Kathleen Gyssels - LIMAG Littératures du Maghreb
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Kathleen Gyssels - LIMAG Littératures du Maghreb
Kathleen Gyssels "Filles de Solitude" Essai sur l'identité antillaise dans l'oeuvre de Simone et d'André SchwarzBart Kathleen Gyssels "Filles de Solitude" Essai sur l'identité antillaise dans l'oeuvre de Simone et André SchwarzBart Cette publication a été rendue possible grâce au soutien de l'UFSIA (Université d'Anvers) One ever feels his two-ness, an American, a Negro; two souls, two thoughts, two unreconciled strivings; two warring ideals in one dark body... W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folk Être femme et antillaise, c'est un destin difficile à déchiffrer. Maryse Condé Sigles Oeuvre des Schwarz-Bart: DDJ Le Dernier des Justes, Paris, Seuil, 1959, Coll. "Points" PDP Un plat de porc aux bananes vertes, Paris, Seuil, 1967 LMS La mulâtresse Solitude, Paris, Seuil, 1972, Coll. "Points" TM Pluie et vent sur Télumée Miracle, Paris, Seuil, 1972, Coll. "Points" TJ Ti Jean L'horizon, Paris, Seuil, 1979, Coll. "Points" Maisons d'édition: Sl Paris, Seuil GA Paris, Gallimard PA Paris, Présence Africaine HA Paris, L'Harmattan CA Paris, Éd. Caribéennes Sauf indication contraire, le lieu d'édition est Paris. Les termes marqués d'un astérisque sont regroupés dans le glossaire en fin de volume IntroductionIntroduction Dix ans avant le quincentenaire de la découverte de l'Amérique par Colomb, Tzvetan Todorov s'interroge sur la découverte que le je fait de l'autre, sur la rencontre entre le vieux et le nouveau monde, rencontre qui n'en était pas une, car l'autre fut jugé inférieur, exploité et dominé pendant des siècles 1 . Lorsque je découvris Un plat de porc aux bananes vertes, je ressentis moi-même ce "choc" devant l'autre à la fois lointain et proche qu'est l'Antillais. Car ce roman au curieux titre culinaire porte les traces de cette lointaine rencontre: le personnage schwarz-bartien continue de pâtir du rapport entre les conquérants venus du Nord et les Africains "transbordés" qui remplacèrent les indigènes massacrés. Il nous confronte avec la problématique identitaire antillaise: la protagoniste, veille Martiniquaise exilée dans un asile parisien se dit choquée de l'irréductible altérité des Blancs, de leur manière, par exemple, dont ils fêtent Noël. Transplantée en Martinique et Guadeloupe, cette fête religieuse donne lieu à des scènes différentes: dans les pauvres "cases-à-veiller-Noël" (PDP, 160), on se réchauffe l'âme et "l'on en mange du bon, et l'on en boit du réjouissant"2 , oubliant, le temps de l'enchantement culinaire, "les enfants vraiment attendus de personne!" (PDP, 159) Selon Mariotte, l'Antillais fête Noël d'une manière beaucoup "plus fidèle que celle des Européens, qui voyaient de la neige, des truffes et de grands sapins en Palestine..." (PDP, 159) Alors que tout à Paris rappelle la fête de la Nativité, il n'y manque qu'une seule chose pour que l'exilée se console de sa solitude: ce plat créole cuisiné délicatement par la mère, véritable "madeleine schwarz-bartienne". Ce savoureux plat lui rappelle douloureusement qu'elle n'est pas chez elle en métropole et ranime le passé refoulé. De fait, être Antillais signifie très souvent vivre en exil, en métropole ou ailleurs, voire dans les îles mêmes: "C'est que l'exil est en nous, dès le premier jour, et d'autant plus usant que nous n'avons pas encore appris à le débusquer sous nos frêles assurances ni n'avons d'un seul tenant réussi à le terrer, ici" 3 . Respecter les fêtes de l'ex-colonisateur tout en préservant ses croyances magico-religieuses et les coutumes du "pays"; parler la langue française tout en pensant créole et enfin, sauvegarder le Tzvetan Todorov, La Conquête de l'Amérique. La question de l'autre, Sl, 1982, 11. Voir aussi Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Sl, 1988, Coll. "La couleur des idées". 1 2 Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, PA, 1983, 15. Réédition de 1947. Glissant, Le Discours antillais, Sl, 1981, 264. Je référerai à cet essai capital par le sigle DA. Quant aux autres essais, j'utiliserai les sigles suivants: IP L'Intention poétique, Sl, 1969, Coll. "Pierres Vives"; PR Poétique de la Relation, Sl, 1990. 3 Introduction 12 "manger-créole". Autant de "discours identitaires" ou de "pratiques culturelles4 " en remède à la souffrance exilaire, palliatifs à l'aliénation, qui sera, dans mon étude, antonymique à l'identité (que celle-ci soit individuelle ou collective). D'emblée, l'Antillais apparaît comme un être moins "identique" à lui-même que changeant en fonction de la personne (blanche ou noire) qu'il a en face de lui et du lieu où il se trouve. D'où un constant tiraillement entre l'ici et l'ailleurs, une tension permanente du fait qu'il se trouve pris entre "deux ethnies, deux esthétiques, deux éthiques", comme l'a bien vu Jack Corzani. Cette constitution identitaire diffractée et plurielle, ambiguë et clivée est aux yeux de Glissant la meilleure réussite du maître, du colon et du "métro" blanc: ils ont rendu l'esclave, l'ex-esclave et le "domien" étranger à lui-même (DA, 16). À la fois "l'ex-esclave noir et le Français dont il a plus ou moins bien intériorisé les valeurs et les comportements 5 ", l'Antillais accomplit une quête identitaire semée d'embûches. Je me propose d'interroger les multiples "épreuves" qui rendent l'identité (raciale, sociale, culturelle) particulièrement altérable, moins identique que changeante et plurielle. Si l'identité préoccupe l'auteur comme son personnage, il faut cependant dissocier l'un et l'autre. Car si Flaubert déclara, sûr de choquer, "Madame Bovary, c'est moi", une des plus talentueuses romancières antillaises réplique aujourd'hui que "Véronica n'est pas Maryse Condé 6 ". Dès qu'il est question de littérature tiers-mondiste, l'on a tendance à lire et à interpréter l'oeuvre à la lumière de la vie des auteurs que l'on suppose mettre beaucoup d'eux-mêmes dans leurs fictions. Il est vrai que la forme de la narration7 et les titres 8 invitent souvent à cette projection. Puisque la quête préoccupe les auteurs comme leurs personnages, puisque l'identité est thématisée aussi bien dans le locus classicus littéraire noir (the slave narrative) que dans les romans négro-américains et afro-antillais modernes, une approche biographique a longtemps dominé l'étude des "nouvelles littératures9 ." 4 Voir Daniel Baggioni, "Le cache-cache d'une culture minorée et les lambeaux de l'identité perdue" dans Formes-Sens/Identité, éd. par Jean-Claude Carpanin Marimoutou et Daniel Baggioni, Publication de l'université de la Réunion, 1989, 11-12. Francis Affergan, Anthropologie à la Martinique, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1983, 2-3. 5 Interview avec Vévé Clark, "Je me suis réconciliée avec mon île", Callaloo, 12.1, Winter 1989, 120. voir aussi sa préface à la réédition d'Hérémakhonon, En attendant le bonheur, Seghers, 1988. 6 7 Biographie romancée, journal intime, autobiographie fictive, roman épistolaire. Les titres des classiques caribéens soulignent la thématique identitaire et raciale: Je suis Martiniquaise, Fille d'Haïti, La Négresse Blanche, Mon examen du Blanc, Lettres à une Noire, Black Boy, In the Castle of my Skin, etc. 8 Des revues comme New Literatures Written in English et Commonwealth Literature, consacrées à la littérature des ex-colonies brittanniques, prouvent la découverte de ce "nouveau monde" littéraire. 9 Introduction 13 Un des meilleurs critiques caribéens, F.I. Case, déplore ainsi que Michèle Lacrosil soit méjugée par la critique parce que celle-ci projette l'auteur sur son personnage10 . En fait, cette approche-là trahit une certaine condescendance de la part du Centre: la littérature périphérique ne serait pas encore maître de tous les registres littéraires, incertaine quant à la voie à sillonner et la voix à adopter. L'obstination à "autobiographier" la littérature des ex-colonies fait tort à ce qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire une littérature originale et innovatrice, défiant celle du Centre. Elle est d'autant plus injustifiée dans le cas du corpus schwarz-bartien que Télumée, Solitude et Mariotte constituent un trio que beaucoup, sinon tout, sépare de leurs créateurs11 . Afin d'essayer de sonder l'identité antillaise dans l'oeuvre schwarz-bartienne, j'ai opté pour une perspective trifocale qui sépare auteur, narrateur et personnage. Dans un premier volet, je m'interrogerai sur l'identité des auteurs. Certes, la question "qui" et 'qu'est" un auteur antillais aurait pu faire l'objet d'une thèse en soi mais d'autres y ont répondu fort bien avant moi 12 . Je me limiterai ici uniquement à la force motrice de l'écriture schwarz-bartienne. Ensuite, je passerai en revue les mobiles d'écriture et de prédominance féminine, axe stratégique de l'oeuvre romanesque schwarz-bartienne qui, à tous égards, rend Hommage à la femme noire 13 . D'où mon titre, qui met en relief le rapport étroit entre l'identité antillaise et l'"obsession généalogique" d'une part, l'importance de la relation mère-fille en milieu matrifocal d'autre part et enfin, l'exploitation littéraire de l'unique héroïne antillaise. L'esclave Solitude continue d'inspirer aujourd'hui des Antillaises exploitées et qui veulent se libérer des rôles imposés à la femme noire, lesquels j'examinerai dans le chapitre trois. Enfin, j'ai reconsidéré la signification de la formule "littérature antillaise" et de ses conséquences pour la critique. Frederick Ivor Case, The Crisis of Identity. Studies in the Guadeloupean and Martiniquan Novel, Sherbrooke, Naaman, 1985, 30: "The conclusions concerning Lacrosil's work evoke the fundamental problem in the study of African and Caribbean writers in particular and of third world writers in general and that is the tendency to see the writer in his/her characters, to consider the novel as a mere extension of the writer's autobiography, a timid attempt to expose the self." 10 11 Pour F.I. Case (oc, 134-5) le pessimisme extrême exclurait toute identification entre lecteur et personnage, d'une part, entre auteur et personnage, de l'autre. Selon Richard Burton, tout intellectuel antillais est en proie à un "bifocalisme chronique", à une "permanente extroversion" qui dresse une barrière entre lui et le peuple en faveur duquel il s'engage. (Richard Burton, "Between the particular and the universal: dilemmas in the Martinican intellectual" dans Intellectuals in the Twentieth-Century Caribbean, éd. par Alistair Hennessy, Warwick University Caribbean Studies, 1992, 187-8.) Voir p.e Les écrivains antillais et leurs Antilles, thèse de doctorat nouveau régime de Romuald Fonkoua, Univ. de Lille III, juin 1990, 2 Vol. 12 Simone Schwarz-Bart avec la collaboration d'André Schwarz-Bart, Hommage à la femme noire, Ed. Consulaires, 1989, 6 Volumes 13 Introduction 14 Le deuxième volet illustrera des aspects de l'écriture schwarz-bartienne souvent esquivés par la critique, mais qui rendent compte des ressources narratives originales en rapport à la problématique identitaire. Sans me limiter au pur fonctionnement du texte, j'étudierai le narrateur à l'oeuvre dans le récit (la perspective narrative), dans l'interstice paratextuel et au début des romans. Quêtes d'identité, les romans se prêtent à merveille à une enquête sur l'identité antillaise, sujet du dernier volet du triptyque. Comment le personnage schwarz-bartien se construit-il une identité raciale et socio-culturelle? Quand et comment le caractère conflictuel, hybride, miltiple fait-il surface et le sujet en prend-il conscience? Constamment écartelé entre des camps opposés, confronté à des valeurs antagonistes, le personnage schwarz-bartien devra surmonter des crises identitaires, rétablir l'équilibre fragile. Héritier de plusieurs races et cultures, vivant dans une société métissée et néocolonisée, l'Antillais(e) adoptera une conduite spécifique, conseillée inlassablement par Reine Sans Nom: sois "une vraie négresse à deux coeurs (TM, 66, 241) ou encore, "un vrai tambour à deux peaux" (TM, 94). Cette dualité et duplicité ne sont plus longuement des pierres d'achoppement, mais les pierres de touche d'un intelligent métissage, notion centrale dans mon essai. Dans ma conquête du discours métis schwarz-bartien, - métis parce qu'il porte l'empreinte d'au moins deux identités - , le caractère double, aussi embarrassant soit-il aux yeux de plus d'un critique 14 , m'est apparu comme la foncière originalité des auteurs. Celle-ci consiste à répondre uniformément à la question de l'altérité: en démontrant que ce que désire et ce que souffre l'autre est en fin de compte ce que je désire et souffre. D'où le mérite de l'oeuvre schwarz-bartienne: "sa 'vérité' est plus 'universelle' que proprement antillaise", conclut Cailler15 . Fanta Toureh (L'imaginaire dans l'oeuvre de Simone Schwarz-Bart: approche d'une mythologie antillaise, HA, 1987) sépare rigoureusement TM et TJ de LMS et PDP. F.I. Case (oc, 133) considère que PDP est de la main seule de Simone et que LMS aurait dû être écrit par un Caribéen! Enfin, Beverley Ormerod (An Introduction to the French Caribbean Novel, London/Kingston: Heinemann, 1985) se limite à TM et ne souffle mot du roman d'André. 14 Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue. Edouard Glissant et l'(H)histoire antillaise, Tübingen: Gunter Narr, 1988, 173. 15 Introduction 15 Volet 1 Histoire d'Outre-mer, histoires d'outre-mères 18 Introduction Chapitre 1Chapitre 1 De la Révolution française aux lettres révolutionnaires [La Martinique et la Guadeloupe] sont des points sur la carte, et des événements qui se perdent dans l'histoire de l'univers. Voltaire, Essai sur les moeurs 1.1. À l'heure du bicentenaire.1. À l'heure du bicentenaire Au moment où j'écris ces lignes la France vient de commémorer avec faste le bicentenaire de sa Révolution. Tout a été fait pour que le citoyen redécouvre l'épisode parmi les plus glorieux et marquants de l'Histoire française. La commémoration, à travers sa riche diversité16 , rappelle principalement ce que la Révolution signifie pour la France en premier lieu, pour l'Europe ensuite, si ce n'est pour le monde entier. Au cours des festivités, l'attention était principalement tournée vers l'Hexagone où elle vit le jour. Tout se passe comme si la Révolution (de même que la Contre-Révolution17 ) n'avait pas été exportée dans "ces îles que l'on dit françaises" (selon l'expression d'Oruno-Denis Lara18 ), y provoquant des scènes aussi troublantes, sinon plus sanglantes. Quoiqu'éloignées de quelque 7000 km de la France, les Antilles furent le théâtre de violents affrontements entre royalistes et républicains qui se combattaient pour des motifs sensiblement différents de ceux de leurs compatriotes. La classe dirigeante béké était divisée par le débat sur l'abolition de l'esclavage. Parmi les planteurs fidèles à Bourbon, beaucoup furent hostiles aux principes révolutionnaires par crainte de voir leur gérontocratie, et donc leurs richesses et prérogatives, compromises. À leur cause se ralliaient les nègres affranchis et les hommes de couleur qui s'illusionnaient de gouverner de concert avec les Blancs Elle prit la forme de publications spéciales, comme Le Monde de la Révolution française et Le journal de 1789 dans Le Figaro Magazine. Claude Mazauric et Antoine Casanova publièrent Vive la Révolution, Messidor, 1989. De nombreux spectacles, ainsi que le cinéma (La Révolution française de Robert Enrico) assurèrent l'éclat et la pompe de la célébration. 16 17 Voir le récit du marquis Camille de Valous, Avec les Rouges aux Isles du Vent, CA, 1989. 18 Dorothy Carrington et Oruno-Denis Lara, Le Bicentenaire et ces îles que l'on dit françaises, Syllepse, 1989. De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 20 la masse esclave. D'autres sang-mêlé s'imaginaient par contre accéder à la plénitude des droits civiques en adhérant au camp adverse. Quant au camp patriote, il se composa enfin de "petits Blancs" et d'esclaves, défenseurs du régime républicain par pur envie de voir les riches ruinés. Sans qu'elle n'en ait toujours saisi la portée, une masse d'asservis participa de force aux luttes armées19 . Certains Noirs contribuèrent activement à la substitution du drapeau fleurdelisé par la cocarde tricolore. Que leurs noms soient tus, que Toussaint Louverture n'ait eu droit de cité, voilà des faits qu'Yves Benot 20 se donne pour tâche de ressusciter et dont se plaint avec sarcasme Louis Sala-Molins 21 . Cette Révolution outre-mer est donc à peine connue ou commémorée, aussi capitale qu'elle ait été pour les Antilles. Le bicentenaire n'attribue qu'une place infime à ces "provinces éloignées" quand il s'agit d'exalter la France. Heureusement, l'historiographie locale riposte à ce silence offusquant par des publications et des colloques pluridisciplinaires22 qui centrent l'attention sur l'ébranlement du pouvoir colonial, sur son influence décisive dans les communautés afro-caribéennes. À lire ces travaux, il devient clair qu'au lieu de parler de la Révolution, unique en "genre et en nombre", il conviendrait de célébrer une multitude de révolutions antillaises. Pour inspirée qu'elle soit des Lumières, la Révolution ne possédait pas moins son génie propre, puisque seule une "révolution dans la Révolution" permit aux Antillais de "bénéficier à leur tour des bienfaits de l'égalité et de la liberté politique23 ". Aimé Césaire avait plaidé dès 1960 pour la construction d'une mémoire historique indépendante de l'Histoire officielle. Dans Toussaint Louverture, nous lisons: "il n'y a pas de 'Révolution française' dans les colonies françaises. Il y a dans chaque colonie française une révolution spécifique, née à l'occasion de la Révolution française, branchée Pour en savoir davantage, lire la réédition, préfacée par Oruno-Denis Lara, de La Guadeloupe dans l'histoire d'Oruno Lara, HA, 1979, chap.IX (1794-1802) 19 Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies: 1789-1794, Ed. La Découverte, 1988. Lire aussi "La question coloniale en 1789 (ou l'année des déceptions et des contradictions", Le dix-huitième siècle, nE 20, 1988, 179-191. 20 21 Louis Sala-Molins, Les misères des Lumières, Laffont, 1992, 188-189. 22 Un colloque a été tenu à Fort-de-France et à Pointe-à-Pitre en 1986 (actes publiés par GRECLA; c.r de Joseph Jurt, "L'identité, droits de l'homme et identité caribéenne," Romanische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 1987, 480-86. Des historiens antillais lui consacrent plusieurs ouvrages: De la Révolution française aux révolutions créoles et nègres de Michel L. Martin et Alain Yacou (CA, 1989), La Révolution aux Caraïbes de Lucien Abenon et Liliane Chauleau (Nathan, 1989); Les Antilles pendant la Révolution française de Georges Bruley (CA, 1989); Le Bicentenaire et ces îles que l'on dit françaises de Dorothy Carrington et Oruno-Denis Lara (oc). Enfin, signalons la réédition de L'épopée Delgrès de Germain Saint-Ruf (HA, 1989). René Depestre, "Pour une francophonie des droits de l'homme" in L'Amérique latine et la Révolution française, oc, 131. 23 À l'heure du bicentenaire 21 sur elle, mais se déroulant selon ses lois propres et avec ses objectifs particuliers24 ." 1789 mérite d'autant plus d'être rappelée par les Antillais, qu'il leur faut urgemment répliquer aux silences, aux déformations et aux occultations dont se rend coupable une commémoration "apologétique, dépourvue de neutralité et de sens critique 25 ." En effet, que l'on fête le bicentenaire ou le quincentenaire de la découverte de l'Amérique, deux commémorations entre lesquelles ce travail a grosso modo pris forme, plutôt que la fin de la guerre de l'Algérie ou le tricentenaire du Code Noir26 prouve que l'Histoire reste l'affaire de ceux qui dominèrent la scène du monde, qui partirent "civiliser" les peuples "sauvages". Les célébrations 27 , - voire l'attribution de prix littéraires 28 - , cachent mal l'européocentrisme. Lara s'engage à récupérer l'histoire confisquée et désincarnée, à rectifier l'historiographie officielle du Centre en livrant la vision "d'en-bas", l'histoire intérieure des Antilles. Roger Toumson lui empiète le pas lorsque, en 1986, il lance un appel à une réflexion autocentrée et "approfondie [...] sur les crises solidaires d'effondrement de la société de l'Ancien régime et du système colonial esclavagiste, [...]29 ." C'est dans la même tentative de récupération et de réappropriation du passé antillais au seuil du XVIIIe siècle que des artistes se joignent aux historiens. Ralph Talmar trouve urgent que certains esclaves ou affranchis soient réhabilités en raison des hauts faits qu'ils ont accomplis: 24 Aimé Césaire, Toussaint Louverture, La Révolution française et le problème colonial, PA, 1981, 24. 25 Voir Dorothy Carrington et Oruno-Denis Lara, Le Bicentenaire de ces îles que l'on dit françaises, oc, 34. 26 Louis Sala-Molins s'indigne: "1985. Tricentenaire du Code Noir, totalement ignoré par la presse, la radio, la télévision françaises." (Le Code Noir. Le calvaire de Canaan, PUF, 1987) 27 Eduardo Galeano trouve à propos du cinqcentenaire que "la seule célébration possible serait un hommage aux vaincus, la seule qui ne soit pas obscène." (Libération du samedi 11 et dimanche 12 juillet 1992) 28 À en croire le titre suivant: "Nobel aux Caraïbes. En couronnant l'épopée métisse du poète et dramaturge Derek Walcott, né à Sainte-Lucie, le jury suédois célèbre à sa manière la découverte de l'Amérique." (Libération du 10 octobre 1992) Roger Toumson, "La période révolutionnaire aux Antilles: Images et Résonances" in La période révolutionnaires aux Antilles dans la littérature française (1750-1850) et dans les littératures caribéennes francophone, anglophone et hispanophone, GRECLA, 1986, 8. 29 De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 22 Actuellement, [...] le grand sujet de conversation, c'est la Révolution française. Seulement, personne ne parle du rôle prépondérant qu'ont joué certains noirs dans cette révolution. Le silence est de mise en ce qui concerne le Chevalier de Saint-Georges 30 , ce mulâtre guadeloupéen aux purs idéaux, ou les escadrons de femmes noires... 31 Bien sûr, il serait faux de prétendre que personne n'aurait prêté attention au tourbillon révolutionnaire aux Antilles. Certains auteurs n'ont pas attendu l'année glorieuse de 1989 pour textualiser les multiples contradictions engendrées par les antagonismes de classe et de race au siècle des Lumières. Je pense bien sûr à El Siglo de las Luces d'Alejo Carpentier, à La Danse sur le volcan de Chauvet, sans oublier les antécédents négrophiles, tels Bug-Jargal de Victor Hugo32 ou Toussaint Louverture de Lamartine33 , réécrit par Glissant 34 et C.L.R James 35 . Dans ces oeuvres, le colonisé agit insidieusement à contre-courant de l'Histoire, réclamant le droit à l'insurrection et au libre arbitre. Le bicentenaire repose dans toute son acuité l'épineux problème de l'écrivain antillais face à l'Histoire. L'auteur devra livrer la version "indigène" du passé de l'île, l'histoire que j'écrirai avec minuscule36 . Pour Lara, l'oeuvre littéraire est "une navigation aux frontières de l'histoire" 37 , point de vue que partage André Schwarz-Bart. Il se dit confronté à "la dimension historique des Antilles, sans laquelle, comme pour les Juifs, il est impossible de rendre compte du plus petit 30 Homme de couleur qui se distinguait par sa carrière extraordinaire tant dans les affaires publiques que dans l'armée. Escrimeur et violoniste, il composa aussi des opéras parmi lesquels La chasse et Ernestine, dont le livret fut écrit par Laclos (Bangou, La Guadeloupe, HA, 1987, t1, 103-4). Alexandre Dumas s'inspira de sa vie dans un roman publié en 1843 et exhumé par Léon-François Hoffmann (Georges, GA, Coll. "Folio", 1974). Roland Brival lui consacre son dernier roman où la vie du mulâtre est évoquée par son esclave Scipion, véritable double du maître (Le Chevalier de Saint-Georges, Lattès, 1991). 31 Ralph Tamar dans la brochure de presse jointe à Hommage à la femme noire de Simone Schwarz-Bart. 32 Premier ouvrage de Hugo, écrit à l'âge de 16 ans, ce roman devait faire partie d'un ouvrage plus étendu Contes sous la tente. Publié en 1826, édition Presses Pocket, 1985. Se rapporter à l'article de Bernard Mouralis, "Histoire et Culture dans 'Bug-Jargal'", Revue des Sciences Humaines, janvier-mars 1973, 47-68. Première édition en 1850. (Oeuvres poétiques, GA, La Pléiade, 1963). Membre du Gouvernement provisoire en 1848, Lamartine signa le décret d'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises. 33 34 Glissant, Monsieur Toussaint, Sl, 1961. C.L.R. James, The Black Jacobins, 1936, traduction Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue, CA, 1991. 35 Comme le fait Bernadette Cailler dans Conquérants de la nuit nue. Edouard Glissant et l'(H)histoire antillaise, oc. 36 Oruno-Denis Lara, "Histoire, pouvoir politique et littérature aux Antilles" dans Figures du pouvoir dans le roman africain et latino-américain. Actes du colloque de Lausanne, éd par Laurent Monnier, Cahiers du CEDAF, 1987, 322. 37 À l'heure du bicentenaire 23 geste quotidien" 38 . Pour lui, l'histoire est à la fois ce qui anime et dérange l'activité littéraire, écueil à la genèse du "discours antillais". Après avoir majestueusement romancé la diaspora juive de l'an 1000 jusqu'à nos jours, l'auteur du Dernier des Justes conçoit le projet d'établir: d'une façon compatible avec la vérité historique, et en accord avec les lois de la vérité romanesque [...], la fameuse filiation généalogique qui permettrait de remonter au-delà de l'esclavage, jusqu'à l'Afrique précoloniale 39 . Travail cyclopéen, forcément volumineux, puisque André Schwarz-Bart ne voudrait tronquer la réalité antillaise, lui amputer une de ses nombreuses facettes qui rendent compte de la multiplicité créole: "C'est en raison de la diversité de ces problèmes, dans l'espace et dans le temps, qu'il a fallu étaler cette histoire sur sept tomes, sous peine de n'affleurer que certaines réalités 40 ." Bref, l'histoire prédomine au niveau de l'être-antillais et elle le fera au niveau romanesque. Harcelé par son passé, l'Antillais doit d'abord se libérer des "arcanes de son coeur d'esclave portant son maître en lui-même, alors que les chaînes sont tombées" (PDP, 48). Si 1789 aboutit à la conscience de soi de l'homme du Nouveau Monde, la date marque aussi la naissance d'un espace littéraire antillais41 . Il n'empêche qu'il a fallu attendre longtemps avant d'assister à l'éclosion d'une littérature "souverainement" antillaise42 . Il est clair que l'écrivain a 38 André Schwarz-Bart dans Le Figaro Littéraire du jeudi 26 janvier 1967. 39 Robert Kanters, "ASB raconte l'histoire de son livre", art.cité. 40 Gilbert Ganne dans L'Aurore, du 02 février 1967, 13a. 41 Vincent Placoly, "Révolution française, révolutions américaines. Définition d'un nouvel espace littéraire" dans Une journée torride, La Brèche, 1991, 133-134. 42 Voir les réflexions de Robert Pageard que je peux appliquer au champ littéraire antillais: "Réflexions sur l'évolution du champ littéraire en Afrique noire d'expression française" dans Le champ littéraire, études réunies 24 De la Révolution française aux lettres révolutionnaires des comptes à régler avec le passé traumatisant, qu'il doit le déterrer et oser en révéler le rapport vicieux avec le présent. Obsédé par la scène primitive du maître et de l'esclave, l'écrivain a du mal à glorifier les victimes du système servile et colonial. et présentées par P. Citti et M. Detrie, Librairie philosophique J.Vrin, 1992, 95-105. D'une littérature francophone vers une littérature créolophone 25 1.2. D'une littérature francophone vers une littérature créolophone.2. D'une littérature francophone vers une littérature créolophone Ce désintérêt et ce silence de la part de la mère-patrie pour l'histoire antillaise se reflète dans le domaine des belles lettres. Longtemps considérée comme parent pauvre de la littérature d'expression française, la littérature antillaise restait escamotée, décrétée mineure et tiersmondiste. Il en fut ainsi jusqu'à ce que certains critiques, -citons, à titre d'exemple, Jack Corzanis'en soient offensés. Selon lui, il faut en finir avec le paternalisme (dont se rend coupable entre autres Auguste Viatte43 ) et ne plus passer sous silence les relations ambiguës entre la littérature périphérique et celle du Centre d'une part, entre les îles voisines, enchaînées par "une unité sousmarine44 ", d'autre part 45 . Mais alors que les défenseurs de la francophonie accueillent aujourd'hui volontiers les auteurs antillais dans leur giron, plus d'un récuse aujourd'hui cette annexion. Bien que la francophonie se félicite d'être, selon Jean-Marc Léger, "la première communauté dans l'histoire fondée sur le partage des valeurs spirituelles et culturelles et sur l'usage d'une même langue"46 , l'insertion de la littérature antillaise témoigne d'une réduction du Divers au Même, d'une appropriation hégémonique de la part de la "Mère-trop-pôle" (selon l'expression de Fritz Gracchus). Aujourd'hui, la génération post-césairienne clame hautement son écart en espèrant que "la grande oeuvre de demain" se situera dans la créolité, dans ce creuset linguistique et culturel qui convoquera toutes les langues et cultures du monde 47 . Glissant voudrait qu'on le considère caribéen plutôt que francophone: "Il est des communautés de langage qui outrepassent les barrières des langues. Je me sens plus proche de la Caraïbe anglophone, ou hispanophone, ou Corzani, "Problèmes méthodologiques d'une histoire littéraire des Caraïbes", Komparatistiche Hefte, Heft 11, 1985, 53. Voir aussi Max Dorsinville qui s'irrite que Viatte fasse amplement usage de termes tels que "littérature [...] aînée"; "foyer primordial" pour désigner la production parisienne et métropolitaine. (Dorsinville, Solidarités. Tiers-Monde et littérature comparée, Montréal, Ed.CIDIHCA, 1988, 98-99) 43 44 Edward Kamau Brathwaite: "The unity is submarine", cité par Glissant. L'image macabre "d'Africains jetés par-dessus bord chaque fois qu'un navire négrier se trouvait poursuivi par des ennemis et s'estimait trop faible pour soutenir le combat" le hante: "Ils semèrent dans les fonds les boulets de l'invisible. [...] Nous sommes les racines de la Relation. Des racines sous-marines: c'est-à-dire dérivées [...]" (DA, 134). Dans Resistance and Caribbean Literature (Ohio University Press, 1980), Selwyn Cudjoe étudie les forces communes d'auteurs francophones, hispanophones et anglophones. Jean-Pierre Bajeux fait de même dans Antilia retrouvée (CA, 1984), comparant l'oeuvre de Louis Palos Matès (Porto Rico), Claude Mckay (Jamaïque) et Césaire. Katie Jones, enfin, étudie la poésie caribéenne des différentes îles anglophones dans A Comparative Study of Caribbean Poetry in English (Ph.D, University of Alberta, 1986). 45 46 Introduction à La francophonie, éd. par Michel Tétu, Hachette, 1988, 21. 47 Patrick Chamoiseau, Karibèl Magazine, nE3, 1993, 27. De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 26 bien entendu créolophone, que de la plupart des écrivains français. C'est ce qui fait notre 'antillanité'. Nos langues diffèrent, notre langage est le même48 ." Chamoiseau rejoint Glissant lorsqu'il affirme se positionner autrement que le Français dans la langue française, métissant le créole et le français pour créer une parole foncièrement nouvelle49 . Vincent Placoly se reconnaît pour sa part américain et ce, au grand dam des bien-pensants de la francophonie. Toutefois, il serait abusif d'en déduire que le cordon ombilical entre les Antilles et la France soit coupé. Rien n'est moins vrai. Les premières restent tributaires du second, ne fût-ce que pour l'édition, la distribution et la réception littéraires. Comme le relève Pierre Mertens pour la littérature francophone belge, sans Paris, ces "petites" littératures n'existeraient pas50 ! Puisque le public local reste réticent envers une littérature écrite, et consomme a fortiori peu la littérature des îles environnantes, la fragmentation51 se perpétue, en dépit d'initiatives socio-culturelles52 qui entendent achever "l'archipel inachevé53 ". En cette fin du XXe siècle, l'isolement de ces Islands in Between54 reste donc une réalité déplorable. Ni partie intégrante des lettres françaises, ni entité autonome, la littérature antillaise occupe un no man's land, situation apatride qui reflète le lancinement identitaire. Cependant, depuis les années 80, la contre-littérature antillaise est sortie de l'orbite du polysystème55 métropolitain et elle revendique, avec une conviction grandissante, son altérité. Après la 48 Cité dans le Serpent à plumes, nE 15, printemps 1992, 2. Sur la francophonie, consulter aussi PR, 126-134. 49 Émission "Bouillon de culture" de Bernard Rapp du 02 octobre 1992. 50 J.B. Gabriel, "L'identité culturelle dans les littératures de langue française", c.r du Colloque de Pécs paru dans Textyles, nE 7, 1990, 245: "[Pierre Mertens] se dit déçu de voir que la spécialité de cette Belgique est "la provocation à l'exil, la mise en exode"; en effet, le pays ne reconnaît pas ses auteurs, lesquels sont pourtant célèbres ailleurs." 51 Terme d'Edward Kamu Brathwaite. Un exemple probant est l'oeuvre de Carpentier, laquelle retentit plus en Europe qu'aux Antilles. (Lire à ce propos Bill Carr, "Carpentier and the Caribbean", Caribbean Studies, 11.3, 1971, 75-82). 52 Par exemple la CARIFESTA, "fête de la Caraïbe" (DA, 135-6) Selon la formule de Jean Benoist, L'archipel inachevé. Culture et Société aux Antilles françaises, PU de Montréal, 1972 53 Dans The Islands in Between. Essays on West Indian Literature, Louis James propose le renversement des frontières linguistiques, afin que les écrivains caribéens se connaissent (London: Oxford University Press, 1968; c.r. dans Caribbean Studies, Vol.9, nE2, 1969, 84-91). 54 Notion reprise à Even-Zohar. Voir Mineke Schipper, Beyond the Boundaries, London: Allison & Busby, 1989, 49 et sv. (cf.infra I, 4) 55 D'une littérature francophone vers une littérature créolophone 27 négritude 56 et l'antillanité57 , Bernabé, Confiant et Chamoiseau proposent dans leur charte une créolité beaucoup plus "confiante" en l'avenir58 . "Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques", les Martiniquais se proclament Créoles et se défient de l'opacité que Glissant, à tort selon certains, réclame59 (PR, 203-208). Car si selon ce dernier, ce serait le seul moyen de traduire sa 56 Bien que la "négritude" ait affecté les domaines social, politique, artistique, voire métaphysique, elle manquait d'envergure socio-économique et politique (exception faite du Discours sur le colonialisme de Césaire). D'autre part, la négritude n'atteignit pas la masse et resta réservée au gratin intellectuel noir. Au fil du DA (34, 48, 182, 422-4), Glissant redéfinit sa notion géo-politique, voeu d'une "nouvelle Atlantide" au point qu'il juge nécessaire de l'insérer dans le glossaire où, curieusement, il conclut: "Plus qu'une théorie, une vision. La force est telle qu'on en dit n'importe quoi. J'ai entendu en deux ou trois occasions proposer l'antillanité (sans aucune précision) comme solution globale à des problèmes vrais ou fantasmés. Quand un mot devient ainsi passe-partout, on préjuge qu'il a rejoint le réel." 57 58 Une caractéristique à mes yeux essentielle et commune à la génération de la créolité me paraît le ton optimiste, l'humour et la gaieté qui émanent des oeuvres de Confiant et de Chamoiseau, contrastant avec la littérature "sérieuse" de Glissant. 59 Guy Tirolien la discrédite: elle "demande au lecteur non-créolisant un effort considérable pour un gain contestable." (Guy Tirolien de Marie Galante à une poétique afro-antillaise, entretiens recueillis par Michel Tétu, CA, 1990, 100) De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 28 conscience identitaire et son altérité, elle coupe l'auteur du peuple pour qui ses écrits risquent d'être "des hiéroglyphes" 60 . Épigones de Césaire et de Glissant, les Antillais de la nouvelle génération ne se contentent plus d'une littérature en suspension, intelligible pour les générations à venir. Ils entendent par contre galvaniser le public par une langue "poétique où interviennent des expressions créoles qui nous deviennent très vite familières, à défaut d'être comprises très précisément", témoigne Pierre Maury à propos de la prose chamoisienne61 . Défenseurs d'un univers multilingue, multiracial et transculturel, ils réhabilitent leur parler natal62 , longtemps considéré comme un baragouin. De plus, ils aspirent à un double rapprochement, basé sur une double appartenance géopolitique et anthropologique 63 . Avec d'autres peuples de l'archipel caraïbe d'une part, avec les Africains, Mascarins, Asiatiques et Polynésiens, d'autre part. Voir Bernabé, Confiant et Chamoiseau, Éloge de la Créolité, oc, 23 et Suzanne Crosta, "La réception critique d'Edouard Glissant", Présence Francophone, nE 30, 1987, 57-79. 60 Pierre Maury, Le Soir, du mardi 10 et mercredi 11 Novembre 1992, 8. Chamoiseau s'y défend contre l'opacité due à un français densement créolisé: "Quelle idée de vouloir tout comprendre! Ça n'a aucune importance que vous ne compreniez pas tout! Vivez la musique, la poétique des choses, essayez de ressentir!" 61 62 Ils sont éditeurs de revues créoles: Espaces créoles et Mofwaz, Grif An Té et Antilia-Kreyol. 63 Éloge de la Créolité, oc, 30-33. Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien 29 1.3. Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien.3. Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien Littérature qui s'affranchit de sa tutelle métropolitaine, l'oeuvre schwarz-bartienne s'inscrirait dans "la troisième césure" de littérature antillaise, pour appliquer la typonomie de Toumson 64 . Ayant rompu avec le courant imitateur de la première moitié du XIXe siècle, soustotalité discursive sous-déterminée, la troisième césure transcende la négritude que Toumson définit comme une sous-totalité discursive sur-déterminée. Les romans schwarz-bartiens témoigneraient précisément d'une transition vers une nouvelle vision identitaire. Malgré l'adieu à la négritude 65 , la quête identitaire, la question lancinante de ce que signifie être Antillais demeurent au centre de l'oeuvre qui se veut une réflexion sur le passé, le présent et l'avenir antillais. Avant tout, les auteurs se battent "contre cette double prétention d'une Histoire avec un grand H et d'une littérature sacralisée dans l'absolu du signe écrit", rappelle Glissant (DA, 141). Quoiqu'il y ait peu d'épitextes66 , il est irréfutable que leur projet romanesque se lie étroitement à l'histoire guadeloupéenne. Simone déclare à propos de Ti Jean L'horizon: C'est une aventure qui tient compte de notre univers magique, qui représente une forte partie de l'âme antillaise. Je veux que cela ait une signification au niveau de notre histoire. Je revis, par héros interposé, toute mon aventure africaine 67 . (C'est moi qui souligne) Que l'ouvrage littéraire exhume et éclaire l'histoire guadeloupéenne, que le lecteur s'en enrichisse, voilà ce que se propose l'auteure68 . À travers une odyssée moderne, Schwarz-Bart entend "ne pas laisser échapper [...] un pan de notre histoire 69 ." Roger Toumson, La Transgression des couleurs. Littérature et langage des Antilles, XVIIIe, XIXe, XXe siècles, CA, 1989, Conclusion. 64 Aart G. Broek, "Afscheid van de négritude" in Het Zilt van de Passaten. Caribische Letteren van Verzet, Haarlem: In de Knipscheer, 1988, 95-114. 65 Pour Simone, il existe quelques interviews (voir Roger Toumson, "Sur les pas de Fanotte", TED, nE 2, 1979; Sylvia Garcìa-Sierra, ms. et Mary Jean Green, Présence Francophone, nE 36 1990, 130-133). André Schwarz-Bart, pour sa part, s'est entretenu avec, e.a, Robert Kanters dans Le Figaro Littéraire du 26 janvier 1967: "ASB raconte l'histoire de son livre", du 9 février 1967: "ASB au bout d'une nuit noire et blanche", du 11 février 1972: "Au-delà de toute solitude". 66 67 Interview accordée à Robert Toumson, art.cité, 13. 68 J'utiliserai, à l'instar des Québécois, auteur et écrivain au féminin; tendance attestée par les romancières et les critiques mêmes: Condé accorde le terme dans son roman Les derniers rois mages (Mercure de France, 1992, 38). TED, art.cité, 18. Remarquons que Schwarz-Bart emploie le terme "pan" que Glissant substitue à celui de "période", en signe de refus d'une historiographie française. 69 De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 30 Encore faut-il, pour cette plongée dans la rivière souterraine, une bonne dose de magie, voire de "folie antillaise", que Simone appelle le "génie propre" de l'Antillais70 . L'écrivain doit également actionner des traces latentes, prêter l'oreille aux légendes et contes populaires. Histoire et fiction, univers réaliste et magique coexisteront harmonieusement. De leur fusion seule, l'Antillais peut prendre la mesure de son identité. Comment avoir prise sur une histoire gommée et raturée? Au paradigme identité-histoire s'ajoute la filiation, de surcroît matrilinéaire. Qu'est Pluie et vent sur Télumée Miracle, saga familiale ou chronique de l'histoire guadeloupéenne? Schwarz-Bart ne veut pas rendre hommage à une seule femme de Goyave qu'elle a connue personnellement, mais à toute sa génération, voire à celles qui l'ont précédée. L'héroïne est transindividuelle: Ce n'est pas seulement sa vie, mais aussi le symbole de toute une génération de femmes connues, ici, à qui je dois d'être antillaise, de me sentir comme je me sens. Télumée, c'est, pour moi, une espèce de permanence de l'être antillais, de certaines valeurs... 71 Le genre autobiographique a beau porter le signe d'une occidentalisation, il est en premier lieu l'histoire d'une inscription dans une lignée, un portrait de famille, et à travers celle-ci, d'une collectivité. Aussi "bricolée" que soit la famille72 , aussi douteuse que soit la généalogie, le tableau familial permet d'avoir prise sur l'histoire et, par conséquent, de remédier à l'incomplétude identitaire. Rayés de l'Histoire, les Antillais se procurent la leur au moyen d'archives familiales, de paroles colportées de femme en femme. Car "ce sont les femmes qui ont tout sauvé, tout préservé, y compris l'âme des hommes 73 ." Il n'est dès lors pas étonnant que chaque récit de vie s'appuie sur ce portrait de l'ancêtre ou de 70 "Je ressens, chez les gens que j'observe, une grande part d'irrationnel. Je ne fonctionne pas d'ailleurs, moimême, rationnellement, logiquement. [...] C'est cela que j'appelle la 'folie antillaise'. Cette façon d'appréhender le monde, de ne pas vouloir calculer, de se donner entièrement à l'instant. Cela vient peut-être de notre histoire, [...]" (ibid, 18) 71 ibid, 14 72 Les sociétés afro-américaines ont eu des "réponses bricolées" dans tous les domaines, selon Jacques André: "La vie s'est glissée entre ces espaces détruits, quelque chose s'est mis en place qui tient pour une part du bricolage des restes - les "survivances" - mais davantage à une façon d'investir la situation nouvelle." ("Le lien et le rien. À propos de la mère focale dans la famille noire antillaise", Nouvelle Revue de Psychanalyse, nE 28, 1983, 47). Lors de l'émission Ex Libris du premier mai 1990, Simone présentait Hommage à la femme noire en soulignant que "s'il y a eu des héros antillais, c'est grâce aux femmes qui les ont soutenus." Dans Texaco, Patrick Chamoiseau choisit Marie-Sophie Laborieux comme protagoniste car "toute l'histoire antillaise, de la résistance dans l'habitation à la progression vers l'école, en passant par l'acquisition de la langue, s'est toujours réalisée par l'énergie des femmes." (Karibèl Magazine, nE 3, 1993, 55). 73 Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien 31 l'aïeule: TM est un diptyque dans lequel Télumée retrace d'abord en une vaste analepse l'histoire de sa bisaïeule et de son aïeule avant d'en venir à "L'histoire de [s]a vie". Mariotte remonte à son tour à trois générations de négresses, peignant la profonde aliénation de sa grand-mère, "bonne négresse à sa maîtresse", "vieille paillasse des Blancs" (PDP, 47). Dans LMS, le narrateur rétablit la filiation d'une esclave bossale* et de sa fille bâtarde. Enfin, dans Ti Jean, le fils et petit-fils de Wademba, né d'un rapport incestueux entre le vieux chef et sa fille Awa, découvre lors de ses pérégrinations en terre africaine son aïeul ba'sonanqué 74 , le messager du roi. Par une succession de générations, les auteurs brossent les changements d'une époque à l'autre et rendent l'articulation histoire-identité particulièrement tangible. La place particulière dans le paysage littéraire antillais, les auteurs schwarz-bartiens la devraient encore, selon Bernadette Cailler, au fait que leur oeuvre se nourrit de la pensée et du symbolisme du marronnage à l'oeuvre dans les romans de Glissant, qu'elle considère par ailleurs comme le vis-à-vis martiniquais de Simone 75 ! Au marronnage, emblème de l'oeuvre glissantienne, correspondrait pour ma part le métissage chez André et Simone Schwarz-Bart. Et cela pour diverses raisons. L'oeuvre "réalise la conjonction, culturellement noble et séduisante pour la mauvaise conscience européenne, de l'antisémitisme et du racisme nègre vaincus76 ". Réquisitoire contre toute forme d'esclavage, virulent plaidoyer pour la dignité de l'homme, quelle que soit sa culture, sa religion ou sa race, l'oeuvre illustre l'heureuse alliance entre négritude et judéïté: la "multi-relation" prisée par Glissant, requérant une esthétique spécifique77 , une "Esthétique du Divers" 78 . Le métissage transparaît encore à travers l'heureuse symbiose de l'écrit et de l'oral, du français standard et du créole, ce qui résulte en un style "free-jazz", original, musical et bigarré qu'a étudié Cissé79 . Ce qui vaut pour tant d'autres romanciers postcoloniaux, est très pertinent 74 Déformation probable de "soninké". 75 Conquérants de la nuit nue. Edouard Glissant et l'(H)histoire antillaise (oc, 90-4). 76 Dominique Malu-Meert, Simone Schwarz-Bart, Bruxelles, Hatier, 1985, 7. René Ménil, "Sur une esthétique à faire ou bien" dans Tracées. Identité, négritude, esthétique aux Antilles, Laffont, 1981, 215-230. 77 78 "Le Divers", concept-clé de Glissant est emprunté à Segalen, à qui Glissant rend à plusieurs reprises hommages: connaissance de ce qui est étranger aux us et coutumes de l'Occident, le Divers génère à la fois une "Poétique du Divers" (voir livre II du Discours antillais et une esthétique. Lire Jean-Louis Joubert, "Poétique de l'exotisme: Saint-John Perse, Segalen, Glissant", L'exotisme, Cahiers CRHL/CIRAOI, nE 5, 1989, 281-291. Alhassane Cissé, Analyse stylistique de la prose romanesque de Simone Schwarz-Bart, Thèse 3ième cycle, Université de Paris III, 1985. 79 De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 32 pour Simone Schwarz-Bart: elle colonise la langue de Prospéro. Le basilecte s'agglutine au "français de France"; le créole alterne avec un français diapré et parfois soutenu, volontiers archaïque 80 ; le chatoiement stylistique donne aux romans leur secrète densité, trait qui a subjugué la lectrice que je suis. D'où l'abondance de citations. Quant à l'imaginaire, il s'offre à son tour comme un terrain d'interférences d'éléments venus des quatre coins du monde 81 . La prose schwarz-bartienne met en rapport plusieurs traditions littéraires: la scripturalité française, l'oraliture antillaise, voire l'orature africaine. Elle transpose ainsi la "complexité 82 kaléidoscopique " des Antilles françaises. Enfin, tournons-nous vers le personnage schwarz-bartien. Métis par la nature composite de son être biologique, il l'est encore par le pluralisme linguistique, religieux, socio-culturel dans lequel il baigne dès l'enfance. Encore l'est-il par l'intériorisation du regard blanc. Son psychisme reste marqué par le rapport conflictuel entre Prospéro et Caliban: "savons-nous ce que nous charrions dans nos veines, nous les nègres de la Guadeloupe?... la malédiction qu'il faut pour être maître, et celle qu'il faut pour être esclave..." (TM, 162), proclame une voix rancunière. Cet Autre parasite le colonisé; il loge l'Autre désormais dans l'Antillais. Ce que comprend Amboise qui déclare à Élie, "le Poursuivi définitif": "rien ne poursuit le nègre que son propre coeur..." (TM, 147); "des mains ennemies se [sont] emparées de [notre] âme et l'[o]nt modelée afin qu'elle se dresse contre elle-même" (TM, 215). Au lieu de stigmatiser celui qui incarne pour le Noir l'altérité absolue, on recentre l'attention sur l'Antillais qui, face à une société mosaïque et composite, gère sa propre étrangeté83 . Il en suit aussi qu'il cultive un comportement duel, une Dans Un plat de porc, l'oraliture (proverbes, passages en créole, chants) n'est nullement incompatible avec des passages très écrits, soulignés par des allusions à La Fontaine et Rabelais, Villon et Césaire. Ce métissage de registres et de tons procure au roman sa virtuosité stylistique et me semble une qualité qui le rapproche de, par exemple, Chronique des sept misères, où des passages très 'écrits' voisinent étroitement avec des éléments très oraux. À propos du créole dans la prose chamoisienne, lire M.C. Hazaël-Massieux (Études créoles, Vol.XI, nE1, 1988, 118). 80 Fanta Toureh, L'imaginaire dans l'oeuvre de Simone Schwarz-Bart: approche d'une mythologie antillaise, oc. Un exemple de réappropriation et de remodélisation nous offre le mythe grec d'Icare. Exploité dans Ti Jean, un autre mythe, généré par la traite, vient se greffer dessus. Il lui pousse des ailes et il fuit le labyrinthe insulaire de la Bête pour retrouver le pays des ancêtres: croyance attestée dans toute la zone caribéenne. Les nègres volants sont présents chez Toni Morrison (Song of Salomon) et Paule Marshall ("The Ibo landing" dans Praisesong for the Widow) 81 82 83 Bernabé, Chamoiseau, Confiant, Éloge de la créolité, oc, 28. Affergan commente la condition clivée ou dédoublée de l'Antillais qui est "en même temps l'ex-esclave noir et le Français dont il a plus ou moins bien intériorisé les valeurs et les comportements. Puis, épousant un double monde, il s'est trouvé soumis à des dysfonctionnements, à des malaises de reconnaissance, qui ne sont que le signe ou le symptôme d'une personnalité à la recherche obsédante d'une identité qu'il a pourtant tout fait pour masquer ou éloigner." (Anthropologie à la Martinique, oc, 2-3). Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien 33 attitude rusée qui doit l'aider à gérer cette multiplicité identitaire. Transposé à l'écriture, le métissage devient alors synonyme de polysémie, voire de polyvalence; conjonction de visées, métissage de visions. Ainsi, pour ne prendre cet exemple, la fonction de l'oeuvre antillaise serait, selon Glissant, double: "[l'ouvrage littéraire] a fonction de désacralisation, fonction d'hérésie, d'analyse intellectuelle, qui est de démonter les rouages d'un système donné, de mettre à nu les mécanismes cachés, de démystifier." Dans le même temps, il faut sacraliser, "rassembler la communauté autour de ses mythes, ses croyances, son imaginaire et son idéologie" (DA, 192). Regardons ce jeu de destruction et de (re)construction à l'oeuvre dans chacun des romans schwarz-bartiens. Ti Jean L'horizon, bien que conte fantastique et merveilleux, ruine quelques grands mythes antillais. Celui de "la miraculeuse union aussi bien à la terre des Ancêtres qu'à celle des Conquérants", relève fort justement Bernadette Cailler84 . "Chassé par ses ancêtres", "naufragé sans boussole, perdu sous un ciel sans étoiles" (TJ, 196), Ti Jean trouvera son seul salut dans le retour à la "petite Guadeloupe": fin des aventures, ce retour symbolise l'impérieuse nécessité de s'enraciner dans cette "poussière de pays" (TJ, 197) qui possède tout pour faire un monde. Le marronnisme est stigmatisé: élevée par son père Wademba, Awa se plaint de son "enfance lacérée, sa jeunesse obscurcie" (TJ, 28). L'héroïsme du chef rebelle s'avère suranné, la vie marronne sauvage et inculte. Remarquons que, si Awa descend les mornes* d'En-Haut, c'est entre autres parce qu'elle est attirée par les nègres d'En-bas qui font la cour à une négresse de façon bien plus délicate85 ! La magie, le vaudou, le culte des ancêtres et les coutumes magiques sont des forces d'obscurantisme qui "zombifient" l'Antillais. En dernier lieu, Ti Jean condamne la polygamie. Malgré ses nombreuses maîtresses ba'sonanqués, Ti Jean reste fidèle à Égée. De même, la fin de Pluie et vent bat en brèche la société traditionnelle antillaise: le fait que Télumée meurt sans progéniture sape l'archétype de l'Antillaise naturellement mère et grandmère. Avec la dernière Lougandor s'éteint le fanal de Fond-Zombi où l'on écoutait le conte de "l'Homme qui voulait vivre à l'odeur." 86 Bernadette Cailler, "Ti Jean L'Horizon de Simone Schwarz-Bart, ou la leçon du royaume des Morts", Stanford French Review, nE VI, Fall-Winter 1982, 290. 