L`anthropologue “insouffisant”: implication du corps et esprit

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L`anthropologue “insouffisant”: implication du corps et esprit
social
compass
57(4), 2010, 449–463
Charlotte PEZERIL
L’anthropologue “insouffisant”: implication du
corps et esprit de la voix en pays Baay Faal1
La voie soufie Baay Faal exige du croyant un engagement “total et sans faille”
envers Dieu, le marabout et la communauté. La forte implication deman­
dée au disciple est basée sur trois dimensions pouvant rendre difficile a priori
l’observation ou “l’entrée” dans la voie: la centralité de l’expérience du cro­
yant, l’impératif du cœur et enfin, la maîtrise du caché et du secret. Comment le
chercheur peut-il ethnographier l’expérience religieuse mystique? Dans quelle
mesure l’implication et la participation aux rites peuvent-elles permettre d’en
comprendre le sens et la portée? En tentant de répondre à ces questions, l’auteur
montre notamment que l’implication corporelle dans les rites (cérémoniels et
quotidiens), même si elle peut être insuffisante pour accéder pleinement au sens
qu’y attribue le croyant, peut aussi renforcer “l’intégration” et la légitimité de
l’anthropologue sur le terrain, et donc faciliter les échanges et le dialogue avec
les membres de la communauté, rendant finalement plus problématique la “sor­
tie” que “l’entrée” dans la voie.
Mots-clés: corps . islam . réflexivité . participation . rite . soufisme . transe
The Baay Faal Sufi path requires from the faithful a “total and flawless” commit­
ment to God, the saint’s shrine and the community. The deep involvement requested
is based on three main dimensions that could a priori make the mystic path difficult
to observe or to be introduced to: the centrality of the believer’s experience, the
heart imperative and the control of the secret and the hidden. How can a researcher
enthnographize a mystical religious experience? How far can the meaning and the
impact of the implication and the participation in rites be understood? While trying
to answer these questions, the author notably demonstrates that corporal implica­
tion in daily and ceremonial rites can strengthen the “integration” and the legiti­
macy of the anthropologist working in the field, although it may be insufficient to
fully reach the meaning the believer gives it. It can therefore facilitate exchanges
and dialogue with community members, consequently making the “exit from” the
path more problematic than the “entry onto” it.
Key words: body . Islam . participation . reflexivity . rite . Sufism . trance
Le soufisme a cette particularité, dans ses déclinaisons les plus communes,
d’exiger un engagement entier de ses membres. Selon A. Popovic et G. Veinstein,
“il est synonyme de recherche personnelle, de perfectionnement intérieur et
DOI: 10.1177/0037768610383370
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de renoncement, d’amour de Dieu et de mysticisme” (1996: 9). Le soufi veut
arriver à une relation directe avec Dieu, à une communion. Il est censé, pour cela,
s’abandonner complètement à cette quête, s’emplir de l’amour et de la connaissance
de Dieu. L’exigence qu’implique ce don de soi va progressivement ne plus être
considérée comme accessible à tous les disciples. Le maître, le cheikh ou le
guide spirituel va devenir l’intermédiaire incontournable entre le disciple et Dieu,
constituant ainsi la base de la formation des différents ordres ou confréries soufies
(tariqa). La communauté Baay Faal (Baye Fall selon l’orthographe française),
appartenant à la confrérie mouride du Sénégal, ne faillit pas à la règle. Initiée par
Cheikh Ibrahima Fall, l’illustre disciple de Cheikh Amadou Bamba, décédé trois
ans après son maître en 1930, la voie (yoonu en wolof) Baay Faal est basée sur
la foi (en Allah, son Prophète, Cheikh Amadou Bamba, Cheikh Ibra Fall et son
maître), la soumission à un guide religieux et l’action. Les Baay Faal sont des
Mourides, mais des Mourides saadix, c’est-à-dire parfaits, vouant intégralement
leur vie au marabout et à Dieu. La soumission sans bornes et la nécessité de
l’action prônées dans la communauté ont donné lieu à une transgression de
certains piliers coraniques, notamment les cinq prières quotidiennes et le jeûne
du mois de Ramadan. Pour Sokhna Aïssa, l’épouse de Serigne Babacar Mbow
de Ndem, “le seul moyen de faire état de sa foi, c’est par les actions. (…) Le
bayefallisme est une voie intérieure qui exige l’être humain dans sa totalité”. La
voie se base sur un mysticisme sans compromission vis-à-vis duquel le chercheur
peut se retrouver totalement extérieur et incapable d’y “entrer” et/ou d’y être
accepté. Cet article se penche donc sur la question de l’implication du disciple
exigée par la voie Baay Faal pour examiner si elle engage un positionnement
particulier de l’anthropologue. Il s’agit de questionner dans quelle mesure les
rites et normes soufis influent sur le déroulement du travail de terrain et, en
parallèle, les conditions dans lesquelles l’anthropologue peut y accéder et en rendre
compte. Comment finalement entreprendre une ethnographie de l’expérience
religieuse soufie?
1. L’implication du soufisme Baay Faal
Se pose en premier lieu la question de l’accès aux rites et normes Baay Faal,
qui paraissent a priori peu propices à l’observation et à la posture intellectuelle
ou intellectualisée de l’anthropologue, si ce n’est en contradiction avec elles. La
voie Baay Faal pourrait, en effet, apparaître inaccessible au chercheur, du moins
à celui qui n’appartient pas à la communauté2, et ce, principalement en raison de
trois dimensions propres à sa mystique religieuse: la centralité de l’expérience,
l’impératif du cœur et enfin, la maîtrise du caché et du secret. Or, ces trois
dimensions de la mystique Baay Faal se retrouvent dans bon nombre d’autres
communautés soufies, constituant l’une des spécificités du soufisme en tant que
courant religieux et qu’objet d’étude pour le chercheur.
