, dit le SCEAM, certains aspects jouent un
rôle fondamental, comme par exemple la guérison et la santé,
l’intervention surnaturelle et, plus généralement, le fait miraculeux… » (SCEAM, 1992 : 994). Et, poursuivent les évêques africains,
l’ignorance par les Églises constituées de ces aspects revient à « ouvrir toute grande la porte aux nouveaux groupes chrétiens qui, pour la
plupart, abordent constamment et directement ces questions 161…)
(SCEAM, 1992 : 994).
Les évêques africains ont conscience du défi à relever, observe
René Luneau. Ils comprennent que la demande de guérison est un enjeu-clé et que, « l’avenir du christianisme en Afrique pourrait bien se
jouer sur cette question 162 » (Luneau, 2002 : 74).
La protection de la sorcellerie, un besoin quotidien
La peur est le lot des individus d’Afrique subsaharienne dans la vie
de tous les jours. Le théologien béninois E. J. Penoukou, que cite René Luneau, commente ce phénomène qui « habite et tourmente toutes
les couches et catégories sociales […] : riches et pauvres, nonscolarisés et intellectuels d’université, paysans et cadres administra161
162
C’est nous qui soulignons.
Souligné par l’auteur de la citation.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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tifs, hommes religieux ou non ; tout le monde a peur […] [C]ette peur
prend sans doute du recul dans certains endroits, mais elle reste ancrée
dans le ventre » (Penoukou, cité par Luneau, 2002 : 37).
De quoi a-t-on peur ? De la sorcellerie. La croyance en la sorcellerie se porte plutôt bien en Afrique au sud du Sahara. Tout le monde la
redoute. La raison paraît bien simple : l’omniprésence de la maladie et
de la mort – nous l’avons vu – a comme conséquence le renforcement
de la croyance en la sorcellerie. Les individus voient dans la sorcellerie la cause de la maladie, de la mort, de l’infortune et des malheurs.
Les attaques de la sorcellerie sont le fait d’esprits malveillants et de
redoutables mangeurs d’âmes (sorciers). Face à ces derniers,
l’individu ordinaire, c’est-à-dire non pourvu de « pouvoirs » se sent
très vulnérable. Ainsi, la sécurité personnelle et celle de ses proches
dans le plan invisible devient-elle une véritable obsession. Tous les
jours, l’individu ordinaire fait l’expérience du fait que les religions
instituées avec lesquelles il fait affaire ne lui ont pas procuré la libération espérée. Tant s’en faut.
[202]
La protection des attaques de la sorcellerie constitue un impératif.
Tous les moyens sont bons pour y parvenir. Ainsi, l’individu en quête
de protection n’hésite pas à fréquenter nganga et marabouts, c’est-àdire ceux-là mêmes que sa religion officielle prend pour des suppôts
de Satan. Face à la nécessité de se protéger, les moyens que le nganga
et le marabout lui fournissent – gris-gris, amulettes, talisman, etc. – ne
sont pas un luxe. On ne dispose jamais trop de moyens pour se protéger de la sorcellerie.
Or justement, les nouvelles formes de la religiosité qui déferlent
sur l’Afrique parlent de « chasser les mauvais esprits »,
d’« exorciser », de « délivrer », et, nous l’avons vu, de « guérir ».
C’est dire l’opportunité de ces nouvelles formes de la religiosité.
« Les nouvelles instances qui gèrent la piété populaire en Afrique
noire, avance Mbembe, fournissent à leurs clients l’équipement cognitif et pratique supposé les aider à maîtriser la source des incertitudes
postcoloniales » (Mbembe, 1988 : 123). L’offre des nouvelles formes
de la religiosité paraît mieux adaptée aux situations vécues par
l’individu dans le besoin. Car ces nouvelles formes de la religiosité
« ont su capter [le] besoin de rituel, de thérapie […] [;] [e]lles ont
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
233
nommé ces nouveaux malheurs, leur ont fabriqué des sens et ont su
générer des pratiques et des rituels ajustés à la demande actuelle de
protection » (Mbembe, 1988 : 123-124).
3. Les conséquences du développement
des nouvelles formes de la religiosité
sur les Églises constituées et sur les États
en Afrique subsaharienne
En terminant, nous allons explorer quelques-unes des conséquences du développement des nouvelles formes de la religiosité en
Afrique au sud du Sahara, autant sur les Églises constituées que sur
les États.
L’objet de notre propos était d’expliquer la prolifération des nouvelles formes de la religiosité qui ont cours en Afrique subsaharienne
en ce moment. Cette prolifération s’explique, avons-nous avancé, par
la dureté de la vie des hommes et des femmes d’Afrique subsaharienne de l’ère postcoloniale. Ce faisant, notre hypothèse a posé
l’existence d’un lien de cause à effet entre la situation vécue par les
Africains moyens dans l’ère postcoloniale et le succès que connaissent
les nouvelles formes de religiosité en cause 163. Probablement notre
hypothèse n’épuise-t-elle pas l’ensemble des [203] raisons qui, au
plan individuel, poussent chaque individu à adhérer aux nouveaux
mouvements religieux. Néanmoins, reconnaissons qu’on ne peut pas
l’ignorer. Il faut souligner avec René de Haes « le rôle sécurisant joué
par les sectes dans le milieu des grandes villes où règnent souvent
l’insécurité, l’anonymat et un certain sentiment d’impuissance devant
les graves problèmes qui pèsent de tout leur poids sur l’avenir des familles et de la société » (Haes, 1994 : 406). Dans le court terme, on
peut difficilement ne pas reconnaître les bienfaits sociaux de ces nouveaux mouvements. « Dans un État sinistré, poursuit Haes, où la sécurité sociale est inexistante, les regroupements religieux comblent de
fait une part des déficiences de l’État, contribuent à l’apaisement des
163
De la même manière que l’émergence de mouvements religieux prophétiques pendant l’ère coloniale n’est pas étrangère à la domination et à la contrainte exercées par l’État colonial sur les populations indigènes.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
234
tensions sociales et constituent des lieux de moralisation privée et publique » (Haes, 1994 : 406).
Si, dans le court terme, les nouvelles formes de la religiosité à
l’étude comportent des bienfaits au plan social, on peut néanmoins
s’interroger sur leurs effets à long terme. Nous redoutons les conséquences de leur stratégie d’érosion (Mbodo, 2003 : 101). Cette érosion
ne se limite pas au débauchage de la clientèle des Églises constituées.
Elle menace tout autant les États africains. Quel pourrait être l’avenir
des pays africains si leur jeunesse préfère passer les jours et les heures
ouvrables au temple ? Il y a fort à craindre que la jeunesse africaine
convaincue de l’incurie de ses dirigeants politiques ne devienne plus
réceptive au chant de sirènes millénaristes. « Dans les temples, on leur
apprend justement à rompre tout lien avec l’ordre temporel, à ne pas
revendiquer quoi que ce soit, à refuser les responsabilités politiques et
à attendre la venue prochaine de l’ordre divin parfait. Quel peut être
l’avenir des États africains si la force de leur propre jeunesse leur
échappe ? » (Mbodo, 2003 : 102).
Par ailleurs, dans notre analyse sociale des nouveaux mouvements
religieux, nous devons relativiser plus ou moins leur succès. Ces
mouvements bénéficient de leur nouveauté, c’est indéniable. Qui dit
qu’ils ne succomberont pas à la tentation de la routinisation et de
l’institutionnalisation, à l’instar des Églises constituées et des Églises
africaines indépendantes ? Quoi qu’il en soit, leur présence est à prendre au sérieux non seulement par les Églises constituées mais également par les États africains postcoloniaux qui n’ont pas fait leurs les
soucis quotidiens de leur peuple.
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Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
[205]
L’actualité d’un archaïsme.
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Troisième partie
HINDOUISME
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Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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[207]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Troisième partie :
HINDOUISME
“Remarques sur la perception
de l’hindouisme à La Réunion
pour servir à une approche
de la créolité.”
Bernard CHAMPION
Université de La Réunion, CRLHOI
[email protected]
Résumé
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Cette communication souhaite poser la question du « discord »
entre christianisme (officiel) et hindouisme. Une missionnaire protestante ayant œuvré au Tamil Nadu au début du XXe siècle (et dont un
ouvrage servira d'introduction), Amy Wilson-Carmichael, identifie le
sacrifice animal et le panthéon indien au Mal, la mort-résurrection du
Christ scellant définitivement la mort des dieux païens. À La Réunion,
le panthéon indien et les rites importés du Tamil Nadu sont (ou ont
été) identiquement « diabolisés ». Si l'on prend la question côté indien
et si l'on essaie de comprendre l'autre incompréhension, savoir pourquoi le christianisme ne répond pas au besoin de religiosité des engagés, leur conversion étant souvent superficielle, deux raisons apparais-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
239
sent d'emblée : - le christianisme ne règle pas la question du lien aux
défunts ; - le christianisme, exogène, extérieur au milieu familial, est
vécu comme une socialisation secondaire : « l'indien a sa religion qu'il
a sucée avec le lait de sa mère » notera un évêque. Cette confrontation
religieuse permettra de poser la question de la position de l'Église par
rapport à la « religion populaire » et au culte des ancêtres. On rappellera que la doctrine est fixée en l'espèce par Saint Augustin dans un
texte écrit vers 422, De cura pro mortuis geranda, qui règle les devoirs des chrétiens envers leurs morts. Dans la continuité des premiers
Pères de l'Église (« Nous tenons en égal mépris [despuimus] les
temples des dieux et les sépulcres des morts » écrit Tertullien ; « car
morts et dieux sont un » [dum mortui et dii unum sunt] et les dieux des
païens ne sont que des démons… (De Spectaculis, XIII), Augustin
argumente contre la conception qui fait de la sépulture la condition du
salut. Les chrétiens prient leurs défunts « en taisant leur nom », la
communauté des croyants se substituant à la parentèle (De cura, IV,
6). L'observation des rituels funéraires et des croyances associées
[208] aux défunts à La Réunion permet de constater que la « religion
populaire » souscrit largement aux représentations pré-chrétiennes. La
stigmatisation des rites hindous n'est donc pas seulement liée à la situation coloniale, elle répond à une nécessité théologique.
L’œcuménisme des clercs, comme la religion populaire, fait
l’économie de la théologie…
Introduction
Je voudrais présenter quelques données ethnographiques, littéraires
et théologiques pour comprendre les relations conflictuelles entre le
christianisme et l'hindouisme en prenant la question du sacrifice animal comme fil directeur et en effectuant un va-et-vient historique et
géographique entre l'Inde du sud (la région de Pondichéry, où j'ai
commencé des enquêtes de terrain) et La Réunion. Pour résumer cette
opposition du christianisme et de l'hindouisme, je ferai état du regard
d'une missionnaire anglaise établie dans le sud de l'Inde au début du
siècle dernier et qui a publié plusieurs ouvrages qui ont connu un certain retentissement. Celui que je vais citer a connu cinq éditions.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
240
Amy Wilson-Carmichael (1867-1951) présente ainsi au lecteur
Things as they are : mission work in south India (1905) un « ouvrage
militant, écrit sur un champ de bataille où la guerre n'est pas un combat de [209] parade mais la dure réalité ». Cet ouvrage est une expression typique de l'incompréhension du christianisme et de l'hindouisme. Notamment par son caractère émotionnel, quand l'altérité
culturelle est jugée à son caractère « dégoûtant ». Amy Carmichael a
ouvert en 1901, dans le sud du Tamil Nadu, une institution pour
jeunes filles, la Dohnavur Fellowship, et fondé un ordre féminin, les
« Sisters of the Common Life ». Elle s'est fait connaître par son action
contre la coutume en vertu de laquelle des petites filles étaient données aux temples, « mariée[s] au dieu », selon le titre d'un chapitre de
son ouvrage, et destinées à la prostitution sacrée. Cette croisade lui
vaudra l'appellation de « child-catching Missy Ammai », des démêlés
avec les autorités villageoises et des poursuites pour kidnapping. C'est
dans cette configuration d'incompréhension maximale, ce qui est divin
ici est diabolique là, que cet auteur nous donne sa vision du sacrifice
en Inde, rapportée à partir d'une incursion d'un petit groupe de chrétiens au milieu d'une fête hindoue au cours de laquelle « trente mille »
chèvres seront décapitées : « Nous observons des groupes d'enfants
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241
qui regardent cela avec délices. Il n'y a pas de cruauté délibérée, car le
dieu n'accepte le sacrifice que si la tête est tranchée d'un seul coup –
ce qui m'est d'un grand soulagement. Mais c'est dégoûtant et démoralisant au possible. Et dire qu'on enseigne à ces enfants que ceci a à
voir avec la religion ! »
Ce chapitre vingt-trois du livre, intitulé « Pan, Pan is Dead »,
ouvre donc sur la mention de cette croyance selon laquelle au moment
de l'agonie du Christ, une voix surnaturelle se fit entendre sur la mer
annonçant la mort des dieux de l'antiquité. Cette question du panthéisme et de la mort des dieux païens est évidemment essentielle à la
problématique de cet exposé. Voici donc la source et la genèse de la
croyance en cause. C'est le grec Plutarque (il fut prêtre de Delphes de
l'an 105 à l'an 126) qui, dans l'un de ses dialogues pythiques, la Disparition des oracles, rapporte un prodige qui s'est produit à la fin du
règne de Tibère (14-37) : une voix mystérieuse annonçant sur la mer
la mort du dieu Pan : « Le grand Pan est mort », annonce suivie de
gémissements et de cris émanant d'une multitude invisible. À la suite
d'Eusèbe de Césarée (c. 265 - c. 340), la tradition chrétienne interprètera ce prodige comme l'annonce de la défaite des dieux païens, le
mettant en relation et en concomitance avec un autre prodige, celui
qui a marqué l'agonie du Christ sur la croix : « À partir de midi, il y
eut des ténèbres sur toute la terre jusqu'à trois heures » (Matthieu 27,
45 ; Marc 15, 33), l'évangéliste Luc précisant : qu'à l'instant de la mort
du Christ « le voile du sanctuaire se déchira par le milieu » (23, 4546). Voici le passage de Plutarque en cause (Sur la disparition des
oracles, 17) :
[210]
Quant à la mort des êtres de cette sorte, voici ce que j'ai entendu dire à
un homme qui n'était ni un sot ni un hâbleur. Le rhéteur Emilien, dont certains d'entre vous ont suivi les leçons, avait pour père Epitherses, mon
compatriote et mon professeur de lettres. Il me raconta qu'un jour, se rendant en Italie par mer, il s'était embarqué sur un navire qui emmenait des
marchandises et de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près des îles Echinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté par
les flots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient
éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain, une voix
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
242
se fit entendre qui, de l'île de Paxos, appelait en criant Thamous. On
s'étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le connaissaient par son nom. Il s'entendit nommer ainsi deux fois sans rien dire,
puis, la troisième fois, il répondit à celui qui l'appelait, et celui-ci, alors,
enflant la voix, lui dit : « Quand tu seras à la hauteur de Palodes, annonce
que le grand Pan est mort ». « En entendant cela, continuait Epitherses,
tous furent glacés d'effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir
s'il valait mieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger,
Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage sans
rien dire, mais que, s'il n'y avait pas de vent et si le calme régnait à l'endroit indiqué, il répéterait ce qu'il avait entendu. Or, lorsqu'on arriva à la
hauteur de Palodes, il n'y avait pas un souffle d'air, pas une vague. Alors
Thamous, placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles
entendues : « Le grand Pan est mort ». A peine avait-il fini qu'un grand
sanglot s'éleva, poussé non par une, mais par beaucoup de personnes, et
mêlé de cris de surprise ». « Comme cette scène avait eu un grand nombre
de témoins, le bruit s'en répandit bientôt à Rome ; et Thamous fut mandé
par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s'informer et de
faire des recherches au sujet de ce Pan. Les philologues de son entourage,
qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur le fils d'Hermès et de
Pénélope ». Et Philippe vit son récit confirmé par plusieurs des assistants,
qui l'avaient entendu raconter à Emilien dans sa vieillesse.
L'époque de Tibère est marquée par un certain nombre de prodiges
qu'on peut vraisemblablement interpréter comme l'indice d'une crise
de la conscience religieuse. La mise en corrélation entre la mort du
grand Pan et l'agonie du Christ n'est évidemment pas le fait des « philologues » de Tibère. L'empereur craignait les oracles (Tacite, Ann., I,
67 ; Suétone, Tib., 63). Voici ce qu'écrit Tertullien (en 197) de Tibère,
à propos des troubles de Palestine (Apologétique, V, 1-2) :
1. […] Il existait un vieux décret qui défendait qu'un dieu fût consacré
par un imperator, s'il n'avait été agréé par le sénat […] 2. Donc Tibère,
sous le règne de qui le nom chrétien a fait son entrée dans le siècle, fit
rapport au sénat sur les faits qu'on lui avait annoncés de Syrie-Palestine,
faits qui avaient révélé là-bas la vérité sur la divinité du Christ, et il les appuya le premier par son suffrage. Le sénat, ne les ayant pas agréés lui-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
243
même, les rejeta. César persista dans son sentiment et menaça de mort les
accusateurs des chrétiens.
[211]
C'est donc vraisemblablement Eusèbe de Césarée qui, le premier
(Préparation évangélique V, 17,13), conçoit ce scénario, assimilant
Pan et les démons chassés par le Christ :
Il vaut la peine de rechercher l'époque de la mort de ce démon. C'est
l'époque de Tibère, époque à laquelle il est écrit que Notre Sauveur, vivant
parmi les hommes, chassa loin de la vie des hommes toute la race des démons (pân génos daimonon). A tel point que certains démons se jetèrent à
ses genoux et le supplièrent de ne pas les livrer au Tartare. Ainsi donc on
connaît l'époque de la purification des démons, qui n'est pas éloignée du
temps mentionné ; tout comme la suppression des sacrifices humains suivit de peu la proclamation de la bonne nouvelle.
Pan était le dieu des bergers et des troupeaux, généralement représenté avec des pieds de bouc et des cornes. Dans le bestiaire chrétien,
Pan-bouc sera assimilé à Satan (le pentagramme, signe de reconnaissance de certaines sectes, représente de manière inversée la tête du
bouc avec ses cornes). Cette mort historique d'un dieu dont le nom
(Pán - Pân) peut désigner à la fois le dieu de la nature et le tout (selon
l'étymologie populaire), mais aussi tous les dieux, peut être comprise
comme le symbole du conflit, historique et théologique, entre le polythéisme (gréco-latin en l'espèce) et le christianisme. Cultes de la nature et de la fécondité, d'une part, diabolisation de la nature, censure
sexuelle et mise à l'index du sacrifice animal par quoi se signale le
christianisme partout où il s'implante, d'autre part. Comme je l'ai annoncé, je vais effectuer un saut dans l'espace et dans le temps. Je suis
donc maintenant à La Réunion où le 2 janvier de chaque année un
culte est célébré en l'honneur de la déesse Karli.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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L'Inde à La Réunion, Bois Rouge
Le temple de Bois Rouge, du nom de la plantation et de l'usine de
la côte Est, est le théâtre, tous les 2 janvier, d'une fête dédiée à la
déesse Karli, fête qui constitue, avec les marches sur le feu, l'une des
manifestations les plus spectaculaires de l'hindouisme réunionnais. Au
cours de cette fête, qui attire plusieurs milliers de fidèles, 800 cabris et
2000 coqs sont décapités. La fête de Bois Rouge concentre un ensemble d'actions rituelles d'une grande intensité émotionnelle. La cérémonie commence véritablement, en effet, quand la divinité annonce
sa présence par la transe du marli qui crie l'esprit. Le marli qui boit
symboliquement le sang des premiers cabris décapités, c'est en réalité
la déesse qui boit le sang. Il monte sur la lame du sabre. Il cause langage et c'est la déesse qui parle à travers lui. L'espace du temple, avec
ses intermédiaires religieux, est réellement le lieu de rencontre et
d'intercession des fidèles et de la déesse. L'environnement sonore, les
[212] battements de tambours, la cloche cérémonielle, les prières, la
possession et les cris du marli, la décapitation de centaines d'animaux,
l'odeur de l'encens, de fleurs coupées et de boucherie, la rutilance des
couleurs, la concentration humaine et son effet d'entraînement… tout
cela désoriente la perception habituelle et démontre la présence du
sacré dans l'enceinte du temple.
Pour illustrer l'expansion du christianisme dans la province dont il
était gouverneur (la Bithynie et le Pont), l'écrivain latin Pline le Jeune
rapporte, dans une lettre à l'empereur Trajan datée de l'an 112, que les
temples étaient « presque déserts » et que les marchands d'animaux
destinés au sacrifice ne trouvaient pratiquement plus d'acheteurs : le
« mal contagieux n'[ayant] pas seulement infecté les villes, mais aussi
gagné les villages et les campagnes », commente-t-il (Epist. X, 96). À
La Réunion, tel n'est pas précisément le cas. La presse locale fait parfois état de la pénurie de cabri chez le boucher en raison de la demande de victimes sacrificielles. L'élevage caprin est, pour l'essentiel,
assuré par des particuliers ou de petits propriétaires qui élèvent « derrière la cour » des cabris pour un temple ou qui, pratiquant la religion
tamoule, élèvent pour leur compte. Plus de 80% des transactions concernent les cérémonies religieuses. (Le cheptel est estimé entre 20 à
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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30.000 têtes. Un bouc pour le sacrifice peut être vendu entre 1.000 et
1.500 euros, tandis que sur le marché de la viande, où le cabri importé
de Nouvelle-Zélande fait concurrence à la production locale, le prix
d'achat au producteur est de l'ordre de 7 euros le kilo.) Les engagés
indiens, dont le contrat d'engagement garantissaient la liberté de culte,
ont apporté à La Réunion leurs dieux et leurs croyances et, comme on
l'observe souvent dans les diasporas, ont fixé ou reconstitué, avec
leurs moyens, des pratiques qui ont souvent évolué dans le pays d'origine. A La Réunion, le jugement des autorités religieuses ne diffère
pas de celui dont j'ai fait état en commençant :
À l'île de La Réunion, écrit un jésuite, colonie française et diocèse catholique, le paganisme de l'Inde à certains jours ses solennités sataniques.
Les trois premiers jours de l'année sont des jours de vraies saturnales pour
ces multitudes d'Indiens venus ici pour les travaux de l'agriculture et dont
la plupart sont idolâtres. Les rues de nos villes, les grandes routes sont
remplies de groupes payens où l'on voit le démon représenté, non point par
des tableaux ou des statues, mais par des êtres vivants, ornés de colifichets, le corps à peu près nu et peint de couleurs horribles quelquefois
avec des cornes et une queue. La foule lui rend hommage, au son d'une
musique adaptée à cette adoration infernale et à ce misérable spectacle.
Des simulacres de temples, de pagodes, sont aussi transportés processionnellement, renfermant des idoles, devant lesquelles brûle l'encens (R.P.
Etcheverry, 1er janvier 1864, cité par Claude Prudhomme, 1987, p. 253).
[213]
Au-delà de la phénoménologie, je crois que c'est le différend théologique et la socialisation primaire qu'il engage qu'il importe d'identifier. Si le christianisme ne répond pas au besoin de religiosité des engagés et si leur conversion est souvent superficielle (moyen d'intégration dans la société de plantation, le baptême permet notamment de
porter un prénom chrétien), c’est que le christianisme ne règle pas la
question du lien aux ancêtres et, qu’extérieur au milieu familial, il est
vécu comme une socialisation secondaire : « l'indien a sa religion qu'il
a sucée avec le lait de sa mère » notera un évêque. Au titre du différend théologique, je donnerai lecture de cette observation due à Mau-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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rice Maindron, un naturaliste qui a visité l'Inde du sud au début du
XXe siècle.
La vierge miraculeuse de Lourdes, écrit Maindron, possède une chapelle à Pondichéry, et le dévots les plus empressés à offrir des cierges ne
sont pas toujours les chrétiens. Les femmes hindoues des diverses castes y
font aussi brûler des cierges et adressent leurs vœux à la grande déesse des
chrétiens. Dans l'église de la mission, toujours à Pondichéry, on peut voir
une statue de saint Michel. L'archange foule aux pieds le dragon sous les
espèces d'un homme noir, muni d'une queue de serpent qui se termine en
dard, et portant sur son front le nâman, le signe procréateur, le symbole de
Vishnou, objet de l'exécration des missionnaires. Ainsi ont-ils imposé
l'image du christianisme conculquant l'hindouisme dans ce qu'il a de plus
hideux. Les chrétiens brûlent devant saint Michel des bougies sans
nombre ; les brahmanistes ne se font faute de les imiter. Mais leurs dévotions s'adressent au démon qui porte l'insigne de Vishnou (Maurice Maindron, Dans l'Inde du sud, le Coromandel, 1907, Kailash éditions, Paris, rééd. 1992, I, p. 128-129).
On pourrait tirer de cette observation (dont on trouverait peut-être
un équivalent dans les ambiguïtés du culte de Saint-Expédit à La Réunion) une conclusion qui caractérise sans doute la religion populaire
en général mais qui aurait en l'espèce un titre théologique : une vision
manichéenne de la création. La lutte des dieux et des démons, exposée
dans les textes védiques, signe sans doute la victoire des dieux par la
possession du sacrifice, mais il y a une réversibilité entre dieux et démons telle que, dans l'Avesta, le texte sacré de la Perse antique, les
dieux des Védas sont des démons, et les démons des dieux (l'Avesta et
les Védas participant, je le rappelle, d'une même origine). Le principe
théologique du mal serait conceptualisé comme tel dans l'hindouisme.
C'est contre cette conception dualiste, qui fait une place autonome à la
nature, que s'élève l'apologétique chrétienne. L'opposition est celle
d'un monothéisme exclusif contre un manichéisme qui informe la
croyance populaire (le Mal existe), opposition qui se développe essentiellement, côté chrétien, dans une dénonciation des cultes de la fécondité et du culte des morts – et phénoménologiquement dans une
condamnation du pandémonium populaire. En voici un exemple ex-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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trait [214] d'Ulysse cafre, des Leblond (Marius-Ary Leblond, Ulysse
cafre, les Éditions de France, Paris, 1924. L'édition Mame, Tours,
avec la mention « dépôt légal antérieur à 1940 » ne reproduit pas la
page en cause) :
Et, par Dieu !… Ce que le Père Vaysseaux chassait, c'était la Sorcellerie [..] Mais comment, mais pourquoi une dizaine d'années auparavant,
Père des Vaysseaux s'était soudain mis à pourchasser les sorciers, voilà ce
qu'on avait pas réussi à percer… Quelques-uns seulement l'avaient noté :
cette sorte de « seconde vocation » semblait dater du jour où, au pied de
l'échafaud, il avait reçu la confession d'un noir qui n'avait pas voulu parler
devant ses juges… À partir de ce jour, indéniablement, il avait commencé
sa croisade… En quoi faisant ? D'abord en chassant de l'Église même tout
ce qui pouvait, par l'équivoque, y flatter et développer la croyance satanique en les sorciers à laquelle leur imagination de races séculairement asservies n'incline que trop Africains et Asiatiques. Son prédécesseur, Savoyard, fou des abeilles, pour qu'on le laissât en paix, afin de terroriser
d'un coup la masse de son troupeau bigarré, avait eu l'inspiration de
peindre sur les deux nefs latérales les scènes les plus horrifiantes de l'Enfer. Autour d'une colossale marmite, se tordaient pêle-mêle dans les
flammes Blancs et Noirs qui, chacun portaient inscrit sur sa poitrine le
nom des Péchés Capitaux. Au-dessus, Satan, assis dans le vide, les jambes
croisées, cornu, prunelle en feu, brandissait une gigantesque fourchette. Et
pour donner aux pécheurs le frisson de l'Eternité dans les Supplices, en sa
gueule large ouverte, le curé avait niché une horloge dont le tic-tac emplissait l'église de son implacable et minutieuse comptabilité : « Écoutez !
Ecoutez ! hurlait-il en chaire, voilà le bruit du Temps dans l'Enfer sans
fin ! Koutouque ! Koutouque !… Nampoulouke ! ».
Devant de tels tableaux, après de tels prônes, comment s'étonner
que les fidèles de « la meilleure volonté » parmi les Indiens et les
Cafres confondissent encore naïvement « la Maison de Dieu ainsi
peinturlurée de diables » avec « le temple des Malabares lui aussi
peinturluré de monstres » ?
… En conséquence, le Père des Vaysseaux, endossant la blouse des
peintres, badigeonna de lait de chaux les parois entachées ; tout l'espace
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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occupé par l'Enfer et ses flammes, il le couvrit du plus beau bleu du ciel.
Et là où transparaissaient encore les yeux des « Possédés », il peignit des
étoiles…[…] Et ce fut de la chaire comme du confessionnal ! Père des
Vaysseaux en fit une sorte d'échafaud théologal d'où il exécutait, publiquement, toutes les fausses croyances, toutes les honteuses pratiques qu'il
avait pu débusquer…[…] Ce n'est pas seulement Dieu et la grande patrie
céleste que vous trahissez ainsi, mais la France et notre petite patrie terrestre : cette île que nos ancêtres ont eu tant de peine à coloniser, à civiliser, luttant à la fois pour défendre leur descendance contre les autres races,
leurs cultures contre les cyclones !… […] Voyez donc comme le mal a
rampé : partie de la case de ceux que nous appelons nos Noirs, la Sorcellerie a grimpé jusque dans vos belles maisons. Je le sais ! Je le sais ! » (p.
124-127) (nous soulignons).