84 85 L'érotisme "créole" serait plus raffiné. Selon les marrons, les "nègres de la vallée", "singes consommés des Blancs" ont un amour d'emprunt, calqué sur celui des colons. Pourtant la fille marronne le préfère nettement. Cet écart est suggéré par le passage, beau morceau d'anthologie, où Jean L'horizon refuse de faire l'amour avec la belle sauvageonne qu'il vient de rencontrer: "ça ne se passe pas comme ça [...] nous disons d'abord des mots doux, des paroles sucrées" (TJ, 21). "Des larmes roulaient aux joues d'Awa pendant qu'il lui déclarait une passion éternelle" (TJ, 22). (Gérard Clavreuil, Erotisme et Littératures, Acropole, 1987). 86 cf.infra III, 6.3. De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 34 Dans La mulâtresse Solitude, enfin, une des rares figures héroïques dont le peuple antillais a préservé la mémoire est démystifiée. Olympe de Gouges ou Théroigne de Méricourt87 guadeloupéenne, Solitude lutte pour la citoyenneté du Noir, mais à son insu. Elle dirige une escorte de marrons qui la trouvent "si peu ressemblante aux histoires qu'on disait, aux récits de canne, aux légendes" (LMS, 118). Hagarde, "sans le vouloir, sans même le savoir, dit-on, elle conduisit le groupe désemparé et qui s'amenuisait de jour en jour" (LMS, 110). Révolutionnaire farouche, c'est dans le désespoir qu'elle puise son énergie. Le métissage se ramifie encore, il me semble, dans la quête fiévreuse des auteurs quant au genre approprié pour rétablir et reconstituer l'histoire de la Guadeloupe. Tout compte fait, les auteurs n'ont écrit qu'un seul roman historique, et encore cette classification est-elle sujette à caution pour La mulâtresse Solitude. Autrement dit, bien que l'ensemble des romans couvre l'histoire de la Guadeloupe de l'esclavage jusqu'à aujourd'hui, ils ne supposent nullement des schémas narratifs qui en possèdent le support. Si chaque roman s'apparente à un genre bien distinct (roman historique: LMS 88 ; journal intime: PDP; autobiographie fictive: TM; conte: TJ), aucun n'en est l'exemple canonique. Par contre, les biographies romancées à la troisième personne (TJ; LMS), ainsi que les autobiographies fictives à la première personne (TM, PDP) s'apparentent toutes au slave narrative, le récit de vie d'esclave89 . Témoignage d'un ex-esclave, il s'agit d'une narration "caméléon", qui n'est qu'apparemment folklorique et transparente. Le narrateur essaie de convaincre, de sensibiliser les lecteurs tout en ne tombant pas dans le ton revendicateur ou polémique. Le narrateur manoeuvre habilement entre l'apologie du Noir et l'accusation sournoise du Blanc. Même s'il relate la cruauté et l'injustice dont est victime la race noire, il s'abstient de montrer du doigt les responsables. Quant au style, le récit penche vers l'oralité de la tradition noire. Chacun de ses ingrédients métis (en ce qu'ils infléchissent la norme dominante ou déçoivent l'horizon d'attente) se manifeste dans les romans schwarz-bartiens. 87 Olympe de Gouges fut exécutée pour avoir revendiqué la citoyenneté pour la femme: "La Femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits [...] elle a le droit comme l'homme de monter sur l'échafaud; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune". Elle publia un drame en trois actes L'esclavage des noirs ou l'heureux naufrage (réédition Paris: Côté Femmes, 1989). Théroine de Méricourt a fondé un club de femme. 88 La définition proposée par Jean Laplaine et Daniel Maragnes me paraît fort applicable: "dans le roman historique, le lieu est l'histoire, non comme paysage général mais comme engendrant des situations typiques, personnages spécifiques qui ne pourraient prendre naissance à un autre moment du cours historique." ("Les Jacobins noirs et Toussaint Louverture. Drame, Roman, Histoire" in La période révolutionnaire aux Antilles, oc, 400. Th. L. D'haen, "Zwart schrijven. Autobiografische tradities in de Afro-Amerikaanse roman", Americana, 2.1, Zomer 1988, 111-126; Elizabeth Fox-Genovese, "My Statue, My Self. Autobiographical Writings of AfroAmerican Women", in The Private Self, éd par Shari Benstock, London: Routledge, 1988, 65. 89 Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien 35 Un plat de porc aux bananes vertes90 annonce les lignes de force de toute l'oeuvre schwarzbartienne (exil, univers concentrationnaire, aliénation et racisme). Témoignage en chassé-croisé, "veillée vivante" d'une Martiniquaise qui se meurt dans un hospice près de Notre-Dame-desChamps, les Cahiers de Mariotte s'affilient au Cahier de Césaire par le grand nombre d'archétypes césairiens 91 . Or, à l'inverse du Cahier, l'écriture intimiste et automatique de Mariotte nous révèle le "non-retour" au pays natal. Si "le grand trou noir" évoqué à la fin du poème césairien symbolise la source d'une force révolutionnaire, l'immense continent de neige dans lequel s'engouffre Marie Monde désigne l'échec sur toute la ligne de son entreprise hardie92 . Contrairement à Télumée, Marie Monde dresse un bien triste bilan de l'exil en métropole. Elle nous évoque en vagues successives les hauts et les bas de sa vie diffractée (d'où le "clapotis" des premières pages), des fragments d'une enfance qui gigote sur son dos (PDP, 189). Elle nous livre sa perception des Blancs, ses impressions des Parisiens et ses observations cliniques sur la décrépitude physique et psychique des pensionnaires. Seule et oubliée de tous et de toutes, "povrette et ancienne" (PDP, 157), Mariotte nous laisse son "Testament" d'un pessimisme poignant. De loin le plus hermétique et le plus décousu par sa structure elliptique, le plus émouvant aussi par son stream of consciousness, le roman me rappelle Mère la Mort de la Martiniquaise Jeanne Hyvrard93 . Dédiée aux "enfollées", victimes du "phallologocentrisme" et du colonialisme, l'écriture fragmentée et fragmentaire dénonce entre autres le carcan imposé à la langue par le colonisateur. La voix hyvrardienne supplie: "Rapprends-moi la langue qu'ils m'ont arrachée. Rapprends-moi la langue sédimentée dans les golfes de ma mémoire" 94 . Dès l'ouverture du Cahier, Mariotte affronte la langue du maître qui lui impose de parler d'"événement", alors qu'un "vocable mineur", tel "clapotis" "aurait fait l'affaire" (PDP, 11). Si ce terme s'impose spontanément, c'est qu'il s'accorde mieux à l'antillanité de Mariotte, l'eau étant un élément cardinal dans l'imaginaire schwarz-bartien. Le "clapotis" suscite la vue, la musique et l'odeur des "mille rivières" du "pays" natal 95 . 90 Publié en 1967 aux Ed. Seuil. Un PDP a fait l'objet du mémoire de DEA, soutenu à Lille III en 1987. 91 La grand-mère Man Louise fait écho au "bon nègre à son bon maître" (Cahier..., PA, 1983, 59), criant "Pardon maîtresse, je suis votre main, je suis votre pied, je suis la poussière sous vos pas!" (PDP, 64). Mariotte rappelle le "nègre observé dans un tramway à Paris": "sa négritude même... se décolorait sous l'action d'une inlassable mégie. Et le mégissier était la Misère" (Césaire, Cahier, 40). 92 Beverley Ormerod, "Un plat de porc...", Essays in French Literature, nE 8, 1971, 92. 93 Jeanne Hyvrard, Mère la Mort, Minuit, 1975. 94 ibid, 10. 95 cf.infra II, 1.4. De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 36 Dans les romans ultérieurs le pessimisme et le nihilisme s'atténuent, telle est du moins l'impression qui gagne le lecteur. Il serait plus exact de dire que les auteurs maîtrisent et manipulent une écriture plus métisse. Prenons le best-seller schwarz-bartien. Dans Pluie et vent, Télumée incarne parfaitement la métisse 96 , identité phénotypique qui aurait produit une conduite métisse. Pour Détienne et Vernant 97 , il s'agit d'un: type d'intelligence rusée, assez prompte et souple, assez retorse et trompeuse pour faire face chaque fois à l'imprévu, parer aux circonstances les plus changeantes et l'emporter dans des combats inégaux sur les adversaires les mieux armés pour l'épreuve de force 98 . "Faite de souplesse et de polymorphie, de duplicité et d'équivoque, d'inversion et de retournement", la métis est un mode de résistance, de marronnage à la fois physique et intellectuel qui permet à Télumée de "conjurer le découragement" (TM, 143-144), de "jongler avec la tristesse" (TM, 103). Savoir-faire et savoir-être "obliques", la conduite métis est constamment recommandée à la protagoniste de Pluie et vent: il faut être une "négresse à deux coeurs", "manoeuvrer", se "faufiler à droite, à gauche" (TM, 92) pour "conjurer" son sort et renverser la suprématie mâle. Le métissage est donc synonyme de résistance au clivage identitaire; je l'entendrai comme l'équivalent d'une stratégie identitaire générée par le contexte esclavagiste et colonial, comme une malléabilité intelligente propre à la "créolité" d'un peuple né au confluent de plusieurs races, sommé à amalgamer des apports culturels divers et qui doit transcender un passé d'oppression et d'esclavage. Là où je veux en venir, c'est que le personnage (et l'auteur) schwarz-bartien n'est jamais loin du trickster. D'où mon troisième sens, suggéré par la belle métaphore sonore du "tambour à deux Françoise Lionnet exploite l'homonyme grec dans Autobiographical Voices, Race, Gender and SelfPortraiture (Ithaca/London: Cornell UP, 1989, 14-15). "Métis" est notamment associée au grec "metis", mâitresse de Zeus qui, par la ruse et la métamorphose, échappa au pouvoir de celui-ci. Glissant a souligné à de multiples reprises que le peuple antillais est un peuple "rusé" (DA, 67) qui a appris au cours de l'Histoire des "réflexes de sauvetage" (DA, 41), des "techniques de survie" (DA, 462), un comportement de Détour (DA, 3236). Le concept de métissage, également opératoire dans son Discours antillais (DA, 250, 462) n'est pas éloigné de ce qu'il appelle tantôt "antillanité", "créolisation", "multi-relation". 96 Mireille Rosello s'inspire de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant (Les ruses de l'intelligence: la métis des Grecs, oc). Voir Littérature et Identité créole, Karthala, 1992, 143-148. 97 Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, les ruses de l'intelligence: la métis des Grecs, Flammarion, 1970, 52 et 28-29: "Pourquoi la métis apparaît-elle [...] multiple, bigarrée, ondoyante? Parce qu'elle a pour champ d'application le monde du mouvant, du multiple, de l'ambigu. Elle porte sur des réalités fluides, qui ne cessent jamais de se modifier et qui réunissent en elles, à chaque moment, des aspects contraires, des forces opposées. [...] La métis est [...] puissance de ruse et de tromperie. Elle agit par déguisement. Pour duper sa victime elle emprunte une forme qui masque, au lieu de le révéler, son être véritable." Passages qui s'appliquent bien à notre corpus où la femme se métaphorise en "rivière" dont seuls ses méandres lui appartiennent; la réalité coloniale et/ou esclavagiste accule le Noir à la "feintise", qualité admirée par Ti Jean chez les nègres d'En-bas (TJ, 62). 98 Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien 37 voix": il s'agit d'écrire/de parler métis99 : de destiner son oeuvre à un double narrataire, d'installer, afin d'atteindre cet objectif, une certaine ambiguïté dans la narration de manière qu'elle soit à la fois claire et obscure, qu'elle évacue le trop-plein, le débordement de tristesse. Ce principe fondamental, la narratrice nous le suggère désinvoltement: "depuis quand la misère estelle un conte?..." (TM, 144) Dans Pluie et vent 100 , le lecteur décèle tantôt la fierté (raciale, culturelle), tantôt la honte; tantôt le pessimisme, tantôt l'optimisme. Apologie de la femme noire, le roman n'est pourtant pas une accusation de ce/celui qui opprime. De heurts en malheurs, Télumée ne se laisse pas entraîner par de larmoyantes lamentations. métisse 101 De cette narration , je donnerai un exemple parmi une multitude d'autres. Y a-t-il de passage plus troublant que celui où la narratrice avoue son désarroi et sa souffrance, à la vue de sa grandmère, dévorée par une tristesse incommensurable lorsqu'elle chante des chants d'esclaves? Alors que Télumée souligne que la douleur transforme Reine Sans Nom en une personne "descendue sur terre par erreur", défaite par le lourd fardeau esclavagiste, celle-ci ne livre pas moins promptement une réplique toute joyeuse: -Télumée, petit verre de cristal, mais qu'est-ce que vous avez donc, dans votre corps vivant... pour faire valser comme ça un vieux coeur de négresse?... (TM, 52) Tout se passe comme si la Reine avait basculé instantanément dans l'état d'âme opposé. De la sorte, l'écart entre l'être et le paraître, entre le sentiment et le discours, est suggéré: "tactique" déroutant, "manège" impressionnant (TM, 196). Quoique l'écoute des "vieux chants d'esclaves" fêle le coeur, la réplique de Reine neutralise en quelque sorte la tristesse qui émane du passage. Il en est ainsi durant tout le roman: le passage sans transition d'un état d'âme à son contraire rend la narration ambivalente et entraîne des lectures opposées. L'absence totale de ton dramatique, de toute prise de position déconcerte celui qui chercherait un roman à thèse, une oeuvre virulemment anti-colonialiste, voire satanique, telle que la littérature postcoloniale nous en livre aujourd'hui. Cette évacuation de "ton", et conséquemment, de parti-pris est responsable d'une double réception. Pour d'aucuns, Pluie et vent est un roman fataliste, un roman de l'aliénation et de la misère, alors que pour d'autres, il prône au contraire l'optimisme102 et la victoire sur Voir Jean-Claude Carpanin Marimoutou, "Écrire métis" dans Métissages. T2: Littérature-Histoire, HA, 1992, 247-260. 99 100 SSB s'est basée sur le récit de vie que lui a fait Stéphanie Priccin, alias Fanotte ou Fafane, morte vers 1968 à Goyave; ce sont ses paroles qu'elle transmet le plus fidèlement possible (Hommage à la femme noire, tome 6, 214). Lire aussi "Sur les pas de Fanotte", TED, art.cité, 13-23. 101 cf.infra II, 1.2. et III, 6.2. 102 Ainsi, pour Salim Jay, "c'est la question du bonheur qui est posée dans TM [...] c'est l'histoire d'une De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 38 l'aliénation103 . Quant à l'accueil mitigé104 , je sélectionnerai deux jugements d'autant plus valables qu'ils proviennent de deux critiques caribéennes, auteures de surcroît. Écoutons d'abord l'avis de personne d'autre que Condé qui, par ailleurs, ne daigne pas commenter LMS, "élégant produit exotique très visiblement destiné au marché non-local". Elle trouve TM un livre: que nous refermons avec insatisfaction. [...] Nous sommes séduits, mais par un froufrou d'étoffes, un bruissement de feuilles, un chant de ravine sur les cailloux. Tout reste à fleur de peau. La pesanteur de la vie, l'opacité du désespoir, les contradictions, le désarroi, la confusion des masses ne nous sont pas sensibles, et les drames, quand ils sont évoqués, font figure d'épisodes comme dans un feuilleton dont il faut à tout prix épicer la sauce pour ne pas lasser le palais du lecteur... 105 Condé reprochait à Schwarz-Bart d'avoir puisé dans un stock de particularismes et d'avoir sacrifié au folklorisme. Le roman serait un "fourre-tout où sont jetés pêle-mêle tous les traits de la vie du peuple antillais"106 . L'impression que tout reste superficiel est partagée par la Trinidadienne Merle Hodge, réputée pour son parti-pris féministe. Elle regrette que l'auteur n'ait su contrôler ni son style ni la structure du roman: The monotone of the style even muffles the effect of the details of poverty. After a while the senses are deadened, and nothing any longer makes any great impression upon the consciousness of the reader. [...] the result is that the reader almost fails to be convinced of the misery of these character's lives. There develops an unfortunate impression of insincerity on the part of the writer 107 . Ces réticences de deux militantes qui veulent que l'art romanesque serve d'arme contre femme heureuse sans rien, ni terre, ni mari, ni enfants [...]." (Romans du monde noir, nE 73-74, 1984, 82-3) 103 Judith L. Greenberg note dans son compte-rendu: "Télumée is the third in a line of strong women, women who have fought successfully to establish and maintain a personal and racial identity [...]. [...] Though their lives are an alternation of happiness and anguish, with the latter predominant, their portion is not without triumph [...] they are not long overwhelmed; buffeted and assaulted, besieged and inundated, they are bruised but not drowned." (Books Abroad, nEXLVII, 1973, 518.)(C'est moi qui souligne) 104 Voir par exemple Christiane Makward et Odile Cazenave qui décrètent le roman comme exagérément gynocentriste. ("The Other's Others: Francophone Women and Writing", Yale French Studies, nE 75, 1988, 190-207). Compte-rendu dans Présence Africaine, nE84, 1972, 139. Par la suite, Condé revoit totalement son opinion sévère ("Het beeld van de mens in de Caribische en Afrikaanse letterkunde: een vergelijkende studie" in Verzen Van Verzet, 1975, 48) jusqu'à affirmer aujourd'hui que TM "est une très bonne oeuvre" et citer SSB parmi les auteurs qu'elle admire (Interview avec Vévé Clark, Callaloo, 12.1, Winter 1989, 117-118). 105 106 Condé, ibid Merle Hodge, "Social Conscience or Exotism: Two Novels from Guadeloupe", Revista Interamericana, Vol.IV, nE 3, Fall 1974, 397-398. 107 Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien 39 l'aliénation et l'oppression féminines, rouvrent le débat sur l'engagement de l'écrivain antillais et sur la place que devrait recevoir dans la fiction le socio-politique. Schwarz-Bart se défend en soulignant que "le fait d'avoir écrit [TM] était déjà un acte politique108 ." Si elle a effacé le ton militant, elle a quand même réussi à sensibiliser les Antillais (et surtout les Antillaises)109 . Je pense que Schwarz-Bart est mal lue lorsqu'on n'y décèle que des transparences textuelles. Schwarz-Bart coule dans sa parole fluide des éléments enfouis, suggère des "manques" qui restent opaques, sillonne des "traces" qu'elle refuse de décoder. Son écriture ruse avec le lecteur, le détourne de sujets tabous ou sacro-saints dans la société antillaise. C'est ce cocktail intelligent de transparence et d'opacité entremêlées qui donne au roman sa dimension inépuisable et inépuisée qui me fait partager absolument l'avis de Chamoiseau et de Confiant qui complimentent Pluie et vent: Le relire, et le relire encore, et s'en enrichir à chaque fois. Qui peut en effet prétendre avoir déjà cerné toute la connaissance romanesque qu'a dévéloppée ce roman sur l'existence créole guadeloupéenne? Qui a épuisé les dimensions de Télumée Miracle? 110 Belle question que celle qui fait converger l'oeuvre avec la féminité antillaise. Portrait de la colonisée par elle-même, la narration est une autoethnographie111 orientée à la fois sur le lecteur exote et sur le lecteur indigène, collaborant partiellement avec le Centre. Le récit de vie de Télumée convoque une double réception que Mireille Rosello interprète correctement comme une preuve de "duplicité" identitaire: "la réception critique met en relief l'aliénation du peuple antillais et les divergences dont sont faites sa réalité112 ." Cette lecture à double entente est ce qui rapproche précisément le roman de la slave narrative, tout en l'éloignant du roman à thèse que des écrivains engagés auraient tant aimé lire. N'oublions pas que les Lougandor sont des "tambours à deux peaux", des "négresses à deux coeurs". Le lecteur devrait donc être averti que la narratrice livre "l'existence dans sa tortueuse ambiguïté" de manière à ce que la "magie plane, respectant l'alchimie interne de l'oeuvre113 ." Puisque être créole implique être ambigu114 , 108 Toumson, art.cité, 22. 109 ibid, 21-22. Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Tracées antillaises et continentales de la littérature 1635-1975, Hatier, 1991, 182. 110 Marie-Louise Pratt, Imperial Eyes. Travel Writing and Transculturation, London/New York: Routlegde, 1992, 7: "autoethnography involves partial collaboration with and appropriation of the idioms of the conqueror. [...] Autoethnographic texts are typically heterogeneous on the reception end as well, usually adressed both to metropolitan readers and to literate sectors of the speaker's own social group, and bound to be received very differently by each." 111 112 Mireille Rosello, "Pluie et Vent...", Présence Francophone, nE 36, 1990, 74. De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 40 Télumée nous laisse entendre tel son du tambour, tantôt tel autre; peau noire, le visage de Télumée se couvre d'un masque blanc. Avec ce roman foisonnant, traduit en douze langues115 , Simone s'est propulsée sur la scène littéraire internationale. Par rapport à Un plat de porc aux bananes vertes, Pluie et vent atteste une nette évolution vers le roman paysan: décor romanesque, oraliture et langage connotent l'univers rural antillais. Reportage fictionnalisé d'une analphabète, le roman s'apparente au New Journalism sud-africain. Pensons par exemple à Poppie Nongena, récit de vie d'une victime de l'Apartheid, enregistré, puis romancé par Elsa Joubert116 . La même année 1972 vit la parution, sous la seule signature d'André cette fois, de La mulâtresse Solitude. Accusé d'inexactitudes de détails, de plagiat et de déformations grossières au niveau de la spiritualité juive, André Schwarz-Bart déplore son Dernier des Justes et ne l'ouvre plus jusqu'en 1967117 . Il s'expose pourtant à de nouvelles critiques en publiant Un plat de porc, roman dont le sujet se trouverait, aux yeux de certains critiques, juifs de surcroît, aux antipodes. Qu'un Juif affabule la diaspora noire et l'esclavage indispose et explique l'accueil mitigé 118 . Alors que d'aucuns le naturalisent sans mal guadeloupéen, -Jack Corzani et Roger Toumson par exemple-, d'autres lui refusent opiniâtrement l'épithète "antillais"119 . Pourtant, le 113 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans Lettres créoles, oc, 182-183. ibid, 38: "Ce qui caractérise l'ensemble culturel de l'habitation, c'est une ambiguïté qui ne disparaîtra jamais de notre être créole." 114 Vers l'anglais par Barbara Bray sous le titre The Bridge of Beyond (London: Heinemann Publishers, 1982); vers le néerlandais par Edith Klapwijk sous le titre Wind en Zeil (Haarlem: In de Knipscheer, 1986). 115 116 Elsa Joubert, Die swerfjare van Poppie Nongena, Kaapstad, Tafelberg, 1978. Lire Francine Kaufmann, Pour relire "Le Dernier des Justes", Klincksieck, 1986, 24-28. Kaufmann conclut au contraire à "la fidélité scrupuleuse avec laquelle il a tenté de restituer certaines expériences profondément juives, certaines émotions, certaines réactions, comment il s'est essayé à recréer une atmosphère, un langage, une spiritualité, avec quelle minutie il s'est voulu l'humble greffier d'une civilisation assassinée, bref comment il recompose la réalité mais n'invente rien." 117 118 Dans l'introduction à la traduction anglaise Arnold Rampersad dresse le bilan de la réaction au "changement de camp": "a black writer probably 'would have wanted to do it differently'". "Is Western art finally suited to convey the real experience of this episode? The answer in this case is, no."(Je souligne) (Ralph Manheim, A Woman Named Solitude, San Francisco: D.S. Ellis, 1985, XVIII-XIX). 119 Il est intéressant d'explorer à ce propos les "anthologies" de la littérature antillaise d'expression française, où André Schwarz-Bart figure rarement. Quant aux bibliographies, même constat: le numéro spécial de Notre Librairie "2000 titres de littérature des Caraïbes", le classe parmi les auteurs non caribéens (nE 106, juilletseptembre 1991). Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien 41 célèbre Saint-John Perse 120 et, moins connu, Salvat Etchart 121 avaient montré qu'il ne faut pas avoir l'épiderme noir pour se sentir une âme antillaise. Sérieusement documenté et d'une sobriété classique, La mulâtresse Solitude s'apparente le plus à l'autobiographie d'esclave dont seule la perspective narrative l'en écarte. Récit à la troisième personne, La mulâtresse Solitude s'imprègne du réalisme merveilleux tout en nous livrant un fracassant témoignage sur l'esclavage en Guadeloupe à la fin de l'Ancien Régime, aspect par lequel il se rapproche beaucoup d'un autre roman caribéen. Tandis que Le Royaume de ce monde fait tant parler de lui et émerveille Glissant (PR, 136-142), le roman de Schwarz-Bart est superbement ignoré122 et ce, malgré l'adaptation théâtrale qu'en a faite Chamoiseau123 . Dans Ti Jean L'horizon 124 , plus grand hommage est rendu à l'oraliture, à l'Afrique ancestrale et aux mythes antillais. Schwarz-Bart réécrit le cycle créole, patrimoine culturel attesté dans tout l'archipel caraïbe, autour de "l'enfant terrible", l'espiègle Ti Jean. Le résultat est une narration baroque, non linéaire, avec de multiples rebondissements et des digressions labyrinthiques. Le roman est une création inouïe, de longue haleine, à la fois réaliste, merveilleux et fantastique; le héros un "gambadeur de royaumes", capable de voyager à travers temps et espace, mort et vie, pour promulguer, après l'odyssée, une nouvelle vision identitaire antillaise. Ti Jean englobe toutes les périodes des romans antérieurs (esclavage pour LMS: 17501802; période post-esclavagiste pour TM: 1848-1960? 125 ; le XXe siècle pour PDP): l'Afrique Sur l'antillanité de Saint-John Perse, lire DA, 430-435 et Pour Saint-John Perse, textes réunis par Pierre Pinalie, Presses Univ. Créoles/HA, 1988. 120 121 Auteur de, entre autres, Les nègres servent d'exemple (1964) et Le monde tel qu'il est (1967). 122 Aucun article ne lui est consacré au colloque "La période révolutionnaire aux Antilles dans la littérature française (1750-1850) et dans les littératures caribéennes francophone, anglophone, et hispanophone"), contrairement aux oeuvres de Césaire, de Placoly et de Carpentier. Danielle Aubin l'ignore dans "Approche du roman historique antillais", (Présence Africaine, nE148, 1988, 30-43). Enfin, dans The Francophone and Caribbean Historical Novel and the Quest for Cultural Identity, Paschal Kyoore se limite à Sainville, Glissant et Brival. (Ph.D, Ohio State University, 1991) Patrick Chamoiseau, Solitude la mulâtresse: adaptation d'après le roman de A. Schwarz-Bart, s.l, s.d, 67p. Texte dactylographié sur lequel, malheureusement, je n'ai pu mettre la main. 123 Traduction néerlandaise par Hetty Renes, Horizont (Haarlem: In de Knipscheer, 1983); traduction anglaise par Barbara Bray, Between Two Worlds (New York: Harper and Row, 1981). Un article de ma main, intitulé "L'oralité antillaise: conte, mythe et mythologie. Le cas de Ti Jean L'horizon" paraîtra dans Présence Francophone, nE 44 du printemps 1994. 124 125 Pas de consensus là-dessus: Aart G. Broek fait terminer la vie de Télumée vers le début de la première guerre mondiale (Het Zilt van de Passaten, oc, 96). Isabelle Brouard propose les années 40 (Pluie et vent..., HA, 1990). A mon avis, il faut respecter la source même de la biographie: morte en '68, Stéphanie Priccin a vécu aux lendemains de la départementalisation et il me semble par conséquent légitime de situer la fin du récit de Télumée dans cette période. De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 42 précoloniale, la Guadeloupe du XVIIe au XXe siècle, la métropole s'y côtoient. L'oeuvre est à cheval sur le mythe (par la généalogie mythique des marrons Wademba-Awa-Ti Jean, pont jeté vers le passé) et l'Histoire (par la lignée des "cultivateurs de l'oubli" vivant dans le même FondZombi décrit par Télumée). La dimension fantastique et allégorique ne doit cependant pas exclure une lecture socio-réaliste126 : descriptive writing as well as myth may both contain major characteristics of social realism. Insofar as the myth - the various stories of Ti Jean; the Beast of the Apocalypse- have been interiorized by a people, they become part of the psychic disposition, of the apprehension and comprehension of the social elements that surround them and are produced by them. Ensuite, tout en transformant et en étoffant ses sources127 , Schwarz-Bart focalise davantage l'inquiétude généalogique128 . Après un Middle Passage à rebours, Ti Jean explore le continent des ancêtres, le royaume des morts, et enfin, cette France où l'attend tout autre chose que "les plaisirs de l'exil"129 . Bref, Fond-Zombi ne sert en définitive que de tremplin pour une vaste quête spatio-temporelle au cours de laquelle l'Orphée noir, muni d'auxiliaires magiques, s'initie aux pratiques vaudouesques et au savoir secret des marrons. Ti Jean suggère par son parcours qu'il ne s'agit plus de se défendre par la violence, d'agresser le Blanc, mais de se désaliéner d'abord soi-même. C'est là le message libérateur des contes remaniés: la narration cesse d'être mythique (confirmant l'ancien ordre et donc le statu quo) pour devenir une narration libératrice130 , ou, selon Jean-Pierre Jardel, un "récit de type nouveau 131 ". À l'oeuvre romanesque s'ajoute en 1987 Ton beau capitaine132 , pièce de théâtre créée à F.I.Case, Crisis of Identity. Studies in the Guadeloupean and Martiniquan Novel, oc, 24-25. Voir infra III, 5.7. L'épisode de la "Grève de la Mort" 126 Voir Kathleen Gyssels, "Conte, mythe et mythologie dans Ti Jean L'horizon", Présence Francophone, nE44, 1994, 127-47. 127 Eloïse A. Brière, "L'inquiétude généalogique: tourment du nouveau monde", Présence Francophone, nE 36, 1990, 57-72. Brière compare le roman acadien d'Antonine Maillet, Huitième jour et Ti Jean qui se partagent le même héros. Delphine Perret rapprochait également Maillet de Schwarz-Bart dans "Voix et Parole chez A.Maillet et S.Schwarz-Bart", ms. 128 129 George Lamming, The Pleasures of Exile, London: Michael Joseph, 1960. Patrick Taylor, The Narrative of Liberation. Perspectives on Afro-Caribbean Literature, Popular Culture and Politics, Ithaca: Cornell University Press, 1989, Introduction 130 131 Jean-Pierre Jardel, "Littérature antillaise d'expression française et identité culturelle: TJ de S.S-B", Anthropologie et Sociétés, 6.2, 1982, 67. Lire aussi Dannyck Zandroni, "A propos du récit de type nouveau", Mofwaz, nE2, 1977, 33-42. 132 Lire Bernard Magnier, "La première pièce de Simone Schwarz-Bart", La Quinzaine littéraire, nE497, du Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien l'occasion des "Rencontres Caribéennes de Théâtre". 43 D'une extrême brièveté, le texte de cinquante-huit pages contraste fort avec la densité prosaïque des romans où prolifèrent les genres de l'oraliture et où la verve de la conteuse respire à chaque page. Monologue enregistré sur cassette, le discours de Marie-Ange rappelle toutefois les effusions solitaires de Mariotte dans ses Cahiers d'écolière. Mais alors que celle-ci n'a personne à qui envoyer l'écriture intime, Marie-Ange destine ses paroles à son concubin Wilnor, Haïtien venu chercher une meilleure vie et un bon emploi dans la "vitrine de l'archipel" (DA, 174). Si Mariotte se réchauffe au souvenir de la voix chaleureuse de Hortensia la Lune, l'immigré haïtien doit se contenter, lui, de la voix métallique, différée et anémiée de son amie. Marie-Ange, Wilnor et Marie Monde figurent tous l'Antillais exilé, traité comme "moins que rien, des cocos secs"133 , encaissant injustice sur injustice dans un microcosme concentrationnaire. Dans l'une et l'autre oeuvre, la détresse et la scélératesse, le lancinant questionnement du sens de la vie se font écho et catalysent la crise identitaire. Aux vides et ellipses dans l'écriture diariste, à la discontinuité du journal intime qu'est Un plat de porc, correspond le flux de paroles discontinu, enregistré sans remaniement. Document brut dans lequel les personnages meublent leur solitude poignante, la cassette marque l'évolution vers une narration de plus en plus oralisée, où la parole l'emporte sur l'écrit. Le passage de l'oeuvre romanesque à l'oeuvre théâtrale mérite d'autant plus attention que dès Pluie et vent, Schwarz-Bart y songeait 134 et que d'autres romancières ont suivi le même itinéraire135 . Par la parole, la mimique, le chant et la danse, la performance théâtrale se trouve dans le droit sillage des coutumes traditionnelles et du folklore créole. Elle mobilise plus facilement le public et elle est branchée directement sur la réalité antillaise. Au même titre que l'Afrique traditionnelle136 , les Antilles connaissent leurs veillées et séances de contes, leurs palabres coutumières. Pour Derek Walcott, auteur de Ti Jean and His Brothers, le théâtre occupe une place fondamentale dans une société qui cherche les jalons de son identité et où la 16 novembre, 1989, 27. La pièce a été traduite par Jessica Harris et Catherine Temerson sous le titre Your Handsome Captain, Callaloo, 12.2, 1989, 531-543; et par Eveline Van Hemert sous le titre Je Knappe Kapitein (Amsterdam: In de Knipscheer, januari 1994, avec une postface de ma main). 133 Simone Schwarz-Bart, Ton beau capitaine, oc, 19. 134 "Je ne pense pas que je m'éterniserai dans le genre du roman. Quand j'aurai dit ce que j'ai à dire, dans ce genre-là, peut-être, je me tournerai vers un autre genre... Peut-être le théâtre." (TED, art.cité, 23) Avant Hérémakhonon (1979), Condé avait déjà écrit Dieu nous l'a donné et La Mort d'Oluwémi d'Ajumako (1973). Les sept voyages de Ti Noël (1986) et Pension les Alizés (1988) alternent avec la publication de ses romans. Après L'enfant des passages (1987), la fille de Césaire, ethnologue de formation, se base pour Mémoire d'Isles (1988) sur les narrations personnelles de femmes âgées pour les réminiscences de deux grandmères (Bridget Jones, "Two Plays by Ina Césaire...", Theatre Research International, Vol. 15, nE 3, 223-233). 135 136 Mineke Schipper-De Leeuw, Toneel en Maatschappij in Afrika, Assen/Amsterdam: Van Gorcum, 1977. De la Révolution française aux lettres révolutionnaires 44 majorité de la population reste coupée de l'écrit137 . Il n'empêche que, à la différence des Antilles anglophones, riches d'une tradition musicothéâtrale138 , les DOM ont connu une lente gestation théâtrale. D'où ce retard? À côté d'obstacles linguistiques et techniques139 , Glissant stigmatise l'absence d'une conscience collective et le succès de l'assimilation. Celle-ci freinerait l'émergence d'un théâtre où l'antillanité s'exprimerait sans contraintes. L'auteur de Monsieur Toussaint défend que l'expression théâtrale est un puissant levier dans la construction d'une identité nationale: Quand un peuple se constitue, il développe une expression théâtrale qui 'double' son histoire (la signifie) et en dresse l'inventaire. a) Le théâtre est l'acte par lequel la conscience collective se voit, et, par conséquent se dépasse. Il n'y a pas de nation sans théâtre. b) Le théâtre suppose le dépassement du vécu [...] Ce dépassement ne peut être pratiqué que par la conscience collective. Il n'y a pas de théâtre sans nations 140 . Que le théâtre mime l'histoire, qu'il tend au peuple le miroir de sa condition est certes vrai pour Ton beau capitaine. Après que leurs ancêtres ont été raflés sur la côte africaine, les Antillais sont devenus négriers d'eux-mêmes selon Jean-Claude Icart 141 et Daniel Boukman142 . Ils fustigent l'exode stimulée par le BUMIDOM143 , traite version XXe siècle qui gangrène toute la Caraïbe. Main-d'oeuvre bon marché dans les petites et grandes Antilles, les Haïtiens sont des parias dans des pays pourtant si proches du leur. Walcott, "Reflections Before and After Carnival" in Chants of Saints. A Gathering of Afro-American Literature, Art and Scholarship, éd. par Robert Stepto, Illinois UP, 1979, 297: "West Indian society is within an oral tradition. This is a question of literacy rather than intelligence, and the reasons for such a society are many: poverty, poor access to written materials, isolation... Story-telling, singing, and other forms of tribal entertainment continue with such phenomena as the calypso tents". 137 Lire J.D. Elder, Folk Song and Folk Life in Charlotteville: Aspects of Village Life as Dynamics of Acculturation in a Tobago Folk Song Tradition, S.L, 1971. 138 139 Lire à ce propos Thomas Bremer, "Probleme des Theaters der Antillen. Césaire, Glissant, Macouba", Französisch Heute, nE XVII, 1986, 2O2-214. 140 Glissant, "Théâtre, conscience du peuple", Acoma, nE 2, juillet 1971, p.41 et sq. Jean-Claude Icart, négriers d'eux-mêmes. Essai sur les boat-people haïtiens en Floride, Montréal, Ed. CIDIHCA, 1987. Dès le premier tableau, Ton beau capitaine montre du doigt ce fléau. Marie-Ange annonce à son mari: "Bonnes nouvelles de tous nos exilés de par le monde: Grenade, Saint-Domingue, Portorique et la clique, ils vont bien et t'adressent le bonjour. [...] Cependant, [...] ton ami Pétrus s'est pour ainsi dire noyé, perdu corps et biens, avec une trentaine d'âmes qui essayaient de gagner les Amériques sur un radeau." (Simone Schwarz-Bart, oc, 14) 141 142 143 Daniel Boukman, Les négriers, HA, 1978, Coll. "théâtre antillais". Bureau de migration des Départements d'Outre-Mer, responsable d'une émigration irraisonnée: en 1974, un quart de la population des départements vit en métropole. En 1981, "mission accomplie", le BUMIDOM a été dissout. Oeuvre métisse: le cycle créole schwarz-bartien 45 Un mot d'Hommage à la femme noire 144 , somptueuse encyclopédie illustrant, en paroles et en images, l'empreinte qu'ont laissée 90 héroïnes noires. Exclues de l'Histoire parce que femmes et noires, elles ont cependant été rappelées à travers contes et légendes. Dans cettte magnifique galerie de portraits, une place spéciale est réservée à celles qui ont directement inspiré les pionnières de la littérature féminine noire145 , comme Sojourner Truth et Harriet Tubman146 . À côté de celles-ci, il y a bien sûr Solitude pour la Guadeloupe, Nannie pour la Jamaïque, ou Zabeth, l'éternelle marronne d'Haïti. Avec la volumineuse anthologie, Simone restitue "l'histoire de la femme noire dans sa continuité, de l'origine des Temps à nos jours, mettant ainsi fin à un silence millénaire147 ." Dans l'émission Ex libris 148 , elle affirmait sa volonté de combattre l'invisibilité historique de la femme noire: "s'il y a eu des héros, c'est grâce aux femmes qui les ont soutenus moralement." Son projet de retirer des oubliettes celle que l'histoire officielle a dédaignée, de loger la femme "au mitan*" de son oeuvre, plusieurs auteures se le partagent aujourd'hui. Elle est loin d'être la seule à illustrer que "la femme est une châtaigne, l'homme un fruit à pain149 ". 144 Simone et André Schwarz-Bart, Ed. Consulaires, 1989, 6 tomes. 145 Elizabeth Brown-Guillory, "Black Theater Tradition and Women Playwrigths of the Harlem Renaissance" dans Their Place on the Stage. Black Women Playwrights in America, New York/Connecticut/London: Greenwood Press, 1988. 146 Voir SSB, Hommage à la femme noire, tome 3, p.160 et sv, p.216 et sv. respectivement. 147 Hommage à la femme noire, oc, Avant-Propos 148 Du premier mars 1989, journée internationale de la femme. Émission présentée par Patrick Poivre d'Arvor. 149 "Quand la châtaigne arrive à maturité, elle délivre un grand nombre de petits fruits à écorce dure, tandis que le fruit à pain qui n'en contient pas, se transforme en une purée jaunâtre que le soleil ne tarde pas à rendre nauséabonde", éclaire Condé ("La littérature féminine de la Guadeloupe: recherche d'identité", Présence Africaine, nE 99-100, 1976, 115). "La châtaigne et le fruit à pain" est le titre d'une nouvelle de Condé, publiée dans Voies de pères, voix de filles, (textes réunis par Adine Sagalyn, Maren Sell & Cie, 1988, 35-50). Ce proverbe est le seul à comparer l'homme et la femme et de traduire la féminité en termes positifs. Lire Carole Boyce-Davies, "'Woman is a Nation...' Women in Caribbean Oral Literature", Out of the Kumbla, Trenton: African World Press, 1990, 165-222). 46 De la Révolution française aux lettres révolutionnaires Chapitre 2Chapitre 2 Le regard de la soeur de Caliban Instead of being perceived as whole persons, their bodies became shrines: what was thought to be their minds became temples suitable for worship. [...] Who were these "Saints"? These crazy loony, pitiful women? Some of them, without a doubt, were our mothers and grandmothers. Alice Walker, In Search of Our Mothers' Gardens Où sont les femmes dans ton Bois d'ébène, Roumain? Où sont-elles dans ton West-Indies, Guillèn? Que faisons-nous Damas dans tes Pigments? "Le Journal de Siméa", L'isolé soleil, Daniel Maximin 2.1. De l'Antillais à l'Antillaise.1. De l'Antillais à l'Antillaise S'il est facile de constater le rôle privilégié que les auteurs accordent à la femme, ses raisons ne sont pas toutes aussi aisées à expliquer. L'engouement pour le personnage féminin tient sans doute à la condition féminine du co-auteur schwarz-bartien. Féminine, l'oeuvre schwarz-bartienne l'est même à triple titre: littérature partiellement par et de femme(s), elle se veut davantage échange de femme à femme. Aux Antilles, les femmes-écrivains sont timidement apparues vers les années 50, périodes de mouvements émancipatoires comme l'indigénisme et la négritude 150 , qui ne libéraient pourtant pas la femme de couleur. Doublement opprimée, victime d'une "aliénation dans l'aliénation" comme l'ont bien vu Clarisse Zimra151 et Kenneth Ramchand152 , la femme devait se conquérir Celle-ci étant influencée par les écrivains de la Harlem Renaissance et du New Negro Movement. Pour les contacts entre les Noirs des Etats-Unis et les Noirs d'Afrique ou des Antilles dans le Paris de l'entre-deuxguerres, lire Michel Fabre, From Harlem to Paris. Black American Writers in France, 1840-1980, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1991, chapitre 10: "From the New Negro to Negritude: Encounters in the Latin Quarter". 150 Clarisse Zimra, "Patterns of Liberation in Contemporary Women Writers", L'esprit créateur, XVIII, 1977, 106-107: "the mulatto protagonist discovers that she is both an economic commodity because of color and a sexual commodity because of gender. Thus twice expandable and twice reified. [...] The literature of Caribbean women writers is a literature of catharsis which seeks to exorcise the colored woman's predicament of being born colored and female in a social world defined by white males". 151 152 Kenneth Ramchand, The West Indian Novel and Its Background, London: Heinemann, 1983, 231. Le regard de la soeur de Caliban 48 une présence littéraire si elle voulait changer sa triste réalité. Alors que Caliban et Ariel se disputaient la scène littéraire, il n'y avait aucune traces de la soeur de Caliban chez ces auteurs révolutionnaires153 . Face à cette discrimination, une négritude "au féminin154 " voit le jour où les femmes prennent la parole pour s'indigner de l'occultation de la Gestalt noire ou, au mieux, de sa représentation faussée. Car si la femme noire est présente, c'est inlassablement selon les mêmes stéréotypes155 : que ce soit dans la poesìa afro-antillana hispanophone 156 ou dans la littérature embourgeoisée de l'élite haïtienne157 , la mulâtresse est, nuance de teint oblige, courtisane et tragiquement amoureuse d'un Blanc. La négresse, elle, est invariablement coupeuse de cannes, épouse soumise, mère célibataire. Le rôle de la femme paraît négligeable, négligé par les auteurs, comme le dénonce Siméa: "Vous nous faites inspiratrices au départ de vos actes et consolatrices à l'arrivée, mais nous sommes absentes des chemins de votre mâle héroïsme 158 ." En dépit de leur venue à l'écriture bien tardive, les Caribéennes sont nombreuses à ausculter leur vie, quoiqu'elles restent reléguées au second plan159 . Pour les Antilles françaises, en dépit d'écueils de périodisation et du corpus hétérogène, on peut inventorier trois générations160 . Pour ces trois figures mythiques empruntées à The Tempest de Shakespeare et emblèmes de trois générations littéraires aux Antilles, voir Jack Corzani, "La littérature écrite d'expression française à la Guadeloupe et à la Martinique", Europe, nE612, 1980, 19-36. 153 Clarisse Zimra, "Négritude in the Feminine Mode: The Case of Martinique and Guadeloupe", The Journal of Ethnic Studies, 12.1, Spring 84, 53-77. 154 155 Dans les contes, les seuls personnages hominisés composent le trio classique de la femme-mère, sorcière ou nymphomane. (Voir Ina Césaire, "La triade humaine dans le conte antillais", Présence Africaine, nE121122, 1ier et 2ième trim. 1982, 142-153.) Les plus importants représentants sont Nicolas Guillèn (Cuba, E1902); Manuel del Cabral (République Dominicaine, E1907) et Louis Palès Matos (Puerto-Rico, E1989-+1959). 156 Gérard Etienne, "La femme noire dans le discours littéraire haïtien", Présence Francophone, nE XVIII, 1979, 109-126. 157 158 Maximin, oc, 149. Dans Fifty Caribbean Writers, Daryl Cumber Dance (Westport/Connecticut/London: Greenwood Press, 1986, Introduction) déplore que seule une dizaine d'auteurs reçoive l'attention des critiques et enseignants. Même plainte chez Pamela Mordecai et Elizabeth Wilson (Her True-True Name. An Anthology of Women's Writing from the Caribbean, Oxford: Heinemann, 1990. Introduction) qui notent que les trente et une Caribéennes retenues dans l'anthologie sont beaucoup moins connues que leurs confrères. 159 160 Clarisse Zimra, "W/Righting His/tory: Versions of Things Past in Contemporary Caribbean Women Writers" dans Explorations. Essays in Comparative Literature, éd. par Maketo Ueda, Univ. Press of America, 1986, 227-252. De l'Antillais à l'Antillaise 49 Marie Chauvet 161 (Haïti, 1916-1973), Jacqueline Manicom162 (Guadeloupe, 1938-1976), Michèle Lacrosil163 (Guadeloupe, E1915) et Mayotte Capécia164 (Martinique 1928-1953) constituent un premier quadrille, nettement sous le sceau de la thèse assimilationniste. Car leurs romans, parus entre '48 et '74, thématisent tous la "névrose 165 " de lactification, transparente dès le titre (La Négresse blanche, p.e.166 ). Mulâtresses, éprises de valeurs françaises, leurs protagonistes cherchent à "se blanchifier" et considèrent le mariage avec un Béké ou avec un "Français de France" comme l'ultime sauvetage, rédemption malheureusement souvent hors d'atteinte. Ces premières (semi-)autobiographies sont forcément pessimistes, puisqu'elles montrent que le projet féministe167 et les stratégies de libération connaissent des issues toutes dramatiques 168 . Cette génération avant-coureur a cependant balayé le terrain pour deux "conteuses flamboyantes" qui s'aventurent hors du schéma narcissique et élitiste. Condé (E1937) et Schwarz-Bart (E1938) abandonnent l'antagonisme femme noire (ou de couleur)/homme blanc. Leurs Guadeloupéennes ne poursuivent plus la fantasmatique blanchitude et se méfient de l'assimilation. Exit la tragic mulatto169 . Si leurs premiers écrits flirtent encore avec la négritude, Schwarz-Bart et Condé puisent ensuite dans le réservoir de la Après Fille d'Haïti (Fasquelle, 1954) et La Danse sur le volcan (Plon, 1957), elle publie son roman le plus connu: Amour, Colère et Folie (GA, 1968). 161 162 D'origine indienne et noire, Manicom est la première de ce groupe métissé (appelé "chapé-coolie") à prendre la plume. Elle a publié Mon examen de blanc (Sarrazin, 1972) et La Graine: journal d'une sage femme (Ed. de la Cité, 1974). Très connue pour son Sapotille ou le serin d'argile (GA, 1960), Cajou (GA, 1961) et Demain Jab-Herma (GA, 1967). 163 Fanon analyse Je suis Martiniquaise (Ed. Corrêa, 1948) dans Peau noire, Masques blancs, (Sl, 1952, "La femme de couleur et le Blanc"). 164 165 Je reviens sur l'interprétation pathologique sous 2.2 et III.4. Lire à ce propos Ayoke Mimiko, "Névrose et Psychose de devenir l'autre chez la femme antillaise à travers l'oeuvre de Michèle Lacrosil", Peuples noirs, peuples africains, nE32, 1983, 136-147. 166 Capécia, Ed. Corrêa, 1950. 167 Spivak justifie l'approche féministe des littératures postcoloniales comme suit: "Women in many societies have been relegated to the position of 'Other', marginalized and, in a metaphorical sense, 'colonized'." Voir Bill Ashcroft e.a, The Empire Writes Back. Theory and Practices in Post-Colonial Literatures, London/New York: Routledge, 1989, 174-175. 168 Sapotille quitte l'île et se réjouit de perdre l'enfant qu'elle portait de son amant. Cajou, enceinte de Germain se suicide et Madévie avorte afin d'échapper à la vie de recluse que lui propose son amant parisien. Voir Barbara Christian, "From Stereotype to Character" dans Black Women Novelists. The Development of a Tradition, 1892-1976, Westport/Connecticut/London: Greenwood Press, 1980. 169 Le regard de la soeur de Caliban 50 culture paysanne, "cherchant leurs racines à même l'humus paysan170 ". Paralèllement, la protagoniste devient femme du peuple et oeuvre pour le bien de toute la communauté noire; elle n'est pas, contraste significatif avec le héros mâle, une figure solitaire mais une femme solidement enracinée dans le voisinage. Cette évolution marquante, deux protagonistes de Condé l'exemplifient. Alors que Véronica est "égoïste, velléitaire", qu'elle illustre de ce fait "tout ce que l'identité antillaise n'est pas171 ", Tituba (dans Moi, Tituba sorcière, 1986), aussi "sorcière" qu'elle soit, est rivée à une communauté qui modèle son identité. Il en va de même dans TM, commente à juste titre Helmtrud Rumph172 : la quête de Télumée signifie pour tout le voisinage malmené par l'Histoire. Marronnes tutélaires, Tituba comme Télumée se martyrisent pour le bien-être d'autrui. Certes, Condé est celle qui illustre le mieux le parcours rhizomatique (Glissant), la diversalité (Chamoiseau). De Hérémakhonon (1976) à La Colonie du Nouveau Monde (1993), elle a imposé au lecteur l'itinéraire diasporique de l'Afrique à la Caraïbe, en passant par l'Amérique latine et le "Deep South" américain, embrassant ce "tout-monde" cher à Glissant, défendant une identité basée sur "la diversité au sein de l'unité 173 ". Enfin, les années 80 consolident le talent et le succès de Condé et Schwarz-Bart pendant que de nouveaux noms font leur entrée sur la scène littéraire174 . Parmi ceux-ci, certains sont déjà intégrés dans le canon universitaire, -je pense à Myriam Warner-Vieyra (E1939) 175 qui nous livre du Sénégal un regard dédoublé (étant afro-antillaise au pied de la lettre) sur ses "Femmes échouées 176 ". Warner-Vieyra me semble génialement transposer ce que Confiant177 appelle une vision "intérieure, révélatrice, et révolutionnaire", ne redoutant pas un langage franc pour briser le tabou de la sexualité féminine. L'importance de l'écriture corporelle est d'autant plus justifiée que "c'est en effet dans et par son corps que la femme parvient à la conscience d'elle-même178 ", Selon Guy Tirolien, caractérisant ainsi les "bons romanciers guadeloupéens" dans De Marie-Galante à une poétique afro-antillaise, oc, 96. 170 Comme le commente l'auteure dans la réédition, En attendant le bonheur (Seghers, 1988, Avant-propos). Voir aussi Françoise Lionnet, "Happiness Deferred" dans Autobiographical voices, oc, 189. 171 Helmtrud Rumph, "Identität und Literarischer Diskurs auf den Kleinen Antilles", dans Frankophone Literaturen außerhalb Europas, éd. par Janos Riesz, Ffm/Berne/New York/Paris: Lang, 1975, 47-62. 172 173 Selon l'expression de Maryse Condé, cf.infra, I, 4.1.7. 174 Raphaël Confiant, "Trois regards féminins sur la Martinique", Antilla, nE331 du 17 mai 1989, 25-28. 175 Le Quimboiseur l'avait dit... (PA, 1980) et Juletane (PA, 1982). 176 Titre du dernier recueil, publié chez PA, 1988. 177 Eloge de la Créolité, oc, 24. De l'Antillais à l'Antillaise 51 "site" symbolique dans lequel s'inscrit l'exil intérieur et/ou extérieur179 . Il n'empêche que la littérature caribéenne en général180 , celle des romancières en particulier, a du mal à s'affirmer en bloc. Quels paramètres retenir pour définir une écrivaine antillaise? Doit-elle être originaire des Caraïbes? Avoir l'épiderme noir? Si oui, j'exclus Jeanne Hyvrard; professeur "métro" en sciences économiques, elle occulte volontairement la source de sa parole181 . D'où son exclusion d'anthologies de littérature antillaise 182 . Avant tout féministe183 et anti-colonialiste, Hyvrard clame une identité transnationale. La Dominicaine Jean Rhys occupe une autre position, à la fois incluse dans le canon caribéen et européen, s'étant taillé une place auprès des "classiques" caribéens (Lamming, V.S Naipaul) dont le rayonnement est international, voire mondial. Descendante de "white niggers" (comme elle les appelle dans son merveilleux Wide Sargasso Sea 184 ), Rhys s'est approprié comme aucune autre Créole l'imaginaire caribéen; explorant les croyances magico-religieuses et questionnant l'univers dichotomique de la Plantation. Il n'empêche que ses "marronneuses185 ", filles ou 178 Ernest Pépin, "La femme antillaise et son corps", Présence Africaine, nE 141, 1987, 181. 179 Lire "Inscriptions of Exile: The Body's Knowledge and the Myth of Authenticity" par Françoise Lionnet dans Callaloo, 15.1, 1992, 30-40. 180 La différence ethno-culturelle y est pour beaucoup, selon Kenneth Ramchand. "West Indian literature includes writings by people who were born or who grew up in the English-speaking territories and Guyana [...]