1.1. De l’expérience et du don de soi
L’éducation Baay Faal ne s’envisage pas comme la transmission d’un savoir
constitué et défini, mais comme une expérience personnelle. Pendant mon travail
Pezeril: L’anthropologue “insouffisant” 451
de terrain au Sénégal, qui s’est étalé de 1997 à 2002, de nombreux interlocuteurs
me répétaient: “La voie ne s’apprend pas ou ne s’explique pas, elle se vit” et
s’avouaient—au départ—incapables de me raconter leur expérience. De même,
les écrits ne sont pas fondamentaux dans la transmission du savoir. Le seul
écrit de Cheikh Ibra Fall, Diazboul Mourid, est peu connu et disponible (il n’a
d’ailleurs été publié et traduit en français qu’en 1999). L’essentiel se situe dans
l’imitation du maître et la transformation du soi, et en cela les Baay Faal sont
en accord avec différentes mystiques soufies (Popovic et Veinstein, 1996). Si la
connaissance n’est pas dévalorisée, bien au contraire, elle doit impérativement
être accompagnée d’une pratique constante, d’un travail du corps et de “l’âme”,
l’inverse n’étant pas nécessaire. Pour jouir des bénéfices de la connaissance, il
faut la mettre en application de façon “sincère”, sinon cette connaissance est
“inutile” me disait Mame Baba Ngom, un “vieux” disciple Baay Faal respecté de
Thiès3. L’entretien avec lui avait difficilement commencé, puisqu’à la première
question sur la manière dont il définirait la voie Baay Faal, il répondait:
Celui à qui on donne ces explications et qui ne le vit pas, ça ne vaut pas la peine. Et ce
n’est pas utile de demander. Parce que c’est une richesse qui est très importante. Si celui qui
détient ce savoir sait que ce qu’il détient est très important, alors que ça n’a pas d’importance
pour toi, pourquoi le demander? Demander uniquement pour savoir (Entretien enregistré en
wolof, 23/02/2000, Thiès)
Le savoir, s’il n’est pas mis en pratique dans les normes de la voie Baay Faal,
ne doit pas et ne peut pas être intégralement transmis. Chacun doit suivre son
parcours individuel et personnel. Il faut se transformer intérieurement, suivre son
“chemin” et son rythme, s’interroger sur soi-même et sur ses actions. Dans le
daara de Ndem, par exemple (composé d’une soixantaine de disciples, hommes,
femmes et enfants autour de Serigne Babacar Mbow), Fatou me raconte:
Tu sais, ici dans le daara, il y a eu de tout: des menteurs, des voleurs. Une fois, il y en avait
un qui volait pour acheter du yamba [herbe de cannabis]. Il volait tout le temps, à tout le
monde. Et on savait que c’était lui. Au bout d’un moment, j’en avais marre, je suis partie
voir Serigne Babacar pour lui dire: “Ce n’est pas possible, il y en a un qui m’étonne, il vole
tout le temps. Ça ne peut pas continuer.” Et Serigne Babacar a dit: “Moi, ce n’est pas lui qui
m’étonne, c’est toi. Tu vois bien qu’il n’est pas dans son état normal. On ne va pas le rejeter,
ce sera pire”. J’ai eu tellement honte. J’ai vu qu’il avait raison. Après, il a continué à voler et,
au bout d’un moment, il a arrêté. Il a compris. Tu sais, ici, on accueille tout le monde. Parce
que tous les êtres ont été créés par Dieu. Et ils ressortent tous grandis par le daara. Et Dieu
les pardonne. (Discussion notée en français, 16/03/2000, Ndem)
La voie Baay Faal s’est construite en opposition au respect de certaines règles
communautaires et coraniques. Quand Cheikh Ibra Fall arrive dans le daara4 de
Cheikh Amadou Bamba, au milieu des années 1880, il provoque des remous et
occasionne même le départ de certains disciples en protestation, qui n’admettent pas
son manque d’intérêt pour l’enseignement, sa prise en charge des activités les plus
dures (défrichement, construction et activités “féminines”, comme la cuisine et le
nettoyage), son absence de prière, etc. Pour beaucoup, il est un “fou”, qui deviendra
toutefois, une fois cheikh, une figure centrale dans le mouridisme et ses évolutions
pratiques et normatives5. Désormais, Cheikh Amadou Bamba n’est plus un simple
maître d’école coranique, il est un homme de Dieu et doit être considéré comme
tel. L’attitude exceptionnelle de Cheikh Ibra Fall à l’égard de son maître devient
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progressivement la règle au sein du daara et la norme confrérique concernant la
relation entre marabout et disciple. “Madness, or rather the style of Shaikh Ibra
Fall, had become the rule” (Cruise O’Brien, 1971: 145). À l’exception du respect
des pratiques cultuelles que sont les cinq prières quotidiennes et le jeûne annuel,
cette règle devient même aujourd’hui l’élément-clé de distinction entre Mourides et
Baye Fall. Précisons toutefois que, contrairement aux représentations dominantes,
la question de la prière est très complexe chez les Baay Faal. Pour eux, les prières
doivent être continuelles et accompagner chacune de leurs actions (le zikhr ou sikar
dans sa forme “wolofisée” peut s’effectuer en groupe en chantant, ou seul et en
silence). Cependant, la prière n’est pas seulement une litanie, elle est aussi acte. Elle
peut être un don, une action, un geste. Selon Ndiaga Diop, un célèbre conférencier
Baay Faal: “Le travail vaut mieux que la prière; le fait de donner vaut mieux que
l’instruction; le fait d’être juste vaut mieux que le jeûne”. Ainsi, le disciple doit
prioritairement se transformer intérieurement et, pour cela, se consacrer “corps et
âme” au marabout et à la communauté. D. Cruise O’Brien rapporte une phrase
célèbre attribuée à Mame Cheikh: “L’autre monde nous montrera si Dieu préfère
les mots ou les actes” (1971: 149). L’engagement total du disciple dans l’action
peut même être envisagé comme une compensation à son non-respect des cinq
prières quotidiennes. Selon Sokhna Aïssa Mbow, citée en introduction:
Le fait de ne pas respecter les piliers de l’islam, c’est important parce que ça nécessite alors,
pour être accepté dans la communauté musulmane et s’en sentir digne, tout un travail sur
soi-même, toute une réflexion, une méditation sur ses propres actions, sur la nécessité de tout
axer vers Dieu. Le travail devient primordial, au centre, et non plus accessoire. Le seul moyen
de faire état de sa foi, c’est par les actions. (Discussion notée en français, 17/07/2000, Ndem)
L’action est donc la porte d’entrée de la voie Baay Faal. Point de compréhension,
ni d’explication pour celui qui voudrait s’en extraire. Pour les comprendre, il faut
entrer dans l’action. “Le soufisme ne se passe pas dans la tête, mais dans ton
corps”. L’expérience corporelle est première. Paulo Pinto avait raison de souligner,
lors du colloque Corps et Soufisme (2008), que la corporalité est une condition
d’existence de l’ordre symbolique, et non pas un effet—le secret des soufis
consistant alors à savoir comment accéder à ce niveau d’existence corporelle, car
s’imbriquent dans cette centralité de l’expérience, comme je l’annonçais, deux
autres dimensions: l’impératif du “cœur” et la gestion du secret.