[215]
D'après les observateurs des débuts de l'engagisme, la conversion
des Indiens se révèle superficielle. Les observateurs plus récents partagent ce jugement. Ils se font baptiser par « convenance sociale »
écrit le jésuite indien Ponnu Dorai qui a effectué pour l'évêché au début des années 70 une enquête dans le milieu indien à La Réunion
(Antoni Ponnu Dorai, s. j. : « Enquête sur le monde Indien » - rapport
non daté, 1973 ?) Ils sont absorbés « graduellement par le mariage
dans une Communauté non-malabar mais catholique. De là la tentation de se faire baptiser, eux et leurs enfants, par pure convenance sociale. En même temps ils voient que le baptême les met en égalité
avec les catholiques. Le baptême est considéré comme une « promotion sociale » développe l’observateur. Il permet d'acquérir un nom
chrétien ou un nom créole. En réalité, la lutte contre le panthéisme et
les divinités thériomorphes engage une autre représentation de l'ancestralité et du rapport aux morts dont ne peut se satisfaire l'hindouisme
populaire.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Le culte chrétien des morts
La conception chrétienne de l'immortalité de l'âme n'est opérationnelle, si je puis dire, que si l'âme n'est pas prisonnière de l'ici-bas, empesée de nature. Et c'est bien, en effet, le détachement qui caractérise
l'idéal de la vie chrétienne. Ce qui supporte la croyance à l'immortalité
de l'âme étant le refus du monde-ci, une inversion des valeurs, la conversion chrétienne rompt nécessairement la continuité des êtres naturels. Le destin de l'âme, dissocié de celui du corps, est de quitter ce
monde matériel qu'elle semble n'habiter que par procuration. Sans
doute, cette conception n'est pas absolument neuve. C'est la philosophie du Cratyle : le corps (sôma) est la prison ou le tombeau (sèma)
de l'âme ; c'est la représentation du Phédon [quand l'âme des
« hommes sans valeur » « traîne à l'extérieur des tombeaux, des sépultures, tous endroits où, en vérité, on voit je ne sais quelles apparitions,
ombres portées d'âmes, simulacres produits par des âmes délivrées
alors qu'elles n'étaient pas pures mais participaient du visible – voilà
d'ailleurs pourquoi on les voit »], c'est la représentation plotinienne ou
origénienne… Mais c'est Saint Augustin (354-430) qui énoncera l'argumentaire de cette rupture avec la conception populaire selon laquelle l'esprit du défunt habite sa sépulture. Dans un texte écrit vers
422, De cura pro mortuis geranda, il règle les devoirs des chrétiens
envers leurs morts. Dans la continuité des premiers Pères de l'Église,
Augustin argumente contre la conception qui fait de la sépulture la
condition du salut. Les chrétiens prient leurs défunts « en taisant leur
nom », la communauté des croyants se substituant à la parentèle (De
cura, IV, 6). Les rites que l'on observe pour le défunt peuvent [216]
bien être une consolation pour les vivants, mais ils ne sont d'aucun
effet pour le devenir de son âme… La croyance chrétienne va donc
porter le fer dans cette conception de l'ancestralité selon laquelle les
ancêtres sont des dieux : « Nous tenons en égal mépris (despuimus),
écrit Tertullien (c. 160-c. 230), les temples des dieux et les sépulcres
des morts » ; « car morts et dieux sont un » (dum mortui et dii unum
sunt), les dieux des païens ne sont que des démons… (De Spectaculis,
XIII).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
250
Dans la conception populaire, l'âme du défunt rôde autour de la
tombe et la transformation du mort en ancêtre requiert un certain
nombre de conditions et d'actions rituelles. Dans la conception chrétienne, le devenir de l'âme est indépendant du devenir du cadavre. Le
lien charnel aux parents, au sens propre de l'expression, est rompu. La
réponse « officielle » de l'Église sur cette question est donc celle que
fera Saint Augustin à l'évêque Paulin qui l'avait interrogé « pour savoir s'il y avait avantage à enterrer un défunt près de la sépulture d'un
saint » (De cura pro mortuis geranda, I, 1). Selon Augustin, la conception qui fait de la sépulture la condition du salut est étrangère à la
foi. Le défaut de sépulture des corps, argumente-t-il en un exemplum
extrême, n'est pas cause de souffrance des âmes après cette vie :
preuve en est l'histoire des martyrs chrétiens, dont les corps furent jetés au chiens et les ossements brûlés (cas des martyrs de Lyon rapporté par Eusèbe de Césarée : « Les corps des martyrs furent exposés et
laissés en plein air durant six jours ; puis brûlés et réduits en cendres
par leurs bourreaux qui les jetèrent dans le fleuve du Rhône » - Histoire ecclésiastique, livre V ; « saccage récent de Rome » [en 410]
évoqué par Augustin, « lorsque, dans la dévastation de cette grande
ville et des autres, les cadavres des chrétiens furent privés de ces honneurs, il n'en résulta ni une faute pour les vivants qui ne purent les leur
rendre, ni une punition pour les morts qui ne purent en rien sentir »
(De Cura, III, 5). « Nous devons croire que Dieu n'eut pas d'autre dessein, en permettant ces incroyables sévices, que d'apprendre aux chrétiens qui méprisent la vie présente en confessant le Christ, à mépriser
à plus forte raison la sépulture » (De Cura, VI, 8), « …il entrait dans
ses desseins que cette épreuve ne fût pas épargnée à ceux qui devaient
passer par toutes les épreuves » (VIII, 10). Les chrétiens prient leurs
défunts « en taisant leur nom » (« … quas faciendas pro omnibus in
christiana et catholica societate defunctis etiam tacitis nominibus eorum sub generali commemoratione suscepit Ecclesia », IV, 6), la
communauté des croyants se substituant à la parentèle et la relation à
l'au-delà s'instituant par l'intercession des martyrs et des saints. Cette
position théologique conforte une pratique politique affirmée par
[217] l'Église dès que le christianisme devient la religion officielle de
l'Empire et que le pouvoir civil fournit un cadre administratif à son
établissement et à son expansion (concile d'Arles en 314). En 324, les
sacrifices domestique sont interdits et notamment le sacrifice de vic-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
251
times animales (cette interdiction est renouvelée en 380 sous Théodose) et les revenus des temples sont confisqués par Gratien en 392.
Pour servir à une approche de la créolité…
La stigmatisation des rites hindous n'est donc pas (seulement) liée
à la situation coloniale, elle répond à une nécessité théologique. Aujourd'hui, l'environnement culturel a évidemment changé. En l'absence
de modèle religieux dominant – dans un environnement républicain –
chacun est légitimé dans son histoire et sa spécificité : on aborde la
question des appartenances avec les précautions du politiquement correct ou avec « humanisme ». On comprend. L'œcuménisme est de rigueur.
On peut se poser la question de savoir si la limite à ces rapprochements de bonne volonté n'est pas le fait de la théologie elle-même.
Quand la « religion populaire » opère, de manière courante, des emprunts et des synthèses (dans le panthéon, dans les matériaux utilisés
dans les rituels, etc.), les théologies ne seraient-elle pas le principal
obstacle à l'œcuménisme que prônent les théologiens ? Malgré les pétitions de bonne volonté, les points de théologie, on le sait, ne sont pas
« négociables ». C'est le jugement récemment exprimé par Benoît
XVI, en novembre 2008, affirmant sa conviction que tout dialogue
entre les religions « au sens strict » est impossible, car il suppose de
« mettre sa propre foi entre parenthèses » (Le Monde du 16 janvier
2009). Avec cette ouverture de la « religion populaire » comparée à la
rigueur théologique, on remarquera que les théologiens sont des spécialistes, généralement organisés en castes ou en classes sacerdotales,
par opposition aux simples fidèles à la religion vécue, et que leur
fonction est caractéristique de l'organisation verticale des sociétés
stratifiées. Il existe d'ailleurs un moyen terme, une réponse populaire
actuelle à cette opposition frontale des théologies (de surcroît à la logique de la créolisation). Les « nouveaux syncrétismes » observables
à La Réunion se caractérisent en effet par une double émancipation :
des rites ancestraux et des médiateurs institutionnels. Les mouvements
pentecôtistes, par exemple, qui font du corps habité le medium de
l'Esprit. Continuateurs, [218] à leur manière, de la réforme luthérienne
qui sanctuarise la conscience en mettant fin à l'opposition entre « spi-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
252
rituels » et « temporels ». L'infortune et la maladie signant le poids de
l'ancestralité, la guérison apportée par la Mission Salut et Guérison
démontre l'efficacité de la démonologie pentecôtiste qui réduit le pandémonium traditionnel à un face à face entre Satan (les « esprits ») et
l'Esprit Saint (l’« esprit » le plus puissant). L’apparition de ce type de
communauté, qui crée un espace de vie permettant d'échapper au
traumatisme de la rupture généalogique et au « brouillage » du métissage – et que la rationalisation de la croyance « officielle » ne saurait
combler – est concomitante de l’entrée de l’île dans le régime commun, faisant coexister une religiosité associée à un monde traditionnel
disparu (celui qu'évoquent les gramounes) et une modernité exogène.
La départementalisation de 1946 (dans les faits à partir des années
soixante avec Michel Debré) a en effet entraîné de profonds changements dans les mode de vie qui expliquent la révision des appartenances religieuses. Deux données économiques consécutives à la départementalisation suffiront ici à résumer cette révolution silencieuse :
la constitution d'une classe de fonctionnaires (aujourd'hui 35% de la
population active occupée, les trois fonctions publiques cumulées) et
l'attribution du RMI (dit, dans les années 80, « argent Rocard » et parfois « argent Bon Dieu ») à près de 70.000 allocataires (couvrant les
besoins de 180.000 personnes). L'île de La Réunion a aujourd'hui un
niveau de vie équivalent à celui des pays européens, mais 46 % de la
population émarge à la C.M.U. complémentaire. Majoration des salaires de la fonction publique, aide aux entreprises, défiscalisation,
transferts sociaux, tous ces éléments s'additionnent pour caractériser
une société atypique dans un environnement d'économie libérale (4,05
milliards d'euros seront engagés sur le budget de l'État en 2009 pour
soutenir ce « développement ambigu » – selon l'expression de Jean
Benoist).
En métamorphosant la colonie, la départementalisation, en même
temps qu'elle autorise l'expression identitaire des différents groupes,
introduit dans le jeu politique et sémantique un cinquième terme, le
« zoreil » (le métropolitain) qui donne indirectement au terme
« créole » un sens nouveau. Dans la société métissée qu'est La Réunion, l'assignation est banalement phénotypique. Les appellations
« cafre », « malbar », « chinois », « zarab », supposées qualifier des
« races », permettent l'utilisation de stéréotypes qui ont d'abord une
fonction cognitive. La perception des « mélanges » donne lieu à une
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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classification complexe sans connotation péjorative (ex. le qualificatif
de « bâtard chinois »). Ce jeu différentiel [219] suppose une unité qui
se marquait dans l'expression (désuète) de « contre-nation », désignant
essentiellement « chinois » et « zarab » et renvoyant implicitement à
une communauté créole de référence. L'opposition est d’ailleurs ancienne : dans deux mémoires, datés de 1726 et 1727 et adressés aux
directeurs de la Compagnie des Indes, les habitants, se qualifiant de
« créoles » et se prévalant d'avoir « porté le poids du pays » et « conserv[é] l'île », se plaignent de la concurrence déloyale des « Hiropiens » [Européens], « forbans qui se sont retirés avec de l'argent dans
cette île » ou nouveaux venus à qui les administrateurs font crédit. La
structure de la plantation opposait, en réalité, le « Gros blanc », le
propriétaire terrien, au « petit », « Petit moun ».
L'émergence d'un sens nouveau du mot créole apparaît véritablement avec l'entrée de La Réunion dans la représentation politique nationale, l'arrivée concomitante des « zoreils » et la constitution d'une
classe de fonctionnaires réunionnais, militants de la conscience identitaire. C'est la Départementalisation, puis la Décentralisation qui font
le créole, l'« homme réunionnais » du sénateur Boyer, président du
conseil général de La Réunion entre 1988 et 1994 – alors que le terme
créole désignait restrictivement le blanc né et élevé (criar) aux îles,
attaché à une métropole comme à un cordon ombilical. Tous les autochtones deviennent potentiellement « créoles » face à cet allochtone
qu'est le métropolitain et aux « autres ». Phénotypiquement, le terme
« créole » qualifie aujourd’hui un type métissé propre à représenter
une sorte de moyenne îlienne. Mais, là encore, la position dans
l'échelle sociale détermine les aséités et les identités assumées : un
commerçant ou un entrepreneur se définira comme « chinois réunionnais », « réunionnais d'origine indienne », « musulman réunionnais »,
« réunionnais » tout court s'il se reconnaît d'ascendance européenne et
rarement « créole » (– on concèdera cette appartenance pour la langue
ou la cuisine). La valorisation politique du terme, pragmatique et démographique, paraît qualifier une identité par défaut, du type de la
« population générale » mauricienne (« ni… ni… »), dont la revendication fait précisément l'objet de la compétition politique locale dans
le jeu politique national.
Cette redistribution sémantique s’accompagne d’une révision des
appartenances religieuses. Parmi les « produits » arrivés du Nord avec
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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la départementalisation et ses fonctionnaires métropolitains, de nouveaux cultes et de nouveaux missionnaires vont répondre à cette transformation des modes de vie et des valeurs. Le succès de l'un de ces
mouvements, issu du pentecôtisme, peut être interprété comme un révélateur de la créolité [220] d’aujourd’hui. C'est la Mission Salut et
Guérison étudiée par Bernard Boutter. La mission offre en effet une
« solution » aux apories de l'identité dans le monde créole. La rupture
généalogique, l'impossibilité de tout retour au tombeau familial constitue le premier traumatisme de la créolisation. La fatalité du métissage, avec sa double appartenance, sa double fidélité (parfois sa
double cuisine pour respecter les interdits alimentaires propres à chacun) est, elle aussi, souvent perçue comme une infidélité aux ancêtres
et comme une source d'inquiétude. Un certain nombre de rites, tel celui dit des « cheveux maillés », souvent décrit, expriment cette appréhension du « mélange » des différentes composantes de la société
créole. Un « coup de génie » du fondateur de la Mission, probablement inspiré par le succès des « assemblées de Dieu » en Afrique, est
d'appeler son mouvement, non pas « assemblée de Dieu », mais
« Mission Salut et Guérison », faisant de la maladie sa principale
cible. Installé près de la gare routière, il rapporte dans ses mémoires
que le succès a été immédiat. Néna un boug blanc, un zoreil y guérit
d’moune ! De fait, si l'on suit Boutter, la presque totalité des conversions a la guérison pour objet et les croyants sont d'anciens malades.
De quelles maladies guérit-on à la Mission ? Précisément, de celles
que les fidèles imputent aux troubles de l'ancestralité. La Mission aurait une fonction d'exorcisme : dans une mise en scène mettant aux
prises les ancêtres, assimilés aux créatures diaboliques, et l'Esprit
saint, le converti, habité par l'Esprit au lieu d'être dépendant des « esprits », solde définitivement un héritage généalogique impossible : il
renonce à la succession (comme on dit en droit notarial). Au lieu
d'emprunter le cycle sans fin des « promesses », des « carêmes » et
des sacrifices, votis nectere vota (Lucrèce, De Rerum Natura, V), le
fidèle rompt, par cette nouvelle naissance que constitue le baptême
volontaire de l'adulte et par ce soutien de l'Esprit, avec une généalogie, incertaine ou tyrannique, qu'il identifiait comme la cause de son
infortune et comme l'objet de son imploration.
Ce double affranchissement, du poids des ancêtres et des institutions religieuses post-coloniales, paraît caractériser une religion pro-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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prement endogène, expressive de la créolité. A la différence des
groupes qui cultivent un rattachement à l'origine authentique (comme
le milieu indien en donne des exemples : fidélité aux fondateurs des
temples de plantation ou renouveau), peut-être a-t-on là une expression spécifique de l'identité créole : ayant fait le deuil de l'origine. La
crise de l'île s'exprimerait aujourd'hui par privilège dans cette expression religieuse d'une autonomie dépendante.
[221]
Références bibliographiques
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Refuge de la religiosité populaire ou vecteur de modernité ?
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Leblond, Marius-Ary, 1924, Ulysse cafre, les Éditions de France,
Paris.
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Prudhomme, Claude, 1987, « Les Indiens de La Réunion. Entre
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AHIOI, Archives départementales de La Réunion, Sainte-Clotilde.
[222]
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
257
[223]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Troisième partie :
HINDOUISME
“L’hindouisation
du catholicisme en Inde :
transgression ou accompagnement ?”
Xavier GRAVEND-TIROLE
Faculté de théologie et de sciences des religions
de Lausanne
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
Depuis plusieurs décennies déjà, et plus fortement à la suite du
Concile Vatican II (1962-65) certains groupes parmi les catholiques
indiens – pour ne parler que de ceux-ci – récusent l'européanité du
christianisme. Celui-ci, dans sa forme culturelle actuelle, paraît trop
étranger aux Indiens. Alors que certaines figures, comme Duraiswami
Simon Amalorpavadass, ont tenté par différents moyens d'indianiser
l'Église catholique et ses fidèles, d'autres, comme Michaël Amaladoss,
osent à présent évoquer la question de l'hindouisation du christianisme, ou tout au moins proposent de combiner spiritualité hindoue et
spiritualité ignatienne comme le suggère Anthony de Mello. Ce travail
se donne donc pour but donc d'étudier les pensées, actions et trajec-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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toires de ces trois prêtres indiens comme illustrations d'un métissage
(ou d'une créolisation, ces deux termes me paraissent fortement synonymes) qui s'amplifie nettement en Inde. Bien que leur statut social ne
les situe pas dans les couches populaires, c'est à celles-ci que ces
« guides spirituels » s'adressent – contrairement aux expériences précédentes d'un Jules Monchanin, par exemple, qui ne dialoguait
qu'avec les élites du Tamil Nadu. Ce faisant, ces trois leaders ont chacun rencontré des difficultés avec les autorités ecclésiales soit locales,
soit romaines. Plus nettement, il s'agira d'examiner comment les catégories d'inculturation ou d'indigénisation, encore porteuses d'une religiosité coloniale européenne, sont contestées et remplacées par de
l'interculturation et du métissage interreligieux. Comment ces nouvelles manières de croire et de vivre la religion se profilent-elles
alors ? Amalorpavadass propose aux futurs prêtres de devenir des yogi
chrétiens ; Amaladoss rappelle que l'interculturation passe aussi par
un [224] souci des plus pauvres et non par un lifting cosmétique du
liturgique – d'où la nécessité d'éviter l'hindouisation à partir du modèle brahmanique (hégémonique envers les basses castes, parmi lesquelles se retrouvent beaucoup de chrétiens) ; de Mello, par ses histoires, enseigne et communique selon les approches orientales, déboutant ainsi le cérébral au profit de l'expérientiel. Que de nouvelles
formes de christianisme émergent en Inde, à la croisée d'un message
chrétien soutenu et authentique, mais modifié, adapté, repris selon les
critères et le contexte singulier du sous-continent indien, semble donc
un fait incontestable : l'enjeu est d'en évaluer les répercussions, négatives pour certains, positives pour plusieurs, et de comprendre comment l'avenir de l'Inde passe aussi par cette réappropriation.
Texte
Depuis plusieurs décennies déjà, et grâce aux ouvertures opérées
suite au Concile Vatican II (1962-65), certains groupes en Inde ont
cherché à renouveler l’Église en réinvestissant leurs racines spirituelles propres. Le christianisme, dans sa forme culturelle actuelle,
paraît toujours hautement allogène à une grande partie de la population indienne. Pour corriger cette situation, certaines figures, tel Duraiswami Simon Amalorpavadass, ont tenté par différents moyens
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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d’indianiser – voire d’hindouiser – l’Église catholique et ses fidèles.
D’autres, comme Anthony de Mello, s’en tiennent à la conjugaison de
certaines spiritualités hindoues et orientales avec différents types de
spiritualités chrétiennes (ignatienne, carmélite, etc.). D’autres enfin,
comme Michaël Amaladoss, évoquent encore plus nettement la question de l’hindouisation du christianisme, tout en déplaçant significativement à la fois l’accent de celui-ci (la double-fidélité) et sa portée
(ne pas oublier les pauvres et les populations opprimées).
Ce travail se propose donc de suivre les pensées, actions et trajectoires de ces trois prêtres indiens comme illustrations d’un métissage –
ou d’une créolisation, ces deux termes me paraissent fortement synonymes – qui s’amplifie nettement en Inde. Certes, ces hommes représentent des tendances qui ne sont que minoritaires dans l’Église indienne. Or aussi minoritaires soient-elles, ces tendances sont réelles –
et influentes. Que de nouvelles formes de christianisme émergent, à
la croisée d’un message chrétien soutenu et affirmé, mais adapté, repris et réinventé selon les critères et le contexte singulier du souscontinent indien, s’avère en effet aujourd’hui un fait incontestable :
l’enjeu, désormais, consiste à en évaluer ses répercussions, négatives
pour certains, positives pour plusieurs, et de [225] comprendre comment l’avenir de l’Inde pourrait aussi passer par cette réappropriation,
que certains qualifient de transgressives – quand il s’agit
d’hindouisation, par exemple –, alors que d’autres, comme nos protagonistes, y voient là le passage obligé vers un accomplissement du
christianisme en Inde.
I. De l’inculturation et autres concepts missiologiques
L’Église catholique romaine, au lendemain de Vatican II, reconnaît
– pour la première fois de manière officielle – la valeur positive des
grandes religions du monde. 164 Elle ira encore plus loin en
164
La première et la plus importante affirmation dans ce sens se trouve dans la
Déclaration Nostra Aetate — sur l’Église et les religions non chrétiennes
(1965) : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans
ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et
de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup
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s’engageant à défendre la liberté religieuse pour tous : « Personne ne
doit être contraint à embrasser la foi malgré lui » (Dignitatis humanæ,
§10) émettant même un « interdit sévère » à ses fidèles de « forcer qui
que ce soit à embrasser la foi… » (Ad Gentes, §13) 165.
Avec le Concile, les intuitions missionnaires jusqu’alors considérées comme avant-gardistes 166, se trouvent légitimées, sanctionnées et
en voie de progression importante. Le leitmotiv de la mission
s’oriente petit à petit vers l’adaptation, l’indigénisation ou ce qu’on
appellera aussi l’inculturation. Toutefois, autant l’évolution de la
théologie en missiologie fut saluée positivement par grand nombre de
chrétiens et de non chrétiens, [226] autant ces concepts ne rendent
pas encore bien justice aux phénomènes présents. Une sorte de violence cachée se dissimule toujours derrière ce dispositif : l’Église réduit le rôle de la culture à celui d’un terreau apte à accueillir la semence de l’évangile, comme si cette culture n’avait pas toutes les dispositions internes pour s’accomplir de manière autonome 167. En
de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent
un rayon de la Vérité qui illumine tous les hommes » (§2).
165 Voir aussi, pour la liberté religieuse : « Le Concile du Vatican déclare que la
personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce
que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part soit
des individus, soit des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce
soit, de telle sorte qu'en matière religieuse nul ne soit forcé d'agir contre sa
conscience, ni empêché d'agir, dans de justes limites, selon sa conscience,
en privé comme en public, seul ou associé à d'autres » (Dignitatis humanæ
§2). C’est d’ailleurs à cause de cette déclaration que Mgr Lefèvre annonça
sa rupture avec l’Église catholique à la fin du Concile.
166 Il y eut en effet de sérieux précurseurs à cette reconnaissance sur la scène
religieuse catholique romaine. Déjà les missions, jésuites pour la plupart, à
la suite de François Xavier, Matteo Ricci ou de Robert de Nobili aux 16-17e
siècles, avaient entrepris de se mettre au diapason des cultures locales en
inaugurant un dialogue interculturel sérieux. Mais la querelle des rites du
17e siècle entraîna plusieurs siècles de raidissements dogmatiques. En revanche, le concept d’inculturation, dans sa terminologie actuelle,
n’apparaîtra que dans les années 1950 autour des Semaines missiologiques
de Louvain.
167 « La semence qui est la parole de Dieu venant à germer dans une bonne
terre, arrosée de la rosée divine, puise la sève, la transforme et l'assimile
pour porter enfin un fruit abondant. Certes, à l'instar de l'économie de
l'Incarnation, les jeunes Églises enracinées dans le Christ et construites sur
le fondement des Apôtres, assument pour un merveilleux échange toutes les
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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outre, on postule que la parole de Dieu n’a qu’à s’adapter pour conduire à son aboutissement la culture « fécondée », comme si un terme,
une perfection, pouvait ainsi être atteint et que la parole de Dieu était
dénuée de tout substrat culturel 168. Ces idées se condensent encore
aujourd’hui dans la notion d’inculturation 169.
Bien que certains, comme Shorter (1988) et Peelman (2007), considèrent encore la notion d’inculturation comme pertinente, d’autres,
en [227] revanche, comme Amalorpavadass et Amaladoss, estiment
que cette approche génère une sorte de légitimation théologique de la
domination chrétienne (ou de la colonisation spirituelle ?) sur les nonchrétiens. L’Église catholique romaine étant détentrice de la vérité
richesses des nations qui ont été données au Christ en héritage (cf. Ps. 2, 8).
Elles empruntent aux coutumes et aux traditions de leurs peuples, à leur sagesse, à leur science, à leurs arts, à leurs disciplines, tout ce qui peut contribuer à confesser la gloire du Créateur, mettre en lumière la grâce du Sauveur, et ordonner comme il le faut la vie chrétienne » (Ad gentes, §22).
168 « Ainsi on saisira plus nettement par quelles voies "la foi", compte tenu de
la philosophie et de la sagesse des peuples, peut "chercher l'intelligence", et
de quelles manières les coutumes, le sens de la vie, l'ordre social peuvent
s'accorder avec les mœurs que fait connaître la révélation divine. Ainsi apparaîtront les voies vers une plus profonde adaptation dans toute l'étendue
de la vie chrétienne. De cette manière, toute apparence de syncrétisme et de
faux particularisme sera repoussée, la vie chrétienne sera ajustée au génie et
au caractère de chaque culture, les traditions particulières avec les qualités
propres de chaque famille des nations, éclairées par la lumière de l'Évangile » (Ad Gentes, §22).
169 La notion d’inculturation n’existe toujours pas dans les dictionnaires comme
Le Petit Robert ou le Larousse. Néologisme propre au jargon théologique
catholique, elle apparaîtra d’abord sous la plume du père jésuite belge Pierre
Charles, qui, à l’instar de M. J. Herskovits dont la notion d’enculturation est
particulièrement prégnante dans son ouvrage Les bases de l’anthropologie
culturelle (1952 [1948]), propose d’envisager l’inculturation comme notion
synonyme à l’adaptation du missionnaire à son milieu. Utilisé en 1953, le
terme apparaîtra dans son livre posthume Études missiologiques (1956).
Largement déployée dans la vision théologique du général des jésuites Pedro Arrupe dans les années 70, la notion se lira aussi en filigrane dans
l’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi en 1975 de Paul VI à propos
de l’évangélisation des cultures. Mais ce n’est que dans l’encyclique Slavorum apostoli de Jean-Paul II que l’inculturation apparaîtra comme terme explicite de la mission en tant qu’« incarnation de l’évangile dans les cultures
autochtones et en même temps, l’introduction de ces cultures dans la vie de
l’Église » (§21).
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ultime, les cultures et religions n’ont d’autres alternatives que de
s’accomplir à travers elle, puisqu’elle seule possède la vérité en plénitude, complète et définitive 170.
C’est pourquoi plusieurs théologiens du sud utilisent plus volontiers des termes comme acculturation, indigénisation, contextualisation ou interculturation, afin de mieux mettre en relief une réelle et
humble réciprocité dans la rencontre interculturelle. La frontière entre
religion et culture n’étant déjà pas très visible, s’estompe encore plus.
Et de facto, l’indianisation se trouve débordée par une notion nettement plus controversée : l’hindouisation.
II. 3 Indiens, 3 prêtres – 3 réformateurs ?
Les trois leaders sont, à quelques années près, du même âge. Bien
que leur statut social ne les situe pas dans les couches populaires, c’est
à celles-ci que ces esprits novateurs s’adressent. Leur popularité représentera d’ailleurs un contrepoids majeur aux démêlés qu’ils auront
à affronter.
170
Voir par exemple : « Pour remédier à cette mentalité relativiste toujours plus
répandue, il faut réaffirmer avant tout que la révélation de Jésus-Christ est
définitive et complète. On doit en effet croire fermement que la révélation
de la plénitude de la vérité divine est réalisée dans le mystère de JésusChrist, Fils de Dieu incarné » (Dominus Iesus, §5). Or seule l’Église catholique, rappelle le document, peut permettre « formellement » cet accès à la
vérité puisqu’elle en est la dépositaire exclusive : « On doit avant tout croire
fermement que l'"Église en marche sur la terre est nécessaire au salut. Seul,
en effet, le Christ est médiateur et voie de salut : or, il nous devient présent
en son Corps qui est l'Église ; et en nous enseignant expressément la nécessité de la foi et du baptême (cf. Mc 16,16 ; Jn 3,5), c'est la nécessité de
l'Église elle-même, dans laquelle les hommes entrent par la porte du baptême, qu'il nous a confirmée en même temps" » (Dominus Iesus, §20, citant
Lumen Gentium §14).
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263
A. Duraiswami Simon Amalorpavadass
Amalor, comme ses amis le surnommaient, est né en 1932 à Kallery, petite ville non loin de Pondicherry. Durant ses études à Paris –
durant Vatican II – il put réfléchir au statut et à la fonction de
l’évangélisation : que veut-elle encore dire aujourd’hui alors que l’on
peut désormais envisager positivement les différentes traditions religieuses ? Son mémoire, L’Inde à la rencontre du Seigneur, est un
examen critique de l’histoire et de [228] la vie de l’Église en Inde. Sa
thèse, Destinée de l’Église dans l’Inde d’aujourd’hui, confirmera
l’une de ses intuitions les plus fondamentales : « Inculturation rightly
understood is inseparable from evangelisation which is the mission of
the local Church » (Amalorpavadass 2004, 12) 171.
Dès 1966, un an après son retour, la conférence des évêques d’Inde
(CBCI) déclare que le renouveau liturgique dans le pays doit devenir
une priorité. Dans cette optique, la conférence le nomme directeurfondateur du NCLC (qui deviendra plus tard le NBCLC – National
Biblical Catechetical and Liturgical Center) 172 à Bangalore. Ce
centre sera l’occasion de concrétiser d’importantes intuitions développées en Europe. Alors que pour lui, comme pour ses congénères,
l’inculturation « covers the total reality of the Church » 173 (Amalor171
172
Voir aussi Amalorpavadass 1985, p. 55-62.
Encore aujourd’hui, les évêques décrivent le NBCLC ainsi : « NBCLC is an
all India institution set up in Bangalore to promote and co-ordinate the renewal of Christian life in the Church according to the principles outlined by
Vatican II Council » sur http://www.cbcisite.com/NBCLC.htm – consulté le
20 mars 2009.
173 Sous ce titre, l’auteur donne dès 1978 une liste des différents domaines à
indigéniser selon lui, qu’il reprendra en ne modifiant qu’à peine les formules
dans une conférence donnée en 1989 – c’est dire que sur ce point, ses convictions sont restées les mêmes : « Indigenous expressions refer to (1) the
formation of the local community of Christians and the training of the clergy
and the religious ; (2) their life-style and sociological adaptations ; (3) the
incarnation of the Gospel in concrete life situations and in every sphere of
personal and family life, work and profession, involvement in social and
civic activities, economic and political systems, and the cultures of each
country, region and place ; (4) the use of various arts like architecture,
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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pavadass 1985, 57), ces nouveautés provoquèrent quelques conflits
avec Rome : le préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, Cardinal Knox, interdira dans une lettre du 14
juin 1975, l’usage de l’anaphore indienne – qui utilisait des [229]
textes des vedas, par exemple – lors de l’Eucharistie (Gervin Van
Leeuwen, 79-80).
Amalor pourra véritablement mettre l’accent sur la nécessité d’une
spiritualité indienne à travers la fondation d’Anjali ashram en 1979,
« embodiment of all the ideals of Indian Spirituality and ashram traditions, in terms of life-style » 174. Le lieu se veut à la fois communauté
multireligieuse, au service de la spiritualité indienne, moyen de promotion du dialogue et de la recherche intellectuelle, lutte pour la justice, formation des futurs leaders, et sensibilisation à un mode de vie
alternatif. 175 La majeure partie des symboles, noms, représentations
s’inspirent désormais du patrimoine religieux hindou : présence d’un
guru – Fr. Amalorpavadass devient Swami Amalorananda – ; ashram
dédié à Sat-Cit-Ananda pour lequel on éprouve Anjali (geste de vénération avec les mains); eucharistie célébrée dans un temple selon le
nouveau rite indien ; etc. 176 Une retraite, l’Atma Purna Anubhava
(expérience totale de l’Atman ou expérience de la plénitude de
l’esprit), est offerte plusieurs fois par année. Pendant dix jours le seesculpture, painting, decoration, music, dance and drama ; (5) indigenous
theology ; (6) spirituality ; (7) the ministry and ministries, i.e. the threefold
ministry of (8) the word (preaching, evangelization, catechesis); (9) worship
(liturgy) and (10) service of guidance : (11) formation of people in faith and
(12) organization of Christian community towards (13) Christian growth and
maturity ; (14) for witness in society and (15) humble service in love. There
is a connection among all of them » (Amalorpavadass 2004, 52). En appendice à sa réflexion sur l’Évangile et la culture, il commente aussi les différents symboles, objets, postures et gestes proposés dans la liturgie indienne :
enlever ses chaussures, prosternation à la manière d’Anjali Hasta, position
assise sur le sol, chants de bhajan, hommage avec arati, etc. – qui ne sont
pas que des coutumes culturelles indiennes, mais demeurent des conditions
de sa religiosité également (Cf. aussi Amalorpavadass 1985, p. 81-88).
174 Brochure explicative du lieu, p. 3. Pour quelques informations supplémentaires, plutôt laconiques, on pourra consulter le site de l’Ashram :
http://anjaliashram.org/
175 Ibid.
176 D’autres exemples sont donnés dans le leaflet (dépliant) de présentation
d’Anjali Ashram.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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ker éprouve dans son quotidien la spiritualité chrétienne indienne, où
par exemple il est proposé de parvenir à la réalisation de soi via
l’expérience de Dieu, et vice-versa (parvenir à l’expérience de soi à
travers la réalisation de soi) à travers le yoga (raja, hatha, bakhti, etc.)
et d’autres pratiques spirituelles propres à l’Inde. C’est à ce titre que
le souci des plus pauvres et de la justice sociale – la pratique du
dharma selon lui – se verra assuré (Amalorpavadass 1990, 12 & 22).