. [She] includes people from African origin; of Indian origin; White West Indians, and mixtures." ("West Indian Literary History: Literariness, Orality and Periodization", Callaloo, 11.1, Winter 1988, 95-6) Un poème publié dans Europe (nE 612, avril 1980) révèle toutefois son âme antillaise sous une peau blanche: "Négresse à pleurer/ Négresse à mourir/ Négresse d'avoir la peau blanche/ Négresse d'un combat sans fin avec la langue". 181 Bernard Magnier, (pour me limiter à ce seul exemple) ne la mentionne pas dans Littératures des Caraïbes. Bibliographie publiée avec le concours du Centre National des Lettres, 1986. 182 Dans Shifting scenes, Interviews on Women, Writing, and Politics in Post-68 France (éd. par Alice A. Jardine e.a, Columbia Univ. Press, 1991, 87-96), Hyvrard figure à côté de Luce Irigaray, Sarah Kofman, Julia Kristeva, Hélène Cixous et Monique Wittig. Dans leur monographie, Maïr Verthuy-Williams et Jennifer Waelli-Walters ne soufflent mot de l'antillanité de l'auteure (Jeanne Hyvrard (Amsterdam: Ed. Rodopi, 1988). 183 Réécriture de Jane Eyre de Charlotte Brontë et exemple classique d'un contre-discours postcolonial. Voir Helen Tiffin, "Post-Colonial Literature and Counter-Discourse", Kunapipi, 9.3, 1987, 17-34. Rhys voulait transcrire "l'histoire de la première femme de M. Rochester - sa véritable histoire, comme elle aurait pu être." (Correspondance, citée par Christine Jordis, Jean Rhys, Qui êtes-vous? (La Manufacture, 1990, 52). Lire à ce propos Paula Grace Anderson, "Jean Rhys's Wide Sargasso Sea: The Other Side/Both Sides Now", Caribbean Quarterly, Vol. 28, 1-2, 1982, 57-65. 184 Landscapes of Desire. Metaphors in Modern Women's Fiction (éd. par Avril Horner et Sue Zlosnik, Harvester Wheatsheaf, 1990, chap.3: "'...marooned...' Jean Rhys's desolate woman". 185 Le regard de la soeur de Caliban 52 épouses méconnues 186 , prisonnières de l'ordre patriarcal et postcolonial ont avant tout été l'objet d'études féministes 187 . Au premier critère s'ajoute l'exil. Après avoir vécu en Afrique, en Europe ou aux États-Unis, pratiquant ce "nomadisme circulaire" que Glissant estime salutaire, "troisième temps" de la Relation" (PR, 41), Schwarz-Bart et Condé 188 sont rentrées au pays natal. La littérature féminine caribéenne souffre d'hétérogénéité. Objet d'étude aux contours flous, elle reste peu explorée, à en croire les rares études qui lui sont consacrées189 . L'absence d'une définition de travail d'une part, d'un réel contact entre les écrivaines , de l'autre, explique leur Aspect qui rapproche son chef-d'oeuvre de TM, comme l'a compris Ronnie Scharfman dans "Mirroring and Mothering in SSB's Pluie et Vent and Rhys's Wide Sargasso Sea, Yale French Studies, nE 62, 1981, 88-106. 186 Se reporter par exemple à Border Traffic. Strategies of Contemporary Women Writers, (éd. par Maggie Humm, Manchester UP, 1991, chap.2): "The Mother Country: Jean Rhys, race, gender and history". 187 188 Condé est la première à applaudir que "les îles une à une récupèrent leurs écrivains vivant à l'étranger." (Condé, "Paysage littéraire des Antilles", Centre d'Etudes sur la littérature africaine et caribéenne d'expression française, 1, nE1, 1987, 2-3.) Depuis La parole des femmes, aucune étude d'ampleur sur la littérature féminine d'expression française n'a vu le jour, contrairement au domaine anglophone où elles ne se comptent plus, que ce soit pour la littérature afro-américaine (Suzan Willis, Specifying. Black Women Writing the American Experience, London/New York: Routledge, 1987; Claudia Tate, Black Women Writers at Work, New York: Continuum, 1983) ou pour les "West-Indies" (Carole Boyce-Davies et Elaine Savory-Fido, Out of the Kumbla. Caribbean Women and Literature, oc, et Selwyn Cudjoe, Caribbean Women Writers, Massachusetts: Calaloux, 1990). 189 De l'Antillais à l'Antillaise 53 isolement, tant dans la Caraïbe que dans le Centre 190 . 190 Les trois conférences internationales sur la littérature caribéenne féminine (en 1988 à Massachusetts, en 1990 à Trinidad et en 1992 à Curaçao) n'ont accueilli aucun auteur francophone. Le statut politique de département d'outre-mer (alors que d'autres îles sont (semi-)indépendantes) ne me semble pas pertinent pour rendre compte de cette exclusion. (Lire à ce propos Sue N. Greene, "Report on the Second International Conference on Caribbean Women Writers", Callaloo, 13.3, 1990) Le regard de la soeur de Caliban 54 2.2. Désir d'"ex-il". Mobiles d'écriture féminine.2. Désir d'"ex-il". Mobiles d'écriture féminine Vu la carence de personnages féminins dans la littérature d'avant les années 70, vu la falsification du moi-féminin sous la plume des Caribéens, les soeurs de Caliban attribuent leurs rôles principaux au sexe faible pour protester contre le bovarysme littéraire de leurs collègues masculins. Si ceux-ci en faisaient un "flat character" dépourvu de profondeur psychologique191 , c'était parce que, désemparés devant la psychologie féminine, ils préféraient esquiver l'épineux rapport des sexes dans la société antillaise. Surtout, ils évitaient de questionner le rôle précisément important de la femme avant et après l'abolition de l'esclavage. Il serait faux de prétendre que rien n'a changé à l'heure qu'il est. La femme noire est réhabilitée chez Chamoiseau, comme chez Maximin dont le très beau roman est d'ailleurs de facture féminine. On y enterre l'ère du père pour faire régner "l'air de la mère". Adrien somme Marie-Gabriel "de faire parler les mères, car elles ont des racines puisqu'elles portent des fruits" et d'écrire "pour [s]e libérer du paternalisme, de la loi du retour des pères192 ." Siméa, de son côté, renonce à la maternité pour façonner son identité et sa féminité hors des modèles rigides basés sur l'assujettissement de la femme à l'homme. Chez Glissant, plein feu sur la femme dont il célèbre, e.a., l'art de survie dans l'univers de Plantation. "Toute une procession" de négresses défile de roman en roman. D'Eudoxie à Artémise, d'Adélaïde à Stéphanise, le lecteur les découvre "soit rusées comme des lionnes soit rétives ou revêches, méchantes avec une grâce de liane, douces et bonnes dans un entêtement irrémédiable, femmes de canne ou précieuses de salon, gâtées des préjugés les plus stupides ou dévouées aux causes les plus désespérées"193 . Par son refus opiniâtre, par sa lutte farouche contre le délabrement (physique et psychique), la femme est rarement inférieure à l'homme. Ainsi, Stéphanise, fille d'Anne Béluse, est "toujours un peu plus qu'Apostrophe; [...] le conduisant à travers l'existence, sans prendre le pas ni le devancer"194 . Elle initie Papa Longoué au savoir ancestral, afin qu'à son tour, il informe ses descendants. Autre femme hors du 191 Exception faite de la Jamaïque où Rhonda Cobham relève sa forte présence féminine, chez Claude McKay, de Lisser et McDermot. (The Creative Writer and West Indian Society, 1900-1950, 1981, University of St. Andrews, chapter 4 et Conclusion, 309: "The Jamaican literature produced before 1950 proves that this concern with male protagonists has not always been typical [for West Indian literature]." Maximin, L'isolé soleil, oc, 17. Lire Bernard Mouralis, "L'Isolé Soleil ou la sortie du ventre paternel", Présence Africaine, nE 121-122, 1982, 418-426. 192 193 Glissant, Mahagony, Sl,1987, 246-247. 194 Glissant, Le Quatrième siècle, Sl, 1964, 159. Désir d'"ex-il". Mobiles d'écritures féminines 55 commun, Louise apprend au premier Longoué le créole et lui donne un nom195 , début lancinant d'une identité 196 . La femme est un pilier d'une résistance, certes, larvée, mais d'autant plus efficace; elle est de mèche avec les "nèg'marrons" en leur apportant le "manger créole" dans la forêt et entre de plein pied dans la case du maître. Quant aux Créoles: sortie de l'épouse coloniale faible, chétive et inactive. Sur la propriété Senglis, Marie-Nathalie exerce despotiquement sa "loi féminine", règne viscéral condamné à péricliter. La maîtresse, cloîtrée dans ses appartements comme l'est Aurore Desaragne dans Pluie et vent, finit hystérique. Enfin, il faut dire un mot sur le double féminin de Mathieu. Dans La Lézarde, Mathieu aime Mycéa pour sa "droiture de la fuite, pour cette résolution qui lui interdit de souffrir" 197 et parce qu'elle est "préoccupée du bien-être de son homme." La femme aide l'homme à combattre sa "propension au dérèglement, à l'éclat incontrôlé"198 . Toutefois, cette même Mycéa réapparaît dans La Case du commandeur où nous la suivons d'errances en errances, "livrée à elle-même", toujours plus "obscurcie en elle-même et lointaine"199 , finalement folle dans Le Quatrième siècle. Si la prise de parole féminine a pour objectif de rattraper "les énormes étendues de silence" (IP, 39) et de protester contre "l'aphonie" de la femme, il n'est pas surprenant que le discours féminin s'émancipe des formes narratives dominantes, sinon mâles. Les genres où la parole se libère, où la femme s'assure sa place de locutrice à part entière ont la cote. L'(auto)biographie canonique (ou une de ses multiples variantes 200 ) "insularise" l'écriture féminine: le sujet féminin s'y exile, savourant ou non la solitude à laquelle, de toute manière, elle est acculée par l'ordre colonial et la domination masculine. Cette écriture, généralement entreprise dans un lieu clos, favorise l'auto-analyse et l'introspection. Surtout, elle permet une plus grande liberté 195 ibid, 94. 196 "Celui qui porte un nom est comme celui qui apprend à lire: s'il n'oublie pas le nom, l'histoire réelle du nom, et s'il ne désapprend de lire, il se hausse. Il se met à connaître une mère, un père, des enfants; il apprend à vouloir les défendre. Il quitte le trou béant des jours et des nuits, il entre dans le temps qui lui réfléchit un passé; le force vers un futur" (Glissant, La Case du commandeur, oc, 180). 197 Glissant, La Lézarde, Sl, 1958, 58. 198 Glissant, Le Quatrième siècle, Sl, 1964, 272. 199 Glissant, La Case du commandeur, Sl, 1981, 174-176. Autobiographie interposée (TM, par exemple), roman épistolaire (Lettres à une noire de Ega), le journal intime (La Graine: journal d'une sage-femme de Manicom), le journal de bord (Sapotille de Lacrosil) ou le "cahier asilaire" (Le Quimboiseur l'avait dit de Warner-Vieyra) sont quelques exemples de l'éventail autobiographique. 200 Le regard de la soeur de Caliban 56 structurelle, stylistique et syntaxique. L'écriture féminine trouve ainsi son rythme et flux naturels; la structure défie les règles et les contraintes; le langage s'irrigue aux sources vives de l'oralité. Reconstruction d'une vie en échos et fragments disparates, remémoration d'un passé en un "causer" féminin, la narration programme une lecture délinéarisée, une connivence intime entre narratrice et narrataire, une solidarité entre femmes rivées par la même subordination. Dans Lettres à une noire, Maméga, le "Je" de l'énonciation, ressemble beaucoup à la destinataire interne (Carolina Maria de Jésus), supposée écrire à son tour à une femme emmurée dans la même solitude201 . Dans Juletane 202 , deux narratrices se partagent leur expérience asilaire: la première lit son journal, dans lequel elle analyse sa propre folie, pendant que la seconde réfléchit sur sa vie. Les récits explorent donc les sables mouvants du moi, ou plus précisément du faux-moi que l'Antillaise doit manifester. Sous un masque indolore, carapace d'indifférence, elle dissimule une souffrance que l'écriture intimiste révèle précautionneusement. Parmi les racines de son mal-être, parmi les sujets favoris passés au crible, il y a d'abord la violence faite à la langue maternelle, vol et viol auxquels le monologue intérieur, si balbutiant et déréglé soit-il, sert de remède. Ensuite, il y a l'éducation antillaise et sa double morale203 , cause prépondérante de la mésentente entre l'homme et la femme qui, par concaténation, brouille aussi la "confrérie" d'hommes et de femmes. L'Antillaise ou sa soeur africaine donnent donc leur dû à tous ceux qui ne se sont nullement interposés dans sa difficile voie de décolonisation: Si, en Afrique, les autobiographies plus ou moins romancées sont le fait d'hommes, les Antilles ne manquent pas de romancières qui ont choisi de parler de leur enfance et la petite fille est un personnage littéraire antillais. Généralement, les romancières règlent des comptes avec parents et enseignants, exorcisent des fantômes et pansent d'anciennes blessures. Ainsi cette littérature peut elle se concevoir comme [...] l'amorce d'un processus de libération de la femme 204 . Il s'agit donc de refuser sa chosification, d'en finir avec le regard idyllique et folklorique: Une certaine image folklorique et touristique présente les Antillaises comme des femmes heureuses de vivre, aimablement insouciantes et douées d'inépuisables trésors de gentillesse. Il Lire à ce propos "Reading and Writing the Body of the Négresse in F. Ega's Lettres à une Noire" de Arthur Flannigan-Saint-Aubin, Callaloo, 15.1, 1992, 49-65. 201 202 Myriam Warner-Vieyra, PA, 1982. 203 Jacques André: "Si la mère, [personnage le plus attaché à la non-séparation] parle mariage à sa fille, elle s'accommode très bien de ce que son fils ait une maîtresse ou plusieurs." ("Le lien et le rien", Nouvelle Revue de Psychanalyse, nE 28, 1983, 62) Condé, "L'image de la petite fille dans la littérature féminine des Antilles", Recherche, Pédagogie et Culture, nE144, nov. déc.1979, 93. 204 Désir d'"ex-il". Mobiles d'écritures féminines 57 est temps de dire que tout cela est complètement faux, et c'est bien le témoignage essentiel que nous voudrions porter. En réalité, les Antillaises font partie de populations qui continuent, de nos jours, à subir le joug colonial. De plus, à l'intérieur de ces populations, elles sont en proie à des formes particulièrement pénibles de la servitude féminine 205 . À la lumière des mobiles précités, Simone justifie son entreprise romanesque et la forte présence de son personnage central par des propos apparemment plus modestes: J'ai toujours voulu parler de la femme noire. Les figures féminines altières, tour à tour rieuses ou tristes, qui habitent Goyave, Fond-Zombi, dessinent une mémoire pour les Antilles, et leur esquissent un avenir. Elles sont une continuité qui structure l'individu 206 . (C'est moi qui souligne) Signalons, si besoin était, la réapparition de l'articulation histoire-identité. Principal vecteur de l'identité féminine, la connaissance du passé fait de la femme la gardienne d'un trésor précieux, la mémoire du peuple antillais. Comme Marie Celat, la dernière Lougandor connaît "le secret de la nuit appris par [sa] mère" 207 . Combattant "l'imposition culturelle irréfléchie208 ", la femme schwarz-bartienne devient image de l'histoire: son vécu vaut pour l'identité collective du groupe. "Transindividuelle", sa biographie servira d'histoire209 . Plus précisément, il s'agira d'une "contre-histoire" féminine; savoir légué de mère à fille, tout entier conservé dans la parole: Mémoire des profondeurs/ Mémoire du refusé/ Mémoire du vrai/ Mémoire transmise de mère en fille/ De jour en jour/ De drame en drame/ Mémoire transmise/ Pour continuer à vivre/ Et à survivre/ À lutter/ Et à renaître/ Mémoire transmise/ Par la maternité/ Par la nuit/ Par la mort/ Pour qu'augmente la connaissance des femmes [...] 210 205 Claudie Beauvue-Fougeyrollas, Les femmes antillaises, HA, 1979, 7. Propos recueillis par Domenica Russo dans "Des textes qui retracent la mémoire des Antilles", FranceAntilles hebdo, repris dans la brochure jointe à Hommage à la femme noire. 206 207 Glissant, La Lézarde, oc, 79. 208 Fanon, Peau noire, masques blancs, oc, 154. 209 Dans sa thèse consacrée aux écrivaines anglophones tiers-mondistes et postcoloniales, Kimberley Ann Koza souligne l'importance de l'histoire pour un peuple colonisé: "Certainly history is important for all people and cultures, but it is especially vital for an oppressed people, whose lives have been seen by the dominant group as insignifiant and hence, in the words of Adrienne Rich, "[un]deserving of a history at all." (Women as Images of History: Contemporary Anglophone Fiction by Minority and Post-Colonial Women Writers, Indiana State University, December 1988, 4). 210 Jeanne Hyvrard, Les doigts du figuier, Minuit, 1977, 125-126. Le regard de la soeur de Caliban 58 Alors que l'homme s'acharne à sauver l'histoire par l'écrit, la femme élit l'organe vocal pour remémorer le temps d'avant, entretenant avec ce passé indicible un rapport corporel, viscéral. Il ne s'agit pas d'un paradigme a fortiori féminin(iste), car un auteur comme Glisssant l'exploite abondamment 211 . Dans La Case du Commandeur, nous lisons que "Mycéa ne régentait pas les choses avec des mots, elle sentait dans son corps."212 Dans Mahagony, Eudoxie se prononce sur la supériorité d'une "pensée-femme", rempart contre le mimétisme socio-culturel du maître: Pas la peine de dérouler les jours, les nuits. Hégésippe croit il est bel esprit, pour broder francé comme pas un. Il gratte sur papier ça même que je bouleverse dans ma nuit. C'est un jeu entre nous, il a son mystère, j'ai le mystère de son mystère. La procession de femmes sait. Depuis le bateau du grand voyage, la procession de femmes. 213 Portant les traces en elle, ayant subi l'oppression dans son corps et dans son coeur, la femme se rappelle toujours l'innommable. Éducatrice de ses enfants, la mère sauve de l'oubli les mythes, chants et contes des ancêtres ainsi que leurs récits de (sur-)vie. Filles de Solitude, cette première et unique héroïne antillaise, les Antillaises continuent de braver de criantes injustices. Mais à la différence de la mulâtresse Solitude, statue muette, Télumée et Mariotte rompent le silence millénaire dans lequel suffoquaient leurs mères. Simone Schwarz-Bart rachète par la magie du verbe ces victimes de violences séculaires. À l'instar d'Alice Walker, elle se considère la descendante de ces mères analphabètes, dépourvues du droit à la créativité et inconscientes de la spiritualité qu'elles détenaient: What did it mean for a Black woman to be an artist in our grandmother's time...? How was the creativity of the Black woman kept alive, year after year and century after century, when for most of the years Black people have been in America, it was a punishable crime for a Black person to read or write? And the freedom to paint, to sculpt, to expand the mind with action, did not exist 214 . Harriet Tubman, Sojourner Truth, Phillis Wheatly215 , et Zora Neale Hurston216 , "créatures si 211 Sur cette distinction fondamentale dans l'oeuvre glissantienne, lire Bernadette Cailler, "E. Glissant: A Creative Critic", World Literature Today, Vol 63, nE4, 1989, 591. 212 Glissant, La Case du commandeur, oc, 190. 213 Glissant, Mahagony, oc, 60. Alice Walker, In Search of Our Mothers' Gardens, Womanist Prose, New York: Harcourt Brace Jovanovich, 1983, 66. 214 215 216 cf.infra II, 2.1. Anthropologue avant la lettre, Zora Neale Hurston (E1901?-+1960, Eatonville, Florida), recueillit les histoires et le gossip des négresses du South et collectionna les légendes et les contes, ainsi que les croyances Désir d'"ex-il". Mobiles d'écritures féminines 59 abusées et mutilées au cours de leurs vies", revivent grâce aux romancières afro-américaines. Témoigner par la fiction de l'iniquité dont elles furent victimes, pallier l'invisibilité historique, constituent les enjeux majeurs de l'écriture féminine noire. vaudouesques en Haïti (Mules and Men: Negro Folktales and Voodoo Practices in the South). En avance sur son époque, elle brise l'image stéréotypée de la femme noire dans Their Eyes were Watching God, roman redécouvert par Alice Walker. Voir Marjorie Pryse, "Zora Neale Hurston, Alice Walker, and the 'Ancient Power' of Black Women" dans Conjuring. Black Women, Fiction and Literary Tradition, éd. par Marjorie Price, Hortensia J. Spiller, Bloomington: Indiana UP, 1985, 1-24. Le regard de la soeur de Caliban 60 2.3. Le pion noir sur l'échiquier esclavagiste.3. Le pion noir sur l'échiquier esclavagiste Afin de mieux comprendre les stéréotypes générés par la société de Plantation, afin de mieux saisir son impact sur l'identité féminine, il n'est pas inutile d'aborder le statut et le rôle de la femme noire sur l'Habitation, univers pyramidal régi par le rapport entre Noirs et Blancs, et où, comme sur un échiquier, chacun et chacune se voient confinés une case difficile à déserter. Dès l'installation du système servile, la femme noire a fait l'objet d'une profonde ambivalence par son double rôle économique: force de travail au même titre que l'homme dans la machine esclavagiste, la femme caribéenne est désexualisée. Dans le même temps, elle est sexualisée comme reproductrice des forces de travail. "Son ventre est le trésor du maître", dit le proverbe; capital essentiel pour la reproduction du cheptel esclave. À partir de cette égalité de sexes au niveau économique, la femme noire aurait trouvé l'opportunité de s'émanciper de la soumission et de la dépendance masculines: Since Black women as workers could not be treated as the 'weaker sex' or the 'housewife', Black men could not be candidates for the figure of the 'family head' and certainly not for 'family provider' 217 . Si je souscris tout à fait à cette assertion-ci, certains anthropologues et sociologues 218 font erreur lorsqu'ils prétendent que la femme serait devenue supérieure à l'homme au point de le dominer. Qui plus est, soi-disant autoritaire, la femme aurait pu le devenir parce que mieux traitée par le maître blanc et parce que plus résistante à l'ordre esclavagiste. Selon Ruth Landes, l'esclave féminine, concubine potentielle du maître, aurait joui d'un régime plus doux. Elle en aurait profité pour accaparer une autorité préservée une fois le système servile aboli. S'il est vrai que l'homme "subissait dans le Nouveau Monde la plus profonde humiliation", sa compagne n'a pas "été moins touchée" par le "grand bouleversement de l'ordre social africain que l'esclavage provoquait219 ." Ruth Landes pèche ici par généralisation: il est clair que seule une infime minorité de la population féminine connut un régime plus doux. Certes, la cocotte* et la Da* faisaient de leur "peau chapée" et de leur pouvoir séductif de puissants atouts pour rivaliser avec 217 Angela Davis, Women, Race and Class, New York: Vintage Books, 1983, 8. Consulter p.e. Raymond T. Smith, "La famille dans la région caraïbe", in Les sociétés antillaises. Etudes anthropologiques, éd. par J. Benoist, Centre de Recherches Caraïbes, Université de Montréal, 1972, 28-35 et Susan E. Brown, "Love Unites Them and Hunger Separates Them: Poor Women in the Dominican Republic", dans Toward an Anthropology of Women, éd. par R.R. Reiter, London: Allison & Busby, 1975, 322-332. 218 Ruth Landes, "Negro Slavery and Female Status" dans Les Afroaméricains, Mémoire 27 de l'IFAN, Dakar, 1953, cité par Bastide dans La femme de couleur en amérique latine, oc, 14. 219 Le pion noir sur l'échiquier esclavagiste 61 leurs maîtresses, mais elles n'échappaient pas moins à une violence psychique. Les "produits dignes de servir à la table des Maîtres" (LMS, 46) n'avaient qu'en apparence un sort meilleur que celui des négresses des champs; leur rôle d'intermédiaire entre les deux races, leur position de transition entre maître et esclave était particulièrement difficile à gérer. Quant aux "bêtes de champs", elles étaient obligées de livrer une lutte de survie constante et de prémunir leur famille contre la dissolution. Responsable de la socialisation de ses enfants, la femme noire feint la soumission tout en cultivant une fierté raciale. Fidélité aux coutumes africaines et à l'identité socio-culturelle d'une part, fidélité (apparente) à l'ordre colonial de l'autre, telle sera la base d'un comportement identitaire ambigu, dicté par l'instinct de survie. D'où la question de Wademba à son petit-fils: "Qu'apprécies-tu chez eux?", c'est-à-dire chez "les nègres d'En-bas", "singes consommés des Blancs". Ti Jean se dit amusé par leur "feintise" (TJ, 62). Il faut souligner que, contrairement à la femme blanche, la femme noire se situe donc dès le début de la colonisation et de l'installation du régime servile hors de la sphère de "domesticité", et de surcroît, à la tête de la famille esclave. Constance Sutton et Susan Makiesky-Barrow insistent sur le lien intrinsèque entre l'économie de Plantation et l'indépendance féminine: It [the slave plantation] was perhaps the only such system that did not for the man of the population favor male economic participation at the expension of women, who elsewhere were relegated to a domestic sphere of activity and became increasingly dependent on men 220 . Après l'esclavage, la femme, portant une lourde responsabilité, continue de faire preuve d'une autonomie inégale. De là à prétendre qu'elle serait tyrannique, voire responsable de l'immaturité et de l'irresponsabilité masculines me semble un faux pas. Dans certains domaines, il est vrai, la femme noire l'emporte sur l'homme par sa singulière indépendance. Aujourd'hui encore, le commerce reste aux Antilles une affaire féminine: les Antillaises assurent la distribution des vivres; elles marchandent poissons et épices en portant d'énormes trays* sur leurs têtes, combinant plusieurs "djobs". Reine Sans Nom écoule les légumes et les fruits de son petit jardin; elle prépare des kilibibis* et des sucres d'orge (TM, 83) pour arrondir ses fins de mois. À la fin de sa vie, Télumée subvient à ses besoins en grillant des cacahuètes qu'elle vend sur la place de l'église (TM, 243, 246). Commerçantes talentueuses, de nombreuses Antillaises gèrent débits* et lolos*. Or, cette "incorporation au travail marchand" ne les libère pas puisqu'elle leur impose 220 Constance Sutton et Susan Makiesky-Barrow, "Social Inequality and Sexual Status in Barbados", dans Sexual Stratification. A Cross Cultural View, éd. par Alice Schlegel, Columbia UP, 1977, 293. Le regard de la soeur de Caliban 62 une double journée de travail 221 . Au double rôle économique s'ajoute un autre. Malgré l'entreprise d'évangélisation, les croyances primitives et l'animisme africain ont survécu outre-mer "comme si les deux mondes s'étaient tendu la main sans se voir, siècle après siècle, par-dessus l'océan", s'émerveille Ti Jean en visite chez ses ancêtres, observant des scènes étrangement familières (TJ, 160). Le culte des ancêtres et le panthéon yorouba s'amalgament avec des éléments chrétiens; les esclaves d'eau douce* apprennent les rites fétichistes, s'initient aux forces occultes. La femme noire surpasse souvent ses confrères dans ses religions syncrétiques, investie d'un pouvoir sacré dans le candomblé* brésilien 222 , la senterìa* cubaine 223 ou le vaudou* haïtien 224 . Personne d'autre que Métraux témoigne de l'aura mystique de la femme noire en dédiant son essai sur le vaudou haïtien à deux mambo, Lorgina Delorge, dont le "nom vaillant" fut "Dieu devant", et la mambo "Assurée". Roger Bastide, pour sa part, avoue ne pouvoir oublier "sa mère spirituelle", qui l'avait initié au candomblé et "[qui] avait à Bahia une telle autorité, était entourée d'un tel respect, d'une telle admiration dans tous les secteurs de la population qu'on ne l'appelait pas de son nom, mais de celui de Senhora (Madame) 225 ". Prophétesses et guérisseuses, elles sont consultées et redoutées par les Noirs ainsi que par les Blancs 226 . Comme nous le voyons, l'autonomie de la femme de couleur s'établit solidement sur des bases à la fois socio-économique et religieuse. Toutefois, l'indépendance relative de la femme n'est pas synonyme de domination. Cette soi-disant autorité est un mythe projeté par l'homme qui, l'invoquant à tort et à travers, peut se dérober sous prétexte que la femme ne lui laisse aucun pouvoir. Ainsi perdurent des attitudes discriminatoires envers l'Antillaise la plus vulnérable, c.à-d. paysanne, analphabète et pauvre, comme l'est Télumée Lougandor. À ce machismo virulent 221 Huguette Dagenais, "L'apport méconnu des femmes à la vie économique et sociale aux Antilles: le cas de la Guadeloupe", Anthropologie et Sociétés, Vol 8, nE2, 1984, 184. 222 Roger Bastide, Le Candomblé de Bahia (rite Nagô), Mouton et Co, 1958. 223 A côté du ñáñiguismo (glossaire), la sentería est le culte le plus important d'origine africaine à Cuba. Alejo Carpentier s'inspire de réunions ñáñigo dans son premier roman Ecue-Yamba-O! (1933). 224 Alfred Métraux, Le vaudou haïtien, GA, 1958. 225 Roger Bastide, La femme de couleur en amérique latine, oc, 17. Dans Eau-de-Café (Raphaël Confiant, Grasset, 1991), le Blanc-pays Honoré de Cassagnac consulte Antilia et Eau-de-Café pour guérir sa fille débile; en même temps, il ordonne chaque mois un office dans sa chapelle privée. 226 Le pion noir sur l'échiquier esclavagiste 63 observé du côté de l'homme, la femme répond par un culte de "marianismo" tout aussi faussé 227 . Repentissante, se culpabilisant des naissances illégitimes, des relations instables, la mater dolorosa devient l'icône idéale de la compagne subissant silencieusement les tabassages, pardonnant à ceux qui l'ont offensée. Plus elle souffre, plus elle devient sainte; d'où la multitude de martyres qui s'étiolent dans une souffrance qu'ils croient rédemptrice228 . Bref, le personnage schwarz-bartien supporte le poids de "trois grandes traditions d'avilissement" qui se perpétuent en Amérique latine et dans l'archipel caraïbe: "la suprématie masculine [229 ], le système de la grande plantation [...], le néo-colonialisme[...]230 ." Harry Theirlinck, Van Maria tot Rosy. Over Antilliaanse Literatuur, Leiden: Instituut voor Taal-, Landen Volkenkunde, 1986, "Caribische Studies", p.39 et sq. 227 228 cf.infra III, 4.4. 229 Formule sous laquelle il faudrait plutôt entendre: l'absence de l'homme noir étant donné la suprématie du Blanc. 230 Bastide, La femme de couleur, oc, 23. Le regard de la soeur de Caliban 64 2.4. Les Lougandor: "femmes fantaisies, lunées, temporelles".4. Les Lougandor: "femmes fantaisies, lunées, temporelles" Chacun des romans schwarz-bartiens nous confronte avec des images de femmes telles qu'elles sont, mais plus encore telles qu'elles aimeraient être. De nouveaux axes d'identité féminine, de subtiles modifications quant à une idéale féminité s'y repèrent et s'y défendent. Puisque la femme noire est triplement marquée dans le triangle classe/race/sexe, il lui faut briser le carcan de son identité négativisée. Des expressions récurrentes, telles "femmes fantaisies, lunées, temporelles" (TM, 67), sont lourdes de connotations pathologiques: en fait, Schwarz-Bart déconstruit leur acception commune, les rendant "irréductibles" (principe par lequel elle rejoint l'opacité glissantienne), les veut métisses. Car prenons l'exemple de "luné" que le lecteur associe à l'expression "mal/bien luné". C'est à l'évidence à "lunatique" qu'il faut ici d'abord penser: atteint(e) de folie périodique, fantasque (si proche de "fantaisie") et versatile. De plus, "luné" est un qualificatif d'autant plus féminin qu'il s'y greffe l'isomorphisme, universellement attesté, du cycle lunaire/menstruel231 . La série même des qualificatifs le suggère, puisque "temporelles" y reçoit un sens (qui ne peut être celui de "séculier", "relatif au temps") par sa juxtaposition à "lunées", et qui serait proche de "régulièrement déséquilibré(e)". C'est le cas de Reine Sans Nom, celle même pourtant qui "vous aidait à ne pas baisser la tête devant la vie, et rares sont les personnes à posséder ce don" (TM, 11). Après avoir perdu sa fille Méramée, Reine se réfugie (ensemble avec des crapauds, des grenouilles et des chauves-souris) dans les ruines hantées d'un Béké maudit: "Toussine [...] s'était installée en corps sans âme", devenue "cheval à diable" (TM, 25-6), formule par laquelle, en vaudou, on désigne l'adepte chevauché par le loa au point de perdre tout contrôle, en transe, donc dépersonnalisé. Les protagonistes sont dichotomisées, - selon l'expression d'Elaine Campbell 232 -, écartelées entre le rêve et la réalité, entre l'être et le paraître, entre des normes et des valeurs contradictoires . Pour rester debout et faire face à une existence précaire, pour oublier leur "coeur fêlé", elles doivent en effet recourir à des moyens "fantaisistes". Comme il est davantage question de déséquilibre que de plénitude identitaire, comme la condition féminine se révèle plus souvent dysphorique qu'euphorique, la plénitude existentielle ressemble à une fantaisie, une folie momentanée. De fait, dès qu'il est question de bonheur, Télumée parle de ses "lubies de femme 231 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, 1969, Dunod, 1990, 112. Elaine Campbell, "The Dichotomized Heroine in West Indian Fiction", Journal of Comparative Literature, 22.1, 1987, 137-143. 232 Les négresses Lougandor: femmes fantaisies, lunées, temporelles 65 bienheureuse" (TM, 136): le bonheur, ne serait-il donc, dans la société antillaise, que caprice, fantaisie, folie? Ses rares intervalles de bonheur, ces "saisons de vie" sont majestueusement signifiés par l'image de l'arbre. L'arbre mesure l'"évolution progressive" et suggère la maîtrise du temps 233 . Télumée enfant vit "le temps du flamboyant", arbre de la gloire chez Glissant 234 avant de connaître une saison "d'acomat tombé", lorsque, femme répudiée, elle est en proie à ce que Césaire appelle précisément la "folie flambante 235 ". Dans l'oeuvre schwarz-bartienne, une stratégie féminine que je n'appellerai toutefois pas féministe 236 , démantèle les mythes de féminité antillaise: ensemble de rôles assignés par la culture, conditionnés par l'Histoire. Le corpus schwarz-bartien sape d'abord l'image d'Épinal de l'Antillaise: la "Mammie", doudou généreuse, souriante, naïve et simple, entourée d'une ribambelle de négrillons. Il n'est pas un hasard que Reine Sans Nom soit la dernière "matriarche". Si Un plat de porc et Pluie et vent présentent encore des (grands-)mères qui récoltent "viande sur viande" au lieu de trouver du pain auprès de leurs concubins successifs (TM, 33), leurs (petites-)filles Mariotte et Télumée préfèrent la solitude au sort malheureux de leurs mères et meurent sans filles. Télumée refuse la maternité pour se trouver d'abord ellemême, évitant de mettre au monde des enfants non désiré(e)s comme le fit sa mère. Quant à Mariotte, il n'est pas improbable qu'elle ait renoncé à la maternité pour le même motif, n'ayant jamais ressenti la tendresse (grand-)maternelle, et malchanceuse dans l'amour237 . Qu'il ne faille plus réduire la féminité à la maternité, la mère de Télumée le montre, "arrachant ses entrailles et remplissant son ventre de paille" (TM, 46). Au grand dam des commères, Victoire a l'audace d'imiter l'homme antillais, de revendiquer cette part de liberté qu'il trouve évidente. Son comportement volage, libertin et frénétique, sa désobéissance à l'ordre 233 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, 1990, 390, 396, 398. 234 Glissant, La Lézarde, oc, 72. Aimé Césaire, En guise de manifeste littéraire, poème dédicacé à André Breton (publié en 1942 dans le nE 5 de Tropiques). Repris dans la réédition du Cahier (oc, 69), le poème est une variation du Cahier. La formule "folie flambante" y désigne le contraire de la raison occidentale, revendiquée comme une composante de la "négritude": "[...] nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace." 235 236 Ronda Cobham, "Feministische Strategien und Perspektiven in drei Romanen der anglophonen Karibik", Entwicklungen im Karibischen Raum (1960-1985), éd. par Wolfgang Binder, Nürnberg: Erlangen Forschungen, 1985, 193-210. 237 Le "testament" de Mariotte comprend une unique allusion à ce domaine: "Oh souviens-toi [...] d'Alhassane Badje, te trahissant déjà de toutes ses fibres... les yeux tournés vers la Casamance" (PDP, 204). Le regard de la soeur de Caliban 66 patriarcal font scandale dans le morne* où l'on prêche qu'"avant tout, une femme doit être patiente" (TM, 73). De surcroît, Victoire triomphe de la sexualité subie, accueillant sur son plancher l'homme qu'elle désire, "portant sur elle tous les signes de l'amour" - et la narratrice d'ajouter, "et de ses tourments" (TM, 65). "Radieuse, hagarde, un rien échevelée", Victoire n'est pourtant pas une Vénus noire. Avec Schwarz-Bart, il n'est pas question de réifier le corps de la femme noire en "corbeille de fruits", comme l'ont fait certains parnassiens238 . Au contraire, le portrait féminin minimalise les atouts corporels et surinvestit en revanche la "négritude". Alors que, selon Ernest Pépin 239 , "beaucoup de femmes noires sont irritées lorsqu'elles sont qualifiées de belles négresses", Télumée remarque: "Personne ne s'était avisé de la beauté de ma mère à L'Abandonnée, car elle était très noire" (TM, 33). Par le choix de "car", la narratrice se démarque tout de suite de l'opinion commune associant noirceur à laideur. Quant à elle-même, Télumée se sait une "négresse si noire que bleue" dont le "visage [...] ne ruisselait pas de beauté" (TM, 116). Mariotte est aux yeux de sa grand-mère une "fillette 'mal sortie' [...] - venue au monde avec des cheveux trop crêpus, une peau trop violacée, d'épaisses narines qui déparaient, [...], la faune délicate de la case où la proportion de sang humain était généralement plus élevée que celui coulant dans [s]es veines de Câpresse* (à gros grain et fessier callipyge!...)" (PDP, 47). Le voile se lève encore sur le corps souffreteux, amaigri, malade et maltraité. Que ce soit dû aux représailles de l'époux, à un mal physique ou psychique, le corps violenté et brutalisé ne se soustrait plus aux regards. Mariotte diagnostique sur un ton aseptisé le gâtisme de celles qui sont enfermées dans le ghetto asilaire (PDP, 29). Elle ne nous épargne pas la posture de malades qui se "démembrent" "pièce par pièce"; aux gestes, "devenus sottes manies" (PDP, 70), nous dénudant les "fesses plates" et l'"étroit pubis chauve", le "tibias à l'arête de plus en plus coupante" (PDP, 22-23) de sa co-pensionnaire. Télumée, de son côté, nous décrit les bleus et mauves de son corps où "bientôt nul carré [...] ne fut présentable" (TM, 148). La division entre métiers masculins et féminins n'a plus cours non plus dans Pluie et vent. Sur l'Habitation et à l'Usine, la femme noire n'échappe pas à une répartition des tâches selon les sexes. Les amarreuses*, par exemple, ligotent les cannes que coupent les hommes (TM, 199). Dans Pluie et vent, en revanche, des négresses entrent dans "le feu des cannes" à côté des 238 Léon-François Hoffmann observe que chez certains poètes, "on ne sait vraiment plus si la femme est décrite en fonction de fruits tropicaux, ou si au contraire c'est un catalogue de produits fruitiers qui prend forme de femme." ("L'image de la femme dans la poésie haïtienne", Présence Africaine, nE 35, janvier 1961, 195197). Si, dans TM, la beauté féminine se décrit en métaphores végétales, les amants de Télumée déclarent leur amour par des images animales: "Bécasse blessée" pour Amboise, "cabri attaché" pour Élie, Télumée est nommée exceptionnellement "un beau fruit à pain mûr, à point, qui se balance au vent", juste après le premier rapport. Or l'image annonce un futur malheureux: "vas-tu te décrocher de l'arbre et tomber?... et rouler?..." (TM, 118) 239 Ernest Pépin, "La femme antillaise et son corps", art.cité, 188. Les négresses Lougandor: femmes fantaisies, lunées, temporelles 67 hommes. La femme-matador Olympe "y allait de son coutelas comme un homme" (TM, 199). Télumée fume "comme si elle était née avec [la pipe] dans son bec" (TM, 200) et boit le rhum "par grandes rasades" 240 . Ainsi la sujétion de la femme ressort-elle comme d'autant plus injuste que la femme noire est l'égale de l'homme. Tous deux dominés par les usiniers, ils devraient unir leurs forces afin de renverser la pseudo-féodalité du système colonial. Enfin, Schwarz-Bart ne se lasse pas de revenir sur ce qu'Erikson appelle la "nonidentité". innommable L'Afro-Américain s'auto-définit sur le mode négatif: inaudible, invisible, 241 . James Baldwin, Richard Wright, Ralph Ellison (qui titre son roman le plus célèbre The Invisible Man242 ) traduisent tous magistralement ce complexe d'inexistence qui affecte la communauté noire. Greffé depuis des générations dans l'esprit du Noir, ce portrait négatif lui fait accroire qu'il est la "quintesscence du mal", "imperméable à l'éthique", le "mal absolu243 ". De ce non-être, le corpus schwarz-bartien témoigne abondamment: "le coeur du nègre est une terre aride que nulle eau n'amendera, un cimetière jamais rassassié de cadavres"; "le nègre est à lui-même sa malédiction, un lunatique, un décousu et un flamboyant, un taré jusque dans la profondeur de son sang, un sauvage juste bon à faire des cabrioles et des grimaces" (TJ, 49). Les habitants de Fond-Zombi se croient "une bande de cochons sauvages à la curée" (TM, 160), "une réserve de péchés et de crimes" (PDP, 108). Télumée est injuriée d'être "un crabe sans tête et sans gîte et qui marche à rebours" (TM, 164); son amie Laetitia lui crie que "la seule place d'une négresse est au cimetière" (TM, 165). "Bande de macaques" (LMS, 94), tous se demandent "quelle pièce est bonne dans un nègre?" (TM, 216) Quand il est question de folie féminine, il surprend que celle-ci se manifeste autrement que la démence masculine. L'égarement féminin mène à l'espace étriqué de la chambre d'hôpital, parce qu'on ne permet, à la différence de l'homme, que la femme extériorise son mal en drivant* à travers l'île. Ainsi, le personnage glissantien le plus dérêglé, le plus tourmenté par la "Trace du Temps d'Avant"244 finit à l'hôpital psychiatrique de Colson parce que le "délire" de Mycéa affole 240 cf.infra III, 5 Eric Erikson, Identity, Youth and Crisis, London: Faber and Faber, 1968, 296-297: "[Negro authors] suggest at first an absence of identity or, at any rate, the almost total prevalence of negative identity elements. [...] From Du Bois's inaudible Negro there is only one step to Baldwin's and Ellison's very titles suggesting invisibility, namelessness, facelessness." 241 242 Ralph Ellison, New York: Random House, 1972. 243 Fanon, Les Damnés de la terre, oc, 71-72. 244 Glissant, La Case du commandeur, oc, 227. Le regard de la soeur de Caliban 68 les uns, enrage les autres" 245 . Dans le roman schwarz-bartien, de nombreuses formules éclairent et opacifient en même temps cette instabilité féminine qui, au demeurant, est hautement ambivalente: à la fois cause de et remède à la schizophrénie. Télumée rapporte que "les gens ne comprenaient pas toujours [Toussine], c'était une 'femme fantaisie', une 'lunée', une 'temporelle', mais tout cela ne l'amenait qu'à hocher la tête et sourire" (TM, 67). La femme reste, par ce côté irréductible, indomptable. Ses traits un peu "fous", "excentriques" et "fantaisistes", Télumée va jusqu'à se les cultiver: moyen de se prémunir contre la "mauvaise mentalité" et la scélératesse de la vie246 . Hortensia, la mère de Mariotte est surnommée "La divine Lune" (PDP, 95), car "tous les bataillons de la mort pouvaient envahir notre case...[...] Moman continuerait de chantonner [...] de sa voix aux résonances rondes et trémulantes comme ses fesses dont les amants de Moman disaient qu'elles étaient toutes pareilles à deux roues qui ne s'arrêteraient jamais de rouler - même dans l'abîme de bonheur où lesdites roues vous entraînaient parfois!" (PDP, 99) Du côté des hommes, la folie est autrement violente et destructrice; le plus angélique tue Angebert, victime tout à fait inoffensive. Germain, poursuivi par l'idée de ne pas appartenir à la race humaine, acclame la foule ahurie: "à quelle race j'appartiens donc? j'appartiens à la route [...] écrasez-moi!" (TM, 38) Le meurtre n'a d'autre motif qu'une vie insupportable. Avant qu'il n'assassine son meilleur ami, Germain s'exhibe en victime expiatoire, attire en vain l'attention sur lui pour qu'on lui vienne en secours. "Sosie" de Pierre Rivière, Germain devient meurtrier parce qu'il veut "pulvériser des valeurs qui sont celles d'un monde où il n'a pas pu trouver de place", note Monique Bouchard247 . La narratrice accuse autant la violence meurtrière que l'attitude complice et de ce fait, coupable, du voisinage: au lieu de venir au secours d'Angebert, la foule regarde bêtement, donnant libre jeu à sa propre agressivité en molestant l'assassin. L'exaspération gangrène donc non l'individu isolé mais un corps social "névrosé, paranoïaque, schizophrénique", "krazé" 248 . La "folie meurtrière" serait "simultanée" et "successive" pour reprendre la terminologie de Roger Bastide249 et se propagerait à travers le réseau familial et social. Comme le dit Télumée, la tristesse du nègre et la folie antillaise sont "congénitales" (TM, 129); la "frénésie des nègres" (TM, 197) serait inhérente à la race. Cela invite à lire la colonisation, et conséquemment l'aliénation, comme une affreuse "médicalisation" de l'Autre: 245 ibid, 226. 246 cf.infra II, 3.3. 247 Monique Bouchard, Une lecture de "Pluie et Vent sur Télumée Miracle", HA/GEREC, 1990, 12. Auguste Armet, "Guadeloupe et Martinique: des sociétés 'krazé"?", Présence Africaine, nE121-122, 1980, 55-65. 248 249 Roger Bastide, Sociologie des maladies mentales, Flammarion, 1965, 94-98. Les négresses Lougandor: femmes fantaisies, lunées, temporelles 69 l'ethnicité est liée à l'hérédité; le Noir porterait dans ses gènes des maux incurables. Le colonisé croit qu'il transporte dans ses veines la frénésie: "délire violent provoqué par une affection cérébrale aiguë" selon le Petit Robert, et qu'il lui faut donc des soins que voudrait bien lui administrer le colonisateur. D'où l'apposition du qualificatif "folie antillaise". Engendrée par un contexte socio-historique, politico-économique spécifique, cette déraison risque bien d'être "antillaise" et résulte de l'intériorisation des préjugés socio-raciaux et de l'inconscient blanc. Tant qu'ils ne sont pas conscients de leurs origines et du passé de l'île, les Antillais ne sauront s'ils appartiennent "au monde des hommes ou des vents, du vide ou du néant" (TJ, 51). Ils se faufileront "tant bien que mal, entre éclair et orage, dans l'éternelle incertitude" (TM, 187): Lorsque, durant les longs jours bleus et chauds, la folie antillaise se met à tournoyer dans l'air audessus des bourgs, des mornes* et des plateaux, une angoisse s'empare à l'idée de la fatalité qui plane au-dessus d'eux, s'apprêtant à fondre sur l'un ou l'autre, à la manière d'un oiseau de proie, sans qu'il puisse offrir la moindre résistance. (TM, 41) Que cette allégorie nous apprend-elle? La croyance à l'irréversibilité de la situation et le fatalisme aveugle camouflent l'adversaire, si bien que l'ennemi contre lequel lutte en vain l'Antillais des mornes* semble inexpugnable. L'ignorance nourrit incessamment l'aliénation. À force d'ignorer qui persécute le Noir, l'on finit par croire que c'est le "compère" qui cause le mal. Dès lors, la violence à fleur de peau se retourne contre le colonisé: "le colonisé sor[t] son couteau au moindre regard hostile ou agressif d'un autre colonisé", remarquait Fanon250 sous d'autres cieux coloniaux. La dialectique du maître et de l'esclave régira les rapports entre les habitants de FondZombi aussi longtemps qu'ils se croiront "sans âme" (TJ, 50), et que la vie leur semblera une "trajectoire immuable de la course à la lassitude, à la chute" (TM, 71). Solitude, Mariotte et Télumée n'échappent pas à cette "folie collective" qu'elles essaient de fuir avec plus ou moins de succès en se désolidarisant des autres, en s'isolant au risque d'être à leur tour taxées de "lunatiques". On le voit bien, en dépit de la suppression de l'esclavage, en dépit de la décolonisation", la "folie antillaise" survit. Affergan stigmatise aussi bien l'esclavage que la "départementalisation": ce statut n'a pas modifié le rapport entre "métros" et "domiens". Oserait-on avancer que ce rapport s'est encore détérioré dans la mesure où le Noir abrite en lui-même un double Blanc? De plus, l'homme noir se fait l'allié du Blanc pour asservir la femme. 250 Fanon, Les Damnés de la terre, oc, 84-85. La réitération d'images Le regard de la soeur de Caliban 70 d'emprisonnement et de fuite, de malaises psychiques et d'inconfort physique 251 dans la littérature féminine postcoloniale sert de signifiant pour ce qui, en dépit de la culture spécifique et du lieu géographique, demeure une pitoyable constante: la patriarchie 252 . L'insanité féminine "sert aux écrivains à entamer le procès impitoyable d'une société capable d'engendrer un tel fléau", éclaire Éliane Saint-André Utudijan253 . Perturbation d'un équilibre, lieu d'expression d'un désordre lié à l'incompatibilité entre ce qu'on croit être et ce que l'Autre 'me' demande d'être, la folie est l'"abîme sans fond" 254 dans lequel tôt ou tard s'engouffre tout personnage schwarz-bartien. La quête identitaire prend alors l'allure d'un parcours thérapeutique. Histoire d'une maladie, s'aggravant ou s'améliorant, aboutissant ou non au rétablissement, les récits dévoilent les différentes phases de désintégration mentale, les moments d'incomplétude existentielle suivis, soit d'une récupération de ses forces et d'une réinsertion dans le groupe, soit d'un repliement sur soi toujours plus irrécupérable. Les descriptions de ces déséquilibres psycho-sociaux sont particulièrement mimétiques dans le corpus schwarz-bartien255 . Parallèlement, la guérison se décrit comme une mutation ontologique, une métamorphose existentielle qui aboutit à une remise en place du sujet déboussolé dans sa configuration familiale et spatio-temporelle. J.L Fotso Djemo256 commente cette convalescence dans des termes qui s'appliquent à merveille à Pluie et vent: la cure prend préférentiellement la forme d'un drame ou d'une initiation: parce que l'homme est perpétuellement renvoyé à la question fondamentale de sa place, de son inscription dans le temps et l'espace de son histoire. C'est exactement l'enracinement dont il est question dans le roman schwarz-bartien. Télumée arpentera l'île à la recherche de "sa place exacte" d'autant plus que son mari lui prédit qu'elle ne Michael Dash, "In Search of the Lost Body: Redefining the Subject in Caribbean Literature", Kunapipi, 11.1, 1989. 251 252 Florence Stratton, "The Shallow Grave: Archetypes of the Female Experience in African Literature", Research in African Literature, Vol 19, nE 2, 1988, 143. 253 Eliane Saint-André Utudijian, "Le thème de la folie dans la littérature africaine contemporaine (19601975)", Présence Africaine, nE 115, 3 ième trim 1980, 133. Evelyn O'Callaghan, "The Bottomless Abyss: 'Mad' Women in Some Caribbean Novels", The Bulletin of Eastern Caribbean Writers, 11.1, 1985, 45-58. 254 255 cf.infra III, 4.4.2. 256 J.L. Fotso Djemo, Le Regard de l'Autre, Médecine traditionnelle africaine, Silex/ACCT, 1983, 260. Les négresses Lougandor: femmes fantaisies, lunées, temporelles 71 trouvera aucun "trou où se fourrer", et que Laetitia prétend qu'elle n'est pas plus chez elle ici qu'ailleurs, puisque "la seule place d'une négresse est au cimetière" (TM, 165). Enfin, la déracinée prend souche dans un lieu où elle est à l'abri des "pluies et des vents", et c'est alors qu'elle peut maîtriser son temps, si tant est qu'exister signifie outrepasser le présent pour vivre et se projeter un avenir. L'intégrité psychique implique cette sortie libératrice hors d'un cul-de-sac spatio-temporel; assumer son antillanité équivaut à établir un rapport harmonieux et stable avec "cette terre perdue de Guadeloupe, qui avait tant besoin d'être aimée" (TM, 218) et supputer "ce qui avait lieu dans les temps anciens et se poursuivait, sans que nous sachions pourquoi ni comment" (TM, 212). Chaque récit de vie pose donc le problème de la féminité noire qui ne se conçoit que par opposition à celle du dominant: l'homme noir et/ou blanc. Structurées selon un schéma initiatique, les (auto-)biographies réélaborent un mythe devenu, depuis le Cahier de Césaire, une prémisse littéraire de la diaspora noire257 : le séjour dans un Éden d'où l'on est expulsé et qu'on peut racheter à force d'expier ses fautes. Certes, ce mythe biblique se transpose aisément au contexte antillais où il reçoit des connotations particulières. Étant donné que l'identité se construit à travers des chutes et rechutes, l'équilibre, le déséquilibre et le nouvel équilibre se repèrent distinctement dans Pluie et vent. Trois mini-récits (étudiés dans les trois derniers chapitres du volet III) s'y dénombrent où les différentes étapes posent les jalons pour une antillanité pleinement assumée258 . À chaque fois, Télumée restaure l'ordre perturbé, se réconcilie avec ellemême et avec autrui, ne bougeant plus de l'arpent de terre qu'elle s'est approprié. Avant qu'elle n'atteigne la maturité et la philosophie qu'elle divulguera aux autres, la protagoniste aura vécu une quête semée d'embûches. 257 Voir Beverley Ormerod, oc, Introduction. 258 cf.infra III, 4.1. 