1.2. Des secrets du cœur au cœur des secrets?
Le Baay Faal est un aspirant, un aspirant à Dieu, à la sincérité du cœur. C’est quelqu’un
qui essaye d’être sur la voie. Et moi, c’est grâce au daara6 que j’ai compris cette voie-là.
Parce qu’on est obligé de s’oublier soi-même pour les autres. (Discussion notée en français,
10/07/2002, Ngor)
Toute action doit être entreprise avec le cœur pour être véritablement “utile” à la
progression spirituelle du croyant. Le sens ne passe que par l’expérience sincère,
par la subjectivité individuelle. Selon X. Audrain, “pour les baay-fall, c’est la foi
du musulman qui procure aux pratiques religieuses une valeur spirituelle, non
l’inverse” (2004: 155). Ceci permet à certains disciples de transgresser les normes
communautaires et maraboutiques (le ndigël) en le légitimant par leur condition
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“d’êtres imparfaits essayant de se parfaire”. Cette émergence—ou plutôt cette
massification, depuis les années 1970–1980 (due à diverses évolutions7)—de
disciples vivant loin de leur marabout, ne le rencontrant qu’en groupe et de
façon exceptionnelle, ayant ainsi une trajectoire distanciée ou même stratégique
à l’égard de la communauté, provoque certaines tensions. Les jeunes urbains,
surtout, souffrent de cette stigmatisation et sont appelés “Baye faux” ou “Baay
Mbedd” (“Baay Faal de la rue”). Pour se démarquer de ces disciples, quelques
Baay Faal prônent aujourd’hui la nécessité, pour tous, de respecter les pratiques
cultuelles, même si leurs voix restent très minoritaires et extérieures à la hiérarchie
khalifale, car la majorité des Baay Faal disent suivre la haqîqa et non la sharia.
Selon L. Gardet, la haqîqa est “la réalité, le sens profond d’un texte” (1977: 407).
Les Baay Faal la définissent comme la “voie du cœur” ou “l’œil intérieur”, qui
permet d’accéder au caché. Leur voie est ésotérique parce qu’elle recherche le
baatin en wolof, l’intérieur, le caché, opposé au zair, au monde de l’apparence. En
outre, les marabouts doivent apprendre à gérer le siir, le “secret mystique”. Toutes
les vérités ne sont, en effet, pas à révéler au disciple. Le maître est le dépositaire
d’un savoir caché. Serigne Babacar me l’explique lors d’une discussion:
Le secret mystique, c’est la chose la plus importante et la plus difficile. C’est l’épreuve du
cheikh. Le cheikh doit d’abord apprendre l’opportunité, et cela peut prendre des années.
L’opportunité pour savoir quand le disciple est prêt à connaître tel secret. Le disciple doit
être patient et avoir confiance. On peut lui demander par exemple de ne pas poser de question pendant un an. Mais la grande épreuve pour le cheikh est le discernement à savoir la
meilleure opportunité pour le disciple. Parce qu’il faut faire attention. Il ne faut pas révéler
quelque chose que le disciple pourrait utiliser pour se grandir, se faire remarquer ou montrer
aux autres qu’il a raison. (Discussion notée en français, 15/03/2000, Ndem)
Ce n’est pas tant le contenu du secret qui importe que sa gestion quotidienne,
selon les interactions des acteurs. Avant tout, le secret constitue une marque de
distinction entre marabouts et disciples d’une part, entre disciples d’autre part.
Ainsi, il semble y avoir davantage une logique du secret, voire une stratégie du
secret, qui relève autant de l’indicible et du jeu autour de ce secret, que du contenu
à découvrir. La puissance du secret tient à sa performance. “Le vrai secret est une
connaissance que son détenteur rend délibérément inaccessible” (Huyghe, 2007).
Il n’y a pas de secret sans gardien, impliquant dès lors un enjeu, un pouvoir, un
statut ou une richesse. Comme l’avait déjà noté Georg Simmel, le secret “n’est pas
de l’ordre de l’avoir ni de l’être, mais de l’agir” (1999). Le secret existe dans et par
l’interaction. Les Baay Faal ne le démentiraient pas. S’ajoute à cela la sutura, la
discrétion, la politesse sénégalaise (car elle est désormais présentée comme un trait
national) qui incite à éviter ou amoindrir le conflit de face-à-face, à privilégier les
non-dits, les métaphores, etc. La sollicitation directe peut être perçue comme une
impolitesse ou, de la part d’un étranger, comme une maladresse. Des questions
précises trouvaient ainsi rarement de réponses directes et concises.
L’anthropologue doit donc essayer de comprendre une communauté religieuse
qui affirme, d’une même voix, ne pouvoir expliquer son expérience, puisque cette
dernière nécessite le corps, l’âme et le cœur pour en saisir le sens et qu’elle passe
par différents stades d’accès au secret. Face à cet engagement total et indicible,
comment peut-il appréhender les réalités et les sens du soufisme? Quel doit ou
peut être son degré d’implication pour saisir cette expérience?
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2. L’implication de l’anthropologue
2.1. “L’implication radicale”: une exigence méthodologique?