Les enjeux derrière ces transformations liturgiques, théologiques et
spirituelles sont forts, voire vitaux : il s’agit de ne plus se retrouver,
comme chrétiens indiens, aliénés à sa propre culture, mais plutôt de
réaliser le leitmotiv « Fully Indian, Authentically Christian » que le
NBCLC mettra en exergue pendant plusieurs années, selon Gerwin
van Leeuwen.
The Gospel had the trade-mark of western Christianity. Correspondingly it contributed to the elimination or disparaging of the local cultures
of the people evangelized. Christianization meant westernization in terms
of socio-cultural life. Its consequence was alienation of Christian people
from their own culture, social milieus and religious traditions, and evasion
from their people’s historical adventure and drifting away from the mainstream of national life. The Christians were [230] considered as aliens or at
least as second class citizens and a marginal group living in a ghetto of
their own. (…)
The impact of this on the minds of non-Christians was harmful : missionary activity was looked upon as an act of spiritual aggression (…) The
non-Christians have become allergic to mission work and look upon the
evangelizing Church as a foreign body, as a state within state, as a pressure group and alienating force (Amalorpavadass 1985, 11-12).
À l’inverse, le défi des chrétiens sera, pour Amalor, de ne pas
« falsifier » le christianisme en le travestissant via d’autres cultures.
« Prophète » 177, selon Paul Puthanangady, « Fr. Amalor contributed
very much to make the Spirit of inculturation enter into the consciousness of the Church. He made it pass from a selected and elitist realm
177
Puthanangady, 64.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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to the awareness of the Indian Church in general » (Puthanangady,
68).
B. Anthony de Mello
Anthony de Mello, d’un an l’aîné d’Amalor, est né dans la banlieue de Bombay, mais de parents originaires de Goa. Entré chez les
Jésuites à l’âge de 16 ans, il était, selon les dires de son frère, « a saturated catholic—saturated with orthodoxy, loyalty, and the desire to
defend to the death any doctrine » 178. Remarqué par ses supérieurs, il
fut envoyé en Espagne pour poursuivre ses études en philosophie. Au
cours des 3 années qu’il y passa (1952-55), il découvrit les mystiques
espagnols, Thérèse d’Avila et Saint Jean de la Croix en particulier.
Puis, la rencontre du père Calveras, spécialiste des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, l’ouvrit à ce qu’on appelle aujourd’hui « le
counselling spirituel ». Et son attitude devant les religions, raconte
son frère, changea.
Rentré en Inde, à Pune, pour ses études en théologie, il se familiarise petit à petit aux idées en vogue sur l’inculturation et s’exposera
aux écrits des Upanishad, Vedas et du Mahabharata. Le séminaire de
Pune était en effet reconnu pour ses initiatives avant-gardistes, ses locataires étant particulièrement « conscients du besoin de donner un
visage indien à l’Église de l’Inde, laquelle projetait une image par trop
occidentale » (Nayak, 25).
Envoyé d’abord à Loyola University, à Chicago, pour des études
en psychologie afin de devenir conseiller spirituel, il fut ensuite envoyé à Rome pour y étudier la spiritualité. Ses études terminées en
1965, en même [231] temps que le Concile Vatican II, il put prononcer ses vœux définitifs après 18 ans de formation. Nommé recteur du
séminaire de Vinayalaya, en 1968, il encouragea les séminaristes à
s’inspirer des idéaux de pauvreté et d’ascétisme, de prière par
l’expérience directe du divin, qui habitent l’héritage religieux hindou.
Cette expérience directe du divin, très présente dans les méthodes
et techniques de maîtres spirituels orientaux (comme Krishnamurti,
178
Tiré de la biographie faite par son frère sur Internet
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Goenka, Rajneesh, etc.) influença fortement son « enseignement ».
Pragmatique, les idées qui l’interpelaient devaient, selon lui, contenir
un pouvoir transformateur pour cette vie-ci. Convaincu de
l’importance du bonheur ici-bas, et non dans un au-delà qui nous demeure inconnu, la liberté intérieure est cardinale pour de Mello. Sans
liberté, pas de bonheur. Et pour parvenir à la liberté, les exercices
sont, à son avis, plus puissants que tous les discours. C’est pourquoi
l’expérience spirituelle sous-jacente aux religions était, dans sa pensée, à privilégier par rapport aux traditions religieuses elles-mêmes,
sans que cela ne fasse disparaître, néanmoins, son propre attachement
au christianisme 179. De plus en plus lucide devant les limites des institutions et des religions, de Mello « n’était pas porté vers
l’inculturation en tant que telle. Il ne s’intéressait pas vraiment aux
traditions, aux cultures, aux nationalités, aux patrimoines nationaux,
etc. C’étaient les hommes et les femmes, en tant qu’être humains, indépendamment et en dépit de leurs différences culturelles, qui le concernaient avant tout » (Nayak, 41). Seulement, poursuit l’auteur, « de
Mello, qui rencontrait, écoutait et lisait ces maîtres, fut bientôt convaincu que la spiritualité en Inde ne serait désormais crédible qu’à
condition de renouer avec ses traditions spirituelles séculaires qui
avaient porté l’humanité à travers toute son histoire » (Nayak, 42).
Son enseignement et ses ateliers gagnant en réputation – un
nombre de plus en plus grand de personnes venaient l’écouter, alors
que d’autres le liront assidument 180 – de Mello met sur pied l’Institut
pour le counselling pastoral et la spiritualité, qui deviendra en 1978
l’Institut Sadhana, 181 du [232] nom des sessions qu’il donnait depuis
plusieurs années et de son premier livre, paru lui aussi la même année.
179
Il écrira : « J’ai erré librement parmi les traditions mystiques non chrétiennes, voire non religieuses, et j’en ai été marqué et enrichi profondément.
C’est à mon Église que je reviens toujours pourtant, car c’est mon foyer spirituel ; et si je ressens de façon vive, parfois embarrassante, ses limites et
son étroitesse occasionnelle, j’ai bien conscience aussi du fait que c’est elle
qui m’a formé, m’a façonné, m’a fait tel que je suis aujourd’hui » (de Mello
1991, 71).
180 Son premier livre, Sadhana, un chemin vers Dieu (1978), « a été traduit dans
près de cinquante langues et il est devenu un classique de la spiritualité »
(Nayak, 46).
181 En sanskrit, Sadhana signifie « effort vers un but » et désigne en bouddhisme et hindouisme le chemin spirituel à parcourir.
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Au cours de cette dernière période de sa vie, Anthony de Mello
s’éloignera progressivement des traditions religieuses et des cadres
qui les constituent. La liberté spirituelle représentant un but nettement
plus élevé à poursuivre, les questions d’inculturation passent au second plan. Comme les témoignages contenus dans We Heard the Bird
Sing (1995) le soulignent, de Mello prône constamment ce qu’on
pourrait appeler la déconstruction – des formations religieuses, des
cultures, des principes – afin de permettre l’éveil 182 Puis dans sa dernière lettre du 1er juin 1987, Anthony écrira : « Tout mon intérêt se
concentre maintenant sur quelque chose d’autre, sur le "monde de
l’esprit", et je considère tout le reste comme insignifiant et sans intérêt » (de Mello in Pulickal, 112).
C’est en partie contre cette « liberté » des cadres que la Congrégation pour la doctrine de la foi, émettra, le 24 juin 1998 – onze ans
après sa mort – une notification à son égard. Selon la notification, la
sagesse orientale qui nourrit ses réflexions met à mal la théologie
chrétienne qui devrait être sienne 183. Cette notification n’a toujours
pas été levée, même si son biographe, Anand Nayak, a tenté de démonter point par point l’argumentation magistérielle 184.
182
À titre d’exemple, l’ouverture de son livre Quand la conscience s’éveille :
« Spiritualité signifie éveil. La plupart des êtres sont assoupis et l’ignorent.
Ils sont nés endormis. Ils vivent dans leur sommeil ; ils se marient dans leur
sommeil ; et ils meurent sans même se rendre compte qu’ils ont passé leur
vie endormis. Ils ne saisissent jamais le charme et la beauté de cette aventure que nous appelons l’existence. Vous le savez, tous les mystiques –
qu’ils soient catholiques, chrétiens ou d’une autre religion (ce n’est ni la
théologie ni la religion qui importent) – sont unanimes : ils disent que tout
va bien, que tout va très bien » (De Mello, 11).
183 « In place of the revelation which has come in the person of Jesus Christ, he
substitutes an intuition of God without form or image, to the point of speaking of God as a pure void. To see God it is enough to look directly at the
world. Nothing can be said about God ; the only knowing is unknowing ».
184 « de Mello, loin d’être un danger pour la foi catholique, est, au contraire, un
enseignant prophétique et mystique dont l’œuvre a été d’un immense secours à un très grand nombre de gens, et continue de l’être. (…) Ceci dit, je
dois également admettre qu’il constitue un danger lorsque ses enseignements sont mal compris (…) De Mello peut aussi constituer un terrible danger pour ceux qui entretiennent une conception de l’Église comme société
repliée sur elle-même, sur ses lois et son personnel, qui dicte la conscience
de ses membres avec des certitudes du passé » (Nayak, 252). Celui-ci estime
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
269
[233]
C. Michaël Amaladoss
Né en 1936, Michaël Amaladoss est le plus « jeune » et le plus
universitaire des trois. Né à Dindigul, dans le Tamil Nadu, il entrera
aussi dans la société de Jésus à l’âge de 16 ans. Pendant ses premières
années d’études universitaires en philosophie, inspiré par Ignatius Hirudayam, s.j., lui et d’autres étudiants s’intéressèrent aux arts et à la
musique indienne – autant pour pénétrer l’épaisseur de leur propre
patrimoine, que pour mieux comprendre l’autre à qui, comme Jésuite,
ils sont appelés à annoncer l’Évangile 185. La fréquentation fit naître
l’appréciation, et plutôt que de poursuivre immédiatement en théologie, Amal, comme ses amis aiment à le surnommer, passa deux ans au
Tamil Nadu Music College à Chennai où il reçut le titre de « Sangeetha Vidhwan » (spécialiste de la musique) en 1963. Seul chrétien
parmi des hindous – ce qui n’était pas nouveau pour lui, puisque dans
le village de ses parents, il était aussi en minorité – il apprit de ses
professeurs à considérer la musique comme se débordant elle-même :
jouer, en Inde, est aussi une pratique spirituelle permettant d’éprouver
le divin.
Comme, à l’instar des perspectives de Vatican II, et dans la vision
du général des Jésuites Arrupe, on regrettait que peu d’hymnes et de
mélodies vienne de la culture tamoule, Amal fut chargé de renouveler,
avec d’autres, la musique liturgique. Après un doctorat en liturgie et
théologie sacramentelle à l’Institut catholique de Paris, il revint au
que c’est plutôt la peur devant un christianisme qui contourne l’Église qui a
provoqué une telle réaction chez les autorités romaines.
185 « Nos motivations étaient complexes. D’un côté, le contact avec la philosophie et la culture indiennes nous faisait prendre conscience de notre identité
d’Indiens et de notre désir de l’explorer plus profondément. D’un autre côté,
en tant que chrétiens, nous éprouvions le désir de faire le lien entre cette indianité et notre christianisme ». Ce n’est que plus tard, écrit-il, qu’il commencera « à considérer l’hindouisme non pas comme une "autre" religion,
mais comme la religion de mes ancêtres. C’est là que plongent mes racines,
c’est une partie de mon passé culturel et religieux. J’acquérais ainsi une
identité multiple » (Amaladoss, 2005, 12-13).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
270
pays en 1973. La carrière universitaire d’Amal démarra au séminaire
St-Paul, à Trichy (Tiruchirapalli), puis il fut nommé à la fois rédacteur
en chef de l’important et avant-gardiste Vidyajyoti Journal of Theological Reflection et professeur au Vidyajyoti College of Theology, à
Delhi, avant d’en devenir même son principal puis son recteur. En lien
avec ses fonctions, Amal publiera énormément. 186 Son activité intellectuelle le poussera à approfondir principalement trois domaines : la
missiologie, le dialogue interreligieux/culturel et la libération (justice
sociale). Très réservé sur la manière européenne [234] d’évangéliser,
Amal refuse le patronage d’une culture religieuse (européenne par
exemple) sur une autre où l’un serait normatif et l’autre passif (cf
Amaladoss, 1997, 47-59). Selon lui, le dialogue ne peut être vrai et
fécond que s’il repose sur un respect mutuel absolu et intégral (Amaladoss, 1997, 166). Enfin, l’Église ne sera pertinente et entendue dans
les pays du sud que si elle proclame avec vigueur la voix prophétique
– qui devrait être sienne – pour les pauvres 187. (Cf. aussi Vivre en liberté (1998), l’un de ses derniers grand livre sur la question).
Très engagé institutionnellement, 188 Amal a pourtant lui aussi fait
l’objet de plaintes de la part de certaines personnes à Rome, ou ailleurs en Europe, qui le trouvent dérangeant – lui, comme plusieurs
autres dans son domaine, du reste. Son supérieur, à qui l’on serait venu demander des explications, aurait répondu : « Mais cet homme
n’est pas un théologien, c’est un penseur ! » 189
186
À ce jour, plus de 350 articles publiés et 25 livres traduits en plusieurs
langues.
187 « … Le rôle de la communauté évangélique dans l’émergence du Royaume
était d’être contre-culturelle. Ce défi prophétique donnera une voix aux
pauvres et aux opprimés mais il sera accepté et efficace seulement s’il vient
de l’intérieur de la société… » (Amaladoss 1997A, 91).
188 De 1979 à 1994, Amal exercera des fonctions plus institutionnelles pour sa
congrégation : Vice-provincial pour la formation des Jésuites en Asie du
sud, assistant général pour le supérieur générale de la compagnie, consulteur
du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et du Conseil pontifical
de la culture, consultant pour la Commission de mission et d’évangélisation
du Conseil Œcuménique des Églises, on le nommera président de
l’International Association for Mission Studies. De retour au pays en 1995,
il enseigne de nouveau à Vidyajyoti College, et dirige depuis 2000 le nouvel
Institute for Dialogue with Cultures and Religions à Chennai.
189 Conversation privée avec l’auteur.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
271
III. Transgression ou accomplissement ?
De cette rapide esquisse présentant la trajectoire de trois apôtres de
l’inculturation, plusieurs thèmes communs se dégagent. J’en retiendrai
trois :
A. Recherche de parité
S’il est juste de dire que Vatican II a fait un grand pas en avant
dans son appréciation des autres traditions religieuses, cela reste insuffisant aux yeux de nos missionnaires indiens. La prise en charge de la
culture indienne semble en certains lieux infantilisante ou méprisante :
« ces initiatives [même religieuses] ont besoin d'être éclairées et redressées, bien que, de [235] par un dessein bienveillant de la Providence divine, on puisse parfois les considérer comme une orientation
vers le vrai Dieu ou une préparation à l'Évangile » (Ad Gentes, §3) 190.
190
On pourrait continuer la liste. Les documents romains issus de Vatican II
font preuve d’une arrogance plutôt résiliente. Même si ces dernières peuvent
contenir des « semences du verbe » (Ad Gentes §11, 15), des « rayons de la
vérité qui illumine tous les hommes » (Nostra Aetate, §2), « de précieux
éléments religieux et humains » (Gaudium et Spes, §92.4) Paul VI soulignera néanmoins la « recherche incomplète » (Evangelii Nuntiandi, 53) de ces
traditions. Et pour être clair, Paul VI affirmera : « Notre religion instaure effectivement avec Dieu un rapport authentique et vivant que les autres religions ne réussissent pas à établir, bien qu’elles tiennent pour ainsi dire leurs
bras tendus vers le ciel » (EN, 53). Cela n’a rien d’étonnant quand on sait
que le pape se représentait déjà l’Église dans Ecclesiam suam comme un
médecin (§65). Sans doute que le pape avait en tête la même anthropologie
qu’Ad Gentes, qui fonctionne aussi sur des représentations problématiques
pour la parité : sont affirmées les nécessités de régénérer (§7) ou de purifier
(§9) l’humanité car celle-ci a besoin du Christ (§8). Mais Paul VI va encore
plus loin dans sa vision du dialogue interreligieux : « Il faut se faire les
frères des hommes du fait même qu’on veut être leurs pasteurs, leurs pères
et leurs maîtres » (Ecclesiam suam, §90). N’y a-t-il pas contradiction dans
les termes ? Comment un dialogue avec un médecin ou un enseignant peut-il
être de même qualité et de même nature qu’un dialogue entre deux pairs ?
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
272
À différents degrés, les trois théologiens refusent de reléguer
l’hindouisme à un second niveau, comme si seule cette religion devait
évoluer jusqu’à « maturation dans le Christ » sans que le christianisme
n’ait rien à apprendre fondamentalement 191. Ils refusent aussi une certaine forme de cannibalisme culturel qui se produit parfois et qui consiste à s’approprier la culture de l’autre sans la respecter dans sa singularité. En outre, il est absurde, selon eux, d’extraire de l’indianité
toute substance religieuse – surtout quand hindou et indien réfèrent au
même mot en hindi : hindu. Enfin, pour le dire dans les mots de Swami Amalorananda (Amalorpavadass) un an avant sa mort, « the cultures of the world and religions other than Christianity should not be
considered as mere empty vessels or receptacles to receive the contents of Christianity » (Amalorpavadass 2004, 37). De fait, donc, il est
non seulement possible, mais nécessaire, de parler de l’hindouisation
du christianisme – malgré les interdits théologiques et en contradiction notoire avec Rome.
Cette mouvance, chez certains théologiens des religions, à chercher
la parité sera l’une des cibles visées par la déclaration Dominus Iesus :
celle-ci n’hésitera pas à condamner et faire taire ces théologiens, en
réaffirmant [236] fermement la supériorité chrétienne (catholique).
D’abord, affirme la déclaration :
« S’il est vrai que les adeptes d’autres religions peuvent recevoir la
grâce divine, il n’est pas moins certain qu’objectivement ils se trouvent dans une situation de grave indigence par rapport à ceux qui,
dans l’Église, ont la plénitude des moyens de salut » (§22, italiques
dans le texte). Car, poursuit le texte, les moyens d’accès à la vérité ne
sont pas les mêmes pour tous. C’est pourquoi, selon la Congrégation
pour la doctrine de la foi,
La parité, condition du dialogue, signifie égale dignité personnelle des
parties, non pas égalité des doctrines et encore moins égalité entre JésusChrist – Dieu lui-même fait homme – et les fondateurs des autres religions. L'Église en effet, guidée par la charité et le respect de la liberté, doit
en premier lieu annoncer à tous la vérité définitivement révélée par le Sei191
Jean-Paul II écrira en 1990 : « C'est encore l'Esprit qui répand les « semences du Verbe », présentes dans les rites et les cultures, et les prépare à
leur maturation dans le Christ » (Redemptoris Missio, §28).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
273
gneur, et proclamer la nécessité, pour participer pleinement à la communion avec Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, de la conversion à Jésus-Christ et
de l'adhésion à l'Église par le baptême et les autres sacrements » (§22, italiques dans le texte).
Toutefois cette lutte contre le relativisme des religions
n’empêchera pas nos prophètes de poursuivre leur œuvre en considérant autrement l’héritage spirituel indien.
B. Indianisation ou hindouisation ?
Intégration d’un double héritage
Amaladoss est certainement celui des trois qui va le plus loin, théologiquement, sur les questions d’inculturation – peut-être aussi parce
qu’il est encore vivant. Ne tournant pas le dos à la doctrine romaine, il
la prend à bras le corps et la questionne. Sans toujours refuser explicitement le mot inculturation, il lui préfère pourtant nettement le terme
d’interculturation ou d’intégration, tout en soulignant l’insuffisance
du discours sur les cultures. Il n’hésite donc pas à remettre en question
le distinguo entre culture et religion, et se demande si on ne pourrait
pas parler d’hindouisation puisque « L’indianisation peut être confondue avec l’hindouisation » (Amaladoss 1997A, 25).
C’est en tout les cas ce qui s’est produit au niveau liturgique,
quand Amalorpavadass, Amaladoss et d’autres ont travaillé ensemble
sur plusieurs projets du NBCLC – notamment l’élaboration de liturgies spécifiquement indiennes. Ce travail collaboratif avait un objectif
principal : transformer le christianisme pour le rendre entièrement
« indigène » tout en demeurant authentiquement chrétien, comme le
suggère le leitmotiv du NBCLC. Dans son cinquième chapitre sur
l’évangile et la culture, Amalor répond aux objecteurs qui proclameraient « Indigenization – Yes ! But [237] Hinduization – No ! » (Amalorpavadass 1985, 45). Selon lui, « The Church can and should "borrow" from other religions » (Amalorpavadass 1985, 51-52) sans
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
274
néanmoins clairement dégager comment le religieux s’articule aux
côtés de la culture. 192
Alors que pour Amalorpavadass, l’inculturation dans la matrice indienne doit se produire à tous les niveaux de la vie humaine, Amaladoss et de Mello ne se montrent pas aussi idéologues. De Mello prône
plutôt une conscientisation qui puisse donner lieu à une libération de
ces conditionnements. D’une autre manière, plusieurs des livres
d’Amaladoss cherchent aussi à construire une spiritualité chrétienneindienne. Le Cosmos dansant (2005 [2003]), par exemple, s’ouvre sur
ce constat de son « hindouité » (Amaladoss 2005, 11-16). De même,
son Jésus asiatique (2007 [2005]) consiste en une sorte de reprise
christologique de Jésus dans les catégories indiennes (ou orientales)
où les images, non les dogmes, orientent l’exploration du mystère Jésus.
La notion d’hindouisation, qu’elle plaise ou non aux autorités romaines, s’avère donc bien réelle aux côtés de l’indianisation : elle dit
à la fois le processus ou la dynamique interne qui président à
l’élaboration d’un christianisme plus proche du patrimoine religieux
local, et ouvre inévitablement aux enjeux d’une double-fidélité ou
d’un double héritage. Amaladoss écrira à ses collègues de Georgetown University où il enseigna en 2008-09, « My interest in Hinduism
has grown and I have come to recognize myself as a Hindu-Christian,
since Hinduism is the religion of my ancestors and forms part of my
heritage, which I seek to integrate » 193. Certains diront peut-être qu’il
s’agit là d’un syncrétisme, d’une nouvelle religion. Or pour Amaladoss, « Il ne s’agit pas d’intégrer deux systèmes, mais de se laisser
interpeller et transformer par des aspects fondamentaux de l’autre ou
des autres » (Amaladoss 2005, 13). Refusant d’objectiver ou
d’essentialiser une culture, Amaladoss reconnaît qu’une interpénétration est inévitable, même au niveau religieux :
192
Il serait dangereux ici d’essentialiser le contenu de ces notions, comme nous
le verrons plus loin. Amalor constate seulement ceci : « due to the mutual
influence of religion and culture, it is difficult to find a culture completely
impervious to religion, or to keep a religion unaffected by culture » (Amalorpavadass 1985, 45).
193 Tiré de la Newsletter interne aux professeurs et collègues jésuites de Georgetown – envoyé par l’auteur.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
275
Le syncrétisme ne peut pas être évité dans un monde où les cultures et
les religions se rencontrent et coexistent de diverses façons. (…) On devrait donc plutôt commencer avec l’idée que dans un monde interculturel
et interreligieux, là où nous parlons [238] de la rencontre continue entre
l’Évangile et les autres cultures, le syncrétisme est normal (Amaladoss
1997, 138).
La logique derrière l’acceptation du syncrétisme n’est pas celle
d’une fusion de deux traditions religieuses en une nouvelle tradition
homogène. À ce titre, je préférerais utiliser comme analyseur conceptuel les notions de métissage ou de créolisation, qui sont synonymes à
mon sens. L’une comme l’autre permettent en effet de ne pas fuir les
constats d’ambiguïtés, d’ambivalences ou d’incertitudes, mais les gardent soit en arrière-plan, soit en tant que postulats de départ. Autrement dit, dans la ges(ta)tion des différentes fidélités, les tensions demeurent vibrantes, dérangeantes, épuisantes. Or cet épuisement n’est
pas à fuir quand il s’agit de métissage, mais y repose – en dépend –
pour se dire. Comme remise en cause des frontières et des systèmes en
place, je comprends donc le métissage ou la créolisation comme à la
fois une réflexion sur la charnière, l’interstice, l’entre-deux mais aussi
sur le lien, le pont, l’à-deux exténuant des identités. La théologie indienne, en cherchant à dés-européaniser le christianisme, ne cherche
pas à rejeter la pensée chrétienne pour autant. Elle cherche plutôt à
s’ordonner selon un double héritage, en les honorant tous deux avec la
même estime, sans obéir à la logique crucifiante, aliénante, d’un ou
bien… ou bien culturel/religieux. Comme l’explique Amalorpavadass,
An authentic Christian community has to live and theologize in an
equal fidelity to its double heritage (faith and culture) in its double and total belonging to two communities or traditions (Christian community of
faith and the wider human community of common culture and religious
tradition).
This supposes that we have a double but integrated vision (Indian and
Christian) of the Supreme, Absolute and Ultimate Reality (Sat)… (Amalorpavadass 2004, 56).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
276
Se retrouver placé devant le choix de l’une ou l’autre culture,
comme le rappelle aussi Amaladoss, 194 force les identités à se braquer
sur des essentialismes ethniques ou nationalistes, et provoque un conflit stérile. Tous deux cherchent plutôt à s’inscrire dans une pensée
dynamique, ouverte aux aléas d’une évolution garante d’un état vivant. 195 Amaladoss ne récuse pas les formes de cultures particulières,
au contraire, il s’en réjouit et en reconnaît le caractère essentiel –
seulement, préviendra-t-il, « cela ne les [239] rend pas normatives
pour les générations suivantes » (Amaladoss 1997, 42). Ainsi, « il doit
y avoir une croissance organique qui respecte les racines de la culture
présente qui lui soit conforme » (ibid.).
C. Aspiration à la libération
et autres limitations à l’inculturation
L’accomplissement du christianisme en Inde signifie finalement libération contre toute forme d’oppression. Pour Amaladoss, « dans une
société divisée entre riches et pauvres, exploiteurs et exploités, dominants et opprimés, [les porteurs de l’Évangile] doivent faire l’option
pour les pauvres » (Amaladoss 1997, 80). Dénoncer le système des
castes ; les dispositifs d’oppression de certaines classes sociales sur
d’autres classes ou groupes ethniques ; la domination des hommes sur
les femmes ; toutes ces formes socioculturelles demeurent inacceptables pour le chrétien et ne peuvent être légitimées au nom d’une inculturation 196. Au-delà d’une logique de l’incarnation – qui sous-tend
l’inculturation –, Amaladoss propose de suivre une logique de transformation du monde : « Nous ne devrions plus fonctionner avec l’idée
194
« En Inde par exemple, on devait choisir entre le fait d’être indien culturellement et socialement parlant, et celui de devenir chrétien » (Amaladoss
1997, 9).
195 « What is really needed is a dynamic synthesis which is alive and open, capable at every stage of inner growth, and integrating new elements and experiences within the existing systems… » (Amalorpavadass 1990, 4).
196 Faut-il fonctionner avec ou contre les castes en Inde ? Cette question traverse l’histoire du christianisme en Inde, comme le souligne Catherine Clémentin-Ojha dans ses chapitres sur la question (Clémentin-Ojha, 169-236).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
277
de christianiser la culture mais plutôt d’annoncer l’Évangile en invitant chaque culture à la transformation » (Amaladoss 1997A, 31) 197.
Alors que de Mello a travaillé sur les esclavages intérieurs plutôt
que sur les questions de justice sociale, Amalorpavadass revendique
aussi, de son côté, les effets contestataires et transformateurs que peut
produire la lecture de la Bible devant les (nombreuses) injustices en
Inde : « It should lead us to make a critique of ourselves and society,
denouncing the enslaving attitudes and systems, announcing and
bring about the total liberation of people not only from unjust socioeconomic structures but also from external and internal bondage »
(Amalorpavadass 1980, 197). Seulement pour lui, la spiritualité indienne demeure primordiale alors que les enjeux de justice sociale
semblent secondaires pour l’inculturation 198.
Amaladoss, le plus sensible des trois à ces enjeux sociaux, n’hésite
donc pas à écrire sur les injustices, l’exploitation, le consumérisme ou
la [240] mondialisation. Comme héritier de la théologie de la libération, il participe au courant d’une nouvelle théologie, plus typiquement indienne, baptisée « théologie dalit », qui veut redonner aux
hors-castes leur dignité 199. Au nom du Royaume de Dieu à construire,
la théologie s’oriente plus résolument vers l’intégration des enjeux
sociopolitiques. Cela est à la fois signe de progrès mais aussi signe
limitatif pour l’inculturation : l’hindouisation du christianisme rencontre quelques limites fondamentales que les chrétiens, qui ne les ont
jamais vraiment ignorées, ne peuvent aujourd’hui négliger. Les chrétiens ne peuvent pas tout assimiler de l’hindouisme mais doivent aussi
contester certaines us et coutumes qui se révèlent contraires à
l’épanouissement humain. À l’occasion du 40e anniversaire du
NBCLC, par exemple, le centre se pencha finalement sur la misérable
situation des dalit en Inde 200. Les hérauts de l’inculturation, qui ta197
Pour un panorama des différentes théologies de la libération, voir son livre
Vivre en liberté.
198 « There is no gainsay in affirming that spirituality is the real source and
centre of all inculturation. (…) If spirituality is a source and theologizing its
outflow, spirituality incultured will lead to liturgical and theological inculturation » (Amalorpavadass 2004, 52 & 59 – italiques dans le texte).
199 Plusieurs articles de lui traitent du sujet.
200 Voir le livre de Felix Wilfred, éminent représentant de la théologie dalit :
Dalit Empowerment (2007).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
278
blaient sur une spiritualité chrétienne indienne de source surtout
brahmanique, se voient progressivement dépassés par les besoins autrement plus concrets d’une théologie contextuelle. Cela était déjà
évoqué par Lucien Legrand, par exemple, qui rappelle « Inculturation
is not just a matter of elitist speculations, poetry and rituals. It is a
participation in the life, longing, struggle of the people » (Legrand, 7).
Conclusion
Nous avons examiné comment les catégories d’inculturation ou
d’indigénisation, encore porteuses d’une religiosité coloniale européenne, sont contestées et remplacées par de l’interculturation et du
métissage interreligieux à travers la trajectoires de trois apôtres indiens. Alors qu’Amalorpavadass propose aux futurs prêtres de devenir
des yogi chrétiens, de Mello, par ses histoires, enseigne et communique selon les approches orientales, déboutant ainsi le cérébral au
profit de l’expérientiel. Amaladoss, de son côté, souligne que
l’interculturation passe non seulement par une spiritualité indochrétienne, mais aussi par un souci des plus pauvres. Liturgiste luimême, il rappellera que le lifting cosmétique du liturgique ne suffit
pas. Il s’agira alors d’éviter l’hindouisation à partir de modèles élitistes et d’invoquer d’autres matrices que celles des brahmanes seulement.
[241]
Les recompositions auxquelles on assiste, tant dans le domaine spirituel que liturgique, par exemple, s’adossent non pas à une synthèse
des traditions religieuses en présence, mais à des essais, des tentatives,
qui débouchent soit sur des pratiques doubles, soit sur une conjugaison différenciée des modes en présence. En évolution dans leur autocompréhension qu’elles ont d’elles-mêmes, ces expériences rencontrent de nombreuses embûches et interdits de la part des autorités romaines, cependant, qui n’envisagent pas l’hindouisme – ou les autres
religions – avec un œil aussi amène. Cette double fidélité, désirée et
défendue par plusieurs, génère aussi crise et conflits au sein du catholicisme.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
279
Or d’autres conflits demanderaient à être analysés également : les
persécutions religieuses – dans l’état d’Orissa au mois d’octobre 2008
par exemple – rendent les chrétiens indiens plus rétifs au rapprochement des traditions religieuses. Une allergie à la culture locale se développe du fait de la violence de certains hindous envers leurs compatriotes indiens chrétiens. Autre difficulté : la culture brahmanique, sur
laquelle se sont appuyés plusieurs théologiens de l’inculturation, demeure synonyme de pouvoir hégémonique envers les basses castes,
parmi lesquelles se retrouvent beaucoup de chrétiens. Comment lier
des sous-cultures qui se repoussent ?