72 Le regard de la soeur de Caliban Chapitre 3Chapitre 3 Le "poteau mitan" de la famille matrifocale Fann sé chatengn, lè yo tonbé, yo ka pousé. proverbe créole 259 Black women are both safe harbor and ship. Toni Morrison 3.1. Le matriarcat de substitution.1. Le matriarcat de substitution Le roman schwarz-bartien met en scène la famille matrifocale dont le fonctionnement et la structure ont été étudiés par Fritz Gracchus dans Les lieux de la mère dans les sociétés afroaméricaines 260 . Gracchus soulève un certain nombre de questions qui m'ont également préoccupée en lisant l'oeuvre schwarz-bartienne. qualification de la famille matrifocale 261 Ainsi, il s'interroge à juste titre sur la comme déviante ou atypique. Ne s'agit-il pas là, une fois de plus, d'un diagnostic ethnocentrique, d'un discours scientifique élaboré par l'Occident sur un système socio-familial qui, parce que différent du sien, est jugé anormal? Dans Science, Myth, Reality Eleanor Engram dénonce l'arrogance avec laquelle l'Européen prétend que ses normes et valeurs seraient supérieures. Elle refuse catégoriquement la causalité entre ce type de famille et les pathologies observées en milieu afro-américain: [Studies on the black family] have been colored by the belief that Western families have evolved 259 "Les femmes sont des châtaignes, quand elles tombent, elles poussent." Fritz Gracchus, Les lieux de la mère dans les sociétés afroaméricaines. Pour une généalogie du concept de matrifocalité, Thèse de doctorat, Univ de Paris VII, 1978; éd. CA/CARE, 1980. 260 261 Fritz Gracchus rejette les termes "matriarcat" ou "matrilinéaire" car ceux-ci présupposent une réelle domination de la mère, ce qu'il contredit. Affergan (Anthropologie à la Martinique, oc, 89) retient d'autre part le terme de matrinucléaire proposé par Alain Certhoux et qui me semble bien correspondre à la définition de "matrifocalité" proposée par Edouard et Bouckson (cité par Gracchus, 288): "La cellule martiniquaise de couleur est matrifocale. C'est à dire que la mère (ou la grand-mère) y joue un rôle primordial de chef de famille. Bien que son rôle soit obscur, elle exerce le pouvoir, l'autorité au sein du foyer." Le poteau-mitan de la famille matrifocale 74 the 'best' family form for fulfilling the requirements of their society. The greater prevalence of female-headed black families than of female-headed white families stimulated theories that proposed the causes of black pathology rates to lie in family structure, since it is families that transmit culture and, by so doing, 'place' their children in the broader social milieu 262 . Ce que sociologues et anthropologues occultent ainsi habilement, c'est que ce dispositif matrifocal a été généré par l'univers de Plantation. L'esclavage et sa politique anti-familiale semblent écartées en tant qu'éventuelles causes de l'actuelle constellation familiale. Or, nous l'avons vu263 , la prospérité du maître dépendait directement de la procréation de la femmeesclave, si bien que la maternité a été accentuée au point de donner naissance à cette organisation familiale particulière qu'est la matrifocalité264 . Obligée de mettre au monde des enfants sans que pour autant elle ne fonde une famille, la mère célibataire devenait la norme, de façon que seuls mère et enfant comptent dans l'économie familiale. Il est évident que la famille, cellule de société minimale, en interaction permanente avec le cadre coercitif et déshumanisant, a subi l'impact de ce dernier. De ce fait, le fonctionnement harmonieux de la famille et le développement "sain" de ses membres dépendent largement de la macro-structure "familiale" où le maître occupe la place du Père tout puissant, Créateur dans sa singulière création. Jusqu'à un certain degré, il est indéniable que le comportement d'un individu et ses attitudes envers autrui sont largement tributaires du milieu familial. Par conséquent, les dysfonctionnements (taux élevé d'illégitimité, foyers sans pères, unions instables) sont directement liés à la super-structure qui est la société servile ou un de ses avatars. De même qu'il faut se garder d'accuser la famille antillaise de pathogène, de même il faut exorciser l'image de la femme noire détentrice du pouvoir, "émasculant" l'homme noir. Le mythe du matriarcat noir résulte d'une fâcheuse confusion entre la force ("strength") et la domination ("dominance") de la femme noire sur l'Habitation265 . Il serait abusif, on l'a vu266 , d'expliquer la prééminence maternelle par une volonté tenace de la part de la femme de dominer l'homme. Tout au contraire, sa protection maternelle démesurée répondrait à l'instinct de survie, Eleanor Engram, Science, Myth, Reality. The Black Family in One-Half Century of Research, Westport/London: Greenwood Press, 1982, 131. 262 263 cf.supra I, 2.3. 264 Suite à la "disette des nègres", causée tant par la suppression de la traite (1794, 1817, 1831), la mortalité écrasante et la mauvaise conjoncture, les colons vont "faire désirer la maternité" (Lire A. Gautier, Les soeurs de Solitude, CA, 1985, chap.4). Charles L. McNair, "The Black Family is not a Matriarchal Family Form", The Negro Educational Review, XXVI.2-3, April-July 1975, 96. 265 266 cf.supra I, 2.3. Le matriarcat de substitution 75 à la farouche envie de préserver ses enfants des effets néfastes de l'esclavage. À plus forte raison serait-il injuste d'inculper l'Antillaise des troubles psycho-sociaux des enfants et adultes antillais. C'est aussi l'avis de C. Allen Haney267 qui observe que le matriarcat local règne dans les classes rurales et industrielles, dans des familles à bas revenus. La seule "pathologie" qu'on puisse leur imputer est celle qu'engendrent la pauvreté et un niveau de vie déplorable. À l'évidence, c'est dans Pluie et vent que la matrifocalité et son pivot de base (mère-fille) sont centraux268 . La grand-mère maternelle y est le "poteau mitan", le pilier de sacrifices au centre du sanctuaire vaudou. Figure dominante dans l'oeuvre d'auteures noires, la grand-mère est un archétype ancré dans la mémoire collective des Noirs dispersés à travers le monde269 . Elle aide à "ordonner les pièces du puzzle maternel/familial", à guider le moi-sujet féminin à devenir autonome, libre de l'objet-mère270 . Pont entre le présent et le passé, voie qui mène à "l'Autre bord271 ", elle est celle qui, nourricière et protectrice, remédie aux défauts de la mère biologique. L'aïeule est une demi-déesse qui transforme la vie en art par son langage ensorceleur. Entourée de respect parce qu'elle assure la continuité familiale et la cohérence culturelle du groupe, elle est "source de vie" et "source du mot" (Nommo). L'aïeule est dépositaire de ce que Toni Morrison appelle les ancient properties 272 , indispensables à la plénitude identitaire, à la fierté raciale, à la fidélité aux origines. Que ce soit la vénérable Baby Suggs dans Beloved273 , Mamie dans Crick Crack Monkey274 , ou encore, Ma Chess, obeah woman dans Annie John275 , l'aïeule s'auréole d'un prestige inégal au C. Allen Haney, "Characteristics of Black Women in Male- and Female-Headed Households", Journal of Black Studies, 6.2, December 1975, 156. 267 Lire Beverley Ormerod, "L'aïeule: figure dominante dans l'oeuvre de Simone Schwarz-Bart," Présence Francophone, nE 20, 1980, 95-106. 268 Voir Angelita Dianne Reyes, Crossing the Bridge: The Great Mother in Selected Novels of Toni Morrison, Paule Marschall, SSB and Mariama Bâ, Ph.D, University of Iowa, 1985. 269 270 Lire à ce propos Yakini Kemp, "Woman and Womanchild: Bonding and Selfhood in Tree West Indian Novels", SAGE, Vol. II, nE1, Spring 1985 et Rosalie Riegle Troester "Turbulence and Tenderness: Mothers, Daughters, and "Othermothers" in Paule Marshall's Brown Girl, Brownstones, SAGE, Vol.I, nE 2, Fall 1984. 271 cf.infra III, 2.2.1. Lire Toni Morrison, "Rootedness: The Ancestor as Foundation" dans Black Women Writers, éd. par Mari Evans, London and Sydney: Pluto Press, 1983, 339-345. 272 273 Toni Morrison (Lorain, Ohio), 1987; trad. française, C.Bourgois, 1989. 274 Merle Hodge (Trinidad), 1970; trad. française, Karthala, 1982. 275 Jamaica Kincaid (Antigua), New York: Farras, 1985, trad.française, Belfond, 1986. Le poteau-mitan de la famille matrifocale 76 point qu'elle devient légende vivante pour la petite-fille. Dès lors, il n'est pas étonnant que les paroles de Morrison, citées en exergue à ce chapitre, soient en quelque sorte reprises à propos de Toussine: Toussine était [...] la barque, la voile et le vent, car elle ne s'était pas habituée au malheur. (TM, 28) (C'est moi qui souligne) Quiconque aborde des narrations féminines noires rencontre le familial. Pour mieux comprendre d'où vient son impact, il y a lieu de se rapporter une fois de plus à l'Histoire. C'est en 1848 seulement que la famille antillaise voit le jour, institution désormais reconnue par la loi et, par voie de conséquence, nommée par elle. Baptisée souvent de manière grotesque, la famille noire se verrait promise à une difficile existence et ce pendant des siècles de colonialisme. Mais le passé servile est loin d'être l'unique cause de la dissolution familiale. Affergan refuse quant à lui les hypothèses de Frazier, de Freyre, de Herskovits et de Bastide qui, "tout en ne parlant pas explicitement de dysfonctionnement psycho-comportemental, induisent de l'éclatement familial produit par l'esclavage les déséquilibres perçus aujourd'hui276 ". Il attribue le mal-être antillais à "une innovation historique trop brusque", à savoir la départementalisation. C'est à ce moment que la relation dominé vs dominant s'est modifiée en une relation ambiguë: l'Antillais est, depuis 1946, à la fois assimilé et assimilateur. Dès lors, le conflit latent (entre maître et esclave d'abord, entre colon et colonisé ensuite) devient patent; la problématique identitaire devient endogène. La confrontation de l'Antillais avec un être-autre-envahisseur en revêt un caractère bien plus dramatique, puisque dorénavant, l'Antillais s'affrontera avec une partie de lui-même, celle qui est proclamée "française". Ce malaise ne manque pas d'avoir ses répercussions sur la famille, si bien que, avec Affergan, je la définirais comme "groupement d'individus", "exutoire asocial des conflits et des contradictions irréelles de l'homme277 ", groupe d'individus vivant sous le même toit mais où les va-et-vient (de pères/d'hommes de passage et d'enfants) sont plus de règle que le logement fixe. L'absence de famille est corrélaire d'une béance, d'un non-être, de l'absence d'un corps social (malgré les apparences). Car celui-ci serait caractérisé par la déréalisation et l'infrapolitique: Il y a déréalisation lorsque la fonction Moi-ici-Maintenant est défaillante, c'est-à-dire lorsque le monde extérieur est soit vécu comme étrange étrangeté (le Unheimliche freudien) soit intériorisé et annihilé en tant que tel 278 . 276 Anthropologie à la Martinique, oc, 95. 277 ibid, 71. 278 ibid, 99. Le matriarcat de substitution 77 Par "infrapolitique", Affergan entend le désengagement, l'inconscience socio-politique perpétuée par une mentalité "esclave". Que l'ennemi contre lequel luttent les personnages schwarz-bartiens soit "le Mal", la "déveine", la "malédiction" et la "chute" du nègre, dénote l'aveuglement quant aux réels mécanismes oppressifs. Quel est l'impact d'une pareille structure familiale dans chacun des romans; quel est le rapport entre la quête identitaire de chacun des personnages et l'organisation familiale décrite ici? Figure capitale dans le processus d'individuation et de maturation de la fille, la mère incarne le Surmoi 279 . Pour que le Moi dépasse le complexe d'Oedipe, pour qu'il se conçoive comme sujet autonome, il faut la destruction de l'image maternelle, laquelle rend spécifique le conflit parental dans les sociétés antillaises 280 . La mère est la Loi, porte-parole de l'Autorité, celle qui, souvent peu convaincante d'ailleurs, énonce la Loi, souligne Dany Ducosson 281 . Le sujet féminin se doit donc de se séparer de la mère qui est soit conspiratrice de l'ordre colonial, soit rebelle au système aliénant. Tantôt la mère (qu'elle soit biologique ou non) préconise une stratégie de survie, tantôt elle s'érige en adepte zélée du statu quo patriarcal. Selon que l'un ou l'autre cas, l'enfant apprend à reproduire la stratification socio-raciale, à respecter les rôles attribués aux sexes dans ce type de société particulier, construisant une image dévalorisante ou non. Dans le corpus schwarz-bartien, deux scénarios se présentent; soit le rapport maternel/parental est harmonieux et équilibré, soit il est turbulent et tendu. Dans Ti Jean, la symbiose entre enfant et mère est extrêmement forte, prototype de la situation matrifocale où la mère a un ascendant sans commune mesure sur le fils (ou petit-fils), pensons à La rue Cases-Nègres. La mort d'Awa met brusquement fin à cette union matrifocale; elle plonge l'orphelin dans un deuil inconsolable qui le pousse à enjamber la gueule de la mort qu'est la Bête. Dans les romans dont la protagoniste est une femme, celle-ci ne semble avoir été l'objet d'un amour maternel aussi exclusif et démesuré. Soit la mère antillaise est hostile pour des motifs Sur l'universalité du complexe d'Oedipe, consulter l'oeuvre d'Edmond et Marie-Cécile Ortigues, Oedipe Africain (Plon, 1973) et V.Y. Mudimbé, L'Odeur du père. Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique Noire (PA, 1982, 9): "le complexe d'Oedipe a une valeur universelle, il est lié à l'existence de la culture en soi [...]. Il est faux de le considérér comme un produit de la famille bourgeoise viennoise, non générisable à d'autres sociétés." 279 280 Lire à ce propos Jacques André, "L'identité ou le retour du Même. Le discours sur l'identité et la configuration de la parenté", Les Temps Modernes, nEs 441-442, avril-mai 1983, 2026-2047. 281 Ducosson épingle quelques exemples de non-crédibilité de la mère, médiatrice de la Loi: "Parlez français", alors qu'elle ne peut souvent parler que le créole; "Gardez-vous 'propre' pour le mariage", alors qu'elle-même a eu plusieurs grossesses avant le mariage; "Apprenez bien à l'école" alors qu'elle est quasiment analphabète ("La Mère et la loi", CARE, nE 8, mai 1981, 7-23). Le poteau-mitan de la famille matrifocale 78 raciaux (LMS), soit l'enfant est délaissée pour un autre amant (TM/PDP). Dans ce schéma de rejet maternel, les protagonistes cherchent des mères adoptives qui, elles, prennent en main l'instruction et garantissent (ou non) leur développement psychique normal. Télumée est la seule qui reçoive vraiment une seconde mère. Mariotte est haïe par sa grandmère négrophobe et Solitude s'illusionne d'être la fille des "négresses Congo" (LMS, 86). La matrifocalité se traduit le plus souvent par un rapport conflictuel entre mère et fille. Tantôt, il en résulte un attachement renforcé entre la fille et une mère adoptive (souvent la grandmère maternelle), tantôt un nouvel abandon difficle à surmonter. Abandonnées par leurs (grand)mères avant de l'être par leurs hommes, ces femmes échouent ensuite dans leur tentative d'établir une famille. Télumée est répudiée par Élie et perd Amboise; Solitude est séparée de Maïmouni et ne connaîtra pas les joies maternelles. Mariotte, enfin, semble également avoir été malchanceuse dans l'amour, mais je ne fais là que supposer. Pourtant, cette situation fâcheuse à un revers positif: le renforcement du "clan" féminin, la sororité suture les plaies des femmes délaissées: Nous étions dans ces bois, appuyées l'une sur l'autre, à ceinturer la vie comme nous pouvions, au gré. (TM, 67) (C'est moi qui souligne) Le rapport entre parentes (grand-mère/petite-fille) ou voisines (solidarité féminine) sous-tend la vie familiale et socio-culturelle: il consolide la famille et l'unité sociale qu'est le voisinage282 . Autant la dyade (grand)-mère-(petite)-fille peut être consolidante (c'est le cas dans TM), autant elle peut déstabiliser le sujet féminin (PDP) pour devenir alors l'obstacle majeur à la plénitude du sujet féminin. 282 Qui correspond au "yard" dans la littérature d'expression anglaise. Patricia Duncker remarque: "Among working-class West Indians the 'yard' is usually the social unit; the centre of action, the place where opinion is formed, scores settled, rows negotiated, support given and taken, vendettas pursued. The yard is usually a women's space, dominated by women and their children." (Sisters & Strangers. An Introduction to Contemporary Feminist Fiction, 1991, 235) Romans de famille, romans familiaux 79 3.2. Romans de famille, romans familiaux.2. Romans de famille, romans familiaux L'importance accordée au familial entraîne inévitablement le gommage d'autres sphères de la réalité antillaise. D'où le reproche, à propos de Pluie et vent en particulier, que l'auteure n'ait écrit qu'une fresque familiale dénuée d'intérêt socio-historique ou politique, roman folklorisant et exotique sans aucun message socio-politique283 . Or ce manque d'attaches sociohistoriques n'est que logique si on tient compte de l'origine du roman: Schwarz-Bart respecte le principe de colportage oral; elle s'est subordonnée à son informatrice. L'objectif de l'(auto)biographie féminine étant l'introspection et l'auto-analyse du mal-être, il est normal que la narratrice focalise son attention sur son propre vécu et se mette en avant. Si le roman féminin s'aventure rarement hors du cadre biographique étroit, il n'en reste pas moins que le personnage féminin incarne le destin de la femme dans une société (néo-)coloniale. Le sort de Télumée Lougandor est donc celui de nombreuses Antillaises et sa leçon de vie vaut pour la collectivité antillaise. Cadrant avant tout dans une famille, aussi disloquée soit-elle, chaque personnage est en premier lieu fille, mère ou (grand-)mère, si bien qu'il est licite de parler de romans de famille. Le personnage cherche d'abord à trouver la place qui devrait lui être assignée au sein de la structure familiale. Car comment trouver "sa place exacte dans le monde" (comme se le demande sans cesse Télumée), si on ne l'a pas découverte au préalable dans la microstructure familiale? C'est précisément cet échec qui a incité le sujet narratif à réfléchir sur sa vie à travers son autobiographie: par ce geste narcissique, il émerge de la collectivité à laquelle il appartenait. Origine du roman, le récit est donc un roman des origines, remontant au début d'une destinée individuelle et les facteurs qui ont causé l'écart entre le "Je" et les autres. Romans de famille, l'appellation de "romans familiaux" est tout aussi applicable: "Il y a roman familial lorsqu'un sujet s'invente des géniteurs fabuleux pour remplacer une ascendance défaillante284 ", selon Jean Bellemin-Noël. C'est le plus manifeste dans PDP où Mariotte fantasme sur ses "présumés pères" et retient finalement celui qui, à ses yeux, est le plus héroïque: Raymoninque, le musicien. Elle fait tout pour oublier la grand-mère et rêvasse sur la mulâtresse Solitude, mère de Man Louise. L'autobiographie que se raconte Télumée est une réécriture du "Familienroman der Neurotiker285 ": ballotée du foyer de la mère à celui de la grand-mère, 283 cf.supra I, 1.3. Caroline Oudin-Bastide, "Pluie et vent...: fatalisme et aliénation", art.cité. 284 Jean Bellemin-Noël, Le roman familial, Cahiers de l'Univ. de Pau, nE 5, nouvelle série, 1985, 38. 285 Marthe Robert, Roman des origines, origines du roman, Grasset, 1972, 46. Le poteau-mitan de la famille matrifocale 80 Télumée réduit à quelques pages le portrait maternel. En revanche, elle grossit celui de l'aïeule Toussine qu'elle met sur un piédestal. C'est elle la vraie mère, auprès de qui elle ne souffre guère de "pénurie d'amour" (TM, 67). C'est elle qui mérite donc un "vrai" nom. Solitude, Mariotte et Télumée souffrent toutes à des degrés divers de la "névrose d'abandon" analysée par Fanon286 dans Un Homme pareil aux autres287 . Mais alors que Mariotte serait une "abandonnique du type négatif-agressif288 ", Télumée croit en une réparation possible du passé. La première regrette de s'être évadée de sa race et se reproche son exil; la seconde se félicite "d'être de ce monde." En dépit de la solitude et de l'abandon par plusieurs personnes, elle guérit de sa désillusion et du désenchantement: "j'avais la ferme conviction que tout pouvait changer, que rien encore n'avait vraiment eu lieu depuis le commencement du monde" (TM, 133). Grâce à la présence de Reine Sans Nom, parente hissée au rang de déité, Télumée devient à son tour une légende vivante de bonté et de sagesse, d'indépendance et de fierté raciale. Il en va tout autrement avec l'esclave Solitude: exclue dans chaque camp racial, elle n 'a de place nulle part et ne guérit jamais de l'abandon par sa mère bossale*. L'attribution de la vraie mère s'avère centrale dans le questionnement existentiel des protagonistes. Il est significatif que dans Ti Jean L'horizon, proche du conte, l'intrigue romanesque se résume une fois de plus à une quête familiale. Selon le schéma proppien, le héros s'embarque pour quêter un objet perdu (un membre de la famille disparu: sa fiancée et sa mère); il parcourt une série d'épreuves brillamment accomplies grâce à "la protection des esprits de la montagne" (TJ, 67) et aux gages divins (le "bracelet de connaissance" et le "ceinturon de force" TJ, 64), et retourne finalement à la maison muni de l'objet conquis (Ti Jean retrouve la bienaimée). Que ce soient des auteurs masculins ou non, que le décor soit celui des classes dominantes289 ou dominées, on sonde les entrelacs d'intrigues et de mystères familiaux. A titre illustratif, on annexe le tableau synoptique290 . Si la généalogie demeure primordiale aux Antilles, c'est qu'elle 286 Fanon, Peau noire, masques blancs, Chap 3: "L'homme de couleur et la Blanche". 287 René Maran, Un homme pareil aux autres, 1947, A. Michel, 1962. 288 Selon Germaine Guex, citée par Fanon, oc, p.59 et sv. Wide Sargasso Sea développe le lien non-spéculaire et donc l'issue tragique de la quête identitaire (la fille ne pouvant être le miroir de la mère) dans une famille créole. Voir Ronnie Scharfman, "Mirroring and Mothering in SSB's Pluie et Vent and Jean Rhys Wide Sargasso Sea", art.cité. 289 290 Relique soigneusement gardée par les planteurs s'installant aux Antilles (voir p.e. "Het Geslacht Heyliger: Planters, reders et regenten op de Bovenwindse Antillen" de M.R.H. Calmeyer dans Jaarboek. Centraal Bureau voor Genealogie, deel 27, 1973, 97-180 et Marchands et spéculateurs dans le monde antillais du XVIIIe siècle: Les Dolle et les Raby de P. Léon, Ed. Les Belles Lettres, 1963). Romans de famille, romans familiaux 81 revêt une myriade de fonctions. Leiris la nomme "le grand critère pour la distribution de la société antillaise en diverses catégories hiérarchisées 291 ". Dans une société coloriste, où la ligne de couleur taille une frontière étanche entre Blancs et non-Blancs, l'arbre représente plus que l'hérédité. Il est le trompe-l'oeil pour l'ethnicité: l'identité raciale, non dite, se masque dans cette taxonomie qui, rien que par le registre onomastique, atteste ou rêve le métissage (du patronyme africain au français). Les Schwarz-Bart varient les phénotypes des personnages: Amboise est un "nègre rouge", c.-à-d. à la texture et aux traits négroïdes, mais au teint plus clair; Mariotte une câpresse*; Solitude une mulâtresse, si bien que Télumée est la seule négresse dans le corpus. L'arbre généalogique est, comme le cite en exergue Jean-Luc Bonniol dans La couleur comme maléfice292 , "ce prisme magique par le secours duquel ils s'assureront des couleurs mères et primitives." Ensuite, plus il y a doute quant aux origines consanguines, plus il y a effort de se procurer l'illusion d'une famille. Plus il y a négation de soi et des siens, plus on quête ce qui prouverait irréfutablement l'existence d'une famille, à savoir l'arbre généalogique. Puisque l'esclavage a confisqué l'ancestralité, l'incomplétude identitaire s'origine dans ce tarissement de la filiation, lequel aura ses répercussions sur l'affiliation à la société. Dans le devenir-esclave, Meillassoux 293 distingue un certain nombre d'étapes, à savoir la désocialisation (c.-à-d. la destruction de la structure parentale et sociétale), la dépersonnalisation, la désexualisation et enfin, la décivilisation (privation des droits civils). Pourrais-je en induire que "l'affranchissement" se déroulerait en ordre inverse? L'homme humilié et bafoué se reconquiert une dignité d'homme libre en effaçant en premier lieu son complexe de bâtard, son illégitimité existentielle. Le rétablissement d'un rapport familial stable est un premier pas vers la plénitude identitaire. Rempart contre la "folie antillaise", elle est un nid de refuge où l'individu a l'impression qu'il est quelqu'un, alors qu'il se sent souvent personne dans la réalité extrafamiliale. 291 Michel Leiris, Contacts de civilisations et de cultures en Martinique et en Guadeloupe, Unesco, 1952, 161. Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des "Blancs" et des "Noirs", Albin Michel, 1992, 11. 292 293 Claude Meillassoux, Anthropologie de l'esclavage. Le ventre de fer et d'argent, PUF, 1986, 101-116. 82 Illustration Volet II.2.2. Autour du poteau mitan: l'arbre généalogique 83 84 Le poteau-mitan de la famille matrifocale 3.3. Autour du poteau mitan : l'arbre généalogique.3. Autour du poteau mitan : l'arbre généalogique Examinons de plus près l'univers familial dans le cycle antillais des Schwarz-Bart: nous avons quatre générations de Lougandor dans le roman TM et cinq générations dans LMS et PDP, puisque ces deux romans s'imbriquent l'un dans l'autre du fait que Man Louise, grand-mère de Mariotte, est la fille de Solitude (PDP, 114). Dans TJ enfin, la triade féminine est substituée par une triade masculine. Note 1: À la page 43, Man Louise se moque de Mariotte qui est presque aussi vieille qu'elle maintenant, à savoir 72 ans. Note 2: Hortensia appartient à cette génération née juste avant l'abolition de l'esclavage (PDP, 112) Note 3: Hortensia a été ensevelie sous les cendres ardentes de la Montagne Pelée; l'éruption de 1902 détruit entièrement Saint-Pierre et fait 40000 morts. Autour du poteau mitan: l'arbre généalogique 85 Note 4: La date finale du Cahier étant le 28 déc.1952, Mariotte ayant 72 ans, elle doit être née en 1880. Génération V. Période pré-révolutionnaire: Fin XVIIIe siècle: essor économique et commercial grâce à l'apogée de la traite. Quelques chiffres: "En 1771, [...] à Nantes, spécialisé dans le Noir, un cinquième du chiffre d'affaires de la ville passe entre les mains des négriers tandis qu'à la seule ville de Bordeaux, vouée au sucre, café et autres denrées coloniales, compte en 1720 74 navires faisant la navette entre les Antilles et la Gironde. En 1776, le commerce de la France avec lesdites Antilles représente plus d'un tiers du total de son commerce extérieur." (Louis Doucet, Quand les Français cherchaient fortune aux Caraïbes, 123). Quant à l'esclavage, il y a, en 1754, 10.338 Blancs contre 45.653 esclaves à la Guadeloupe. À la veille de la Révolution, en 1788, ce rapport de forces s'élève à 13.712 Blancs contre 89.523 esclaves et 3.058 libres. Début de restructurations vers les grandes plantations de canne (entraînant la faillite des petites plantations d'indigo, de café et de tabac). IV. Période révolutionnaire: 1789: fondation de la S. des "Amis des Noirs", condamnation de la Traite, insurrection de Saint-Domingue en 1791; Victor Hugues chasse les Anglais de la Guadeloupe, proclame l'abolition de l'esclavage en 1794 et fait guillotiner les royalistes guadeloupéens; 1802: restauration sanglante de l'esclavage par Richepanse sur ordre de Bonaparte. Mort d'Ignace et de Delgrès. Ce dernier meurt avec 300 insurgés à Matouba. Toussaint Louverture fonde la première République noire d'Haïti en 1804 III. Abolitionnisme: Arrêt de la traite sous pression de la Grande-Bretagne (Wilberforce) à partir de 1814; abolition de l'esclavage à la Jamaïque en 1807 (Ant. britanniques: 1833; Ant. néerlandaises: 1863). Déclin des habitations, introduction de la main-d'oeuvre indienne (de Pondichéry et de Calcutta) II. Période post-esclavagiste, schoelchérisme: 1848: abolition définitive de l'esclavage aux Antilles françaises grâce à l'action de, e.a., Schoelcher; 1870: implantation des usines, grèves de la masse ouvrière, insurrection anti-française du sud de la Martinique; débuts du mouvement syndicaliste (Légétimus: parti socialiste; Boisneuf: parti républicain) I. IIe G.M (période "Robert" et "Sorin", gouverneurs vichystes) départementalisation et assimilationnisme: grèves, émigration stimulée par le BUMIDOM, mouvement indépendantiste (MPGI et UPLG) Le poteau-mitan de la famille matrifocale 86 Le tableau généalogique fait d'abord ressortir l'importance du nom: plusieurs personnages portent plusieurs noms, car leur quête identitaire se double de celle du nom redoublé, le TrueTrue Name, comme l'ont bien vu Pamela Mordecai et Elisabeth Wilson294 . On remarque ensuite que les hommes sont, sinon absents ou inconnus, nommés par des paraphrases marquant leur origine étrangère: l'homme reste un étranger, quelqu'un de passage. Enfin, l'arbre illustre la jonction des différents romans et suggère quelques parallélismes frappants. Ainsi, Amboise rappelle Raymoninque dont Mariotte vante l'action syndicaliste lors de la "grande grève à la mort" (PDP, 116) 295 . Minerve (bisaïeule de Télumée) et Solitude (bisaïeule de Mariotte) appartiennent approximativement à la même génération, ainsi que Toussine et Man Louise296 , d'une part, Télumée et Mariotte, de l'autre. Autre détail intéressant: il est dit que la fondatrice de la lignée a la "peau d'acajou rouge et patinée" (TM, 13). Minerve aurait donc le phénotype caraïbe, ce qui est confirmé par le fait qu'elle et Xango sont en butte à des incriminations cannibalistes 297 . La "Ur-mère" aurait donc du sang rouge. Le père de Toussine est par ailleurs un "nègre de la Dominique", où les autochtones survivaient en plus grand nombre grâce à la nature montagnarde de l'île et à la densité de sa forêt. La lignée Lougandor s'enracine dans la race des Karibs; c'est d'eux que Toussine, "négresse indompable et invincible" aurait hérité son caractère "aristocrate". De la sorte, les premiers habitants de "Karukéra", si peu présents dans les romans antillais298 , sont réhabilités. Dans cette histoire de sang, il apparaît que le métissage avec la race rouge est anoblissant, alors qu'il est source d'abjection lorsqu'il y a mélange de sang blanc et noir: les Andréanor (patronyme qui rime avec Lougandor) sont une famille mulâtresse maudite, lépreuse. Les deux narratrices destinées à narrer leurs vies et celle de leurs mères Pamela Mordecai, Elizabeth Wilson, Her True-True Name. An Anthology of Women's Writings from the Caribbean, oc, Introduction 294 295 cf.infra III, 5.7. 296 Il reste toutefois un décalage considérable: Man Louise a connu de son vivant l'esclavage (elle a une "marque lie-de-vin qui descend jusqu'à mi-pente de la mamelle sèche, grivelée, semblable à une feuille de tabac" (PDP, 42) alors que Toussine naît libre car sa mère fut une "femme chanceuse que l'abolition de l'esclavage avait libérée d'un maître réputé pour ses caprices cruels" (TM, 12). Impossible de lever toute l'ambiguïté quant à la datation puisque, dans une conversation entre Man Cia et Reine Sans Nom, les deux amies feignent d'avoir connu l'esclavage (ou expriment-elles une pure hypothèse?): "Crois-tu, Toussine, que si nous étions encore esclaves, nous mangerions cette bonne daube de cochon, le coeur si content?..." (TM, 60) 297 Lorsqu'il est sur le point de demander la main de Toussine, les amis de Jérémie lui inspirent courage: "il n'y a pas de cannibales ici, [...] Xango et Minerve ne te dévoreront pas..." (TM, 15). Sur la présentation déformée des Caraïbes cannibales, lire Richard B. Moore, "Carib 'Cannibalism': A Study in Anthropological Stereotyping", Caribbean Studies, 13.3, 1973, 117-135. 298 Exception faite du roman de Roland Brival, Le sang de roucou, Lattès, 1982. Autour du poteau mitan: l'arbre généalogique 87 (Télumée/Mariotte) vivent au XXe siècle, un siècle de cassures considérables dans la société antillaise. Dernières descendantes, elles annoncent l'extinction d'une lignée essentiellement matrifocale et, espère-t-on, la fin d'une époque où l'on "enchaînait" la femme antillaise. Se chargeant de retracer l'histoire des leurs, ces petites-filles servent de médiatrices entre un passé révolu mais lourd de répercussions et un présent incertain. Telles les romancières contemporaines, elles exhument le passé de leurs bi- ou trisaïeules et gardent vivante, par l'acte d'écriture, leur mémoire, schéma narratif favori aux Antilles. J'en veux pour preuve La Vie scélérate de Condé 299 : la saga de la famille Louis nous est narrée par la plus jeune du clan, femme sans enfants qui décide de coucher sur la page l'histoire de sa famille, car elle n'a pas d'héritière à qui la confier. Dans la lignée Lougandor, il n'y a qu'un seul mariage proprement dit: celui de Toussine et de Jérémie. Famille institutionnalisée, aucune descendante ne l'imitera. Dans Ti Jean, nous avons au départ une famille nettement patrinucléaire. De plus, le chef marron fait tout pour garantir la lignée marronne. Wademba va jusqu'à usurper la place de son beau-fils pour continuer les relations incestueuses avec sa fille Awa. L'inceste se justifie par l'obsession de l'ethnicité: le chef des fugitifs veut assurer la pureté de la race africaine face au métissage des "singes macaques des Blancs" de la plaine. D'autre part, il y a la nécessité de sauver la communauté marronne d'extinction. Toutefois, aussitôt après le décès de Jean L'horizon, une famille matrifocale s'installe. Man Éloise considère son fils comme "l'homme à la maison" et celui-ci l'appelle affectivement sa "petite guêpe maçonne" (TJ, 110). Chez les Lougandor, véritables Amazones, chaque génération est responsable d'une excentricité que le changement de registre onomastique met en relief. Au matronyme négroafricain "Lougandor" s'ajoute à chaque fois un prénom issu de réserves onomastiques différentes. Toussine, fille de Minerve, fondatrice mythique, reçoit un nom qui ne puise plus dans la culture gréco-latine mais antillaise. Le nom français de Victoire indique la bifurcation de la fille par rapport à la mère: Victoire n'est ni une "Madame" mariée, ni une mère dévouée. Télumée, par contre, rappelle en tout la grand-mère: elle a droit comme elle à un "vrai" nom. Dans "Télumée", il y a un sème tellus. Parmi ses talents, ne compte-t-elle pas un don "tellurique", faisant face à toutes les secousses, percevant les courants qui circulent dans le sol comme dans l'air? Assise sous son prunier de Chine, elle fait corps avec son île natale, sa faune et sa flore. Elle sent les fils tissés d'une case à l'autre et entre en contact avec le surnaturel et l'au-delà. Son marronnage spirituel, son rôle de médium, son aptitude télépathique nous sont suggérés par l'image même de l'arbre: axe qui lie la terre au ciel, lien entre la nature et la surnature. L'héroïne deviendra pareille 299 Maryse Condé, Seghers, 1987. Le poteau-mitan de la famille matrifocale 88 à "cet arbre qu'on appelle Résolu, et sur lequel, dit-on, le globe entier peut s'appuyer avec toutes ces calamités" (TM, 142). D'autre part, Toumson 300 a raison d'ajouter un sème téléologique (du grec telos, fin dernière, cause finale) à son nom: elle s'est battue toute sa vie pour montrer que, contre vents et marées, une négresse vaillante peut rester debout, avoir raison des "pluies et des vents", points cardinaux de l'imaginaire persien (Pluies, 1944; Vents, 1946). Elle a défié le destin, obtenant ce "panache tout à fait spécial, incomparable" (TM, 170). Télumée montrera comment braver et raconter (son nom se rapproche d'ailleurs de l'anglais "tell me") la souffrance et la fatalité. Quant aux pères, leur carence ressort on ne peut plus nettement de ce schéma. Il y a d'abord le père authentique (origine de la lignée et époux de la mère) à savoir Jérémie. Ensuite, les pères adoptifs tels que Xango (nom yoruba, lignée africaine qui s'éteint) et Angebert (père adoptif de Régina et père naturel de Télumée). Il reste les procréateurs qui s'éclipsent à l'annonce de la paternité: figures inconnues ou presque, comme l'indique le syntagme itératif "nègre de..." (nègre de la Dominique, nègre de la Désirade). Ils sont séducteurs (Haut-Colbi), voire fantasmatiques (Raymoninque pour Mariotte) plutôt que de véritables instances parentales. De manière générale, le père "demeure en posture de démérite, d'insuffisance, voire de fraude301 ". Dernière remarque, si les Lougandor sont des négresses "aristocrates", leurs concubins ne sont pas ordinaires non plus: La plupart travaillaient sur la terre des blancs, [...]. Mais il y avait aussi une poignée de pêcheurs 302 , quelques artisans, boutiquiers qui détaillaient l'huile et le rhum, la morue sèche, deux ou trois marchandes de poisson à la criée et se tenant à part, jouant un peu les aristocrates, des scieurs de long qui découpaient de la planche dans les bois [...] (TJ, 13) Amboise et Élie sont scieurs, travail parmi les plus nobles à l'époque esclavagiste, réservé aux nègres talentueux. Alors qu'Élie ne peut accepter de perdre ce gagne-pain, Amboise quitte délibérément ce métier "aristocrate" pour la femme qu'il aime. 300 art.cité, 72-73. 301 Fritz Gracchus, "L'Antillais et la question du père", CARE, nE3, 1979, 109. 302 Associée aux Caraïbes (le gommier et les nattes proviennent des autochtones), la pêche reste un métier plus honorable que celui de couper la canne. Voir André Lucrèce (éd), Civilisations précolombiennes de la Caraïbe, Presses Universitatires Créoles/HA, 1991, Actes du colloque du Marin, 1989: document anonyme. Autour du poteau mitan: l'arbre généalogique 89 Chapitre 4Chapitre 4 Quelle critique pour quelle littérature? Afro-American expressivity and the analyses that it has prompted during the last two decades represent the most dramatically charged field for the convergence of matters of race, class, and gender today. [...] The field constituted by Afro-American women writers and scholars, therefore, would seem patently to be one that not only demands theorization but also promises theorizations of race, class and gender applicable at a general level. (Houston A. Baker, Workings of the Spirit. The Poetics of Afro-American Women's Writing) 4.1. Circonscription en huit coordonnées.1. Circonscription en huit coordonnées Autant il est aisé de circonscrire géographiquement la petite île "sous le Vent", située entre 15E59'-16E40' de latitude nord et entre 63E20'-64E09' de longitude ouest, autant sa littérature se met difficilement en carte: miroir de l'éparpillement caribéen, plusieurs courants y confluent qu'il me semble intéressant de prendre sous la loupe. D'où ce double préalable théorique, où je reprends en fait la double question soulevée par Mouralis pour la littérature de l'Afrique noire: "Quelle critique pour quelle littérature?"303 Je circonscrirai la littérature des Antilles de manière centripète, mettant en valeur sa richesse synthétique et la dynamique avec laquelle le sous-système304 périphérique s'écarte du Centre. Nous verrons que le corpus schwarz-bartien appelle des étiquettes qui, justifiées jusqu'à un certain degré, ne couvrent que 303 Bernard Mouralis, "La littérature négro-africaine: Quelle critique pour quelle littérature?" dans Interdisciplinary Dimensions of African Literature, éd. par Kofi Amyidoho, Washington DC: Tree Continents Press, 1985, 27-34. Notion empruntée à Even-Zohar, "Polysystem Theory", Poetics Today, nE1-2, 1979, 290: la littérature serait "very rarely a uni-system but is necessarily, a polysystem - a multiple system, a system of various systems which intersect with each other and partly overlap, using concurrently different options, yet functioning as one structured whole whose members are interdependent..." Voir Mineke Schipper, art.cité, publié dans Beyond the Boundaries, New York: Allison & Busby, 1989. 304 Quelle critique pour quelle littérature? 92 partiellement la réalité littéraire antillaise, tant celle-ci paraît en "extroversion chronique305 " de toute définition306 . 4.1.1. Littérature.1.1. Littérature Dès que l'on use de concepts tels que littérature et littérarité dans le domaine des Antilles, on est forcé d'apporter quelques précisions, à moins qu'on ne les redéfinisse carrément. Ainsi, la notion de littérature reçoit un sens institutionnel et eurocentriste307 qui cadre mal dans le contexte littéraire antillais. Anti-institutionnelle, la littérature des Antilles l'est pour plusieurs raisons. D'abord, son lieu de production, de distribution, et de réception308 est transplanté en métropole. La majorité d'auteurs antillais optent pour de prestigieuses maisons d'éditions parisiennes comme Seuil (les Schwarz-Bart, Glissant, Maximin), Gallimard (Chamoiseau) et Grasset (Confiant), plutôt que l'Harmattan et les éditions Caribéennes qui, établies en métropole, publient généralement de la non-fiction. Anti-institutionnelle elle l'est encore parce qu'elle figure rarement dans les curricula universitaires, situation qui change heureusement vite aujourd'hui, et qu'elle est peu lue par le public local: littérature "en suspension" (DA, 180-181). À contrecourant de l'européocentrisme, antidote à l'hégémonie néo-coloniale, la littérature démantèle la Littérature avec majuscule. Il est clair qu'il s'agit d'une "contre-littérature 309 " qui s'oppose à celle du vieux continent. Née dans une société à tradition orale, elle s'affilie étroitement à la 305 Richard Burton, "Between the Particular and the Universal: dilemmas of the Martinican intellectual", art.cité, 187. 306 Mireille Rosello introduit son brillant essai par l'assertion fracassante: "La littérature antillaise n'existe pas", opinion que les Antillais sont les premiers à corroborer! (Littérature et identité créole aux Antilles, oc, 19) 307 Mineke Schipper, "Eurocentrism and Criticism: Reflections on the Study of Literature in Past and Present", World Literature Written in English, 24, 1, 1984, 20 et "Literaire kritiek vanuit intercultureel perspectief" in Alpha Ernst (éd.), Literaire kritiek. Door het oog van de tekst, Muiderberg: Coutinho, 1988, 172-82, art. repris dans Beyond the Boundaries, oc. Denis Saint-Jacques ("La reconnaissance du littéraire dans le texte", dans La Littérarité, oc, 59-61) remarque que "la réception institue la littérature" et précise qu'une production doit être autonome pour qu'on lui reconnaisse sa littérarité, ce qui pose problème pour la littérature québécoise: "[...] rien de ce qui a été produit au pays jusqu'à maintenant ne parvient à justifier la désignation abusive de littérature québécoise pour un champ qui n'a ni autonomie réelle par rapport au champ français, ni valeur suffisante pour y prétendre." 308 Introduit par Mouralis (Les Contre-Littératures, SUP, 1975), le terme est depuis courant (en anglais "counter-discourse") pour désigner toute production littéraire à contre-courant de la "Littérature du Même". La notion rejoint celle de "polysystem" d'Even-Zohar, comme l'a bien vu Mineke Schipper: "the counter-literature mechanism [...] can be compared with the polysystem theory of Itamar Even-Zohar. This theory [...] sees the sign-governed human patterns of communication (culture, language, literature, society) as systems of a heterogeneous, open structure" (art. cité, 21). 309 Circonscription en huit coordonnées 93 paralittérature310 , jugée indigne de toute grande littérature, du fait de la récupération de l'oraliture, principe de base de l'écriture romanesque. "malléabilité" 311 En dépit de sa lisibilité et de sa , le discours antillais présente néanmoins des épaisseurs, résistant à la clarté transparente. Puisque la littérature perd son acception courante dans le contexte antillais, Glissant lui substitue celui de "discours", supplantant la suprématie de l'écrit par celle de l'oral312 , revendiquant ainsi l'écart avec une littérature eurocentriste. 4.1.2. Littérature postmoderne.1.2. Littérature postmoderne Désignant à la fois une période et un mouvement de contestation, le postmodernisme prolonge le structuralisme/le modernisme tout en y réagissant 313 . Déniant l'autorité, l'esprit positiviste et le raisonnement cartésien, les postmodernes sapent les acquis séculaires, les règles et les conventions qui avaient autorité jusque-là dans les arts et les sciences humaines. Essentiellement euro-américain, le postmodernisme continue à faire rage dans les milieux universitaires sous forme d'une crise d'autorité érodant les normes et les valeurs européocentristes. Son impact sur la littérature est énorme: le roman fait peau neuve, contestant toute catégorisation et sonnant le glas des concepts opérationnels tels que "genre", "héros", "personnage", "intrigue". Les auteurs désobéissent aux règles de la vérisimilitude, bannissent l'ordre temporel et entremêlent streams of consciousness, et points de vue des personnages. L'anarchie postmoderne, la dé(con)struction de la cohérence textuelle, le télescopage des genres (DA, 33) se repèrent dans plus d'un roman antillais où, faute d'une tradition littéraire lentement mûrie, le discours fait "irruption dans la modernité, irruption hors tradition, hors la "continuité littéraire" (DA, 255-258, 192). "L'urgence pour chacun de se nommer au monde, [...] de ne pas disparaître de la scène du monde" (DA, 192), incite l'écrivain antillais à produire du neuf. Il y réussit d'ailleurs fort bien et insuffle nouvelle vie à la littérature: "The most important new 310 Maximilien Laroche relève dans la littérature haïtienne la composante essentielle de la paralittérature (L'avènement de la littérature haïtienne, GRELCA, Coll. "Essais", nE3, 1987, 111-112). 311 Daniel Couègnas, Introduction à la paralittérature, Sl, 1992, 65 et 75. 312 "Discours, c'est assez clair: c'est ce que produit la parole, qui peut varier et se fixer dans l'écriture, devenir un texte [...]", précise Roger Toumson (La transgression des couleurs, oc, 76). Helen Tiffin, Past the Last Post. Theorizing Post-Colonialism and Post-Modernism, University of Calgary, 1992, Introduction. 313 Quelle critique pour quelle littérature? 94 literature is emerging from the colonies, - regions and peoples that have been economically or militarily dominated in the past 314 ." Ces "nouvelles littératures 315 " relativisent le rôle de l'auteur par un jeu complexe de parodies et de réflexions métalittéraires, par des procédés d'iconicité et d'auto-réflexivité316 . La question sartrienne de ce qu'est ou devrait être la littérature, de la responsabilité de l'écrivain face à la société, se pose avec acuité dans des récits aux frontières volontairement floues, aux formes acanoniques. Pour illustrer le postmodernisme innovateur, Mieke Bal317 se sert d'un exemple qui se rapproche à plus d'un titre de Pluie et vent, roman qu'admire par ailleurs Simone SchwarzBart 318 . Dans Cent ans de solitude, une chronique familiale répartie sur trois générations, la "réalité" se présente comme le terrain d'étranges interférences entre les mondes visible et invisible, entre le perceptible et l'imperceptible, l'absence et la présence, paradigme narratif même de l'exil, puisque la mimesis rend présente une absence. G.G. Marquéz corrompt à la fois le concept classique de personnage, la linéarité narrative et l'ordre chronologique, afin de brouiller délibérément la démarche interprétative, de faire "marronner" le sens. L'on sait à quel point les traits décrits ci-dessus sont exigés par l'auteur du Discours antillais, l'opacité étant revendiquée ouvertement par Glissant (DA, 11,13,20). Le réalisme plat (tel que le pratique Zobel) ne serait pas inscrit dans le réflexe culturel des peuples africains ou américains (DA, 198). L'originalité de la littérature caribéenne se mesure effectivement à l'emploi d'un langage ésotérique, à la richesse métaphorique et la fragmentation narrative, constantes dans l'oeuvre de cet autre grand écrivain caribéen, Wilson Harris 319 . "Introdui[sant] des épaisseurs et des W.J.T. Mitchell, cité par Helen Tiffin dans Past the Last Post (oc, Introduction). Voir aussi p.e "Literature, Language, Nation and the Commonwealth" d'Albert Gérard in Crisis and Creativity in the New Literatures in English, Amsterdam/Atlanta: Rodopi, 1990). Gérard commence son article par un extrait de "The Advent of the World Book", The Economist, 22 December 1987, 121: "Peripheral cultures often produce better writing than mother cultures do [...]". 314 315 Littérature postcoloniale est synonyme de "new literature", terme surtout utilisé pour le domaine anglophone et interprété à tort comme synonyme de "Commonwealth Literature", beaucoup plus vaste (englobant les littératures en langues vernaculaires). Voir Albert Gérard, art.cité, 94. 316 Le "Cahier d'écritures" comprend e.a un "projet de roman" pour lequel le narrateur a en tête "une idée de scène pendant l'esclavage" (Maximin, L'Isolé soleil, 110). Dans La Lézarde, bien que le plus "conventionnel" des romans glissantiens, on dialogue longtemps sur la forme et le ton que devrait prendre le livre qu'écrira Mathieu: "Fais-le comme un témoignage [...] comme une rivière [...] comme un poème" (La Lézarde, oc, 224). Mieke Bal, Willem G. Weststeyn, Jan Van Luxemburg, Over literatuur, Muiderberg: Coutinho, 1987, p.191 et sv. 317 318 319 Francine Mil, "SSB et le merveilleux", Flash Afrique-Antilles, nE 14, octobre-novembre 1979, 33. Hena Maes-Jelinek le présente comme suit: "It is no exaggeration to say that Wilson Harris is one of the most original and significant writers of the second half of the twentieth century. He is also, as reviewers almost Circonscription en huit coordonnées 95 cassures" (DA, 85), le discours dominé prend ainsi le contre-pied du discours dominant. Il m'est davantage à propos que, selon Bal, Marquéz traduirait ainsi l'insécurité ontologique de ses héros, notion qui reviendra à plusieurs reprises dans mon analyse du personnage schwarz-bartien. L'écrivain apparaît aussi comme médium entre le passé et le présent, doté de cette "vision prophétique du passé" (Glissant), de cet "interior eye" (Harris), il combine merveilleux320 et fantastique, réalisme et surréalisme pour donner à lire la béance des personnages, leur non-devenir. Comme le Négateur, le marron primordial, Glissant réordonne le temps et l'espace martiniquais; il explore le lancinement du passé subi (DA, 132) et se réapproprie la terre souillée et violée321 . Le côtoiement du réel et de l'irréel, le mélange des temps (présent, passé et futur), la parole métissée et l'exubérance métaphorique prodiguent le caractère baroque de l'oeuvre latino-américaine et afro-antillaise. "Un nouvel art de la fiction322 " est né. 4.1.3. Littérature postcoloniale.1.3. Littérature postcoloniale Un deuxième critère rétrécit considérablement le champ postmoderne. Des métropoles, le postmodernisme s'exporte vers les ex-colonies. Nouvelle épistémé, elle colonise les littératures nationales ou régionales, ce dont sont conscients les écrivains "postcoloniaux", nombreux à refuser cette étiquette, preuve de nouvelles formes pernicieuses d'hégémonie occidentale323 . Bien que postmodernisme et postcolonialisme s'entrecroisent, l'écrivain unfailingly point out, a difficult one, although extra difficulty sometimes arises from the reader's own incapacity to relinquish conventional expectations in art." (Wilson Harris, Boston: Twayne Publishers, 1982, Preface). L'affinité postmoderne d'auteurs caribéens (V.S. Naipaul, Lamming, Harris, e.a) a été démontrée par plus d'un critique. Voir Hena Maes-Jelinek, "'Numinous Proportions': Wilson Harris's Alternative to All 'Posts'" in Past the Last Post, oc, 47-64. 320 Jean-Michel Dash, "Marvellous Realism: The Way out of Negritude", Caribbean Studies, 13.4, 1973, 57- 70. 321 Jean-Michel Dash ("The World and the Word: French Caribbean Writing in the Twentieth Century", Callaloo, 11.1, Winter 1988, 115) note: "Glissant is focusing on a creative reordening of time and space in the region. [...] Throughout the region, the notion of the writer as maroon exerts a kind of gravitational pull on the literary sensibility and recurs with remarkable regularity -in Brathwaite's Creole culture; Depestre's marronnage, Alexis's and Carpentier's Marvellous Realism; Harris' native consciousness." Voir Hena Maes-Jelinek, "Un nouvel art du roman: Palace of the Peacock de Wilson Harris" dans Commonwealth. Mélanges, Vol. 1, 1974-1975, 62-71. 322 323 Helen Tiffin, "Post-Colonialism, Post-Modernism and the Rehabilitation of Post-Colonial History", Journal of Commonwealth Literature, 23.1, 1988, 171: "The application of such labels [...] involves questions of survival strategy against the reinscription of non-European realities into a dominant European system. [...] Quelle critique pour quelle littérature? 