Mes publications récentes - Université de Caen Normandie

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Mes publications récentes - Université de Caen Normandie
Nom : NOYARET-DALEAU
Prénom : Natalie
BIBLIOGRAPHIE RECENTE :
Articles dans des revues avec comité de lecture (ACL) :
« El monstruo en la obra de José María Merino », Pasavento (Revista de Estudios Hispánicos ISSN :
2255-4505), David Roas (coord.), vol I, n°1 : « El monstruo posmoderno : nuevas estrategias de la
ficción fantástica », invierno 2013, p. 61-74.
« Las llamas del amor : La carta cerrada, de Gustavo Martín Garzo », Análisis (Revista de
Psicoanálisis y Cultura de Castilla y León), núm. 24, Especial monográfico Gustavo Martín Garzo,
junio 2012, p. 128-133.
« Pour une approche de l’“âme” galicienne : La mano del emigrante de Manuel Rivas », Les Langues
Néo-latines, n° 345, juin 2008, p. 31-43.
« Le rejet de l’autoritarisme dans Maquis d’Alfons Cervera », Les Langues Néo-latines, n° 339,
décembre 2006, p. 165-178.
« Diaspora et texte en souffrance : La cuarentena de Juan Goytisolo », Identité et territoire, Journée
d’études interdisciplinaire du 10 nov. 2006, Mimmoc, Université de Poitiers, in Marie-Catherine
Chanfreau (Textes réunis et présentés par), Les Cahiers du MIMMOC, n° 3 (en ligne 7 juillet 2007).
Articles dans des revues sans comité de lecture (SCL) :
« La dualité à l’œuvre : El embrujo de Shanghai de Juan Marsé », Natalie Noyaret (dir.), Le voyageur
voyagé, Les Cahiers du CERCI, n° 1, Université de Nantes, janvier 2007, p. 19-43.
« Le voyage vers La rive sombre de José María Merino », Natalie Noyaret (sous la dir. de), Le
voyageur voyagé, Les Cahiers du CERCI, n° 1, Université de Nantes, février 2007, p. 109-120.
« Spécificité et enjeux du cosmopolitisme de Juan Goytisolo », Françoise Garnier et Natalie Noyaret
(sous la dir. de), L’écriture à l’épreuve du cosmopolitisme, Les Cahiers du CERCI, n° 2, Université
de Nantes, juin 2007, p. 27-36.
« Antonio Muñoz Molina à l’épreuve de New York », in Françoise Garnier et Natalie Noyaret (sous
la dir. de), L’écriture à l’épreuve du cosmopolitisme, Les Cahiers du CERCI, n° 2, Université de
Nantes, juin 2007, p. 103-139.
Communications avec actes (ACT) :
« El hechizo de Iris : la duplicidad elevada a extraños niveles », in Irene Andres-Suárez y Ana Casas
(eds.), José María Merino, actas del Gran Seminario del 14-16 de mayo de 2001, Universidad de
Neuchâtel, Cuadernos de Narrativa n° 6, diciembre de 2001, p. 249-265.
« Liens de famille et de solidarité dans El caldero de oro de José María Merino », in Marie-Catherine
Barbazza, Carlos Heusch (éds), Familles, Pouvoirs, Solidarités, Université de Montpellier,
E.T.I.L.A.L., coll. « Actes 2 », 2002, p. 285-294.
« La médiation de l’Autre dans la construction du Personnage mérinien », L’Autre et l’image de Soi
dans les Sociétés de la Méditerranée occidentale, Colloque du CMMC, Université de Nice, décembre
2002, publ. Les Cahiers de la Méditerranée, n° 76, 2008, disponible sur <cdlm.revues.org › Numéros
› 76 › Notes et travaux de recherche>
« Hacia un arquetipo del viajero en los libros de viajes del último cuarto de siglo », colloque
international Le récit de voyage dans la Péninsule ibérique, Université Michel de MontaigneBordeaux 3, TEMIBER, oct. 2003, in Geneviève Champeau (editora), Relatos de viajes
contemporáneos por España y Portugal, Madrid, Verbum, 2004, p. 241-256.
« Mémoire historique et énonciation au seuil de la mort dans le roman espagnol des années 80 »,
colloque mars 2005, in R. Mogin-Martin et alii (eds.), La mémoire historique. Interroger, construire,
transmettre, GRILUA, Presses de l’Université d’Angers, 2006, p. 245-252.
« La création littéraire dans El hijo del acordeonista de Bernardo Atxaga : un “exercice à deux
mains” », colloque international du CERCI, Université de Nantes, 30 nov-2 déc. 2006, in Günter
Krause (éd.), Création et médiation, Bern, Peter Lang, 2008, p. 167-179.
« La memoria de la guerra en Soldados de Salamina y La velocidad de la luz de Javier Cercas », III
Jornadas Internacionales de Estudios de El Rebollar sobre Memoria histórica-Historia oral: guerra,
postguerra y emigración en El Rebollar y otras partes, Salamanca, 20-22 de julio de 2007, in Ángel
Iglesias Ovejero, Cahiers du P.R.O.H.E.M.I.O., Presses Universitaires d’Orléans, 2008, vol. X, p.
811-828.
« Récit d’un passage : La noche inmóvil d’Alfons Cervera (1999) », in Annie Blondel-Loisel et Rita
Ranson (sous la direction de), De l’art du passage. Histoire et représentations, actes du colloque
international du GRIC : Passages, passerelles, traversées, Université du Havre, 5-6 novembre 2007,
Paris, L’Harmattan, 2011, p. 141-152.
« Dos calas en un Bestiario contemporáneo: Mi vida con Block (Gustavo Martín Garzo) y Papilio
Síderum (José María Merino), I Congreso de Literatura Fantástica y de Ciencia Ficción, Madrid,
Universidad Carlos III, 6-9 de mayo de 2008, in Ensayos sobre literatura y ciencia ficción, Madrid,
Universidad Carlos III, 2009 (ISBN: 691-8732-6), p. 717-730.
« La représentation de l’enfance dans Días del Desván (Luis Mateo Díez) et Intramuros (José María
Merino) », in Nicole Fourtané et Michèle Guiraud (sous la direction de), Les réélaborations de la
mémoire dans le monde luso-hispanophone, Actes du colloque international des 29 et 30 mai 2008,
vol. 1 : Espagne et Portugal, Presses Universitaires de Nancy, 2009, p. 351-353.
« Les visages du vampirisme dans l’œuvre de Gustavo Martín Garzo », in Natalie Noyaret (textes
réunis et présentés par), Le vampirisme et ses formes dans les Lettres et les Arts, Paris, L’Harmattan,
juin-juillet 2009, p. 97-110.
« Con mi madre, de Soledad Puértolas : la píèce maîtresse d’un travail de deuil », Colloque
international du CRLMC (CELIS) : Écrire le deuil dans les littératures des XX-XXIè siècles,
Bernadette Hidalgo-Bachs et Catherine Milkovitch-Rioux, Université de Clermont-Ferrand, 4-6 mars
2009 (parution 2013 aux Presses Universitaires Blaise Pascal).
« Le passé historique à l’épreuve de la plume transgressive de Gustavo Martín Garzo : El valle de las
gigantas (2000) et Los amores imprudentes (2004) », in Catherine Orsini-Saillet (Textes réunis et
présentés par), Transmission/transgression. Culture hispanique contemporaine, actes du colloque des
20-21 novembre 2009 (Université de Dijon), Hispanística XX, Université de Bourgogne, 2011, p.
189-200.
« Les enjeux temporels de l’interrogation identitaire dans Carlota Fainberg de Antonio Muñoz
Molina (1999) », in Natacha Vas-Deyres et Lauric Guillaud (études réunies et présentées par),
L’imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction, actes du colloque des 26-28 novembre
2009 Université de Bordeaux 3, Presses Universitaires de Bordeaux, Eidôlon n° 91, 2011, p. 187-199.
« Pulsions et passions : le Minotaure et les autres dans El jardín dorado, de Gustavo Martín
Garzo (2008) », Colloque « Autour du Minotaure », université de Clermont-Ferrand, 13-15 janvier
2010 (à paraître).
« Llanto por los náufragos de su tierra : Naufragio (Suso de Toro) y La mano del emigrante (Manuel
Rivas) », colloque international “Manuel Rivas et Suso de Toro : deux voix de la littérature galicienne
contemporaine”, Maison de la Recherche de Paris-Sorbonne, 19 et 20 mars 2010, in Sadi Lakhdari
(coord.), Voces de Galicia. Manuel Rivas y Suso de Toro, Actes du colloque international des 19 et 20
mars 2010 (Maison de la Recherche de Paris-Sorbonne), Paris, Indigo, 2012, p. 67-80.
« L’univers onirique de Lucrecia de León recréé par José María Merino (Las visiones de Lucrecia,
1996) », colloque international du GRELPP : Les révélations du rêve dans la littérature de langue
espagnole, 25-27 mars 2010, université de Paris-X, in Amadeo López, Béatrice Ménard (dir), Les
Révélations du rêve dans la littérature de langue espagnole, Travaux et Recherches du GRELPP, 8,
Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Presses Universitaires de Paris Ouest, 2012, p. 301-309.
« Violences fratricides et questionnement identitaire dans La sima de José María Merino », in Anne
Paoli, Sophie Degenne-Fernández (ed.), Ruptures, fractures, blessures : l’identité en question dans le
monde hispanique, Actes du colloque international des 25-26 novembre 2010 à l’Université
d’Avignon, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 189-199.
« Au fil de trente ans d’écriture narrative : José María Merino et la guerre », Guerres dans le monde
ibérique et ibéro-américain, 35è Congrès de la Société des Hispanistes Français, Université Paul
Valéry- Montpellier III – 20-22 mai 2011, disponible sur <http://hal.archives-ouvertes.fr/hal00744614>
« Les enjeux de la construction identitaire dans La orilla oscura de José María Merino (1985) »,
Identité et altérité, colloque Hispanística XX, Université de Dijon, novembre 2011, in Catherine
Orsini-Saillet (Textes réunis et présentés par), Identité et altérité, Université de Bourgogne,
Hispanística XX, 29, 2012, pp. 233-242.
« El encerramiento y sus efectos emocionales en las novelas de Isaac Rosa », in Philippe Merlo-Morat
(dir.), 5° Encuentro-coloquio entre Creadores y Críticos, Université de Lyon-Lumière, 22-25 mars
2012 (parution prévue 2014).
« Référence et auto-référence dans les romans de José María Merino : le motif de l’île dans El centro
del aire (1991), El heredero (2003) et El lugar sin culpa (2007) », Colloque « Référence et
autoréférence dans le roman espagnol contemporain : 20 ans après. Bilan et perspectives », Hommage
à Geneviève Champeau, 18-19 octobre 2012, AMERIBER, Université Michel-de-Montaigne
Bordeaux3/ Instituto Cervantes de Burdeos (parution Bulletin Hispanique, n° 116, tome 2, 2014).
« La conciencia del lenguaje : Paradoja del interventor de Hidalgo Bayal (2006) », in Felipe Aparicio
Nevado (ed.), El efecto M (Territorios narrativos de Gonzalo Hidalgo Bayal), colloque international
18-20 octobre 2012, Université de Haute-Alsace, Cáceres, Ediciones La Rosa Blanca, juin 2013, p.
123-137.
« La visión fantástica en la obra de José María Merino : del autor a sus personajes, de la teoría a la
praxis literaria », I Congreso internacional sobre lo fantástico en narrativa, teatro, cine, televisión,
cómic y videojuegos, « Visiones de lo fantástico en la cultura españolas contemporánea »,
Universitat Autònoma de Barcelona, 19, 20 y 21 de noviembre de 2012, disponible sur
<halshs.archives-ouvertes.fr/hal-00744631/>
« Le realismo quebradizo de José María Merino : Cuentos de los días raros (2004) », in Catherine
Orsini-Saillet (Textes réunis et présentés par), Dire le réel dans le monde hispanique contemporain,
Université de Bourgogne, Hispanística XX, n° 30, 2013, p. 63-75.
Communications sans actes (CSA) :
« Lo invisible en la obra de José María Merino », VI Coloquio Internacional de Literatura Fantástica:
Lo fantástico: Norte y Sur, Univ. Göteborg (Suède), 27-30 juin 2007.
« El heredero, de José María Merino: una poética del mestizaje », coloquio internacional Literaturas
mestizas en América Latina: estética e ideología, CRLA-Archivos, Univ. Poitiers, 17-19 de octubre
de 2007.
Ouvrages scientifiques (ou chapitres) (OS) :
« José María Merino » (monographie), in Natalie Noyaret (éd.), La narrativa española de hoy (20002010). La imagen en el texto (1), Bern, Peter Lang, Leia, coll. « Liminaires – Passages
interculturels », n° 20, 2011, p. 75-101.