Alors que Rome se montre suspicieuse devant les développements
théologiques trop typiquement indiens, les couches populaires, sensibles au travail de leurs prêtres, restent dans l’ensemble assez ambivalentes quant à l’hindouisation de leur tradition. Accomplissement
selon certains, l’impulsion pour l’inculturation semble parfois
s’essouffler au profit d’une contestation de la culture des élites du
pays. Cela ne signifie pas, à l’instar de Rome, une transgression, mais
il faudra bien, comme le soulignent aussi nos apôtres, qu’une dose de
« parole évangélique » (surtout socio-politique) soit instillée dans les
rouages socioculturels du pays pour que les communautés locales
puissent sereinement se dire indiennes et chrétiennes à la fois.
[242]
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[247]
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Troisième partie :
HINDOUISME
“«Les Sindhis sont
un peu hindous et un peu musulmans».
Le syncrétisme d'Hindous en diaspora
et ses processus de transformation”
Frédérique Pagani
Université Paris X, Nanterre
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
Syncrétisme, éclectisme, hybridité, liminalité. Voici quelques-uns
des termes utilisés par les spécialistes de l'Asie du Sud pour désigner
les phénomènes de partage de sites religieux, de rituels ainsi que de
figures charismatiques entre hindous, musulmans, chrétiens, sikhs et
jaïns. Je me propose de fournir des éléments de comparaison entre les
phénomènes de syncrétisme observés dans cette région du monde et
dans les sociétés créoles en centrant mon attention sur les Sindhis hindous. Les Sindhis viennent du Sindh, une région de l'actuel Pakistan
qu'ils ont fui lors de sa création et de la partition d'avec l'Inde. Ils se
sont ensuite installés en Inde et se sont dispersés dans de nombreux
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
285
pays (Dubaï, Hong Kong, New York, Îles Canaries, Nigeria, Canada,
etc.). L'hindouisme sindhi s'est longtemps caractérisé par son caractère syncrétique qui mêlait des références au sikhisme et au soufisme
et dans une certaine mesure, il semblerait que le caractère éclectique
perdure. En témoignent les sites Internet voués à la promotion de
l'identité sindhie qui font figurer côte à côte Guru Nanak, le fondateur
du sikhisme, des saints soufis et des saints hindous. L'éclectisme des
références religieuses sindhies est perçu diversement au sein de la société indienne. Un interlocuteur non-Sindhi a ainsi remarqué : « les
Sindhis sont entre les hindous et les musulmans ». Par cette assertion,
il voulait signifier le fait que les Sindhis sont capables de transcender
les tensions entre les deux principales communautés religieuses en
Inde. Cette identité floue suscite cependant le ressentiment ou à tout le
moins la perplexité parmi les non-Sindhis. Ainsi lors de mes différentes enquêtes, on m'a souvent demandé si les Sindhis étaient des
sikhs, des musulmans ou des hindous. Partant de l'exemple des Sindhis, je me propose de réfléchir aux [248] questions suivantes : est-ce
que toutes les sociétés ont une propension au métissage et à l'hybridation religieuse égale à celle présente dans les sociétés créoles ?
Quelles sont les conditions pour qu'une religion syncrétique apparaisse ou au contraire se « désyncrétise » ? De quelle manière les acteurs de ces pratiques conçoivent-ils ces religions et comment sont-ils
perçus ?
Introduction
Je me propose de fournir des éléments de comparaison entre les
phénomènes de syncrétisme observés en Asie du Sud et dans les sociétés créoles en centrant mon attention sur les Sindhis hindous. Les
Sindhis viennent du Sindh, une région de l’actuel Pakistan qu’ils ont
fui lors de sa création et de la partition d’avec l’Inde en 1947 201. Ils se
201
Le 15 août 1947, l’Inde obtient son indépendance et se scinde en deux dominions. D’un côté, l’Union indienne démocratique et séculaire. De l’autre,
le Pakistan, république islamique constituée à partir des régions à majorité
musulmane de l’Inde britannique, c’est-à-dire la province de la frontière du
nord-ouest, le Balouchistan, le Sindh, le Punjab et le Bengale. La Partition a
pour conséquence immédiate le plus grand déplacement de population de
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
286
sont ensuite installés en Inde et se sont dispersés dans de nombreux
pays (Dubaï, Hong Kong, New York, Îles Canaries, Nigeria, Canada,
etc.). Les Sindhis appartiennent très largement aux castes marchandes
et très souvent leur occupation professionnelle correspond à leur appartenance de caste : de fait, les Sindhis exercent très majoritairement
une profession liée au commerce : ils sont commerçants, négociants,
banquiers, etc.
L’intérêt d’étudier ces commerçants hindous dispersés dans le
monde entier se justifie par le fait que les Sindhis vivent leur hindouisme sous des modalités assez spécifiques et sont confrontés à des
enjeux identitaires qui touchent l’ensemble de l’Asie du Sud et de sa
diaspora, à commencer par le durcissement des identités religieuses.
L’hindouisme des Sindhis s’est en effet longtemps caractérisé par son
caractère éclectique qui mêlait des références au sikhisme 202 et au
soufisme 203 et dans une certaine mesure, ce [249] caractère éclectique
perdure. Il semblerait cependant qu’on assiste depuis la Partition à un
durcissement de l’identité sindhie, notamment sous l’influence des
l’histoire mondiale : quinze millions de personnes affluent vers les tout
jeunes Pakistan et Inde. Des millions de musulmans quittent l’Inde pour le
Pakistan tandis que la plupart des sikhs et des hindous qui vivent au Pakistan
émigrent en sens inverse. Parmi les hindous qui fuient le Pakistan se trouvent les hindous du Sindh.
202 Le terme « sikh » est la forme punjabi du sanskrit, shishya littéralement « celui qui apprend » et par extension « disciple ». Il désigne les
adeptes du sikhisme, la quatrième communauté religieuse de l’Inde, après
l’hindouisme, l’Islam et le christianisme. Le sikhisme a pris naissance au
Punjab. Les sikhs se désignent officiellement comme les disciples de la lignée fondamentale des dix guru (maîtres spirituels), c’est-à-dire de Guru
Nanak (1469-1539), le fondateur et de ses neuf successeurs spirituels.
203 Le terme de soufisme viendrait de suf, « laine » en arabe qui fait référence à
la robe en laine grossière que les premiers soufis portaient comme symbole
de leur austérité. Le soufisme est un courant mystique de l’Islam apparu dès
le VIIe siècle qui se fonde sur le Coran et la Sunna. Le soufisme insiste sur
la dévotion personnelle entre le croyant et Allah. Contrairement à des courants plus conservateurs de l’islam, le soufisme conçoit Dieu comme un dieu
accessible et personnel, présent dans le cœur des croyants. Le soufisme
s’organise en différentes confréries fondées par un maître spirituel. Une lignée s’établit à partir de ce maître spirituel. Le soufisme insiste également
sur la relation entre les disciples (murid) et les saints, maîtres spirituels (pir).
Au Sindh, ce courant se manifeste principalement à travers le culte des
saints.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
287
mouvements nationalistes hindous. Partant de l’exemple des Sindhis,
je me propose donc de réfléchir aux questions suivantes : est-ce que
toutes les sociétés ont une propension au métissage et à l’hybridation
religieuse égale à celle présente dans les sociétés créoles ? Quelles
sont les conditions pour qu’une religion syncrétique apparaisse ou au
contraire se « désyncrétise » ? De quelle manière, les acteurs de ces
pratiques conçoivent-ils ces religions et comment sont-ils perçus ?
Je vais tenter de répondre à ces questions en m’appuyant sur des
enquêtes conduites en Inde, à Bairagarh, une ville sindhie située dans
la banlieue de Bhopal, au Madhya Pradesh (Inde Centrale), mais aussi
plus sporadiquement à Delhi et Ajmer.
L’éclectisme religieux des Sindhis
Données historiques
Les études historiques décrivent l’hindouisme au Sindh comme extrêmement éclectique. L’Islam a exercé une influence sur cet hindouisme, en particulier sous la forme mystique du soufisme et de la
vénération des pir, les saints hommes soufis, ainsi qu’avec les formes
de dévotion venues du Punjab voisin, berceau du sikhisme. Claude
Markovits explique que presque tous les Sindhis Hindous étaient
« nanakpanthi » (Markovits 2000 : 48). Le nanakpanth est la voie de
salut enseignée par Guru Nanak (1469-1539), le fondateur du sikhisme. Il désigne la communauté des disciples de Guru Nanak. Les
sikhs initiés dans l’orthodoxie sikhe portent les emblèmes identitaires
du sikhisme et notamment le turban, ce qui les distingue [250] des
Sindhis. Markovits précise que la foi nanakpanthi des Sindhis se mêlait harmonieusement avec les formes non-sectaires du shivaïsme et
du vishnouïsme (Markovits 2000 : 48). U.T. Thakur, utilise également
le terme de nanakpanth, qu’il décrit comme une « blended faith » (une
foi composite) : les Sindhi Hindus vénéraient le livre saint des sikhs
(le Guru Granth Sahib), les divinités hindous et célébraient les principales cérémonies religieuses hindoues (Thakur 1959 : 21). Les influences sikhes étaient d’ailleurs tellement fortes qu’il a parfois été
difficile pour les observateurs britanniques, avec leurs propres con-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
288
ceptions des frontières entre les religions, de déterminer si les Sindhis
étaient des hindous ou des sikhs.
Les Sindhis valorisent l’éclectisme de leurs références religieuses.
Ils insistent également régulièrement sur leur ouverture d’esprit et sur
leur tolérance. Dans le même ordre d’idée, ils décrivent régulièrement
le Sindh comme un havre de paix où tous les habitants d’un même
quartier célébraient les fêtes religieuses ensemble. Cette image
d’Épinal comporte en filigrane quelques éléments de vérité qui touchent à l’ambiance religieuse œcuménique du Sindh, que l’on peut
également retrouver, par exemple, dans les descriptions du Punjab au
XIXe siècle. Les musulmans célébraient Divali, tandis que les hindous
se rendaient à certaines fêtes musulmanes comme Muharram 204. Et
musulmans comme hindous vénéraient profondément les saints
hommes aussi bien musulmans qu’hindous. Les hindous allaient en
particulier se recueillir sur les tombeaux des pir, les saints hommes de
la tradition soufie. On trouve des éléments d’explication de cet éclectisme religieux dans l’histoire de la région au croisement de cultures
et de religions différentes, à commencer par l’Islam apparu au Sindh
dès le VIIIe siècle 205.
Précisons toutefois que cet éclectisme des références et pratiques
religieuses n’était pas spécifique au Sindh, il existe d’ailleurs encore
dans certaines régions indiennes. L’éclectisme religieux au Sindh
avant la Partition était cependant d’une plus grande ampleur que dans
la plupart des autres régions de l’Inde (Markovits 2000 : 49).
204
Muharram est une des principales fêtes religieuses chiite qui célèbre le martyr d’Hussain.
205 L’Islam a pénétré au Sindh lors de la grande vague de conquêtes arabes du
VIIIe siècle : Muhammad bin Qasim de la dynastie arabe des Ommeyyades
conquiert la région en 712. Cette date mérite d’être retenue, car
l’implantation arabe intervient trois siècles avant que l’Islam ne réussisse à
pénétrer dans le reste du sous-continent indien.
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289
[251]
L’hindouisme sindhi contemporain
Actuellement, l’hindouisme des Sindhis mêle généralement des références au soufisme, au sikhisme et à l’hindouisme sous des modalités qui peuvent être diverses et mouvantes et, dans certains contextes,
les Sindhis peuvent montrer de grandes capacités d’adaptation. Falzon
détaille en particulier la manière dont les Sindhis de Malte intègrent
les pratiques et la symbolique catholiques dans leur vie quotidienne.
Toutes les boutiques contiennent des représentations de saints et de
statuettes. Certains Sindhis vont à la messe le dimanche, pratiquent le
culte des Saints, comme Sainte Rita et font carême (Falzon 2004).
L’influence de la tradition religieuse de Guru Nanak est extrêmement prégnante dans la communauté sindhie. Les Sindhis fréquentent
régulièrement les gurudvara (les temples sikhs) et possèdent également leurs propres lieux de culte où le Guru Granth Sahib (le livre
saint des sikhs) côtoie des représentations de divinités hindoues. Ils
fêtent régulièrement l’anniversaire de Guru Nanak, le fondateur du
sikhisme et visitent les lieux sacrés sikhs, comme Nankana Sahib au
Pakistan, le lieu de naissance de Guru Nanak.
Mes interlocuteurs sont conscients de défier les définitions habituelles de l’hindouisme, du sikhisme et du soufisme. Ils se conçoivent
pourtant sans aucun doute comme hindous et le justifient régulièrement. Ils expliquent ainsi par exemple que le sikhisme est hindou, que
Guru Nanak a fondé un mouvement religieux hindou et que c’est le
dixième guru, Guru Gobind Singh (1666-1708) qui a voulu créer une
religion différente en créant le Khalsa. Guru Gobind Sindh a en effet
tenté de donner une véritable identité aux sikhs en introduisant la cérémonie baptismale du Khalsa en 1699 et en obligeant les sikhs à porter cinq symboles, les cinq K 206. D’après les Sindhis, Guru Gobind
206
Kesh : chevelure et barbe non-coupée, Kanha : peigne qui permet de garder
les cheveux bien coiffés, Kara : bracelet en acier qui symbolise la sobriété et
l’austérité, Kach : culottes courtes, Kirpan : poignard. Les cinq K sont supposés être des signes identitaires forts. De cette façon, un sikh sera identifiable et par les membres de sa communauté, qui porteront les mêmes mar-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Singh a inventé une nouvelle religion, mais « les sikhs étaient des
hindous avant ». Cette conception du caractère [252] inclusif de
l’hindouisme qui « incorpore » le sikhisme est fréquente parmi les
Sindhis.
Parmi mes interlocuteurs, les pratiques liées au soufisme, sont
moins directement manifestes que celles liées au sikhisme. Néanmoins, le soufisme est fortement présent à l’arrière-plan des discussions à propos de la religion sindhie. Mes interlocuteurs, mentionnent
par exemple fréquemment de célèbres pir comme Mangho Pir, Lal
Shah Baz Qalandar et Shah Abdul Latif. La référence au soufisme est
en fait utilisée pour mettre en valeur l’éclectisme religieux sindhi et
l’ouverture d’esprit partagée à la fois par les hindous et par les musulmans. Le soufisme est alors présenté comme une certaine façon de
concevoir le divin et une philosophie religieuse englobante symbolisée dans le concept de Wahdat-al Wujud (l’unicité de l’être).
L’image des Sindhis dans la société indienne
En arrivant en Inde, les Sindhis ont été confrontés à un paradoxe : c’est en tant qu’hindous qu’ils ont fui le Pakistan ; mais une
fois en Inde, ils ont été confronté aux réactions perplexes de leurs coreligionnaires qui ne les percevaient pas comme tels. Parce qu’ils venaient d’une région musulmane, qu’ils mangeaient de la viande, buvaient de l’alcool et donnaient à Dieu le nom d’Allah, ils n’étaient pas
perçus comme des hindous (Kothari 2007). Encore actuellement,
l’éclectisme des références religieuses sindhies est perçu diversement
au sein de la société indienne. Lors d’une récente enquête de terrain
en Inde en juillet-août 2008, un interlocuteur bengali a ainsi remarqué : « les Sindhis sont entre les hindous et les musulmans ». Par cette
remarque, il voulait signifier le fait que les Sindhis sont capables de
transcender les tensions religieuses, de construire des ponts entre les
deux principales communautés religieuses en Inde. Cette identité
queurs d’identité, et par les autres Indiens. Outre l’initiation, l’entrée dans le
Khalsa est soumise à plusieurs conditions dont celle du port des cinq symboles et le respect de certaines interdictions comme l’absorption d’alcool ou
de tabac.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
291
floue suscite cependant le ressentiment ou à tout le moins la perplexité
parmi les non-Sindhis. Ainsi lors de mes différentes enquêtes de terrain, on m’a parfois demandé si les Sindhis étaient des sikhs, des musulmans ou des hindous.
À mon sens, cette interrogation vient du fait que les Sindhis ont défié les conceptions des frontières religieuses habituelles en Inde et
qu’ils sont encore largement méconnus en Inde. Ils sont également
très fortement stéréotypés en tant que marchands. Ils véhiculent généralement l’image de marchands intelligents, doués pour les affaires,
mais aussi peu scrupuleux et matérialistes. On associe aux Sindhis les
stéréotypes associés aux [253] marchands comme la pingrerie mêlée à
l’ostentation, le goût du secret, l’intelligence et surtout le matérialisme
et l’hétérodoxie religieuse 207.
Les Sindhis :
plus hindous, moins soufis et nanakpanthis ?
Certains chercheurs comme Markovits ont noté que depuis la Partition, les Sindhis ont tendance à proclamer d’une manière plus forte
leur appartenance à l’hindouisme et Rita Kothari ainsi que MarcAnthony Falzon posent la question de savoir si l’hindouisme sindhi va
perpétuer son éclectisme.
Signalons, pour la clarté du propos, que Rita Kothari fait remonter
le durcissement de l’identité hindoue dès avant la Partition. Selon elle,
alors que les hindous et les musulmans au Sindh se définissaient auparavant davantage du point de vue du territoire, de la langue et de
l’affiliation à des maîtres soufis, à partir de la fin du XIXe siècle, les
Sindhis se sont peu à peu définis par des identités religieuses de plus
en plus polarisées. Elle explique ce mouvement par plusieurs facteurs,
à commencer par l’apparition de mouvements néo-hindous et en particulier l’Arya Samaj.
Le néo-hindouisme désigne le processus de redéfinition de
l’hindouisme mis en œuvre par des membres de l’intelligentsia hin207
Les études historiques montrent que cette vision de marchands religieusement hétérodoxes est largement fausse.
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doue au XIXe dont les plus célèbres sont Ram Mohan Roy (17721833), Vivekanand (1862-1902) et Dayananda Sarasvati (1824-1883).
Ces réformateurs religieux et sociaux tentent de régénérer la société
hindoue en revenant à ce qu’ils considèrent être un hindouisme pur
débarrassé de toutes les coutumes considérées comme immorales. Ils
luttent contre le mariage des enfants, contre l’interdiction du remariage des veuves, contre la pratique de la satī (suicide de la veuve dans
le bûcher funéraire de son mari), contre la polygamie et contre
l’infanticide. Dayananda Sarasvati crée ainsi l’Arya Samaj (la société
des Aryens) en 1875 à Bombay. Ce mouvement, d’après Rita Kothari,
a été particulièrement virulent au Punjab et au Sindh où il a lutté
contre les conversions d’hindous à l’Islam et aux pratiques « islamisées » de certains d’entre eux comme la visite aux dargah (les tombeaux des saints soufis), l’enterrement des morts et la circoncision. Au
Sindh, d’après Kothari : le mouvement a tenté, avec un certain succès
semble t-il, de « de forger une authentique (proper) identité hindoue
védique qui s’opposait à [254] une identité hindoue beaucoup plus
floue qui prévalait jusqu’alors » (Kothari 2004 : 3887).
D’après Rita Kothari, le RSS 208, l’organisation nationaliste hindoue, apparue dans les années vingt, a eu à la suite de l’Arya Samaj
un rôle dans la polarisation des identités religieuses au Sindh, notamment en mobilisant les hindous contre la Partition de l’Inde et du Pakistan, tandis qu’après la Partition, il aurait servi de lien entre les Sindhis dispersés en Inde. Ajoutons que, toujours selon Kothari, la polarisation des hindous et des musulmans s’est également amplifiée lors
de la séparation du Sindh de la Présidence de Bombay en 1936 : les
hindous s’opposaient à la séparation car ils craignaient de n’être plus
qu’une minorité religieuse aux marges de l’Inde, tandis que les musulmans la soutenaient.
Rita Kothari considère que le processus d’hindouisation des Sindhis est en cours actuellement. Dans son ouvrage intitulé « The
Burden of Refugee. The Sindhi Hindus of Gujarat » publié en 2007
qui porte sur les Sindhis installés au Gujarat, elle explique de quelle
manière les Sindhis hindous de la seconde et de la troisième généra208
Le Rashtriya Swayam Sevak Sangh (RSS), l’Association des volontaires
nationaux est une organisation nationaliste hindoue qui œuvre pour la formation idéologique (mais également physique) des hindous.
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293
tion ont dû abandonner une partie de leur identité éclectique en faveur
d’un hindouisme plus « orthodoxe » : en mangeant végétarien, en vénérant des divinités hindoues et en cessant de fréquenter des lieux
saints soufis. Dans la même veine, Falzon explique que, malgré leur
éclectisme religieux encore présent, les Sindhis tendent à « devenir
plus hindous et moins soufi et nanakpanthi » (Falzon 2004 : 56). À
Malte, par exemple, les femmes ne récitent plus des versets du Guru
Granth Sahib depuis des décennies. Elles suivent désormais la Bhagavad Gita, tandis qu’à Bombay, d’après un de ses interlocuteurs, les
Sindhis ne fréquentent plus les saints soufis.
Si l’on peut constater un durcissement de l’identité hindoue, il
semblerait que celle-ci ne prenne pas les mêmes formes dans différents contextes. Ainsi si Rita Kothari explique que les Sindhis hindous
ont dû fortement « s’hindouiser » pour se faire accepter au Gujarat, les
observations relatées par Steven Ramey à Lucknow et ma propre enquête décrivent une situation plus fluide. Ces différences s’expliquent
certainement par les contextes socio-politiques différents des études :
en l’occurrence, le Gujarat extrêmement orthodoxe où travaille Rita
Kothari n’est peut être pas le [255] Madhya Pradesh et est encore
moins l’Uttar Pradesh 209. Il s’avère cependant que, dans tous les contextes, les Sindhis confrontés aux non-Sindhis doivent affirmer leur
identité en tant qu’hindous. Ceci explique peut être pourquoi les Sindhis votent massivement pour le BJP 210 (qui obtient 60% des voix à
Bairagarh) et s’affilient au RSS. Certainement trouve-t-on ici un élément d’explication de certains stéréotypes associés aux Sindhis. Assez
paradoxalement, l’image de leur éclectisme religieux se double d’une
autre : les Sindhis sont en effet également perçus comme des hindous
fanatiques qui militent en masse pour le RSS et le BJP, à l’image d’un
Lal Krishna Advani, réputé pour le caractère radical de ses opinions 211.
209
Le Gujarat est tristement célèbre pour le meurtre en 2002 de deux mille musulmans par des fanatiques hindous. Il semblerait que le gouvernement BJP
de Narendra Modi ait été impliqué dans les meurtres.
210 À l’origine, le Bharatiya Janata Party, le parti nationaliste hindou, est une
émanation du RSS. Il en est la branche politique. Au pouvoir de 1998 à
2004, il a été renversé par le Parti du Congrès.
211 Lal Krishna Advani, qui est né à Karachi en 1929, est probablement le plus
célèbre Sindhi de l’Inde contemporaine. Considéré comme le numéro deux
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
294
Conclusion
Les pratiques et conceptions des Sindhis hindous sont extrêmement
éclectiques. On trouve un peu de cet éclectisme dans les références
culturelles des Sindhis, dans les brochures de la communauté et dans
les sites internet voués à la promotion de l’identité sindhie : bien souvent, dans ces brochures et ces sites, des personnalités soufies côtoient
des représentations de Guru Nanak, le fondateur du sikhisme et de
saints hommes hindous. Il semblerait néanmoins que l’hindouisme
sindhi soit travaillé par un processus de « déseclectisation », processus
au long cours, mais qui s’est accéléré avec la Partition.
À ce stade de la recherche, il n’est possible de donner que des éléments d’explication à ce processus comme l’exil et la migration, un
contexte général de durcissement des identités religieuses en Inde,
mais aussi dans la diaspora sud-asiatique et une sensibilité particulière
aux mouvements nationalistes hindous. Au regard de ma propre enquête de terrain, une analyse plus fine reste cependant à faire qui distinguerait les rapports que les Sindhis entretiennent avec d’une part le
[256] soufisme et d’autre part le sikhisme. Mon enquête montre en
effet que les pratiques et conceptions religieuses sindhies sont fortement imprégnées de sikhisme. Le rapport au soufisme est en revanche
plus distancié. Là encore, il faut faire preuve de prudence, car nous
manquons de données pour porter des conclusions définitives. On ne
peut pourtant s’empêcher de penser que dans l’Inde contemporaine, à
l’exception des années qui ont suivi l’assassinat d’Indira Gandhi 212, il
est plus aisé de conserver des éléments habituellement interprétés
du BJP, il a été vice-premier ministre et ministre de l’Intérieur du gouvernement BJP de 1998 à 2004.
212 Après l’assassinat d’Indira Gandhi par ses gardes du corps sikhs en 1984, les
Sindhis ont eu à cœur de se différencier des sikhs et d’apparaître comme de
bons hindous. Ils se sont de plus en plus affiliés aux mouvements nationalistes hindous. À l’étranger, ils ont cessé de fréquenter les gurudvara et ont
construit leurs propres temples (Markovits 2000 : 285). Ce dernier fait est
significatif, car selon Markovits, les Sindhis établis à l’étranger ne construisaient pas de temples spécifiques avant la Partition (Markovits 2000 : 256).
La situation entre hindous et sikhs s’est ensuite apaisée et les Sindhis sont
retournés dans les gurudvara.
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comme provenant du sikhisme que des éléments pouvant se rapporter
à l’islam, comme le soufisme. Le sikhisme est en effet couramment
considéré, et pas uniquement par les nationalistes hindous, comme
une religion indienne et donc comme « incorporée » dans
l’hindouisme contrairement à l’Islam et au christianisme qui sont des
religions d’étrangers. Cette conception est, du reste, avalisée par
l’assimilation qui est faite, dans la Constitution indienne, des sikhs
(ainsi que des bouddhistes et des jaïns) aux hindous 213.
À mon sens, la religion des Sindhis permet de mettre en lumière
une des caractéristiques de l’Asie du Sud, à savoir les phénomènes de
partage de sites religieux, de rituels ainsi que de figures charismatiques entre hindous, musulmans, chrétiens, sikhs et jaïns. Les chercheurs travaillant sur l’Asie du Sud se sont assez récemment intéressés à ces phénomènes qu’ils qualifient, de syncrétisme, éclectisme,
hybridité, liminalité 214. La montée des tensions entre les communautés religieuses en Inde, ces dernières années, et les violences communalistes ne sont pas étrangères à cet intérêt pour les phénomènes
d’hybridation religieuse. Ces études mettent en effet à mal l’idée de
religions définies une fois pour toutes, l’idée de frontières nettes entre
les religions et privilégient plutôt les phénomènes de contact et
d’acculturation.
[257]
D’un point de vue plus général, j’aimerais poser avec mes collègues travaillant sur le syncrétisme et peut-être en particulier sur les
sociétés créoles la question ouverte mentionnée en introduction, celle
de savoir si toutes les sociétés ont une propension au métissage et à
l’hybridation religieuse égale à celle présente dans les sociétés
créoles. Que penser du cas de l’Inde ? Je fais ici référence au fait que
l’on dit souvent que l’Inde au moins jusqu’aux Britanniques a eu la
capacité d’« indianiser » tous ses envahisseurs. Du point de vue religieux, c’est le caractère inclusif de l’hindouisme qui est en question et
que l’on peut peut-être questionner dans d’autres contextes culturels,
213
Cette assimilation a d’ailleurs fait grincer bien des dents chez les sikhs, les
bouddhistes et les jaïns et en particulier parmi les plus militants d’entre eux.
214 Lire en particulier Assayag et Tarabout (ed.) (1996), Bouillier (2004)
Gottshalk (2000), Khan (2000,2004), Stewart & Shaw (1994) et concernant
les Sindhis Bawani (2007) et Ramey (2004 et à paraître).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
296
comme celui des sociétés créoles. Ajoutons à cela le fait que
l’hindouisme n’est pas, malgré les efforts des nationalistes hindous
pour le faire ressembler au christianisme et à l’islam, une religion unifiée autour d’un dogme, d’institutions centrales, de pratiques uniformes, mais plutôt un assemblage de mouvements sectaires, de cultes
locaux et de cultes de castes. Quelles en sont les conséquences ? Estce que ces caractéristiques mènent à une propension spécifique de
l’hindouisme à s’hybrider ? Dans ce contexte, par quels processus et
pour quelles raisons, l’hindouisme peut incorporer en son sein ou désincorporer des pratiques et conceptions venues d’autres traditions
religieuses ? Quelle est l’influence des migrations, mais aussi des
mouvements religieux et politiques divers (en particulier les mouvements nationalistes hindous particulièrement présents dans la diaspora
sud-asiatique en Occident) sur ces processus ?
Bibliographie
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la Shekhavati », in V Bouillier et C. Servan Schreiber (dirs), De
l’Arabie à l’Himalaya. Chemins croisés en hommage à Marc Gaborieau, Paris, Maisonneuve et Larose.
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Khan Dominique Sila, 1997, Conversions and shifting Identities :
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Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Khan Dominique Sila, 2004 Crossing the Threshold. Understanding Religious Identities in South Asia., I.B. Tauris Publishers, London, 2004.
Kothari 2007, The Burden of Refuge. The Sindhi Hindus of Gujarat, Chennai, Orient Longman.
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Hindu Saints Movements in New Contexts », in Interpreting the Sindhi World : Essays on Society and History, edited by Michel Boivin
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Politics of Religous Synthesis, London and New York : Routledge.
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Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
[259]
L’actualité d’un archaïsme.
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Quatrième partie
MODERNITÉ
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Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Quatrième partie :
MODERNITÉ
“La jeunesse païenne contre
le christianisme. Un bricolage religieux
de France métropolitaine.”
Nicolas Walzer
Docteur en sociologie, CEAQ, Paris V, Sorbonne
[email protected]
Résumé
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Fabien, 20 ans, est forgeron et habite dans une maison troglodyte
près de Tours. Passionné de BD, du Seigneur des Anneaux, d'Harry
Potter, de musiques metal/gothic et d'Internet, il se revendique païen.
Patrick, 27 ans, est musicien et reconstitue le week-end le folklore
païen. Il enfile une cotte de mailles et croise le fer avec ses amis au
sein de son association dont le but est de propager le paganisme lors
de manifestations grandeur nature. À 17 ans, il a écrit une nouvelle
celtique qui est devenue le concept de son groupe de musique. Paradoxalement, il est ingénieur high tech. En Europe, le néo-paganisme
augmente jusqu'à devenir religion officielle en Islande. En France, il
regroupe des milliers de jeunes entre 12 et 35 ans fascinés par « Mère
Nature ». Pour le quidam, ils sont « barbares ». Ce qualificatif péjora-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
300
tif est heuristique car leurs comportements lors des concerts notamment (bousculades, rots, beuglements) relèvent d'un archaïsme tribal.
Un retour des Celtes et des Vikings ? L'attrait pour leurs mythologies
est parfois pointu mais très souvent bricolé. Cela s'explique en partie
par la déchristianisation progressive des jeunes en France. Pour eux, le
christianisme n'a plus de valeur religieuse, il est devenu un fond culturel. Ils rejettent la religion des parents au profit de la religion des ancêtres. Cependant, beaucoup restent païens même après avoir quitté le
domicile familial. Se disant antichrétiens, un inconscient chrétien les
anime pourtant. Ce paradoxe revient continuellement dans leurs passions : par exemple l'épopée de Frodon dans Le Seigneur des Anneaux
n'est-elle pas christique ? Leur bricolage pourrait s'interpréter comme
un « poly(a)théisme » : revendiquer plusieurs valeurs, plusieurs dieux
en se déclarant pourtant athée.