96 postcolonial ne se contente pas simplement de "répondre à l'Empire324 ", mais il dénonce toute classification, tout emprunt à des "théories" ou "écoles" européennes ou américaines325 . Sans doute le label de tiers-mondiste (autre terme défini par rapport au Centre) rendrait-il plus justice aux littératures nées sous les soleils des indépendances. Comme le remarque Bernard Mouralis, les intellectuels en Amérique Latine et en Afrique Noire, (- dans un moindre degré aux Antilles, il est vrai326 -), pensent les problèmes moins en termes de nationalité ou de race qu'en fonction du sous-développement 327 . Bref, le roman postcolonial serait celui de jeunes nations qui, par des narrations rajeunies, accusent le rapport vicié entre ex-colonisateur et ex-colonisé. Dans sa forme la plus tendancieuse et militante, l'oeuvre postcoloniale condamne l'amnésie culturelle, la diglossie et la suprématie de l'écrit, mais avant tout l'indécence matérielle et mentale due au colonialisme et ses avatars. 4.1.4. Littérature afro-antillaise et afro-américaine.1.4. Littérature afroantillaise et afro-américaine Contrairement à l'Afrique et à l'Inde, "l'Amérique du Centre" et le "Deep South" américain ont connu la traite, l'esclavage et le système des Plantations: "ce qui fait la différence entre un peuple qui se continue ailleurs, qui maintient l'Être, et une population qui se change ailleurs en un autre peuple [...], c'est que cette population-ci n'a pas emporté avec elle ni continué collectivement les techniques d'existence ou de survie matérielles et spirituelles qu'elle avait pratiquées avant son transbord" (DA, 29). "Colonies de peuplement", les Antilles sont peuplées the crisis in European authority has ironically resulted in the hegemonic appropriation of "the other" into a European system [...]." Bill Ashcroft, Gareth Griffith, Helen Tiffin, The Empire Writes Back. Theory and Practices in Postcolonial Literatures, London/New York: Routledge, 1989. 324 325 Helen Tiffin, art.cité, 179: "[The] erosion of fixed forms, a world of continual becoming can only signal a 'crisis of authority' from a European perspective. From a post-colonial one it speaks of the erosion of that former authority and a liberation into a world in which one's own identity may be created and recuperated not as an alternative system or fixture, but as process, a state of continual becoming in which author/ity and domination of any kind is impossible to sustain." 326 "Vitrine" de la Caraïbe (DA, 174 et sv), les départements français camouflent mieux leur misère matérielle et psychique que beaucoup d'autres ex-colonies et cela grâce aux allocations de la France. L'intellectuel antillais ne peut trouver de salut dans les théories tiers-mondistes car une fois de plus, la réalité antillaise est particulière, comme l'a bien vu Richard Burton (Intellectuals in the Twentieth-Century Caribbean, Volume II: Unity in Variety: the Hispanic and Francophone Caribbean, éd. par Alistair Hennessy, Warwick University Caribbean Studies, 1992, 186-187). Bernard Mouralis, "Littérature négro-africaine et littérature du Tiers-Monde", Revue des Sciences Humaines, juillet-septembre 1971, 464. 327 Circonscription en huit coordonnées 97 de "créatures de sable et de vent" (TJ, 13). L'"Africain traité" est le "'migrant nu'" (DA, 66): privé de sa langue, de sa religion, de ses coutumes et de ses rites. Il va de soi que l'esclavage et le système de plantation ont profondément marqué les consciences caribéenne et afroaméricaine. Face au complexe de ne pas être acteurs de l'Histoire, face à la nostalgie de la matrice originale, les auteurs se promettent de constituer une mémoire, d'éradiquer l'image d'une masse servile abrutie, passive et indigne, comme le formule Daniel Maximin 328 . 4.1.5. Littérature caribéenne.1.5. Littérature caribéenne Ayant pour cadre référentiel (moins souvent comme lieu de production, on l'a vu) une île caraïbe, les romans insulaires présenteraient-ils des traits propres? Plus que la littérature postcoloniale continentale, les narrations insulaires font douloureusement état de ce que J.M.G Le Clézio, originaire de La Réunion, appelle l'"esprit des îles": "Être insulaire, être né dans une civilisation d'îles, cela veut dire qu'on est séparé, éloigné, écarté des autres; et c'est donc une impossibilité d'être tout à fait quelqu'un, d'appartenir tout à fait à une nation, à une culture 329 . L'insularité a permis une colonisation en vase clos330 qui, de ce fait, apparaît comme une des plus réussies (DA, 109), l'assimilation étant une forme suprême de colonialisme331 . En proie à des tensions socio-raciales et politico-économiques, l'insulaire souffre encore d'"islophobie" par manque d'espace et d'arrière-pays; l'exil l'habite. Terre de transit, escale qu'on quitte prestement pour l'hexagone, l'île invite à l'exil, que celui-ci soit physique ou intériorisé, repli sur soi. Daniel Maximin dans Flash Antilles-Afrique, nE67, décembre 1984, 33. (Propos recueillis par Chris Bananias) 328 329 J.M.G. Le Clézio, Introduction à Une maison pour Monsieur Biswas de V.S. Naipaul (GA, 1980, I). Jack Corzani, "La littérature écrite d'expression française à la Guadeloupe et à la Martinique", Europe, nE 612, avril 1980, 19-36. 330 331 Paul Niger, "L'assimilation, forme suprême du colonialisme", Esprit, nE 305, avril 1962. Quelle critique pour quelle littérature? 98 4.1.6. Littérature antillaise.1.6. Littérature antillaise L'archipel caraïbe englobe un chapelet d'îles ayant appartenu aux puissances impérialistes qui se disputaient le Nouveau Monde: l'Espagne, la France, le Portugal, l'Angleterre, les PaysBas, pour ne nommer que les plus importantes. Divisées entre elles par les nations rivales dont elles dépendaient, elles ont, depuis l'époque coloniale, évolué indépendamment les unes des autres 332 , si bien qu'une relative méconnaissance subsiste à l'heure actuelle. En raison de la "fragmentation" 333 politique, d'une part, de "l'incommunicabilité334 " et de la "balkanisation" d'autre part, l'archipel reste inachevé. Divers projets de fédération ont échoué. Actuellement, quelques rares initiatives socio-culturelles comme la CARIFESTA brisent l'isolement et pallient l'éparpillement caribéen. Dans cette Caraïbe francophone, je sélectionne les Antilles françaises, le critère de la langue ainsi que le statut de département d'outre-mer étant distinctifs. La littérature haïtienne, ainsi que la littérature antillaise dans la langue basse se trouvent éliminées. Cette dernière ne compte pourtant plus ses défenseurs. Parmi eux, Gratiant, - éditeur et diffuseur de contes et de poèmes en créole -, proclame que le parler maternel est "la carte d'identité antillaise", le "passeport oral" qui prévaut au-delà des distinctions de classe, de couches sociales et de races" 335 . Or la littérature créole reste confinée, à quelques exceptions près (les premiers romans de Confiant 336 ), aux contes et recueils de proverbes destinés aux jeunes créolophones337 . Maint 332 Les Antilles anglophones sont intégrées au Commonwealth, Puerto Rico est un satellite des Etats-Unis, comme Cuba l'est de l'ex-URSS; Haïti et la République Dominicaine sont indépendantes, les Antilles néerlandophones sont semi-autonomes. De ces différents statuts, la départementalisation demeure la plus proche de l'ancienne colonisation. 333 L'isolement se fait sentir dans les plus divers domaines. E.K. Brathwaite donne l'exemple concret du transport entre les îles. Impossible de voyager de Sainte-Lucie à la Martinique, affirme-t-il: "I would have to get an ocean liner from St Lucia to London, from London across the Channel to France, and from France back to French Martinique. We live within ninety miles of Cuba and Haiti in Jamaica, and hardly any of us knows anything about those countries." ("History, the Caribbean Writer and X/Self" dans Crisis and Creativity, oc, 27.) Alfred Melon, "Antillas mayores y antillas menores: una situación de incomunicación" in En torno a la circunstancia cubana y la circunstancia caribeña de 'Ecue-Yamba-O!', IMAN, Centro de promociòn cultural Alejo Carpentier, año II, 1984-1985, 63-89. 334 Gilbert Gratiant, Préface aux Fab Compè Zicaque, Désormeaux, Fort-de-France, 1976 et "La langue créole" dans Itinéraires et Contacts de Cultures, HA, 1982, Volume I: L'écrit et l'oral, 17-22. 335 L'auteur de Bitako-a et de Kôd Yanm n'aurait sans doute pas été candidat au Goncourt (1991) s'il avait continué à écrire en créole! Le vieux débat entre défenseurs d'une littérature en basilecte (frontière nette entre le français et le créole, défendue par Confiant, Bernabé et d'autres) et en langue "mésolecte" (mélange linguistique français-créole cher à Prudent) se révèle stérile devant le fulgurant succès du franco-créole de Chamoiseau: "Voilà que Patrick Chamoiseau [...] révolutionne le français antillais. [...] À quoi bon s'esquinter à lire du créole 336 Circonscription en huit coordonnées 99 romancier infiltre le créole selon des procédés originaux, étudiés par Marie-Christine HazaëlMassieux338 . L'écrivain antillais pratique une littérature mineure339 . Non que le créole soit la langue d'une minorité (elle aurait au contraire la vocation de devenir majeure), mais l'écrivain antillais reste ployé sous la domination de la langue majeure 340 : celui qui a le malheur de naître dans le pays d'une grande littérature doit écrire dans sa langue, comme un juif tchèque écrit en allemand, ou comme un Ousbeck écrit en russe 341 . 4.1.7. Littérature féminine.1.7. Littérature féminine La littérature féminine antillaise se situe au carrefour de deux voies littéraires marginales, celles de la littérature postcoloniale et celle de la littérature féminine/iste, comme l'a bien vu Ashcroft 342 . Qu'ont en commun la littérature féminine noire et blanche? Le dénominateur commun est l'insubordination à l'homme, détenteur d'autorité, qu'il soit blanc ou noir. Considérées comme "le continent obscur", incarnant pour l'homme la "différence", l'Autre inconnaissable, les femmes réclament leur altérité et refusent d'être victimes343 . À première vue, les romancières antillaises si on peut forger un français qui le remplace efficacement?" (Antilla, nE 352, 1989, 32-33) Thérèse Georgel nous confie les "contes de son enfance" (Contes et légendes des Antilles, Nathan, s.d); Térèz Léotin dans Lèspri lanmè. Le Génie de la mer (Presses Universitaires Créoles/HA, 1990) recueille "quatre paraboles pour enfants de tout âge"; Jean Juraver "s'adresse aux jeunes à partir de 11 ans" dans ses Contes créoles (PA, 1985). 337 Marie-Christine Hazaël-Massieux, "La littérature créole: entre l'oral et l'écrit" in Les créoles français entre l'oral et l'écrit, éd. par Ralph Ludwig, Tübingen: Gunter Narr, 1989, 286; "A propos de Chronique des Sept Misères: Une littérature en français régional pour les Antilles", Etudes créoles, 1988, Vol.XI, nE1, 118131; "Le roman de la parole: Solibo Magnifique de P.Chamoiseau", Antilla, nE 11, déc. 1988, janv. 1989, 32-36. 338 339 Deleuze et Guattari, Kafka, oc, 29. Voir Jean Bernabé, "Contribution à une approche glottocritique de l'espace littéraire antillais", La Linguistique, Vol.18, fasc.1982/1, 85-109. 340 341 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. pour une littérature mineure, Minuit, 1975, 33-34. 342 W.D. Ashcroft, "Intersecting Marginalities: Post-Colonialism and Feminism", Kunapipi, 11.2, 1989, 23- 35. Lire Maryse Condé, "La littérature féminine de la Guadeloupe: recherche d'identité", Présence Africaine, nEs 99-100, 3 ième et 4 ième trim. 1976, 155-166 et Clarisse Zimra, "Patterns of Liberation in Modern Women Literature", L'esprit créateur, Summer 1977, Vol.XVII, nE2, 103-114. 343 100 Quelle critique pour quelle littérature? rejoignent donc Luce Irigaray, Hélène Cixous, Julia Kristeva par leur refus d'une société patriarcale et phallocentrique. Rebelles à l'étiquette de "postcolonial", les romancières le sont aussi à celle de "féministe". Bien qu'unies à leurs soeurs européennes et américaines par le désir de ne plus être la moindre de l'homme, les femmes afro-antillaises et afro-américaines se heurtent à des écueils identitaires sensiblement différents. Puisque le prisme de classe/sexe/race rend plus compliqué l'avènement identitaire, les femmes noires réclament le terme de womanist 344 ou encore celui de "Zami" de Audre Lorde, terme zoulou pour "guerrières" 345 . Une deuxième question qui se pose concerne la différence entre la littérature féminine noire et son homologue masculin. Dans un excellent article, Abena P.B. Busia inventorie quatre divergences 346 . D'abord, l'emploi particulièrement fréquent et riche du folklore et du fonds africain, trait inopérant puisqu'il caractérise, à mon avis, également l'écriture masculine347 . Le deuxième critère est plus pertinent: la création d'une protagoniste capable de parler et d'écrire elle-même; la représentation dans la narration d'un sujet discursif qui fait résonner une voix authentique noire qui raisonne sur la place que lui impose l'homme. Parallèlement, elle s'insurge contre le langage du maître et forge la "langue des marécages", l'"écriture de la nuit". Libérée de toute contrainte, créant à l'envi de nouveaux mots qui disent "la pensée femme", si ce n'est la "pensée corps"348 , la voix féminine rompt le silence et est "parole" pure. En témoignent des titres comme La parole des femmes349 , ainsi que l'indication générique favorite d'Hyvrard: 344 Walker, In Search of Our Mother's Gardens, oc. Patricia Duncker, Sisters and Strangers, oc, 216. Voir Audre Lorde, Zami. A New Spelling of My Name, New York: The Crossing Press, 1983. 345 346 Abena P.B. Busia, "Words Whispered over Voids: A Context for Black Women's Rebellious Voices in the Novel of the African Diaspora" in Black American Literature, volume III, Greenwood/Florida: The Penkevill Publishing Company, 1988, 3-4. Il suffit de revenir à Maximin qui puise amplement dans le patrimoine des contes afro-antillais: L'Isolé soleil insère comme récit métadiégétique "Trois fois bel conte" (174-177); des proverbes ("Bal fini, violon en sac!", 234) et plusieurs séquences rendent hommage au Carnaval, fête la plus antillaise qui soit. Son écriture serait donc en quelque sorte androgyne (lire Ann Scarboro, "A Shift into the Inner Voice and Créolité in the French Caribbean Novel", Callaloo, 15.1, 1992). De fait, nous lisons; "Il faudrait une langue neuve, avec des paroles à la fois tendres et remuantes, sans analyse logique ni acte de propriété, des souvenirs sans passé simple, des verbes tout seuls sans compléments, des verbes aimer sans objets directs [...]", passage qui rejoint "la pensée femme" d'Hyvrard (voir Mère la Mort, 48-55). 347 348 "Le temps vient où on va pouvoir penser féminin. Oser dire l'urgence maintenant, c'est inventer l'univers mental féminin. Faire des concepts-femme. Je veux dire la monde." Voir Marguerite Le Clézio, "Mother and Motherland: The Daughter's Quest for Origins", Stanford French Review, Winter 1981, 381-389; "The Writing of the Night", Revue de l'Université d'Ottawa, 54.4, 117-123; Maïr Verthuy-Williams et Jennifer WaelliWalters, Jeanne Hyvrard, oc. Jeanne Hyvrardest l'auteure de La pensée corps. dictionnaire philosophique (Des femmes, 1989). Circonscription en huit coordonnées 101 "parole 350 ". La "féminité" de l'écriture noire, Busia la mesure enfin à la connotation particulière du lieu clos, d'un espace où le sujet féminin se recroqueville et se recoquille. L'image de la "kumbla 351 " ou de la calebasse, du coquillage sert de métaphore jumelée pour le ventre maternel et la terre/mère, l'île/femme, l'espace étriqué. Ainsi Mariotte compare-t-elle "l'asile avec un coquillage - dont nous serions nous-mêmes, quoique de chair et d'os, apparemment... l'écho illusoire qu'il renferme en ses paroi" (PDP, 60). 4.1.8. Littérature guadeloupéenne.1.8. Littérature guadeloupéenne Pourquoi m'être limitée à la seule oeuvre d'André et de Simone Schwarz-Bart? D'abord, le cycle de romans couvre des périodes bien distinctes à travers trois récits de vie d'Antillaises appartenant à des couches socio-raciales distinctes, si bien que l'ensemble des portraits me paraît singulièrement riche pour une analyse socio-diachronique de l'identité féminine antillaise. Qu'elle soit esclave ou assimilée, exilée en métropole, qu'elle soit paysanne incultivée dans les mornes* retranchés, qu'elle vive en période esclavagiste ou "départementaliste", les femmes schwarz-bartiennes correspondent aux trois modèles historico-psychologiques d'Alice Walker: la femme "suspendue" (Solitude), à qui toute chance de devenir elle-même est interdite; la femme "assimilée", éprise d'un mimétisme falsifiant (Mariotte) et la femme "émergée" (Télumée), celle qui contre vents et marées construit son identité 352 . Ensuite, au-delà de la gémellité, d'aucuns accordent aux îles-soeurs de significatives dissimilitudes 353 . La Guadeloupe serait plus noire que l'île soeur, et de ce fait, "inférieure" aux 349 Condé, HA, 1979. 350 Jeanne Hyvrard, Que se partagent encore les eaux, parole, Des femmes, 1985 351 D'où le titre Out of the Kumbla, éd. par Carole Boyce-Davies et Elaine Savory-Fido, oc. 352 Mary Helen Washington, "Teaching Black-Eyed Susan: An Approach to the Study of Black Women Writers" dans All the Women are White, All the Blacks are Men, But Some of Us are Brave. Black Women's Studies, éd. par Gloria T. Hull et Patricia Bell-Scott, Old Westbury/New York: The Feminist Press, 1982, 211215. Dans sa préface à Sous le ciel bleu de la Guadeloupe, d'Oruno Lara, (Librairie Fischbacher, 1912, 7) Georges Barral remarque: "Pendant longtemps, la Guadeloupe fut traitée par la mère-patrie en [...] Cendrillon de sa soeur plus favorisée, la Martinique, sous la tutelle administrative de laquelle elle se trouva placée jusqu'en 1775, époque définitive de son émancipation. Toutefois, les faveurs gouvernementales ont continué d'aller à la Martinique et c'est avec raison que les Guadeloupéens demandent aujourd'hui à être traités sur un pied d'égalité absolue." 353 102 Quelle critique pour quelle littérature? yeux de certains. Ne parlait-on pas, au temps colonial, des "seigneurs de Saint-Domingue"-, "des messieurs de la Martinique" et .... de "ces bonnes gens de Guadeloupe354 ?" Quant au nombre de talents littéraires, Sainville se demandait en 1963 "pourquoi la Guadeloupe en tous points identiques à sa soeur [...] n'a-t-elle pas atteint jusqu'ici la fécondité dont ont fait preuve les Martiniquais [dans le domaine littéraire]355 ?" Aujourd'hui, cette situation s'est inversée, du moins en ce qui concerne les romancières. Zimra356 estime que les Guadeloupéennes s'engagent plus radicalement, qu'elles affirment leur antillanité avec plus de ferveur que les Martiniquaises, plus modérées. Dans son introduction à la traduction anglaise de Juletane, Wilson relève: Among the contemporary women writers, a greater number are originally from Guadeloupe than from Martinique, which is not true of male writers. [...] Guadeloupe is generally seen as more militantly nationalistic and as leaning more towards independence, while Martinican society with a larger European, white, population, is still largely directed towards the metropole 357 . Il est vrai que la violence et la lutte pour la "souveraineté nationale" des militants et les attaques terroristes des partis nationalistes (UPLG et MPG), sans qu'ils soient inexistantes à la Amy Oakley dans Behold the West Indies (New York/London/Toronto: Longmans, Green and Co, 1951), "Rustication in Guadeloupe", 302. Les Martiniquais se vantent de compter parmi leurs célébrités Joséphine Tascher de la Pagerie, couronnée impératrice des Français en 1804 (342-343). 354 355 Léonard Sainville, Anthologie de la littérature négro-africaine, PA, 1963, Volume I, 203. 356 Clarisse Zimra, "Négritude in the Feminine Mode: The Case of Martinique and Guadeloupe", art.cité, 62. 357 Elizabeth Wilson, Juletane, London: Heinemann Caribbean Writers Series, 1987, VI-VII. Circonscription en huit coordonnées 103 Martinique, gagnent régulièrement la une de l'actualité guadeloupéenne 358 . Aujourd'hui, Maryse Condé déclare ouvertement la "différence au sein de l'unicité" antillaise. Après que Véronica a éreinté les Français de méconnaître la Guadeloupe359 , Condé concède aujourd'hui que "la question de 'ressemblance', de 'similitude' est une fausse question même aux Antilles. La Guadeloupe est très différente de la Martinique. Nous sommes soeurs mais chaque île a sa propre identité [...]360 ." 4.2. Quelle critique?.2. Quelle critique? 358 Voir Jacques Canneval, "La Guadeloupe en première ligne", Autrement, nE41, 1989, 67-73. Maryse Condé, Hérémakhonon, oc, 12-13: "Les Français, et le monde à cause d'eux, ont toujours méconnu la Guadeloupe au profit de la Martinique. Les Martiniquaises seraient plus métissées donc plus belles. Grand bien leur fasse! Elles ont ainsi donné plus de bâtards à l'Empire et de soldats pour les grandes boucheries." 359 360 Interview accordée à Vévé Clark, "'I Have Made Peace with My Island'. An Interview with Maryse Condé", art.cité, 116. Quelle critique pour quelle littérature? 104 Lectrice non antillaise, c'est à mon tour d'être The Unbelonging361 et de faire preuve d'empathie 362 . Aussi fais-je mienne la réserve de Patricia Duncker: All reading, my own included, is a sequence of encounters: with a text, with another mind, with a new way of seeing. Some of these encounters result in [...] the acknowledgement of an Otherness which I have never touched before and from which I can only learn. There is no correct way to read. Nor is any reading ever innocent. [...] I am part of the wider audience for Black writing, an incidental reader. Most of these books were not written for me, but for other Black-women [...] 363 Même si l'oeuvre schwarz-bartienne se destine peut-être en premier lieu aux lecteurs non antillais, elle exige, pour son interprétation adéquate, le recours à des sources tant littéraires qu'extra-littéraires. Ajoutons à cela qu'en fonction de son caractère métissé, plusieurs strates s'entrecroisent dans le discours antillais364 . dimension vernaculaire 365 Il sera donc opportun de relever à la fois la et celle de la littérature dominante à l'égard de/contre laquelle il a dû se profiler, illuminer les antécédents noirs et blancs sans adapter cependant des schémas rigoureusement antagonistes. Le danger serait en effet que j'efface l'identité antillaise "par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l'universel 366 ". Jusqu'à peu, une approche socio-culturelle et thématique a prévalu en matière critique aux Antilles: celle-ci avait l'inconvénient d'éloigner l'oeuvre de sa littérarité367 . Janus bifrons, 361 Titre du roman de la Jamaïcaine Joan Riley (London, Women's Press, 1985). "Unbelonging" réfère à la condition de la protagoniste, Caribéenne qui, exclue de la société anglaise, s'aliène et souffre de n'avoir de racines. 362 Amélavie Amela, "Littérature africaine et critique traditionnelle", Présence Africaine, nE 139, 1986, 13. Patricia Duncker, Sisters & Strangers. An Introduction to Contemporary Feminist Fiction, Oxford UK & Cambridge USA: Blackwell, 1991, 211. 363 D'où les métaphores du "Quilt" (patchwork) (Alice Walker, In Search of Our Mother Garden's, oc) ou des "blues", "matrice" de la littérature afro-américaine: "The matrix is a point of ceaseless input and output, a web of intersecting, crisscrossing impulses always in productive transit. Afro-American blues constitutes such a vibrant network. [...] They are the multiple, enabling script in which Afro-American cultural discourse is inscribed." (Houston A. Baker, Jr, Blues, Ideology, and Afro-American Literature, A Vernacular Theory, University of Chicago Press, 1984, 3-4) 364 365 Houston A. Baker: "The 'vernacular', in relation to human beings, signals, 'a slave born on his master's estate.' In expressive terms, vernacular indicates 'arts native or peculiar to a particular country or locale." ("Belief, Theory and Blues: Notes for a Post-Structuralist Criticism of Afro-American Literature" dans Studies in Black American Literature, Vol II: Belief vs Theory in Black American Literary Criticism, éd par Joe Weixlmann et Chester J. Fontenot, Greenwood/Florida: The Penkevill Publishing Company, 1986, 11). 366 Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, PA, 1956, 15. 367 "Many of those who notice art and literature in our regions are concerned less with responding to them in Quelle critique? 105 l'oeuvre schwarz-bartienne invite à accentuer certains aspects spécifiquement "antillais", redevables au contexte antillais et qui captivent l'attention par leur haut degré d'authenticité, de mimétisme. D'autre part, pour ne pas me limiter uniquement au document psychologique, social et historique, pour ne pas laisser dans l'ombre sa littérarité, je saisirai aussi les significations et caractéristiques propres de l'écriture schwarz-bartienne. D'où une approche qui fait dialoguer les modèles théoriques européens ainsi que des grilles de lecture fournies par des chercheurs afroaméricains ou antillais. Si Gates 368 et Baker Jr 369 ont esquissé une critique "indigène", Glissant n'en propose que des prolégomènes dans Le Discours antillais. Enfin, signalons que la critique se rendrait coupable d'apartheid culturel en prétendant qu'on ne peut interpréter la littérature noire qu'à l'aide de concepts et de méthodes critiques proposés par des auteurs noirs, remarque fort justement Todorov370 . Le but de mon étude ne se résumera donc pas dans une défense de la spécificité antillaise dans l'oeuvre schwarz-bartienne, celle-ci étant, comme le conclut Mouralis pour l'africanité des romans africains, une illusion371 . Je considère le corpus comme un tout signifiant qui s'irrigue à plusieurs traditions littéraires et qui a pour ambition de nous livrer une introspection dans l'identité (socio-culturelle, historique, politique et linguistique) des Antillais. L'analyse littéraire their multi-sided totality than with relating to them as part of the social and cultural processes. A largely thematic and socio-cultural criticism predominates in the [Caribbean] region and has always done so. And literary history has tended to turn its face away from literariness, thus making itself almost indistinguishable from the sociology of literature." (Kenneth Ramchand, "West Indian Literary History: Literariness, Orality and Periodization", art.cité, 98) Henri Louis Gates, The Signifyin(g) Monkey, Oxford UP, 1988, XXII-XXIII: "Critics of Afro-American literature were trained to think of the institution of literature essentially as a set of Western texts. The methods devised to read the texts are culture-specific and temporal-specific, and they are text-specific as well. [...] Black writers, like critics of black literature, learn to write by reading literature, especially the canonical texts of the Western tradition. [...] Naming the black tradition's own theory of itself is to echo and rename other theories of literary criticism. Our task is not to reinvent our traditions as if they bore no relation to that tradition created and born, in the main, by white men." 368 Baker introduit A Theory of Afro-American Literary Criticism (Oxford UP, 1988, XXIII) comme suit: "My desire has been to allow the black tradition to speak for itself about its nature and various functions, rather than read it, or analyze it, in terms of literary theories borrowed from other traditions, appropriated from without." Idée maîtresse qui génère aussi son dernier essai en date Workings of the Spirit: The Poetics of AfroAmerican Women's Writing, The University Press of Chicago, 1991. 369 Tzvetan Todorov, "'Race', Writing and Culture" dans "Race", Writing and Difference, éd. par Henry Louis Gates, The University of Chicago Press, 1986, 376: "Is this not to say that the content of a thought depends on the color of the thinker's skin - that is, to practise the very racialism one was supposed to be combatting? This can only be described as cultural apartheid: in order to analyze black literature, one must use concepts formulated by black authors." 370 Bernard Mouralis, Littérature et Développement. Essai sur le statut, la fonction et la représentation de la littérature négro-africaine d'expression française, Silex, 1984, 14. 371 Quelle critique pour quelle littérature? 106 prend dès lors l'aspect d'une discipline "totalitaire", défendue par Ngal qui cite à propos Greimas: Nous considérons que la littérature ne doit se limiter à aucun champ de savoir spécifique et qu'elle vise dans son contenu, pour reprendre une formule de Greimas [...] la totalité des significations humaines. C'est une discipline, en ce sens, 'totalitaire372 '. Toutefois, si la littérature antillaise sollicite toutes les sciences humaines (DA, 133), l'anthropologie sera la vedette: any non-African reader [...] seeking to cross the information gap between himself or herself and an African text will very probably be obliged to look in books that are classified as anthropology 373 . La remarque de Christopher L. Miller vaut parfaitement pour la littérature antillaise, me semblet-il. Ajoutons-y les études d'histoire dont toute oeuvre antillaise, - et c'est là un mérite substantiel selon Cailler -, donne le goût 374 . Ces éclairages me permettent de dégager une première qualité maîtresse de l'oeuvre: sa valeur de document socio-culturel et historique. "Détails évidents" pour le lecteur antillais, ils appellent un commentaire pour le lecteur non antillais 375 . Un mot sur la dimension comparative de l'étude. Que l'on rassemble aujourd'hui des littératures mineures augure un tournant dans les études comparées376 . Car avec Glissant, Walcott, Marshall et Schwarz-Bart (pour ne nommer que ceux-là), la périphérie se trouve incontestablement au Centre. Littérature des départements d'outre-mer, littérature insulaire, le corpus schwarz-bartien appelle l'étiquette world-fiction, puisqu'il ouvre sur la littérature continentale afro-américaine, africaine et 372 Ngal M. a M, cité par Locha Mateso, La littérature africaine et sa critique, ACCT/Karthala, 1986, 224. Theories of Africans, oc, 4. Voir aussi son article dans "Race", Writing and Difference, oc, "Theories of Africans: The Question of Literary Anthropology", 281-300. 373 374 Cailler, Conquérants de la nuit nue, oc, 173. 375 Mineke Schipper corrige l'aporie selon laquelle la littérature africaine serait plus réaliste, plus référentielle que la nôtre. Un Africain découvrira sans doute la même abondance de données sociologiques dans les ouvrages européens et y attribuera par conséquent plus d'attention que nous ne le ferions. (Beyond the Boundaries, oc, 161) 376 Kimberley Ann Koza regroupe des romancières de l'Inde, des Caraïbes, de l'Afrique noire, de l'Afrique du Sud et de l'Amérique Latine dans Women as Images of History, oc, Introduction: "these minority and Third World women writers seek simultaneously to give voice to the past and to create a new consciousness, a new understanding of the relationship between past and present." Quelle critique? caribéenne 377 . 107 De l'un et l'autre côté de l'Atlantique, des arrière-petits-enfants d'Africains continuent à être les transmetteurs et les transformateurs de la culture ancestrale et d'un patrimoine noir. "Derrière la dissimilitude des langues, on retrouve les mêmes préoccupations, la même vision du monde, les mêmes hantises", remarque Chamoiseau 378 à propos de la diaspora noire. 377 Voir Gay Wilentz, "Toward a Diaspora Literature: Black Women Writers from Africa, the Caribbean, and the United States", College English, 54.4, April 1992, 385-405. 378 Ottmar Ette et Ralph Ludwig, "En guise d'introduction: Points de vue sur l'évolution de la littérature antillaise. Entretien avec les écrivains martiniquais P. Chamoiseau et R. Confiant", Lendemains, nE 67, 1992, 6. 108 Quelle critique pour quelle littérature? Insérer Carte 1 La Martinique 110 Quelle critique pour quelle littérature? Volet II Paroleur, paratexte et prologue schwarz-bartiens 112 Quelle critique pour quelle littérature? Chapitre 1Chapitre 1 De la matrifocalité à la focalisation Black people [...] had to represent themselves as "speaking subjects", before they even could begin to destroy their status as objects, as commodities, within Western Culture. Gates, The Signifyin(g) Monkey 1.1. "Pileur de la roche opaque": "La mulâtresse Solitude".1. "Pileur de la roche opaque": "La mulâtresse Solitude" Nous pilons en poudre la roche du temps. Glissant, La Case du commandeur Avec Les Immémoriaux 379 Segalen a profondément innové le roman exotique traditionnel. Contrairement à Loti380 et à Claudel, il relate la mort de la civilisation maorie en adoptant "le point de vue" du peuple primitif, réussissant ce qu'il appelle "la contre-épreuve": Ils [Loti, Claudel, Bertrand] ont dit ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont senti en présence des choses et des gens inattendus dont ils allaient chercher le choc. Ont-ils révélé ce que ces gens pensaient en eux-mêmes et d'eux? Car il y a peut-être, du voyageur au spectacle, un autre choc en retour dont vibre ce qu'il voit 381 . Dans La mulâtresse Solitude, l'auteur s'ingénie précisément à évoquer le "choc" de la rencontre entre Noirs (esclaves) et Blancs (négriers et colons), ces derniers n'étant nullement des "voyageurs" venus quêter "la connaissance que quelque chose n'est pas soi-même 382 ". Comme Segalen, Schwarz-Bart est fasciné par l'Autre, l'Antillais en qui il se reconnaît en tant que Juif, descendant d'un peuple réduit à l'esclavage. Sans vouloir étouffer "l'Autre sous le poids du 379 Victor Segalen, Sl, "Points", 1985. 380 Sur le roman exotique et colonial de Loti, lire Denise Brahimi, "Pierre Loti, du roman exotique au roman colonial", Le roman colonial, Itinéraires et Contacts de Cultures, Vol 7, HA, 1987, 15-27. 381 Segalen, Essai sur L'exotisme. "Une esthétique du Divers", Montpellier: Fata Morgana, 1978, 17-9. 382 Segalen, ibid, 22-23. De la matrifocalité à la focalisation 114 Même", il se propose de révéler l'altérité, de "sentir le Divers et d'en reconnaître la beauté" comme le préconise cet autre épigone de Segalen qu'est Glissant 383 . Ce que les Diola ont pu ressentir au moment de l'invasion des "marchands d'hommes", ce que les Africains razziés et traités ont pu éprouver pendant et après le Middle Passage (la traversée de l'Atlantique), voilà ce que traduira le narrateur. Voici comment la Diola voit les chasseurs d'hommes: Ils avaient des sortes de becs, des vêtements pareils à des plumages, et des étoiles scintillaient à leur front, entourées d'une petite lune d'argent. [...] les êtres de la nuit faisaient jaillir, sans qu'on ne sût comment, de brusques orages traversés d'éclairs. (LMS, 33) La description de la scène est complètement dirigée par la vision de Bayangumay pour qui les étrangers sont de bien curieux oiseaux! Dans les passages descriptifs, le narrateur respecte scrupuleusement des images qui auraient pu être celles du personnage qui lui sert de point focal. Ainsi, elle observe un "trou au milieu de la poitrine, une marque semblable à celle que fait la corne du rhinocéros" et elle prend peur des "longs bâtons à extrémité métallique" (LMS, 33). De la sorte, l'insolite et l'incompréhensible sont mis en relief. N'est-ce pas la brutalité, l'inattendu du rapt mais plus encore, l'incapacité de comprendre ce qui se passe qui rendent la capture une sinécure? Le narrateur ne s'énonce pourtant pas sur cette terrible profanation du sol et des peuples africains, sur l'arrogance européenne et l'illégitimité de cette conquête violente de l'Autre, capturé comme du bétail et acheminés vers les comptoirs négriers. Par le fait que c'est à travers le regard de la victime que le lecteur découvre la tragédie hors du commun, la réalité ineffable de l'esclavage et de la traite, il se produit un gommage du narrateur, voire, un discours neutre. commentaire de Robert Kanters 384 D'où le : "Jamais, M. Schwarz-Bart n'élève la voix, à peine ici ou là se permet-il une ironie feutrée ou une épithète un peu recherchée. C'est la mulâtresse Solitude qui vit cette histoire, et l'auteur ne fait pour ainsi dire que lui tenir la main." En privilégiant le point de vue de la déportée et de la vaincue, le narrateur répare la majeure injustice à l'égard des Africains, celle du "boucan de silences" autour du "commerce d'ébène" et de l'asservissement séculaire, passé traumatisant pour les persécutés, honteux et culpabilisant pour le persécuteur. Tel un quimboiseur*, le narrateur broie la substance douloureuse du passé guadeloupéen pour en extraire un baume remédiant à la souffrance de "ceux qui survécurent". L'écrivain "pil[era] en poudre la roche du temps", prône Glissant 385 . 383 DA, 262, 290-92 et passim; IP, 96-103. 384 R. Kanters, Le Figaro du vendredi 11 février 1972, art. cité. 385 Glissant, La Case du commandeur, oc, 144. Pileur de la roche opaque: LMS 115 Cette belle métaphore pharmaceutique convient bien au roman qui, par mesure d'hygiène mentale, broie, lentement mais patiemment, toute cette matière dure qui, une fois pulvérisée, peut lester le lourd poids du passé antillais. Défaire pièce par pièce cette masse monolithique, réprimée par la conscience collective, ne rien cacher: ni la déportation dans d'horribles conditions des pièces d'ébène, ni le viol des femmes dans les cales du bateau, ni l'infanticide par le désespoir des mères. La mulâtresse Solitude réalise ce dont rêve le planteur anti-esclavagiste dans Frères Volcans 386 : Le roman vrai de l'esclavage reste à faire. Celui qui se donnera la force et qui prendra la part d'accomplir l'autopsie de soi-même laissera sur le sujet des pages immortelles. L'esclavage ne laisse pas de documents, il n'abandonne à la postérité aucune image cohérente de lui-même. [...] Je ne parle pas de la vision européenne de l'esclavage [...] Face à la vision de l'oppresseur, La mulâtresse Solitude nous livre celle de l'opprimée, d'une des trente millions d'Africains victimes du commerce interlope. Déportée à Capesterre, ce même lieu où débarqua Colomb en novembre 1493, la Diola subit l'atroce histoire de la conquête. Les pages initiales nous installent au plus vite dans un monde divers, à savoir la société primitive des Diola de la Casamance. Par le biais d'un portrait ethnologique intériorisé, le lecteur découvre les moeurs et coutumes diola; en même temps, la distance entre lecteur et le personnage qui sert de point focal s'abolit. Comme l'exigeait Segalen, l'acte de lecture aboutit à la substitution personnage/lecteur sans que le dernier, toutefois, se fonde dans l'autre. Vu le dessein (voir "à travers les yeux des Diola"; parler "à travers la bouche des Diola"), l'on pourrait s'attendre à un récit à la première personne. Il n'en est rien, autre parallélisme de taille avec Les Immémoriaux. Nous sommes devant un récit classique, historique (au sens benvénistien), dans lequel le narrateur extra- et hétérodiégétique retrace la vie de son personnage sur un mode distancié et objectif. Tous les événements vécus par Bayangumay, puis par Solitude, nous sont racontés par ce narrateur qui nous donne à lire les pensées les plus intimes, les réflexions les plus secrètes des personnages, sans que celles-ci ne soient exprimées par eux. Faisant constamment des incursions dans la conscience de son personnage, le narrateur traduit les idées et les "non dits" d'une protagoniste inapte à se prononcer, à se verbaliser. Maintenue essentiellement sur deux personnages (Bayangumay et Solitude), la focalisation interne blottit le lecteur dans la conscience de l'esclave noire. Cette exploration de la conscience des personnages lègue au roman sa force émouvante et incantatoire. Malencontreusement, Vincent Placoly, Frères Volcans. Chronique de l'Abolition de l'esclavage, Ed. la Brèche, 1983, 123. Dans ce grand roman, malheureusement passé inaperçu par la critique, Placoly est le premier auteur à choisir le personnage a-typique d'un Béké républicain évoquant dans son journal l'ambiance des Antilles en période révolutionnaire. 386 De la matrifocalité à la focalisation 116 Weinberg réduit ce procédé au maniement du style indirect libre: One of the most remarkable aspects of Schwarz-Bart's novel is his attempt to portray the mentality of his protagonist through the frequent use of a "style indirect libre" in which the language of Africa, rich in imagery and metaphor, is blended with a highly poetic French style. The author uses it as a means to penetrate the psychological wall that separates his readers from Solitude and her people [...] 387 . Il convient d'éliminer ici une confusion terminologique: le "style indirect libre", mélange entre discours direct et indirect, est utilisé à tort pour désigner un point de vue narratif ou un degré de focalisation (plus précisément le passage d'une focalisation zéro à une focalisation interne). Il est vrai que Weinberg n'est pas le seul à abuser d'un concept qui prêtait à confusion et qui, par conséquent, a tant fait parler de lui. Selon l'auteur de Figures III 388 , le "style indirect libre", appelé aussi le "discours transposé", définit une variante du discours transposé, à côté du discours direct ou "rapporté" et du discours indirect ou "narrativisé389 ". Au discours transposé pour le récit de paroles correspondrait une vue transposée pour le récit des événements, appelée focalisation transposée: le narrateur hétérodiégétique emprunte le point de vue de son personnage-focalisateur sans qu'il lui cède cependant la parole, de manière qu'il en rapporte comme la voix intérieure. Selon la classification de Jaap Lintvelt390 , il s'agirait d'une narration hétérodiégétique auctorielle à profondeur illimitée: le narrateur sonde le tréfonds de l'esclave qui reste cependant muette. Rarement, le personnage est sujet discursif; la part du discours y est singulièrement réduite; Solitude est un être privé de parole. Éclairons par un exemple la focalisation transposée, stratégie narrative appropriée au but narratif. Le narrateur nous plonge dans la pensée de la petite Rosalie (alias Solitude) lorsqu'elle épie sa mère et le "vieux nègre pilon", - espèce de Papa Legba qui indique la voie du retour: [...] tirée de son sommeil par un éclat de voix, elle surprenait parfois le pilon et Man Bobette qui chuchotaient dans un angle, à la lueur d'une mèche d'huile; et non seulement le pilon avait alors ces yeux-là, des yeux de crabe, tout pareils à ceux de Man Bobette, mais il arrivait même qu'il 387 Henry H. Weinberg, "La Mulâtresse Solitude d'ASB", The French Review, nEXLVI, 1972/73, 1072. Depuis la parution de Figures III (Sl, 1981), beaucoup d'autres essais de typologie narrative ont vu le jour, corrigeant la théorie genettienne, quoique Genette ait apporté des corrections dans son Nouveau discours du récit (Sl, 1983). (Voir p.e, Mieke Bal, Narratologie, Klinksieck, 1977; Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative. Le "point de vue", Corti, 1981; Pierre Van den Heuvel, Parole Mot Silence, Corti, 1985) 388 389 À propos duquel Mieke Bal remarque à juste titre que ce qui est particulier avec ce type de récit de paroles, c'est qu'il est devenu "événementiel", qu'il perd entièrement ses caractéristiques de rapportage d'un discours de paroles, et que par là il est, comme le suggère le terme genettien, "narrativisé" (oc, 26-27). 390 Lintvelt, oc, 43-4. Pileur de la roche opaque: LMS 117 eût les yeux de la Bambara sauvage, des yeux de flamme, de soufre et de cendre, qui insultaient les Maîtres plus que les paroles jaillissant de sa bouche ensanglantée par les fourmis. De tels mystères vous laissaient rêveuse, dans l'ombre d'une cahute qui frissonne au vent, quelque part, sur une petite île à sucre...(LMS, 53)(C'est moi qui souligne) L'impression de stupeur provoquée par le regard ahuri du nègre, l'épouvante causée par la vue des "yeux crabes" sont rapportées ici au premier degré. Les associations que suscite une image terrifiante dans l'esprit d'une jeune négrillonne sont donc connues par le narrateur extradiégétique. Cependant, les dernières lignes attestent une curieuse transgression des niveaux narratifs, un passage du premier au second degré: de focalisée, Rosalie devient focalisatrice, s'adressant "directement" au narrataire fictif qu'est le lecteur. Tout se passe comme si, instantanément, Rosalie elle-même prenait le dessus sur le narrateur extradiégétique et s'adressait à nous, virtuel auditoire. Pourquoi cette écriture en focalisation transposée? L'auteur du Dernier des Justes fait revivre sur le mode de la fiction des événements historiques inénarrables. Sans aucun doute prendrait-il dans la bouche la considération suivante de son ami Élie Wiesel391 , se plaignant que la parole soit "trop limitée, restreinte, anémique pour communiquer un contenu autrement plus vaste et plus brûlant. [...] Mille et mille morts pèseront sur chaque mot392 ." Schwarz-Bart se promet de ressusciter, après les horreurs du fascisme et de l'anti-sémitisme, l'univers concentrationnaire des Plantations. Il le fera de cette même façon transperçante si bien décrite par Françoise Giroud qui trouve le prix Nobel "une épée qu'on vous enfonce lentement dans le ventre393 ." Dans La mulâtresse Solitude, l'auteur ne nous ménage pas les évocations qui frôlent la mort, les scènes inhumaines et atroces, à commencer par l'"expérience de gouffre", c.-à-d. la transplantation de milliers et de milliers d'Africains394 . Or si la démesure tragique domine 391 Élie Wiesel, Silences et mémoire d'hommes, Sl, 1989, 9. 392 C'est aussi la remarque de Mariotte selon qui il n'existe de "termes spéciaux pour désigner tout ce qui se passe dans les sanatoriums, les maisons de fous, dans la chambre des cancéreux et dans les îles où l'on enferme la lèpre - tous endroits où la créature pourrit sur pied, attendant une moisson qui ne viendra pas. Je ne puis employer d'autre langage que celui des vivants; mais j'avertis le fantôme du cahier que tous les mots concernant un hospice doivent être vidés de leur sang, jusqu'à la dernière goutte" (PDP, 12) 393 394 Françoise Giroud, L'Express du 19 novembre 1959, art. cité. Le "Middle Passage" hante Glissant, théoricien et romancier. Il s'est longuement expliqué sur ses étapes avilissantes tant dans ses conférences que dans ses articles et romans. Ainsi, telles pages de Mahagony (215-216) correspondent à l'exposé "La barque ouverte" (Revue Pπ, nE 6, nov 1987), avant d'être repris dans Poétique de la Relation. 118 De la matrifocalité à la focalisation l'univers fictif, si elle le contrôle diégétiquement, elle ne peut le dominer narrativement, précise Friedemann 395 . C'est pourquoi le narrateur jongle habilement avec la distance narrative: au lieu de donner à entendre directement les lamentations et les cris de douleur arrachés aux esclaves suppliciés, il les rapporte en les tempérant, délogeant ainsi le débordement dramatique qu'une narration à la première personne entraînerait. Mais le narrateur dispose encore d'un second moyen pour nommer l'innommable, dire l'indicible de manière à ce que le lecteur soutienne l'insoutenable. Comme antidote à l'horreur et à la détresse, il manie une subtile ironie qui affleure aux moments culminants de la diégèse et que le lecteur du Dernier des Justes reconnaît aisément pour un trait spécifique de l'écriture schwarzbartienne, voire pour la littérature juive. De fait, l'"humour abyssal", l'"ironie de potence" est "une façon de supporter l'insupportable au niveau de l'écriture396 ." Charlotte Wardi 397 observe fort justement que "l'humour [...] rend compte de l'horreur du réel qui se mêle à l'allégorie, [...] il crée la respiration nécessaire entre les passages dont la lecture serait, autrement, insupportable." Un exemple choisi parmi d'autres illustre à la fois la focalisation transposée et l'effet neutralisant de l'ironie, expression d'une âme qui s'irrite profondément de l'inversion des rapports, de l'injustice. Pendant "la traversée oblique" (selon l'expression de Glissant 398 ) (LMS, 38-42), Bayangumay suffoque parmi les corps malodorants et malades, accroupis et entassés dans l'ignoble "matrice" concentrationnaire (PR, 17-21). N'épargnant rien, le narrateur décrit dans le menu détail la tentative suicidaire de la mère de Solitude: Stimulée par cette idée merveilleuse [celle de la mort] elle tenta d'avaler sa langue, comme avaient fait à Gorée, ceux que l'aube découvrait tout raidis dans leurs chaînes. Il suffisait d'envoyer la pointe en arrière et de tirer avec son souffle, lentement, patiemment, scrupuleusement, jusqu'à ce qu'un bout de chair pénètre à l'intérieur de la gorge et l'obstrue. Mais en dépit de ce qui est dit, la langue des femmes s'y prêtait mal et peu d'entre elles parvenaient aux frontières désirées de la glotte. Bayangumay y parviendrait, elle y parviendrait. (LMS, 41)(C'est moi qui souligne) Par le ton moqueur et railleur dans un passage qui ne s'y prête guère, le narrateur se distancie Joë Friedemann, "Le Dernier des Justes d'ASB: de l'humour au ricanement des abîmes", Les Lettres Romanes, nE XLII, fév. mai, 1988, 106. 395 396 Kaufmann, oc, 226-227, 271 et 443. Charlotte Wardi, Le génocide dans la fiction romanesque, PUF, 1986, "Le choix d'une écriture et d'une forme", 52-53. 397 398 Glissant, Les Indes, Sl, Coll. "Points", 1985, 101. Pileur de la roche opaque: LMS 119 délibérément de la scène horrible, introduisant une tension entre les détails risibles et le tragique de la scène. Le Dernier des Justes foisonne de pareils épisodes, pensons par exemple au chapitre "Le Juste des Mouches" où, trop maladroit pour abréger ses jours, Ernie Lévy en parfait antihéros saute par la fenêtre, "plongeur de haut vol dans la position du saut de l'ange, ses bras maigrement écartés figurant des ailes" (DDJ, 254). Il ne se casse que quelques os. Et le narrateur de remarquer, finement: dès l'année 1943, c'est par dizaines et dizaines que les petits écoliers juifs d'Allemagne se portèrent candidats au suicide; et par dizaines qu'ils y furent admis. [...] Il est admirable que dans les temps où ils enseignaient le meurtre aux écoliers aryens, les instituteurs enseignaient aux enfants juifs le suicide [...] (DDJ, 257) (C'est moi qui souligne) En présentant le suicide comme un funeste concours, l'auteur accentue les circonstances intenables qui ont pu converger vers ce réflexe collectif dans une Allemagne nazie qui se resserre comme un filet autour des Juif. À chaque fois que le dramatique l'emporte, l'ironie "yiddish" affleure pour contrebalancer l'excès de douleur et excuser le délire humain. Par l'ironie dans l'énonciation, par la dérision détonnante, l'on dénonce un monde à rebours, où tout se trouve à l'envers, où les valeurs morales, le Bien et le Mal sont inversés. L'univers esclavagiste que nous dépeint La mulâtresse Solitude est un univers où le Noir préfère la mort à la vie, où la négresse tue son nouveau-né en lui insérant une aiguille dans le crâne (LMS, 52), où l'infanticide est à ce point fréquent que, banalisé, il passe en dicton: "manger de la terre, ne faites pas d'enfnts pour l'esclavage" (DA, 97). Du côté des personnages, une attitude tantôt moqueuse, tantôt rieuse caractérise les plus réfractaires à l'ordre servile. Malgré la pire infamie qui leur soit infligée, certaines victimes préservent leur "port d'âme" et leur fierté raciale. Ainsi, si le narrateur dénonce ce que le Blanc (colon ou antisémite) a pu faire des Noirs et des Juifs, se sentant des "moins que rien", des "amas de sels, de protéines, de pigments dermiques et autres nullités" (PDP, 206), il leur peint un sourire au visage. En butte aux agressions tant physiques que psychiques, le personnage schwarz-bartien "réagi[t] moins par les pleurs, les cris ou le silence que par le rire, à la limite, par l'humour. [...]. La désignation rieuse n'est absente d'aucun des chapitres du [Dernier des Justes]", constate Friedemann 399 . Ultime rempart contre l'agresseur, le rire est aussi, dans le cas de Solitude, symptôme de l'effritement identitaire. A la fois preuve d'une impassibilité totale, d'une résistance face au persécuteur. Ainsi, Rosalie subit-elle chaque nuit les coups de poings de sa mère en souriant. "Malgré les violences les plus manifestes", la négrillonne "ne renonce pas à la chair maternelle" (LMS, 47) et résiste, muette, aux tabassages. La petite cherche à pénétrer le 399 Art.cité, 98 De la matrifocalité à la focalisation 120 motif de l'aversion maternelle "mi-souriante, mi-émue" (LMS, 57). Lorsque les troupes de la Convention abolissent l'esclavage, Solitude erre, souriante, dans "ce monde nouveau qu'on appelait la République" (LMS, 81). Quand on l'emmène vers une plantation où règneront les doux principes de liberté et d'égalité, elle se retrouve à nouveau enchaînée et paraît enchantée: Une file de personnes stationnait non loin de là; toutes avaient les bras noués dans le dos, le cou pris dans une corde qui les reliait ensemble, comme des esclaves que l'on traîne à une vente. [...] Solitude tendit le cou et le noeud se referma sous son menton, avec la douceur surprenante d'une caresse... Solitude ressentit une nouvelle fois, mais de façon plus profonde, essentielle, le lien que cette corde établissait avec ses semblables; et sans que nul ne s'en aperçût, un vague sourire s'esquissa sur le bord de ses lèvres...