Les anthropologues (et pas seulement eux) font face aujourd’hui à une
multiplication des questionnements autour de la réflexivité, de l’implication du
chercheur sur “son terrain”, etc. Après la distance radicale initiée entre enquêteur
et enquêté en anthropologie et la réification de l’enquête dans les productions
scientifiques (Pezeril, 2006), certains chercheurs, à la suite de J. Favret-Saada
(1977), militent pour une implication radicale induisant une adéquation, au
moins momentanée, entre représentations “indigènes” (l’émique) et “savantes”
(l’étique), pour reprendre la distinction de J.-P. Olivier de Sardan. Dans son article
“Être affecté” (2009), J. Favret-Saada rend compte des différentes places que le
chercheur peut progressivement prendre au sein du monde social qu’il cherche à
comprendre. Selon elle, quand le chercheur “accepte d’occuper une certaine place
et d’en être affecté”, c’est-à-dire à la fois de ressentir des affects et d’être assigné à
une place, cela ouvre une voie de communication spécifique, même si le chercheur
doit ensuite s’en dégager pour interpréter et comprendre les phénomènes l’ayant
affecté. L’enjeu consiste à ne pas être “aspiré”, voire “avalé” par son terrain, ce
qui bloquerait toute possibilité d’analyse approfondie. L’implication radicale
devrait donc être momentanée, l’entrée dans l’univers symbolique suivie d’une
sortie estimée nécessaire à la réflexion.
Mais en quoi “l’implication radicale de l’anthropologue sur son terrain est-elle
une exigence méthodologique?” (Olivier de Sardan, 2000: 417). Si la conversion,
l’adéquation à l’émique ou le fait de devenir insider apportent indubitablement
des avantages au travail de terrain (intégration au groupe, participation aux rites et
pratiques collectives, etc.), elles ne peuvent constituer des conditions à l’enquête.
D’une part, une telle implication imposée entraînerait des questions éthiques et
morales auxquelles chaque chercheur doit pouvoir répondre individuellement8.
D’autre part, ce type d’implication occasionne également des effets pervers sur
le terrain (“enclicage” selon le terme des Africanistes, prise à partie, etc.) et
n’empêche pas une distance de se marquer. Même un chercheur issu du groupe
étudié ou converti à ses représentations garde un regard et une place distanciés,
propres à sa condition d’intellectuel et à sa position d’enquêteur (voir Ouattara,
2004). L’identification à la société étudiée peut aussi faire oublier l’anodin, puisque
“cela va de soi”. Le piège de l’exotisme ne doit pas masquer celui du familier.
Comme le souligne J. Bazin: “Dans la mesure où, à force de les étudier, je parviens
à décrire ce qu’ils font, c’est justement parce que je ne suis pas à leur place. Eux
n’ont nul besoin d’une description (ou d’une carte) pour s’y repérer.” (1998: 32)
Par ailleurs, il me semble que le chercheur peut accéder à l’émique sans pour
autant “devenir indigène” ou insider, même s’il faut encore s’accorder sur la
signification de ces termes. Pour y accéder, il doit être en mesure de comprendre
ces représentations, mais ceci ne signifie pas vraiment “être capable d’agir
comme ceux étudiés si on est à leur place” (Olivier de Sardan, 1995: 108), sinon
métaphoriquement9. Cette position me paraît bien trop conditionnelle pour être
effective: il faudrait déjà être à leur place et surtout, si on y est, agir de la même
façon. À mon sens, le chercheur devrait plutôt éclaircir les modalités et les raisons
de leurs actions dans telle circonstance, autant que le sens qu’ils attribuent à cette
action. Par ailleurs, il a à expliciter son rapport évolutif au terrain, en adoptant, à
Pezeril: L’anthropologue “insouffisant” 455
l’écriture, une position réflexive afin de communiquer la façon dont les données
lui ont été transmises. “Même si l’anthropologue ne peut comprendre les formes
locales qu’en agissant sur elles ou en étant agi par elles, comme ce fut mon cas,
il lui reste à effectuer un autre mouvement, celui qui consiste à rapporter et à
expliquer ces formes à un public lointain.” (Kilani, 1994: 257)
Le premier mouvement, sur le terrain, quand l’interaction entre ces “formes
locales” et l’anthropologue agit, la question de l’implication radicale, qui peut
se résumer (quoique imparfaitement) à celle de la conversion en anthropologie
religieuse, se pose presque immanquablement. Elle se présente, en premier lieu,
comme une stratégie de recherche. Du point de vue de plusieurs chercheurs
et amis, il semblait logique qu’une conversion stratégique permette à la fois
d’intégrer facilement l’univers Baay Faal et ses “secrets” et de réussir à paraître
moins visible, et donc à moins perturber les interactions quotidiennes. En même
temps, Anne-Marie Vuillemenot souligne que cette position renvoie à un certain
ethnocentrisme, où l’initiation est recherchée comme outil de connaissance de
soi, gommant à terme le terrain (Communication au colloque, 2008). En outre,
la délicate transformation de soi qu’implique le travail de terrain ne peut aller à
l’encontre, dans le quotidien, des limites proprement morales du chercheur. La
conversion stratégique développait en moi un sentiment de trahison, d’autant que
les discours Baay Faal insistaient sur le mensonge en tant qu’obstacle majeur
dans la quête de la vertu (même si je savais que certains y dérogeaient aisément).
Enfin, le dernier élément justifiant le choix de ne pas accomplir le njebëlu (la
déclaration d’allégeance au marabout signifiant la conversion) stratégique avait
trait à ses potentielles conséquences pratiques, à savoir la mise en danger, réelle ou
fantasmée, du corps de l’anthropologue. La mystique Baay Faal est basée sur le
ndigël (ordre, recommandation maraboutique) auquel le disciple ne peut déroger,
surtout s’il est explicitement prononcé en public, au risque de s’attirer les foudres
des mbokk-taalibe (condisciples) ou la mise à l’écart. Or, le célibat féminin est un
statut difficilement accepté dans la communauté; et cela m’a valu des expériences
assez désagréables, voire humiliantes (des demandes pressantes en mariage et/
ou sexuelles à l’exclusion d’un daara, voir Pezeril, 2007). Donc, sans vouloir
faire preuve d’une appréhension très probablement excessive quant au panel des
possibles ndigël, je préférais ne pas avoir d’idée précise sur la question et ne pas
me sentir prise dans un étau d’obligations. Ainsi, comme le souligne très justement
William Foot White dans sa postface de Street Corner Society, où il revient sur
son travail de terrain: “Il me restait également à apprendre que le chercheur ne
peut pas se permettre le luxe de ne penser qu’à apprendre à vivre avec les autres
sur le terrain. Il doit continuer à vivre avec lui-même.” (2002: 344).