« Gustavo Martín Garzo » (monographie), in Natalie Noyaret (éd.), La narrativa española de hoy
(2000-2010). La imagen en el texto (1I), Bern, Peter Lang, Leia, coll. « Liminaires – Passages
interculturels », n° 25, 2012, p. 101-125.
« La representación del paraíso y del infierno » in Natalie Noyaret (éd.), La narrativa española de
hoy (2000-2013). La imagen en el texto (III), Bern, Peter Lang, Leia, coll. « Liminaires – Passages
interculturels », parution printemps 2014.
Natalie Noyaret, Au seuil de la mort. Discours de mourants dans le roman espagnol contemporain,
Presses Universitaires de Rennes, coll. « Mondes hispanophones », n° 34, septembre 2009, 255 pages.
Natalie Noyaret, L’œuvre romanesque de José María Merino : une poétique de l’interférence,
Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001, 532 pages.
Directions d’ouvrages (DO) :
Natalie Noyaret (éd.), La narrativa española de hoy (2000-2010). La imagen en el texto (1), Bern,
Peter Lang, coll. « Liminaires – Passages interculturels », n° 20, 2011, 506 p.
Natalie Noyaret (éd.), La narrativa española de hoy (2000-2010). La imagen en el texto (II), Bern,
Peter Lang, coll. « Liminaires – Passages interculturels », n° 25, 2012, 471 p.
Natalie Noyaret (éd.), La narrativa española de hoy (2000-2013). La imagen en el texto (III), Bern,
Peter Lang, Leia, coll. « Liminaires – Passages interculturels », parution printemps 2014.
Natalie Noyaret, Au seuil de la mort. Discours de mourants dans le roman espagnol contemporain,
Presses Universitaires de Rennes, coll. « Mondes hispanophones », n° 34, septembre 2009, 255 pages.
Natalie Noyaret (textes présentés et réunis par), Le vampirisme et ses formes dans les Lettres et les
Arts, actes de la Journée d’Etude des 16 et 17 janvier 2009, Paris, L’Harmattan, juin 2009, 269 pages.
Françoise Garnier, Natalie Noyaret, (dir.), L’écriture à l’épreuve du cosmopolitisme, Les Cahiers du
CERCI, n° 2, Nantes, Univ. Nantes-CERCI, juin 2007, 171 pages.
Natalie Noyaret (dir.), Le voyageur voyagé, Les Cahiers du CERCI, n° 1, Nantes, Univ. NantesCERCI, février 2007, 123 pages.
Autres publications (AP) :
Françoise Garnier, Natalie Noyaret, Traduire en L E A, Espagnol/Français. Français/Espagnol,
Nantes, éd. du Temps, juillet 2003, 319 pages.
Françoise Garnier, Françoise, Natalie Noyaret, La traduction littéraire guidée. Du premier cycle aux
Concours. Espagnol/Français - Français/Espagnol, Nantes, éd. du Temps, juillet 2004, 254 pages.
Natalie Noyaret, La version espagnole guidée, éditions Orbis Tertius, octobre 2013, 210 pages ISBN :
978-2-36783-011-7
UN ARTICLE REPRESENTATIF DE VOS RECHERCHES :
ANTONIO MUÑOZ MOLINA À L’ÉPREUVE
DE NEW YORK : VENTANAS DE MANHATTAN (2004)
Natalie NOYARET
______________
En cette année 2004 où la Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs de Saint-Nazaire invitait les auteurs
expatriés du monde entier et même, simplement, ceux animés par l’« irrépressible désir de l’ailleurs » à s’exprimer sur ce que
le cosmopolitisme et le multilinguisme « apportent à leur vie, à leur bonheur de lecteur et à leur travail d’écrivain »1, le célèbre
romancier espagnol Antonio Muñoz Molina proposait, pour sa part, son témoignage et sa réflexion sur le sujet dans Ventanas
de Manhattan, livre singulier, placé à la croisée des genres2 et qui s’offre comme le fruit du rapport privilégié que son auteur
s’avère entretenir depuis des années avec New York. S’érigeant comme véritable protagoniste de l’œuvre, plus encore peutêtre que cet alter ego fictionnel que Muñoz Molina y met en scène et à qui il confie la narration, la mégalopole nordaméricaine, telle qu’elle est évoquée dans cette œuvre, confirme pleinement sa nature et sa réputation de ville « cosmopolite ».
Cet adjectif trouve de fait, dans le New York de ce début de troisième millénaire représenté par Muñoz Molina, parfaite
illustration de l’acception moderne la plus courante que lui reconnaissent les dictionnaires : aussi s’attachera-t-on dans cette
étude à dégager les procédés par lesquels l’écrivain d’Úbeda donne à voir New York comme ce lieu qui « comprend des
personnes de tous les pays, qui subit des influences de nombreux pays »3. Cela étant, si Ventanas de Manhattan convoque si
puissamment, selon nous, le concept de cosmopolitisme, c’est parce que celui-ci vaut aussi, depuis son surgissement dans les
esprits et ses premières concrétisations verbales4, pour le genre humain. En l’occurrence, tenir compte du premier sens que
reconnaît le Diccionario de la Real Academia Española au mot « cosmopolite », à savoir la capacité du terme à désigner « la
personne qui considère tous les endroits du monde comme sa patrie », ne peut que nourrir la réflexion sur cette question, si
essentielle dans l’œuvre examinée, qu’est la condition sociale et identitaire de tous les expatriés – exilés, émigrés – dont New
York est le réceptacle. Mais il nous est aussi venu à l’esprit, au gré de nos lectures attentives de ce texte qui nous ont d’ailleurs
permis de repérer le seul et unique recours du narrateur au mot « cosmopolitisme », et ce en référence à lui-même (p. 18)5, que
c’est peut-être en lui, tel qu’il se présente dans Ventanas de Manhattan, qui incarne le mieux le concept en question. Est-ce
forcer les choses que de rapprocher, d’une part, ce Muñoz Molina fictionnel qui reconnaîtra « s’être si facilement acclimaté » à
New York (p. 214) et, d’autre part, le « cosmopolite » défini par Le Grand Robert comme ce sujet qui « s’accommode de tous
les pays, de mœurs nationales variées »6 ? Les séjours du protagoniste de Ventanas de Manhattan en cette ville ne le mettentils pas, de fait, en contact avec tous les peuples et tous les pays de la terre ? Au-delà, comme nous le suggèrent certains propos
tenus par Pascal Bruckner dans son essai Le Vertige de Babel7, le « cosmopolitisme » de l’alter ego livresque de Muñoz
Molina ne réside-t-il pas dans ce comportement qu’il adopte à New York, dans cet état d’esprit qui le caractérise quand il y
réside, dans cette façon qu’il a d’être en ce lieu, et que l’on se donnera pour priorité d’analyser ? « Une manière d’être »,
« cierta manera de estar en el mundo » (p. 341), dont il nous semble avoir perçu qu’elle recèle de précieux éléments de
réponse aux interrogations que ce protagoniste ne cesse de se poser sur sa propre identité et, plus largement, sur celle du sujet
contemporain. Vecteur d’une posture éthique et esthétique que l’on tentera de cerner, la figure maîtresse de Ventanas de
Manhattan pourrait même rejoindre ce « citoyen de l’univers » que laisse concevoir l’étymologie de « cosmopolite ».
1
Patrick Deville, Les Bonheurs de Babel, Saint-Nazaire, Éditions meet, 2004, p. 9.
Ventanas de Manhattan relève, pour le moins, du livre de voyage et de l’autobiographie, comme l’affirme l’auteur dans
Antonio Caño, « Antonio Muñoz Molina. ‘Nueva York te quita tontería y vanidades destructivas’ », El País, supl. Babelia, 28II-2004, p. 2. On rejoint Eduardo-Martín Larequi García lorsqu’il observe que l’œuvre relève également de l’essai, dans « En
el centro del gran bazar del mundo: Antonio Muñoz Molina, Ventanas de Manhattan », [email protected].
3
Le Grand Robert de la Langue française (acception 3 du mot « cosmopolite »).
4
« Le terme était apparu au XVIe siècle, s’était maintenu sans grand succès au XVIIe. En 1721, le Dictionnaire de Trévoux
enregistre cosmopolitain : ‘un homme qui n’a pas de demeure fixe, ou bien un homme qui n’est nulle part étranger’. Mais le
mot est encore rare, insolite d’où l’importance de Fougeret qui l’exploite ouvertement pour la première fois. », Cf. Raymond
Trousson (introduction et notes), Fougeret de Monbron, Le Cosmopolite ou le Citoyen du Monde suivi de La Capitale des
Gaules ou La Nouvelle Babylone, Bordeaux, Ducros, 1970, p. 18.
5
On y reviendra. Ce premier renvoi à l’œuvre permet de signaler que toutes nos références sont établies sur la base de l’édition
Seix Barral, coll. Booket, IV-2005.
6
De même, dans le DRAE : « Aplícase a los seres o especies animales y vegetales aclimatados a todos los países o que pueden
vivir en todos los climas » (acception 3).
7
Pascal Bruckner, Le Vertige de Babel. Cosmopolitisme ou mondialisme, Arléa (dif. Le Seuil), mai 1994 (1ère parution dans
Esprit, déc. 1992).
2
I. Le narrateur à New York : « une certaine manière d’être au monde »
Il ne suffit pas de « vivre tantôt dans un pays, tantôt dans un autre »8 pour mériter d’être qualifié de « cosmopolite »
par la plume de Pascal Bruckner à qui l’on doit une redéfinition des contours de cette figure dans le monde actuel. Et c’est
encore moins, selon ce dernier, que l’on « naît » cosmopolite : bien plutôt, « on le devient », et ce « par un acte d’amour et de
respect illimité, en acquittant une dette sans fin envers une réalité étrangère », au prix de « l’étude patiente d’une civilisation
étrangère » et même de la « douleur » que peuvent susciter l’apprentissage d’une autre culture forcément opaque et
l’expérience du dépaysement9. Que, comme le dit encore cet écrivain et philosophe, l’éducation cosmopolite implique une
certaine souffrance tout en constituant une voie d’accès à une liberté supérieure10, tel est bien, par exemple, ce qui ressort du
portrait de la petite Ana esquissé au fil de la séquence 61 consacrée à l’évocation d’une soirée à laquelle les parents de
l’enfant – des Basques ayant résidé un temps en Afrique pour venir ensuite s’établir aux États-Unis – convièrent le narrateur.
Ce sont tous les avantages d’une éducation cosmopolite que ce dernier met en avant à travers l’évocation de cette fillette
d’origine espagnole mais qui grandit à New York, portant l’accent sur le bilinguisme dont elle jouit, rapidement acquis et
chaque jour entretenu (p. 260). Cependant, à la clôture de la séquence, projetant sans doute son propre état d’âme en cet
instant-là, c’est une nostalgie de la terre natale qu’il invite à percevoir en cette petite, au moment où elle s’endort dans sa
chambre du vingtième étage d’une tour new-yorkaise :
« Et pendant ce temps Ana, qui a éteint sa lumière et écoute depuis sa chambre la voix des grands, une musique qui
pour elle a la tonalité étrange d’une époque bien antérieure à sa naissance, regarde par la fenêtre la silhouette de
l’Empire State et pense peut-être qu’elle aimerait être en Espagne, dans l’école de Madrid où vont ses amis qu’elle ne
voit que pendant les si brèves vacances de chaque été. » (p. 264)11
En séjour à New York l’espace de quelques mois – de la fin de l’été 2001 jusqu’au commencement de l’hiver, période
durant laquelle se produisit l’attentat contre les Tours Jumelles –, et ce en tant que professeur invité, le personnage-narrateur
est toutefois dans une situation bien distincte de celle de la petite Ana. C’est de son propre gré qu’il a entrepris ce voyage et,
même s’il est des jours – rares jours de pluie évoqués – où il sent peser sur lui « tout le poids d’être un étranger » et où le
désarme la sourde certitude que « jamais il n’appartiendra » à cette ville à laquelle il est pourtant si attaché (p. 276), c’est avec
un plaisir manifeste qu’il y réside à nouveau, comme le signalent les expressions de satisfaction dont il ponctue son discours :
« me gusta encontrarme en este salón »/« il me plaît de me trouver dans ce salon » (p. 77)
« El gusto de estar en Nueva York […] »/« Le plaisir d’être à New York […] » (p. 119)
« Qué gusto, […] »/« Quel plaisir, […] » (p. 145),
« Al gusto tranquilo de prepararse el desayuno, […] »/« Au plaisir tranquille de préparer son petit déjeuner, […] » (pp.