(LMS, 84) Rien n'a changé pour le "cheptel" émancipé. Que les Noirs se sentent rassurés par l'"espèce de calme; les ordres, les punitions" (LMS, 85) exprime bien à quel point la majorité est irrécupérablement matée et aliénée. Et le narrateur de résumer délicatement à quoi tient l'essentielle "révolution": désormais, les "citoyens" sont frappés par des fouets ornés "de petits rubans tricolores" et les châtiments sont "administrés selon un barême très précis" (LMS, 85) 400 . Ce rire très doux et inoffensif se mue en cri affreux, bestial, par lequel l'esclave méduse ses agresseurs: [Les nouveaux Maîtres] croyaient avoir acheté un corps prolongé d'une âme, mais quand ils entendirent son rire, ils ouvrirent leurs dix doigts et la lâchèrent sur un marché d'esclaves.(LMS, 74) Moyen de résistance discursive, le rictus ou le fou rire de la femme noire convainc le maître de l'esprit satanique, de l'insensibilité et de la bestialité nègres401 . Éviter le sentimentalisme outrancier, choisir le ton adéquat dans un roman qui de page en page égrène des faits insupportables, constituait donc le problème énonciatif majeur. La grandeur de ce livre réside pour ma part dans le fait que l'auteur abdique tout regard 400 L'image idyllique du système servile au lendemain de l'émancipation des esclaves nous est dépeinte par le "Robespierre des Isles", Victor Hugues: "Les Noirs rendus à la liberté étaient assidus à leurs travaux; des règlements sévères quoique fraternels les y attachaient et tous les matins, à des heures fixes et invariables, les cultivateurs se rendaient aux ateliers, chantant avec un enthousiasme religieux des hymnes patriotiques." (JeanPierre Biondi et François Zuccarelli, 16 Pluviôse an II. les colonies de la Révolution, Denoël, 1989, 123). Ainsi, Matthew Gregory Lewis (1775-1818) relate dans son Journal de voyage à la Jamaïque (1834) comment une esclave, ayant empoisonné son maître, "entendit prononcer la sentence [d'exécution] sans la moindre émotion." Mais qui plus est, Lewis est stupéfait qu'"en descendant les marches du palais de justice, on l'avait vue rire." (traduction par Liliane Abensour, Corti, 1991, 162) 401 Pileur de la roche opaque: LMS 121 ethnocentrique, installant le lecteur du début jusqu'à la fin dans la conscience de la Noire, sans que celle-ci n'apparaisse pour autant comme sujet discursif. Le personnage schwarz-bartien est donc frappé de l'incapacité d'émettre un discours individualisé non par absence de vie psychique, mais par absence de langage. L'auteur rend superbement un des traits les plus distinctifs de la condition esclave: n'est-ce pas d'être privé de voix, d'être frappé de l'interdit de la libre expression, voire de la propriété d'avoir une langue maternelle? Car si la mère, l'esclave salée*, perd la pratique de son idiome natal, si elle est obligée de parler une langue nouvelle, elle refuse d'apprendre celle-ci à sa fille. Elle lui "cloue le bec", néglige délibérément d'enseigner la langue du maître à l'esclave d'eau douce*. Il en résulte que la petite Solitude parle d'une voix nasale "qui caractérise les génies de la mort" (LMS, 75), qu'elle n'arrive qu'à produire des "chevrettes", des chaînes de sons inarticulés et que les "mots se [tiennent] dans sa gorge, tels des chiffons". Si elle s'égosille la plupart du temps en silence, il lui arrive d'arquer son corps pour pousser dans sa gorge des cris (LMS, 51). Parce que les bégaiements de Solitude irritent ses maîtres, M. Mortier croit bien faire de lui donner un coup de rasoir sous la langue. Son handicap langagier serait signe de "mauvaise volonté, une façon de marronner, une sorte de perfidie" (LMS, 63). Le maître ne craint donc pas d'abîmer le corps de l'esclave, de s'en prendre à ce qui distingue l'homme de l'animal: la faculté de parole, de langage articulé, de discours. Ainsi, une des punitions sadiquement inventées pour les marrons repentis est le museau. Lorsque le fugitif Carrousel revint sur l'Habitation, il "glissa une langue d'épouvante sous la semelle de M. Mortier". "On le dota d'un groin de fer, d'un carcan surmonté par une immense croix de SaintAndré, [...] On retirait le masque une fois par jour, à la distribution de la nourriture" (LMS, 71). Parce qu'elle insultait le commandeur, la Bambara sauvage a la bouche ensanglantée de fourmis rouges (LMS, 53). La mutité du personnage reçoit un saillant relief dans le roman par les rares interruptions de son soliloque 402 : quelquefois, Solitude fait entendre des bribes de paroles, des cris nasillards ou les "Keppe, keppe" (LMS, 65, 71) et "Rhoye rhoye rhoye" (LMS, 48). Héroïne aphone, "statue de sucre que les Blancs dévorent lentement", Solitude est une des nombreuses esclaves muselées, privées du droit de laisser un témoignage pour la postérité. Par cet aspect, le roman s'écarte du locus classicus de la littérature noire, les slave narrative403 : contrairement à Frederick Douglass 404 et à Mary Griffiths405 , Solitude ne maîtrise ni n'adule la langue du maître. Cruciale 402 Lorsque sa mère est partie dans les bois, la petite fille se sent bâillonnée et ne peut émettre de son: "elle se disait à elle-même, avec douceur: c'est comme si je criais, c'est comme si je criais." (LMS, 59) Un exemple classique est Biografìa de un cimarròn (1966) élaboré par Barnet à partir d'interviews avec l'exesclave Montejo. Voir Theo D'Haen, "Vormen van Afrikaans-Amerikaanse autobiografie" in Ik is anders. Autobiografie in verschillende culturen, éd. par Mineke Schipper, Baarn: Ambo, 1991, 157-69. 403 Frederick Douglass, Narrative of the Life of Frederick Douglass, éd. par Houston A. Baker, New York: Penguin, 1982. traduction française: Mémoires d'un esclave américain, Maspéro, 1980, Coll. "Actes et Mémoires 404 De la matrifocalité à la focalisation 122 dans le contexte de la littérature afro-antillaise, voire afro-américaine406 , l'absence/présence de voix du personnage-sujet discursif, les modalités du discours (direct/indirect/indirect libre/monologue intérieur) et le jeu de la focalisation sont des terrains où les auteurs noirs ont beaucoup expérimenté. Il s'agissait de faire entendre une voix authentiquement noire, de traduire jusqu'aux pensées les plus sécrètes de ceux qui n'avaient aucunement la liberté de parler, de promouvoir l'acte de communication au niveau d'une création littéraire qui pourrait rendre justice à la parole du Noir, "force jugulée 407 ." Après avoir insisté sur la discrétion du narrateur, privilégiant le point de vue de la protagoniste, il me faut maintenant dire un mot sur deux rôles inexctricablement liés dans le "discours antillais". Bien entendu, il y a celui du conteur clairement souligné par l'incipit "Il était une fois" sur lequel je reviendrai plus longuement408 . Dans la description de Man Bobette, "négresse de la houe", l'on entend vibrer la voix du "maît' conteur" qu'on imagine devant un demi-cercle flanqué de flambeaux: Il y avait également un "secret" dans sa façon de marcher, à de certains soirs, quand toute la compagnie rentrait des champs, avec les Commandeurs qui accéléraient l'allure et les chiens qui hurlaient, dans les rangs, impatients eux aussi de rentrer dans leurs cases. Alors, même aux soirs les plus tristes, quand ciel et terre avaient frappé des hommes forts qu'on ramenait sur une civière, même ces soirs-là, sa vieille négresse de mère ne pouvait s'empêcher de redresser le torse, tous les trois pas, avec un air troublant de bravade, de défi, qui vous faisait d'un coup oublier sa boiterie, sa peau usée et ses yeux secs, son crâne presque nu... Et c'était encore et toujours on ne savait quoi, une personne à secrets, la Reine aux longs seins, peut-être...(LMS, 50) Les répétitions, l'accumulation de subordonnées relatives ou temporelles, la reprise littérale de mêmes syntagmes, les pronoms déictiques, la ponctuation, les adverbes modalisateurs, la mention de la Reine aux longs seins409 , tout converge vers la "diction". Loin de déguiser ses sources, le narrateur avoue qu'il tient son information d'ouï-dire, héritier des conteurs créoles. Qu'il respecte scrupuleusement les légendes et les contes sur Solitude se dégage clairement à la du peuple" Mary Griffiths, Autobiography of a Female Slave, 1857, (reprint 1969 by Negro Universities Press, 10: "I inherited my mother's thirst for knowledge; and by intense study, [...] I was reading, with some degree of fluency, in the "First Reader" [in three months]." 405 406 Henry Louis Gates, The Signifying Monkey. A Theory of Afro-American Literary Criticism, oc, 131. 407 La langue créole, force jugulée de Dany Bébel-Gisler, HA, 1976. 408 cf.infra II,3.1. 409 Présente dans TJ (206) et PDP (47), la reine est un personnage de conte qui garde pour moi tout son secret. Pileur de la roche opaque: LMS 123 fin du roman, évoquant le regard compatissant d'une "enorme négresse à madras pervenche" qui pourrait être l'énigmatique figure maternelle enfin revenue: Et, renversant la tête en arrière, laissant aller les globes somptueux de ses yeux- faits tout bonnement par le Seigneur, dit une légende, pour refléter les astres- elle éclata en un curieux rire de gorge, un roucoulement léger, entraînant, à peine voilée de mélancolie; une sorte de chant très doux et sur lequel s'achèvent toutes les histoires, ordinairement, tous les récits de veillée, tous les contes relatifs à la femme Solitude de Guadeloupe... (LMS, 136) Conformément aux règles des séances de contes, la formule qui clôt le conte rappelle le public à lui-même, rompt l'effet sortilège que le narrateur avait pourtant soigneusement élaboré410 . Qui plus est, le narrateur nous invite à considérer le roman qu'il vient de finir comme une participation à une séance de contes ou veillée, respectant ainsi le principe fondamental de la tradition orale. Dans cet univers de part et d'autre fabuleux, où le créateur excelle par son talent de paroleur 411 , il faut pourtant aussi discerner la part substantielle de l'Histoire. Le narrateur se veut aussi l'historien qui a fouillé les rares données archivales ayant trait à Solitude, ainsi que les cahiers de vente et registres d'esclaves. Ce souci de fidélité historique412 , ce besoin de cautionner le fictif se mesurent à l'embarras exprimé dès que le narrateur perd la trace de son personnage: "Ces années sont obscures et leur chronique incertaine" (LMS, 74). Ailleurs, c'est à la mémoire du peuple qu'il fait confiance pour rétablir le cours exact de la vie de Solitude: Selon une tradition orale, encore vivace sous la Côte-sous-le-Vent, du côté des pitons de Deshaies, c'est vers l'âge de onze ans que la petite fille de Bayangumay tourna en zombi-cornes. [...] On sait [...] que l'enfant fut vendue et livrée le 8 février 1784, en la bonne ville de Basse-Terre de Guadeloupe. (LMS, 74) Dans La case du commandeur, nous lisons par exemple: "Ozonzo raconte à la petite Cinna Chimène comment il fut dans les boyaux d'un gigantesque poisson duquel il serait sorti pour lui raconter À ce qui paraît il y avait un gros poisson si gros si gros que la terre entière entrait dedans [...]. Un jour j'ai roulé dans la larme de l'Océan; je suis entré dans son boyau, et me voici pour te dessiner le monument [...]." (Glissant, oc, 36) 410 411 Terme cher à Chamoiseau, synonyme de "conteur", maître de la parole et à qui l'écrivain antillais contemporain s'évertue à rendre hommage. cf.infra II,1.2. Pour Moi, Tituba, ..., Condé confronte sources légendaires et archives de l'histoire. Voir Jeanne Snitgen, "History, Identity and the Constitution of the Female Subject", Matatu, 3.6, 1989, 55-73; Lloyd W. Brown, "Tituba of Barbados and the American Conscience: Historical Perspectives in Arthur Miller and Ann Petry", Caribbean Studies, 13.4, January 1974, 118-126.) 412 De la matrifocalité à la focalisation 124 On le voit bien, l'oeuvre s'appuie parallèlement sur l'Histoire et la mémoire populaire; elle compile la version et la vision antillaises du passé à partir de documents historiques, d'une part; de contes et de légendes populaires, d'autre part. C'est ce savant mélange de sources diverses et ce montage de voix qui prodiguent au roman historique antillais son caractère propre et novateur. J'en veux pour preuve L'Isolé soleil, véritable "somme de l'histoire guadeloupéenne", selon Mouralis413 . Maximin y reconstitue la période mouvementée de la Révolution dans un collage d'extraits de pièces archivales, de lettres et de discours ayant trait au 28 mai 1802, date où mourut Delgrès avec trois cents insurgés à Matouba. Maximin n'hésite pas à reprendre telle quelle la lettre écrite par Louis Delgrès, adressée aux "citoyens de la Guadeloupe"414 , à insérer les "instructions" de Lacrosse 415 et les discours du ministres des colonies 416 , sans qu'il n'oublie de prêter l'oreille aux échos légendaires et aux contes populaires. Roman postcolonial, La mulâtresse Solitude est une refonte originale de la tradition orale et de l'historiographie coloniale. L'oscillation permanente entre conte et histoire a beau rendre hasardeuse sa classification générique, elle est à la base de tout "contre-discours historique" où l'auteur écrit à rebrousse-poil l'Histoire 417 . 413 Bernard Mouralis, "L'Isolé Soleil ou la sortie du ventre paternel", art.cité. 414 Maximin, oc, 50-52. ibid, 68-69. Chargé de rétablir en 1802 l'ordre dans une Guadeloupe soulevée contre les troupes de Richepanse venues rétablir l'esclavage, Lacrosse réprime sévèrement en condamnant et déportant en masse. (Lire à ce propos Jean-Pierre Biondi et François Zuccarelli, 16 Pluviôse an II. Les colonies de la Révolution, oc, 160-161. 415 416 417 ibid, 72-74. Lire à ce propos Hans-Jürgen Lusebrink, "Freiheitsmythos und 'Export der Guillotine'. Zur Wahrnehmung der Französischen Revolution in den afrikanischen und karibischen Literaturen des 20. Jahrhunderts", Romanische Zeitschrift für Literaturgeschichte, nEXII, 1988. Marqueuse de la parole: TM 125 1.2. "Marqueuse de la parole": "Pluie et vent sur Télumée Miracle".2. "Marqueuse de la parole": "Pluie et vent sur Télumée Miracle" On n'écrit jamais la parole, mais des mots. [...] Écrire, c'est comme sortir le lambi de la mer pour dire: voici le lambi*! La parole répond: où est la mer? Chamoiseau, Solibo Magnifique 1.2.1. Roman de la parole.2.1. Roman de la parole Télumée Miracle est une femme du peuple, appartenant à la classe la plus démunie de la société guadeloupéenne, ayant à peine accès à la lecture et à l'écriture. Sa voix, émancipée de toute domination narratologique, nous parvient d'une manière authentique; son récit épouse la forme, le ton et le style d'un témoignage pris sur le vif. Que la jeune fille grandisse dans un vaste "tintamarre" de voix, dans un "déferlement de cris, de chants" qui "l'ensorcellent et la stupéfient" (TM, 133), le paragraphe introducteur le souligne tant aux niveaux lexicologique, syntaxique et thématique: Dans mon enfance, ma mère Victoire me parlait souvent de mon aïeule, la négresse Toussine. Elle en parlait avec ferveur et vénération, car, disait-elle, tout éclairée par son évocation, Toussine était une femme qui vous aidait à ne pas baisser la tête devant la vie, et rares sont les personnes à posséder ce don. Ma mère la vénérait tant que j'en étais venue à considérer Toussine, ma grand-mère, comme un être mythique, habitant ailleurs que sur terre, si bien que toute vivante elle était entrée pour moi, dans la légende. (TM, 11) (C'est moi qui souligne) Outre les références multiples à un dire (série qui va crescendo: parler/parler avec vénération/vénérer), la narratrice suggère que la parole est capable de changer la réalité en légende. Sous le charme des paroles maternelles, Télumée ne croit pas sa grand-mère de ce monde. La parole transmue le réel et métamorphose les êtres; celui ou celle qui en possède le don peut altérer sa propre identité et celle d'autrui au point de se rebaptiser par un "vrai" nom. C'est ce qui transparaît tout de suite après ces lignes introductives: J'avais pris l'habitude d'appeler ma grand-mère du nom que les hommes lui avaient donné, Reine Sans Nom; mais de son vrai nom de jeune fille, elle s'appelait autrefois Toussine Lougandor. Elle avait eu pour mère la dénommée Minerve [...] (TM, 11-12) Dans la mentalité afro-antillaise, la parole sous ses différentes formes, tantôt bienfaisante ("murmurer des incantations" TM, 19), tantôt vénéneuse ("verser dans les propos acariâtres" TM, 18) et dans ses différentes fonctions (entre autres, dénominative) est un bien inaliénable: si De la matrifocalité à la focalisation 126 l'Antillais ne possède rien, il possède encore la parole, source de tout savoir, "mémoire du peuple". Le dire de Télumée porte le sceau du collectif. Souvent, c'est le choeur des commères qui apparaît en bloc comme sujet discursif: "tous ces rires vieux et jeunes n'en faisaient qu'un, sortaient d'une seule et unique gorge humaine" (TM, 122), si la parole ne mène pas sa propre vie: "tout d'un coup, ce fut l'attaque, la volée de compliments pour me faire voltiger" (TM, 109); "Ici comme ailleurs, rire et chanter, danser, rêver n'est pas exactement la réalité" (TM, 18); "Le village vibrait, vibrait comme un immense parloir" (TM, 105). Le récit de vie de la dernière Lougandor, nous le devons donc grâce à un scribe qui "marque la parole", selon l'heureuse formule de Chamoiseau (dans Texaco notamment): la marqueuse de la parole est celle qui annote la parole (de femmes), cela même qui risque d'être oublié et perdu pour les générations à venir. De plus, le "marqueur" est le terme qui désigne le tambour le plus important du Gros Ka (musique paysanne guadeloupéenne): celui qui improvise (ce que fait aussi la narratrice), alors que deux autres tambours (les Boula) accompagnent. Quelles sont maintenant les "marques de la parole"? Sans en dresser un inventaire exhaustif, je relèverai d'abord les redoublements d'adverbes qui ont valeur superlative. Lorsque la narratrice dit que les habitants de L'Abandonnée "craign[ent] toujours et toujours que ne reviennent les temps anciens" (TM, 12), elle traduit la peur inaltérable de l'esclavage. Quant au discours direct, celui-ci n'est pas introduit par les habituels guillemets, si bien que discours et récit ne s'opposent plus. Les paroles des personnages sont tout simplement précédées de points de suspension, véritable caractéristique de l'écriture schwarz-bartienne: [Xango] dressait ses deux bras en l'air et se mettait à hurler... haïssez-moi, pourvu que vous aimiez Toussine ... pincez-moi jusqu'au sang, mais ne touchez pas le bas de sa robe ... et il riait, pleurait devant cette fillette rayonnante, au visage ouvert, aux traits qu'on disait ressemblant à ceux du nègre de la Dominique, qu'il aurait bien aimé rencontrer une fois, pour voir. (TM, 13) (C'est moi qui souligne) On notera également l'omission du pronom-sujet et la tournure "une fois, pour voir". Mais si le verbe déclaratif ("hurler, 13; avouer, 14; s'extasier, 16; féliciter, 20") précède fréquemment le discours direct, l'ellipse n'est pas rare non plus: [Jérémie] avait dix-neuf ans, était déjà le meilleur pêcheur de l'anse Caret. Où donc prenait-il ces chargements de vivaneaux, de tazars, de balarous bleus? ... nulle part ailleurs que sous sa barque, "Vent-d'avant", avec laquelle il partait danser à l'infini, du matin au soir et du soir au matin, [...] (TM, 13-14) (C'est moi qui souligne) Par l'énumération de la "théorie" de poissons, la narratrice prouve, certes, sa verve rabelaisienne, Marqueuse de la parole: TM 127 mais il est plus important qu'elle satisfasse ainsi la faim tenaillante des Antillais des mornes. Le "manger créole" étant un sujet insatiable dans les contes, elle comble imaginairement ce besoin lancinant. Lorsqu'elle décrit les noces opulentes de Toussine et de Jérémie, la narratrice étale "des rangées de table à perte de vue" où s'écroulent les plats et les mets les plus savoureux de la cuisine créole, s'adressant directement à son public pour mieux l'allécher: "l'on vous offrait la boisson dont vous étiez assoiffé, la viande qui réjouirait votre palais" (TM, 19): "Il y avait viande cochon, viande mouton, viande boeuf et même de la volaille, servie dans son bouillon" (TM, 19). L'omission du partitif (propre au créole) ne fait qu'accélérer le rythme de la parole. Les répétitions (comme ci-dessus: "du matin au soir et du soir au matin") font plus que léguer au récit sa dimension d'oralité écrite. Dans le passage suivant, l'infériorité de la femme dans une société machiste est suggérée à l'aide d'une répétition quelque peu modifiée: Trois jours durant, les gens quittèrent mornes et plateaux, misères et indignités de toute sorte pour danser à leur aise et fêter les mariés, passant et repassant devant le couple [...] félicitant Télumée de sa chance, Jérémie de sa plus belle chance. (TM, 20) Il importe encore de relever dans l'exemple ci-dessus l'omission des déterminants devant les substantifs, et un autre procédé typiquement schwarz-bartien, à savoir les compléments doubles (du verbe "quitter": "mornes et plateaux"; "misères et indignités"), où des termes de champs sémantiques incompatibles se trouvent juxtaposés. Bien sûr, on pourrait approfondir et compléter ce rapide survol, s'interroger plus profondément sur les modalités originales d'intrusion du créole et de la récupération de l'oraliture (proverbe, chant, devinette créoles), mais d'autres l'ont fort bien fait 418 . *** 1.2.2. Droit à la parole et droit au silence.2.2. Droit à la parole et droit au silence Instance d'énonciation et sujet de l'énoncé, Télumée nous transmet ses pensées et les siennes seules. Sa vision détermine le récit, oriente le lecteur. La focalisation entraîne que le lecteur adhère spontanément aux dires du personnage techniquement privilégié419 , qu'il partage son point de vue du début jusqu'à la fin du récit. Seule voix, Télumée décide librement de la voie que prend son discours: elle peut supprimer tel Jean Bernabé, art.cité et Alhassane Cissé, Analyse stylistique de la prose romanesque de SSB: "Pluie et Vent..." et "Ti Jean L'Horizon", thèse citée. 418 419 Mieke Bal, oc, 118. De la matrifocalité à la focalisation 128 ou tel incident de sa vie, omettre là où elle le juge bon des détails jugés dérisoires ou trop éclairants sur tel ou tel aspect de sa vie. Bref, le lecteur a sous les yeux une autobiographie partielle et partiale. Quelques suppressions me semblent hautement porteuses de sens. Ainsi, la critique minimalise l'épisode où Télumée est abandonnée par sa mère qui veut se consacrer à son "dieu", ce "grand amateur de chair féminine" qu'est Haut-Colbi (TM, 46). C'est que la narratrice ellemême passe vite sur ce sujet, se bornant à rapporter le mal qu'en disent les commères. Il se pourrait que, désarmée devant le renvoi, apparemment résignée, la jeune fille ait ressenti l'abandon par sa mère comme particulièrement blessant, malgré le fait qu'il s'agisse d'un phénomène fréquent aux Antilles. L'ellipse de sa propre réaction se justifie, il me semble, par le statut sacro-saint qui auréole la mère aux Antilles. Impossible de porter préjudice à une mère, même si elle a mis "de la paille dans son ventre". En même temps, autre trouble désinvoltement énoncé, le texte suggère le véritable motif du "sacrifice" de Télumée: "Le premier soin de ma mère fut de m'éloigner, d'écarter la petite chair de dix ans pour s'éviter la peine, quelques années plus tard, de danser sur le ventre qui l'aurait trahie" (TM, 46). Qu'est-ce à dire? Télumée stigmatise, mine de rien, une plaie de la famille matrifocale: l'inceste. La mère se trouve parfois contrainte d'envoyer ses enfants chez une parente, à moins qu'elle coure le risque que son concubin drague ses filles. La mémoire de la narratrice est donc sélective; Télumée se garde de se souvenir d'éléments qui pourraient léser quelqu'un et qui, par conséquent, changeraient ses confessions en plaidoyer ou réquisitoire. Un autre exemple nous éclaire sur le rapport entre l'homme et la femme en milieu matrifocal. Dès les fiançailles, Elie et Télumée ne se parlent pas vraiment, base labile pour une relation conjugale. Ainsi Télumée ne lui raconte-t-elle pas, -ou du moins son récit ne nous l'indique pas-, que M. Desaragne a essayé de coucher avec elle lors de son "louage" à Belle-Feuille 420 . Sans doute s'est-elle tue par peur d'être supposée complice par son fiancé qui, par ailleurs, l'avait bien avertie qu'elle "servirait ses seize ans" dans le lit du Blanc? Ayant une image toute faite de l'autre sexe, les hommes semblent au moins d'accord sur cela: la femme serait "un lézard qui traîne partout", exhibant sa chair fade (TM, 15). Télumée a beau taire l'incident, elle en est poursuivie à tel point qu'à la veille de son mariage, sa "vie de femme bienheureuse" lui paraît déjà ombragée: me regardant dans la glace une peur me venait, une sensation désagréable, l'idée que j'étais toujours la même négresse aux tresses en crise, à la peau charbonneuse et aux yeux errants qui se 420 cf.infra III, 3.3.2. Marqueuse de la parole: TM 129 louait à Belle-Feuille, et qui n'échapperait pas à la vengeance du ciel. (TM, 133) Je décèle dans l'incommunicabilité du couple antillais la première cause de la rupture et non, - ce sera d'ailleurs mon dernier exemple -, le chômage et l'éthylisme d'Élie. Trop de critiques attribuent le divorce au seul fait qu'Élie tombe chômeur et se met à ingurgiter du rhum à grandes rasades 421 . Une fois de plus, la narratrice guide le lecteur de manière à ce qu'il ne voie que cette cause. Elle surinvestit des facteurs, certes importants, mais peut-être pas prépondérants pour expliquer le drame conjugal. Car à bien relire le chapitre 7, les accrocs entre les partenaires datent d'avant l'hivernage "qui surprit tout le monde", suivi d'un carême "torride, stupéfiant, étouffant porcs et dévastant poulaillers, asséchant fruits, animaux et hommes" (TM, 144). Ayant surpris son mari et Laetitia ensemble sur la route, Télumée dit au passage que "[son] coeur se contracta à l'idée qu'ils ne recherchaient même plus la complicité de la nuit" (TM, 138) pour se rencontrer. Pareille phrase sous-entend que la liaison existe depuis quelque temps, que la narratrice n'a pas jugé opportun d'en parler et que, de surcroît, l'épouse ferme l'oeil sur l'adultère. Bref, Télumée maîtrise son discours; contraste net avec Mariotte qui, elle, ne possède plus l'art de "choisir uniquement les fils qui conviennent" et qui, par conséquent, n'arrive plus à "chasser les souvenirs qui tuent" (PDP, 19). Ne disposant que des paroles de la focalisatrice, je suis sous son emprise et emprunte nécessairement son regard; je retiens pour importants les faits rapportés par elle, ayant tendance à en négliger d'autres. Sous l'apparente banalité d'une vie ordinaire, malgré le caractère paralittéraire du récit, de pénibles vérités se révèlent à celui qui veut les déceler. Qu'en conclure? Contrairement à Condé qui a pu dire, au moment de la parution, que "les drames, quand ils sont évoqués, font figure d'épisodes comme dans un feuilleton422 ", il m'est d'avis que la narratrice dédramatise à dessein. La position dans laquelle se trouvait la femme noire (en 1972) n'était pas encore si "confortable" qu'elle ait pu parler impunément et à coeur ouvert de son esclavage au sein de la société et famille antillaises. Sa position oblige donc à une écriture métisse. *** 1.2.3. D'une conteuse à l'autre.2.3. D'une conteuse à l'autre 421 À titre d'illustration, cette opinion de Karen Wallace: "Simone Schwarz-Bart's portrayal of the Caribbean male illustrates the fact that the life blood of the male figure is linked to the economic situation of the island. It is the weakening or severing of this vital cord, therefore, that often results in the departure of the male, not the inability to form a strong family unit" ("The Female and the Self....", The French Review, Vol 59, 1986, 434). 422 Maryse Condé, compte-rendu dans Présence Africaine, art.cité. De la matrifocalité à la focalisation 130 Après avoir tant insisté que Télumée est l'unique narratrice, il me faut pourtant rectifier cette assertion. Derrière Télumée se cache une seconde narratrice; à sa voix se mêle celle d'une autre, si bien que le discours féminin, que l'on croirait singulier et personnel, se greffe sur celui d'une autre, voire d'autres Antillaises. Que la conteuse se dédouble en quelque sorte, qu'elle reprenne les paroles, les contes, les proverbes et les maximes appris de la bouche de Reine Sans Nom, le conte de L'homme qui voulait vivre à l'odeur (TM, 76-79) me permet de le démontrer. Ce récit métadiégétique nous apprend en premier lieu le principe générateur du discours antillais: celui de l'enchâssement de paroles féminines. Ensuite, L'homme qui voulait vivre à l'odeur (TM, 76-79) révèle les fonctions divertissante et didactique attribuées au conte créole, celles-là même qu'il faut attribuer au récit premier. Enfin, l'activité de la conteuse préfigure celle de la narratrice interne; elle est un apprentissage de sa "mission fabuleuse". Regardons de plus près cette scène pédagogique, intercalée entre deux passages scolaires. Télumée souligne d'abord que le conte est le dernier d'une série de cinq avec laquelle, chaque jeudi, la grand-mère entretient Élie et Télumée, rivés l'un à l'autre pour suivre "une trajectoire immuable, de la course à la lassitude, à la chute" (TM, 71). Ces jeudis sont sacrés car ils les passent au bord du Bassin bleu, véritable fontaine de jouvence dans l'imaginaire schwarz-bartien, sinon antillais 423 . Précieux rituel qui couronne la journée, le conte fait partie d'une soirée programmée d'avance, toujours pareille. Après un repas préparé par la Reine, l'heure est venue à la nourriture spirituelle. À la lueur du fanal, les amoureux se laissent envoûter par la magie des contes. La Reine entame son discours par une rêverie philosophique qui peut sembler énigmatique aux jeunes interlocuteurs et, qui plus est, fait écho à l'incipit du roman ("Le pays dépend bien souvent du coeur de l'homme: il est minuscule si le coeur est petit, et immense si le coeur est grand"): "la façon dont le coeur de l'homme est monté dans sa poitrine, c'est la façon dont il regarde la vie" (TM, 76-7) 424 . L'entrelacement du discours (celui de la Reine pour lequel Télumée a fonctionné comme réceptrice, avant que celle-ci ne le transmette en tête du récit, afin que le lecteur en devienne récepteur) est une figure répétitive parmi d'autres425 . Elle accentue cependant que Télumée est un "tambour à deux peaux", une "caisse de résonance" qui donne à entendre, à l'intérieur de son discours, celui d'une autre. Dans Traversée de la mangrove, la sensuelle et sauvageonne Mira a une prédilection pour la Ravine où elle initie l'étranger Francis Sancher à l'amour (Condé, Mercure de France, 1989). La ravine de Courbaril est le lieu des premiers attouchements dans Ravines du devant-jour (Confiant, GA, 1993). 423 424 cf.infra II.3.2. 425 Ernest Pépin, "Les structures répétitives dans TM", TED, nE2, 1979, 77-78. Marqueuse de la parole: TM 131 Après cette sentence initiale et en dépit de l'impatience des enfants, d'autres "sagesses" viennent retarder le conte: "les biens de la terre restent à la terre, et l'homme ne possède même pas la peau qui l'enveloppe" (TM, 77). Il devient clair que la logique narrative de la conteuse est celle du détour: la Reine excite la faim du mot, continuant par un récit de génèse dans lequel elle embrouille volontiers le travail interprétatif. Par son caractère hermétique, son discours justifie la comparaison avec une scéance occulte au cours de laquelle le néophyte se voit lever un coin du voile, et où il lui est demandé de démêler signes cabalistiques et vévés. L'effort délibéré de camoufler le sens a trait au contexte particulièrement coercitif dans lequel le conte afro-antillais a vu le jour. Dans son étude des Saramaka et des Boschnegers Richard Price fait état du caractère abscons des contes 426 . Dans les communautés marrones, les vieux conteurs insèrent des listes généalogiques et des formules répétitives, des lieux commémoratifs, des proverbes et des fragments d'histoire. Ils usent du langage tambouriné et ont amplement recours à des ellipses, tout cela afin de suspendre le sens, de tapisser des zones d'ombres dans leurs narrations de peur qu'un intrus ne comprenne le discours secret. Pour qu'aucun délateur ne trahisse les fugitifs ou esclaves révoltés, il faut insinuer et obscurcir la parole par toutes sortes de "bruitages" 427 . Ces règles, jadis imposées par la nécessité de survie et la menace constante d'un génocide culturel, aujourd'hui clamées au nom de l'opacité, Glissant se les approprie au point que son texte devient maquis où marronne le sens, le projet du narrateur étant de révéler en obscurcissant 428 . Après avoir exhorté son jeune public par la formule "La cou' dô429 ?", la Reine "tire" quatre contes (non repris dans le roman) pour terminer par celui de L'homme qui voulait vivre à l'odeur. Autre détour astucieux, le titre ne désigne pas du tout le contenu du conte. La conteuse trompe l'auditoire (et le lecteur) puisque le besoin prégnant de "vivre à l'odeur 430 " n'est accentué nulle part, à moins qu'il s'agisse d'une expression à substrat créole qui signifierait "vivre de mauvaise humeur" (être capricieux), ce dont je n'ai trouvé confirmation. Richard Price, First-Time. The Historical Vision of an Afro-American People, Baltimore: The John Hopkins UP, 1983, cité par Bernadette Cailler, oc, 77-86. 426 427 Voir Patrick Chamoiseau, Au temps de l'antan, Contes du pays Martinique, Hatier, 1988, Introduction. 428 Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue, oc, 86. 429 À laquelle le public se presse de répondre "la cou' dô pa". D'autres formules ont cette même fonction phatique ("Es-tu là, toi pour qui je parle?"): "Cric, Crac" (Crick Crack Monkey de Merle Hodge); "Tim tim, bois sec" (c'est d'ailleurs le nom du magasin d'antiquités de Simone Schwarz-Bart) ou encore "Bonbonne fois, trois fois bel conte."(Voir le recueil de Lafcadio Hearn, Trois fois bel conte, Mercure de France, 1973). La traduction néerlandaise Wind en Zeil propose curieusement "l'homme qui voulait vivre aux nuages" ("de man die in de wolken wilde leven"). S'agit-il d'une influence de la version anglaise (The Bridge of Beyond, oc, 48, 50) qui propose "the Man who Tried to Live on Air"? 430 132 De la matrifocalité à la focalisation Ensuite, au lieu de faire entrer en scène "l'homme qui voulait vivre à l'odeur", la Reine relate un récit de genèse de son propre cru dans lequel le décor du paradis terrestre, la terre plantureuse peuplée d'hommes bienheureux rappelle bien la Genèse biblique mais où elle n'indique aucunement la cause de la fin de l'âge d'or. La transition abrupte entre l'époque d'avant la chute, "où le coeur des Hommes sauta d'émotion [...] et se sentirent heureux", et celle où la vie paradisiaque n'est plus, ressort d'autant plus nettement: [les hommes] levèrent la tête, virent le ciel tout rose et se sentirent heureux. Mais déjà ils étaient autres et beaucoup de visages ne rayonnaient plus. Ils devinrent lâches, malfaisants, corrupteurs et certains incarnaient si parfaitement leur vice qu'ils en perdaient forme humaine pour être: l'adversité même, la méchanceté même, la profitation431 même. (TM, 77) (C'est moi qui souligne) Pourquoi la conteuse omettrait-elle l'élément-charnière qui donnerait au récit sa consistance et cohérence? Dans la mémoire collective du peuple antillais, la fin de l'Éden correspond à l'arrachement à l'Afrique-matrice, "chute" sans aucune cause, à moins qu'on prête foi à la thèse négrophobe selon laquelle les Noirs seraient les descendants de Cham. La traite et l'esclavage ont rayé le mythe d'origine dans la société antillaise, comme l'a bien souligné Condé: "la dispersion systématique des esclaves de même origine empêchait la sauvegarde des mythes cosmogoniques ou d'origine. [...] [C'est] la religion catholique [qui] a offert avec ses fêtes, ses processions, son cérémonial, son explication à l'origine de l'homme et à l'organisation de l'univers [un palliatif à ce manque]432 ." Glissant attribue pour sa part l'absence de Genèse à la bâtardise du peuple antillais: "C'est que la 'fin' de toute Genèse est le début de cette filiation par où on se persuade de l'unicité préservée. [...] Les seules traces de "genèse" qu'on repère dans le conte antillais sont satiriques et ricanantes" (DA, 251). Ce qu'il importe de discerner est qu'en tant que conteuse, Reine Sans Nom est libre d'informer et de dé(sin)former, de respecter et de transgresser les lois du récit. Surgit enfin le personnage au curieux nom de Wvabor Hautes Jambes dont le portrait évoque le Caraïbe (peau couleur de terre de Sienne, une chevelure verte) 433 . Autochtone de l'île Karukéra, l'Indien obsède l'imaginaire antillais. Il est un "élément de l'univers antillais d'avant la souillure. Sa souillure, c'est la 431 Exemple d'un créolisme transparent au lecteur non créolophone, remarque Bernabé. (art.cité, 120) 432 Maryse Condé, "Survivance et mort des mythes africains dans la littérature des Antilles françaises", art.cité, 56. Description analogue dans un conte intitulé "Mme de Maintenon" (Contes et Légendes..., Thérèse Georgel, Nathan, s.d, 28-32): "rouges de roucou, comme des écrevisses cuites", les Caraïbes "se bercent dans des hamacs d'aloès tressé d'où pendent des glands de jade vert. Ils ont les cheveux longs, lustrés [...]". Labat (Voyage aux Iles de L'Amérique, Seghers, 1979, 24) note quant au teint qu'"il est difficile d'en juger car ils se peignent tous les jours avec du roucou [...]." Chauleau (La vie quotidienne aux Antilles..., Hachette, 1974, 23) note que les Peaux Rouges lustraient leurs chevelures d'huile de carapat et enduisaient leurs corps de roucou. 433 Marqueuse de la parole: TM 133 détestable intrusion du Noir. Le péché originel, c'est sa présence", souligne Condé434 . Si Wvabor est Caraïbe, il en découle que la narratrice peuple la Guadeloupe de Taïnos, d'hommes "à leur place exacte dans l'univers" jusqu'au débarquement des conquérants. Au contact des spoliateurs, Wvabor devient pusillanime, oisif, dédaigneux, et un passionné de chevaux, passion que Moreau de Saint-Méry prête aux mulâtres, "race" née de la rencontre entre conquérants et conquis435 . Wvabor ne voit que sa jument, "Mes Deux Yeux". Lorsqu'un jour, il découvre une raison de vivre heureux, la jument l'entraîne dans un galop forcené. "Dyamique éducative, mode d'apprentissage de la vie436 ", le conte s'achève sur une morale à laquelle la conteuse prend soin de revenir plusieurs fois. Il faut veiller à ce que "la bête ne devienne maître de l'homme." En d'autres mots, il faut éviter toute forme de l'esclavage, mais surtout celui de l'âme qui tue toute résistance, germe de "folie antillaise"437 . Pour bien faire entrer cette idée maîtresse, Reine demande avec empressement: "L'homme est-il un oignon?" (TM, 78), à laquelle les enfants répondent en choeur par la négative: "L'homme n'est pas un oignon qui s'épluche" (TM, 78). Mais il semblerait que la morale s'adresse surtout à sa petitefille, puisque Reine la prend en aparté: "si grand que soit le mal, l'homme doit se faire encore plus grand. [...] Ma petite braise, [...] si tu enfourches un cheval, garde ses brides bien en main, afin qu'il ne te conduise pas. [...] derrière une peine, il y a une autre peine, la misère est une vague sans fin, mais le cheval ne doit pas te conduire, c'est toi qui dois conduire le cheval" (TM, 79). Le symbole équestre couvre une gamme de significations dans le corpus schwarz-bartien: la combativité devant "tous les déchirements, toutes les furies, tous les remous de la misère humaine" (TM, 66), symbole de la bête qu'il faut dompter en l'homme, symbole du mal, du temps qui fuit. Ensuite, il désigne l'écriture (Régina écrit aussi vite qu'un cheval galope TM, 55), la pulsion créatrice, la manière de "narrer une histoire" (PDP438 ) de sorte que l'audience n'en soit 434 Art.cité, 57. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l'Isle Saint-Domingue, Société de L'Histoire des Colonies françaises/Librairie Larose, 1958, 103: "Le Mulâtre aime le plaisir, c'est son unique maître, mais ce maître est despotique. Danser, monter à cheval, sacrifier à la volupté, voilà ses trois passions. [...] Quand à son goût pour les chevaux, il ne faut qu'un fait pour le prouver et le faire juger, c'est que dans toutes les Colonies, la première injure qu'on adresse à un Mulâtre, c'est de l'appeler volor choual: voleur de chevaux." 435 436 Chamoiseau, Au temps d'antan, oc, 10. 437 Voir Ronnie Scharfman, "Mirror and Mothering in SSB's Pluie et Vent...", art.cité, 96. 438 Mariotte se corrige sévèrement après s'être laissée aller en une scène larmoyante. Avant le Cahier 3, elle annote cette parenthèse: (A propos d'hier, ne jamais plus lâcher les rênes des chevaux: me souvenir qu'à chaque pas De la matrifocalité à la focalisation 134 pas rebutée. Enfin, par son "galop forcené", le cheval tracasse les enfants qui y voient un signe de péril439 , d'autant plus que l'image du cheval sert à "débusquer" la narration: selon la narratrice, la jument lui a lancé une ruade si bien qu'elle se trouve là, dans sa berceuse, à leur raconter l'histoire, formule d'auto-dérision de la conteuse. Conte prophétique, il dicte la posture de survie, l'esprit de débrouillardise, bref, le comportement métis de la petite Lougandor. Elle se rappellera toujours que "le cheval ne doit pas [la] conduire." Que les enfants flairent la nature "prospective" du conte, la réaction d'Élie le confirme nettement. Tel un cheval débridé, Élie s'enfuit parce qu'il croit avoir l'animal à ses trousses: Élie nous saluait, l'air inquiet, regardait la nuit au-dehors, sur la route, et soudain prenait ses jambes à son cou pour s'engouffrer dans la boutique de père Abel. (TM, 79) Quoique l'inquiétude d'Élie puisse être causée par la nuit, peuplée de zombies, comme le croient les enfants antillais, il est clair que son désarroi provient de la foi qu'il prête au conte. Le garçon craint qu'il ne rencontre l'animal fatidique sur son chemin de retour. Borgès440 nous rappelle l'effet inquiétant de la métalepse: "de telles inventions suggèrent que si les personnages d'une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou spectateurs, pouvons être des personnages fictifs." Élie ressent-il qu'il finira comme pitoyable personnage dans la vie romancée de Télumée? Qu'il s'agisse d'un double de l'énoncé apparaît distinctement dans la scène finale. Celui qui craignait dès sa jeune enfance la "métamorphose d'un homme en diable" (TM, 108), arrive à bride abattue pour frapper son épouse et finit par rôder autour de sa case. Le "Poursuivi définitif": se met à tournoyer sans une parole derrière la haie de lauriers-roses. [...] Je suis assise, je grille mes cacahuètes et puis je le vois qui passe et repasse devant ma haie, comme s'il avait oublié quelque chose, je suis aveugle, muette. (TM, 245) Véritable "actant" du conte, le cheval s'ingère dans l'univers narratif dont il provoque la fin: le cheval opère un tour magique par lequel convergent les deux axes temporels, celui du récit réfléchi/raconté et celui du récit réflexif/racontant. Il s'agit là de la fin traditionnelle de la nous frôlons le précipice, eux et moi. Résultat: ma raison de nouveau à terre, comme en Septembre"). 439 Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l'imaginaire, oc, p.79 et sv. 440 Cité dans Genette, Figures III, oc, 245. Marqueuse de la parole: TM 135 séance 441 qui prend l'audience au dépourvu, la confronte au temps réel. Il me semble encore important que le récit métadiégétique "déroul[e] une véritable mythologie des origines" et, de ce fait, le récit second se trouve dans le droit fil de la diégèse 442 . La narrativité créole s'adapte donc aux besoins du récit littéraire; elle est mise au service de la stratégie romanesque et, de ce fait, hissée au-dessus du folkore. Mythologie des Lougandor, le récit de vie de Télumée porte hommage aux femmes fortes qui ont su rester en selle, gardant en main les brides du cheval. Il recommande la même endurance aux Antillaises qui écoutent l'histoire de Télumée. Reine Sans Nom, conteuse rusée s'il en est, trouble délibérément l'euphorie des amoureux qui sont l'un pour l'autre "Mes deux yeux". Ainsi, ce récit, - "spéculaire" malgré que l'analogie entre récit réfléchi et réflexif ne soit pas très nette au stade présumé de lecture -, double la fiction "afin de la prendre de vitesse et de ne lui laisser pour avenir que son passé. [...] offrant en quelque sorte en un espace restreint la matière de tout un livre"443 . De conteuse, Reine Sans Nom devient prophétesse, avertissant à sa petite-fille qu'elle aura à tenir en main les brides de son cheval. Si Télumée reproduit ici dans sa totalité ce conte symbolique, c'est bien parce qu'il boucle un volet du récit pour en annoncer un tout autre. Il termine l'enfance glorieuse qu'elle appelle "le temps du flamboyant" (TM, 82). Dès le chapitre suivant, une époque néfaste s'annonce: Nous étions arrivés sur une grande vague en frémissements intenses, continus, et l'agitation de Fond-Zombi était à son comble. Nous submergeons le hameau à grand fracas. (TM, 75) La soirée de conte est une séance d'initiation, seuil que franchit l'adolescente: "J'avais 14 ans sur mes deux seins et sous ma robe d'indienne à fleurs, j'étais une femme" (TM, 81). La structuration externe (deux livres répartis chacun sur plusieurs chapitres) se double d'une structuration interne; l'analogon est la charnière entre l'époque de flamboyant et l'époque des épreuves. Désormais, Télumée luttera contre les malchances sans qu'elle ne s'y habitue (TM, 28), se remettant en selle, tenant en main les brides de son cheval (TM, 169). C'est à ce moment que le titre prend sa valeur prédictive. Télumée aura raison des pluies et des vents; elle ne sera pas un oignon qui se laisse éplucher par le vent: les vents d'Est, du Nord, des tempêtes m'ont assaillie et les averses m'ont délavée, mais je reste 441 Bernabé, art.cité, 124-125. 442 ibid., 124-125. 443 Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, SL, 1977, 83. De la matrifocalité à la focalisation 136 une femme sur mes deux pieds, et je sais que le nègre n'est pas une statue de sel que dissolvent les pluies. (TM, 248) Double de l'énoncé et double de l'énonciation, le récit métadiégétique s'insère à un moment-clé du récit premier. Sa ressemblance à la diégèse deviendra claire au fur et à mesure de la lecture, ainsi que l'identité des paroles de l'aïeule et de la petite-fille. L'histoire de l'une s'imbrique dans l'histoire de l'autre, le conte de l'aïeule annonce déjà la narration de la descendante. Tissage de voix et de paroles, le conte est un patchwork féminin. L'autobiographie de(s) Lougandor embrasse celle de beaucoup d'Antillaises. Télumée est à la fois une histoire racontée et une histoire qui se raconte. Que l'on raconte de simples contes d'animaux, des mythes d'origine ou des genèses créoles, ou enfin, sa vie et celle de son peuple, tout cela se lie et se génère 444 . Ce principe de continuité littéraire, Alice Walker nous en prend à témoin: so many of the stories I write, that we all write, are my mother's stories. Only recently did I fully realize this: that through years of listening to my mother's stories of her life, I have absorbed not only the stories themselves, but something of the manner in which she spoke, something of the urgency that involves the knowledge that her stories -like her life- must be recorded 445 *** 1.2.4 "Les petites lettres", "Les paroles des Blancs".2.4 "Les petites lettres", "Les paroles des Blancs" Dans le corpus schwarz-bartien, la tension entre l'écrit et l'oral est exprimée à travers différents éléments. Les rappels à la parole, à l'origine de ce que nous sommes en train de lire sont si nombreux que le "dire" n'est pas seulement la source mais aussi la fin rêvée de la lecture: le roman se réfléchit non pour référer à sa "scription" mais à sa "diction". Que l'écrit incommode, que l'emprunt de la langue de l'Autre ne puisse convenir à une Antillaise, les diatribes de Mariotte, déçue de ne pas avoir piétiné le "français de France", en disent long: Je savais même comment je l'aurais écrit, ce livre de ma vie [...]: pour les gens de couleur j'aurais employé une langue simple et tendre, fluide comme le miel rose de tamarinier; et pour les Blancs j'aurais écrasé le beau style à coups de talons!... plongé la distinction dans la boue!... Pas de beauté de lézard, dont la queue vous reste dans la main!.. (PDP, 186) 444 Josie Campbell: "Story-telling [is] made up of multi-textual layers told or sung by different voices, one discovers that story-telling, history-reporting, myth-making, and life-living are all metaphors for one another and that they all mutually generate one another." ("To Sing the Song, To Tell the Tale: A Study of Toni Morrison and SSB", Comparative Literature Studies, Vol. XXII, 1985, 408. 445 Alice Walker, In Search of Our Mothers' Gardens, oc, 240. Marqueuse de la parole: TM Certes, de pareils emportements sont absents de Pluie et vent. 137 Toutefois, l'opposition fondamentale entre les "paroles de Blanc" et les "paroles de Noir" s'y retrouve, les premières étant, on le devine, déloyales et blasphématoires. Comme Mariotte doit s'armer contre les questions incongrues des pensionnaires blanches à propos de sa "conformation intime ou la nature secrète" des sensations d'une négresse: "de ces choses que vous demandent les Blancs" (PDP, 190), Télumée a appris qu'en face du Blanc, il faut prendre ses paroles et s'asseoir de tout son vaillant poids sur elles: "paroles de blanc, rien que ça" (TM, 93). Les propos et les "pensées des Blancs" sont tantôt des "larves pondues dans les têtes des Noirs", tantôt un feu qui brûle le cerveau. Solitude s'inquiète que, depuis qu'elle a les "oeufs pondus des Blancs" dans sa tête, "tout se mêle derrière son front" (LMS, 117). Notons au passage qu'il suffit qu'il soit question de l'instruction ou du savoir blancs pour qu'apparaisse la métaphore du feu. Méramée, fille de Reine Sans Nom, est brûlée dans un incendie provoqué par une lampe d'huile renversée: les écolières se la disputaient en train de faire leurs devoirs. Porte-parole parce que lui seul maîtrise le "français de France", Amboise est tué par la vapeur. Enfin, Régina "écrit aussi vite qu'un cheval galope et la fumée peut sortir de ses doigts" (TM, 65). Dans l'esprit des Antillais, le langage est le moyen astucieux par lequel le Blanc met à merci le Noir; il est une toile d'araignée, un filet de mailles à travers lesquelles le Noir doit s'esquiver446 . D'où l'assertion et le conseil de Reine: les paroles du Blanc sont "nulles et non avenues", "meilleures à oublier" (TM, 51). Mais il n'y a pas qu'aversion à l'égard de la langue du maître: elle est aussi l'instrument par lequel le Noir peut grimper dans l'échelle socio-raciale. Un mélange d'attraction et de répulsion ronge les initiés aux "petites lettres", alors que les adultes, eux, se sentent cantonnés dans un monde inculte, faute de ne pas "avoir en tête les mêmes colonnes que les blancs". Une "tristesse obscure" s'empare des paysans à l'idée de "la chose la plus laide et la plus honteuse qui existe": "on vous demande de signer, vous mettez une croix" (TM, 65). Quoique la méfiance l'emporte, ils harassent les écoliers à la sortie de l'école: Dites-moi, mes petits cabris, comment est-ce dans votre tête?... ne sentez-vous pas vos cervelles trop lourdes?... arrive-t-il que vos têtes, l'intérieur de vos têtes devienne si lourd que vous devez en ployer le cou?... (TM, 70) Cette idée fixe d'avoir la tête vide, translucide, seul Amboise osera la contredire: les Blancs sont "des vessies crevées qui se sont érigées en lanternes pour éclairer le monde" (TM, 216), image 446 cf.infra III, 3.2.2.2. De la matrifocalité à la focalisation 138 qui fait écho au paragraphe introducteur d'Orphée noir où Sartre remarque avec sarcasme que "nos têtes blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent447 ." Tout est fait pour valoriser l'oraliture et pour détruire la sacro-sainte opposition européocentriste entre l'écrit et l'oral. De plus, la parole est l'apanage de la femme; la féminité de l'écriture s'y mesure à la présence d'une voix: La féminité dans l'écriture je la sens passer d'abord par: un privilège de la voix: écriture et voix se tressent, se trament et en s'échangeant, continuité de l'écriture/rythme de la voix, se coupent le souffle, font haleter le texte ou le composent de suspens, de silences, l'aphonisent ou le déchirent de cris 448 . La voix supplante donc l'écrit: il en résulte que ce qui se dit au village se désigne d'emblée par des termes propres au registre de l'écriture. Ainsi, les cancans des mauvaises langues sont les pages d'un livre. À propos du mariage pompeux de Toussine et Jérémie, la narratrice rapporte la jalousie des commères: Et comme la vague ne semblait pas prête à s'épuiser, le Temps vint où les nègres ne s'en étonnèrent plus, parlèrent d'autres choses, d'autres gens, d'autres douleurs et d'autres merveilles. Ils s'étaient habitués à cette prospérité comme s'ils s'étaient habitués à leur misère, et la page Toussine et opulence des nègres était pour eux tournée, et cela tombait dans la banalité. (TM, 28)(C'est moi qui souligne) De même, Reine console sa petite-fille comme suit: "Télumée Lougandor, ne va pas croire que ton destin est d'entretenir le feu de l'enfer... évite que cela soit inscrit dans le livre de ta vie" (TM, 172). La dépréciation de l'écrit et du parler blancs aboutit à un curieux renversement: de nombreux passages attestent que le "non-sens charroie le sens véritable" (DA, 239). L'Antillais érode le sens au profit du son, surinvestissant le signifiant pur. "Pour l'Antillais, le mot est d'abord son. Le bruit est parole. Le vacarme est discours. [...] Il semble qu'intention et tonalité se soient conjuguées pour l'homme déraciné, dans l'implacable muet du servage. C'est le volume du son qui signifie: la hauteur du son porte le signifié. Mise entre parenthèses du concept" (DA, 238). Quand Adriana ou madame Brindosier prennent la parole, la narratrice note avec soin leur "talent tout particulier pour jeter le trouble dans les esprits", lequel tient au côté théâtral de leur parole, 447 J.P. Sartre, Orphée noir, I (repris dans Situations III, GA, 1949) 448 Catherine Clément et Hélène Cixous, La jeune née, Union Générale d'Editions, 1975, Coll. "10/18", 170. Marqueuse de la parole: TM 139 disproportionné au message: "Mme Brindosier secouait ses bras comme des ailes, victorieusement, et elle clamait que la vie était un vêtement déchiré [...]