2.2. La participation “affectée” aux rites
Malgré tout, la question de la conversion peut se poser autrement, à mesure de
la vie dans la communauté, “sur le terrain”, à partir du partage du quotidien, des
activités, des rites et des discussions. L’anthropologue se trouve alors “pris” ou
“affecté” sans le vouloir, ni l’anticiper. L’expérimentation de la vie de l’autre
impressionne, trouble et transforme. Or, ce trouble, que le chercheur doit gérer,
s’installe et se forge par et dans les rites et pratiques, dans la participation
corporelle du chercheur. Cette implication est intéressante pour le lecteur, non pas
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du point de vue de l’évolution personnelle de l’anthropologue, mais parce qu’elle
modifie substantiellement le rapport au terrain, en libérant la parole, en créant des
espaces de commune discussion autour du rite, autour de ce partage d’une même
expérience. Comme le soulignait joliment A.-M. Vuillemenot lors du colloque,
l’expérience ne suffit pas à donner du sens, mais elle permet d’échanger dans une
même bulle (2008).
En effet, la participation aux rites fait évoluer la place donnée à l’anthropologue
sur le terrain. Dans le même temps, elle “l’affecte”. J. Favret-Saada souligne
pertinemment (2009: 158):
Or, entre des gens également affectés parce qu’ils occupent telles places, il se passe des choses auxquelles il n’est jamais donné à un ethnographe d’assister; on parle de choses dont les
ethnographes ne parlent pas; ou bien l’on se tait, mais c’est aussi de la communication. En
expérimentant les intensités liées à telle place, on repère d’ailleurs que chacune présente une
sorte particulière d’objectivité: il ne peut s’y passer qu’un certain ordre d’évènements, l’on
ne peut être affecté que d’une certaine façon”
En arrivant dans le “Bocage”, Favret-Saada se rend compte que les croyants
en la sorcellerie ne peuvent lui raconter leur histoire que s’ils pensent qu’elle
est “prise”, comme eux, dans les “sorts”. Les Baay Faal, comme il l’a été
montré dans la première partie de cet article, semblent également avoir érigé
des barrières mystiques à l’accession du savoir et de ses “secrets”. Pourtant,
ils parlent finalement beaucoup et très facilement de leur croyance et de leurs
expériences. Même en s’affichant explicitement comme une anthropologue non
convertie (voire parfois athée), la parole se délie et les Baay Faal peuvent être
particulièrement prolixes, les entretiens durant souvent plus de trois heures. De
surcroît, en pays Baay Faal, la conversion n’est pas une condition à l’observation,
ni à la participation aux rites. Aucune initiation n’est nécessaire pour entrer dans
le rite religieux (y progresser est une autre affaire). Dans la communauté, les
rites ne sont ni cachés, ni inaccessibles, ils sont promus. L’étranger, le visiteur, le
chercheur, le voisin y est invité par des participants plus ou moins insistants. La
conversion n’est donc pas une condition d’accès au terrain. Malgré la “réputation”
du soufisme et de la voie Baay Faal en particulier, il n’est pas nécessaire “d’en
faire partie” pour communiquer et participer. Sur ce point, les Baay Faal se
différencient catégoriquement des croyants du Bocage. Car si ces derniers
ne peuvent en parler à un non-croyant, les Baay Faal, après des décennies de
stigmatisation, revendiquent aujourd’hui leur appartenance religieuse, veulent
faire entendre leurs voix sur la scène publique (au travers de publications, de
conférences, d’implication politique,10 etc.) et explicitent donc leurs croyances et
pratiques à qui veut les écouter, et de surcroît à celui qui demande.
Cependant, si la participation n’est pas une condition à la communication, elle
la transforme radicalement en changeant effectivement l’anthropologue de place.
La participation aux rites ouvre des voies de communication spécifiques avec les
Baay Faal, non seulement parce qu’elle “affecte” visiblement l’anthropologue,
mais aussi parce qu’elle semble démontrer, à écouter les Baay Faal, que ce dernier
est également prêt à “donner”—l’on retrouve les intuitions brillantes de Mauss
autour de la logique du don, nous y reviendrons. Il me faut toutefois préciser que
les “rites”, tels qu’évoqués ici, ne sont pas exclusivement cérémoniels, dans une
perspective anthropologique “classique”, regroupant généralement les rites de
Pezeril: L’anthropologue “insouffisant” 457
passage, d’initiation ou de confirmation pratiqués collectivement, mais incluent
les rites quotidiens qui réactualisent et donnent sens à l’appartenance Baay Faal.
2.3. Corps et zikhr
Commençons par le plus évident et le plus décrit anthropologiquement: la
participation au rite cérémoniel du sikar (zikhr) et la question de la transe. Chez
les Baay Faal, les séances collectives de sikar réunissent des disciples chantant
la shahada (proclamation de l’unicité divine, premier pilier coranique), en posant
leur main sur leur oreille afin d’amplifier les résonances du chant et en tournant
les uns derrière les autres en cercle, les corps se balançant d’avant en arrière, les
mouvements suivant le rythme de la litanie qui s’accélère progressivement. Les
Baay Faal participant au sikar collectif disent former un kurel, c’est-à-dire un
groupe, une entité autonome et interdépendante. La condition de réussite du sikar
est alors “l’union des cœurs”, au sein de laquelle le groupe s’envisage en tant que
corporalité fusionnelle, propice au déclenchement de la transe. L’état de transe est
désigné par le terme de aal, dérivé du terme arabe hâl, qui signifie état spirituel,
et par extension, transe ou extase (il est donc clairement différencié du xar, la
transe de possession en wolof). Les Baay Faal interprètent ces états comme des
excès de lumière divine incontrôlables. La présence du groupe, parfois de la
musique (chants et/ou percussions), du ou des marabouts et le sens donné à la
cérémonie dans laquelle s’insère le rite (des sikar quotidiens dans les daara à ceux
pratiqués lors du Grand Magal de Touba, le pèlerinage annuel à la ville sainte des
Mourides) stimulent l’entrée en transe, même s’ils n’en constituent pas chacun un
élément nécessaire. Comme l’a brillamment démontré G. Rouget, la musique et
l’implication corporelle du “musiquant”, mais aussi, j’ajouterais, la présence du
groupe, permettent à la transe de s’épanouir en créant un climat émotionnel, en
amenant le disciple à une possible “mutation imaginaire” (1990: 561).