[262]
Introduction
Fabien, 20 ans, est forgeron et habite dans une maison troglodyte
près de Tours. Entretenant une passion pour les BD, Le Seigneur des
Anneaux et la musique metal, il se revendique païen. Armand, 27 ans,
est un musicien qui revit le week-end le mode de vie païen. Il enfile
une cotte de mailles et croise le fer avec ses amis en reconstituant le
folklore de cette époque. Aujourd’hui en France, comme Fabien et
Armand, de plus en plus de jeunes se disent « païens ».
Dans quelle mesure cette jeunesse (agrégée autour des médias :
musique, cinéma, littérature, Internet) imite-t-elle les croyances et
mœurs des barbares antiques (Celtes, Vikings et Germains) ? Comment se construit-elle via le bricolage religieux qu’elle déploie ?
1. Une jeunesse très sensible aux questions religieuses
Définissons tout d’abord ce phénomène metal/gothic qui touche
des centaines de milliers de jeunes en France métropolitaine.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
301
Le metal, terme générique d’origine anglo-saxonne comme le rock,
désigne un style musical où sont présents guitares électriques et sons
saturés. De ce point de vue, il est une radicalisation du rock, à la fois
sur le plan musical et comportemental. La musique metal naquit en
1970 avec les groupes Led Zeppelin et Black Sabbath, et connaît aujourd’hui un succès comparable aux musiques techno ou rap, notamment avec Marilyn Manson. Elle semble de plus en plus populaire si
l’on en croit la première place du groupe finlandais Lordi à
l’Eurovision 2006. D’autre part, en juin 2003, en France, quatre
groupes de musique metal figuraient dans le Top 40 des meilleures
ventes d’albums 215, tous styles musicaux confondus. Fréquemment,
des groupes de metal remplissent des stades de football. Les métalleux
et les gothics tendent à se ressembler de plus en plus même si dans la
musique gothic, la guitare est bien moins saturée que dans la musique
metal.
Dans les réseaux de sociabilité de cette tribu metal/gothic, ce qui
retient au premier abord l’attention est la ritualisation et le recours à la
symbolique religieuse allant des noms de groupes aux noms d’albums
et [263] aux paroles. Lors des concerts ou sur les supports audiovisuels, on observe une mise en valeur d’un imaginaire fantastique et
païen. Pour l’acteur, brandir le paganisme revient à critiquer le christianisme. Mais qu’entendre par « paganisme » ?
2. Qu’est-ce que le paganisme ?
La distinction néopaganisme/imaginaire païen
Interrogeons le Petit Larousse :
- Païen « Du latin paganus, paysan. Se dit surtout, par opposition à chrétien, des peuples polythéistes […].
- Paganisme, nom donné par les chrétiens des premiers siècles au polythéisme gréco-romain, auquel les habitants des campagnes restèrent longtemps fidèles […] ».
215
D’après le classement des meilleures ventes d’albums réalisé par l’IFOP
pour le Syndicat national de l’édition phonographique.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Le terme paganisme fait donc référence à l’ensemble des cultes polythéistes préchrétiens. Il a été désigné par rapport au christianisme
qui a repris des termes et surtout des fêtes païennes comme les feux de
la Saint-Jean, la Toussaint ou Noël. En effet, lors de son implantation
en Europe, l’Église a dû composer avec les religions natives pour
s’imposer. En élaborant un syncrétisme, elle a repris d’anciens lieux
de cultes païens pour construire ses cathédrales. Ses anges et ses saints
rappellent ses fondements polythéistes.
Première constatation, la volonté antichrétienne de nombreux
jeunes se disant « païens » ne peut donc jamais s’arracher du christianisme. Il y a un rapport polémique entre christianisme et paganisme
qui est à la fois historique et étymologique. Par exemple, Boris nous
disait à ce propos :
Je ne crois pas que l’on puisse concevoir le terme paganisme autrement que par une opposition au christianisme car ce serait l'aliéner. Boris.
Comment maintenant différencier le paganisme du néopaganisme
qui compte d’innombrables ramifications : celtisme, odinisme et
même judéo-paganisme ou pagano-bouddhisme… ? Cet ensemble de
cultes se diffuse beaucoup en Europe, à tel point que certains pays
comme l’Islande ont reconnu leur culte local comme religion officielle.
Pour clarifier la lecture, il faut établir une dichotomie fondamentale. Tout comme il faut distinguer satanisme et imaginaire satanique
(Walzer, 2009), il faut distinguer néopaganisme et imaginaire païen.
Le néopaganisme est religieux tandis que l’imaginaire païen est culturel. D’un côté, se trouve la religion néopaïenne avec ses rituels et, de
l’autre, l’imaginaire païen de type culturel qui alimente le cinéma, la
peinture, les BD et les musiques [264] metal/gothic. La justification
de cette dichotomie réside dans le fait que d’une manière générale, les
« isme » comme néopaganisme, satanisme, catholicisme renvoient à
ce qui est organisé, implanté, de l’ordre de la doctrine. À l’opposé, la
notion d’imaginaire se veut culturelle, c’est un « musée d’images »,
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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un « jardin » dans lequel on vient cueillir des références (Durand,
1993).
Les « néopaïens religieux » (néodruides, odinistes, hellénistes…)
diffèrent des « païens culturels » par leurs rituels, leur lignée croyante
et leur politisation. Les deux se critiquent mutuellement. Par exemple,
les religieux se moquent des culturels en leur reprochant de dénaturer
le culte en le mélangeant à une « soupe » New Age « commerciale ».
En nous inspirant des travaux des sociologues des religions J.P. Willaime et D. Hervieu-Léger, on peut établir que :
Le néopaganisme regroupe
un ensemble de religions (odinisme, néodruidisme…) qui mobilisent chacune une activité
symbolique traditionnelle fondée par un maître en religion et
exercée lors des rassemblements
cultuels.
Le néopaïen est une personne
qui mobilise une activité symbolique recomposée sur la base de
cultes préchrétiens et qui a adhéré à un groupement se déclarant
héritier de ces cultes antiques.
Après avoir vu le cas religieux, examinons maintenant le cas culturel en étudiant le profil d’un métalleux.
3. Armand, païen et ingénieur high tech
L’imaginaire païen et notamment celte est très populaire en
France : il suffit d’observer le taux de fréquentation de la forêt de
Brocéliande et la popularité de ses mythes (le Graal, les chevaliers de
la Table Ronde…). Le metal païen est un genre musical en pleine expansion. Il est divisé notamment en metal celtique et metal viking tout
comme il y a un rock celtique et un rock viking. Il veut renouveler les
traditionnelles musiques folkloriques notamment présentes en Bretagne avec le Festival Interceltique de Lorient. Cependant, au contraire de cette musique folklorique matriarcale et lumineuse, il glorifie
une nature patriarcale et ténébreuse.
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Musicalement, ce metal celtique ajoute à ses instruments amplifiés : guitare, basse, batterie des instruments ancestraux : flûtes, binious, vielles, bombardes, cornemuses… Cette originalité va de pair
avec un concept [265] régionaliste. Ainsi, on chante dans le patois de
sa région. Par exemple, un groupe de Provence, Mordicator, était fier
de chanter en provençal en déclarant jouer du « true black metal provençal ». Mais à la différence des néopaïens, ces métalleux sont en
grande majorité apolitiques.
Par ailleurs, ils aiment la littérature et l’écriture. Boris a écrit, par
exemple, un roman structurellement très proche du Seigneur des Anneaux de Tolkien. Il pratique la poésie également. Après plusieurs tentatives, il a obtenu le CAPES d’histoire-géographie. L’histoire est très
précieuse à ses yeux, et plus encore, l’histoire romaine dont il se sent
directement issu puisqu’il se dit : « païen romain ».
Nous avons aussi rencontré Armand, un métalleux qui, à force de
lectures, a acquis une connaissance pointue de la mythologie celtique
comme en témoigne sa bibliothèque fortement garnie. Il a créé son
propre imaginaire celtique en écrivant une nouvelle. Elle forme le
concept du premier album de son groupe de musique.
Les Chroniques de Naerg, notre premier album, raconte une histoire
que j'ai complètement inventée. Chaque morceau de l'album met en musique un chapitre de l'histoire et les personnages sont matérialisés par des
chants différents. Tout est basé sur ma nouvelle que j'ai écrite à 17 ans. J'ai
inventé une langue : le keltain comme Tolkien et sa langue elfique. Les
symboles sont l'amour transgressif et le destin du païen. En tant que celte,
je suis complètement fataliste. Armand.
Il a mélangé la mythologie celtique aux écrits de Tolkien et à sa
propre vision de l’héroïsme païen. Sa nouvelle est émaillée de parricides et fratricides. En la lisant, on note clairement des éléments
phares : le sang, l’histoire d’amour impossible, la trahison, la malédiction du brave guerrier.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Mes principales sources d'inspiration viennent des cycles irlandais qui
sont avec les récits des bardes gallois, les seules sources à peu près directes dont nous disposons sur la mythologie celtique. Armand.
Le concept du deuxième album de son groupe est centré autour du
Sid. Le Sid signifie l’Autre Monde, l’espace souterrain. Car le monde
des Celtes est double : à la surface de la terre vivent les hommes ;
sous la terre, les dieux ou des esprits qui interviennent parfois dans
leurs affaires. La mythologie celtique ne peut concevoir le monde des
hommes sans l’idée d’un ailleurs où vivent des dieux, des esprits et
des fées. Pour ces jeunes, cette vision cyclique est à l’opposé d’une
vision progressiste moderne et de l’eschatologie chrétienne (dualité
terre/paradis, Paraclet…). Chez eux, les mythes païens ont fusionné
avec leurs goûts artistiques.
Ce qui m'a plu tout de suite dans le metal, c’est son imaginaire. Le
premier album de Burzum (un groupe norvégien) m'a procuré des sensations très spéciales. Quand je [266] l'écoutais dans le noir, j'avais la vision
d’un mec que l’on poursuivait dans une forêt et qui s'enfuyait désespérément. Cela peut paraître étrange mais des potes m'ont dit avoir eu la même
sensation ! Aussi, il m'est arrivé de faire une expérience extra-corporelle
un jour lorsque j'écoutais un album de metal alors qu'un orage sévissait
dehors !
L'imagination est fondamentale chez moi… les plus grands trips que tu
puisses faire, c'est dans ta tête ! Il est vrai que l'imaginaire que tu te crées,
influe beaucoup dans ta vie quotidienne, tu crées ton propre système de
valeurs, le mien est assez bestial instinctif. Armand.
La littérature et les jeux de rôles ont créé chez cet ingénieur parisien, une faculté imaginative étonnante. Elle lui a permis de se forger
son propre monde celtique qu’il tente de rendre plus réel.
En ce qui concerne mes références littéraires, il y en a beaucoup. Les
ouvrages traitant du monde celtique me plaisent beaucoup. J'ai lu les bouquins de Jean Markale. Le Silmarillion de Tolkien m'a aussi beaucoup
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
306
marqué car c'est pour moi une réécriture de la Bible. J'admire chez Tolkien
les superbes descriptions du Mordor [le royaume des ténèbres, N.D.A.].
Armand.
Le paganisme de cette jeunesse se traduit aussi parfois par des participations à des associations culturelles. En parallèle à son groupe,
Armand a fondé La Compagnie de la Branche Rouge, une association
dont le but est de propager les thèmes païens lors de diverses manifestations grandeur nature. Il a un goût prononcé pour les fêtes historiques bien arrosées au sein de son association. Il ne cache pas son
goût immodéré pour la bière.
À Provins, on était tous habillés de côtes de mailles avec des épées. On
a vécu trois jours exactement comme aux temps païens : tentes traditionnelles, repas autour d'un four recréé pour l'occasion… Puis surtout, nous
avons recréé les combats de l'époque. Nous étions en cotte de mailles et
nous battions le fer, de beaux combats d'épées comme les guerriers
d’antan ! Armand.
Comment sa passion pour les Celtes se reflète t-elle alors dans le
monde d’aujourd’hui ? En premier lieu, il s’affirme clairement en décalage avec la société actuelle…
Je ne me reconnais pas dans cette société, j'ai même une vraie haine
vis-à-vis d'elle. Dans la société actuelle, tout s'uniformise…et l'uniformité,
c'est la mort. Armand.
… alors qu’il est particulièrement bien intégré dans notre monde
de technologies…
… d'un autre côté, je bosse dans un domaine très pointu de l'informatique et j'ai une formation complètement scientifique. De plus, je suis fan
de cyber punk. C'est vrai que cela paraît antagoniste mais j'aime cette contradiction qui me fait vivre ! Armand.
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307
[267]
Il travaille en tant qu’ingénieur informatique dans le cryptage des
cartes de crédit. La dialogie archaïsme/technologie est récurrente chez
beaucoup de ces jeunes. Ils désapprouvent la vision évolutionniste et
progressiste de la société actuelle. Ils n’acceptent pas les clichés de
« barbares » qui collent à la peau des Celtes et des Vikings.
Le monde celtique était bien moins injuste que le nôtre. Quand une tribu était attaquée, elle pouvait lever des troupes pour se venger. Aujourd'hui, comment veux-tu te défendre quand on t'envoie une bombe atomique sur la gueule ?? C'est complètement injuste et désincarné. Certains
parlent d'évolution jusqu'à nos jours, c'est l'inverse qui s'est produit. Armand.
Ce terme de « barbares » est précisément interpellant dans ce contexte. Nous allons voir pourquoi.
4. Le retour des « barbares ».
Description ethnographique d’un festival musical
Ce qu’Armand nous signifie à l’échelle individuelle, nous l’avons
constaté à l’échelle tribale. En effet, tous les ans en France, se déroule
un festival de musique metal et gothic, le Hellfest. Lors de la troisième édition (20, 21, 22 juin 2005), nous assistions à un retour des
barbares antiques.
21/06/05 : Il est 01 h 30, la deuxième journée du festival se termine
et les métalleux rentrent au campement retrouver leurs tentes. Eux qui
ne dorment que très peu lors des festivals, manifestent leur joie d’être
ensemble par toutes sortes de cris gutturaux qu’ils modulent à loisir
du plus grave au plus aigu : grognements, sifflements, huchements et
autres rots. Cette seconde nuit fut l’occasion de quelques manifestations « barbares ».
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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En effet, à un moment donné, une centaine de jeunes prirent plaisir
à éventrer des caddies de supermarché. Tour à tour, ils soulevaient un
caddie pour l’envoyer valser sur un autre avec le plus de force possible. Plus tard, après avoir pris une douche vers 2 h du matin, nous
vîmes tout à coup que les sanitaires furent accaparés par quelques
jeunes alcoolisés. Manifestement agacés par le disfonctionnement de
plusieurs sanitaires, ils commencèrent à taper sur les lavabos, donnèrent des coups de pieds dans les portes des WC, cassèrent les robinets.
C’est alors qu’une canalisation céda sous les coups et commença à
inonder le campement. Alors que quelques uns continuaient à passer
leurs nerfs sur les préfabriqués des sanitaires, certains entreprirent de
réparer la canalisation. Après quelques heures de tergiversations, l’eau
fut finalement rejetée derrière le campement sur un cheminement bricolé sommairement pour durer jusqu’au matin.
[268]
Ces défouloirs étaient pourtant inoffensifs, il n’y eut aucune bagarre ou atteinte physique car régnait ce soir là une ambiance « tragique » dans le sens antique du terme : acceptation ici et maintenant
du bien comme du mal, de la pulsion de vie comme de la pulsion de
mort (en décalage avec la vision optimiste ou pessimiste de
l’existence). Le campement, dans toute son étendue, ressemblait véritablement à une simulation apocalyptique le tout baignant dans une
atmosphère très festive. Les hurlements gutturaux et rageurs auxquels
répondaient d’autres hurlements criards et autres huchements intempestifs formaient quelque chose de finalement tout à fait postmoderne
(dans le sens donné à ce terme par le sociologue Michel Maffesoli :
synergie entre l’archaïsme et le développement technologique. On
peut imaginer le choc d’un profane parachuté au beau milieu de cette
veillée païenne devant tant d’animalités.
Y a-t-il là quelque chose de comparable avec les mœurs antiques et
la musique des Celtes par exemple ? Les historiens nous disent que
ces derniers utilisaient de hautes et bruyantes trompes de chasse, appelées carnyx. Elles servaient d’armes de guerre. Ils ne voulaient pas
créer de la musique mélodieuse mais « effrayer l’ennemi en lui glaçant le sang par le vacarme assourdissant engendré » (Plazy, 2001, p.
74). Mais on sait aussi que chez les Grecs également, la musique pouvait être rageuse lors des célébrations religieuses des cultes de Cybèle
ou de Dionysos (Poizat, 1998, p. 192-193).
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Or, la principale caractéristique du metal est bien son fort volume
sonore et sa « puissance » musicale. Le but serait-il le même que celui
des instruments bruyants des ancêtres païens : annihiler l’adversaire
qui serait ici les mass media et le christianisme normatif ? Les carnyx
seraient l’équivalent de l’alliance guitare/basse/batterie/hurlements du
metal. Tout comme les instruments du metal, ils crient la puissance de
leurs détenteurs face à l’ennemi. Les Celtes étaient en lutte perpétuelle
contre l’envahisseur : les tribus adverses. Nos jeunes païens qui revendiquent être leurs descendants, veulent à leur tour crier leur puissance face à une société de masse qu’ils rejettent. En défendant le
mode de vie païen, ils critiquent le mode dominant et la religion dominante. Pour eux, le christianisme est uniformisant puisque, par définition, il se veut universaliste et prosélyte.
Ils apparaissent alors comme des « barbares » si l’on prend ce
terme dans son étymologie originelle. Du latin barbarus pris au grec
barbaros (« étranger »). Barbaros était un mot utilisé par les Grecs
pour désigner d'autres peuples n'appartenant pas à leur civilisation et
dont ils ne comprenaient pas la langue. Il s’agissait d’une onomatopée
censée imiter ce que les [269] Grecs entendaient des langues étrangères : « bar…bar… » (Le Petit Robert, 2001). Le terme n'avait aucune connotation péjorative jusqu’au Moyen Âge où il désigna ensuite
les personnes inhumaines et amorales. L’opinion publique a, en général, une vision plutôt négative du metal car son volume sonore et son
exubérance rebutent d’un premier abord : ses cris et hurlements raisonnent précisément comme des « bar…bar » car ils sont tout aussi
incompréhensibles qu’au temps des Grecs.
Conclusion. Une jeunesse « poly(a)théiste »
Ce qualificatif de « barbares » qu’utilisent beaucoup de non-initiés
pour qualifier ces jeunes est donc heuristique. En effet, leurs comportements procèdent d’un archaïsme tribal, ils expriment l’animalité qui
les structure et sur laquelle ils se construisent.
Pour eux qui sont âgés entre douze et trente ans, l’expérience tribale prime sur l’aspect fonctionnel des objets consommés. Devant la
fin des idéologies englobantes, ils puisent leurs codes dans un passé
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mythique. Ils fuient la réalité occidentale grâce au Seigneur des Anneaux, à Harry Potter, aux concerts. À l’image des grands espaces
vierges qu’ils se figurent parfois dans leurs songes, ils rêvent d’une
époque païenne où la Nature ne serait pas aliénée par la volonté de
l’homme de la maîtriser.
Ces croyances bénéficient de la déchristianisation progressive de la
jeunesse. Dans l’océan des « religiosités à la carte », les jeunes piochent la thématique correspondant à leur besoin du moment. Leur
imaginaire païen marque leur refus de la dualité dogmatique de naguère pour se tourner vers un pluralisme culturel. Nous sommes passés d’un christianisme de contention, imposé à une pluralité de petits
dieux païens.
Si ces jeunes semblent s’opposer à l’autorité parentale, beaucoup
restent païens même après avoir fondé leur famille. Reflets d’une culture de masse que pourtant ils rejettent, leurs emprunts aux mythologies sont parfois pointus mais aussi souvent bricolés. Tout comme le
philosophe Michel Onfray, ils ont tendance à « substantialiser » les
Évangiles alors que la majorité des chrétiens du XXIe siècle
n’interprètent plus littéralement la Bible.
Le christianisme reste donc la toile de fond. En effet, le chercheur
s’aperçoit que cet imaginaire est toujours réinvesti par des codes chrétiens. Un exemple de ce paradoxe nous est fourni dans Le Seigneur
des Anneaux. De nombreux jeunes s’identifient à Frodon sans imaginer qu’il est le héros d’une épopée christique et que Tolkien était un
fervent catholique [270] (Fernandez, 2002). Cet exemple, parmi
d’autres, nous en apprend beaucoup sur la façon dont ce monothéisme
a façonné les mentalités de cette jeunesse pour aboutir à un « postchristianisme ». On pourrait même parler de « poly(a)théisme » : ces
jeunes revendiquent plusieurs valeurs, plusieurs dieux alors qu’ils se
déclarent pourtant athées par ailleurs. Ils se construisent sur ce paradoxe, ils sont ce paradoxe.
Au final, les reproches sous forme d’attrait/rejet qu’ils adressent au
christianisme se retrouvent parmi un public beaucoup plus large aujourd’hui : on refuse la hiérarchisation et l’institutionnalisation de
cette religion tandis qu’on demeure toujours séduit par le sacré et
l’absolu qu’elle diffuse.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
311
Références bibliographiques
Durand, G., 1993, L’imaginaire. Essai sur les sciences et la philosophie de l’image, Paris, Éditions Hatier, coll. « Optiques Philosophie ».
Fernandez, I., 2002, Et si on parlait…du Seigneur des Anneaux,
Paris, Presses de la Renaissance.
Plazy, G., 2001, L’ABCDaire des Celtes, Paris, Flammarion.
Poizat, M., 1998, « Diabolus In Musica. La voix du Diable », in
Aguerre J.-C. (dir.), Colloque de Cerisy. Le Diable, Paris, Éditions
Dervy, coll. « Cahiers de l’Hermétisme », p. 191-203.
Walzer, N., 2009, Satan profane. Portrait d’une jeunesse enténébrée, Desclée de Brouwer.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
[271]
L’actualité d’un archaïsme.
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
Résumé
des contributions
Retour au sommaire
[272]
312
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
313
[273]
Jacqueline ANDOCHE, Université de La Réunion. [email protected]. La fabrication créole des saints : christianisme ou paganisme ? L'étude anthropologique des pratiques et
croyances religieuses dites « populaires » en terre réunionnaise permet
de mettre en valeur la multiplicité et la complexité des dévotions relatives aux « Saints » dans une île créole de l'océan Indien. Si certaines
de ces figures pieuses sont de pure invention locale, d'autres ont subi
les métamorphoses de l'exil pour apparaître sous des visages sensiblement différents de leurs originaux. Comment se sont faites ces modifications ? Que représentent les figures d'invention religieuse pour
les hommes et les femmes qui les ont créées ou ne cessent aujourd'hui
encore de les remanier ? Quelle place occupent-elles dans leur ferveur
au quotidien ? Quelles fonctions leur attribuent-ils ? Quels usages en
font-ils ? Mais aussi quel sens anthropologique trouver à ces conduites
et à ces inventions ? Sommes-nous là face à une forme renouvelée de
christianisme ou s'agit-il d'une modalité de retour au paganisme ?
Notre communication n'aura pas la prétention de répondre à ces questions. Nous tenterons plutôt de les susciter à partir de l'exposé d'un ou
de deux exemples portant sur la manière de fabriquer l'invisible dans
l'univers créole.
Valérie AUBOURG, Université de La Réunion, CRLHOI. [email protected]. Entre rupture et continuité : le Renouveau
charismatique à l’île de La Réunion Après trois siècles d'hégémonie
catholique, l'année 1966 marque le début de la pluralisation du paysage chrétien insulaire avec l'arrivée du pasteur pentecôtiste Aimé
Cizeron. Envoyé depuis la France métropolitaine par les assemblées
de Dieu, il fonde une œuvre prolifique : la « Mission Salut et Guérison » qui rassemble actuellement plus de 20 000 fidèles. Moins de dix
ans après l'implantation de celle que l'on désigne habituellement sous
l'unique terme de « Mission », le Renouveau charismatique est introduit à La Réunion. La naissance, au sein du catholicisme, de cette
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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mouvance considérée de par le monde comme la « second vague pentecôtiste », vient contrebalancer l'offre protestante en matière religieuse : elle s'adresse à son tour à des réunionnais issus des couches
sociales les plus modestes et son développement suit une courbe ascendante dans des proportions quasi similaires à celles de la dite Mission. D'autre part, ces deux formations religieuses apparaissent
comme une même réponse au mouvement de modernisation rapide de
la société insulaire et cette réponse, de manière contradictoire, se décline à la fois en termes de rupture et de continuité vis-à-vis de la religiosité populaire. En [274] effet, le Renouveau et la Mission prennent
largement appui sur le « système religieux créole » afin d'occasionner,
paradoxalement, un réel abandon de certaines croyances et pratiques
populaires. Bernard Boutter, qui a tout particulièrement étudié la situation des assemblées de Dieu à La Réunion, note qu'« il serait intéressant de chercher à savoir avec précision si le Renouveau charismatique facilite, au même titre que le Pentecôtisme évangélique, l'adaptation de ses fidèles au nouveau contexte « post-traditionnel » en étant à
l'origine de profondes ruptures par rapport aux appartenances antérieures », ou si ce Renouveau charismatique « reste uniquement dans
la continuité d'un univers traditionnel en désagrégation, sans exiger de
ruptures ? » Selon l'ethnologue, la réponse à ces questions nous permettrait de déterminer dans quelle mesure Renouveau charismatique
et pentecôtisme évangélique peuvent être associés « au sein du même
champ religieux, ou s'il existe, en ce qui concerne le degré de rupture
avec l'univers traditionnel, des différences fondamentales qui permettent de distinguer nettement l'un de l'autre ». Nous nous saisirons ici
de sa question, pour observer dans un premier temps comment le Renouveau, à l'instar de la Mission Salut et Guérison, permet à ses
membres de s'adapter aux changements traversant la société réunionnaise en les amenant à rompre avec les traditions, sans pour autant les
extraire du monde symbolique. Dans une seconde partie, nous verrons
comment le Renouveau, en se réinsérant dans la matrice proprement
catholique, ne peut être « associé purement et simplement » au pentecôtisme évangélique dans un champ religieux commun.
Delphine BURGUET, Centre d'études africaines, EHESS, Paris.
[email protected]. Le jeune guérisseur et la kalanoro,
une forme innovante du culte aux esprits de la nature à Madagas-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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car. Ziky est un jeune homme vivant dans une région rurale de l'Imerina (Hautes Terres centrales de Madagascar). Il est issu d'une famille
d'agriculteurs modestes. C'est une nuit du mois d'août 2001 qu'il entre
pour la première fois en contact avec un esprit de la nature kalanoro.
Contrairement aux récits merina et aux représentations populaires qui
inscrivent l'esprit kalanoro dans un monde végétal et sauvage, celui-ci
présente des aspects inédits : c'est un être qui se nomme Nika ou
sainte Nika, ressemblant à une jeune femme à la peau claire, douce et
calme, aimant la musique et les bonbons et préconisant la propreté.
Elle lui propose de collaborer afin de soigner les maux et les malheurs
des êtres humains. Dans le domaine du culte des esprits, Ziky, le jeune
guérisseur, révolutionne les conceptions magico-religieuses qui s'y
rattachent. Son histoire, liée à l'esprit kalanoro, met en évidence de
nouvelles pratiques qui viennent s'impliquer jusque dans son quotidien. Tout ici est différent des récits de vie déjà relatés par nos prédécesseurs. À tous les niveaux, nous rencontrons des éléments extérieurs
au culte des esprits qui n'ont pas été relevés chez les autres guérisseurs. La pratique de Ziky permet d'apprécier une forme innovante de
la croyance. Elle est « révolutionnée » à l'extrême, embrassant des
notions à la fois moderne, catholique et étrangère. Cette construction
syncrétique du culte des esprits amène une dynamique étonnante dans
le champ du religieux. Quant à celui de la santé, Ziky n'emprunte pas
non plus le chemin « classique » des guérisseurs : absence d'initiation,
absence de bénédiction, réduction des objets rituels traditionnels
(deux assiettes blanches seulement). Les gestes thérapeutiques enseignés par Nika, l'esprit kalanoro, relèvent également d'une production
originale.
[274]
Bernard CHAMPION, Université de La Réunion, CRLHOI. [email protected]. Remarques sur la perception de
l’hindouisme à La Réunion pour servir à une approche de la créolité. À partir de lectures et d'observations de terrain, la communication
souhaite poser la question du « discord » entre christianisme (officiel)
et hindouisme. Une missionnaire protestante ayant œuvré au Tamil
Nadu au début du XXe siècle (et dont un ouvrage servira d'introduction), Amy Wilson-Carmichael, identifie le sacrifice animal et le panthéon indien au Mal, la mort-résurrection du Christ scellant définiti-
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vement la mort des dieux païens. À La Réunion, le panthéon indien et
les rites importés du Tamil Nadu sont (ou ont été) identiquement
« diabolisés ». Si l'on prend la question côté indien et si l'on essaie de
comprendre l'autre incompréhension, savoir pourquoi le christianisme
ne répond pas au besoin de religiosité des engagés (leur conversion est
souvent superficielle, c'est un moyen d'intégration dans la société de
plantation : le baptême permet notamment de porter un prénom [275]
chrétien) deux raisons apparaissent d'emblée : - le christianisme ne
règle pas la question du lien aux défunts ; - le christianisme, exogène,
extérieur au milieu familial, est vécu comme une socialisation secondaire : « l'indien a sa religion qu'il a sucée avec le lait de sa mère »
notera un évêque. Cette problématique permettra de poser la question
de la position de l'Église par rapport au culte des ancêtres. On rappellera que la doctrine est fixée en l'espèce par Saint Augustin dans un
texte écrit vers 422, De cura pro mortuis geranda, qui règle les devoirs des chrétiens envers leurs morts. Dans la continuité des premiers
Pères de l'Église (« Nous tenons en égal mépris [despuimus] les
temples des dieux et les sépulcres des morts » écrira Tertullien ; « car
morts et dieux sont un » [dum mortui et dii unum sunt] et les dieux des
païens ne sont que des démons… (De Spectaculis, XIII), Augustin
argumente contre la conception qui fait de la sépulture la condition du
salut. Les chrétiens prient leurs défunts « en taisant leur nom », la
communauté des croyants se substituant à la parentèle (De cura, IV,
6). La « religion populaire » a des vues plus larges. L'observation des
rituels funéraires et des croyances associées aux défunts à La Réunion
permet de constater la permanence de représentations pré-chrétiennes.
Alors que « l'air du temps » est à l'œcuménisme, on peut se poser la
question de savoir si la limite à ces rapprochements de bonne volonté
n'est pas le fait de la théologie elle-même. Quand la « religion populaire » opère, de manière courante, des emprunts et des synthèses
(dans le panthéon, dans les matériaux utilisés dans les rituels, etc.), les
théologies ne seraient-elle pas le principal obstacle à l'œcuménisme
que prônent les théologiens ? Malgré les pétitions de bonne volonté,
les points de théologie, on le sait, ne sont pas « négociables ». C'est le
jugement récemment exprimé par Benoist XVI, en novembre 2008,
affirmant sa conviction que tout dialogue entre les religions « au sens
strict » est impossible, car il suppose de « mettre sa propre foi entre
parenthèses » (Le Monde du 16 janvier 2009). Avec cette ouverture de
la « religion populaire » comparée à la rigueur théologique, on remar-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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quera que les théologiens sont des spécialistes, généralement organisés en castes ou en classes sacerdotales, par opposition aux simples
fidèles à la religion vécue, et que leur fonction est caractéristique de
l'organisation verticale des sociétés stratifiées. Il existe d'ailleurs un
moyen terme, une réponse populaire à cette opposition frontale des
théologies (de surcroît à la logique de la créolisation). Les « nouveaux
syncrétismes » observables à La Réunion se caractérisent en effet par
une double émancipation : des rites ancestraux et des médiateurs institutionnels. [276] Continuateurs, à leur manière, de la réforme luthérienne qui sanctuarise la conscience en mettant fin à l'opposition entre
« spirituels » et « temporels », les mouvements pentecôtistes font du
corps habité le medium de l'Esprit. L'infortune et la maladie signant le
poids de l'ancestralité, la guérison apportée par la Mission Salut et
Guérison (par exemple) démontre l'efficacité de la démonologie pentecôtiste qui réduit le pandémonium traditionnel à un face à face entre
Satan et l'Esprit Saint. Ce type de communauté crée un espace de vie
qui permet d'échapper au traumatisme de la rupture généalogique et au
« brouillage » du métissage – et que la rationalisation de la croyance
« officielle » ne saurait combler.