. Et là-dessus elle ne tenait plus de joie, riait, battait ses beaux bras ronds" (TM, 50). "Quand [Adriana] ouvrait la bouche, ses paupières se soulevaient à regret et roulant des grands yeux blancs elle prononçait des paroles étranges, des mots qui semblaient venus d'ailleurs" (TM, 103). La tonalité, le rythme, la "volumétrie", bref, la théâtralité de la parole habille un sens lancinant, invente un contenu au moment même de son énonciation. Plus que la parole, le chant illustre l'évincement du signifié au profit du signifiant. Les chants d'esclaves signifient plus par leur mélopée plaintive, leurs accents longs et profonds, que par leur texte dont le sens s'embrouille. Voix implorante, venue de la nuit des temps, écho du passé esclavagiste et mémoire du peuple, ils font descendre l'ombre sur la jeune Télumée 449 , "venue sur terre par erreur" (TM, 50): Mais pour les chants d'esclaves, soudain la fine voix se détachait de ses traits de vieille et s'élevant dans les airs, montait très haut dans l'aigu, dans le large et le profond, atteignant des régions lointaines et étrangères à Fond-Zombi [...] Et j'écoutais la voix déchirante, son appel mystérieux, et l'eau commençait à se troubler sérieusement dans ma tête, surtout lorsque grandmère chantait: Maman où est Idahé où est Idahé, Ida est vendue et livrée Idahé Idahé est vendue et livrée Idahé [...]. (TM, 52) Aussi ineffaçable que soit la tristesse qui en émane, la narratrice considère les chants comme une source inédite d'un savoir qui lui sera dévoilé petit à petit, et qui servira ensuite de matériau à son propre récit. Ce que disent et chantent les autres, y inclus les racontars et les médisances (le gossip des auteurs négro-américains), tout méritera d'être colporté. Conformément au proverbe créole selon lequel "la femme aime les cancans comme la mouche le sirop", la Lougandor annote précieusement "la chronique journalière" de Fond-Zombi. Les précisions méticuleuses quant au ton et au timbre des voix féminines s'inscrivent dans cette même optique de valorisation de la volumétrie, de la couleur de la parole. Dès que la Reine parle, Télumée nuance qu'elle parle "avec intérêt", appuye d'une voix ferme, assaisonne son mot en émettant du fond de sa gorge un beau rire de négresse, etc... (TM, 102-104) Si la voix maternelle est l'objet d'une pareille glorification, c'est qu'elle crée un monde fabuleux où tout est Frederick Douglass, (Narrative of the Life of Frederick Douglass, oc, 58) exprime le même désarroi créé par l'écoute des négro-spirituals: "The hearing of those wild notes always depressed my spirit, and filled me with ineffable sadness. [...] To those songs I trace my first glimmering conception of the dehumanizing character of slavery. I can never get rid of that conception. Those songs still follow me, to deepen my hatred of slavery, and quicken my sympathies for my brethren in bonds." W.E.B DuBois le rejoint: "Ever since I was a child these [sorrow] songs have stirred me strangely. They came out of the South unknown to me, one by one, and yet at once I knew them as of me and of mine." (The Souls of Black Folk, New York: Vintage Books/The Library of America Edition, 1990, 180) 449 De la matrifocalité à la focalisation 140 possible: la voix de Reine Sans Nom était rayonnante, lointaine, un vague sourire plissait ses yeux tandis qu'elle ouvrait devant nous le monde où les arbres crient, les poissons volent, les oiseaux captivent le chasseur et le nègre est enfant de Dieu. [...] Les contes étaient disposés en elle comme les pages d'un livre [...]. (TM, 76) La Reine est donc un véritable livre, dépositaire de sagesse, médium des "anciennes propriétés 450 ". Le corps féminin est un sarcophage dans lequel s'enferment le riche trésor de contes et le savoir ancestral. Télumée est absorbée par cette voix qui "ressembl[e] à son visage où seules les joues, à hauteur de pommettes, formaient deux taches de lumière" (TM, 52). "Livre de lecture 451 ", surface dont il faut décrypter le sens, discerner le message, le visage de Reine porte les traces d'une histoire non écrite, dont il faut dégager la signification en écoutant attentivement la manifestation vocale aussi bien que le silence, enregistrant attentivement le moindre message mimique. N'en va-t-il pas de même dans L'Aventure ambiguë, où le surnom de la vieille femme est étonnamment proche de Reine Sans Nom? La Grande Royale est l'histoire des Diabollé faite chair: On la nommait la Grande Royale... On ne voyait d'elle que le visage... qui était comme une page vivante de l'histoire du pays des Diabollé. Tout ce que le pays compte de tradition épique s'y lisait 452 . Dans l'un et l'autre roman, il incombe à une femme âgée et sage de sauvegarder l'anté-histoire noyée dans le silence, de résister de cette manière à la colonisation. Les procédés d'iconicité confèrent à l'oeuvre écrite un statut de texte parlé sorti tout droit d'une bouche féminine. Sous la plume schwarz-bartienne, l'écriture se féminise, comme l'a bien remarqué Jacques André qui trouve Pluie et vent "l'exemple le plus remarquable d'une langue littéraire maternelle453 ." Il ne saurait surprendre que ce soit entre femmes que la parole brille de tous ses éclats, faisant oublier la misère. Comme il arrive souvent dans l'écriture métisse, le mouvement laudatif culmine avant de se renverser en son contraire. Après l'avoir admirablement Angelita Reyes, Crossing the Bridge: The Great Mother in Selected Novels..., oc: "Ancient Properties in the African Diaspora: Tar Baby by Toni Morrison". 450 451 Daniel Maximin dans une interview à Ann Armstrong Scarboro (art.cité, 28 note 6): "Le premier livre de l'écriture antillaise, c'est la nature. L'autre livre de lecture, c'est le corps." 452 Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë, Union Générale d'Editions, 1961, 34. 453 Jacques André, Caraïbales, oc, 15. Marqueuse de la parole: TM 141 entretenue sur la vie au morne la Folie, Olympe conclut que Télumée ne doit pas estimer leur conversation: Et se penchant vers moi, elle me parla des uns et des autres, de Tasie, celle qui n'envoyait jamais dire, de Vitaline et Léonore, qui habitaient la même case et aimaient le même homme, de tous ceux qui lui venaient à l'esprit, les faisant briller à mes yeux avec l'empressement et la délicatesse, la minutie d'une brodeuse qui déroule son plus bel ouvrage. Enfin, tout à fait rayonnante, elle désigna le rideau de balatas et de mahoganys [...] elle murmura comme pour elle-même... et toi, petite fille, que penses-tu des mots?... [...] finalement elle dit, comme en conclusion à cet examen, que j'avais raison de ne pas considérer la parole. (TM, 197-198) Le discours féminin brode une belle draperie autour d'une vie qui est "un vêtement déchiré, une loque impossible à recoudre" (TM, 50). De la matrifocalité à la focalisation 142 1.3. "Djobeur de l'âme collective": "Ti Jean L'horizon.3. "Djobeur de l'âme collective": "Ti Jean L'horizon" Il [faut] tout refaire dans le nègre, et la tête et le coeur, les entrailles, et peutêtre faudrait-il aussi réglementer la parole, car [..] le nègre parle et voit la lune en plein midi. Ti Jean L'horizon 1.3.1. Le narrateur-préfacier.3.1. Le narrateur-préfacier Inséré entre la page du titre et celle annonçant le premier Livre, le texte préliminaire porte un éclairage particulier sur le rôle et la fonction du narrateur dans Ti Jean L'horizon. Dépourvu de toute indication générique, le texte sur la page non numérotée peut être attribué à une double instance énonciative: fictive d'abord, c.-à-d. celle du narrateur, factuelle ensuite, celle de Simone Schwarz-Bart454 . "Préface allographe 455 ", elle glose la genèse et renseigne sur le motif de la venue à l'écriture/à la parole du narrateur-auteur 456 . Trois parties peuvent y être discernées: à une longue citation des Anciens succèdent des reproches à l'adresse de la "jeune génération" pour, enfin, se terminer par l'intervention d'un "Je" qui exprime son désaccord avec ce qui a été dit. Le "Je" apparaît donc comme une voix De la même manière, L'Isolé soleil se termine sur une réflexion poétique sur le pouvoir de la parole (du conte), signée "Daniel" (Maximin, oc, 311). 454 455 456 Genette, Seuils, Sl, 1987, 166. Dans l'autobiographie d'esclave, le paratexte préfaciel exposait les raisons humanitaires à l'entreprise scripturale. Harriet A. Jacobs explique qu'elle annote sa vie d'esclave pour que le public blanc soit convaincu de la condition inhumaine des esclaves: "I do earnestly desire to arouse the women of the North to a realizing sense of the condition of two millions of women at the South, still in bondage, suffering what I suffered, and most of them far worse." (Incidents in the Life of a Slave Girl: Written by Herself, 1861, réédité chez Harvard UP, 1987, 6) Djobeur de l'âme collective: TJ 143 subversive qui engage la controverse avec les vénérables en énonçant un pari important: "Mais je ne prétends pas, ô je ne prétends pas qu'ils [les Anciens] ont dit vrai..." De quel pari s'agit-il? Dans la préface, la citation des Anciens est centrale et se divise en deux mouvements: une dépréciation de la parole (retranscrivant deux proverbes créoles) est suivie d'un second mouvement, introduit par "pourtant", lequel réhabilite la parole en en soulignant la fonction "vitale". Regardons le versant négatif: la parole du Noir serait une épée qui blesse: Les paroles du nègre n'entament pas sa langue, elles n'usent, elles ne font saigner que son coeur. Un proverbe créole dit effectivement que "Les paroles n'usent pas la bouche457 ", qu'elles ne détruisent pas celui qui les profère mais atteignent bien l'interlocuteur par leur nature véhémente. Ésope, le fabuliste grec (VII-VIe av.J.C), d'abord esclave puis affranchi, avait déjà attiré l'attention sur le pouvoir à double tranchant de la parole. Aux Antilles, la parole sert souvent de mécanisme défensif contre les attaques d'autrui: il règne à Fond-Zombi "une atmosphère de chicane, de moquerie, de défis lancés à la ronde" (TM, 54). Ce que le premier mouvement met en cause est "la violence désirante du discours" dont Glissant a longuement décrit les effets néfastes au niveau du corps social (DA, 292). De plus, cette parole est jugée évanescente: Il parle et se retrouve vide avec sa langue intacte dans sa bouche et ses paroles sont allées rejoindre le vent. "Les paroles sont du vent 458 ", confirme un autre proverbe, ce que dénie le prologue de L'Isolé soleil: Les mots ne sont pas du vent. Les mots sont des feuilles envoyées au risque de leurs racines, vers les récoltes camouflées au fond du silence et de la mer 459 . Par cette sentence, les Anciens font état d'un autre complexe prégnant: l'idée de ne pas avoir de poids en tant que sujet discursif, de manquer toute autorité parce que l'idiome dans lequel on s'exprime serait un "babillage insignifiant". Le créole serait frappé de non-fonctionnalité; "langue criée [qui] se noue en langue crispée, langue de la frustration" (DA, 242), la parole est 457 "Parol pa ka izé bouch". 458 "Parol sé van." 459 Maximin, oc. 144 De la matrifocalité à la focalisation traînée dans la boue. Or, malgré qu'elle s'envole, les Anciens la défendent fermement: Pourtant nous ne pouvons vivre sans ce travail incessant de la langue, sans toute cette germination de contes qui sont notre Ombre et notre mystère. Et comme le léopard meurt avec ses couleurs, nous tombons mortellement avec notre ombre, celle que tissent nos histoires et qui nous font renaître chaque fois, avec un éclat différent. Bien entendu, la comparaison ("nous"/"léopard") renvoie indubitablement à l'Afrique et annonce que ce roman-ci s'imprègne de fond en comble du substrat africain460 . mouvement, deux attitudes vis-à-vis de la parole s'opposent. Avec ce second L'une, propre à l'Afrique traditionnelle, l'autre aux Antilles. Tandis que la parole signifiait pour l'Africain "vérité" et "sagesse", l'Antillais proclame que "la parole n'a pas de couleur", qu'"avec de belles paroles, on achète un cheval à crédit", qu'"on attrape les chrétiens par la langue, les boeufs par les cornes". Bref, la parole a été dépouillée de son caractère sacré pour devenir un vil moyen de radoter et de flatter, de mentir et de leurrer l'adversaire. Dans les sociétés serviles, elle cesse d'être Nommo 461 , "puissance charnelle et spirituelle qui meut toute vie et agit sur les choses." Instrument propice à trahir le maître ou son frère de couleur, la parole n'inspire que mépris. À côté de la dichotomie entre la mentalité africaine et antillaise quant à la parole, il faut s'interroger sur l'association parole-conte ("ce travail incessant de la langue" = "cette germination de contes" = "notre Ombre et notre mystère"). La parole créole trouve sa plus heureuse vocation dans les récits fabuleux qui font revivre ceux qui furent. Indispensable à la vie culturelle, à la conscience tribale, sinon nationale, elle garantit la survie de l'esprit des ancêtres et le rayonnement des Anciens. D'où son caractère rituel et sacralisé. Sujet à des modifications, à des ajouts et à des suppressions, cette parole se recrée éternellement, de sorte que les Anciens "renaissent chaque fois, avec un éclat différent", sans que leur "Ombre" et leur "mystère" ne soient cependant dévoilés. En d'autres mots, le conte, quoique hermétique en raison de l'univers 460 Je n'approfondis pas ici ce sujet. Quelques exemples seulement illustreront qu'il n'y a pas de chapitres sans référence au pays des ancêtres. Ti Jean trouvera d'abord confirmation d'un certain nombre de données livresques sur le continent de ses ancêtres (Voir TJ, 164, 183, 185, et passim). Très vite, il est "dupe" des croyances et coutumes africaines. Sa "subtilité de nègre de la Guadeloupe" est déjouée devant le respect de la Terre: "comme un ventre de femme" qu'ils n'ouvraient qu'avec précaution (TJ, 167). Quant au principe de réincarnation, il se demande "par quel enchantement Égée, la propre fille du père Kaya, avait bien pu sortir du ventre d'une femme Ba'Sonanqué" (TJ, 172). Il respectera ensuite les nombreuses précautions qui entourent l'acte sexuel (TJ, 174: "il ne fallait pas tousser pendant les joies conjugales"), et la grossesse (les "envies" d'une femme enceinte devant être obéies, comme on le croit encore aujourd'hui; se référer p.e. à Rémy Bastien, Le paysan haïtien et sa famille, ACCT/Karthala, 1985, chap.4). L'habitat (les cases en forme de termitières et l'ajoupa, TJ, 170, 180) et la hantise des "sorciers" assoiffés de sang humain (les "loups-garous" antillais) sont deux autres détails du "fond natal". Voir Jacqueline Leiner, "African and the West Indies: two Negritudes", European-language Writing in SubSaharan Africa, Vol.1, 1986, 1145. 461 Djobeur de l'âme collective:TJ 145 concentrationnaire, renseigne sur l'identité des Ancêtres et dicte la fierté de ses racines. Il sauvegarde l'intégrité du peuple en forgeant une identité collective à l'insu du maître; il recommande la résistance. Or le drame est que ce "travail incessant de la langue" est, à en croire les Anciens, menacé de disparition. Ils reprochent aux jeunes, "cette fournée d'êtres sans haut ni bas, sans centre ni noyau", de "rechercher passionnément l'ombre des nuages", de courir derrière de faux idéals et "d'abandonner [leur ombre] à l'oubli". Selon eux, la perdition de la tradition séculaire s'accomplirait irréversiblement. C'est à ce moment que le Je-anonyme fait irruption pour couper court aux condamnations, promettant de démontrer l'inexactitude de leurs propos: Mais je ne prétends pas, ô je ne prétends pas qu'ils ont dit vrai... L'auteur-narrateur a l'ambition de recueillir l'héritage des Anciens et de le recréer au nom de la collectivité antillaise. Grâce à sa parole, le caractère sacré de la parole sera restauré, et donc le temps révolu où "le nègre parle et voit la lune en plein midi" (TJ, 76). Cette nouvelle attitude langagière constitue un premier pas vers une image positive de soi-même, vers une conscience collective et historique. Par ces aspects, le narrateur peut être appelé un "djobeur 462 * de l'âme collective." Non plus "cartouche vide de sens" mais "unique, afin que nos épaules reçoivent un peu de lumière" (LMS, 118), sa parole rappellera le "goût d'être nègre sur la terre des hommes" (LMS, 97). Si, comme le prétend Maïmouni, la "vraie parole" est restée loin des fils d'esclaves, il incombera au conteur-narrateur de lui insuffler nouvelle vie (LMS, 118), leçon apprise par Ti Jean au cours de son odysée: "Le premier don que la nature m'ait fait, c'est la voix, la voix humaine, compagnon..." (TJ, 157) Le "je-anonyme" se présente donc comme un dépositaire du savoir qui célébrera la mémoire des Anciens et commémorera leurs naissance, mort et victoires. Mais il ne saurait suffire de préserver tel quel le patrimoine; la gageure consistera à "mimer par l'écrit des mythes fragmentaires véhiculés par l'oral, et créer par leur fusion un mythe originel463 ". Non seulement la préface répond aux questions du "pourquoi" (de la raison justifiant le roman en question), mais encore à la question du "comment". "Ce travail incessant de la langue" sera moulé dans une forme écrite de sorte qu'elle assure: 462 De l'anglais "job". Le djobeur est un inactif effectuant un travail jugé dérisoire mais indispensable à sa "survie", mode de travail généralisé dans les Antilles chroniquement assommées par le chômage. (Glissant, Introduction à Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau) 463 Fanta Toureh, oc, 271. De la matrifocalité à la focalisation 146 le passage d'une littérature orale traditionnelle, contrainte, à une littérature écrite, non traditionnelle, tout aussi contrainte. (DA, 256) Ti Jean sera donc "construit à la limite de l'écrire et du parler" et "signalera un tel passage464 . Il posera: une question à l'écriture, et c'est à chaque fois un livre. [...] Inventerons-nous jamais ces modes d'expression qui quitteront le livre, le transformeront, l'adopteront? Qu'avons-nous dit des techniques orales, de la poétique du créole par exemple? Le ricanement, la tautologie, l'écho, tout le dicible amassé. Oserons-nous appliquer cela, non à un discours proclamé aux flambeaux, mais à des livres qu'on corrige, qu'on triture, qu'on soigne? (DA, 451) Il me reste à démasquer les "Anciens" et à éclairer le rapport entre préface et roman. Dès le premier chapitre, il devient clair que Wademba, le marron vénérable, "congre vert lové dans son creux", aurait pu exprimer la citation. Ce conflit de génération entre les Anciens et la jeune génération est celui qui divise le vieux chef africain et sa fille Awa. Laissant derrière elle un monde "où tout paraissait tombé en arrêt" (TJ, 13), Awa "tente l'aventure du bourg". Si la désertion d'Awa signifie la ruine des coutumes africaines et la fin du respect des ancêtres, Wademba se fera fort de pouvoir compter sur un "héros de la modernité" qui, lui, saura apprécier à leur juste valeur les fondements afro-antillais de son identité. S'il vit parmi les "nègres d'Enbas", il ne trahira pas les "solitaires du plateau". À l'évidence, le lecteur glissantien reconnaît dans la répartition géographique la tension entre marronneurs et "marronnés" du Quatrième siècle 465 . De même que le narrateur-préfacier schwarz-bartien s'escrime à "métisser" les discours des Anciens et celui de la "nouvelle génération", de même Wademba, dernier témoin oculaire des "temps anciens", comprend que son seul successeur doive unir tradition et modernité. Par des apostrophes du narrateur extradiégétique ("Ah, jeunesse, jeunesse" TJ,12), les pages introductives du roman mettent en relief la différence d'âge que thématisait le texte 464 465 ibid La polarité spatiale réapparaît chez Lamming, mais pour s'inverser: la colline est l'élégant domaine de l'exploitateur opposée à la vallée de "Creighton Village" où croupissent les exploités de In the Castle of My Skin (traduit par Colette Audry et Henriette Etienne, Les îles fortunées, Julliard, 1954). Lire à ce propos Ambroise Kom, George Lamming et le destin des Caraïbes, Québec: Didier, 1986, chap.9: "L'espace du roman lammingien". Djobeur de l'âme collective:TJ 147 liminaire. En outre, des reprises textuelles ("île à la dérive") confirment la source dans laquelle le narrateur a puisé directement, à savoir le récit des Anciens. De la matrifocalité à la focalisation 148 1.4. "Scribouilleuse": "Un plat de porc aux "Scribouilleuse": "Un plat de porc aux bananes vertes" bananes vertes".4. Mère la mort, dans quelle langue les mots signifient-ils aussi leur contraire? Dans quelle langue l'absence de conjonction? [...] Ils disent que je suis folle et ils croient que je ne les entends pas. [...] Ils ont tu les mots et ils disent que je suis malade parce que je m'en souviens. Hyvrard, Mère la mort Les Cahiers rédigés par Marie Monde évoquent le "carnet psychiatrique" dans lequel la malade mentale diagnostique ses hauts et ses bas. Mariotte s'y interroge en effet sur son "gâtisme". Tantôt, elle détecte en elle les traces de la sénilité: "Je suis sans doute devenue folle dans ma tête" (PDP, 187); "mon esprit s'en [va] maintenant par morceaux, à la dérive, telle une racine entraînée par les eaux..." (PDP, 70) Tantôt, elle se convainc du contraire: "Je sais bien que je ne suis pas folle" (PDP, 18) ou du moins d'avoir été "entière" avant son entrée au "pourrissoir": "Je n'étais pas gâtée, pourrie, désossée comme aujourd'hui" (PDP, 187). Exploration de sa propre conscience qui oscille entre lucidité et démence, diagnostic de l'éventuelle démence, voilà les principales fonctions de sa "si longue lettre466 ", attestées dans plus d'un roman féminin, qu'il soit caribéen ou africain. Pensons à Mère la Mort 467 dédicacé aux "enfollées", à Sapotille ou le Serin d'argile 468 , à La prisonnière des Sargasses 469 ou au Quimboiseur l'avait dit470 . Warner-Vieyra va plus loin que les Schwarz-Bart en levant toute ambiguïté: l'asile, cette ruche471 où s'allongent des "larves allongées, ou saisies d'une agitation spasmodique, incontrôlée, source de heurts et de cris" (PDP, 57), fait place pour l'hôpital psychiatrique dans "Les naufragés" 472 . Dans cette nouvelle, toutes les patientes tiennent un 466 Une si longue lettre est aussi le titre du roman de Mariama Bâ (Abidjan: NEA, 1979). 467 Jeanne Hyvrard, Mère la mort, oc. 468 Michèle Lacrosil, oc, 64-65. 469 Jean Rhys, oc. 470 Warner-Vieyra, oc. 471 Qui sert également d'image au manque d'espace (propre à l'univers concentrationnaire) des geôles de l'esclaverie de Gorée (près de N'dakaru) dans La mulâtresse Solitude: "Les niches étaient taillées dans la pierre, des trous oblongs donnaient sur l'ombre éternelle des couloirs. Tous les matins, on retirait les cadavres de la nuit. [...] les murs [...] enserraient les corps de toutes parts, et les corps eux-mêmes devenaient des murs pour les autres corps, et tout se fondait en une chose qui ne porte pas de nom dans la langue des hommes."(LMS, 35) 472 Warner-Vieyra, Femmes Echouées, oc. Scribouilleuse de la parole: PDP 149 carnet de bord sur l'épave réaménagée en hôpital. La métaphore du lieu clos d'une part, celle de l'écriture en tant qu'"asile", - lieu inviolable où la femme se réfugie -, d'autre part, sont récurrentes dans le paysage littéraire autobiographique caribéen. La chambre apparaît fréquemment comme lieu d'une écriture confessionnelle, solitaire, mais rarement salutaire, "temple intérieur" que réclamait Virginia Woolf473 . C'est bien au contraire un lieu carcéral où se cantonnent des exilées, prisonnières de l'animosité d'hommes blancs ou noirs et abhorrées par leurs "crises sentimentiques" (ce sont les paroles de Marie Celat lors de sa "période épistolaire" 474 . L'espace étriqué est mortuaire: la femme des îles y découvre d'abord son éloignement du pays natal, sa solitude: "Chacun se retrouve dans sa chambre; et combien cette situation (l'expression même) laisse à penser à l'insulaire ou au tropical. Le voilà l'exotisme à rebours 475 ." Dans Un plat de porc, l'étroite corrélation entre la recrudescence de la nausée identitaire d'une part, l'entreprise diariste de l'autre, se cristallise de fil en aiguille. Alors que "le cahier d'écolier" servait initialement de "refuge ici-bas" (PDP, 72), il devient vite un "confessionnal" où elle tente de se réconcilier avec la (grand-)mère. Elle reconnaît d'abord le bien-fondé de ses rancuneuses prophéties: "Oh la la oui, grand-mère, tu avais raison jusque dans la moindre de tes paroles; jusque dans le souffle même de ta voix... J'aurais pas dû, non, j'aurais pas dû m'en aller..." (PDP, 47) Mariotte avoue sa chute. Entassée avec des "pisseuses", avec des "échantillons humains" (PDP, 60-61), elle finira comme eux: "jetés tout vifs dans la mort, ainsi que des truites au bleu ou de vénérables homards à l'américaine" (PDP, 139). Bien qu'elle s'accroche au projet d'écriture dans l'espoir de se consoler et de se rassurer de l'équilibre psychique, de causer avec les femmes du misérable morne Pichevin, Mariotte perd vite les "rênes du cheval". Son entreprise de remémoration déraille; "sa tentative modeste de narration" l'exaspère parce que, malgré elle, elle se fourvoie dans "le fleuve du passé, dans cette rivière souterraine" (PDP, 134) de son enfance lacérée. L'inconscient est donc victorieux de la conscience. À mesure que "le passé [grouille] sous [s]a peau, comme de la vermine dans une maison abandonnée" (PDP, 14-15), Mariotte tue le temps en écrivant, pour "paroler" avec ellemême. Si l'inspiration fait défaut, "sans désirs, sans souvenirs, sans pensées" (PDP, 36), elle fait semblant d'écrire afin de se donner "un port d'âme" devant les autres pensionnaires qui épient chacun de ses gestes. En traçant "des mots sans but, sans poids, sans témoin appréciable, [...] pareils à des bulles de savon qu'envoie au ciel un enfant solitaire", Mariotte réussit quelquefois à 473 Virginia Woolf, A Room of One's Own, New York: Harcourt Brace World, 1957. 474 Glissant, La Case du commandeur, oc, 198, 206. 475 Glissant, Soleil de la conscience, Sl, 1956, 12. De la matrifocalité à la focalisation 150 se réconforter: "C'était comme si je venais d'avoir une conversation avec un être humain" (PDP, 56-57). Mais en général, cette parole la laisse "adossée à son propre néant", honteuse des "ordures sentimentales", dégoûtée par ses "suppositions absurdes, puisque négresses" (PDP, 165). Brouillon de réflexions éparses, l'écriture intimiste ne vaut guère le label d'une création artistique. Mariotte est une scribouilleuse, annotant dans "un cahier d'enfant, un modeste crayon long comme le doigt" (PDP, 55), faute de mieux, les paroles qu'elle aurait tant aimées dire s'il y avait une interlocutrice qui les aurait comprises. Nous sommes loin de la création qui satisfait, de la rédaction qui rend heureux. L'écriture n'est qu'une carapace, un coquillage pour se défendre contre la méchanceté des autres, un moyen de se distancier des autres qui la décrètent "Doudou", collectionneuse de rognures d'ongles, "Miam-Miam" cannibalesque. L'écriture est un stratagème de résistance contre l'inimité des autres, un trompe-l'oeil qui doit la sauver de la promiscuité asilaire. Seule dans sa solitude, il ne lui reste qu'à ressusciter les lieux d'antan, les plats savoureux de la cuisine créole, tel ce plat de porc aux bananes vertes (plat typique de l'univers de l'habitation, à base de bas morceaux du porc), des moments qui sont restés greffés sur ses rétines usées. Comme celui du départ, programmé dans tout roman exilaire. Sapotille, poussée à quitter la Guadeloupe, regrette infiniment avoir quitté la mère et le pays de la mère, nous évoque pareillement ce déchirant adieu: Et je découvre ce que je laisse: derrière le port de Pointe-à-Pitre, la place de la Victoire, bordée de maisons de bois et de tamariniers. Il faut que je les regarde et qu'ils demeurent en moi. J'ai vingt-six ans, je m'en vais: reverrai-je la darse aux quais à fleur d'eau, ces manguiers, ces tamariniers, la place aux allées rectilignes et le kiosque à musique 476 ? La traversée de l'océan, le trajet incertain jettent la narratrice hors d'elle-même. Tel un radeau de la Méduse, elle se sent à une distance infranchissable de tout ce qui lui était familier et donc, de tout ce qui lui servait de borne "identitaire". De même que Sapotille s'éloigne d'elle-même quand le paquebot quitte la rade, de même Saint-Pierre, reculant et s'amincissant, provoque un sentiment de dessaisissement identitaire. C'est que le port (ou ce qui doit en faire office: la débarcadère ou le "Mouillage" 477 ) se confond avec le havre maternel, le berceau, la "case-à476 477 Sapotille, oc, 11. Jack Corzani signale la carence de l'image portuaire dans la littérature antillaise: ayant à la fois des explications réalistes (les petites Antilles n'ont pas de ports importants), et idéologiques. Chez Glissant (et je pourrais ajouter Schwarz-Bart), l'accent est mis sur la terre féconde, sur l'île entière comme un lieu d'errance dans laquelle il faut "amarrer", comme le fait Télumée à la Ramée. Le port n'y profite pas d'une focalisation privilégiée. ("L'image fantomatique du port dans la littérature des petites Antilles francophones" dans Régis Antoine et Gérard A. Jaeger (éd.), Les quais sont toujours beaux, Thonon-les-Bains: éd. L'Albaron, 1990, 221-233. Scribouilleuse de la parole: PDP 151 moman-moin" (PDP, 46, 85). D'où l'impression de "s'échapper d'elle-même", comme si Mariotte était expulsée une deuxième fois du corps maternel. Dévorée de nostalgie, elle donnerait n'importe quoi pour revoir Saint-Pierre: je ne souhaite pas y débarquer; mais vois-tu, simplement la contempler de loin, une minute, comme je l'ai vue au moment où le cargo de Guyane m'éloignait pour l'éternité de moi-même... [...] de sorte que je puisse voir toute la rade de Saint-Pierre [...] ô rien qu'une minute, z'amis an moins... ne serait-ce qu'en rêve. Rien qu'une minute je vous en supplie? (PDP, 82) Un autre parallélisme frappant entre Sapotille et Mariotte est l'absence de destinataire à bord ou outre-mer, ce qui incommode très vite: Mercredi 17 novembre. Huit heures du matin. Mal dormi. [...] Je me réveille mécontente de moi, et de la tournure que prennent ces notes. Je ne voudrais pas que mon journal devienne un recueil de lamentations 478 . Plainte qui rejoint celle de Mariotte qui, au fond du désespoir, évoque par une métaphore aquatique les vagues douloureuses qui montent en elle à l'idée de son inutile écriture: Noyades: tu montes, tu redescends comme un ludion dans une bouteille agitée par des mains... facétieuses. [...] Où veux-tu en venir avec tes "écritures"? (PDP, 185) L'écriture attise la mélancolie; elle rend la réclusion solitaire affolante. La prise de plume déboussole, tant par la nature pessimiste des réflexions que par le fait que l'esseulée s'y confronte sans cesse à elle-même. De surcroît, les Cahiers de Mariotte sont assiégés par un "fantôme récalcitrant" (PDP, 12), deuxième voix féminine qui concurrence celle de Mariotte. Man Louise fait brusquement son entrée pour réveiller le spectacle atroce de sa fin et pour lui sonner le glas. Au matin de sa mort, la "vieille bête des Blancs" était aux prises avec l'identité, la sienne propre, et celle de ses filles qu'elle refusait carrément de reconnaître. En plein délire, elle suppliait qu'on la savonne pour qu'elle meure toute blanche (allusion à l'affiche publicitaire du savon bordelais "La Perdrix" qui blanchit jusqu'au bras d'une négresse!) Voix du Surmoi, double hallucinatoire, Man Louise terrifie toujours Mariotte qui, tout à coup, se dessille les yeux. Elle finit presque aussi misérable et "gaga" que Man Louise. Éprouvant du mal à trouver le vocable exact ("clapotis" pour "événement"), n'ignore-t-elle pas ensuite le pronom qui lui convient, signe indéniable de sa perte identitaire? D'un "Je" à un "Tu", Mariotte glisse ensuite vers un innommé "elle", se désignant ironiquement comme "une quelconque vieille femelle morte"; "négresse"; "vieille femelle d'homme", ou encore "la créature, ladite antique femelle noire d'homme", etc.. 478 ibid, 21. De la matrifocalité à la focalisation 152 (PDP, 220) Focalisatrice interne, elle devient focalisée dans le dernier Cahier où elle nous relate sa dernière fugue dans la "zone dangereuse des Blancs". C'est une ultime tentative de rentrer chez elle, de revisiter le morne Pichevin, "haut lieu de fripaille" (selon le narrateur du Nègre et l'amiral) relié à "l'En-ville" de Fort-de-France par quarante-quatre marches. Cet escalier, Mariotte le retrouve au cours de sa promenade dans le quartier latin: dans la rue Monsieur-le-Prince, elle prend à gauche l'escalier qui longe le bâtiment de l'École de Médecine et gagne la rue Danton. De là, elle s'engage dans les vénelles qui mènent au restau créole de Madame Bigolo près de la Seine. D'où elle repart pour arriver à la place Saint-André-des-Arts. C'est dans la rue Danton qu'elle tombe, aveuglée par la vision fantastique de rosaces vertes et jaunes qui flottent au-dessus de la place de l'Odéon (PDP, 208, 219). Finalement, Mariotte atteint la petite rue Rive Gauche dont il est également question chez celui qui, exilé des Antilles avant de l'être de France, dut se réfugier à Georgetown et à New York: "'Rue Gît-le-coeur... Rue Gît-le-coeur...' chantent tout bas les cloches en exil, et ce sont là méprises de leur langue étrangères479 ." Comme l'amie espagnole, en souvenir de qui Saint-John Perse écrivait ce poème, Mariotte se sent bannie dans une société dans laquelle il lui est impossible de s'intégrer, ne fût-ce que pour des raisons d'ordre linguistique. Le lecteur qui a suivi Mariotte dans cette errance finale sent avant tout le poids de l'exil, qu'alourdit encore le décor de la ville enneigée. Plainte de l'exilée, la dernière séquence évoque le recueil persien Exil (1944), et plus particulièrement le "Poème à l'Étrangère". Mariotte pleure le pays perdu, sa cuisine et sa langue qui font qu'elle se trouve "à une très grande distance de sa propre personne", elle se sent "comme dans un cul-de-basse-fosse d'elle-même" (PDP, 208). Tout en se défendant ("Qui prétend que je ne sais plus parler le créole?... Quel diable a bien pu vous mettre en tête cette fausseté?..." PDP, 44), Mariotte s'avoue que "les mots de [s]a langue maternelle [la] quitt[ent]", se souvenant involontairement de Man Louise en français de France" (PDP, 71). Comme la folle dans Mère la mort 480 , elle a la tête broyée par le casse-noix de la grammaire française. Il est symbolique que dans l'avant-dernière séquence, faute de "l'absence de yeux humains sur [s]es écritures", une Mariotte désespérée se console elle-même en créole: 479 Saint-John Perse, "Poème à une étrangère" dans Oeuvres complètes, GA, Coll. "La Pléiade", 1972. 480 Jeanne Hyvrard, oc, 47,53,72. Scribouilleuse de la parole: PDP 153 je veux aujourd'hui t'appeler Mariotte ma chère et te parler comme une mère à son enfant: esse ou ka tann ça moin di-ou, ti moune an moin, ti Mariotte-là, ô ti-fi di mone Pichevin é toutt cé bel-pays-là-cà? Esse ou ka tann? Esse? (PDP, 203) 481 481 "Est-ce que tu m'entends, mon enfant, ma petite Mariotte, ma petite fille du morne Pichevin et de tout ce beau pays? Est-ce que tu m'entends? Est-ce que?" Chapitre 2Chapitre 2 À la périphérie du discours antillais J'ai entendu affirmer dans à peu près tous les milieux, vers les années soixante - soixante-dix, qu'il était impossible de créer en Martinique, d'écrire, de peindre, de faire de la musique, de produire des objets ou des idées. C'est pourquoi toute création dans un tel milieu apparaissait comme un scandale structurel et était aussitôt marginalisée dans la conception ou la vision qu'on en avait, quand elle ne se marginalisait pas elle-même en baroquisant sans nécessité (c'est-à-dire, en isolant par redondance) son projet ou ses méthodes. Glissant, Le Discours antillais 2.1. Velléités d'une pré-littérature.1. Velléités d'une pré-littérature Dans Un plat de porc aux bananes vertes, il est absolument impossible de contourner la nébuleuse de paratextes482 . Ceux-ci constituent "un lieu privilégié d'une pragmatique et d'une stratégie, d'une action sur le public au service [...] d'un meilleur accueil du texte et d'une lecture plus pertinente483 ". L'interstice paratextuel a beau être une "zone indécise entre le dedans et le dehors 484 ", il nous informe sur l'auteur (l'énonciateur externe) et sur le narrateur (l'énonciateur interne). Vecteur de réalité et de mensonge romanesque, il renseigne sur l'horizon idéologique et socio-culturel de l'auteur-narrateur. Enfin, la "surcharge" paratextuelle est inséparable du baroquisme présent dans plus d'un roman antillais. La relation transtextuelle mérite d'autant plus réflexion qu'elle se révèle prégnante dans d'autres littératures insulaires, nées dans des conditions socio-historiques similaires. Jean-Claude C. Marimoutou485 observe que la profusion de paratextes préfaciels dans les romans réunionnais Terme utilisé par Genette dans Palimpsestes (Sl, 1981, 9) et rebaptisé dans Seuils (Sl, 1987) en péritexte et épitexte. 482 483 Genette, Seuils, oc, 8. 484 ibid. 485 Jean-Claude Carpanin Marimoutou, "L'exote exotique. Entre récit exotique et roman colonial: le roman Velléités d'une pré-littérature 155 corrode le récit proprement dit. L'appareil paratextuel sert à signaler à et pour qui ils écrivent; il pose en toute acuité le problème du destinataire d'une pré-littérature: "sans audience chez elle, méconnaissant l'interaction auteurs/lecteurs où s'élabore [toute] littérature486 ". Faute d'une culture livresque aux Mascareignes et aux Antilles, l'écrivain se tourne vers la métropole, concevant "une écriture pour l'Autre, écriture empruntée, ancrée dans les valeurs françaises, ou en tout cas hors de cette terre [antillaise]487 ". Les romanciers inscrivent donc leurs oeuvres dans une littérature dominante par rapport à laquelle ils sont obligés de se situer. Cela me fait considérer la paratextualité comme un indice de "l'écart488 ", c.-à-d. la distance qui sépare un JE(ex)colonisé de l'AUTRE-(ex)colonisateur; elle naît de la tension entre la périphérie et le Centre dont l'auteur doit se détacher s'il veut s'armer contre la dépendance idéologique489 . Lieu de transition entre la réalité et la fiction, lieu de transaction entre destinateur et destinataire, le paratexte tisse un fil arachnéen entre la littérature dominante et la littérature dominée, de manière à suspendre l'oeuvre antillaise dans un filet intertextuel aussi bien qu'interculturel, interethnique, voire interpolitique. C'est à cette conclusion qu'arrive Bernadette Cailler490 après analyse de l'épigraphe glissantienne: les citations mises en exergue sont autant de mailles dans la "Poétique de la Relation" mettant en rapport la Littérature du Même et celle du Divers, celle "de peuples qui hier encore peuplaient la face cachée de la terre" (DA, 191). Il ne saurait surprendre que l'inflation péritextuelle devienne une composante de l'écriture glissantienne. Pour s'en convaincre, il suffit de feuilleter La case du commandeur, où deux sentences de personnages 491 sont suivies d'un commentaire auctorial en petits caractères qui nous informe du glossaire492 : "À l'intention du lecteur méticuleux, on trouve en fin de volume un glossaire assez succinct pour ne réunionnais" dans L'exotisme. Cahiers CRHL/CIRAOI, nE5, 1989, 259-266. 486 Bernabé, Chamoiseau et Confiant, Eloge de la créolité, oc, 14. 487 Marimoutou, art.cité. 488 Notion reprise au roman éponyme de V.Y. Mudimbé (PA, 1979).(Voir B. Cailler, "La conquête de l'Amérique: Todorov, Mudimbe, Glissant, Bouraoui et la "Question de l'Autre", Nouvelles du Sud, nE d'août-septoct 1985, 14-29). V.Y. Mudimbé, L'odeur du père. Essai sur les limites de la science et de la vie en Afrique noire, oc, AvantPropos. 489 490 Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue. Glissant et l'(H)histoire antillaise, oc, 165-166. 491 Les paroles de Pythagore Célat ("Il y a toujours quelque chose que tu connais et quelque chose que tu ne connais pas.") et de Papa Longoué ("Parce que la parole a son histoire et qu'il faut la fouiller longtemps comme un plant d'igname, loin au fond de la terre.") se rapprochent de la citation des Anciens dans le péritexte préfaciel de Ti Jean: la parole y apparaît comme une source de connaissance (cf.supra II.1.3.1) 492 Simone Schwarz-Bart et d'autres auteurs antillais (e.a Chamoiseau) refusent le glossaire parce qu'il signifierait la soumission aux exigences du public métropolitain. À la périphérie du discours antillais 156 pas être rebutant." Ensuite, un extrait du quotidien des Antilles (formant couple avec celui placé à la fin) introduit le roman qui se répartit sur trois volets dont les parties sont couronnées de titres tous aussi originaux qu'énigmatiques 493 . Au glossaire ("Sur quelques vocables qui nous sont très particuliers") s'ajoute l'"Essai de classification généalogique des familles Béluse, Targin, Longoué, Celat", fort utile pour la (re-)lecture de l'ensemble de l'oeuvre glissantienne. D'autre part, le paratexte abolit les frontières du récit. Dès qu'un personnage diégétique s'immisce dans la sphère référentielle, la barrière entre "fictif" et "non-fictif" s'efface: de focalisé, le personnage s'émancipe en focalisateur, ce qui altère le statut (omniscient) du narrateur externe. De fait, le rôle même de l'auteur s'en modifie, puisqu'il renonce à l'attitude de l'omniscience et se réclame héritier de son personnage. Du coup, la distinction que le lecteur est habitué à établir entre une littérature réaliste ou ir/(sur)réaliste s'en trouve invalidée 494 : ce qui se trouve hors de la sphère du vraisemblable risquera d'en faire partie intégrante à l'"Ile des Revenants495 " peuplée "d'êtres étranges, hommes et bêtes, démons, zombis et toute la clique" (TJ, 9). En accréditant les dires de ses personnages au moyen de leur intrusion péritextuelle, en valorisant ses sources, aussi diverses soient-elles, l'auteur légitime son rôle de médium. Alice Walker termine La couleur pourpre par ce hors-texte saisissant: "Je remercie tous les personnages de ce livre d'être venus à moi" et signe "A.W., auteur et médium". Chamoiseau nous fait partager son tourment d'écrivain à la fin de Chronique des sept misères: "Des personnages qui apparaissent, qui se développent, défaillent et s'en vont du récit. Des émotions, des odeurs, des sensations ramenées d'on ne sait où, qui ont l'air bonnes, et qui tombent comme des feuilles mortes. Que de génocides pour un simple roman, que d'hécatombes pour une silhouette..." Dédicaces, intertitres ou épigraphes émaillent le corpus schwarz-bartien et sous-tendent des liens familiaux factuels ("Pour toi sans qui ce livre ne serait pas ni ma vie" dans LMS) ou fictifs (sous-titre:"Présentation des Miens" dans TM), intertextuels (les vers d'Éluard pour TM; citations de Lara et de Bangou dans LMS; "La fin et le commencement" dans TJ, titre repris à oc. 493 À titre d'exemple: "Mémoire des brûlis, Procession des dédoublés, Roche de l'opacité." 494 cf.supra I, 4.1.2. 495 C'est le surnom donné à la Martinique par le père Labat dans son Voyage aux Isles de l'Amérique 1693-1705, Velléités d'une pré-littérature 157 Jacques Roumain), si ce n'est socio-politiques ("À Aimé Césaire et à Élie Wiesel" dans PDP). Pour les Schwarz-Bart, le paratexte rend hommage aux antécédents littéraires noirs et blancs. Un vaste horizon intertextuel s'y dévoile. À la périphérie du discours antillais 158 2.2. Hommage à Phillis Wheatley.2. Hommage à Phillis Wheatley Dans Un plat de porc, les péritextes suivants se succèdent: l'autoportrait de Mariotte, le surtitre, les trois citations empruntées aux historiens guadeloupéens, le sous-titre, "oeuvres de Simone et André Schwarz-Bart", la page du titre, les dédicaces à Aimé Césaire et Élie Wiesel et enfin, une épigraphe empruntée au Cahier d'un retour au pays natal, suivie du premier intertitre "Cahier". Il n'est pas mon propos de traiter chacun de ces messages périphériques analysés ailleurs 496 . Je voudrais revenir sur le premier de la série, le plus frappant par sa nature extra-littéraire, et qui, véritable amputation du récit, est supprimé dans certaines traductions. Le frontispice au Plat de porc aux bananes vertes représente la narratrice en train d'écrire: plume, feuillet criblé et encrier sont dessinés. Le message pictural nous montre donc la narratrice à son occupation journalière et suggère en quelque sorte que le livre qu'on s'apprête à découvrir sera l'autoportrait d'une vieille femme (s')écrivant. Qui plus est, le croquis reçoit un commentaire à l'intérieur même des Cahiers. En effet, Mariotte note dans le deuxième Cahier: Prise d'un rire intérieur, je saisis le cahier d'écolier [...] et sur la première page de ce cahier, je dessinai avec application ma silhouette avec filet de nuit et simili lunettes. Je me trouvai très ressemblante ainsi. Nulle photo ne m'avait saisie aussi fidèlement. (PDP, 56) Devant l'absurde vanité de l'entreprise scripturale, la narratrice renonce, ne fût-ce qu'un bref instant, à sa vocation de diariste. Préférant se dessiner plutôt que de s'épancher par écrit, Mariotte livre une représentation aussi fidèle que possible d'elle-même, quoiqu'aux contours hésitants: "vieille négresse à cheveux blancs moutonnant comme une perruque de marquise" (PDP, 56), "insecte à binocles" (PDP, 57). Il est clair qu'un rapport de similitude s'instaure entre l'activité picturale et la rédaction des Cahiers. Le dessin correspond au dessein que se fixe Mariotte; l'esquisse est l'emblème de l'écriture fragmentaire et fragmentée de Marie Monde. Lieu d'iconicité, le péritexte annonce une écriture hâtive, secrète et désordonnée, adressée à personne et qui trahit à chaque page le sentiment de nullité et la peur du "gâtisme". Gribouillis exécutés au jour le jour, ultime refuge contre les "délires et rêves, comédies cruelles et inlassables" des démentes (PDP, 20), l'écriture devrait d'abord fixer sa propre image devenue de plus en plus floue depuis son entrée dans le "Trou". Mariotte est consciente que son évanescence est liée à celle des co-pensionnaires et que son portrait est donc fort incomplet: il y manque des "échantillons de toilettes, de coiffures, de têtes dont les plus sereines et les mieux conservées ont un air de folie, [...] Manquaient telle Voir mon mémoire de DEA: "Un plat de porc aux bananes vertes" d'André et de Simone Schwarz-Bart: vers l'origine du roman, Université de Lille III, 1987. 496 Hommage à Phillis Wheatley 159 jambe serrée contre l'os. Tel cou de marionnette à ressort. Tel goitre. Tel oeil dément, grand comme la page, où seraient dessinées chacune des étapes d'un calvaire auprès duquel la modeste aventure de Jésus prête à commentaires attendris" (PDP, 57). Aussi égocentrique que puisse paraître l'écriture intimiste, Mariotte dénonce avec virulence le sort infâme des vieillards dans nos sociétés occidentales. Dans l'oeuvre de la première poétesse noire américaine, je trouve un frontispice par trop semblable à celui d'Un plat de porc497 . En 1773, l'éditeur de Phillis Wheatley, "servante noire de M. Wheatley à Boston" insère un fac-similé d'une photogravure faite par un dénommé Scipio Moorhead, à qui Wheatley dédicace par ailleurs un de ses poèmes498 . D'emblée, le métamessage nous informe sur l'identité (raciale et sexuelle) de l'auteur; en même temps, il renseigne sur la raison d'être de l'autobiographie féminine noire: représentation de soi en tant qu'être discourant et écrivant. L'image de la poétesse devrait convaincre le lecteur blanc que les poèmes du volume, aussi incroyable que cela ait pu être à l'époque, furent de la main d'une négresse. Autrement dit, la gravure rejoint le syntagme archétypal que porte maint titre des slave narrative: "Written by him/herself499 ." Puisqu'il était absolument inimaginable qu'une femme noire ait pris la plume au XVIIIe siècle, la gravure jure avec l'inculture et la sous-humanité dans laquelle l'homme, et plus encore la femme noire, étaient relégués. Avec Wheatley, la femme noire, sujet inaudible et invisible, sort pour la première fois de l'ombre, du non-être pour revendiquer ses droits en tant que sujet discursif et scriptural. Grâce à la bonté de ses maîtres qui lui dispensèrent exceptionnellement un enseignement classique, Wheatley s'exprime en un anglais si cristallin et imite les Gréco-latins 500 si parfaitement qu'un Blanc n'aurait jamais deviné que l'oeuvre était celle d'une femme noire501 . Même si Wheatley restait fort subjuguée par le canon blanc, elle est la première "négresse" à égaler le Blanc en matière de création littéraire. Pionnière, elle est le "poteau mitan" de la tradition afro-américaine; la Ur-mère littéraire. Comme d'autres le feront 497 Reprise dans Hommage à la femme noire de SSB, oc, Tome 3. Voir illustration. 498 Voir The Poems of Phillis Wheatley, éd. par Julian Mason, Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1986. 499 Ainsi, les ex-esclaves féminins cautionnent leurs mémoires et confessions dans l'appareil titrologique: Harriet A. Jacobs, Incidents in the Life of a Slave Girl: Written by Herself (1861); Mary Prince, The History of Mary Prince, a West Indian Slave, Related by Herself ... (1831). 500 Assimilant à vive allure les lettres latines, Wheatley traduit un poème d'Ovide à l'âge de quatorze ans. (Voir Simone Schwarz-Bart, Hommage à la femme noire, oc, tome 3.) 501 Deux siècles plus tard, Breton eut la même réaction devant l'oeuvre de Césaire. Découvrant à Fort-de-France Tropiques, il complimente que c'est "un Noir qui manie la langue française comme il n'est pas aujourd'hui un Blanc pour la manier." (Cahier: Un grand poète noir, oc, 80) 160 À la périphérie du discours antillais après elle, elle (ou plutôt son éditeur) signifie l'altérité à des métaniveaux, par des paratextes, pictural 502 ou autre. Dans Mémoire d'une amnésique, l'Haïtienne Jan. J. Dominique 503 juxtapose sa propre photo à un cadre vide portant comme sous-titre: "Ceci est la narratrice." Lire Houston A. Baker, Workings of the Spirit: The Poetics of Afro-American Women's Writing, oc, 39 et 42: "[Afro-Americans] were compelled to construct and inscribe unique personhood in what appeared to be a blank and uncertain environment. [...] The most forceful, expressive cultural spokepersons of Afro-America have traditionally been those who have first mastered a master discourse - at its most rarefied metalevels as well as at its quotidian performative levels - and then, autobiographically, written themselves and their own metalevels palimpsestically on the scroll of such mastery." 