La transe est très largement une technique du corps, dont le chant et la danse, conjugués,
sont les deux principaux moyens. Mais ce serait une erreur fondamentale que de réduire ces
différentes formes de transe à diverses techniques du corps. La technique n’opère que parce
qu’elle est au service d’une croyance et parce que la transe constitue un modèle culturel
intégré à une certaine représentation générale du monde. (…) Si bien préparé qu’on y puisse
être, physiquement et psychologiquement, encore faut-il qu’on y soit prêt intellectuellement
et qu’on ait décidé (plus ou moins inconsciemment) de s’y abandonner. (Rouget, 1990: 553)
La légitimation de la transe par la pratique de Cheikh Ibra Fall dans l’histoire
orale rend ce débordement envisageable par les disciples Baay Faal, alors qu’elle
est dévalorisée, et sa pratique beaucoup plus rare, chez les autres Mourides,
du moins à travers ses manifestations les plus théâtralisées et violentes, telle la
flagellation. Pour eux, la portée du sikar est proprement ésotérique, dans la mesure
où le participant est “porteur de baraka” (de grâce divine), selon l’expression de
S. Andézian (2000). Toutefois, au contraire des soufis algériens que cette dernière
étudie, les disciples Baay Faal doivent également apprendre à maîtriser leur transe,
à “apprivoiser la lumière divine”, à contrôler les comportements qu’elle peut
déclencher, à atteindre “l’enstase”, que J. During définit comme le stade ultime
ne se manifestant pas par des signes frappants (1996: 163). La valorisation de
“l’enstase” semble cependant récente chez les Baay Faal et paraît découler d’une
458 Social Compass 57(4)
délégitimation progressive de la flagellation et de tout comportement critiquable
par une hiérarchie khalifale plus rigoriste, à partir des années 1980 et de l’accession
de Serigne Modou Aminata Fall à sa tête (il y restera jusqu’en 2006).
Pour l’avoir expérimenté, le chant répétitif et aigu du sikar, la musique
assourdissante de ce chant collectif, le rythme des percussions, la proximité
coordonnée des autres, leur engagement visible et total dans l’action et la durée
de ce rite amènent à un état sensitif, disons, inhabituel. Il n’est probablement pas
anodin que ma participation à ce rite soit advenue après de multiples observations,
après un certain temps passé sur le terrain, après être devenue encline à me
laisser “affecter”, pour paraphraser Favret-Saada, après m’y être “apprêtée
intellectuellement”, pour paraphraser, cette fois, Rouget. L’expérience, en tous
les cas, n’est pas anodine et engage le corps tout entier, qui se retrouve “pris”
par et dans le rite. Mais si l’expérience personnelle est étonnante, elle l’est aussi
et surtout dans sa capacité à rapprocher les participants, à créer du lien, à agir
finalement à l’extérieur ou à côté de l’expérience elle-même en tant qu’espacetemps ritualisé. Par contre, malgré la distance censée opérer avec le temps,
le recul et le processus d’écriture, il m’est encore difficile de décrire et écrire
cette expérience, de saisir précisément de quelle manière elle m’a “affectée”.
L’anthropologie reste peu armée pour prendre en compte et rendre compte de ces
affects. Il s’agit là sans nul doute d’une voie à explorer.
2.4. Rites quotidiens
À côté du sikar et autres rites cérémoniels, existe une quantité de rites quotidiens
qui renseignent autant, voire davantage, sur les relations et les représentations
sociales Baay Faal. Ces rites sont quotidiens, non pas au sens large de Goffman,
mais au sens de gestes et de pratiques ritualisés dans les interactions quotidiennes,
qui, d’une part, identifient les Baay Faal et, d’autre part, réactualisent leur
appartenance religieuse. Allant de la salutation à la posture face au confrère ou au
marabout, en passant par les modes d’interpellation, ces rites sont des modalités
d’“être-à-l’autre” qui démontrent de l’implication ou de l’appartenance à la voie
Baay Faal. Or, si l’anthropologue y participe, signalant son implication dans
l’action ou l’interaction, il ne doit pas pour autant y appartenir. La frontière
insider/outsider se brouille, d’autant que l’implication change la place donnée à
l’anthropologue, certains l’interprétant même comme un signe d’appartenance.
De nombreux disciples aiment à le répéter, le Baay Faal est quelqu’un
“d’éduqué”, de “discipliné”. Il l’est, tout d’abord, à l’égard de son marabout, la
norme de soumission marquant le rapport corporel et spatial. À l’image de Cheikh
Ibra Fall, le taalibe doit s’abaisser devant son cheikh en le saluant (de la légère
génuflexion au rampement à terre), s’adresser à lui tête baissée, sans le regarder
dans les yeux. Par ailleurs, il est censé attendre que son maître lui demande quelque
chose pour prendre la parole et s’adresser à lui “calmement et discrètement”, sans
l’interrompre, bien que les comportements des disciples restent très variables
selon les contextes et puissent grandement s’écarter, quoique sans conflit, de ces
normes. En outre, en dehors du marabout, les comportements entre disciples,
entre mbokk-taalibe (littéralement “les disciples qui partagent”) sont tout autant
ritualisés. Dans la vie quotidienne des daara, les normes de solidarité, de respect
mutuel et d’humilité peuvent s’apprécier à travers les modes de salutation et
Pezeril: L’anthropologue “insouffisant” 459
d’interpellation. Ils se saluent en faisant le sujjóot (se prosterner en portant le dos
de la main de l’autre à son propre front, puis en offrant la sienne) et s’interpellent
souvent par “Ku baax” (Celui qui est bon) ou en des termes “respectueux” (soxna
si pour une femme, sama sëriñ pour un homme). La seule participation à ces
rites corporels et langagier quotidiens, que ce soit à l’égard des marabouts ou
des disciples, modifie considérablement les interactions sur le terrain. Cette
participation était interprétée, telle que les Baay Faal l’exprimaient, comme un
signe de ma connaissance et de mon respect des normes communautaires, ce qui,
d’un côté, facilitait l’entrée en communication, de l’autre, m’évitait quelques
poncifs servis aux “étrangers”.