152-153)
« y me gusta la luz agrisada que hay en el aire cuando me levanto»/« et j’aime la lumière grise qui est dans l’air quand
je me lève » (p. 273),
« Hay días en los que resulta grato ser un forastero en estas calles […] »/« Il y a des jours où, dans ces rues, il est
agréable d’être quelqu’un d’ailleurs » (p. 276)
(C’est nous qui soulignons)
Exprimé tout au long du livre, ce contentement qui vire souvent à l’enthousiasme (pp. 154, 273, 341), au bonheur (pp.
139, 145, 273), et même à la jouissance ou à l’ivresse (pp. 138, 342), relève, de fait, d’un clair parti pris affiché par le narrateur
de cultiver, lorsqu’il séjourne à New York, « un hédonisme attaché à l’humilité du quotidien »12, comme il ressort par exemple
du passage suivant où l’on pourra également déjà observer le rôle joué par les sens (l’ouïe et l’odorat, dans ce cas) :
« Un bonheur serein peut être contenu dans les actions les plus banales : je rentre le samedi midi de faire mes achats au
marché paysan d’Union Square et je prépare un plat de riz aux légumes en écoutant sur la radio publique le programme
de Jonathan Schwartz qui a une voix grave et savante et qui passe toujours des musiques mémorables, des
enregistrements étonnants ou rares : l’odeur andalouse des légumes à la poêle envahit l’espace de l’appartement en
même temps que le violon de Stéphane Grappelli et le violoncelle de YO YO Ma jouant en duo Love for Sale, et je me
rends compte que ce moment sans relief est un des sommets secrets de ma vie. » (p. 139)
Susceptibles de renvoyer à cette épreuve que peut représenter pour le lecteur l’immersion dans un nouvel ouvrage, les
difficultés d’adaptation de ce narrateur « tout juste arrivé dans un pays étranger et dans une langue » qui lui sont pourtant
familiers (p. 14) ne manquent pas de transparaître dans les toutes premières séquences, où il fait part d’un certain désarroi ou
« abattement » (p. 14) et relate quelques-uns de ses faux pas : c’est alors que vacille son « cosmopolitisme romanesque de
8
Nouveau Petit Larousse (1970).
Pascal Bruckner, op. cit., p. 30.
10
Id.,p. 31.
11
Pour la traduction des citations, nous suivons, pour l’ensemble, Philippe Bataillon dans sa traduction française de l’œuvre
(Fenêtres de Manhattan, Paris, Seuil, octobre 2005).
12
Pour reprendre le mot de Geneviève Champeau, in « Témoignage, trace et interprétation : Ventanas de Manhattan d’Antonio
Muñoz Molina », colloque Témoignage et fiction, Montpellier, 26-27 oct. 2006 (actes à paraître).
9
promeneur solitaire à New York » et que reprend le dessus son provincialisme de « péquenot » décontenancé par les surprises
que lui réserve son incursion dans la grande ville (p. 18). De quoi illustrer cette « douleur » par laquelle, toujours selon Pascal
Bruckner, doit passer celui qui cherche à « s’incorporer des pans entiers d’un autre monde, avant que d’éprouver l’ivresse de
jouer sur plusieurs registres, plusieurs claviers »13. Mais ces menus problèmes d’acclimatation, ou encore le danger régnant
après l’attaque terroriste, ne sauraient empêcher ce personnage de se livrer à « une perpétuelle célébration de toute chose »
(138), comme pour mieux incarner encore ce « cosmopolite » livresque ouvert à toute nouveauté (« novelero »)14. Assimiler,
dans toute sa variété et toutes ses dimensions, l’univers qu’il occupe : telle est, visiblement, la priorité qu’il se donne à chacun
de ses séjours à New York, conçus comme autant d’étapes d’un « apprentissage » (pp. 32, 342). D’où l’« avidité » de
connaissances dont il fait preuve, notamment au regard de la langue, ne serait-ce que lorsqu’il écoute la radio chaque matin :
« […] avide non pas tant d’informations que d’histoires, de musique, chansons et paroles, des sonorités d’une langue
que je suis sans cesse en train d’apprendre et qui jamais ne cesse d’éveiller chez moi un désir puissant d’en savoir plus,
d’emmagasiner d’autres mots et d’autres tournures, mots solides et sonores comme les pièces d’or qu’accaparaient dans
leurs coffres les avares des contes. » (C’est nous qui soulignons, pp. 138-139).
Exprimés en termes de « découverte » (p. 153, p. 342), confortés par une citation de Bartók (« ‘faire le saut dans
l’inconnu, hors de ce qu’on ne connaît que trop et qui est insupportable’ », p. 155), cette volonté qui anime l’acteur de cet
ouvrage d’aller au-devant de l’inconnu, ce désir qui l’habite de rechercher en toute chose « la pure ferveur de la nouveauté »
(p. 341), se prêtent à un parallèle avec les temps de l’enfance ou de l’adolescence – temps des découvertes –, le plus souvent
établi au moyen de la comparaison : ainsi se représente-t-il par exemple, « trouvant », à la librairie Murder Ink, des livres qu’il
« feuillette avec le même bonheur respectueux que lorsque, dans son enfance, il entrait dans les papeteries de sa ville natale »
(p. 145)15. Mais, au-delà, n’est-ce pas aux temps de la Création du monde que renvoient l’état d’innocence et la curiosité
extrême avec lesquels il appréhende chaque jour cet univers ? : « Tous les matins j’ouvre les yeux dans un état d’attente,
d’alerte, et je me mets à la fenêtre pour m’assurer de ce que me réserve la lumière nouvelle du jour. » (p. 138). Se
reconnaissant « rendu à l’amour primitif pour les choses, au pur étonnement de découvrir le monde et de le raconter avec des
mots » (p. 153), c’est en termes d’adamisme qu’il invite à concevoir sa « manière d’être » à New York, l’exprimant de façon
explicite lorsqu’il s’évoque flânant dans la ville avec sa compagne :
« Nous nous promenons comme deux fainéants, désœuvrés, sans obligations, sans horaires ni rendez-vous à honorer,
réfugiés dans un adamisme d’amants solitaires au commencement du monde que nous avions inauguré dans cette ville il
y a tant d’années, profitant paresseusement du matin, de la chaussée sans voitures et du commerce de rue, de la
longueur du dimanche qui s’offre encore généreusement devant nous. » (p. 148)
Porteuses d’un souffle biblique, les lignes qui précèdent sont également propres à illustrer la complète disponibilité
(« libre et détaché de tout », p. 153) qui caractérise ce personnage à New York, ville dont il reçoit comme un « don » la
possibilité de « n’être plus personne », ou plutôt d’être « Monsieur Personne », pouvant ainsi « être davantage lui-même que
jamais » (p. 341). Cette disponibilité, dont il a confirmé par ailleurs qu’il voulait en faire « une façon d’être au monde »16,
permet une attention et une sensibilité à toute chose, celle-ci se manifestant par une exacerbation des sens, en particulier de la
vue, comme l’atteste le déploiement sur l’ensemble du texte du champ lexical de l’observation, avec une prédominance du
verbe « mirar » et du substantif « mirada ». Ce primat du regard est d’autant plus marquant qu’il s’inscrit dans l’évocation
d’un New York « où personne ne regarde ouvertement personne » (p. 120) : soit, chez ce personnage-narrateur, une
« réfutation du refus de voir » dans laquelle Geneviève Champeau17 invite à voir la marque d’« une littérature testimoniale qui
réinvente ce qui disparaît avec les véritables témoins : l’univers des sens et des affects » dont le protagoniste de Ventanas de
Manhattan se trouve investi. Ainsi est-ce « l’odorat en éveil, tel un chasseur flairant sa proie dans la forêt, l’ouïe attentive aux
voix qui passent ainsi qu’aux bruits et aux musiques de la ville » (p. 178) qu’il se dépeint dans la séquence 43 tandis qu’il se
décrit encore, dans la 77, « l’ouïe et la vue presque sans cesse en éveil et le dictionnaire à portée de main » (p. 342). C’est donc
doté d’une « acuité » comparable à celle que Pascal Bruckner reconnaît par ailleurs aux « grands apatrides, [qui] voient ce que
le commun des mortels ne perçoit pas »18 qu’on peut le considérer, tandis que lui-même se donne à voir pourvu de la lucidité
que procure le contact avec l’art et la littérature, et ce non sans tendre au lecteur de cette œuvre saturée de références artistiques
la possibilité de s’identifier à lui. Débutant la séquence 50 par l’une de ces formules sentencieuses portées par le présent
gnomique dont il égrène son discours, c’est au rang de vérité universelle qu’il élève cette capacité qu’il reconnaît à l’art de
conférer clairvoyance à l’homme, pour recourir ensuite au pronom personnel « uno » par lequel il donne une valeur
généralisante à sa propre expérience en la matière :
13
Pascal Bruckner, op. cit., p. 30.
Tel est, en effet, tout ce qu’implique l’adjectif « novelero » qui accompagne le mot « cosmopolitismo » dans l’emploi qui en
est fait à la page 18. Dans son Diccionario de uso del español, María Moliner reconnaît, en l’occurrence, à cet adjectif les sens
de : « amateur de romans » et « amateur de nouveautés ».
15
On accordera bientôt toute l’importance qu’il se doit à la résurgence du passé du narrateur.
16
Antonio Muñoz Molina, in Antonio Caño, op. cit., p. 2.
17
Geneviève Champeau, « Témoignage, trace et interprétation… ».
18
Pascal Bruckner, op. cit., p. 31.
14
« El arte enseña a mirar : a mirar el arte y a mirar con ojos más atentos el mundo. En los cuadros, en las esculturas,
igual que en los libros, uno busca lo que está en ellos y también lo que está más allá, una iluminación acerca de sí
mismo, una forma verdadera y pura de conocimiento. » (p. 207, c’est nous qui soulignons)/« L’art apprend à regarder :
à regarder l’art et à regarder le monde avec des yeux plus attentifs. Dans les tableaux, dans les sculptures, tout comme
dans les livres, on cherche ce qui est en eux mais aussi ce qui est au-delà, une illumination sur nous-même, une forme
pure et véritable de connaissance. »
Cette vertu didactique de l’art, dont il fait une sorte de principe de vie, il veille aussi à l’illustrer en rendant compte du
fort pouvoir de suggestion exercé sur lui par certaines œuvres, en particulier par les tableaux de Richard Estes, à qui est
consacrée la séquence 53, et dont il s’avère qu’ils ont cette force, lorsqu’il les contemple, de le transporter dans le lieu qu’ils
représentent, tout en le rendant plus conscient que jamais de la fugacité de chaque instant : « ils me font mieux regarder, avec
plus d’attention et plus de clarté » (p. 221). Et d’illustrer davantage encore ce phénomène par le récit du véritable transport
dont il fut l’objet, dans une galerie d’art madrilène, sous l’effet d’un tableau de cet artiste américain qui a coutume de
représenter des endroits de New York, justement ceux qui sont les plus familiers et les plus chers au narrateur : ainsi celui-ci
déclare-t-il avoir éprouvé, à Madrid, face à une peinture d’Union Square vu depuis l’angle d’University Place et de la 14è Rue,
« la sensation d’être véritablement là-bas », avec un éveil des sens similaire à celui qu’il connaît réellement lorsqu’il se trouve
en ce lieu, notamment les jours de marché ; d’où la longue description riche en arômes et en couleurs qui s’ensuit, description
qui fait aussi figure de tableau dans l’œuvre et dont on se limitera ici à donner un aperçu :
« Debout devant ce tableau, la nostalgie d’Union Square était une chose aussi matérielle que la salive qui sourd dans la
bouche à cause de l’odeur des pommes, que l’anticipation de leur jus que l’on ressent sur le palais lors du premier coup
de dents. Me reviennent les arômes et les couleurs des produits de la terre, le vert foncé des épinards avec leurs courtes
tiges rosées, comme des pattes de perdrix, les jaunes des oranges et des potirons, le blanc tendre des côtes de céleri et
des tiges de bette, le rouge agreste des tomates, qui ressemblent à des tomates de Matisse, le rose foncé des radis, le
violet somptueux des aubergines. Et enveloppant le tout me revient aussi la présence chaleureuse des gens qui
déambulent, […]. » (p. 219)
Le lien de ressemblance tissé dans cette citation entre les tomates et celles que peignit Matisse nous offre l’opportunité
de souligner au passage le rôle rempli par la comparaison – figure dont on sait combien Muñoz Molina la cultive – dans le
brouillage opéré entre la réalité et sa représentation artistique dans cette séquence 53. Le processus commence d’ailleurs dès la
phrase d’ouverture, dans laquelle le « je » narrateur s’emploie, par un enchaînement de comparaisons, à évacuer toute distance
entre ses réelles promenades journalières dans New York et les scènes représentées par Richard Estes dans ses derniers
tableaux, et ce pour en venir à suggérer sa propre présence dans ces peintures. De quoi signifier toute l’ambiguïté de sa
nature d’entité fictive et anonyme qui renvoie toutefois par maints biographèmes à la personne réelle de l’auteur ; de quoi
poser aussi une équivalence entre le livre qu’il anime et un tableau de maître :
« Les rues par lesquelles je me promène chaque jour, par lesquelles je vais au cinéma, au supermarché ou au
magasin de disques sont celles mêmes que peint Ricard Estes dans ses derniers tableaux, et la lumière aussi est
identique, le soleil sur les carrefours et le ciel bleu par-dessus les corniches des immeubles de Broadway, comme
s’il était en train de les peindre en ce moment même, dans cet automne froid et dégagé, et l’une des silhouettes qui
y apparaissent pourrait être la mienne. » (pp. 218-219, c’est nous qui soulignons)
La convocation de figures artistiques choisies et de leur œuvre respective permet, si ce n’est comme ci-dessus une mise
en abyme de la situation de ce double de lui-même que Muñoz Molina a mis en scène dans ce bel exemple d’« autofiction »
qu’est Ventanas de Manhattan19, tout au moins la création d’un jeu spéculaire entre la figure de ce narrateur et chacun des
artistes qu’il convoque au fil de son discours. Ainsi est-ce, par exemple, un peu de sa manière d’être à New York et de
pratiquer l’art auquel il s’adonne – « Je regarde et j’écris » (p. 296) – que l’on retrouve à travers le sculpteur Leiro, tel qu’il est
évoqué dans la séquence 59 qui lui est tout entière consacrée: un être qui, « à sa manière oblique remarque tout, écoute et
observe tout, qui a une perception aiguë et instantanée du détail matériel des choses, des tournures verbales qui définissent une
manière de parler ou des traits singuliers d’un visage », un être qui donne « l’impression de vivre dans un étonnement
semblable à celui des silhouettes qui surgissent du travail de ses mains » (pp. 247 et 249). Et c’est constamment que, dans cette
œuvre, la création littéraire est rapprochée d’autres formes de création artistique, la priorité étant accordée aux arts plastiques
et à la musique qui est présente sous tous ses aspects et par la référence à des compositeurs de tous horizons.