Yannick FER GSRL, Paris. [email protected]. Peut-on
danser pour Dieu ? Le pentecôtisme polynésien entre rigorisme et
« réveil culturel ». Considérant le corps comme le siège des émotions
et de la « nature païenne » polynésienne, les missionnaires occidentaux de la London Missionary Society avaient au 19e siècle banni la
danse de l'espace religieux. Cette interdiction a été depuis maintenue
par l'église protestante historique, même si celle-ci a par ailleurs encouragé la constitution de groupes de danse paroissiaux, dans le sillage du renouveau culturel des années 1980. La présence de danses
polynésiennes, rythmées par le son du to'ere (tambour de bois traditionnel), lors d'un culte pentecôtiste de l'église du Plein Évangile, à
Tahiti, apparaît donc au premier abord comme un « retour » des traditions culturelles anciennes dans l'espace chrétien. Elle marque en fait,
avant tout, une rupture de la distinction sacré/profane et témoigne
d'une pratique virtuose qui se place « au-dessus » du sens commun des
convenances et puise son inspiration au-delà de la culture locale, auprès du protestantisme charismatique « troisième vague » des îles
Hawaii et des réseaux missionnaires internationaux. À l'église du
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Plein Évangile, c'est la hula hawaiienne que l'on danse et la liberté que
l'on s'accorde ainsi tranche surtout avec la retenue que s'imposent les
fidèles du pentecôtisme classique (les assemblées de Dieu de Polynésie française). Soucieux de se démarquer du protestantisme historique
et de son discours militant sur la culture ma'ohi (autochtone) ; revendiquant un « retour aux sources » des premiers temps du christianisme
polynésien, ces fidèles sont engagés dans une quête personnelle de
respectabilité incompatible avec un tel défi à la norme sociale. Cette
communication analysera donc les rapports que les différents courants
pentecôtistes de Polynésie française entretiennent avec le corps et les
émotions, à travers l'exemple de la danse. Elle montrera notamment
comment ceux-ci renvoient à la fois à des dynamiques propres au
[277] champ religieux local, à l'histoire du christianisme polynésien et
à des évolutions globales du protestantisme charismatique contemporain.
Emmanuel Jean FIDANZA, Université de La Réunion. [email protected]. Emilien Ropaul, spécialiste des relations
avec les ancêtres. Emilien est un thérapeute actif installé depuis plus
de 80 ans dans la ville du Port. Bien qu'évoluant dans les conditions
socio-économiques de la majorité des Réunionnais, il ne fait pas payer
ses patients s'ils n'ont pas d'argent et ne recherche pas la publicité. On
préfère le nommer « spécialiste des relations avec les ancêtres » plutôt
que « devineur » ou bien « guérisseur », mais c'est bien ce qu'il est. Il
accepte pour la première fois de révéler comment fonctionne une
technique qu'il utilise surtout dans les cas graves : le recours aux « calous », des « bons dieux » s'avérant être des pierres sacrées dont
l'usage fut vraisemblablement introduit dans l'île par les premiers engagés indiens. Emilien est au cœur d'un processus concernant beaucoup de Réunionnais : se reconnaître d'ancêtres de religions différentes. Il montre comment gérer ce phénomène en 2009. Il accepte
aussi que l'on photographie ses différents lieux sacrés dont le fonctionnement est expliqué ses visiteurs. La présentation mêle les meilleures paroles d'Emilien sur sa religion ordinaire en constante évolution. L'enquête s'élargit à propos des calous des grands temples de
plantation, sur « le bord d'mer » et dans d'autres temples « indiens »
familiaux (photographies à l'appui). Principalement axée sur les « ca-
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lous », la communication présente aussi les principales autres cordes
qu'Emilien possède à son arc thérapeutique.
Xavier GRAVEND-TIROLE, Faculté de théologie et de sciences
des religions de Lausanne. [email protected]. L'hindouisation
du catholicisme en Inde : transgression ou accomplissement ? Depuis plusieurs décennies déjà, et plus fortement à la suite du Concile
Vatican II (1962-65) certains groupes parmi les catholiques indiens –
pour ne parler que de ceux-ci – récusent l'européanité du christianisme. Celui-ci, dans sa forme culturelle actuelle, paraît trop étranger
aux Indiens. Alors que certaines figures, comme Duraiswami Simon
Amalorpavadass, ont tenté par différents moyens d'indianiser l'Église
catholique et ses fidèles, d'autres, comme Michaël Amaladoss, osent à
présent évoquer la question de l'hindouisation du christianisme, ou
tout au moins proposent de combiner spiritualité hindoue et spiritualité ignatienne comme le suggère Anthony de Mello. Ce travail se
donne donc pour but donc d'étudier les pensées, actions et trajectoires
de ces trois prêtres indiens comme illustrations d'un métissage [278]
(ou d'une créolisation, ces deux termes me paraissent fortement synonymes) qui s'amplifie nettement en Inde. Bien que leur statut social ne
les situe pas dans les couches populaires, c'est à celles-ci que ces
« guides spirituels » s'adressent – contrairement aux expériences précédentes d'un Jules Monchanin, par exemple, qui ne dialoguait
qu'avec les élites du Tamil Nadu. Ce faisant, ces trois leaders ont chacun rencontré des difficultés avec les autorités ecclésiales soit locales,
soit romaines. Plus nettement, il s'agira d'examiner comment les catégories d'inculturation ou d'indigénisation, encore porteuses d'une religiosité coloniale européenne, sont contestées et remplacées par de
l'interculturation et du métissage interreligieux. Comment ces nouvelles manières de croire et de vivre la religion se profilent-elles
alors ? Amalorpavadass propose aux futurs prêtres de devenir des yogi
chrétiens ; Amaladoss rappelle que l'interculturation passe aussi par
un souci des plus pauvres et non par un lifting cosmétique du liturgique – d'où la nécessité d'éviter l'hindouisation à partir du modèle
brahmanique (hégémonique envers les basses castes, parmi lesquelles
se retrouvent beaucoup de chrétiens) ; de Mello, par ses histoires, enseigne et communique selon les approches orientales, déboutant ainsi
le cérébral au profit de l'expérientiel. Que de nouvelles formes de
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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christianisme émergent en Inde, à la croisée d'un message chrétien
soutenu et authentique, mais modifié, adapté, repris selon les critères
et le contexte singulier du sous-continent indien, semble donc un fait
incontestable : l'enjeu est d'en évaluer les répercussions, négatives
pour certains, positives pour plusieurs, et de comprendre comment
l'avenir de l'Inde passe aussi par cette réappropriation.
Benjamin LAGARDE, IDEMEC. [email protected]. Maloya
et religions populaires : un nouveau syncrétisme. De nombreux penseurs considèrent que les productions esthétiques et les pratiques religieuses procèdent d'une essence commune. Plus particulièrement (encore que, semble-t-il, observable tout autour de nous et presque à
chaque instant) l'on ne peut qu'être frappé de la régularité avec laquelle le fait musical entre en coalition avec le fait religieux. Nous
voudrions ici questionner ces catégories à travers plusieurs des liens,
au demeurant fort nombreux et complexes, qu'elles nouent aujourd'hui
parmi une partie des habitants de La Réunion. À partir d'enquêtes ethnographiques, nous analyserons les dynamiques propres aux cérémonies offertes aux ancêtres afro-malgaches par leurs descendants réunionnais en portant une attention soutenue au maloya, genre musical
insulaire majeur, qui les accompagne. Si l'étude des phases rituelles
renseigne immanquablement sur les différents [279] répertoires du
maloya qu'elles sollicitent, l'analyse musicale peut, à son tour, éclairer
les changements actuels qui caractérisent ces deux grandes tendances
cultuelles que sont les sèrvis kabaré et les sèrvis malgas. En les replaçant à la fois dans leur contexte social et dans le processus syncrétique
qui a conduit à la précipitation des formes religieuses actuelles – que
celles-ci relèvent de la « religion populaire » insulaire autant que
d'une spécificité créolisée de la matrice afro-malgache – il devient
possible de penser ce qui a pu, et peut encore, se transmettre des
cultes jusqu'au maloya avant de se demander ce qui, dans les cultes et
dans la relation au sacré, peut tirer son origine de la prolifique scène
du maloya. Le fait que cette dernière soit considérablement poreuse à
l'influence des « musiques populaires de diffusion commerciale », notamment originaires des Amériques noires, conduira enfin à envisager
de manière originale, les implications religieuses que plusieurs musiciens rencontrés, modulant ainsi leurs pratiques quotidiennes, rattachent au fait musical.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Yu-Sion LIVE, Université de La Réunion, CIRCI. [email protected]. Le servis zanset : de la quête de spécificité à l'universalité. À La Réunion, le servis zanset est une cérémonie
dédiée en hommage aux esprits des Ancêtres et de la Nature, pratiquée
par des Réunionnais Kaf (Cafres) identifiés comme des Afromalgaches. Le culte est une pratique réunionnaise dans laquelle des
éléments malgaches, africains, tamouls, voire musulmans et chrétiens
sont agrégés, et qui, au fil des années, sont sans cesse réinterprétés,
reformulés, reconstruits. Il est marqué par des séances de purification,
de sacrifices d'animaux, d'offrandes de nourriture, de transes de possession, et jalonné de danses et de chants rituels et profanes, etc. Il se
déroule en période de pleine lune, moment de plénitude ou de pureté,
et symbole de cohésion sociale. Son objet est de permettre à des
membres d'un clan familial de témoigner reconnaissance et gratitude à
leurs Ancêtres pour les vœux réalisés, et de recevoir leur protection.
Depuis près de deux décennies, le rituel connaît un renouveau qui se
traduit par une dynamique d'innovation continuelle, se prête à une
quête identitaire pour les Réunionnais se disant d'origine « malgache
ou africaine », et par conséquent, s'illustre dans un processus d'élaboration de la culture créole. Notre propos s'inscrit dans une démarche
ethnographique de l'itinéraire de certains officiants, pratiquants ou
néo-pratiquants qui retournent aux sources, à Madagascar, en quête de
savoirs ou de nouveaux savoirs, de spécificité ou d'authenticité dans la
pratique dont l'un des principaux objectifs est de l'enrichir, afin de se
différencier des autres cérémonies. Nous nous attarderons également
sur des [280] éléments de culte (objets, chants, substance matérielle…) identifiés proprement comme malgaches, africains ou réunionnais mais qui s'avèrent être universels.
André MARY, EHESS / CEIFR. [email protected]. Syncrétisme et anti-syncrétisme, les paradoxes de l'indigénisation des
pentecôtismes. Le succès des pentecôtismes, dans le Nord comme
dans les Suds, repose sur l'effet d'annonce d'une rupture radicale avec
les religions « populaires » héritées du passé ancestral ou du catholicisme colonial, stigmatisées comme expression d'un paganisme dont
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l'essence perverse est le syncrétisme, le mélange des genres. Mais
dans le même temps l'indigénisation de cette religion transnationale,
son appropriation par les divers peuples « autochtones », sa transformation en Afrique ou en Amérique du Sud, en une véritable religion
populaire, mise sur la reprise des catégories de la personne et des
schèmes de l'autre païen. En liant conversion et confession de la malédiction ancestrale, délivrance des corps souffrants et exorcisme des
mauvais esprits, réussite des entreprises, prospérité matérielle et mobilisation de la puissance du Sang de Jésus, le converti entre dans un
combat spirituel et un monde pragmatique de gestion des rapports de
force qui participent de ce qu'il dénonce. De manière globale, Harvey
Cox note que : « Les pentecôtistes réussissent à être hautement syncrétistes alors que leurs dirigeants prêchent contre le syncrétisme ».
Mais les pasteurs eux-mêmes ont l'art de s'approprier dangereusement
les schèmes de la sorcellerie et du fétichisme pour mieux les retourner
en quelque sorte sur eux-mêmes, et briser les liens de la malédiction,
obliger les esprits à se manifester, ce qui était déjà, sur le terrain africain, le secret des prophètes guérisseurs et des contre-sorciers. Chassez le syncrétisme, il revient toujours… et depuis la diabolisation des
sorciers opérée par l'œuvre de vernacularisation missionnaire, en passant par l'invention prophétique des christs noirs et des Jésus africains,
jusqu'aux pasteurs prophètes d'aujourd'hui, c'est cette même dialectique ou dialogique de la continuité et de la discontinuité des schèmes
symboliques qui fait la force du travail syncrétique.
Olivier M. MBODO, Université Laval au Québec. [email protected]. Les nouvelles formes de la religiosité
en Afrique subsaharienne : des pratiques inspirées par une éthique
du présent. Les nouvelles formes de la religiosité en cours en Afrique
subsaharienne ne cessent d'interpeller les chercheurs dans la communauté [281] africaniste. Quel sens donner aux nouvelles formes de la
religiosité en cours en Afrique ? Quelles conséquences ce phénomène
aurait-il sur l'orthodoxie religieuse en Afrique (pensons aux Églises
chrétiennes, à l'islam ; pensons également aux Églises africaines prophétiques et syncrétiques) ? Ce sont là quelques-unes des questions
que les nouvelles formes de la pratique religieuse en Afrique posent
depuis 1980. Nos premiers travaux sur le sujet (Mbodo, 2003) et la
lecture de travaux de chercheurs de renommée nous ont mené formu-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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ler l'hypothèse suivante : les formes actuelles de la religiosité en
Afrique invitent à découvrir des pratiques religieuses inspirées par une
éthique du présent, de l'ici et maintenant. Ainsi, le succès des formes
actuelles de la religiosité observée en Afrique s'explique par leur capacité réelle ou supposée à fournir des réponses aux problèmes vécus
au quotidien. André Mary observe que dans les formes de la religiosité africaines actuelles, « le souci de la guérison et de la maladie est au
cœur des itinéraires individuels et familiaux » (Mary, 2000 : 120).
Henri Maurier qui tente de rendre compte de l'existence d'une religion
« spontanée » en Afrique noire relève que « la pratique la plus commune de la religion, en Afrique, est très largement empreinte des soucis de la vie sur terre… » (Maurier, 1997 : 28). Ainsi, pour les populations africaines, dont la maladie et la misère sont le lot, une offre religieuse est d'autant plus intéressante qu'elle contribue ou prétend contribuer à résoudre les problèmes de la vie présente. Cette éthique du
présent, qu'elle ait pris ou non la forme de religions constituées, demeure présente au fond de cultures africaines. « Devant les vicissitudes de la vie et les épreuves de l'existence, note Sidbe Semporé, [en
Afrique], on attend de l'Évangile des remèdes efficaces aux maux du
destin et des solutions infaillibles aux problèmes du milieu » (Semporé, 1994 : 21). C'est ainsi qu'en Afrique, souligne Djénane Kareh Tager « [l]es religions traditionnelles […] ne s'offusquent pas de l'addition de dieux, ou de saints, au panthéon local… à condition que ces
derniers démontrent leur efficacité en participant à l'avancée du bonheur sur terre » (Kareh Tager, 1996 : 30).
Mampionona MIORA, Université de Toliara. [email protected]. Analogie entre le Christ et Olivier. Olivier est un esprit
qui se vit à travers son médium Rémi. Il fut un serviteur de Ratanibe,
un grand mpañazary sihanaka, une ethnie vivant autour du lac Alaotra
(Madagascar). Ne voulant pas se plier aux puissances coloniales, ce
mpañazary s'est retiré avec ses sujets vers le village mystérieux
d'Andrebabe qu'il voulait rendre invisible par les étrangers. Pour réaliser cette volonté, il devait accomplir un sacrifice humain. Il sacrifia
Olivier, un de ses serviteurs, en le transperçant avec une sagaie. Les
viscères de la victime furent extraits et enterrés sur le lieu de sacrifice
même, actuellement au village d'Andrebakely. L'endroit fut clôturé de
haies vives et devint un lieu de culte jusqu'à ce jour. En mars 2008,
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Olivier ou le « Roi de la sagaie » s'est adressé à nous en tant que
porte-parole des villageois d'Andrebabe. Chez Monsieur Rémi, son
médium, sur le mur du côté est, juste au-dessus de l'autel qui lui est
dédié, il a accroché une grande tapisserie représentant le Christ. Selon
lui, ce dernier est le Roi de tous les magiciens et il n'avait même pas
besoin de baguette magique ou de talisman pour accomplir un miracle. Une parole lui suffit pour agir sur la matière. Olivier fut sacrifié
pour sauver les villageois et le Christ pour sauver l'humanité. Il a aussi
affirmé qu'il veut ressembler au Christ qu'il considère comme son
idole et agir uniquement par la seule force de la parole. Mais il a admis qu'il a encore beaucoup à apprendre. Le village d'Andrebabe est
un haut-lieu de la croyance des Sihanaka, le seul village qu'aucun
étranger n'ait vu. Cependant, Olivier, sans pour autant se convertir au
christianisme, connaît l'histoire du Christ à laquelle il se réfère. Le
syncrétisme se manifeste ici sous deux aspects : les objets de culte
(tapisserie, la croix, statuette des saints chrétiens, etc.) et des idées
fondamentales de culte (citant le Christ dans l'invocation sacrée, accueillant les prédicateurs ambulants, etc). Comment a-t-on compris le
message chrétien ?
Lionel
OBADIA,
Université
Lyon II,
CREA.
[email protected]. La « religion populaire » : un concept
anthropologique ? La « religion populaire » n'appartient pas en
propre au répertoire conceptuel de l'anthropologie. Expression fondée
par l'histoire culturelle et les études folkloriques, elle a longtemps désigné des configurations religieuses caractérisées par la domination
d'un système religieux sur des formes moins institutionnalisées, socialement assujetties mais culturellement résistantes. [282] Les questions
de la généalogie, des contenus, formes, et modalités de fabrique sociopolitique de la religion populaire ont fait les beaux jours d'une sociologie religieuse qui en finalement a décrété le déclin face à l'avancée de la modernité (Lapointe) et l'a écarté de ses objets légitimes,
faute d'avancées théoriques majeures (malgré Isambert ou Lanternari).
Le chantier de la « religion populaire », pourtant jamais vraiment
abandonné, ressurgit en force à l'occasion d'une révision du paradigme
moderniste, sur le constat d'une reviviscence et surtout d'une politisation (d'inspiration nationaliste) de ces formes « illégitimes » de
croyances et de pratique, un phénomène consécutif de transformations
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
325
sociétales à l'Est comme à l'Ouest. Jusqu'à quel point, cependant,
l'insaisissable religion « populaire », équivalent fourre-tout de ses voisines « primitive », « rurale », « folklorique », dont la définition oscille entre misérabilisme et populisme, correspond-elle à ces religions
« de l'émotion » (Hervieu-Léger), « culturelle » (Derenmath), « civile » (Bellah), « invisible » (Luckman) ou « diffuse » (Bruce) supposées caractériser ce renouveau religieux de la seconde version de la
modernité ? Se présente-t-elle sous une morphologie « universelle »,
considérant la diversité des contextes et des acteurs (monothéistes et
polythéistes) dans lesquels s'observent des formes vaguement similaires ? Est-elle réellement « intégrative » et syncrétique, ou, au contraire englobante et uniformisante ? Ces questions impliquent un détour anthropologique (comparatif) susceptible de souligner quelques
traits saillants, mais aussi des écarts significatifs, de cette matrice socioreligieuse, effectivement commune à quantité de sociétés.
Frédérique
PAGANI,
Université
Paris
X.
Nanterre
[email protected]. « Les Sindhis sont un peu hindous et un peu musulmans » Le syncrétisme d'hindous en diaspora et ses processus de
transformation. Syncrétisme, éclectisme, hybridité, liminalité. Voici
quelques-uns des termes utilisés par les spécialistes de l'Asie du Sud
pour désigner les phénomènes de partage de sites religieux, de rituels
ainsi que de figures charismatiques entre hindous, musulmans, chrétiens, sikhs et jaïns. Je me propose de fournir des éléments de comparaison entre les phénomènes de syncrétisme observés dans cette région du monde et dans les sociétés créoles en centrant mon attention
sur les Sindhis hindous. Les Sindhis viennent du Sindh, une région de
l'actuel Pakistan qu'ils ont fui lors de sa création et de la partition
d'avec l'Inde. Ils se sont ensuite installés en Inde et se sont dispersés
dans de nombreux pays (Dubaï, Hong Kong, New York, Îles Canaries,
Nigeria, Canada, etc.). L'hindouisme sindhi s'est [283] longtemps caractérisé par son caractère syncrétique qui mêlait des références au
sikhisme et au soufisme et dans une certaine mesure, il semblerait que
le caractère éclectique perdure. En témoignent les sites Internet voués
à la promotion de l'identité sindhie qui font figurer côte à côte Guru
Nanak, le fondateur du sikhisme, des saints soufis et des saints hindous. L'éclectisme des références religieuses sindhies est perçu diversement au sein de la société indienne. Un interlocuteur non-Sindhi a
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
326
ainsi remarqué : « les Sindhis sont entre les hindous et les musulmans ». Par cette assertion, il voulait signifier le fait que les Sindhis
sont capables de transcender les tensions entre les deux principales
communautés religieuses en Inde. Cette identité floue suscite cependant le ressentiment ou à tout le moins la perplexité parmi les nonSindhis. Ainsi lors de mes différentes enquêtes, on m'a souvent demandé si les Sindhis étaient des sikhs, des musulmans ou des hindous.
Partant de l'exemple des Sindhis, je me propose de réfléchir aux questions suivantes : est-ce que toutes les sociétés ont une propension au
métissage et à l'hybridation religieuse égale à celle présente dans les
sociétés créoles ? Quelles sont les conditions pour qu'une religion
syncrétique apparaisse ou au contraire se « désyncrétise » ? De quelle
manière, les acteurs de ces pratiques conçoivent-ils ces religions et
comment sont-ils perçus ?
Danielle PALMYRE, Institut Catholique de l'Ile Maurice. [email protected]. La gestion du mal dans la Religion populaire en
monde créole mauricien. Le Rapport de 1995 sur l'Étude des comportements religieux en monde populaire créole mauricien soutient que la
religion populaire créole est une religion pessimiste car elle n'accorde
pas une place prépondérante à la fête. La religion populaire (RP) est
couramment présentée comme une religion de cumul, une religion qui
ajoute des recours à sa panoplie déjà existante. Cependant, la notion
même de cumul doit être revisitée. Certes il y a cumul, ajout mais il y
a surtout réinterprétation et insertion des nouveaux recours à l'intérieur d'un système hospitalier et éminemment hiérarchisé. Quels pourraient être les principes organisateurs d'un tel processus ? Quelles sont
les traces de recomposition des religions ancestrales au contact du catholicisme colonial ou vice-versa ? Si la religion populaire ajoute en
réinterprétant et essaie de nouveaux recours, c'est qu'elle repose sur la
croyance qu'il existe une solution à tout mal. Malgré son pessimisme,
la religion populaire n'est pas une religion du désespoir. Elle fait
preuve d'inventivité et de créativité, elle ne s'avoue jamais vaincue,
elle refuse l'échec et de ce fait, on peut dire qu'elle est traversée [284]
par un courant d'optimisme et même d'espoir. Ce qui nous conduit
encore une fois à souligner l'ambivalence et la plasticité de la RP : elle
est une religion dont l'axe majeur en monde créole reste l'existence et
les manifestations du mal sous toutes ses formes, mais il n'en demeure
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
327
pas moins que l'arsenal de la RP vise à combattre ce mal en allant
chercher, là où elle pense le trouver, le recours qui ferait mouche. Le
réel alimente sans cesse cette vision car il surprend par des manifestations inédites de mal, mais il fournit aussi un arsenal de recours toujours renouvelable. Sa vision cyclique ne promet aucune issue mais
permet à ses pratiquants une certaine gestion du mal et de l'angoisse
qu'il suscite.
Phanélie PENELLE, Université Lyon II. [email protected]. Entre appartenance unique et curiosité religieuse, le cas de
Réunionnais catholiques d'ascendance yab. L'histoire passée et contemporaine de l'île de La Réunion est marquée par de nombreux processus migratoires qui mettent en présence des traits culturels et religieux aux origines variées. Cet élément fort de la constitution de la
population de l'île pousse nombre de chercheurs en sciences humaines
à mener la plupart de leurs études sous l'angle du pluralisme. L'observation de terrain ne laisse d'ailleurs aucun doute quant à l'existence de
combinaisons de croyances et pratiques qui permettent une approche
par les théories relatives aux syncrétismes. Pour autant, cette tendance
réunionnaise à la multiplicité ne signifie pas qu'il en soit toujours ainsi
et doit donc être nuancée. L'étude de cas ici retenue, et qui touche à
une famille dont les origines yab sont fortement marquées, nous
montre qu'un croyant peut tout autant se réclamer d'une appartenance
religieuse unique, en l'occurrence ici du catholicisme. Cette monocultualité semble trouver ses fondements dans les origines de la famille dans laquelle on peut l'observer. Elle en est même un marqueur
fort puisqu'elle contribue, tout comme d'autres éléments socioculturels, à fonder certaines affiliations, individuelles et collectives, en les
inscrivant dans une histoire commune à plusieurs individus issus d'une
même famille. L'affiliation religieuse est en quelque sorte généalogisée et devient ainsi un important facteur d'exclusion du groupe et, par
conséquent, d'affirmation d'une identité propre. Cette mono-cultualité
n'oblitère pas pour autant toute curiosité pour des manifestations cultuelles autres que catholiques. C'est alors avec un bref aperçu des
messes de Renouveau catholique et toujours à travers l'exemple de la
même famille, que l'on peut aborder le questionnement d'un concept
encore peu développé, celui de religion créole. Il ne sera pour l'instant
ni défini avec une très grande précision – ce qui supposerait l'interro-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
328
gation des [285] deux termes qui le composent – ni utilisé pour confirmer l'existence d'un syncrétisme. Son utilisation servira ici à mettre
en lumière l'existence de pratiques rituelles transversales à différentes
traditions religieuses.
Claude
PRUDHOMME,
Université
Lyon II.
[email protected]. Quand l'Histoire des religions populaires se
tourne vers l'Anthropologie. L'histoire des religions populaires a
longtemps semblé impossible faute de sources suffisantes. À partir des
années 1970 au contraire elle a commencé à susciter un intérêt croissant dont témoignent particulièrement les historiographies réunionnaise et malgache. Pourtant elle continue à soulever des questions difficiles. La première regarde l'identification des sources utilisables par
l'historien quand il entend introduire une approche anthropologique.
On sait l'importance centrale de la correspondance missionnaire, dont
l'exploitation reste très partielle, mais aussi la nécessité d'ouvrir l'enquête à d'autres sources. On s'interrogera sur les règles à suivre pour
exploiter correctement les données tirées des archives sans les confondre avec des enquêtes ethnologiques. La seconde concerne la possibilité d'une lecture de la documentation qui échappe à l'anachronisme. Peut-on lire aujourd'hui les témoignages recueillis sans être
excessivement influencé par l'observation du présent, sans recourir à
des analogies qui conduisent à des rapprochements hâtifs, sans voir
dans les situations anciennes la préfiguration ou l'équivalent de situations actuelles ? La troisième question rejoint les efforts des anthropologues pour interpréter les combinaisons individuelles et collectives
qui s'opèrent au carrefour de différentes traditions. L'historien puise
largement dans les concepts élaborés par l'anthropologie. Mais il expérimente aussi l'insuffisance des métaphores proposées (zébrage, bricolage, hybridation, métissage) comme les limites de concepts mis en
avant pour décrire les mécanismes à l'œuvre (malentendu productif,
conversation, recomposition identitaire). Il s'interroge enfin sur la pertinence des catégories retenues pour caractériser la restructuration des
croyances (syncrétisme, religion populaire) car elles risquent de diluer
les processus propres à chaque groupe socio-culturel, comme le montrent le cas de La Réunion, ou divers travaux récents consacrés à
d'autres configurations en Afrique, Asie et Océanie.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
329
Clément SAMBO, Université de Toliara, [email protected].
Les usages de la croix chrétienne à Madagascar, syncrétisme ou inculturation ? La croix chrétienne se retrouve dans la plupart des manifestations à caractère religieux et même au-delà. De l'Église à la
grotte des cultes traditionnels, de la maison au cimetière, de l'ornement en collier au tatouage, la croix est présente. Il s'agit surtout de la
croix protestante, une croix sans le Christ crucifié, une croix vide car
les protestants reprochent aux catholiques de fixer le Christ sur la
croix alors qu'Il est ressuscité. De tous ces usages, on se demande si
c'est un phénomène d'inculturation de la foi chrétienne ou du syncrétisme. Sous l'angle anthropologique, la communication analysera
chaque usage de la croix chrétienne en faisant un parallèle entre les
deux cultures : christianisme et culture malgache.
Nicolas WALZER, CEAQ, Paris V, Sorbonne [email protected]. La jeunesse païenne contre le
christianisme. Un bricolage religieux de France métropolitaine Fabien, 20 ans, est forgeron et habite dans une maison troglodyte près de
Tours. [286] Passionné de BD, du Seigneur des Anneaux, d'Harry Potter, de musiques metal/gothic et d'Internet, il se revendique païen. Patrick, 27 ans, est musicien et reconstitue le week-end le folklore païen.
Il enfile une cotte de mailles et croise le fer avec ses amis au sein de
son association dont le but est de propager le paganisme lors de manifestations grandeur nature. À 17 ans, il a écrit une nouvelle celtique
qui est devenue le concept de son groupe de musique. Paradoxalement, il est ingénieur high tech. En Europe, le néo-paganisme augmente jusqu'à devenir religion officielle en Islande. En France, il regroupe des milliers de jeunes entre 12 et 35 ans fascinés par « Mère
Nature ». Pour le quidam, ils sont « barbares ». Ce qualificatif péjoratif est heuristique car leurs comportements lors des concerts notamment (bousculades, rots, beuglements) relèvent d'un archaïsme tribal.
Un retour des Celtes et des Vikings ? L'attrait pour leurs mythologies
est parfois pointu mais très souvent bricolé. Cela s'explique en partie
par la déchristianisation progressive des jeunes en France. Pour eux, le
christianisme n'a plus de valeur religieuse, il est devenu un fond culturel. Ils rejettent la religion des parents au profit de la religion des ancêtres. Cependant, beaucoup restent païens même après avoir quitté le
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
330
domicile familial. Se disant antichrétiens, un inconscient chrétien les
anime pourtant. Ce paradoxe revient continuellement dans leurs passions : par exemple l'épopée de Frodon dans Le Seigneur des Anneaux
n'est-elle pas christique ? Leur bricolage pourrait s'interpréter comme
un « poly(a)théisme » : revendiquer plusieurs valeurs, plusieurs dieux
en se déclarant pourtant athée. Que nous apprend la comparaison entre
cette jeunesse très occidentalisée (un peu présente à La Réunion) et la
jeunesse créole ?
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
331
L’actualité d’un archaïsme.
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
TEXTES DU COLLOQUE
EN COMPLÉMENT DU LIVRE
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Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
332
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
COMPLÉMENTS
“Les usages de la croix chrétienne
à Madagascar,
syncrétisme ou inculturation ?”
Clément Sambo
Université de Toliara
[email protected]
Résumé
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La croix chrétienne se retrouve dans la plupart des manifestations à
caractère religieux et même au-delà. De l'Église à la grotte des cultes
traditionnels, de la maison au cimetière, de l'ornement en collier au
tatouage, la croix est présente. Il s'agit surtout de la croix protestante,
une croix sans le Christ crucifié, une croix vide car les protestants reprochent aux catholiques de fixer le Christ sur la croix alors qu'Il est
ressuscité. De tous ces usages, on se demande si c'est un phénomène
d'inculturation de la foi chrétienne ou du syncrétisme. Sous l'angle
anthropologique, la communication analysera chaque usage de la
croix chrétienne en faisant un parallèle entre les deux cultures : christianisme et culture malgache.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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Texte
La croix chrétienne se retrouve dans la plupart des manifestations à
caractères religieux et même au-delà. De l’Église à la grotte des cultes
traditionnels, de la maison au cimetière, de l’ornement en collier au
tatouage, la croix est présente. Il s’agit surtout de la croix protestante,
une croix sans le Christ crucifié, une croix vide car les protestants reprochent aux catholiques de fixer le Christ sur la croix alors qu’Il est
ressuscité.