Si l’on essaye de comprendre ce qui modifie substantiellement le rapport
au terrain, ce qui donne une nouvelle “place” à l’anthropologue, ce n’est peutêtre pas tant le fait de se laisser affecter que de se laisser participer. L’un des
moments décisifs sur le terrain, et plus précisément dans le cercle de Ñaari Baay
Faal (le quartier de la “résidence” du Khalife général à Mbacké), qui m’était
alors le plus difficile d’accès, me semble avoir été, avec quelques années de
recul, la participation aux travaux collectifs Baay Faal sur le chantier de Touba
Soxlatul Maxwa. De retour du chantier après avoir aidé les femmes à transporter
le ciment toute la journée, les gens me saluent par mon prénom (wolof), d’autres
m’appellent Yaay Faal, nom parfois donné aux femmes Baay Faal. Je n’étais plus
seulement une chercheuse étrangère et observatrice, j’avais “sué” pour la voie
Baay Faal. Un “vieux” dit ce soir-là à l’assemblée que j’avais “donné” de ma
personne, avant qu’un jeune disciple conclue: “C’est une taalibe maintenant”.
Sans être devenue une insider, je n’étais plus tout à fait outsider, révélant ainsi la
multiplicité des modes d’implication et d’appartenance. L’implication corporelle
avait déclenché une certaine reconnaissance, car “il faut donner pour recevoir”,
disent les Baay Faal. La logique du don ou plutôt, selon moi, la logique de la
dette est cumulative, flexible (en termes d’équivalence et de temps) et ne relie
pas seulement deux individus. Il ne doit y avoir ni équivalence, ni équilibre afin
que le lien s’entretienne; il convient juste de “faire tourner la roue” (Godbout,
2000). Un jeune Baay Faal me définit la voie ainsi: “Être Baay Faal, c’est
donner, recevoir, partager”. Le “rendre” de Mauss est devenu “partager”. Les
Baay Faal ont hissé le don—“le don de soi, de ses biens, de sa force, de ses
enfants”—au rang de nécessité mystique. Ils m’incitent donc le plus souvent
à entrer dans cette logique de la dette, tout autant qu’à participer aux rites et à
m’impliquer dans la voie.
3. Conclusion
Tedlock (1991), l’un des premiers à affirmer la nécessité de ne plus pratiquer une
“observation participante” mais une “participation observante”, avait déjà relevé
“l’étrange méthode” demandant à l’anthropologue d’être émotionnellement
engagé en tant que participant et, en même temps, observateur dépassionné
de la vie des autres. Pour dépasser cette aporie, il convient de reconnaître les
intersubjectivités propres au travail de terrain et tenter de les expliciter. Pour
Faavret-Saada, le chercheur doit gérer deux phases distinctes: une participation
affectée aux interactions de terrain, puis une objectivation distanciée à l’écriture.
460 Social Compass 57(4)
La césure n’est peut-être pas toujours aussi évidente. En fait, le chercheur
suit un parcours, dans son rapport au terrain, qui va souvent de la découverte,
l’installation, l’établissement de relations de confiance et d’amitié (et d’inimitié),
la routine, etc., au départ du terrain, parfois à un véritable exit du monde social
étudié, même si les frontières insider/outsider sont ténues et que l’exit peut-être
temporaire. Dans les écrits anthropologiques (et surtout à propos du soufisme)
existe une insistance autour des obstacles rencontrés sur le terrain, des efforts
déployés par le chercheur pour accéder à des rites inaccessibles et secrets. Sans
nier l’existence de certaines conditions de participation ou d’observation érigées
par les enquêtés, les rites Baay Faal sont publics et la participation d’“étrangers”
est possible, voire encouragée. L’ethnographie de l’expérience religieuse soufie
n’est donc pas, dans ce cas, inaccessible à l’“étranger”, même si elle exige de lui
un certain engagement, que des chercheurs pourraient qualifier de “radical”, et
qui consiste à adhérer ou, du moins, à participer à des modes d’“être-à-l’autre”
propres au groupe étudié.
Finalement, le parcours de l’anthropologue fait écho à celui du disciple Baay
Faal. Il est aussi fait de tensions, d’adaptations, d’épreuves et s’apparente à un
cheminement visant à une progression dans un monde social. Si la forte implication
des disciples dans leur parcours religieux n’est pas exigée du chercheur, la démarche
progressive d’intériorisation et d’incorporation des normes est similaire. Les
parcours en miroir se reflètent dans la construction de ce texte, où l’implication
du disciple modifie substantiellement l’implication de l’anthropologue, qui ellemême transforme le rapport au terrain. En effet, les difficultés ressenties au départ
du terrain ont pu, pour certaines, être dépassées grâce à la participation à la fois
aux rites et à la logique de la dette, puisque cette participation est interprétée
comme un signe d’engagement et même de reconnaissance. Elle permet non
seulement d’expérimenter des pratiques centrales pour les enquêtés, de saisir une
partie d’une expérience difficile à décrire, mais aussi de déclencher des réactions,
de modifier le regard des autres et la place octroyée à l’anthropologue. L’essentiel
n’est donc peut-être pas tant d’être affecté que de donner et de se donner au
terrain. Ce don de soi comporte toutefois le risque de se retrouver affecté. Ce
“risque”, l’anthropologue a à l’assumer et à l’expliciter, au lieu de le circonscrire
aux limbes, voire aux impensées de la littérature anthropologique.
Toutefois, il me semble important de souligner que la participation affectée
de l’anthropologue ne peut être comparée—et surtout confondue—avec celle
des disciples. L’anthropologue garde une position “insouffisante”, puisque, d’un
côté, il entre dans le rite et se retrouve contraint par le corps et sous l’emprise de
l’esprit de la voix, de l’autre, il en sort, il s’en extrait pour les analyser et donc
s’en éloigner. Même l’anthropologue converti garde une distance nécessaire pour
analyser ces rites, ce qui, en soi, le distingue des autres disciples. Dans le même
temps, la distance créée par l’analyse est parfois illusoire. Les expériences les
plus “affectantes” restent indicibles et l’objectivation de ses affects une gageure.
L’anthropologue est ainsi doublement “insouffisant” dans son rapport au terrain
et dans son rapport au texte. La participation aux rites et le don de soi ne doivent
donc pas faire croire au lecteur (ni à l’anthropologue lui-même) que le chercheur
se retrouve totalement à la place des autres. Sous peine de dériver vers des récits
auto-centrés, la réflexivité est décisive, à la condition d’éclairer le fonctionnement
de la société étudiée et les modalités d’obtention des données anthropologiques.