Déjà, à ce stade de l’analyse, cette « manière d’être » dans New York à laquelle on s’intéresse, tant elle est fondée sur la
réceptivité, se prête à être commentée en termes d’ouverture à l’Autre et au monde, ce en quoi Pascal Bruckner voit l’un des
deux « devoirs » que présuppose le cosmopolitisme20. Mais s’il est une circonstance ou, plutôt, un état dans lequel le narrateur
de Ventanas de Manhattan est particulièrement réceptif, c’est dans sa pratique à outrance de la randonnée, exercice dont il tire
une « ivresse de sensations et d’images » (p. 101) et lors duquel il exige de son regard et de son intelligence une activité
similaire à celle, incessante, de ses « jambes de nomade » (p. 121). C’est essentiellement sur la marche, qu’il conçoit comme
un mode complet de connaissance en ce sens qu’elle sollicite à la fois « le corps entier, l’esprit, l’imagination, le regard,
19
Geneviève Champeau, « Témoignage, trace et interprétation… ».
L’autre étant « le devoir de fidélité ou de persévérance avec soi-même » (Pascal Bruckner, op. cit., p. 44) dont on traitera
plus avant.
20
l’attention et la mémoire » (p. 176), que se fonde sa manière de vivre à New York. Ainsi se montre-t-il le plus souvent
arpentant les rues de la cité à tout moment du jour et de la nuit, foulant ses rues de « ses bottes de sept lieues » (p. 154) pour
mieux la fouiller du regard, et ne s’arrêtant que lorsque la fatigue l’envahit ou bien le désir de s’asseoir dans un café, à un
endroit d’où il puisse, là encore, regarder la rue (p. 116). Et de mettre encore davantage en évidence cette double pratique de la
marche et de l’observation en recourant à ce procédé déjà observé consistant à se projeter dans la figure d’un autre artiste : en
l’occurrence, dans l’acteur Javier [Cámara]21, à qui est consacrée la séquence 68, et dont il souligne le penchant et le goût à
« se promener dans les rues, à regarder les visages des gens, des inconnus qu’il croise, qui ne le regardent pas et ne connaissent
pas son nom » (p. 298). Considérée par le narrateur comme une pulsion instinctive de l’homme, antérieure même à la parole, la
marche est aussi cette activité par laquelle il se sent rattaché à l’être primitif et qui fait de lui « l’héritier des lointains
primates », « le descendant des ancêtres pèlerins » (p. 177). Se qualifiant donc en priorité de « nomade » (p. 121, 154)22 et de
« pèlerin » (citation de Quevedo à l’appui, p. 32), mais aussi de « promeneur » ou de « visiteur solitaire » (pp. 18, 224), de
« randonneur urbain » et d’« explorateur de l’île de Manhattan » (p. 151), se comparant tantôt à « un espion étranger » (p. 116),
tantôt à « un fantôme » en errance (147) ou encore à « une âme en peine » (p. 276), en venant même à rejoindre la figure du
« touriste » lorsqu’il fait visiter New York à ses enfants (p. 107), le narrateur-voyageur dont on traite s’inscrit,
incontestablement, dans la lignée des protagonistes des récits de voyage, ceux réalisés à pied en l’occurrence.
Immanquablement pourvu de son « sac à dos » (pp. 116, 151, 154), dans lequel il met avant tout de quoi écrire – son cahier à la
couverture bleue et son feutre noir à pointe très fine –, il ne manque pas de rappeler, en effet, à notre mémoire quelques figures
majeures de la littérature espagnole contemporaine de voyage, dont on a cerné le profil dans une autre étude23. Le discret mais
réel respect de la chronologie dans cette œuvre, sa composition en 87 séquences où l’on peut voir signifié le nombre de jours
passés à New York, sont d’autres biais par lesquels ce narrateur-voyageur se rattache au chroniqueur, tandis que, par la
référence à l’ouvrage Here is New York de E. B. White, il définit de façon implicite son propre discours comme le récit intense
et concentré d’une promenade dans la ville (p. 143). Faisant naître en lui la sensation d’« avoir devant soi toute la vie et toute
la littérature » (p. 153), la marche dans la ville devient non seulement métaphore de l’existence24 – ce que met en abyme la
description des trois statuettes égyptiennes représentant un même marcheur au trois âges de la vie exposées au Metropolitan
(pp. 229-230) – , mais aussi métaphore de la littérature, ce que ne font que conforter la comparaison de son crayon à un guide
qui lui tracerait le chemin (p. 154) ou encore l’assimilation qu’il opère entre son déplacement dans la librairie Murder Ink et un
« vagabondage », une promenade parmi les livres (« y yo paseando entre ellos »), pour reconnaître là l’une des formes du
nomadisme qu’il pratique dans New York. Tel un bon pain doré, tel la ballade dans New York, le livre est « promesse de
sensations, de mots, de savoirs et de mondes » (p. 145).
Dans le cadre de cette approche de la « manière d’être » du narrateur dans New York, il reste à souligner et commenter
son attachement physique et sentimental à la fenêtre, en particulier aux grandes baies vitrées de Manhattan (à commencer par
celles de son appartement), ces « ventanales » si souvent mentionnés et qui invitent plus que jamais à voir dans la fenêtre le
symbole de la réceptivité25. Au-delà des pendants artistiques que ce narrateur ne manquera pas de trouver à la « réelle » fenêtre
new-yorkaise – on pense, en priorité, aux « grandes baies américaines » du peintre Edward Hopper (p. 60), c’est une dimension
métaphorique que l’on reconnaîtra sans tarder à ce motif spatial dominant.
S’annonçant dans sa pluralité dans le titre même de l’œuvre, la fenêtre sature le texte de sa présence du début jusqu’à la
fin (pas moins de 156 occurrences du mot « ventana » et de ses dérivés relevées par nos soins)26, comme pour mieux
empreindre la trame à la fois de la transparence et de la séparation qu’elle signifie aux yeux du narrateur (et/ou de l’auteur).
Sachant combien celui-ci s’adonne à l’observation, combien il cultive l’« art du regard », on ne saurait s’étonner de son
attirance pour les fenêtres « larges, rectangulaires, dévoilées [et] toujours transparentes » de New York. Ainsi peut-il, tout en
marchant, voir quelque silhouette se profiler derrière l’une d’elles, comme celle de cette femme aperçue en contre-jour à la fin
de la séquence 35. Et pour peu qu’il se concède une pause dans un café (p. 163), conjuguant alors nomadisme et sédentarisme,
c’est pour chercher aussitôt à s’asseoir près d’une fenêtre ; une démarche que, dans une forme de spécularité à laquelle on est
maintenant habitué, il dit avoir également observée, au cours d’un documentaire, chez le dessinateur Robert Crumb (p. 372).
Reconnaissant à la fenêtre new-yorkaise cet avantage d’« admettre largement le monde extérieur dans les appartements » (p.
55), il en fait, dans un mouvement inverse et complémentaire, son observatoire privilégié pour encore observer la ville, les rues
et les gens, mais cette fois-ci jambes à l’arrêt. Ainsi se décrit-il à plusieurs reprises regardant immobile par une fenêtre, parfois
des heures durant (p. 55) et le nez souvent collé à la vitre (p. 33), ou bien se penchant à l’une d’elle (pp. 68, 127) dans un signe
d’extériorité plus marqué encore. Et de projeter, en cela aussi et de façon répétée, sa propre attitude dans l’Autre, en qui il est
toutefois rare qu’il perçoive les signes d’une attention réciproque :
21
Cet acteur espagnol, qui n’est désigné dans l’œuvre que par son prénom, serait Javier Cámara, d’après Eduardo-Martín
Larequi García (« En el centro del gran bazar del mundo… »).
22
Et ce, dans une forme de solidarité avec tous les êtres en errance en ce monde et porteurs de leur « patrie nomade » (p. 187),
dont on reparlera.
23
Cf. Natalie Noyaret, « Hacia un arquetipo del viajero en los libros de viajes del último cuarto de siglo », in Geneviève
Champeau (editora), Relatos de viajes contemporáneos por España y Portugal, Madrid, Verbum, 2004, p. 241-256.
24
À l’appui, la citation du Quichotte : « Seule la vie humaine court à sa fin, légère plus que le vent’ » (p. 213).
25
« En tant qu’ouverture sur l’air et la lumière, la fenêtre symbolise la réceptivité », Jean Chevalier, Alain Gheerbrant,
Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982. (1ère éd. 1969).
26
Dans le détail : 126 occurrences de « ventana », 2 de « window », 15 de « ventanal(es) », 9 de « ventanilla », 1 de
« ventanuco », sans parler de l’importance accordée au « judas » (la « mirilla ») dans la séquence 72.
« Depuis une fenêtre d’un premier étage deux visages regardent vers moi, collés à la vitre : une femme noire, au teint
très sombre, avec une coiffe et un uniforme noir, et une enfant mince, blonde, presque incolore, très rapprochées mais
chacune d’elles absentée dans sa propre observation, le visage encadré et séparé de l’autre dans un rectangle de verre.
Elles me voient passer, sans bouger ni fixer sur moi leur attention. » (p. 376)
Propre à mettre en cadre tout ce qui s’inscrit dans l’espace qu’elle dessine, comme il apparaît dans la citation ci-dessus
et comme le confirme celle de la chambre de la petite Ana qui « encadre » l’Empire State (p. 260), la fenêtre new-yorkaise
trouve son pendant dans chacune des séquences dont se compose cette œuvre, dans laquelle on peut voir l’accomplissement de
ce souhait à valeur de programme narratif formulé à l’ouverture de la séquence 4 : « J’aimerais me souvenir de chacune de mes
promenades et de toutes les fenêtres auxquelles je me suis montré à Manhattan, les énumérer dans ma mémoire certaines nuits
où je n’arrive pas à dormir » (p. 23). Vain désir de complétude et d’absolu que de vouloir retenir chaque instant mémorable ?
Toujours est-il qu’on le retrouve chez Corina, la maman d’Ana, une photographe professionnelle qui consacre ses moments de
liberté à s’évertuer à capturer, du haut de la terrasse de son building ou depuis l’une des fenêtres de son appartement, « chaque
moment de la lumière du jour ou de la nuit, l’atmosphère différente de chacune des saisons, presque chaque instant possible ».