Inculturation de la foi chrétienne ou syncrétisme ? Sous l’angle anthropologique, nous allons décrire et essayer d’analyser chaque usage
de la croix chrétienne en faisant un parallèle ou un rapprochement
entre les deux cultures : christianisme et culture malgache.
Actuellement, le christianisme est sans doute la religion de la majorité des Malgaches, toutes confessions confondues. Ces dernières
années, les sectes prolifèrent partout, jusque dans le fond des brousses
dont les plus actives sont les Fifohazana 216, les Témoins de Jéhovah
et le pentecôtisme 217. En ce qui concerne les Mouvements du réveil,
216
[Fifohazana. Manuscrits Museum] Papiers Decary. D. XXIII. 1. Sectes religieuses plus ou moins inspirées du christianisme. Copies dactylographiées
de pièces administratives et extraits de presse concernant la société des
« Mpianatra ny Tompo », les sectes rassemblées autour de la femme Ravelonjanahary, dite « la sainte d’Ambalavao », de Christine Razanabololona, et
de Régis Razafindrakoto, dit Razafy. Museum ms. 2995 dossier consulté et
en partie cité par : Rasolondraibe, Seth Andriamanalina, Étude sociohistorique de l’émergence du ministère de berger au sein de la Fédération
des Églises protestantes à Madagascar. DEA, Ecole Pratique des Hautes
Études, Sc. Religieuses, 2001. Dir. Jean-Paul Willaime, 130 p. [au DEFAP 7
444 Rasolondraibe voit dans le rapport très hostile de Compagnon un « résidu d’antiprotestantisme » (p. 109) il cite un autre DEA : Besseau, Françoise,
La réaction des missionnaires français face au Fifohazana de 1895 à 1930 à
Madagascar. DEA, Paris-7, 1991. 98 p. [au DEFAP T 359 ; aussi : JACQUIER-DUBOURDIEU, Lucile, « Soatanàna, Une nouvelle Jérusalem en pays
betsileo (Madagascar). Mise en espace d’un nouvel ordre politique et religieux », Géographie et cultures, 33, 2000, p. 89-112.
217 BOUTTER, Bernard, Le Pentecôtisme à l’île de La Réunion. Refuge de la
religiosité populaire ou vecteur de modernité ? Préface de Jean-Paul Willaime. Paris : L’Harmattan, 2002. 254 p., carte, bibl. (Coll. « Religion et
Sciences Humaines ») d’après sa thèse, 1999. cite Willaime sur « postmo-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
334
nous pouvons nous référer aux Papiers Decary, D. XXIII, et sur le
Pentecôtisme, l’ouvrage de Boutter, Bernard, Le Pentecôtisme à l’île
de La Réunion. Refuge de la religiosité populaire ou vecteur de modernité ? Cela favorise l’accroissement du nombre des chrétiens. En
plus des prédicateurs ambulants, les écoles privées confessionnelles
jouent un grand rôle dans la transmission de la foi chrétienne 218.
Koerner, Francis, nous fournit des détails sur les rôles joués par les
écoles privées dans Histoire de l’enseignement privé et officiel à Madagascar (1820-1995). Les implications religieuses et politiques dans
la formation d’un peuple. Parmi toutes ces confessions, le catholicisme est le plus tolérant envers la culture locale. Il a d’ailleurs une
tradition d’inculturation, c’est-à-dire une certaine adaptation ou « acclimatation » de la foi chrétienne à la culture de la population cible.
Déjà dès les premières vagues de mission vers la Chine, au XVIe
siècle, les missionnaires avaient essayé d’intégrer la foi chrétienne
dans la culture chinoise. Ce qui a provoqué, à cette époque la « Querelle des rites ». Voici ce que nous pouvons lire dans l’encyclopédie
électronique Encarta :
La Querelle des rites chinois débute au lendemain de la mort
(1610) du premier supérieur de la Mission de Chine, le père Matteo
Ricci, alors même que les méthodes missionnaires et les principes
d’évangélisation préconisés par Ricci (s’apparentant à ce que l’on
nomme aujourd’hui « inculturation », c’est-à-dire s’acclimatant au
contexte culturel [missions], linguistique et social de la Chine et prenant en compte les rites canoniques des Chinois) sont de plus en plus
fortement contestés. […] Il faut attendre le 8 décembre 1939 pour que
la Sacrée Congrégation (sous Pie XII) autorise à nouveau les chrétiens
de Chine à pratiquer les rites ancestraux (Instructio circa quasdam
Cæremonias et iuramentum super ritibus sinensibus, « Instruction sur
les cérémonies et rites chinois » 219.
derne » / « ultramoderne », Sociologie des religions, 1998, p. 104-113 (Que
sais-je ?).
218 KOERNER, Francis, Histoire de l’enseignement privé et officiel à Madagascar
(1820-1995). Les implications religieuses et politiques dans la formation
d’un peuple. L’Harmattan, 1999, 337 p., gloss., bibl.
219 Microsoft Encarta 2008. 1993-2007 Microsoft Corporation. Tous droits
réservés, article : « Inculturation ».
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
335
Depuis le concile Vatican II, l’Église catholique a même recommandé l’inculturation de la foi chrétienne en terre de prédication 220
particulièrement selon MARTIN Paul-Aimé, R.P. (Ouvrage publié
sous la direction du), Vatican II. Les seize documents conciliaires. Ce
qui a coïncidé à la période de décolonisation dans la plupart des nations africaines. À Madagascar, les auteurs malgaches, des religieux
pour la plupart, ont écrit sur l’inculturation un peu dans toute l’île.
Dans le Nord, nous pouvons consulter l’ouvrage du Père Jean-Marie
Aubert 221 dans sa thèse intitulée Inculturation de l’Église catholique
dans le nord de Madagascar, sur les Hauts Plateaux celui de Malanjaona Rakotomalala et autres 222 dans l’ouvrage intitulé Usages sociaux du religieux sur les Hautes Terres malgaches. Les ancêtres au
quotidien, et dans le Sud, le Père François Benolo a écrits plusieurs
articles sur l’inculturation 223 en particulier « La religion traditionnelle
dans le Sud », Aspect du Christianisme à Madagascar, 1995, p. 301320. Mais cette dernière ne va pas sans risque de dérapage car le fond
doctrinal du message évangélique est mal compris par certains qui
tendent vers le paganisme 224 selon Rusillon, Henry, Paganisme. Ob220
221
222
223
224
MARTIN Paul-Aimé, R.P., (Ouvrage publié sous la direction du.), Vatican
II. Les seize documents conciliaires. Texte intégral, 2e édition revue et corrigée, FIDES : Montréal & Paris, 1967, 671p, notamment p. 451-456.
AUBERT, Jean-Marie, Inculturation de l’Église catholique dans le nord de
Madagascar. Paris : 1984, 914 p. mult. (3 fasc.) (Thèse de 3e cycle en
Sciences des religions. Université de Paris-Sorbonne. Thèse de doctorat en
Science Théologique du 3e cycle. Institut catholique de Paris).
RAKOTOMALALA, Malanjaona, BLANCHY, Sophie, RAISON-JOURDE, Françoise, éd., Usages sociaux du religieux sur les Hautes Terres malgaches.
Les ancêtres au quotidien. Paris : L’Harmattan, 2001, 529 p., fig., pl. h.texte, index, bibl. (Titre de couverture : Madagascar : les Ancêtres au quotidien).
BENOLO, F., « La religion traditionnelle dans le Sud », Aspect du Christianisme à Madagascar, 1995, p. 301-320 ; du même auteur : « Evangélisation
des funérailles, base de l’inculturation à Madagascar », Aspects du Christianisme à Madagascar, 9 (3), 2001, p. 11-27 ; notamment La Foi d’un Gentil, ou l’inculturation nature. Antananarivo : Institut Supérieur de Philosophie et de Théologie de Madagascar, 1996. 116 p., bibl. (Collection ISTA,
4).
RUSILLON, Henry, Paganisme. Observations et notes documentaires. Par H.
Rusillon, missionnaire à Madagascar. Dessins de F. Grébert, missionnaire au
Gabon. Paris : Société des Missions Evangéliques, 1929. 114 p., 4 phot., 15
dessins ; plus tard : INDRIAMANESY, André, « Mission et religion tradition-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
336
servations et notes documentaires et sur le syncrétisme 225 dans la publication de Beaujard, Philippe, Blanchy, Sophie, et autres, éd. Les
dieux au service du peuple : Itinéraires religieux, médiations, syncrétisme à Madagascar.
Le syncrétisme malgache, comme partout ailleurs, se fonde sur la
religion traditionnelle 226 selon Ferrand, Gabriel, « Le dieu malgache », Revue d’histoire des religions, 1922 et même dans ses aspects avant l’introduction du christianisme 227 selon le Père Job Rajaobelina dans Sentiments religieux des Malgaches avant l’arrivée des
missionnaires chrétiens à Madagascar. D’après Allier, Raoul, Magie
et religion il revêt des tendances vers la magie 228. Nous allons décrire
225
226
227
228
nelle malgache », L’Ami du Clergé Malgache, 15(2), 1975, p. 33-50 ; aussi
du même auteur « Le paganisme dans la pensée des anciens missionnaires »,
L’Ami du Clergé Malgache, 15(3), 1975, p. 65-94 ; aussi du même auteur
Pour une Liturgie inculturée. Antananarivo : Institut Catholique de Madagascar, 1998, 140 p. (Collection ISTA, n°8, 1998.) contient notamment articles de TEHINDRAZANARIVELO, Emmanuel D., « L’Inculturation de la liturgie à Madagascar. Perspectives protestantes », p. 109-120, GIRAUDO, Cesare, « Le "Testament des Ancêtres". La valeur propédeutique permanente
de la religion traditionnelle africaine et malgache », p. 121-135.
BEAUJARD, Philippe, BLANCHY, Sophie, et autres, éd. Les dieux au service
du peuple : Itinéraires religieux, médiations, syncrétisme à Madagascar.
Ed. P. Beaujard, S. Blanchy, C. Radimilahy, J.-A. Rakotoarisoa. Paris : Karthala, 2006, 536 p. : fig., cartes ; cédérom.
FERRAND, Gabriel, « Le dieu malgache », Revue d’histoire des religions,
1922, p. 116-117 ; aussi : DUBOIS, le R. P. Henri Marie, « La Religion malgache », in : Madagascar… Cahiers Charles de Foucauld. Paris, 1950, p.
284-308.
RAJAOBELINA, le Père Job, Sentiments religieux des Malgaches avant
l’arrivée des missionnaires chrétiens à Madagascar. Avant-propos du R. P.
L. Derville. Fianarantsoa : Imprimerie de la Mission Catholique, 1950, 40
p., bibl. ; aussi : BELROSE-HUYGHUES, Vincent, « L’Histoire des religions
pré-islamiques et pré-chrétiennes à Madagascar. Introduction à une méthodologie », Tsiokantimo, 3, 1978 ; aussi du même auteur « Pour une approche
archéologique de la religion : le cas de Madagascar », Revue Française
d’Histoire d’Outre-Mer, 73, 1986, p. 46-55.
ALLIER, Raoul, Magie et religion. Nancy, Paris, Strasbourg : BergerLevrault, 1935, XV-470 p. [BN 8-R-41701 cité, sans référence, comme parlant du tromba malgache, par R. BASTIDE, « Psychiatrie sociale et ethnologie », in : Ethnologie générale, 1968, p. 1667 ; c’est passage sur appel des
esprits (d’apr. Rusillon), p. 124-125.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
337
ce syncrétisme à travers les usages de la croix qui dépasse le cadre
chrétien et même le champ religieux. En réalité, selon LUPO, Pietro,
dans son ouvrage intitulé Sampy et ody. Idoles et talismans dans
l’histoire de Madagascar, c’est une manière de « laïciser » et de « rationaliser » 229 le sacré ou une « domestication » 230 de la force divine.
C’est ce que nous décrit KI ZEBRO, G., dans son article intitulé « La
crise actuelle de la civilisation africaine », in Rencontres internationales de Bouaké : tradition et modernisme en Afrique Noire. On utilise la doctrine selon sa propre convenance 231. Cette idée est bien
analysée par Spindler, Marc dans un article intitulé « L’Usage de la
bible dans le discours politique malgache depuis l’indépendance,
1960-1990 », in : Histoire religieuse, histoire globale, histoire ouverte.
Mélanges offerts à Jacques Gadille. En général, on dit, « Ce n’est pas
contradictoire au christianisme car ce n’est pas pour tuer quelqu’un ».
Il existe deux grandes catégories d’usages de la croix chrétienne :
pour l’ornement et pour le sacré. Dans le premier cas, nous ne pouvons pas parler de syncrétisme car l’objectif n’inclut pas forcément le
sacré. C’est même une espèce de banalisation, à la limite de la profanation. Notre analyse portera surtout sur le deuxième cas dans lequel
la croix est utilisée à des fins aussi religieuses que dans le christianisme comme une assurance ou un renforcement de l’efficacité des
prières traditionnelles ou individuelles.
Quelques mots sur les usages de la croix pour l’ornementation : il
s’agit surtout des styles des jeunes, les rappeurs, le style « ghetto »,
cette « zone urbaine surpeuplée où une minorité ethnique ou culturelle
vit à l’écart du reste de la population » selon la définition commune de
ce mot. Nous pouvons observer des tatouages, des boucles d’oreilles
et des colliers où les pendentifs sont des croix chrétiennes. Généralement, ces ornements sont portés dans un accoutrement frappant. Le
229
LUPO, Pietro, Sampy et ody. Idoles et talismans dans l’histoire de Madagascar, Université de Tuléar, Juin 2001, 2vol, 102 + 245, p. 138.
230 KI ZEBRO, G., « La crise actuelle de la civilisation africaine », in Rencontres internationales de Bouaké : tradition et modernisme en Afrique
Noire, Paris, Seuil, 315 p., p. 121.
231 SPINDLER, Marc « L’Usage de la bible dans le discours politique malgache
depuis l’indépendance, 1960-1990 », in : Histoire religieuse, histoire globale, histoire ouverte. Mélanges offerts à Jacques Gadille. Paris :
Beauchesne, 1992, p. 199-220 [DEFAP : 17.303].
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
338
mécanisme est le même, un phénomène de génération qui veut imposer son style de vie comme l’argot. Nous citons ici notre propre ouvrage intitulé, Langages non conventionnels à Madagascar. Argot des
jeunes et proverbes gaillards :
C’est un peu aussi ce qui arrive à notre « langue des jeunes », ou
« langue des voyous ». Sans aucun doute, son origine porte la marque
d’une classe inférieure discriminée (et il suffira de suivre dans le dictionnaire l’itinéraire qui conduit de Jomaka à Zoam pour comprendre
cette discrimination, même si les termes d’esclavage et de racisme
recouvrent ici des réalités bien différentes de celles qu’ils désignent en
Amérique). Mais, en se développant, la « langue des voyous » en
vient à être employée par des gens dont on n’aurait pas cru qu’ils
puissent un jour la parler : les dignitaires de l’Etat, et ces faiseurs de
modes que sont les journalistes de radio et de télévision. De cette manière les usages argotiques se diffusent dans la langue commune, et
finissent par se glisser même dans le langage académique 232.
C’est une évolution qui n’est d’ailleurs nullement particulière à la
société malgache. G. Sandry et M. Carrère écrivent à propos de l’argot
français :
Ces richesses linguistiques sont d’abord l’apanage […] des hors la loi ;
puis, de ceux qui, de l’autre côté de la barricade, représentent l’ordre et
sont dans l’obligation de pénétrer leur langage ; des philologues ou des
traducteurs de romans noirs ; des gens du monde qui aiment s’encanailler
et des étrangers désireux de s’initier à la connaissance d’une langue entendue certain soir… 233
232
Clément Sambo, Langages non conventionnels à Madagascar. Argot des
jeunes et proverbes gaillards, INALCO-Karthala, 2001, 392 p., p. 30 ; aussi
du même auteur : « Les emprunts du malgache au français dans l’argot malgache », in Gudrun Ledegen (Sous la direction de.), Pratiques linguistiques
des jeunes en terrains plurilingues, L’Harmattan, 2007 (Acte de la 8e Table
Ronde du Moufia, avril 2005, Université de La Réunion), p. 211-234.
233 Sandry, G., et Carrère M., Dictionnaire de l'argot moderne. 11e édit., Paris :
Édition du Dauphin, 1980, p. 7-8.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
339
C’est ainsi que la classe des ouvriers a réussi à imposer les vêtements jean, lesquels étaient destinés aux prisonniers et aux esclaves
car ce tissu est résistant. Actuellement, les jeans sont même déchirés
et fripés volontairement avant la mise en vente. Il en est de même
pour la croix qui servaient à condamner les malfrats : elle devient une
mode portée par les « branchés ».
Mais là où nous pouvons parler de syncrétisme, c’est lorsque
l’usage de la croix se mêle à la religion traditionnelle. Le dimanche
des Rameaux, certains catholiques se rendent à la messe avec une
grande feuille de palmier pour être bénie. Ils la confectionnent sous
forme de croix. Arrivés à la maison, on l’accroche au coin nord-est de
la maison, un coin de prière dans la religion traditionnelle. C’est le
coin par où « descendent » et « sortent » les esprits lors de la séance
de possession. Lorsqu’il y a une personne qui a la fièvre, la mère de
famille casse un morceau de la croix de feuille de palmier et le jette
dans la tisane prévu pour la malade. L’effet souhaité est naturellement
la guérison, que la fièvre tombe.
Dans la maison d’une personne possédée, j’ai eu l’occasion de voir
une croix en bois rose qu’elle considère comme faisant partie des objets sacrés au même titre que les talismans et les fétiches. Avant la
séance, elle l’aligne parmi les talismans et les charmes. On m’a expliqué que parmi les esprits qui la possèdent, il y a un homme blanc, la
croix est le signe de sa religion. En effet, lorsque c’est l’esprit de
l’homme blanc qui est « descendu » là, le medium se saisit de la croix
et la tient pendant toute la durée de la présence de l’homme « aux
yeux transparents » 234.
Dans les villages miniers d’Ilakaky, sur la RN7 vers Tuléar, un
sorcier surnommé « Maître Nady » porte en collier un miroir fixé sur
une croix. Quand il officie, il lit le sort dans ce miroir qui n’aurait pas
d’effets sans la croix. Selon lui, la croix est à la fois support du symbolisme du miroir et représente toutes les forces étrangères, venues
d’au-delà des océans lesquelles s’associant aux forces autochtones
peuvent produire des miracles.
234
« Gara fanenty », termes pour signifier la couleur des yeux des hommes
blancs.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
340
Pour conclure, soulignons que les considérations de la croix, précisément de la croisée ne sont pas étrangères au Malgaches. Les quatre
bouts de la croix sont conçus comme étant les quatre points cardinaux
où résident les forces occultes dont celle du milieu en est la cinquième. Ces esprits des points cardinaux sont invoqués lors des
prières populaires. Mais la plus crainte est la force du milieu. C’est
pourquoi, on évite de s’asseoir au milieu de la maison car c’est le
point de rencontre de toutes les autres forces selon aussi Mircea
Eliade. C’est le cadavre qu’on place au milieu de la maison car les
forces du mal ou du bien n’ont plus de prise sur l’homme mort. Toujours dans les rites du croisement, pour exorciser le mal, les Malgaches jettent une pièce de monnaie à la croisée des chemins. Malheur
à celui qui ramasse cette pièce car le mal finira par le détruire. La
croix ne représente pas seulement le christianisme mais aussi toutes
les forces étrangères par rapports aux génies autochtones et Jésus était
aussi un possédé qui accomplissait des miracles. Elle symbolise le
point de rencontre de toutes les forces des quatre points cardinaux.
C’est pour cette raison que nous pouvons la voir sur l’autel des devins
malgaches pour renforcer l’efficacité des esprits autochtones.
Bibliographie complémentaire
Galibert, Nivoelisoa, « La pierre vierge de tout ciseau : Nicolas
Mayeur (1747-1813), voyageur interprète et les pratiques dévotionnelles malgaches », Communication au Colloque international « Récit
de voyage et religion », CRLV, Université Paris-IV et CRLH, Université de La Réunion, 21-23 mai 2001, 14 p.
Pour une Liturgie inculturée. Antananarivo : Institut Catholique de
Madagascar, 1998, 140 p. (Collection ISTA, n°8, 1998.) [contient notamment
articles
de
tehindrazanarivelo,
Emmanuel
D.,
« L’Inculturation de la liturgie à Madagascar. Perspectives protestantes », p. 109-120.
Prudhomme, Claude, Hübsch, Bruno, « Le Rôle des Malgaches
dans le déploiement de la mission catholique (1844-année[s] 1930) »,
in : Naître et grandir en Église : le rôle des autochtones dans la pre-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
341
mière inculturation du christianisme hors Europe. Lyon : Université
Jean Moulin, 1987, p. 43-63.
Raison, Françoise, « Ethnographie missionnaire et fait religieux au
XIXe siècle : le cas de Madagascar », Revue française de sociologie,
19, 1978. cité dans B. Plongeron, in Coulon, Brasseur, 1988.
Renel, Charles, Anciennes religions de Madagascar. Ancêtres et
Dieux. Tananarive : Pitot de la Beaujardière, 1923, 262 p., 21 pl. phot.
h.-t., cartes, tabl., annexes (Textes et Documents, p. 169-248), index.
(Paru aussi la même année comme livraison du Bull. Acad. Malg.,
nouv. série, 5, 1920-1921, p. 1-263).
Valette, Jean, Guide des sources de l’histoire religieuse antérieure
à 1896. Antananarivo : Archives de la République Malgache, 1962,
31 p.
Vig, Lars, Les Conceptions religieuses des anciens Malgaches.
Traduit de l’allemand par B. Hübsch. Tananarive, Imprimerie Catholique, 1977, 72 p. 1re édit. en norv. 1892, édit. allem. 1907, traduct. fr.
publiée d’abord dans A.C.M., 1973, 14, 4-5. édit. avec trad. malg. :
Les Conceptions religieuses des anciens Malgaches. Traduit de
l’allemand par B. Hübsch. Ny Fireham-pinoan’ny Ntaolo Malagasy.
Nadikan’Itompokolahy F. Rakotonaivo. Antananarivo : Éditions Ambozontany Analamahitsy, Paris : Karthala, 2001, 189 p., carte, phot.,
fig.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
342
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
COMPLÉMENTS
“Analogie entre le Christ
et Olivier.”
Mampionona Miora
Université de Toliara
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
Olivier est un esprit qui se vit à travers son médium Rémi. Il fut un
serviteur de Ratanibe, un grand mpañazary sihanaka, une ethnie vivant autour du lac Alaotra (Madagascar). Ne voulant pas se plier aux
puissances coloniales, ce mpañazary s'est retiré avec ses sujets vers le
village mystérieux d'Andrebabe qu'il voulait rendre invisible par les
étrangers. Pour réaliser cette volonté, il devait accomplir un sacrifice
humain. Il sacrifia Olivier, un de ses serviteurs, en le transperçant
avec une sagaie. Les viscères de la victime furent extraits et enterrés
sur le lieu de sacrifice même, actuellement au village d'Andrebakely.
L'endroit fut clôturé de haies vives et devint un lieu de culte jusqu'à ce
jour.
En mars 2008, Olivier ou le « Roi de la sagaie » s'est adressé à
nous en tant que porte-parole des villageois d'Andrebabe. Chez Monsieur Rémi, son médium, sur le mur du côté est, juste au-dessus de
l'autel qui lui est dédié, il a accroché une grande tapisserie représen-
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
343
tant le Christ. Selon lui, ce dernier est le Roi de tous les magiciens et
il n'avait même pas besoin de baguette magique ou de talisman pour
accomplir un miracle. Une parole lui suffit pour agir sur la matière.
Olivier fut sacrifié pour sauver les villageois et le Christ pour sauver
l'humanité. Il a aussi affirmé qu'il veut ressembler au Christ qu'il considère comme son idole et agir uniquement par la seule force de la parole. Mais il a admis qu'il a encore beaucoup à apprendre. Le village
d'Andrebabe est un haut-lieu de la croyance des Sihanaka, le seul village qu'aucun étranger n'ait vu. Cependant, Olivier, sans pour autant
se convertir au christianisme, connaît l'histoire du Christ à laquelle il
se réfère. Le syncrétisme se manifeste ici sous deux aspects : les objets de culte (tapisserie, la croix, statuette des saints chrétiens, etc.) et
des idées fondamentales de culte (citant le Christ dans l'invocation
sacrée, accueillant les prédicateurs ambulants, etc). Comment a-t-on
compris le message chrétien ? Texte :
Olivier est un esprit qui se manifeste à travers son médium Rémi.
Il fut un serviteur de Monsieur Ratanibe, un mpañazary sihanaka, une
ethnie vivant autour du lac Alaotra (Madagascar). Les mpañazary sont
des personnes possédant un don extraordinaire et qui exercent une
fascination collective. Ils ont pris une valeur totémique par le consensus du clan. La grande majorité sont des immigrés et très souvent, ils
se sont attribués une origine mythique (descendants d’une créature
fantastique) pour être craints et vénérés.
Ne voulant pas se plier aux puissances coloniales, Ratanibe s’est
retiré avec ses sujets vers le village mystérieux d’Andrebabe qu’il
voulait rendre invisible pour les étrangers. Pour réaliser cette volonté,
il devait accomplir un sacrifice humain. Ce fut alors qu’il sacrifia Olivier, un de ses serviteurs, en le transperçant avec une sagaie. Les viscères de la victime furent extraits et enterrés sur le lieu même de sacrifice, actuellement au village d’Andrebakely. L’endroit fut clôturé de
haies vives et devint un lieu de culte jusqu’à ce jour.
En mars 2008, Olivier ou le « roi de la lance » s’est adressé à nous
en tant que porte parole des villageois d’Andrebabe. Chez Rémi, son
médium, sur le mur du côté est, juste au dessus de l’autel qui lui est
dédié, il a accroché une grande tapisserie représentant le Christ. Selon
lui, ce dernier est le roi de tous les magiciens et il n’avait même pas
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
344
besoin de baguette magique ou de talisman pour accomplir un miracle. Une parole lui suffit pour agir sur la matière. Olivier fut sacrifié
pour sauver les villageois d’Andrebabe et le Christ pour sauver
l’humanité. Il a aussi affirmé qu’il veut ressembler au Christ qu’il
considère comme son idole et agir uniquement par la seule force de la
parole. Cependant, il a admis qu’il a encore beaucoup à apprendre.
Le village d’Andrebabe est le haut-lieu de la croyance sihanaka, le
seul village qu’aucun étranger n’ait vu. Cependant, Olivier, sans pour
autant se convertir au christianisme, connaît l’histoire du Christ à laquelle il se réfère. Le syncrétisme se manifeste ici sous deux aspects :
les objets de culte et les idées fondamentales de culte. Comment alors
le message chrétien fut-il reçu ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire avant tout, de
comprendre l’univers symbolique sihanaka pour comprendre le cas
d’Olivier, la façon dont il a saisit le christianisme.
L’univers symbolique
L’univers symbolique constitue la conception religieuse d’un
groupe. Il est toujours rattaché à l’histoire et à la géographie de
l’endroit dans lequel il vit parce que le milieu a une grande influence
sur la façon de penser. Aussi est-il jugé nécessaire de faire un aperçu
historique de cette région.
La dépression lacustre d’Alaotra a été longtemps le théâtre de plusieurs guerres ethniques engendrées par le flux de migrations. Selon
Jean Poirier, Jacques Dez et Marie-France Fernandez, il y a eu, tout
d’abord, la migration des proto-malgaches (Vazimba). Puis un groupe
venant de la côte orientale, entre Maroantsetra et Toamasina, s’est déplacé vers l’intérieure pour se disperser en petits royaumes. En suite,
il y a eu un groupe d’Antesaka 235 de Vangaindrano dirigé par
Raibenifananina 236. Après, une migration tsimihety et sakalava. En235
Jean Poirier, Jacques Dez, Les groupes ethniques de Madagascar. FLSH,
Antananarivo : Université d’Antananarivo, 1963, p. 32.
236 Marie-France Fernandez, « Contribution à l’étude du peuplement ancien du
lac Alaotra » Taloha N°3, Université de Madagascar: Musée d’art et
d’archéologie, 1970, p. 8.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
345
fin, il y a eu les Merina. Vers 1896, les colonisateurs ont commençé à
s’infiltrer dans la région de l’Alaotra. Mais respectant leur fameuse
devise « la bible avant les canons », les colons ont fait en sorte que le
christianisme se propage bien avant leur venue, vers 1869 d’après le
manuscrit du pasteur Randriamandanona Wagner qui retrace l’histoire
d’un village sihanaka 237.
Cette région a été très convoitée non seulement à cause des flux de
migrations qui favorisaient la traite des esclaves mais aussi, à cause
des zébus et du riz en abondance.
Il faut aussi noter que comme tous les autres Malgaches, les Sihanaka, bien avant l’avènement du christianisme, avaient déjà une
croyance traditionnelle. Cette croyance est résumée par l’invocation
sacrée ou « joro » qui est un rituel pratiqué avant chaque rite. Il consiste à invoquer deux groupes de forces cosmiques (célestes et telluriques) 238. Les forces célestes regroupent une divinité supérieure
comme le « créateur des pieds et des mains », les dieux de l’orage et
de la fertilité ainsi que les couples primordiaux (Soleil/Lune,
Ciel/Terre). Les forces telluriques sont représentées par la communauté des ancêtres, l’Oiseau-messager (Voronkobonkoboña), médiateurs
entre les hommes et les divinités. Il y a également les douze collines
sacrées et les cinq points cardinaux qui sont assimilés au « point de
jonction entre le ciel et la terre » et qui deviennent, par extension, un
« centre du monde ». Les génies du terroir (Tsiñy, ondines et Kalanoro) et les mpanazary constituent également les forces telluriques. Cette
invocation sacrée se manifeste aussi à travers la danse labyrinthique
d’ouverture des fêtes malgaches, « afindrafidrao » qui dénote la nostalgie des origines, le retour au centre, au commencement. La société
traditionnelle, jusqu’à ce jour, continue à invoquer ces mpañazary
dont les tombes se trouvent autour du lac Alaotra. D’une façon labyrinthique, les officiants les appellent un à un lors des invocations sacrées (joro), dans le sens contraire des aiguilles de l’horloge dont le
cadrant et le lac.
237
W. Randriamandanona, Rakitry ny ela. Tantaran’ny tanànan’Amboavory sy
ny fiangonany. Tapuscrit tiré à partir d’un manuscrit inédit, recueilli par C.
Sambo, Paris, 1989, p. 24.
238 Andriantody, Joro sihanaka (invocation sacrée), publié par C. Sambo, M.
Mampionona.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
346
Les Sihanaka n’ont jamais eu de roi à grande juridiction territoriale. Ils se sont alors, alliés aux mpañazary tsimihety 239 qui leur assuraient protection en constituant des petites organisations politiques
fragmentaires pour résister aux puissances coloniales. Malheureusement, les palladiums et les pouvoir extraordinaire de ces chefs rituels
n’agissent pas sur les étrangers parce qu’ils appartiennent à d’autres
cultures. Sur le plan symbolique, c’est justement cette barrière culturelle qui les protège et leur procure une immunité totale. C’est la raison pour laquelle certains Malgaches affirment que les amulettes et
talismans locaux (Fanafody gasy) n’ont pas d’effet et perdent leur efficacité suis generis sur les étrangers.
Tel est l’aperçu de l’univers symbolique de cette ethnie malgache.
À cause de cette croyance en une divinité supérieure et aux mpañazary, les missionnaires n’avaient aucun mal à vulgariser la religion
chrétienne parce que la population a su l’adapter à sa croyance traditionnelle. Ils ont compris le christianisme mais le problème est qu’ils
l’ont interprété autrement.