Pezeril: L’anthropologue “insouffisant” 461
NOTES
1.
Je remercie vivement Laurent Gaissad et Sarah Demart pour leurs relectures attentives
et critiques de ce texte, ainsi qu’Anne-Marie Vuillemenot pour son invitation au colloque
passionnant Corps et soufisme, organisé en 2008 à l’Université Catholique de Louvain. Les
idées exposées dans ce texte sont toutefois de ma responsabilité exclusive.
2.
En 2000, Babacar Samb, professeur et directeur du département d’Arabe de l’Université
Cheikh Anta Diop de Dakar, m’expliquait qu’aucun mémoire n’avait été soutenu sur
les Baye Fall (malgré ses recommandations), car les étudiants avaient soit refusé, soit
abandonné, suite à une conversion.
3.
Pour une présentation plus détaillée de Mame Baba Ngom ou d’autres interlocuteurs
cités, voir Pezeril (2008a).
4.
La signification du terme daara change ici quelque peu, car il désigne une école
coranique dans son sens “traditionnel” et non pas une unité de vie religieuse et économique
telle que l’instaurera Cheikh Ibra Fall au tournant du 20ème siècle, en établissant des “daara
de travail” (Cruise O’Brien, 1971). Cette formule est toutefois réductrice, dans la mesure
où de nombreux daara Baay Faal offrent une éducation religieuse, de la connaissance du
Coran et de la langue arabe à l’explicitation de pensées mystiques soufies.
5.
Pour une analyse détaillée de cette histoire, voir Pezeril (2008a). En arrivant, Cheikh Ibra
Fall s’est prosterné devant Cheikh Amadou Bamba et lui a donné ses mains en disant: “Je te
confie ma vie ici-bas et dans l’au-delà. Je ferai tout ce que tu me prescriras, j’abandonnerai
tout ce que tu m’interdiras (lu nga ndigël ma jëf ko, lu ngay tere ma baay ko)”. Cette
déclaration est toujours aujourd’hui celle du njebëlu, de la déclaration d’allégeance, dans
sa forme la plus commune.
6.
Unité de vie religieuse généralement isolée, regroupant une dizaine de jeunes hommes
disciples autour d’un marabout ou de son représentant, pendant trois ans, soit le temps
d’apprentissage de la tarbiyya, avant de devenir des Gore Yalla, des “hommes de Dieu”.
7.
Autant l’accélération de l’urbanisation (et de l’exode rural), des migrations
internationales, de la paupérisation, l’individualisation, etc. Voir Pezeril (2008b).
8.
Faut-il se convertir pour les besoins de l’enquête ou faire croire que l’on est “indigène”?
Rapidement, la question de la conversion feinte ou stratégique, qui renvoie à celle du
mensonge ou du masque de l’anthropologue, n’est pas toujours posée adéquatement, malgré
l’intérêt de certaines prises de position (surtout anglo-saxonnes) autour de la constitution
d’une “éthique de la recherche” en anthropologie. (Remarquons toutefois le numéro, dans
le monde francophone, d’Ethnographiques de 2008, consultable à l’adresse: http://www.
ethnographiques.org/Numero-17-novembre-2008.) Car même en révélant son identité
de chercheur—ce qui fut mon cas dans la plupart des interactions—on n’épuise pas les
malentendus sur les raisons de notre présence et la méthodologie de notre travail. Ensuite,
bien évidemment, certains terrains ne sauraient accepter la divulgation du statut ou du
rôle (notamment les “terrains à risque” ou “minés”, voir le numéro d’Ethnologie française
2001, 31(1)). Par ailleurs, même en se prévalant d’une certaine honnêteté, on n’échappe
pas aux accommodements de la vie quotidienne et aux adaptations avec le “terrain” (par
exemple, j’ai fini par m’inventer un “mari” très occupé et donc invisible, mais qui me
permettait de court-circuiter à la fois les demandes en mariage et les “leçons de morale”,
accompagnées de litanies sur les mœurs occidentales dissolues – voir Pezeril, 2007). Enfin,
“l’honnêteté”, puisqu’il s’agit d’un concept moral, se conçoit peut-être davantage—et, du
moins, autant—dans l’écriture et la réflexivité que dans la mise en place de procédures
“d’information éclairée” sur le terrain.
9.
À la relecture de ce passage de ma thèse (2005), J-P. Olivier de Sardan me précise qu’il
n’y voit “pas une expression à prendre au pied de la lettre, ni un ‘indicateur pour de vrai’
de la réussite d’une insertion, mais une référence habituelle de beaucoup d’anthropologues,
d’ordre plutôt métaphorique, pour signifier l’accès à une maîtrise minimale des significations
émiques et des codes locaux”, Communication personnelle (2004).
462 Social Compass 57(4)
Serigne Ousseynou Fall, petit-fils de Cheikh Ibra Fall et frère du Khalife général de
l’époque (Serigne Modou Aminata Fall), se présente aux élections présidentielles de 2000 et
fonde le Mouvement des citoyens pour une démocratie de développement (“développement”
basé sur “le modèle de Khelcom”). Voir Pezeril (2005).
10.
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Charlotte PEZERIL a enseigné les Sciences économiques et sociales en
France, puis a obtenu un doctorat à l’EHESS en Anthropologie sociale et
ethnologie en 2005. Sa thèse a porté sur l’étude d’une communauté soufie
du Sénégal, les Baay Faal, et sur ses dynamiques de marginalisation, dans
la mesure où les disciples sont très tôt étiquetés comme de “mauvais” ou de
“faux” musulmans (publiée en 2008: Islam, mysticisme et marginalité: les
Baay Faal du Sénégal, L’Harmattan). Aujourd’hui, Charlotte Pezeril poursuit
son étude des dynamiques de marginalisation et de stigmatisation à l’égard
des personnes vivant avec le VIH/sida en Belgique. Elle est chercheuse à
l’Observatoire du sida et des sexualités des Facultés universitaires SaintLouis (Bruxelles). ADRESSE: Observatoire du sida et des sexualités, Facultés
universitaires Saint-Louis, 43 Boulevard du Jardin Botanique, 1000 Bruxelles,
Belgique. [email: [email protected]]