Et c’est une volonté de rendre par l’écriture la beauté de quelques-uns des ces moments magiques saisis par cette photographe
que l’on peut déceler dans l’allongement progressif de la description, au fil des trois temps de cette
énumération d’« instants possibles » :
« […] : la brume qui efface les gratte-ciel les jours de pluie, l’heure dramatique du crépuscule où scintille le rouge des
enseignes lumineuses et où les gens qui passent dans la pénombre des trottoirs sont faiblement éclairés par la lumière
des vitrines, la splendeur vénitienne des couchers de soleil sur les fenêtres qui donnent à l’ouest, avec leurs reflets
éblouissants d’or et de cuivre sur les derniers étages alors que tout en bas, au niveau de la rue, déjà tombe la nuit. » (p.
259)
Mais, pour aussi évocatrice qu’elle soit, la littérature peut-elle raconter pleinement la richesse de l’instant ? C’est ce que
tente de faire le protagoniste de Ventanas de Manhattan en s’évertuant, lors d’une pause dans un café, de fixer l’instant présent
sur la feuille de son cahier, comme le fait David Hockney dont chaque dessin a ce prodige d’« [être] la calligraphie exacte et
vibrante d’un instant » (p. 141). Sans doute la longue énumération à laquelle le narrateur se livre alors offre-t-elle
suffisamment d’éléments pour restituer cet instant auprès du lecteur, mais pour aussi rapide que soit sa plume, jamais sa
représentation par l’écriture ne pourra rendre l’instant dans sa simultanéité, en raison de la linéarité intrinsèque au texte. Il
n’empêche que, pour reprendre les mots de Geneviève Champeau, cette œuvre est incontestablement habitée par une « tension
vers un art de l’instantané », manifeste dans un recours presque permanent au présent comme unique temps verbal susceptible
d’approcher ce « présent éternel » que seuls donnent à percevoir la peinture et la photographie (p. 315), manifeste aussi dans la
constitution de tableaux descriptifs et dans la fragmentation du récit. Celui-ci ne trouve-t-il pas son plus beau pendant artistique
dans cet album-photos que Corina entend bientôt exposer et qui renferme tous les instants magiques qu’elle a pu saisir ? On
conviendra que c’est à des photos agencées dans un album, ou encore à des tableaux exposés dans une galerie à l’image de
celles que le narrateur aime à fréquenter (p. 218), que font penser les séquences dont se compose Ventanas de Manhattan. Y
contribue, en particulier, le détachement de chacune d’elles de la page où elle s’inscrit en vertu d’un recours systématique de
Muñoz Molina au blanc typographique, lequel fait chaque fois figure d’encadrement et met en évidence l’autonomie de chacun
de ces textes au regard de celui qui l’englobe, unitaire malgré tout. Cette dialectique entre l’un et le multiple qui préside à la
composition de l’œuvre dont on traite ainsi que l’équivalence hiérarchique établie entre ses séquences permettent d’ailleurs un
rapprochement avec la mosaïque moderne, dont Lucien Dällenbach a dégagé les traits tout en soulignant sa prégnance dans la
société actuelle27. D’autres procédés contribuent à apparenter les séquences de Ventanas de Manhattan à des photographies ou
des tableaux : par exemple, le renforcement de l’effet de cadre dans plusieurs d’elles par une tendance marquée à distribuer le
mot « ventana » en leurs extrémités (séq. 7, 11, 14, 18, par exemple) ou encore le caractère éminemment plastique que la
description, intensément cultivée, confère à bon nombre d’entre elles. Mais la marque la plus patente de cette équivalence ne
réside-t-elle pas, de fait, dans ces emplois de la conjonction de coordination « o »/« ou » ? :
« des chapitres ou des estampes diverses » (p. 56)
« des chapitres ou des tableaux d’existences » (p. 57)
« des vignettes d’histoires ou des décors de scènes » (p. 57) (C’est nous qui soulignons).
Pour aussi transparente que soit la fenêtre new-yorkaise, elle n’en est pas moins, comme dans les tableaux de Hopper,
séparation, frontière, et bien grande est parfois la distance entre les mondes existant de part et d’autre de ces vitres. En
l’occurrence, c’est la coexistence en cette ville des plus riches et des plus pauvres, et ce dans la plus grande des proximités, que
le narrateur s’attache à signifier dès la séquence 7 par le biais du motif de la fenêtre, recourant à des tournures superlatives et à
des oppositions sémantiques pour mieux souligner encore l’abîme social :
« Peut-être dans aucun lieu au monde n’est contenu, dans un espace aussi restreint, un tel écart entre la splendeur
mystérieuse et dorée qui s’écoule des fenêtres des infiniment riches et, de l’autre côté de l’avenue, la pénombre
crasseuse où les plus misérables s’emmitouflent couchés sur des bancs. » (p. 38)
27
Lucien Dällenbach, Mosaïques, Paris, Seuil, 2001, p. 17-18.
Et il est intéressant d’observer que c’est la perspective du pauvre, de celui qui vit et dort dans la rue et dont le regard
s’élève parfois vers les fenêtres des riches, qu’il adopte ensuite, pour en venir à suggérer sa solidarité avec ceux du dehors par
l’emploi du mot « nomade », qu’il s’attribue généralement mais dont il fait ici le qualificatif du substantif « mendiant ». La
séquence se clôt, en effet, sur l’évocation de « la curiosité du passant ou du mendiant nomade qui regarde vers le haut »,
ébahi par la richesse que révèlent ces fenêtres sans voilage.
Motif par lequel est insufflée une dialectique entre le proche et le lointain, la fenêtre new-yorkaise est également propre
à signifier la spécificité du regard que ce narrateur venu d’ailleurs pose sur New York : un regard distancié, un regard
d’« étranger » (à la fois dans le sens de « extranjero » et de « forastero »), similaire à celui que porta toujours Hitchcock sur
cette ville (p. 60), et qu’il décèle en tous ces compatriotes rencontrés à une soirée offerte par le consul : parce qu’ils se
« répartissent » entre ce côté-ci et l’autre de l’océan, tous voient New York par le prisme de l’éloignement géographique, tout
comme ils voient par la fenêtre les lumières de l’autre côté de Central Park (p. 77). En cette distanciation, qui est le dernier trait
que l’on dégagera de cette « manière d’être » que l’on a tenté de cerner et qui vient en consolider l’aspect « quelque peu
romanesque » (p. 161), on propose de voir la clé de toute une démarche narrative fondée sur une approche de l’autre et de
l’ailleurs par le canal d’une intériorité : d’où cette échappée incessante du Je vers le pronom « uno » qui généralise
l’expérience individuelle ou vers des catégories susceptibles de l’englober (« l’étranger », « les gens »,…), ou encore sa
projection dans des figures de dimension plus ou moins spéculaire. On notera au passage que c’est par le biais de cette
« tension entre le particulier et le général »28 qu’est introduite, dans la séquence 39 et dans un entrelacs du « yo », du « uno » et
du « se » suivi d’une troisième personne verbale (« je » et « on » en français), toute une conception de la littérature, de la façon
dont elle doit être cultivée, de son rapport au réel : c’est en effet à l’encontre de l’image de l’écrivain coupé du monde,
« enfermé dans la claustration de la littérature » que s’élève celle du narrateur s’adonnant à l’écriture derrière la fenêtre d’un
café new-yorkais, bénéficiant ainsi d’une perception distanciée du réel (p. 161). Tout porte à croire que la « respiration plus
généreuse » et « la qualité d’immédiateté » (p. 162) qui caractérisent les textes nés d’une telle pratique de la littérature
transparaissent dans la peinture de cette New York si cosmopolite que livre Ventanas de Manhattan, là encore sur la base d’un
impressionnant référentiel culturel.
II. La peinture d’une ville cosmopolite
Si c’est un fait que, avec le déclenchement de la mondialisation au début des années 90, la littérature « prend
officiellement rendez-vous avec la planète »29, l’œuvre dont on traite suffit à prouver que cette rencontre se poursuit. En
d’autres termes et recourant encore à une formule de Lucien Dällenbach, c’est d’« écrivain du Globe » que l’on qualifierait
volontiers l’auteur de Ventanas de Manhattan puisque c’est la terre entière qu’il convoque en peignant New York, mettant
ainsi en relief sa nature de ville cosmopolite. Notre propos sera donc de dégager les principaux procédés mis en œuvre par
l’écrivain pour ce faire, outre la mise en scène de ce narrateur-voyageur à la fois détaché et perméable au monde qui l’entoure.
L’attention manifeste que celui-ci prête aux hommes en ce lieu, en particulier aux plus démunis ou encore à ceux avec qui il
partage sa condition d’étranger ayant fait de New York leur port d’attache30, risque fort de conférer au portrait qu’il réalise de
cette mégalopole la « densité humaine des fenêtres de Hopper, de Hitchcock et de William Irish » (p. 63).
Si sa nature de grande ville la voue à être assimilée, à la chute d’une phrase, à un « grand dépotoir d’inconnus,
d’abandonnés, de solitaires et de malades » (p. 181), c’est en effet, la plupart du temps, sous sa facette de « ville de réfugiés et
d’immigrants » (p. 261) que New York apparaît, et ce dès la séquence 5 où le narrateur retrace son arrivée à l’aéroport, lieu où
confluent des voyageurs en provenance « des quatre coins du monde, comme une représentation de l’Humanité » (p. 25). Cette
comparaison trouve son écho presque parfait dans la séquence suivante, donnant lieu alors au tissage d’un rapprochement aux
accents bibliques avec l’entrée au Paradis. Mais c’est aussi sur la longue phrase descriptive qui précède, dans laquelle le
narrateur se revoit débarquant pour la première fois à New York, que l’on voudrait porter l’attention : si chaque venue en cet
aéroport signifie pour lui un bain de foule planétaire, l’ahurissement dont il fut l’objet à son premier débarquement ne fait que
rehausser l’effet de bigarrure créé par l’énumération colorée de la variété des groupes ethniques en présence, chacun d’eux vu
dans sa singularité :
« Je devais circuler, fatigué et ahuri au milieu de la foule, au milieu de tant d’hommes et de femmes aux visages, aux
vêtements et aux parlers de tous les lieux du monde, Africains en boubou et bonnet brodé, Sikhs avec leurs hauts
turbans couleur safran, Juifs ultraorthodoxes en gabardine noire et bas de soie noire, pâles comme des spectres sous
28
Geneviève Champeau, « Témoignage, trace et interprétation… ».
Lucien Dällenbach, op. cit., p. 145.
30
Preuve en est, notamment, ce passage dans lequel il décrit les personnes qui s’offrent à son regard lorsqu’il remonte Park
Avenue par un jour de pluie : quatre phrases, dont chacune est consacrée à un individu de condition modeste, si ce n’est
pauvre, et dont au moins deux sont d’origine étrangère : « Une vieille mendiante demande l’aumône en étendant sur le trottoir
détrempé une jambe mal bandée aux plaies purulentes. Un Indien minuscule et sans doute centraméricain passe en portant une
énorme poubelle en caoutchouc contenant les ordures d’un restaurant. Une grosse femme sale, dépeignée, l’air bizarre, avec
des mèches grasses sous une casquette de base-ball, marche en traînant les pieds et en murmurant quelque chose, les yeux à
demi fermés, sans enlever de ses lèvres un mégot éteint par la pluie. Un vieux à la moustache blanche et à la peau cuivrée,
afghan ou pakistanais, qui devrait déjà être à la retraite, propose à un coin de rue les prospectus d’un club de strip-tease, et
personne ne lui en prend ni ne donne l’impression de s’apercevoir de sa présence humiliée. » (p. 276-277)
29
leurs chapeaux noirs à large bord, le visage maigre comme un fuseau et encadré par les tire-bouchons habituels, femmes
indiennes en sari avec un cercle rouge sur leur front brun, groupes bruyants d’Espagnols. Chaque fois que j’arrive et que
je me trouve au milieu de cette vaste délégation de l’humanité qui toujours veut entrer à New York, je m’imagine la
vallée de Josaphat et la fin du monde, et les fonctionnaires en uniforme […] être les anges gardiens de cette espèce de
paradis mi-monétaire mi-théologique que sont les Etats-Unis pour tant de millions d’immigrants […]. » (p. 29, c’est
nous qui soulignons.)