La compréhension du christianisme
et le phénomène de syncrétisme
L’évangélisation s’effectuait dans la paix contrairement à ce qui
s’était passé à Antananarivo au temps de la reine Ranavalona. La population adhérait au christianisme sans pour autant délaisser les coutumes ancestrales car en embrassant la foi des étrangers, ils pensent
qu’ils vont perdre leur identité malgache 240. Les missionnaires ont
fait leur devoir : enseigner la bible mais c’est la façon dont la bible a
été comprise qui a produit le syncrétisme. On assiste à une réinterprétation qui est une mésinterprétation productive permettant
239
Tsimihety : une des 18 ethnies de Madagascar situé au Nord, sur les plateaux de Tsaratanàna.
240 M. Laurent (Rp.), « L’apostolat auprès des non-chrétiens » in P. Lupo (dir.),
Ancêtres et Christ. Un sciècle d’évangélisation dans le sud-ouest de Madagascar. Fianarantsoa : Ambozontany, 1997, p. 174.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
347
l’appropriation de contenu culturel exogène dans les catégories de
pensée locale 241.
Le syncrétisme se manifeste sous deux aspects : l’analogie entre
les divinités et les objets de culte. Le dieu chrétien est vite assimilé à
cette divinité supérieure et créatrice Zanahary et le Christ n’est pas
considéré comme le fils de ce dieu mais comme un mpañazary vazaha, c'est-à-dire un mpañazary étranger. C’est justement le cas
d’Olivier. Il reçoit de temps en temps des évangélistes qui lui prêche
le christianisme mais il ignore le message chrétien qui raconte
l’histoire d’amour d’un dieu pour son peuple et que pour cette raison,
il a envoyé son fils unique chercher et sauver ceux qui étaient perdus.
Tout ce qui l’intéresse c’est juste le personnage de Jésus Christ, le faiseur de miracles qui a été sacrifié pour sauver l’humanité. Car lui aussi fut sacrifié par son maître Ratanibe pour l’amour de ses sujets. Olivier est un fan de Jésus comme un jeune face à son idole. Le Christ a
effectivement accompli des miracles comme changer l’eau en vin,
commander aux vents et à la mer. Il a aussi commandé au poisson de
lui apporter une pièce de monnaie, il a multiplié les cinq pains et les
deux poissons pour nourrir la foule, rendu la vue aux aveugles, rendu
la vie à ceux qui étaient déjà morts, purifié les lépreux puis monta aux
cieux. Mais les spécialistes de la Bible affirment que le but de ces miracles est de démonter l’existence de dieu afin de « confirmer la parole », soulager la misère de l’homme et montrer ce qu’est le cœur de
dieu dans ses compassions envers ses créatures tombées sous les conséquences de leurs pêchés 242.
Olivier s’identifie au Christ car il pense que comme ce dernier, les
mpañazary sont des hommes hors du commun. En effet, certains
étaient nés coiffés et possédaient un don de voyance. D’autres étaient
capables de marcher sur l’eau et traverser le lac Alaotra avec des
feuilles de nénuphar, lever une colonie de mouches pour attaquer des
241
S. Blanchy, « La vie comme un champ de forces : espaces et rites » in S.
Blanchy, J.A. Rakotoarisoa, P. Beaujard, C. Radimilahy (dir.), Les dieux au
service du peuple. Itinéraires religieux, méditations, syncrétisme à Madagascar. Paris : Karthala, 2006, p. 311.
242 M. Allovon, La puissance de Dieu et les miracles. Suisse : Bible et Traités
Chrétiens, 1991, p. 5.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
348
ennemies, ordonner aux sarcelles de ne pas voler, flotter dans les airs.
D’autres montaient au ciel, faisaient tomber la pluie, brisaient une
montagne rocheuse, rendaient invisible un village avec tous ses habitants…
Il faut aussi rappeler que le Christ avait douze apôtres, un chiffre
très symbolique. Curieusement, les mpañazary ont besoin de douze
serviteurs dont six femmes et six hommes non-orphelins pour agir. A
défaut, ces derniers sont représentés par six piastres d’argent (principe
féminin) et six perles en forme de bucrane (principe masculin).
Olivier a bricolé une des clés de la compréhension du christianisme
pour l’adapter à sa croyance qui est basée sur le culte de la nature, de
la terre mère. Et comme si cela ne suffisait pas, il sensibilise les
« chrétiens » qui viennent chez lui à persévérer dans leur foi car dit-il
« on ne joue pas avec la foi, Jésus existe » !
Ce bricolage se manifeste aussi par l’impressionnante tapisserie
qu’il a accrochée au mur, les statuettes et les icônes de saints qui arborent l’autel qui lui est dédié.
Les Malgaches avaient déjà une forme de religion bien avant la
venue du christianisme. Il leur était difficile d’abandonner la croyance
ancestrale pour se convertir entièrement au christianisme parce que ce
dernier appartient à une autre culture. Actuellement, la réalité est que,
ceux qui se disent « chrétiens » dédaignent les coutumes ancestrales
tout en ayant peur de leurs côtés obscurs 243. Ils continuent à consulter
les devins mais en cachette. Entre temps, ceux qui sont fidèles à la
tradition ancestrale comprennent le christianisme à travers la croyance
traditionnelle.
Les évangélistes ont besoin de l’acculturation pour propager leur
religion mais cela risque de déformer le message du christianisme et
provoquer une confusion dans la croyance traditionnelle qui est déjà
menacée par la mondialisation et la scolarisation. Cependant, le bricolage d’Olivier permet à certaines personnes de concilier le christianisme patriarcal et le culte de la nature, de la terre mère, du féminin
sacré.
243
M. Mampionona, Le système symbolique des assemblages de perles dans la
tradition sihanaka. [Mémoire de DEA], Faculté des Lettres et des sciences
humaines, Département de philosophie, Université de Toliara, 2005, p. 53.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
349
Bibliographie
Allovon, M., La puissance de Dieu et les miracles. Suisse : Bible
et Traités Chrétiens, 1991, p. 5.
Andriantody, Joro sihanaka (invocation sacrée), publié par Sambo,
C., Miora, M.
Blanchy, S., « La vie comme un champ de forces : espaces et
rites » in Blanchy S., Rakotoarisoa. J.A, Beaujard P., Radimilahy C.
(dir.), Les dieux au service du peuple. Itinéraires religieux, méditations, syncrétisme à Madagascar. Paris : Karthala, 2006, p. 311.
Fernandez, Marie-France. « Contribution à l’étude du peuplement
ancien du lac Alaotra » Taloha, N°3, Université de Madagascar, Musée d’art et d’archéologie, 1970, p. 8.
Laurent, M. (Rp.). « L’apostolat auprès des non-chrétiens » in Lupo, P. (dir.). Ancêtres et Christ. Un sciècle d’évangélisation dans le
sud-ouest de Madagascar. Fianarantsoa : Ambozontany, 1997, p. 174.
Miora, M., Le système symbolique des assemblages de perles dans
la tradition sihanaka. [Mémoire de DEA], Faculté des Lettres et des
sciences humaines, Département de philosophie, Université de Toliara, 2005, p. 53.
Poirier, Jean, Dez, Jacques, Les groupes ethniques de Madagascar.
FLSH, Antananarivo : Université d’Antananarivo, 1963, p. 32.
Randriamandanona, W., Rakitry ny ela. Tantaran’ny
tanànan’Amboavory sy ny fiangonany. Tapuscrit tiré à partir d’un manuscrit inédit, recueilli par Sambo C., Paris, 1989, p. 24.
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
350
Religions populaires et nouveaux syncrétismes.
Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de La Réunion
par le CRLHOI (Centre de recherches littéraires et historiques
de l’Océan indien) les 14 et 15 mai 2009.
Sous la direction de Bernard Champion
COMPLÉMENTS
“Le jeune guérisseur et la kalanoro,
une forme innovante du culte aux esprits
de la nature à Madagascar”
Delphine Burguet
Centre d'études africaines, EHESS Paris
[email protected]
Résumé
Retour au sommaire
Ziky est un jeune homme vivant dans une région rurale de l'Imerina (Hautes Terres centrales de Madagascar). Il est issu d'une famille
d'agriculteurs modestes. C'est une nuit du mois d'août 2001 qu'il entre
pour la première fois en contact avec un esprit de la nature kalanoro.
Contrairement aux récits merina et aux représentations populaires qui
inscrivent l'esprit kalanoro dans un monde végétal et sauvage, celui-ci
présente des aspects inédits : c'est un être qui se nomme Nika ou
sainte Nika, ressemblant à une jeune femme à la peau claire, douce et
calme, aimant la musique et les bonbons et préconisant la propreté.
Elle lui propose de collaborer afin de soigner les maux et les malheurs
des êtres humains. Dans le domaine du culte des esprits, Ziky, le jeune
guérisseur, révolutionne les conceptions magico-religieuses qui s'y
rattachent. Son histoire, liée à l'esprit kalanoro, met en évidence de
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
351
nouvelles pratiques qui viennent s'impliquer jusque dans son quotidien. Tout ici est différent des récits de vie déjà relatés par nos prédécesseurs. À tous les niveaux, nous rencontrons des éléments extérieurs
au culte des esprits qui n'ont pas été relevés chez les autres guérisseurs. La pratique de Ziky permet d'apprécier une forme innovante de
la croyance. Elle est « révolutionnée » à l'extrême, embrassant des
notions à la fois moderne, catholique et étrangère. Cette construction
syncrétique du culte des esprits amène une dynamique étonnante dans
le champ du religieux. Quant à celui de la santé, Ziky n'emprunte pas
non plus le chemin « classique » des guérisseurs : absence d'initiation,
absence de bénédiction, réduction des objets rituels traditionnels
(deux assiettes blanches seulement). Les gestes thérapeutiques enseignés par Nika, l'esprit kalanoro, relèvent également d'une production
originale.
Texte
Ziky est un jeune guérisseur né en 1980 qui habite une région rurale de l'Imerina (Hautes Terres centrales de Madagascar). Il est issu
d’une famille d’agriculteurs modestes. Il a arrêté l'école très tôt pour
cultiver la terre avec ses parents, en collaboration avec une société de
mise en boîte de légumes pour l’exportation. À 21 ans, ce jeune
homme entrait en contact avec un être de la nature féminin, une kalanoro. Depuis, il entretient avec elle une relation privilégiée dans le
champ de la santé.
Autour de minuit : le premier contact
Le premier contact avec la kalanoro se passa un jour du mois
d’août 2001, autour de minuit :
La chose sort du mur, côté nord, alors que je dormais dans ce petit
lit à côté. Vous savez ce qui s’est passé ? Deux bougies et une Bible
apparaissent dans le mur ; moi, j’étais très étonné. À l’époque, mes
parents dormaient dans cette chambre où je travaille maintenant, c’est
la chambre du milieu. J’étais très surpris, je passe dans l’autre
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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chambre, là où il y a mes parents parce que c’est dans le mur qui nous
sépare que les choses arrivent. Mon père m’a demandé : « Que se
passe-t-il ? » Et j’ai dit : « Je ne sais pas, mais il y a une chose qui arrive chez moi ». Après, je me suis recouché quelques minutes. ça revient encore et elle dit : « N’aie pas peur. Comment tu t’appelles déjà ? ». Moi, j’étais terrifié, je tremblais et j’ai dit : « Ziky, c’est
comme ça qu’on m’appelle […]. La chose a dit : « N’aie pas peur, je
vais prendre ta main et mettre une bague à ton doigt ». Elle tient une
bague en or dans sa main et elle s’approche de moi, prend ma main et
enfile la bague. Elle s’assoit à côté de moi. Puisque c’est la première
fois pour moi qu’une telle chose m’arrive, ça m’a fait trembler. Je
n’ose même pas me tourner vers elle. Elle m’a demandé de me tourner
vers elle : « Nous allons travailler ensemble, nous ne nous quitterons
plus ; nous allons guérir les humains ensemble ».
Les récits concernant les kalanoro rapportent généralement qu'ils
sont des êtres discrets qui vivent en forêt, sous les rochers, à proximité
de l'eau ou dans des lieux solitaires (Flacourt, 1995 : 150-151 ; Mellis,
1938 : 38). Ils sont également définis comme des « êtres-forces invisibles » (Lupo, 1975 : 69-89) mais peuvent apparaître en rêve comme
de petits hommes aux cheveux touffus. Ils contractent des mariages
entre eux et ont des enfants (Faublée, 1946 : 116-118 ; Flacourt, ibid.).
Selon certains, ils se nourrissent de lait (Grandidier A. et G., 1917 :
310), pour d'autres, de miel, de crabes crus (Faublée ; Mellis, ibid.) ou
d'animaux et d'insectes (Flacourt, ibid.). Leurs rapports avec les humains dépendent de leur volonté et de leur amitié (Faublée, ibid.), ils
peuvent ainsi se rendre visibles quand ils veulent offrir leur affection à
un humain (Flacourt, ibid.).
Les écrits rapportent surtout qu'ils sont de « savants médecins »
(Webber, 1853 : 354), qu'ils « savent la vertu de toutes sortes
d’herbes, d’arbres, de pierres, et toutes choses propres à la guérison
des maladies, savent les choses futures, et en avertissent les hommes
et femmes qu’ils affectionnent, connaissent où il y a des mines d’or,
de fer, d’acier et autres minéraux […] Ils enseignent là où il y a du
miel à leurs amis, et même leur en amassent pour leur donner » (Flacourt, ibid.). Pour les Grandidier, les kalanoro « connaissent les vertus
des plantes dont ils tirent toutes sortes de remèdes […]» et pour Faublée « ils sont capables de donner la vie à ceux qui demandent un enfant ». Chez les Tanala, ils sont nommés fahasivy (neuvième) qui re-
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présente les « esprits » dans la neuvième figure de la divination
(sikidy), « parfois visibles sous la forme de petits êtres noirs » ; ils
sont considérés comme les maîtres du sel, de l'eau, du miel et des
plantes ainsi que de certains animaux (crocodiles, serpents, anguilles) ; ils jouent également un rôle dans la fécondité des femmes
(souligné chez Faublée) ; ils possèdent des humains et leur apprennent
à utiliser les plantes comme remèdes (Beaujard, 1995 : 194-195).
Dans notre narration, la kalanoro s’approche d'un humain qu'elle a
choisi ; le lieu de rencontre ne se fait pas dans la nature, elle pénètre
dans un espace particulier au monde « civilisé » des humains : la maison ; c’est l’homme qui la craint : « Moi, j’étais terrifié, je tremblais »,
dit Ziky ; « N’aie pas peur », rassure « la chose ». C'est une réaction
qui peut confirmer l’idée que se font les gens en général de ces êtres
de la nature : êtres sauvages pouvant faire le mal (surtout lorsqu'il y a
manquement aux interdits). Après avoir fait bon usage de la sémantique des points cardinaux (elle entre par le côté nord qui symbolise le
pouvoir, par opposition au sud), elle précise l'objectif de sa visite :
« Nous allons guérir les humains ensemble », dit-elle. Elle propose au
jeune homme une collaboration concernant la guérison considérée
comme une mission bienfaisante. La kalanoro agirait sur les Hommes
avec l'aide de Ziky comme un être bienveillant. La narration de ce
premier contact montre aussi que leur lien se présente sous la forme
d'une alliance ou d'un pacte. Il est possible que cette collaboration
naissante soit également le signe d'une amitié sans failles : « Nous ne
nous quitterons plus » lui dit-elle. On retrouve là l'idée que la kalanoro, selon sa volonté, offre son amitié à un être humain, ici au jeune
homme Ziky et, selon sa décision, transmet ses savoirs.
De la « chose » à la sainte
Lorsque Ziky parle de la kalanoro, il commence par la nommer
« chose » (zavatra). C’est un terme souvent usité dans le langage du
culte traditionnel pour parler d’un esprit. Il est rare d’utiliser le nom
de l’esprit, car le nommer, c’est déjà en quelque sorte l’invoquer. On
utilise aussi le mot « chose » lorsque l’esprit n’est pas encore identifié. Cependant, pour Ziky, le mot « chose » est employé avant de faire
une présentation respectable de la kalanoro. Lorsqu'il explique qui elle
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est, à ce moment-là, il la présente sous son nom : Nika. Il serait le diminutif des prénoms français Véronique ou Dominique en malgache.
Notons que l’usage des diminutifs des prénoms dénote une certaine
familiarité, mais ce qui est insolite est que, d’une part, aucun esprit
auquel on rend des cultes, du moins ce que nous connaissons n’a de
prénom, d’autre part, le prénom ne fait pas partie des traditions 244.
Les esprits de la nature portent des noms qui généralement se rapportent à des traits physiques, appellation qui se réfère également à
l'aspect sauvage et étrange attribué à ces êtres (Rakelilavavolo, « petite-aux-cheveux-longs » 245, par exemple). On remarque ici une nouvelle forme de nomination par l’emploi d'un nom se référant au christianisme puisque Véronique ou Dominique sont des Saintes. C'est
également l'utilisation du diminutif du prénom qui renforce la nouveauté. C’est une manière alors de rapprocher la kalanoro du monde
humain.
Il l'appelle parfois « Sainte Nika » (Masimbavy Nika) à sa demande. L’emploi du qualificatif renforce ce processus de civilisation.
Il bouscule les représentations dichotomiques que l’on se fait en général entre culte des esprits de la nature et catholicisme (confession à
laquelle appartient Ziky), car seuls les esprits des morts, royaux et
princiers sont « saints » chez les syncrétistes 246. L’intéressant ici est
244
Il avait été imposé par l'administration coloniale. Jusqu’à maintenant, beaucoup de Merina des milieux ruraux n’ont pas de prénom.
245 Rakelilavavolo est le nom de deux kalanoro enfant, leur mère se nomme
Rasoalavaelatra « La-belle-aux-longues-ailes ». Ces êtres de la nature collaborent avec un devin-guérisseur qui habite la même région rurale que Ziky.
Elles détiennent notamment un savoir lié à l'enfantement par l'utilisation des
plantes. Rakelivavolo est un nom de kalanoro déjà référé au milieu du XIXe
siècle : « On peut encore citer, comme nains mythiques qu’honorent les
Malgaches et qu’ils invoquent d’ordinaire avant de consulter le sikidy [de
tirer la bonne aventure], les Rakelilavavolo des Merina, des Bezanozano et
des Antiboina, dont les longs cheveux couvrent la figure et qui se cachent
dans les bois » (Webber, 1853 : 310). Nous retrouvons également le nom de
Rakelilavavolo dans la région Bezanozano mais il est attribué à une Vazimba (Ramilisonina, 2001 : 116).
246 Sur les saints, consulter Les dieux au service du peuple et plus précisément
l'article de Blanchy et Andriamampianina (p. 225-227) et Blanchy (p. 262265). Un phénomène semblable se rencontre dans le Sud-est de Madagascar
avec la confusion entre culte des ancêtres et culte des saints musulmans
(Beaujard, p. 435-439 ; 453).
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donc cette extension du syncrétisme. Cette kalanoro s'approprie également d'autres éléments chrétiens, comme la Bible et les bougies, et
les intègre dans son système de pratique. L’usage de la bague en or est
encore plus étonnant 247 : il s’agit là d’un rituel que les Malgaches des
villes ont emprunté à l’Occident et au christianisme. Les gens des milieux ruraux et traditionalistes ne le connaissent pas.
L’humanisation de la kalanoro se manifeste aussi à travers sa description physique. En général, elles ont les ongles longs, les pieds inversés ou encore les yeux rouges, chez d'autres la kalanoro a une
bosse dans le dos.
[Ils] sont de petits êtres, velus, avec de longs cheveux qui les enveloppent entièrement ; les mâles ont une grande barbe, et tous ont aux
pieds et aux mains des ongles crochus avec lesquels ils se défendent,
griffant grièvement ceux qui veulent les prendre (Grandidier A. et G.,
1917 : 310).
Nika, elle, est décrite comme ayant le corps d’une femme, le teint
clair, les cheveux foncés et longs. Elle ne présente pas de traits disgracieux, déformés ou encore sauvages comme des mèches ébouriffées
devant le visage. Lors de notre entretien, Ziky avait insisté sur le fait
qu'elle me ressemble (type européen). Cette description est réellement
innovante car elle intègre dans le processus d'humanisation une européanisation. Le mot kalanoro vient de kala en hindou qui veut dire
noir et de noro, nur en arabe, qui veut dire lumière, littéralement « la
noire lumineuse ». Contrairement à l'étymologie du mot, Nika a le
247
Nous avons évoqué la dimension amicale et affective que les êtres de la nature pouvaient accorder à certains humains. Mais la présence insolite d'une
bague en or soulève l'idée d'une alliance de nature « amoureuse » ou « charnelle ». La kalanoro est un être visible pour le jeune homme : elle s’assoit
sur le lit à ses côtés, lui prend la main, lui demande de se tourner vers elle.
La relation est concrète, intime, voire séduisante. Ce comportement a déjà
été relevé sous la forme du jeu : « Il ricane, il dit des petits mots drôles, fait
des plaisanteries qui consistent souvent à flirter, à avoir un jeu de séduction, à dire je t'aime, je te veux » (Blanchy, 2001 : 146). Beaujard a également relevé des récits de Tanala prétendant avoir une relation de type amoureux avec une ondine, esprit des eaux (communication personnelle). Le mariage mystique se rencontre ailleurs dans d'autres systèmes de possession
notamment dans le vaudou (Métraux, 2007 : 189), et chez les guérisseurs
nord-africains (Abdmouleh, 1993 : 255-256). Ce questionnement nécessite
une réflexion plus large que nous ne pouvons lui accorder dans cet article.
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teint blanc. Elle met donc en lumière un nouveau référent s'agissant de
la définition de l'être de la nature et véhicule un nouveau « modèle ».
A l'extérieur de la maison, au mur est accrochée une petite robe
blanche à dentelle utilisée auparavant pour le baptême de la sœur cadette de Ziky. À présent, c’est le vêtement de la kalanoro qu’elle a
voulu qu'il expose pour que les gens cessent de poser des questions
sur son aspect. Certains demandent, par exemple, si elle est vêtue de
feuilles.
Ziky décrit également la personnalité de Nika en mettant en avant
des préférences qui, justement, éloignent la kalanoro de ce monde végétal. Par exemple, elle aime les sucreries, comme les bonbons malgaches, jusqu’ici, le seul produit local qu’elle accepte et qui la met de
concert avec les autres types d'esprits. Le sucré des aliments pourrait
se référer dans ce cas-là au goût prononcé des kalanoro pour le miel,
étant les maîtres de cette substance (Beaujard, 1995 : 194-195). Mais
ce qu'elle préfère sont les sucettes. Ici est mis en avant la préférence
des produits occidentaux, les sucettes plutôt que les bonbons locaux.
Elle apprécie aussi les sons diffusés par le petit piano à piles sur lequel joue Ziky.
Corps propre, corps pur, corps sain
En terme de purification, la kalanoro est particulièrement exigeante. Au niveau alimentaire, Ziky doit suivre l'interdit du porc. Cet
interdit (ou fady en malgache) est largement répandu lorsqu'il s'agit du
culte des esprits. Les parents et les proches de Ziky n'ont pas à le
suivre. Lors de ses repas qu'il prend seul, Ziky doit utiliser une assiette
qui lui est personnelle, peut-être pour éviter la souillure de ses ustensiles par le porc. Il ne boit pas d’alcool pour préserver un corps sain,
dit-il, un interdit également imposé par Nika. Cet interdit nous fait
penser que Ziky, catholique, emprunte aussi des éléments associés
cette fois-ci à certains mouvements protestants.
Quelques mois suivant le premier contact, la kalanoro demanda à
Ziky d’acheter des assiettes et des couverts pour organiser un repas
avec au menu du poisson et du crabe crus, et de la grenadine. Nous
retrouvons ici une pratique qui se rattache à l'identité du kalanoro dans
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les traditions orales avec la consommation de crabes crus. Ce repas
marquerait un passage symbolique pour le jeune guérisseur : le renouvellement des ustensiles du quotidien le placerait dans un nouveau
cadre de pratique. Il peut également être associé à la notion de propreté que Nika exige mais aussi à la commensalité, une condition imposée à Ziky pour son acceptation totale envers l'être de la nature. C'est
le jeune homme qui se met à la table de la kalanoro.
Ziky rencontre une série d'épreuves en terme d'hygiène qui concerne non seulement sa personne mais aussi son habitat, ses proches et
ses patients. Dans l’enceinte de la propriété, il est interdit de cracher,
de fumer et de chiquer. Auparavant, il utilisait du « savon malgache »
(savony gasy) pour se laver, il est aujourd'hui rejeté par la kalanoro ;
selon les préférences de Nika, il utilise des savons industriels de toilette, comme le Santex ou le Luxe, marques les plus connues à Madagascar. L'efficacité du savon serait donc liée à son industrialisation et
rattachée à une image plus moderne. Une toilette négligée diminue
son efficacité thérapeutique, dit-il. Finalement, sa capacité à soigner
est, dans ce cas, liée en partie à la propreté du corps. Propre, il serait
en quelque sorte le « conducteur thérapeutique », le canal du pouvoir
du hasina (flux, force ou pouvoir sacré) de la kalanoro. Les saletés
seraient considérées comme des interférences entre le monde des vivants et le monde des esprits. On note une prédominance de
l’hygiénisme « moderne » qui passe par le souci du bien-être corporel
mais aussi des conditions sanitaires et de l’alimentation.
Sainte Nika et ses outils de guérison
Ziky échappe apparemment aux règles habituelles d'entrée dans
l'univers du sacré (en partie du moins, car la symbolique des points
cardinaux est respectée) comme celles de l'initiation précédant la pratique de soins. Tous deux procèdent de manière rapide sans prendre en
compte les rituels allant dans ce sens. En général, l'initiation est complexe et demande plusieurs années. La plupart des devins-guérisseurs
ne cessent également de se perfectionner et d'étendre leurs connaissances par des échanges avec leurs confrères. Ziky, lui, n'a pas de
maître, pas de prédécesseur, ni d'initiateur. C'est aussi l'absence de la
notion de prédestination qui peut surprendre. Il n’y a ici ni transmis-
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sion par parenté, ni prédestination astrologique. Cela rejoint l'idée que
c'est la kalanoro qui choisit un humain et qui maîtrise la thérapeutique.
Quatre mois après le premier contact, il traitait son premier patient sur
les conseils de la kalanoro.
Les esprits de la nature comme les kalanoro sont associés aux
plantes. Le monde végétal largement exploité par ces êtres ne l'est pas
du tout chez Nika. Ziky évoque les charmes (ody) en utilisant le nom
« tapakazo » (bouts de bois), un terme péjoratif dans ce contexte. Nika, la kalanoro, interdit tout contact avec ces charmes ou remèdes.
Prohibés pour Ziky, ils le sont également pour ses futurs patients. Si
un malade en possède un à son domicile, il se voit dans l'obligation de
s’en séparer. Considéré par la kalanoro comme un corps impur, l'ody
ne doit pas interférer dans l'efficacité de l’eau utilisée pour les soins.
La kalanoro étant en mesure de repérer un ody caché, Ziky a la possibilité de le débusquer et de l'isoler. L'originalité tient là au refus d'exploiter le monde végétal –qu'elle est supposée connaître et maîtriser –
au profit d'une eau pure consacrée.
Ziky doit se rendre près d'un champ, plus précisément au lohasaha
(tête-du-champ), à une demi-heure de marche de son village pour
trouver l'eau pure. L'élément est porteur d'efficacité thérapeutique seulement quand Nika le touche de la main, l'eau puisée du champs est
donc, par la suite, consacrée. Cette eau est omniprésente : elle est utilisée pour tous les types de maux. Contre les voleurs, Nika se charge
de protéger la maison par l'intermédiaire de Ziky en aspergeant d’eau
les fenêtres et les portes. Pour les maladies, l'eau est utilisée en absorption ou en aspersion accompagnée du signe de croix effectué au
niveau de l’épigastre, du front et des paumes. Outre le fait que Ziky
procède au signe de croix comme chez les Catholiques, sa gestuelle
dans d'autres cas de figure assoit mieux encore son adhésion au catholicisme dans le culte. C'est le cas lorsque, par exemple, il est en charge
des fondations d'une nouvelle maison : une fois la fondation bénite par
l'eau consacrée, Ziky se prosterne et prie devant un autel. Plus tard, il
s’agenouille à nouveau devant l'autel et l’embrasse 248.
248
Le syncrétisme impliquant des éléments associés au christianisme est traité
dans l'ouvrage collectif Les ancêtres au quotidien (Blanchy, Rakotomalala,
Raison-Jourde) et dans Les dieux au service du peuple (Blanchy, p. 311315).
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D'autres outils thérapeutiques utilisés par Ziky sont particulièrement étonnants. Les travaux et les ouvrages antérieurs sur le sujet
n'évoquent pas l'existence de tels objets dans le culte aux esprits de la
nature à Madagascar. Sur une petite table dans la pièce où Ziky « travaille » se tiennent debout deux poupées en plastique, celles que l'on
trouve en magasin de jouets. Elles sont utilisées pour les problèmes
d'enfantement, de stérilité et les maladies utérines. Ziky dit qu'elles
donnent la vie « mamelona », qu'elles représentent le don de la vie.
Voici le procédé thérapeutique : le jeune guérisseur lave la tête de la
poupée avec de l’eau sacrée qu'il récupère. Par la suite, la patiente
emmène une bague en or que Ziky lui enfile au doigt. La patiente boit
à ce moment là l’eau recueillie qui avait servi à laver la tête de la poupée, absorption symbolisant l'enfantement. Assise dans le fauteuil de
Ziky, la patiente prend dans ses bras la deuxième poupée pour la bercer et effectue une prière adressée à Dieu. Ziky indique à la patiente
d'avoir des rapports sexuels réguliers avec son mari jusqu'à la consultation suivante. À la deuxième et dernière consultation, Ziky fait boire
à la patiente de l’eau sacrée, celle-ci destinée à préparer l'utérus, et
procède au signe de croix. Nika, la kalanoro, s'inscrit là dans la tradition par sa compétence à rendre les femmes fécondes. Ces êtres ont un
savoir reconnu dans ce domaine. L'originalité tient ici dans le procédé
thérapeutique et ses moyens : l'eau consacrée, les deux poupées en
plastique et la bague en or sont des objets insolites. Surprenante est
également la présence de la sucette (déjà évoquée dans les préférences
culinaires de la kalanoro) qui se retrouve dans une séance de guérison
pour le cas d'un ulcère à l'estomac : le patient boit trois cuillerées
d’eau sacrée et suce une sucette.
Cette étude de cas permet d’apprécier une forme contemporaine du
culte des esprits de la nature dans l'Imerina rural à Madagascar. Le
syncrétisme très présent dans la pratique de Ziky est remarquable par
cette implication de nouveaux paramètres dans un système symbolique ancien. Le christianisme prend une place considérable dans cette
création syncrétique parallèlement aux notions d'hygiène, de modernité et d'occidentalisation. La kalanoro garde des caractéristiques historiquement référencées mais, dans le même temps, bouscule ce cadre
par l'innovation. Le végétal n'est pas son monde, les plantes ne sont
pas ses remèdes, le naturel n'est pas sa préférence. Les êtres ou esprits
Valérie Aubourg (dir.), Religions populaires et nouveaux syncrétismes. (2011)
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de la nature qui proviennent d'un territoire « du lignage autochtone ou
de la mini-région » peuvent perdre de leur efficacité utilisant des outils « hors d'usage » (Fiéloux et Lombard, 1995 : 334) ou disparaître
étant devenus inutiles (Blanchy, Rakotomalala, Raison, 2001 : 63).
« Sainte Nika », justement, construit une image adaptée. Elle repousse
les représentations du sauvage, de l'étrange et du végétal par son action civilisatrice. Quant à Ziky, l'intervention d'un être de la nature
dans sa vie a enclenché la construction d'une croyance et d'une pratique personnelles au quotidien. L'utilisation imbriquée de différents
référents religieux permet l'émergence d'une logique qui met en
exergue cette adaptation.
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