C’est sur ce même mode de « la célébration de la pluralité » (p. 76) et des différences culturelles qu’est dépeinte la
population new-yorkaise dans toute la suite de l’ouvrage, démarche que l’on retrouve dans l’énumération de plusieurs espèces
d’arbres du monde entier, contemplées à Central Park (ormes américains, ormes de Sibérie, ginkgos,… p. 185). Que ce soit
dans le descriptif des commerçants d’une rue, dans celui du public d’une école ou d’un club de jazz, toujours on perçoit ce
« goût du pluriel » par lequel Pascal Bruckner définit le cosmopolitisme, par opposition au mondialisme qui est « vertige de la
totalité », en ce sens qu’il « nie les différences entre les peuples et les continents »31. Le narrateur auquel on s’intéresse prend,
visiblement, le contre-pied d’une telle uniformisation en signalant sans cesse les particularismes physiques et culturels : ainsi
insiste-t-il sur la variété des types humains et des langues lorsqu’il évoque ces véritables microcosmes que, à l’image de New
York, sont les centres d’enseignement pour étrangers (p. 351). Force est de souligner l’importance de la séquence 45,
entièrement consacrée à ce public métissé d’étudiants de l’Institut Cervantès new-yorkais à qui, en tant que professeur
temporaire, il livre chaque jour une page choisie de la littérature espagnole susceptible de les renvoyer à leur condition de
déracinés. Dans un discret hommage rendu à Cervantès, Muñoz Molina met à l’honneur, en cette occasion, le Morisque Ricote
(seconde partie du Quichotte), en qui un étudiant ne manque pas de se reconnaître : « Il lui arrive la même chose qu’à nous, qui
avons cessé d’être de là-bas mais ne sommes pas encore d’ici, et ne le serons peut-être jamais. » (p. 191). Il est toutefois
intéressant d’observer que, partant de cet appui littéraire, c’est l’histoire de chacun des émigrés qui composent sa classe que le
narrateur s’attache à raconter, remplissant pleinement cette fonction de « passeur de témoignages » que lui reconnaît
Geneviève Champeau32.
Il est rare, dans Ventanas de Manhattan, que la nationalité ou l’appartenance ethnique ne concourent pas à la
caractérisation des personnes, comme l’atteste cet examen de la composition de l’orchestre de la chanteuse noire Dee Dee
Bridgewater :
« Il y a un batteur argentin aux cheveux très longs, avec des éperons de gaucho auxquels il attache des grelots, un beau
contrebassiste très sérieux et concentré, fils d’une mère suédoise et d’un père afro-américain, un pianiste qui s’incline
sur son clavier en tournant le dos au public, et trois Français jeunes et maigres qui composent une magnifique section
de vents […]. » (p. 304)33
Et même lorsque la multiplicité des peuples et des cultures se traduit en termes de « mélange » ou de « métissage » dans
une tension vers l’Un qui pourrait renvoyer au concept de melting pot par lequel l’assimilation des populations immigrées
suppose un effacement des différences culturelles, l’attachement du narrateur de Ventanas de Manhattan à toujours identifier
leurs origines oriente sans équivoque vers le concept plus récent de salad bowl – « mosaïque culturelle » au Canada (cultural
mosaic) – , selon lequel l’intégration des étrangers dans la société américaine est censée s’effectuer dans une préservation des
identités culturelles. Preuve en est la séquence 76, entièrement consacrée au pittoresque marché du dimanche matin à Canal
Street : si l’affluence et le « chaos » sont tels34 que tout finit par se fondre en « une texture unique, changeante, mêlée » propre
à donner le vertige au personnage-narrateur (p. 338), celui-ci a toutefois eu soin, auparavant, de dégager les différentes
composantes ethniques de toute cette population commerçante dont chacune des vagues est venue, au fil du temps, modifier la
teneur du métissage de ce marché : c’est ainsi que sont mentionnés, par ordre, vendeurs chinois, noirs, pakistanais ou bengalis,
thaïlandais ou vietnamiens, chacun de ces groupes trouvant sa place et son rôle dans cet univers, dans une coexistence signifiée
par l’attribution d’une phrase à chacun d’eux. C’est de ce même discernement dont fait à nouveau preuve le narrateur lorsqu’il
détaille, en une seule longue phrase cette fois-ci mais par un recours approprié au point virgule, toutes les confessions
religieuses représentées, et, par-delà, tous les chants en présence, lors de l’hommage qui fut rendu aux victimes de l’attentat du
11 septembre, dans l’église de Riverside (p. 103). Accorder un fragment phrastique à caractère descriptif à chacun des six
acteurs principaux de cette cérémonie – un imam, un rabbin, un moine bouddhiste tibétain, un pasteur noir, une violoncelliste
asiatique, et le chanteur Thomas Hampson – , n’est-ce pas, de fait, suggérer toute la magie de cet instant hors du temps, au
cours duquel communièrent des hommes dans le respect de leurs croyances respectives ? La mise en valeur de cet acte ainsi
que des gestes de solidarité de certaines communautés étrangères au regard des victimes de l’attaque terroriste, telle la sinoaméricaine qui vend des cartes postales à leur bénéfice (p. 101), vient conforter, de fait, l’image d’une ville dans laquelle la
diversité ethnique se vit sur le mode de la concordance, d’après ce constat dressé par le narrateur à la fin de la visite de ses
enfants :
31
Pascal Bruckner, op. cit., p. 23.
Geneviève Champeau, « Témoignage, trace et interprétation… ».
33
On trouvera un autre exemple dans ce bref descriptif du public d’un club de Harlem : « Il y a surtout des Noirs, mais aussi
quelques Blancs, hommes et femmes, et quelque intrépide touriste japonais avec son sac sur le dos et un plan de la ville. » (p.
360).
34
À noter, dans cette séquence, que l’emploi fréquent et anaphorique de « hay » (« il y a… ») contribue à rendre cette idée de
« chaos ».
32
« […] ils ont pris conscience de la diversité possible des visages et des langues, des origines, des couleurs de peau et
même du vêtement et des gestes des gens qui peuvent vivre sans graves frictions ni discordes dans un espace très étroit,
dans cette ville […] » (p. 108)
Or, tel est justement le propre d’une cité « cosmopolite », si l’on en croit encore Pascal Bruckner35 : cette « coexistence
miraculeuse » que, jusque sous la menace terroriste ou sous les bombes et la mitraille (comme à Sarajevo), savent maintenir les
différentes composantes ethniques d’une population urbaine donnée, œuvrant ainsi à la création de cet « esprit unique », de ce
« génie du lieu » qui put émaner de Vienne au début du XXe siècle, de Berlin entre les deux guerres, d’Alexandrie jusqu’à
Nasser, de Tanger jusqu’en 1957, qui émane aujourd’hui de Bombay, de Londres, peut-être même de Barcelone, et en
l’occurrence de New York.
Les longues marches tous azimuts effectuées par le protagoniste sont un autre biais par lequel est mise en lumière la
nature cosmopolite de cette ville qui, par-delà sa division en cinq districts, fait figure, dans cette œuvre, de mosaïque de
ghettos36 séparés par des frontières dont l’instabilité est présentée comme la traduction du constant renouvellement de la cité :
ainsi est-il notamment observé que ce « grand bazar asiatique » qu’est devenu aujourd’hui Canal Street en raison de
l’incessante poussée de la population chinoise fut, un temps, « la ligne de partage » entre Chinatown et Little Italy (p. 96, p.
254) ; et sans doute la plus mouvante – mais temporaire – de ces frontières est-elle celle qui se créa, en cet automne 2001,
autour de cette sorte de ville interdite que constituait la zone touchée par les attentats (p. 96). Convoquant le lexique de la
« traversée » (à noter la récurrence des verbes « atravesar » et « cruzar », ainsi que du substantif « cruce ») et celui de la
« limite » (« límite », « frontera », « zona fronteriza », « línea divisoria »), c’est avant tout comme un franchissement répété de
frontières que le narrateur présente ses promenades dans New York, s’attardant volontiers sur le processus même de passage
d’un monde à un autre, comme lorsqu’il retrace sa découverte de la librairie Murder Ink : « dans une zone où l’on entend déjà
beaucoup parler espagnol, où la couleur des visages devient plus sombre et la pauvreté plus évidente » (p. 143).
Mais, à travers l’évocation de ces longues promenades, New York ne fait pas que s’offrir comme « une ville traversée
de frontières » (p. 289) : elle en vient aussi à se profiler comme une représentation même de la planète, sous l’effet des
équivalences établies par le narrateur entre les différents quartiers qu’il arpente et des « pays », des « territoires », des
« continents », et, plus largement, « des mondes », comme on le constatera à la lecture des extraits suivants :
« Un peu plus haut, quelques rues plus au nord, l’Afrique se termine et on arrive en Corée, […]. Mais si au lieu
d’aller vers le nord on dérive vers l’est, vers la Cinquième Avenue, on arrive dans le territoire des magasins de tapis
d’orient […]. » (p. 239).
« En marchant dans Manhattan on assiste non seulement à la succession des quartiers et des mondes […]. » (p. 253)
« Nous avons pris le train à Grand Central Station et en moins d’une demi-heure nous sommes parvenus dans un autre
monde, cette Italie accueillante et populeuse du Bronx. […] Et maintenant, après ce voyage, nous voici arrivés dans
une autre ville, un autre pays, sur le vaste campus planté d’arbres de l’université Fordham […]. » (p. 288) (Souligné
par nous)
Recourant toujours, de surcroît, aux points cardinaux pour indiquer le sens de ses déplacements, le narrateur de
Ventanas de Manhattan donne à voir son cheminement dans New York comme « une traversée du monde » (p. 22), comme un
voyage planétaire d’autant plus vertigineux qu’il est effectué sur une courte durée. De ce fait, lui-même en vient à se profiler
comme un véritable globe-trotter ou, mieux, comme l’un des premiers Grands navigateurs, ainsi que le suggère l’équivalence
par deux fois établie entre sa propre personne et Marco Polo (p. 22, p. 341), ou encore celle tissée au fil de la séquence 43 entre
New York et la Terre, du temps où on la croyait plate. Cette identification avec un navigateur est d’autant plus perceptible
lorsqu’il recourt au champ lexical de la mer pour exprimer le vertige éprouvé face à la grandeur des édifices (« mareo », p. 22,
p. 122) ou au milieu de la foule (« pleamar humana », p. 108), également pour offrir une représentation de la solitude ceux qui
fréquentent les cafés new-yorkais : « chaque personne comme une île entourée par un vaste océan extérieur » (p. 133). Audelà, c’est une dimension mythique que finit par revêtir ce périple dans New York, sous l’effet de comparaisons telles
celle établie aussitôt après (p. 177) entre Manhattan, encerclé comme il est par l’East River et l’Hudson et, d’autre part, la terre
entière, enserrée par le serpent Oceanos dans la mythologie grecque. Ainsi maître de l’espace et du temps, à même
d’appréhender dans la simultanéité « tous les mondes possibles, tous les passés et tous les présents » (p. 198), ce narrateur toutpuissant de Ventanas de Manhattan ne rejoint-il pas la figure du « citoyen de l’univers », voire celle de ce cosmopolite de
dimension temporelle que Pascal Bruckner propose de concevoir ? :
« On entend en général le mot cosmopolite au sens spatial et extensif du terme ; pourquoi ne pas le comprendre aussi au
sens temporel comme la conversation que nous entretenons avec les grands morts, formant avec eux cette société idéale,
mouvante qu’est la république de l’esprit ? »37
35
Pascal Bruckner, op. cit., p. 24.
Le privilège étant accordé aux ghettos italien et surtout chinois, comme peut en témoigner la séquence 3, dont la fin est le
lieu d’une répétition jusqu’à saturation de l’adjectif « chinois » (p. 22).
37
Pascal Bruckner, op. cit., p. 43-44.
36
On ne peut clore ce chapitre sans signaler que, dans cette œuvre, le cosmopolitisme de New York trouve aussi sa
traduction dans la multiplicité des contrées étrangères convoquées pour la décrire, comme si elle ne pouvait se définir et exister
que par le concours des lointains ailleurs. D’où un afflux de toponymes (villes, continents, régions du monde) et de références
à d’autres civilisations actuelles ou disparues, comme le prouve déjà l’analogie observée entre une imposante statue de
Beethoven, à Central Park, et « une idole olmèque » (p. 167). Ces rapprochements sont le plus souvent établis par la
comparaison (avec « como », « como si », « igual que », « con el aire de », et « parecerse a »), d’autres fois par le seul biais
d’un adjectif ou d’un complément de nationalité.
Bien entendu, la population new-yorkaise se prête à une telle opération, comme le confirme l’extrait suivant :
« […] sur les trottoirs les plus fréquentés il y a des détraqués qui vivent comme des naufragés ou des ermites échauffés
par les hallucinations du désert, couchés par terre comme les mendiants de Bombay et qui regardent autour d’eux
épouvantés, ou bien crient comme s’ils venaient d’être touchés par une révélation sur les escarpements du Sinaï. »
(p. 123. Souligné par nous.)
Il va sans dire que la moindre brocante est propre à susciter une comparaison avec « un marché de nomades aux
croisements des pistes du désert » (p. 222) ou avec « un campement de contrebandiers dans une ville frontalière d’Afrique ou
d’Asie centrale » (p. 237), tandis qu’un simple trottoir encombré appelle l’image de l’effervescence du souk (p. 148) et qu’un
vendeur clamant les bienfaits de sa marchandise suffit à faire penser au marché d’Islamabad ou de Babylone (p. 241). Il est
temps d’ailleurs de souligner la récurrence des références à cette dernière ville, dont on rappellera le rattachement au mythe
biblique de Babel qui, somme toute, « raconte le passage de l’un au multiple »38 : motif littéraire de choix, Babylone aurait
dernièrement connu un renouvellement interprétatif qui explique peut-être sa prégnance sur le texte dont on traite. Sylvie
Parizet a, en effet, commenté le renversement dont la diversité babélienne, longtemps vue sous l’angle négatif, a été l’objet au
fil du XXe siècle, maints écrivains ayant tenté de montrer, par ce biais, « les dangers que recèle l’unité et la chance que peut
constituer la diversité »39. On ne saurait donc s’étonner de l’« insolence babylonienne » avec laquelle la chanteuse noire Dee
Dee Bridgewater fait onduler son ventre (p. 304) ni du « profil babylonien ou crétois » discerné chez une femme croisée à
Bryant Park et dont le compagnon arbore, pour sa part, un turban « de calife ou de satrape perse » (p. 295). Bien d’autres
évocations d’anonymes sont à même d’illustrer le procédé que l’on veut ici mettre en lumière, mais on retiendra encore
l’image de ce jeune enfant aperçu un dimanche matin à Union Square, trônant sur les épaules de son père « avec la majesté
d’un maharadjah oscillant tout en haut d’un éléphant » (p. 220).
Ce puissant ressort descriptif que constitue l’appel au lointain géographique permet aussi de rendre la teneur d’une
musique : preuve en est le parallèle ménagé en apposition, à la chute d’une phrase, entre l’impressionnant jeu de percussions
réalisé par un Noir au moyen d’objets de rebut et « le coup solennel d’un gong asiatique » (p. 232). Et c’est par ce même biais
que le narrateur fait percevoir son enchantement à l’issue d’une représentation de La Flûte enchantée, suggérant que c’est un
semblable effet qu’elle devait produire sur les premiers publics des théâtres populaires de Vienne (p. 125).
Ce procédé est encore de mise dans les considérations climatiques, puisqu’il est question des « intempéries arctiques de
Manhattan » (p. 181) ; il peut aussi entrer en jeu pour contribuer à cerner une atmosphère : c’est qualifiée de « vénitienne »
qu’est traduite la splendeur de certains couchers de soleil (p. 259), tandis que la luminosité d’une matinée mérite la
comparaison avec l’éclat dominical du parc du Retiro, à Madrid (p. 147). Il est également à l’œuvre dans l’observation de la
botanique, comme il transparaît dans cette hypothèse selon laquelle certains arbres des jardineries de Manhattan viendraient
directement de Damas tant leur vert est éclatant (p. 236), et comme il apparaît surtout dans chacune des évocations de Central
Park. Selon les circonstances, ce lieu est, en effet, tantôt rapproché des alentours paisibles et verdoyants de Paris, tels que put
les peindre Seurat (p. 163-164), tantôt assimilé à ces « grandes forêts du cœur de l’Europe » qui effrayaient tant les soldats
romains (p. 69). Et pour peu que la musique rythmique batte son plein à Central Park, c’est aux forêts du « cœur de
l’Afrique » (p. 166) qu’il s’apparente, dans un renvoi aux temps les plus primitifs (p. 166).
Mais le recours à ce procédé est encore plus manifeste dans les évocations de la ville en elle-même, dont Muñoz Molina
a voulu ainsi montrer qu’elle est « le résultat d’une invention », le fruit de la projection de tous ces rêves portés par les
immigrants de construire là un univers autre que celui qu’ils laissaient derrière eux. D’où cette « épaisseur » de ville
imaginaire que l’écrivain dit percevoir dans New York lorsqu’il s’y promène40, et qui trouve sa traduction dans la comparaison
établie avec un décor de cinéma, en l’occurrence avec ces villes orientales des films tirés des Mille et une nuits (p. 258). S’il
accorde en effet le privilège à l’Orient au moment de suggérer la magie de l’excentricité architecturale new-yorkaise, le
narrateur de Ventanas de Manhattan n’en convoque pas moins tous les styles, et par là-même toutes les époques et les
civilisations, recourant volontiers, comme l’atteste ce passage, à l’énumération et à une adjectivation pléthorique pour rendre la
diversité qui caractérise également New York sur ce plan-là :
« […] se distinguent avec une netteté peu conforme à leur éloignement les réservoirs d’eau sur leurs structures
métalliques, les cimiers gothiques, grecs ou babyloniens de beaucoup de gratte-ciel, les tours romanes, les terrasses
plantées d’arbres et les jardins suspendus, les temples circulaires, les architectures inexplicables qui ressemblent à de
fantastiques élucubrations inspirées par le phare d’Alexandrie, à des hangars comme ceux des tableaux de Giorgio de
Chirico ou à des miradors munis d’escaliers interrompus et d’arcs improbables comme ceux des gravures d’Escher. »
(p. 151)
38
Sylvie Parizet, Le Défi de Babel. Un mythe littéraire pour le XXIè siècle, Paris, Desjonquères, 2001, p. 19.
Id., p. 18.
40
Antonio Muñoz Molina, in Antonio Caño, op. cit., p. 2.
39
Faisant preuve d’une créativité tout aussi débordante que celle des émigrés qui contribuèrent à « inventer » New York, ce
narrateur offre sans doute, dans les descriptions d’édifices, les comparaisons les plus originales de l’ouvrage, telle celle qu’il
établit par deux fois entre ces réservoirs d’eau qui visiblement l’impressionnent et les tombes des tyrans nomades dans les
steppes d’Asie centrale (p. 258, p. 331). Si bien d’autres exemples pourraient nourrir cet exposé, on se limitera à mentionner la
belle métaphore de « l’Himalaya nocturne et illuminé des gratte-ciel » (p. 122).
On se doit de souligner, en dernier lieu, le solide rapprochement établi entre New York et Venise. Tout au fil de l’ouvrage,
se construit en effet un parallèle entre les deux villes, dont le premier jalon est posé par le biais d’une référence à Marcel
Proust, à qui l’on sait combien Muñoz Molina est attaché : poser le pied à New York, pour le narrateur, c’est éprouver cette
même sensation de marcher dans la cathédrale Saint-Marc à Venise que ressentait l’écrivain français lorsqu’il foulait le pavé
irrégulier des rues parisiennes (p. 42). Des quais abandonnés, des œuvres dans un hall, la richesse de certains tissus et la forme
de quelques arcs sont autant d’éléments propres à entraîner une comparaison avec Venise, comme on le constatera à la lecture
de ces extraits :
« […] les piliers colossaux qui surgissent de l’eau contre les estacades abandonnées de l’Hudson, verdis d’algues et
incrustés de coquillages comme les pieux géants des embarcadères de Venise. » (p. 234)
« Les peintures de Sert dans le hall du Rockefeller Center ont une démesure baroque et ascensionnelle de fresques
vénitiennes, […]. » (p. 235)
« […], des tissus aux riches plis comme des rideaux ou des vêtements vénitiens, […] » (p. 243)
« […] quelques arcatures qu’on ne pourrait pas voir depuis la rue et qui ressemblent à celles des absides de certaines
églises vénitiennes ou de tumulus persans. » (p. 258)
Cela étant, plus que de la Venise touristique d’aujourd’hui, c’est de la cité prospère que fut cette ville du temps où sa
flotte régnait sur le commerce maritime, où elle était un carrefour entre l’Orient et l’Occident, qu’est rapproché ce « grand
bazar du monde entier » qu’est aujourd’hui Manhattan. Et le rapprochement de s’étendre alors à ces autres centres
commerciaux mondiaux que furent Samarkand et Bagdad, dans cette séquence 58 dont le rythme trépidant rend si bien la
vibration qui agite New York sous l’effet du commerce qui s’y joue en permanence, dans une forme de culte, et même
d’exhibitionnisme, de l’argent. Comme le dit clairement le narrateur dans cette séquence dont certaines phrases se caractérisent
par un débordement verbal qui suggère l’intarissable abondance des marchandises – « Niagara de trésors et de rebuts » (p. 239)
–, comme l’a également avancé l’auteur par ailleurs, « c’est le commerce et non l’amour de la beauté qui anime les vastes
mécanismes et le grouillement des foules de Manhattan » (p. 235), et c’est « le fonctionnement réel de la machinerie du
monde »41 qu’il a voulu montrer dans cet ouvrage dont tant de chapitres sont consacrés aux échanges commerciaux et au
travail. Ainsi, la peinture qu’il offre de New York est-elle aussi, en quelque sorte, une radiographie du monde actuel.
III. Cosmopolitisme et construction identitaire
Non seulement par cette manière qu’il a d’« être au monde » lorsqu’il est à New York, mais aussi parce que c’est
l’ouverture au monde qu’il cultive lorsqu’il dépeint cette ville, tant et si bien qu’on qualifierait volontiers son écriture de
cosmopolite, le narrateur de Ventanas de Manhattan semble pouvoir prétendre au titre de « citoyen de l’univers ». Mais il n’en
est pas pour autant représentatif de ce cosmopolite « sans foyer ni patrie » dont parlait Balzac42, « qui court incessamment le
monde et n’est d’aucun pays », comme allait ensuite le dire Jules Verne43, les écrivains du XIXè siècle ayant suivi, comme on
le voit, la tendance du siècle précédent à signifier par le cosmopolitisme un certain mépris de la patrie44. En revanche, si le
cosmopolitisme s’entend non point comme négation de la patrie ni « flottement dans le monde comme un atome sans
attaches » mais bien plutôt, ainsi que le conçoit Pascal Bruckner, comme revendication d’une ou de plusieurs « patries
d’élection » en plus de la « patrie de naissance » dont il convient de cultiver la mémoire45, force sera alors de reconnaître
combien le protagoniste de l’œuvre dont on traite répond à cette définition. Les références à la culture de son propre pays qu’il
égrène au fil de son discours sont, pour le moins, garantes de cette « connaissance de la propre culture nationale » dont Pascal
Bruckner fait la condition première du cosmopolitisme46. Rappelant au souvenir du lecteur cette préservation distanciée de leur
enracinement en Espagne qu’il a observée chez ses compatriotes rencontrés à la soirée offerte par le consul (séq. 17), le
41
Antonio Muñoz Molina, in Antonio Caño, op. cit., p. 3.
Cité par Le Grand Robert de la Langue française, à « cosmopolite ».
43
Ibid.
44
Cf. Raymond Trousson, op. cit., p. 19-21.
45
Pascal Bruckner, op. cit., p. 44-45.
46
Id., p. 43.
42
narrateur, non sans relativiser lui aussi47, fait preuve d’un attachement de plus en plus perceptible à son propre pays, en ce sens
que c’est par ce filtre qu’il en vient à appréhender New York à l’abord de la deuxième moitié de l’ouvrage. En effet, comme le
laissaient déjà transparaître les citations offertes dans le chapitre précédent de cette étude, la référence à l’Espagne ne manque
pas de s’inscrire parmi toutes ces contrées étrangères convoquées pour dépeindre New York, comme si cet univers d’adoption
ne pouvait se définir sans le concours du pays natal48. Dans un appel constant à la comparaison, le processus commence de se
manifester à l’ouverture de la séquence 39, consacrée aux cafés new-yorkais, tant appréciés :
« Grâce aux Starbucks que l’on trouve partout, on peut mener à Manhattan une vie de café aussi fainéante que dans un
chef-lieu de province espagnol d’il y a cinquante ou soixante ans. » (p. 160)
C’est de cette même démarche dont relève la comparaison des tristes boutiques de tissus découvertes dans le Lower
East Side avec ces « rances et ombreux magasins » qui, dans les villes provinciales espagnoles, s’évertuent d’entretenir
mélancoliquement un commerce résiduel (p. 244). Et l’on retrouve encore ce procédé dans l’évocation de la chanteuse Dee
Dee Bridgewater, non seulement rapprochée de celles de la revue du Teatro Chino ou du Paralelo de Barcelone (p. 304), mais
encore comparée par deux fois, en raison de sa sensualité provocante, à certaines vieilles danseuses de flamenco du
Sacromonte de Grenade que le narrateur dit avoir lui-même contemplées (p. 304, p. 310).
Comme le prétend ce dernier et comme l’auteur l’a par ailleurs affirmé, sans doute « voyager sert-il surtout à apprendre
sur le pays d’où nous sommes partis » (p. 75), sans doute est-il très bénéfique de regarder son pays de l’extérieur49, mais n’estce pas aussi soi-même que l’on connaît mieux à l’issue d’une telle expérience ? Tel est ce que vient prouver le retour sur soi
qu’effectue le narrateur dans les deux derniers tiers de l’œuvre sous la forme d’une récupération par bribes de son propre passé,
processus qui va de pair avec la multiplication des références à son pays ci-dessus observée. Comme pour illustrer ce propos
qu’il tient à plusieurs reprises (séq. 26 et 29, 52 et 77) selon lequel chaque venue à New York est pour lui un dépouillement de
soi, une forme de retour aux origines propice à l’émergence de l’identité profonde, commencent à affleurer, à la hauteur de la
trentième séquence, des souvenirs rattachés principalement à l’enfance et à l’adolescence, pour certains à la vie adulte. Plus
précisément, si l’on en croit les précisions qu’il apporte sur la fin, ce sont « les épisodes d’un apprentissage qui l’ont conduit à
être celui qu’il est » (p. 341) qui émergent peu à peu de façon fragmentaire, là encore par le jeu du rapprochement par analogie
et sur la base de l’expérience new-yorkaise. Le processus se met en effet en marche à l’ouverture de la séquence 30, lorsqu’il
entreprend d’analyser l’« affliction intimidée » dont il est l’objet dans cette ville : revient alors à sa mémoire son désarroi de
provincial débarquant à Madrid, auquel fait suite celui de son premier voyage à New York, dans une forme de « retour du
même » que le parallélisme et la répétition contribuent à signifier :
« J’ai ressenti ce désarroi dans les premiers temps que j’ai passés à Madrid, en arrivant tout juste de ma ville de
province, […]. Je l’ai ressenti à nouveau, intact, à New York, bien des années plus tard, à mon premier voyage, […]. »
(p. 122)
S’il est un endroit de New York qui, par son aspect et les sensations qu’il éveille, ait ce pouvoir de renvoyer le
protagoniste de Ventanas de Manhattan à son enfance, c’est bien la librairie Murder Ink, dont l’évocation est ponctuée de
comparaisons et de marques de similitudes avec l’univers originel du narrateur. Pénétrer en ce lieu, c’est non seulement pour
lui récupérer l’image et l’atmosphère des vieilles épiceries où sa mère l’envoyait faire des courses (p. 144), mais aussi éprouver
à nouveau ce « bonheur respectueux » que lui inspiraient l’odeur et les livres des papeteries de sa lointaine ville natale (p. 146).
Tout en reconnaissant un pouvoir suggestif du même ordre à Union Square, où le narrateur dit retrouver (« recobro ») les
odeurs du marché où son père avait un étal de légumes quand il était enfant (p. 220), on notera l’ancrage progressif dans le
texte de l’image paternelle, bien plus que celle de la mère, par le biais de ces résurgences du passé personnel. Le narrateur
évoquera encore son père dans la séquence 77, mais déjà, à ce stade du récit, il lui a rendu un discret hommage, lorsqu’il a
commenté, dans la séquence 39, l’importance de ses venues à Manhattan en matière de connaissance de soi : là, il laisse en
effet poindre une profonde tendresse mêlée à de la reconnaissance envers ce père qui avait décelé chez l’enfant qu’il était ces
traits profonds de sa personnalité – en l’occurrence, sa paresse vagabonde et son penchant pour la vie de café – dont lui-même
ne parvient à prendre conscience que bien plus tard, au prix de ces séjours répétés à New York :
« Dans un Starbucks de Manhattan, je souris en me souvenant de mon père [….], et je comprends qu’il ne faisait pas
fausse route même si moi, avec mon humeur noire d’adolescent, je supportais mal son ironie. » (p. 163)
Mais ce qui ressort surtout de notre examen de ces fragments de passé intime qui viennent se loger dans la trame du
texte jusqu’à occuper parfois presque l’entier d’une séquence comme dans la 77, c’est l’importance croissante qu’y revêt le
rapport à la langue et aux Lettres. Car bon nombre des épisodes qui reviennent à la mémoire du narrateur à New York et qu’il
identifie comme « le plus précieux et le plus décisif » de ce qu’il a déjà vécu et qu’il revit (p. 341) rendent compte de cette
passion pour la littérature à laquelle, en effet, il vaut peut-être la peine de consacrer sa vie, et sont autant de jalons de
47
« Je suis le citoyen invisible d’un pays inexistant, éventuellement célèbre à cause de l’Inquisition, des massacres d’Indiens,
des courses de taureaux et des films de Pedro Almodóvar, […]. » (p. 341).
48
L’ouverture de la séquence 29 montre combien l’un et l’autre sont étroitement liés dans l’esprit du narrateur : « Le plaisir
d’être à New York est inséparable du soulagement de ne pas être en Espagne, de ne pas vivre accablé par les nouvelles et les
obsessions quotidiennes. » (p. 119)
49
« Les habitudes rendent le monde opaque ; on ne voit plus les endroits dans lesquels on vit. Le regard extérieur est très
bénéfique. », Antonio Muñoz Molina, in Antonio Caño, op. cit., p. 3.
l’affirmation d’une vocation d’écrivain chez ce garçon déjà fortement attiré par le monde anglophone50, et qui n’avait pas non
plus échappé à son père. Recourant non seulement à la comparaison mais aussi à des formes verbales exprimant la répétition,
c’est un puissant effet de temps retrouvé que ce Muñoz Molina fictionnel parvient à créer lorsque, toujours depuis ce tremplin
temporel qu’est le présent de l’expérience new-yorkaise, il retrace les différentes étapes de sa trajectoire. Ainsi, apprendre un
mot ou une tournure jusque-là ignorée de cette langue étrangère, c’est éprouver à nouveau (« vuelvo a sentir ») l’excitation de
ses treize ans devant son premier dictionnaire d’anglais ; s’adonner à la lecture des auteurs nord-américains d’aujourd’hui,
c’est redevenir (« vuelvo a ser ») le jeune homme qui, découvrant les librairies de Grenade ou de Madrid, brûlait d’impatience
de dévorer dans la rue ou dans un café un ouvrage tout juste acheté, c’est revivre à Manhattan (« revivo en Manhattan ») l’état
de transe dont il fut l’objet à vingt ans suite à la lecture de De Quincey et de Baudelaire ; soumettre, le cœur battant, son texte à
un éditeur new-yorkais, c’est, avec ce sentiment que « les années ne comptent pas », être pareil (« soy el mismo ») à celui qui, à
vingt-cinq ans, proposa en tremblant son premier article au rédacteur en chef d’un journal madrilène.
Comme Muñoz Molina l’avait déjà signifié dans Carlota Fainberg (1999), le voyage à l’étranger est une mise à
l’épreuve qui se résout en une construction de soi allant de pair avec la construction du récit, et ce de par le contact avec
l’Autre et l’Ailleurs. Si l’élan créateur du narrateur-écrivain de Ventanas de Manhattan prend fin avec le retour au pays, le
souvenir – désormais assimilé à un rêve – de l’expérience vécue s’avère suffisamment porteur pour qu’il produise encore deux
ultimes séquences qui, parce que révélatrices de la façon qu’il a alors d’« être au monde », méritent qu’on s’y arrête un peu. Ne
serait-ce que pour souligner cette « sensation ahurissante » d’être un étranger à Madrid, exprimée dans la séquence 86, et que
renforce la conviction d’avoir laissé une partie de lui-même à New York (p. 379). Soit, dans une sorte d’inversion de ce qu’il
éprouvait à Manhattan, un tiraillement entre deux appartenances, qui rappelle la condition de tous les exilés et émigrés évoqués
au fil de l’œuvre, et qui débouche sur cette affirmation, à l’ouverture de la séquence 87, d’être ni là-bas ni complètement ici.
Ainsi, à la fin de son périple, se positionne-t-il, mentalement, dans une sorte d’« entre-deux » où convergent l’espace occupé et
l’espace regretté, et dont il traduit la nature fusionnelle en termes de superposition : « Aux images que j’ai devant les yeux, se
superposent celles que me dicte la mémoire », sans compter que tous ses automnes passés à New York et au bout desquels il
est revenu « se confondent et se superposent dans sa mémoire », comme par une sorte de « transparence » artistique (p. 377)
qui n’est pas sans renvoyer aux vitres nues de New York. On interprètera volontiers cette capacité dont il fait alors preuve de
« voir [depuis Madrid] les fenêtres illuminées de Manhattan » (« veo las ventanas… », p. 382) comme un nouvel « acte
d’amour et de respect illimité envers une réalité étrangère » et, par là-même, comme un signe avant-coureur de
cosmopolitisme ; mais c’est aussi une forme de surpuissance que l’on propose d’y déceler. Celle d’un narrateur qui, pour s’être
forgé tout au long du texte, devient en son terme aussi absolu que les marcheurs en bronze de Giacometti ; un narrateur qui
s’avère désormais à même de réaliser cette prouesse qui était pour lui de l’ordre de l’illusion en début de récit : embrasser d’un
seul regard toutes les fenêtres auxquelles il s’est penché à Manhattan.
Cette étude consacrée à l’une des œuvres les plus originales de la prose espagnole contemporaine aura été une
formidable occasion d’approcher de plus près ce concept et ce fait culturel majeur qu’est le cosmopolitisme, que l’on savait
avoir été l’objet d’une certaine instabilité sémantique depuis ses premiers emplois et dont Pascal Bruckner, dans ce véritable
petit traité auquel on n’a eu de cesse de se référer, avait bien précisé qu’il se trouvait aujourd’hui « dégradé en une vulgate
mondialiste et dogmatique, qui relève moins de l’amour des autres que de l’indifférence de tous »51.
S’il est vrai que l’on pressentait, avant d’entamer l’analyse, que Ventanas de Manhattan se prêterait à une intéressante
observation du traitement du cosmopolitisme de New York sous la plume de l’un des plus grands écrivains d’aujourd’hui, nos
attentes ont été plus que satisfaites. Il s’est, en effet, avéré que, par la mise en œuvre d’une écriture du rapprochement, Muñoz
Molina offre parfaitement l’image d’une mégalopole cosmopolite, soit d’un lieu où confluent toutes les populations du globe,
mais on a pu encore constater qu’il recourt à certains procédés descriptifs originaux pour faire de cette cité un véritable
microcosme de la planète, dont il révèle ainsi le secret fonctionnement. À travers cette peinture, voire cette « invention » de
New York et en corrélation avec les pratiques d’écriture que l’on vient de rappeler, c’est un mode de pensée ouvert sur
l’ailleurs, fondé sur le respect et l’attention à l’Autre, partisan du syncrétisme dans la préservation des particularismes culturels
et identitaires, qui s’est découvert.
Etayée par ce motif prépondérant de dimension symbolique et métaphorique qu’est la fenêtre, l’ouverture à l’Autre et à
l’ailleurs nous est apparue, de surcroît, pleinement signifiée par cette « façon d’être au monde » et de pratiquer l’art d’écrire
affichée par le narrateur de cette œuvre. Sans vouloir à tout prix lui affubler l’étiquette de « cosmopolite » et loin de le classer
parmi ceux qui ne se reconnaissent aucun foyer ni aucune patrie, on a néanmoins le sentiment d’avoir trouvé en lui cet esprit
cosmopolite auquel Pascal Bruckner a voulu redonner ses lettres d’or en invitant à voir là une possibilité de « penser ensemble
l’enracinement et l’universel comme se fécondant l’un par l’autre »52 ; le sentiment d’avoir retrouvé à travers ce narrateur la
trace de ces « grandes âmes cosmopolites » dont parlait Rousseau à l’égard de ces hommes passerelles qui ouvrent des voies
d’écoute et d’échange entre les mondes, qui récusent les égoïsmes et le chauvinisme, et dont notre société a, avouons-le, tant
besoin.
50
Tel est le biais par lequel est introduite, dans cette œuvre, la critique au régime franquiste, notamment dans ce passage qui
n’est pas sans rappeler certaines pages de El jinete polaco (1991) : « Apprendre l’anglais était une manière de commencer à
quitter ce monde accablant et rétréci, et en outre cela comportait presque une pulsation de liberté érotique, parce que l’anglais
était la langue dans laquelle, imaginions-nous, il serait possible de se comprendre avec les filles désirables, blondes et
étrangères qui, selon certaines revues et reportages télévisés, passaient leur été sur les plages. » (p. 342).
51
Pascal Bruckner, op. cit., 4ème de couverture.
52
Ibid.