502 503 Jan J. Dominique, Port-au-Prince: H. Deschamps, 1984; lire à ce propos Kathleen Balutansky, "Creating her own image: Female genesis in Mémoire d'une amnésique and Moi, Tituba sorcière" dans L'Héritage de Caliban, sous la dir. de Maryse Condé, Pointe-à-Pitre: Ed. Jazor, 1992, 29-48. Hommage à H. Beecher-Stowe 161 2.3. Hommage à Harriet Beecher-Stowe.3. Hommage à Harriet Beecher-Stowe Dans La mulâtresse Solitude, André Schwarz-Bart choisit pour couverture du roman une illustration504 du plus célèbre roman afro-américain: Uncle Tom's Cabin de l'abolitionniste américaine Harriet Beecher-Stowe (1811-1896). La lithographie représente une petite esclave heureuse, arborant un large sourire: image d'Épinal chère aux Sudistes. Que cette vision idyllique n'ait pas du tout correspondu à la réalité, Beecher-Stowe allait le démontrer dans son best-seller foudroyant sur le Deep South tout en se divulguant en tant que narratrice, prétendant que "Dieu l'écrivit"505 . Autrement dit, le hors-texte pictural, dessin faussé du Noir (re-)présenté par le Blanc, fonctionne ici comme négatif du dessein romanesque. Il en va de même dans La mulâtresse Solitude qui restitue authentiquement la vie sur les plantations guadeloupéennes à la fin du XVIIIe siècle. L'annexe bibliographique 506 en fin de volume atteste, si besoin était, que l'auteur s'est dûment documenté pour romancer la vie de l'esclave Solitude. Notons au passage que Beecher-Stowe fit de même en publiant A Key to "Uncle Tom's Cabin"; presenting the original facts and documents upon which the story is founded. Together with corrobative statements verifying the truth of the work 507 . Ensuite, Schwarz-Bart raccourcit la citation d'Oruno Lara, laquelle figurait déjà dans le préambule du cycle qu'est Un plat de porc. Je ne saurais trop insister sur la place importante de Lara dans l'historiographie et les lettres antillaises. Rédacteur en chef de la Guadeloupe littéraire et artistique (1907), revue qui fait la part belle à l'histoire, fondateur des Antilles Politiques et Littéraires (1914), Lara publie en 1921 une contribution substantielle à l'historiographie locale, comparable à celle, monumentale, de Moreau de Saint-Méry pour Saint-Domingue. Par ailleurs, son titre La Guadeloupe physique, économique, agricole, financière, politique et sociale de la 504 Reprise dans Hommage à la femme noire de SSB, oc, tome 3. Voir illustration. Voir Joanne M. Braxton, Black Women Writing Autobiography. A Tradition within a Tradition, Philadelphia: Temple University Press, 1989, 24. 505 L'auteur reprend ici et là certains passages tels quels. Dans L'Histoire de la Guadeloupe (oc, 175) Bangou consacre ces lignes à Dauphin: "Le capitaine Dauphin, retrouvé parmi les morts, horriblement mutilé mais vivant, fut pendu sur le cours Nolivos et son corps exposé sur la potence du morne Constantin", repris à la page 132 de LMS. Les derniers mots de Solitude: "Fontaine, je ne boirai de ton eau..." (LMS, 136) se lisent chez Lacour (La Guadeloupe dans l'histoire, HA, 1979, 159). Un maquignon les aurait proférés avant de mourir: "On prétend qu'il ne faut pas dire: 'Fontaine, je ne boirai de ton eau.' Moi, je le dis, et je gage que j'aurai raison contre le proverbe." 506 "Une clé à La Case de l'oncle Tom; présentant les faits originaux et les documents sur lesquels l'histoire se fonde. Ensemble avec les déclarations qui confirment la vérité de l'oeuvre." (Beecher-Stowe, De slavernij. Trad. néerlandaise, Haarlem: A.C. Kruseman, 1853) 507 À la périphérie du discours antillais 162 découverte à nos jours (1492-1900) fait écho à La Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l'île de Saint-Domingue 508 . Pour Lara, l'oeuvre romanesque devait être en prise directe avec le passé guadeloupéen, puisque: Ils [Les Français] ont rempli nos villes, couvert nos places publiques des statues et des titres de leurs notabilités militaires et civiles, oubliant systématiquement nos propres gloires locales, celles tenant à notre race; ils nous apprennent les moindres détails géographiques et historiques d'autres pays, en nous laissant ignorer tout du nôtre; ils ont faussé notre esprit et notre coeur, et par une instruction et une éducation de parti-pris, jusqu'à nous faire oublier nos origines et nos devoirs, et être fiers de leur sujétion. Il faut changer cela! 509 Par hommage, mais plus encore par souci de vérité historique, Schwarz-Bart réfère à cet historien, critique littéraire et romancier qui résume en quelques vers le triste sort de l'héroïne schwarz-bartienne: L'une de ces femmes héroïques, la mulâtresse Solitude, allait être mère; elle participa à tous les combats au poste de Dolé; arrêtée et emprisonnée, elle fut suppliciée dès sa délivrance, le 29 novembre 1802. Le péritexte schwarz-bartien allègue d'emblée la connexion histoire/littérature. Un dernier paratexte mérite attention, notamment l'épilogue en fin de volume. L'Habitation Danglemont, "territoire de l'ultime combat, lieu de l'holocauste" (LMS, 132) où périrent Delgrès et 300 esclaves insurgés est comparé aux "ruines humiliées du Ghetto de Varsovie" où les derniers habitants livrèrent une résistance tenace mais désespérée contre les Nazis du 19 au 22 avril 1943. Par ce rapprochement, l'auteur nous avertit que des génocides peuvent rebondir à des lieux et à des moments éloignés. De plus, la même image clôt La mulâtresse Solitude et Le Dernier des Justes: celle de la fumée. En effet, la mort d'Ernie au milieu d'autres déportés dans la chambre à gaz, la crémation des corps et la dispersion d'une fumée dans le ciel d'Auschwitz constituent la triste fin, "réécrite510 " et appropriée par Yambo Ouologuem dans Le Devoir de violence511 . Dans la culture juive, la fumée rend hommage à une 508 Moreau de Saint-Méry, oc. 509 Cité par Inez Fischer-Blanchet, "Quelques aspects des rapports au pouvoir dans l'oeuvre d'Oruno Lara (18791924)", Les Cahiers du CEDAF, 4.1-3; 1987, 344-362. 510 Pour la réécriture, composante essentielle de l'écriture antillaise, consulter l'article de Roger Toumson, "Les écrivains antillais et la réécriture", Europe, nE612, avril 1980, 115-157. Yambo Ouologuem termine Le devoir de violence (Sl, 1968, 207) comme suit: "Souvent il est vrai, l'âme veut rêver l'écho sans passé du bonheur. Mais jeté dans le monde, l'on ne peut s'empêcher de songer que Saïf, pleuré trois millions de fois, renaît sans cesse à l'Histoire, sous les cendres chaudes de plus de trente Républiques 511 Hommage à H. Beecher-Stowe 163 civilisation sans cimetière512 . Comme Le Dernier des Justes, La mulâtresse Solitude figure comme livre-tombe, "petite pierre blanche" en souvenir pieux de ceux qui ne reçurent pas de tombe. Comme Ernie Lévy, Solitude meurt "six millions de fois": son sort est celui de tant d'Africains et d'Antillais atrocement tués, sans avoir droit au rite mortuaire, drame qui dépasse le narrateur. Le dernier des Justes, innocent et foncièrement juste, est frappé d'un ultime châtiment, celui de la privation de sépulture: Il en fut ainsi de millions, qui passèrent de l'état de 'Luftmensch' à celui de 'Luft'. Je ne traduirai pas. Ainsi donc, cette histoire ne s'achèvera pas sur quelque tombe à visiter en souvenir. Car la fumée qui sort des crématoires obéit tout comme une autre aux lois physiques: les particules s'assemblent et se dispersent au vent, qui les pousse 513 . Le seul pèlerinage serait, estimable lecteur, de regarder parfois un ciel d'orage avec mélancolie. (DDJ, 377) Le supplice de Solitude symbolise moins l'aboutissement d'un drame individuel que la tragédie du peuple noir cloué aux chaînes, traité "aux fourmis, traités par le sac, le tonneau, la poudre au cul, la cire, le boucanage, le lard fondu, les chiens, le garrot, l'échelle, le hamac, la brimbale, la boise, la chaux vive, les lattes, l'enterrement, le crucifiement" (LMS, 69), sans avoir droit au dernier repos. L'épilogue sert donc d'oraison funèbre, d'invitation à méditer et prier pour les innombrables Noirs écartelés et brûlés vifs parce qu'ils avaient la malchance d'appartenir au mauvais camp, celui de leur race: Ressentant un léger goût de cendre, l'étranger fera quelques pas au hasard, tracera des cercles de plus en plus grands autour du lieu de l'Habitation. Çà et là, sous de larges feuilles mortes, dorment encore des moellons projetés au loin par l'explosion et déterrés, enterrés à nouveau et redéterrés par la houe innocente des cultivateurs: il heurtera l'un d'eux du pied. Alors, s'il tient à saluer une mémoire, il emplira l'espace environnant de son imagination; et, si le sort lui est favorable, toutes sortes de figures humaines se dresseront autour de lui, comme font encore, diton, sous les yeux d'autres voyageurs, les fantômes qui errent parmi les ruines humiliées du Ghetto de Varsovie. (LMS, 139-40) De ce passé lointain ne subsistent que quelques artefacts, quelques pierres qui rappellent au bain africaines... Ce soir, tandis qu'ils se cherchaient l'un l'autre jusqu'à ce que la terrasse fût salie des hauteurs noirâtres de l'aurore, une poussière chut d'en haut sur l'échiquier; mais à cette heure où le regard de Nakem vole autour des souvenirs, la brousse comme la côte était fertile et brûlante de pitié. Dans l'air, l'eau et le feu, aussi, la terre des hommes fit n'y avoir qu'un jeu....". cf.infra II, 3.2. 512 513 Kaufmann, Pour relire "Le Dernier des Justes", oc, 32. Autre "plagiat": André Schwarz-Bart aurait emprunté quatre vers à Madame de Sévigné chez qui on lit: "[Le] pauvre petit corps [de la sorcière de Brinvilliers] a été jeté, après l'exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent; de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits il nous prendra quelque humeur empoisonnante dont nous nous serons étonnés." Kaufmann (oc, 51-52) défend Schwarz-Bart: "Cet emprunt (comment parler ici de plagiat?) permet de traduire un thème transhistorique. Le bûcher de Brinvilliers témoigne d'un dernier assaut des superstitions et des préjugés médiévaux en plein XVIIe siècle." 164 À la périphérie du discours antillais sanglant. Le roman se veut un modeste mémorial commémorant Delgrès (qui n'en reçut qu'un en 1977) et Solitude. Hommage à Paul Eluard 165 2.4. Hommage à Paul Éluard.4. Hommage à Paul Éluard Dans Pluie et vent, Simone Schwarz-Bart reprend deux vers à Ondée d'Éluard (Les Yeux fertiles, 1936). Contrairement au chef de file surréaliste, Éluard fut constamment sur la brèche anticoloniale et se prit de sympathie et de solidarité pour l'homme et la femme de couleur aux colonies françaises514 . Breton confina le surréalisme à un simple mouvement artistico-poétique élitaire, si bien que des fissures apparurent dans le pacte qui lia, dans les années 30, les surréalistes et les intellectuels antillais. Ces derniers ne sont par ailleurs pas unanimes quant à l'apport du surréalisme pour l'antillanité515 . Pourquoi cette épigraphe éluardienne? Ondée nous définit la beauté féminine par un quadruple manque, qui s'applique bien à l'Antillaise des mornes: Belle sans la terre ferme Sans parquet sans souliers sans draps L'exergue érotise, malgré l'absence de parure et les privations qu'elle endure, la femme des îles. L'Antillaise pourrait se vanter d'une beauté toute platonicienne: telle sera en effet la splendeur des Lougandor, laquelle contraste beaucoup avec le goût prononcé de parures et d'étoffes, avec la coquetterie de certaines négresses qui veulent ainsi "singer" les Créoles. Dans Pluie et vent, "le goût de se coiffer, de s'habiller" (TM, 160), "les piles de serviettes neuves, ces robes à plis canons" et "le[s] napperon[s] brodé[s]" (TM, 104-5) pour lesquels la femme pauvre se sacrifie volontiers, sont des "tics aristocrates" surdéterminés. Qu'elle soit citadine ou campagnarde, l'Antillaise cherche par des ruses vestimentaires, des habits froufroutants et des coiffures à trahir sa race. Cette imitation des Békés, recherchée âprement par toutes, est en même temps ce que l'on reproche méchamment. Ainsi, Toussine remplit "l'âme [des commères] d'amertume et de rancoeur" (TM, 21) avec son "foulard de satin, un large collier d'or vert, des boucles de grenat, des escarpins montants qu'elle mettait de ux fois l'an, le mercredi des Cendres et le jour de Noël" (TM, 23). Dans Un plat de porc, Hortensia la Lune met ses chaussures le mercredi des Cendres et le jour de la Toussaint et, exceptionnellement, pour rendre visite à son compère Raymoninque, Régis Antoine, "Le nègre surréaliste", Notre Librairie, nE 91, 1988, 15. Voir aussi "Transits surréalistes" dans La littérature franco-antillaise, oc. 514 515 Tandis que Césaire appréciait que le surréalisme désenvoûtât la France et l'impérialisme européen, Glissant a discrédité le mouvement: "facteur de passivité (André Breton comme maître), lieu de références floues (la vie, le feu, le poète), absence de pensée critique dans le social, croyance en l'homme d'élection. [...] le Surréalisme tend à réduire les particularités et la spécificité, [...] à raturer par la négation simple le problème racial, [...] [il] entretiendrait donc paradoxalement [...] une tendance à l'européocentrisme." (DA, 429) À la périphérie du discours antillais 166 les chaussant juste devant la grille de la prison (PDP, 111). Or, "le cabri a beau faire des crottes en pilules, il n'est pas pharmacien pour autant", fustige Man Louise (PDP, 44). Quoi qu'elle fasse, la paysanne noire reste aux yeux de son compagnon une négresse. Habillée d'une "robe de canne", de "deux sacs de farine" (TM, 214), Télumée craint qu'elle ne pousse son homme à déserter la case conjugale. Mais Amboise l'assure "combien il [la] trouvait belle dans cette robe à [s]a forme, sans fard ni mode..." (TM, 214) Tout "bonnement vêtue d'une robe en toile de sac à farine France" (TJ, 284) Égée ne déplait pas non plus à Ti Jean qui "la retrouv[e] telle quelle, négresse sans fard ni pose, ni do ni dièze*, une nature pure, qui ne masque ni la laideur ni la gloire de la paume de sa main" (TM, 285). L'exergue éluardien devient alors une formule incantatoire qui veut libérer la femme noire du mécanisme pernicieux de la mode. Pour Affergan, il s'agit de la "pratique sociale où s'investit de la façon la plus signifiante l'aliénation; [...] elle est un mode de transformation historique des rapports sociaux. Elle est de ce fait ce dans quoi se ressaisit l'identité bafouée d'une culture ou d'une civilisation516 ". Négation de soi, "la mode confine au clivage du moi: jouer de tels schismes qu'on ne sait plus qui on est. Duplicité parce que duplication 517 ." Simone Schwarz-Bart cherche encore à sortir l'Antillaise du "château de sa peau" pour traduire le titre d'un grand classique caribéen 518 . Toute petite, Mariotte s'affole à la "rancuneuse prédiction" de sa grand-mère qu'elle se retrouvera un jour "aussi noire que du charbon" (PDP, 110). Un deuxième trait phénotypique est la texture des cheveux. "Venue au monde avec des cheuveux trop crêpus" (PDP, 47) 519 , Mariotte s'effarouche devant ses "cheveux blancs moutonnant comme une perruque de marquise; [...] note supplémentaire dans le carnaval de [s]a vie" (PDP, 56). Télumée à son tour ne sait que faire de ses "tresses en crise", de ses cheveux "plus courts et entortillés qu'il n'est convenable" (TM, 52). Le canon de beauté blanche s'intériorise donc dès le plus jeune âge. Télumée cache mal l'envier de la belle chevelure dorée d'Aurore Desaragne: Mme Desaragne [...] secouait tout près de moi ses cheveux jaunes [...] Elle contrôlait la fluidité de l'amidon et s'en allait, la tête un peu renversée en arrière, en balayant son dos de ses longs cheveux en liberté comme pour dire: où sont tes cheveux, négresse, pour qu'ils te caressent le dos... Et puis elle ouvrait la grande porte vitrée, se retournait une dernière fois, secouait encore ses cheveux... (TM, 94) (C'est moi qui souligne) 516 Affergan, "Mode et Dépossession", Traverses, nE3, 1976, 142. 517 ibid., 141. 518 Georges Lamming, The Castle of my Skin, oc. 519 Tandis que la Vingt-six chérit sa "natte blonde", Mariotte a gardé, elle, une feuille de siguine en guise de gris-gris. C'est que cette feuille, par "l'épaisse matière de sa peau noire", rappelle "la peau -suave entre toutes- des négresses bleues de quinze ans" (PDP, 41). Hommage à Paul Eluard 167 Il se peut que la pensée qu'attribue Télumée à sa patronne soit effectivement celle de la Créole. Mais elle pourrait tout aussi bien être la sienne propre: Télumée succomberait alors au fantasme de posséder une blonde crinière qui lui caresserait le dos. Pour la protagoniste schwarz-bartienne, assumer son identité commence par accepter que l'on appartienne à une "variété de l'espèce humaine dont les pigments dermiques sont un peu plus riches en mélanine" (PDP, 207). Télumée y arrive, quoique difficilement: "Ce n'était pas ma faute si [Dieu] m'avait donné une peau si noire que bleue, un visage qui ne ruisselait pas de beauté. [...] peut-être si l'on me donnait à choisir, maintenant, en cet instant précis, je choisirais cette même peau bleutée, ce même visage sans beauté ruisselante." (TM, 116). Inversement, l'aliénation se mesure à la perte progressive de sa "négritude", à l'embarras de voir sa peau toujours plus "charbonneuse", "verdie par l'humidité du Trou", ses "doigts comme des boudins" et son "nez en pied de marmite" (PDP, 188). Contrairement au proverbe "Il n'y a d'égalité que dans la mort", Mariotte doit déchanter: "Je croyais, arrivant ici, que la proximité de la mort nous rendrait toutes semblables; et voici qu'il faut me faire encore plus 'négresse' que je ne suis..." (PDP, 183) Sans qu'elle aille faire ce que les Blancs aiment voir: "faire carrément le nègre, dans une cage, s'agitant comme un dératé et poussant des cris" (TM, 215), la Doudou gigote son corps autour de sa canne, chantonnant une mélodie "tropicale" (PDP, 156) pour le plaisir de M. Nicolo, maniaque exotique. Comme le vieux nègre césairien, sa négritude se cadavérise, agonisant "jusque dans chacun des organes de l'intelligence et du coeur" (PDP, 71): Selon les époques, j'avais honte d'être noire ou j'en étais fière... Mais aujourd'hui, [...] c'est tout quasiment tout bonnement comme si j'avais perdu ma couleur en chemin ... Oui, c'est vrai, je suis sans doute devenue folle dans ma tête, comme on disait au pays [...] (PDP, 187) À la périphérie du discours antillais 168 2.5. Hommage à Jacques Roumain.5. Hommage à Jacques Roumain À côté du péritexte préfaciel 520 , les sous-titres aux neuf Livres de Ti Jean sont particulièrement riches, tant au niveau du rôle et du statut du narrateur schwarz-bartien qu'au niveau intertextuel. Ainsi, le dernier de la série, "La fin et le commencement" est emprunté aux Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain. Il importe de discerner ici la place de l'écrivain et du personnage haïtiens dans le corpus schwarz-bartien. La plus prolétarienne des littératures caribéennes, la plus marquée par le sceau du sousdéveloppement et des criantes injustices du macoutisme et du duvaliérisme, la littérature haïtienne se trouve devant la tâche de décrire la corruption politique et l'indégence affreuse sans écraser la littérature, sans rebuter le lecteur par le ton misérabiliste. À l'instar de Roumain, Simone ne masque pas que la Guadeloupe reste, bien que "vitrine caraïbe", une société où la majorité croupit dans une misère quelque peu dorée. Comme Roumain, son écriture est au service des couches les plus démunies; comme lui, elle trouve une manière de créer le beau sans recourir au "tropisme français" et au "bovarysme collectif" contre lequel s'insurgea Jean PriceMars 521 . L'"indigénisme 522 est le soubassement de l'une et l'autre oeuvres, même si la négritude de Schwarz-Bart se veut apolitique, contrairement aux revendications marxistes de Roumain 523 . Les échos de l'oeuvre roumainienne dans les romans de Simone Schwarz-Bart sont multiples et divers. Il y a d'abord la frappante ressemblance au niveau du héros. Ti Jean L'horizon rappelle Gouverneurs de la rosée par son protagoniste messianique524 qui se sacrifie pour le bien de son peuple. Ti Jean triomphe de la Bête comme Manuel vainc la sécheresse de Fonds-Rouge. Il ramène "le compère soleil" (clin d'oeil à un deuxième chef-d'oeuvre haïtien, le roman de J.S. Alexis) et avec lui, la lumière, substance aussi vitale et bienfaisante que la rosée. Son triomphe consiste en un coumbite* spirituel, en une prise de conscience collective de l'histoire antillaise, co-(n)naissance des Guadeloupéens. Tuant le monstre apocalyptique, Ti Jean 520 cf.supra II, 1.3.1. Voir Chamoiseau et Confiant, Lettres antillaises, oc, 88. Pour un portrait de cet intellectuel haïtien, voir René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Laffont, 1980, chp 2: La négritude de J.Price-Mars. 521 522 Jean-Price Mars, Ainsi parla l'oncle, Québec: Ed. Leméac, 1973. Lire à ce propos Claude Souffrant, Une négritude socialiste. religion et développement chez J. Roumain, J.S. Alexis et L. Hughes, HA, 1978. 523 Figures de Christ, Manuel et Ti Jean se rapprochent du héros de Roger Mais dans Brother Man: rastafari, philosophe, prophète, charitable pour tous ceux qui vivent avec lui dans le "back-yard" jamaïcain, mais qui faillit être lapidé par ceux même qu'il avait protégés et aidés. (London: Heinemann, 1979). 524 Hommage à Jacques Roumain 169 élimine le spectre de l'esclavage qui hante la mémoire collective. En taillant le ventre de la "Dévoreuse du monde", "de petites bouffées bleuâtres" se dégagent du flanc de l'animal. "Un lait fluide inonda [...] le sol, un genre de liqueur huileuse, odorante" qui fait pousser des feuilles et des tiges nouvelles autour de lui" (TJ, 278). Ti Jean gouverne cette rosée grâce à laquelle les Guadeloupéens renaissent à la vie, doués d'une nouvelle vision identitaire. Remarquons encore, dans l'un et l'autre roman, la forte présence de croyances vaudouesques et d'autres forces obscurantistes. Il y a, certes, la très longue scène au cours de laquelle Ti Jean est initié par le houngan* Eusèbe l'Ancien qui lui apprend qu'"il y a des bois derrière les bois et des mondes derrière les mondes et toutes sortes de puissances inconnues". Ti Jean retrouve le chemin de son île natale par les conseils d'un vieillard infirme, Papa Legba, maître des carrefours (TJ, 258). L'exil (à Cuba pour Manuel, en France et en Afrique pour Ti Jean) est ce qui prédestine les héros pour une mission extraordinaire auprès du peuple aliéné. Enfin, est-ce un hasard que Gouverneurs de la rosée termine par une scène de femmes? Les deux personnages féminins s'y épaulent et s'entretiennent sur l'avenir. Délira Délivrance, profondément aliénée et attristée par la perte de son fils, partage un très beau moment avec sa belle-fille Annaïse. Celle-ci la console en lui confiant que "la vie, c'est un fil qui ne se casse pas, [...] chaque nègre pendant son existence y fait un noeud; c'est [...] ça qui rend la vie vivante dans les siècles des siècles 525 ." L'enfant qu'elle porte de Manuel assure que la fin se transformera en commencement: Roumain invite à reconsidérer la place subalterne de l'Haïtienne, gardienne de vie. L'intertextualité s'étend encore à Pluie et vent sur Télumée Miracle, notamment au titre 526 . Subjuguée par les éléments climatologiques, l'héroïne parviendra à conjurer miraculeusement les cataclysmes météorologiques et autres. Or ce qui sert d'image à l'heureux dénouement chez Roumain, à savoir l'eau (sous sa forme quintessenciée, la rosée), correspond à la pluie qui flagelle Télumée. Enfin, le vilain Gervilen réapparaît sous les traits de Germain qui semble la main du destin: félon, il sème la discorde et la mort dans le voisinage527 . Dans Ton beau capitaine, Schwarz-Bart élit un Haïtien en protagoniste: Wilnor débarque à la Guadeloupe, non comme un beau capitaine mais comme un pauvre hère s'illusionnant s'enrichir dans l'île voisine. Schwarz-Bart montre du doigt la situation infâme des immigrés et le comportement raciste des Guadeloupéens vis-à-vis de ces "étrangers" qu'ils condamnent à un 525 Roumain, oc, 190. 526 Jean Bernabé, art.cité, 109-110. 527 cf.infra III, 6.1.2. À la périphérie du discours antillais 170 esclavage version XXe siècle. Venons-en au paratexte qui introduit le dernier Livre de Ti Jean L'horizon. Que peut bien signifier "La fin et le commencement"? L'intertexte roumainien renvoie à la fin (terme et but) du conte et donc du roman dont l'écoute/la lecture aura aidé l'audience à traverser la nuit, tapie de peurs et d'inquiétudes. L'aboutissement coïncide avec le "devant jour", début d'une journée qu'on commence avec un nouvel espoir. Les vers mis en exergue au Livre Neuvième forment couple avec ce message: Baissez, baissez la voix Car la nuit est très douce Et le jour va bientôt s'ouvrir Baissez, baissez la voix... Rappelons que les veillées étaient interdites sur l'Habitation. Que, par conséquent, les Noirs se rassemblaient nuitamment autour du fanal* et achevaient la parole secrète au "pipirit chantant". En fait, la fin du roman Ti Jean L'horizon est lui aussi un peu abrupte, comme s'il s'agissait d'une séance interrompue par mesure de sécurité. Rappelé à lui-même, le public comprend que ce qu'il vient d'écouter n'est qu'une parole inachevée que narrateur et narrataire continueront de concert. La formule "La fin et le commencement" traduit l'espoir d'avoir incité à un lent mais décisif changement. Car, pendant cette nuit d'écoute, une nouvelle vision identitaire s'est distillée qui aidera à "tout refaire dans le nègre, et la tête et le coeur, les entrailles, et peut-être faudrait-il aussi réglementer la parole, car [...] le nègre parle et voit la lune en plein midi" (TJ, 76). Passe-temps favori, spectacle populaire, à tort folklorisé, la séance du conte jette une nouvelle lumière sur l'antillanité. *** Les autres intertitres servent d'ossature à une oeuvre que Schwarz-Bart prévoyait d'une très large amplitude: Je prépare en ce moment, un autre ouvrage très difficile, une sorte de long conte, englobant des personnages adultes et enfants... Ce n'est pas une espèce de répertoire de contes disséminés, plutôt une sorte de geste qui les comprend tous... Très souvent, dans plusieurs contes, se retrouve ce même héros, Ti Jean L'horizon. Ça sera très long... mille deux cents pages [...] 528 Bien que Schwarz-Bart ait considérablement élagué sa geste antillaise, les 286 pages dans 528 Toumson, "Sur les pas de Fanotte", Interview citée, 14. Hommage à Jacques Roumain 171 l'édition Seuil laissent une impression de longueur que la structure "éclatée", les nombreuses ramifications diégétiques, l'insertion du conte dans le conte ne dissipent point. Plusieurs livres se répartissent en différents chapitres à longueur variable et racontent en menus détails les picaresques aventures du héros. Quelquefois le lecteur risque de s'égarer dans le labyrinthe diégétique, exactement comme Ti Jean se perd dans les couloirs intestins de la Bête. Par la division en "Livres", l'oeuvre évoque une chaîne de séances de contes; principe structurant de romans récemment publiés. Ainsi, Eau de café529 se divise en sept "Cercles" pendant lesquels le narrateur-conteur lève progressivement le voile sur la mystérieuse Antilia "sortie tout droit du giron de la mer". Traversée de la mangrove530 compte autant de chapitres qu'il y a de prieuses et de veilleurs autour du corps de Francis Sancher. La veillée devenue précepte narratif prouve que les auteurs sont résolus à ne pas faire la veillée de pratiques culturelles jugées désuètes; en revanche, le défi consiste à les exploiter originalement. Indice d'une pause et d'une rupture dans le récit, le sous-titre (r)éveille à chaque fois la bienveillance de son public, moment de captatio benevolentiae d'autant plus essentiel que l'oeuvre est composite et de longue haleine. Dans Ti Jean, chaque sous-titre présente une double structure: un titre de type rhématique, indiquant la place relative dans le roman, s'ajoute à une complétive qui, elle, cautionne l'oralité par sa forme et son style. Car non seulement le conte se déroule selon des règles bien précises 531 , le conteur doit encore annoncer le sujet qui divertira le public pendant des heures, si ce n'est pendant la nuit entière. Le sous-titre schwarz-bartien met en relief la théâtralité du conte, la veine épico-héroïque. Le narrateur y réduit la distance entre son héros et le public en appelant le héros "Nostr'homme" (TJ 89,101,105), accentuant le lien d'égal à égal entre conteur-public-conte, cher aux écrivains de la tradition classique et/ou picaresque. Evoquant Cervantes, Lesage, Diderot et Rabelais532 , le conteur a une prédilection pour le Raphaël Confiant, Eau de Café, oc. Il y aurait tant à dire sur l'oralité dans ce merveilleux roman. Si le narrateur se déguise en conteur révélant du début à la fin la vie de la muette et folle Antilia, celle-ci a pourtant le droit de "paroler": chaque "Cercle" (exception faite du dernier qui raconte la noyade d'Antilia) se termine sur une lettre d'Antilia adressée au narrateur. 529 530 Maryse Condé, oc. Pour plus de détails, lire Suzanne Comhaire-Sylvain, Les contes haïtiens, Wetteren: De Meester, 1937, 2 tomes. Je remercie ici son mari Jean Comhaire pour m'avoir prêté quelques-uns de ses précieux documents. 531 532 Voir Ralph Ludwig, "Une littérature éloquente: regards européens sur la narration antillaise moderne", Lendemains, nE 67, 1992, 59. Mariotte invoque le personnage-poète du Tiers Livre (chap. XXI), dont elle aurait bien voulu, à l'approche de la mort, calquer la sérénité et l'indépendance d'esprit: "Lune-lune, coquelune; il te faudrait toucher le fond de la faiblesse. Descendre. Glisser toujours plus bas. J'ai fermé toutes les issues, mais vois... la nuit réveille les monstres. Qu'y puis-je Raminagrobis?" (PDP, 39) À la périphérie du discours antillais 172 français châtié et diapré du XVIIIe siècle; la parole se fait fulgurante, déclamatoire, baroque533 . Outre leur valeur structurelle et "rhétorique", les intertitres rendent compte des différentes fonctions du narrateur: Livre premier Où l'on voit l'histoire du monde jusqu'à la naissance de Ti Jean L'horizon, suivie des premiers pas du héros dans la vie. L'on pense aux fameux débuts de Pantagruel ("De l'origine et antiquité du grand Pantagruel 534 ") et de Gargantua ("De la généalogie et antiquité de Gargantua535 "). À l'instar de Rabelais, le narrateur remontera "au commencement du monde", prenant comme point de départ non la naissance du héros, mais la "genèse" de la Guadeloupe, il y a "à peine un ou deux millions d'années" (TJ, 9). L'emploi parallèle de "voir" et d'"écouter" suggère la performance orale; chronique populaire, l'oeuvre a d'abord existé sous forme orale avant qu'un scribe ne l'ait annotée. À côté de la fonction de régie, il y a la fonction évaluative. Le conteur porte un jugement d'ordre esthétique, intellectuel ou moral sur sa propre activité: Livre deux Qui comprend la rencontre avec Égée, le combat avec Ananzé, le serment sous la véranda de Man Vitaline et autres merveilles Certes, le terme "merveilles" signifie d'abord "histoires merveilleuses", "prodiges, miracles", mais il n'est pas exempt de vantardise. Récitateur fier de son acte, il ajoute au titre du Livre cinq: "récit sincère et au grand complet." Ailleurs encore, il se porte garant de la "vérité" sur un ton comique: "C'est pas de la blague, messieurs, pas de la blague" (Livre six). Une troisième fonction du sous-titre est purement émotive: le conte transporte le narrateur qui, en livrant sa propre émotion, compte galvaniser son public. Ainsi dans le Livre trois: Où il est dit comment la Bête avala le soleil, répandant l'obscurité sur le monde, et comment pour finir elle avala Ti Jean, malgré ça, malgré ça Bon Dieu. 533 Traits relevés par Affergan, oc, 78 534 Rabelais, Pantagruel, GA, 1964, 43. 535 Rabelais, Pantagruel, GA, 1964, 63. Hommage à Jacques Roumain 173 Loin d'être un message superflu, le paratexte schwarz-bartien brosse un vaste horizon intertextuel; le roman fait dialoguer plusieurs traditions littéraires: littérature écrite de l'Europe et de l'Amérique noire, orature antillaise et orature africaine s'y métissent afin de "décentrer" résolument l'oeuvre innovatrice. 174 À la périphérie du discours antillais Chapitre 3Chapitre 3 Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien Le temps antillais, nécessaire à une chronologie consistante des événements historiques antillais, s'évapore à tout moment, dévoré par le temps de l'histoire méditerranéenne. Et l'espace antillais est perturbé par une géographie de l'ailleurs. Les Antillais sont en quête d'une haute ascendance historique, de grands héros du passé, de morts vénérables [...] Cette [contre-mythologie] n'est pas autre chose que la recherche polémique [...] d'une nouvelle identité. René Ménil, Tracées 3.1. Les débuts des romans.1. Les débuts des romans Dans Le Discours antillais, Glissant décèle quelques "éléments formellement déterminants" qui spécifient "le roman des Amériques" (DA, 246-62, 254-8; réflexion reprise dans PR, 35, 48). Il s'agit de trois topiques par lesquels le romancier, marqué par l'univers des Plantations, figure le réel non dans la tradition dominante, mais afro-antillaise ou afroaméricaine. De même que le paratexte schwarz-bartien est un lieu de métissage intertextuel, un miroir des différentes "Relations" au sein de la littérature du Divers (DA, 190 et sv), le début du roman schwarz-bartien s'organise autour du triple axe topique de la "crispation du temps", la "parole du paysage" et la "synthèse entre une syntaxe écrite et une rythmique parlée". Pour mieux comprendre la "crispation du temps", il importe de retourner une fois de plus à l'Histoire et plus particulièrement à la dépossession temporelle que subissait l'Africain déporté en esclavage. D'une conception cyclique du Temps, magnifiquement traduit par le Barbadien Brathwaite536 : "le monde était rond et nous les épices dedans: le temps faisait tournoyer nos souvenirs comme des étoiles: igname cassave arachide jarousse jachère et puis c'étaient ignames* à nouveau", l'on passe à un Temps linéaire, entièrement géré par le maître, concentré The visibility Trigger, traduit par Maria-Francesca Mollica et Christine Pagnoulle sous le titre Le détonateur de visibilité, paru dans les Cahiers de Louvain, nE 59, 1986, 33. 536 Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 176 sur l'instant et le gain immédiat. Alors que tout était éternelle répétition et que rien ne venait rompre la tranquille continuité, l'invasion des "marchands d'hommes" ravage le Temps mythique et la Weltanschaung Diola. Une vie s'installe pire que la mort qui, pourtant, n'avait rien d'effrayant pour Bayangumay. Elle concevait la mort comme "une manière de vivre, [sa] vie une renaissance" (LMS, 11-12), croyant que les défunts séjournent "sous terre une ou deux générations" avant de "s'insinuer en une passante" et de reprendre "quelques mois plus tard leur place dans la société d'en haut" (LMS, 11-12). L'homme est immortel, dès lors qu'il se réincarne en une forme humaine, animale ou végétale. L'Histoire n'existe pas, le Temps, précieuse donnée dans un système mercantile, ne se mesure pas et l'individu n'a de sens que dans la communauté à laquelle il est étroitement rivé. Parce que la traite implique ce premier "transfert", le risque d'aliénation réside d'abord dans cette dépossession du Temps, comme en témoigne James Baldwin. Il se sent en porte-à-faux de l'Histoire, dénué d'un passé: "Le passé est le présent... Je suis un des nombreux dépossédés. Selon l'Occident, je n'ai pas d'histoire537 ." Il s'ensuit que l'arrière-petit-fils d'esclave a une perception du temps différente de la nôtre, comme l'illustre brillamment Bonnie J. Barthold538 . Car l'auteur noir est bien maître du temps dans l'espace romanesque. Il pourra le manipuler à sa guise, donner expression à cette dépossession temporelle, réagir au chaos et au néant historique par des ressources narratives inouïes. La configuration temporelle reflètera l'obsession d'un passé éperdu et l'enlisement dans un présent stérile. Le récit étant une séquence deux fois temporelle539 , le temps de la chose racontée reste volontiers flou. De manière générale, le référent historique fait défaut; la diégèse manque d'encadrement historique précis. Par contre, un autre temps, socialisé et formulé à travers des événements naturels, compense largement la maigre toile de fond. Des formules allusives, des références à des désastres naturels (cyclones, tremblements de terre, éruption du volcan) "atemporalisent" le récit. Glissant précise: la connaissance de mon pays n'est pas liée à une datation même mythifiée de ce pays [...] l'histoire obscurcie s'est souvent réduite pour nous au calendrier des événements naturels, avec leurs seules significations affectives "éclatées". Nous disions: "l'année du grand tremblement", ou: "l'année du cyclône". (DA, 131) 537 ibid, 16. Bonnie J. Barthold, Black Time. Fiction of Africa, the Caribbean and the United States, New Haven/London: Yale University Press, 1981. 538 539 Genette, Figures III, oc, 77. Les débuts des romans 177 Pluie et vent et Ti Jean fonctionnent tout à fait selon ce principe: "Vers cette époque, une école communale ouvrait ses portes au bourg de la Ramée" (TM, 70); "A cette époque déjà, la forêt entrait en déclin" (TJ, 67); "En ces époques anciennes, révolues, jours d'avant la lumière et la route goudronnée, d'avant les poteaux électriques" (TJ, 11), les "temps anciens", les "temps nouveaux" (TJ, 76). Dans La mulâtresse Solitude, les dates, rares, font office de bornes capitales. Mais c'est dans Un plat de porc que les données temporelles (ainsi que spatiales 540 ) appellent des commentaires intéressants. Tout d'abord, lorsque Mariotte fait un effort pour dater ses écrits, elle semble s'en moquer: "C'était le 9 décembre 1952, calendrier grégorien, chronologie chrétienne" (PDP, 207). Dès la première page, le lecteur est confronté à des dates qui ne rendent guère la reconstruction de sa vie plus facile. 1917 indique l'âge florissant d'une co-pensionnaire qui doit à peu près avoir le même âge que Mariotte. Celle-ci fait état d'une visite en 1938 à un calrinettiste antillais, Timothée, qui connut l'apogée de son succès vers 1925 dans l'orchestre des frères Légitimus (PDP, 14). Plus important paraît 1904, année funeste passée à Bogota après être passée par la Guyane française: après quarante ans, des "douleurs d'âme oubliées", "flèches venues de nulle part" (PDP, 61) lui crèvent le coeur tellement elle s'y est sentie "un simple chien" (PDP, 205). Comme tant d'autres Saint-Pierrois, Mariotte a été poussée à l'exil après la destruction de la ville, le 8 mai 1902, par la Montagne Pelée (PDP, 84-5). Après l'Amérique latine, "d'un exil à l'autre" (PDP, 204,) c'est l'Afrique: 1915, Séléky, l'île de Carabane, la Casamance. Finalement, ces dates arrangent peu: le vécu de Mariotte reste une chaîne décousue d'années difficiles; les "longues tribulations" de son parcours erratique (PDP, 14) sont pour beaucoup dans le caractère émietté de sa narration. La fragmentation de la narration reflète donc la fragmentation identitaire. Romans temporellement aseptisés, amputés du temps historique, récits intimistes où la date n'"ensouche" pas dans le temps. Faute d'une tradition historiographique antillaise, faute de héros nationaux, la mémoire collective a raturé un passé qui ne ternit pas moins, consciemment ou non, le présent et stérilise le futur. Au niveau du temps du récit, malgré l'ordre chronologique suggéré par le genre (auto)biographique, il y a de nombreuses anachronies et ruptures, "des enroulés du temps" (PR, 47) qui figurent le travail difficile de l'anamnèse. Quoique le lecteur s'attende à ce que naissance, enfance et vie adulte se succèdent, l'ordre linéaire est rarement respecté. Inutile de vouloir reconstituer l'ordre chronologique des événements dans le journal intime de Mariotte où un 540 L'on peut suivre Mariotte lors de ses promenades dans les Ve et VIe arrondissements. La rue Vaugirard, le boulevard Saint-Michel, la rue Danton, la place Saint-André-des-Arts, etc... sont des éléments de référentialité qui accentuent son errance sans fin et sans but dans une ville qui lui reste hostile. "La zone dangereuse commençait aux vitrines du bout de la rue d'Arvaz (rue d'Assas, plutôt?) (PDP, 159); elle n'approche pas de la "dangereuse place de l'Odéon" (PDP, 208). Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 178 zigzag irrégulier relie le présent au passé. Même observation pour Pluie et vent où, avant qu'elle nous initie à sa turbulente existence, la narratrice nous présente le récit de vie de ses mère et grand-mère; des mouvements d'accélérations et de ralentissements narratifs rythment le discours de la conteuse. Mais c'est indubitablement dans Ti Jean que le jeu avec le temps est des plus complexes: des époques historiques se chevauchent dans un univers tout à fait fantaisiste. Né au vingtième siècle, Ti Jean erre dans une Afrique précoloniale, marronne dans une Guadeloupe esclavagiste et visite le Paris d'aujourd'hui. C'est à Ti Jean L'horizon que s'appliquent le mieux ces réflexions de Glissant: Notre quête de la dimension temporelle ne sera donc ni harmonieuse ni linéaire. Elle cheminera dans une polyphonie de chocs dramatiques, au niveau du conscient comme de l'inconscient, entre des données, des "temps" disparates, discontinus, dont le lié n'est pas évident. L'harmonie majestueuse ne prévaut pas ici, mais [...] la recherche inquiète et souvent chaotique. (DA, 199) La disharmonie temporelle, le brouillage de l'axe du temps traduisent la frustration de l'Antillais devant un présent éperdu, un passé oblitéré et un futur redouté. Vivant dans un monde "tombé en arrêt" (TJ, 13), dans "une lèche de terre sans importance" (TJ, 9), l'habitant de Fond-Zombi est convaincu que "Rien ne s'y passe, rien ne s'y est passé, rien ne s'y passera..." (TJ, 10) De cet écoulement d'un temps immobile, synonyme d'enlisement, temps où plus rien ne se passe et où l'on survit plutôt que de vivre, Mariotte nous livre le poignant témoignage: Temps mort. Imperceptible fragment d'éternité. Dépouille animale dans une grotte sans âge. Le crime d'être née; et l'horreur de l'absolution finale. -Combien de minutes s'écoulèrent de la sorte, hors du sens commun? Bah...(PDP, 39) L'effacement de la temporalité suggère l'étiolement identitaire d'un sujet "errant, disparate", qui mène "une existence exempte de toutes règles, sans souvenirs" (TM, 186). Chez Glissant, Marie Celat ne comprend pas son mal, qui n'est autre que l'incapacité de sonder le temps, et donc, le passé de l'île: Marie Celat pleurait sans raison connue. Y avait-il une malédiction de solitude sur sa tête? Quelque chose venu de si loin (non pas dans le temps mais dans l'impression qu'on en a et dans la faiblesse qu'elle procure) qu'il n'y avait aucun moyen de le connaître ni de le repousser? 541 Par bribes éparses, Mariotte s'oblige à reconstituer son enfance lacérée qui lui gigote sur le dos (PDP, 189). Elle tente vainement de trouver "le fil de [s]a vie" afin qu'elle se "resouche" dans le présent et qu'elle se réconcilie avec elle-même542 . Télumée "regarde à travers les ténèbres du 541 Glissant, La Case du commandeur, oc, 199. 542 cf.infra III, 6.2. Les débuts des romans 179 passé" (TM, 244) pour "se sentir à sa place exacte" et aider à porter la souffrance d'autrui. Dans TJ et LMS, les narrateurs remontent dans un passé encore plus éloigné: celui de la période préesclavagiste, époque d'or à laquelle absolument rien ne rappelle dans le Fond-Zombi d'aujourd'hui. Première racine du malaise identitaire, la non-maîtrise de l'histoire provoque une "somnolence historique", une "débonnaire quiétude"543 qui fait perdurer la mentalité d'esclave. Métaphore pour le renoncement et la stagnation, l'atemporalité sera pourtant brisée par Ti Jean qui, au terme de sa quête identitaire, crée un nouvel ordre hors du chaos temporel, règne obscur installé par la Bête où l'Antillais ne distingue plus la nuit du jour. Pour remédier à l'amnésie, il prend la relève du conteur Wademba, prouvant par l'histoire fabuleuse de ses prodiges que les Guadeloupéens ont bel et bien un avenir, pourvu qu'ils refassent "tout dans le nègre". Télumée à son tour aboutit à la fin de sa vie à une conscience historique qu'elle se promet de passer à la postérité. À côté du temps, l'incipit ancre le récit dans l'espace. Chaque page initiale des biographies nous informe au plus vite du lieu dont et d'où parlera le narrateur. Que ce soit l'île (TJ, TM) ou l'Afrique précoloniale (LMS), l'exotisme cède la place à une peinture éminemment naturaliste. Loin de brosser un paysage insulaire idyllique, où la nature est luxuriante et grandiose, les Schwarz-Bart dessinent des "Iles miettes, îles informes544 "; leurs Antilles sont une "Terre inquiète", "à [la] géographie torturée545 ." "Théâtre de l'Histoire 546 ", les îles ont été des lieux de génocides, rançonnés par les Européens, violés par l'esclavage et la colonisation. "La parole du paysage" se démarque sensiblement de celle, hyperbolique, des pères Breton, Du Tertre, Labat: les narrateurs se hâtent d'avertir le lecteur qu'il ne s'agira pas d'une "littérature de hamac, de sucre et de vanille547 " qui féminise les Antilles: "filles de France"548 . Dès les premières lignes, l'île se dépouille de sa fantasmagorie idyllique et édénique, car les habitants considèrent la Guadeloupe comme une terre de géhennes qui ne leur paraîtra jamais familière: 543 Glissant, La Case du commandeur, oc, 226. 544 Aimé Césaire, Cahier, oc, 54-5. 545 Glissant, "Le Sang rivé" et "La Terre inquiète" dans Les Indes, Falaize, 1956. Lire Bernard Mouralis, "L'insularité: espace exotique ou théâtre de l'histoire?" dans Itinéraires et Contacts de Cultures, Vol.3: Littératures insulaires, 1983, 13-27. 546 Suzanne Césaire, Tropiques, nE 5, 1942. Citée par Willy Alante-Lima dans "Tendances actuelles de la poésie en Guadeloupe", Lettres et Cultures de Langue Française, nE3, 1985, 31. 547 548 Régis Antoine, Les écrivains français et les Antilles, oc, 380-1. Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 180 "Certains jours, une angoisse s'emparait de tout le monde, et les gens se sentaient là comme des voyageurs perdus en terre inconnue" (TM, 12-3). Pas de locus amoenus donc, mais un lieu carcéral, abritant des errants atteints d'islophobie 549 . L'Antillais ne "pratique pas l'économie du pré", "ne partage pas la tranquilité de la source" (DA, 225), mais la violence et l'exubérance baroque. Cette terre dépréciée, il faudra pourtant que le personnage schwarz-bartien apprenne à la réintégrer, au même titre que le passé. Temps et espace s'emmêlent inextricablement: "Et cette terre, que signifie-t-elle, alors? Temps et espace mêlés. [...] carrefour d'espace et d'ères" (IP, 196). La description du paysage renseigne autant sur l'identité individuelle que collective. Miroir intérieur de celui qui regarde, elle transpose l'opinion publique: "cette terre perdue de Guadeloupe [a] tant besoin d'être aimée" (TM, 218). "Identitaire", le paysage schwarz-bartien se mue en personnage: l'île devient "constituant de l'être" (DA, 199) au même titre que la Lézarde glissantienne. Par le jeu métaphorique comparant chacune des qualités féminines à des propriétés insulaires, l'île se féminise et inversement, la femme devient île. Femme et île apparaissent comme l'une et l'autre face d'une même "présence" quêtée par l'homme. Cette réciprocité île/femme est signifiée par le titre du best-seller schwarz-bartien. Tourmentée par les pluies et les vents, Télumée ressemble à l'île saccagée par des cyclones, sinistrée par des tremblements de terre. Comme l'île retrouve à chaque fois sa splendeur après les catastrophes, Télumée se relève après les chutes. Ne permettant pas que son identité soit lézardée, la fière Lougandor choisit ses méandres afin de couler, tranquille, à la mer. C'est en gérant sa nature, en domptant la tristesse et la folie "congénitales", qu'elle arrive à proclamer, les jours de béatitude, qu'elle se sent la Guadeloupe tout entière (TM, 73). En troisième lieu, l'oeuvre met au diapason l'"acquis" d'écriture et le "réflexe oral" (DA, 256). Cette dimension fondamentale, à laquelle j'ai référée plus haut ne sera pas approfondie ici 550 . L'intertexte oral se concrétise au niveau de la phrase, au niveau de la récupération riche et variée des différents genres de l'oraliture (chants créoles, contes, proverbes) et enfin, au niveau de la structure entière des romans. Par contre, j'ajouterais, à côté de la dépossession spatio-temporelle, le mythe. Ce matériau permet de narrativiser un troisième "transfert" consécutif à la traite et l'esclavage: le raturage de 549 Affergan, Anthropologie à la Martinique, oc, 79. 550 cf.supra, I, 1.3. Les débuts des romans 181 l'ascendance, et corrélativement, l'effacement des héros et de leurs exploits. Dans chaque début de roman, je relève un portrait mythique de l'ancêtre 551 . Kester Echemin, "Aspects de l'écriture dans le roman africain", Présence Africaine, nE 139, 3 ième trim.1986, 88-114. 551 Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 182 3.2. Le prologue de "La mulâtresse Solitude".2. Le prologue de "La mulâtresse Solitude" Le conte antillais balise une histoire déportée par l'édit et la loi. Glissant, Le Discours antillais Il était une fois, sur une planète étrange, une petite négresse nommée Bayangumay. (LMS, 11) Curieux début pour un roman historique sur une époque généralement délaissée en raison de son tragique. Loin d'être féérique ou merveilleux, le récit nous retracera le triste destin d'une esclave razziée près de "la grande ville des bords du fleuve" qui, depuis "qu'on y embarquait les esclaves", prit le nom 'Sigi-Thyor': Assieds-toi et pleure" (Ziguinchor) (LMS, 31). Genette s'interroge sur la signification et les implications d'une pareille formule en tête d'un récit: "Il était une fois une petite fille..." [...] peut être [...] analysée comme un acte illocutoire indirect (à mon sens large) et donc complexe, dont le véhicule est une assertion feinte ou non sérieuse, et dont la teneur est ad libitum une demande ('Imaginez que...'), une déclaration ('Je décrète fictionnellement que...'), voire une autre assertion, évidemment sérieuse, comme: "Par la présente, je souhaite susciter dans votre esprit l'histoire fictionnelle d'une petite fille, etc." 552 De cette phrase clichée, le narrateur déduit donc que l'oeuvre ressortira de la fiction, et que, par conséquent, il sera absurde de vouloir la juger à l'aune du vrai ou du faux. Il devra vouloir participer à l'oeuvre fictive, s'imaginer et se représenter des faits et des situations qui le sont peutêtre difficilement, à commencer par un personnage qui n'appartient pas à notre monde familier (l'expression 'sur une planète étrange'). Narrateur et narrataire concluent le pacte de reconstituer une fabuleuse histoire autour d'une figure plus légendaire qu'historique, entourée pourtant de personnages secondaires (Leclerc, Dessalines, Victor Hugues) qui, eux, se sont taillé une place dans l'Histoire. Remarquons encore que nous avons affaire à un conteur peu ordinaire: il ne "tire" pas un conte sur Compè'Lapin ou Compè'Tigre553 mais sur une "petite négresse" qui ne partage nullement leur habituelle espièglerie. Ensuite, les formules liminaires554 orientent le lecteur vers une attitude de Genette, "Le statut pragmatique de la ficton narrative", Poétique, nE d'avril 1989, 244; article repris dans Fiction et Diction, (Sl, janvier 1991, p.56 et sv). 552 Dans l'imaginaire antillais, la métis animale (personnages animaux des contes créoles) ou humaine (cycle de Ti Jean!) préconisent aux asservis la tromperie, l'attaque par suprise, les roueries verbales pour bouleverser la hiérarchie solide de l'Habitation. 553 "Cric, Crac", "Trois fois bel conte", "Bonbonne fois" ou "Tim Tim, Bois Sec". L'isolé soleil (Maximin, oc, 174) comprend un conte qui ouvre par une variante de la formule liminaire: "En temps longtemps Il y a de ça longtemps longtemps le diable était un tout petit bonhomme encore..." 554 Le prologue de LMS 183 détente 555 . Le début stéréotype du conte se justifie encore par une dernière raison. Pour mettre en scène la période la plus terrible qui soit, il faut une bonne part de rêve parce que l'idéologie dominante a tout fait pour effacer le souvenir des héros et dénaturer le sens de leurs actes (DA, 135-136). D'où le grief exprimé par un des personnages glissantiens: "les livres n'ont cessé de mentir pour le meilleur profit de ceux qui les produisirent" 556 . Pour restituer la même époque turbulente à Trinidad, Valérie Belgrave mélange sciemment conte et histoire dans son roman historique qu'elle définit comme un "conte de fée pour adultes, un conte de fée qui aurait grandi 557 ." À l'inverse de la fiction réaliste, le conte "ne conçoit que des histoires non généralisables [...] Il est l'anti-édit et l'anti-loi, c'est-à-dire l'anti-écriture" (DA, 151). Il permet d'aller loin dans l'expression du merveilleux comme dans celle de l'horreur. Le "Il était une fois" dénote le souci schwarz-bartien de narrer le drame wie es eigentlich gewesen558 . Devant les passages les plus cruels, le lecteur pourra se sentir étrangement distant, peu concerné; l'atrocité ne choquera pas démesurément sa bonne conscience. Comme dans les contes terrifiants, la cruauté des monstres et le sadisme des créatures maléfiques ne dérangent pas trop le lecteur, rassuré que c'est de l'imagination débridée du conteur qu'ils surgissent. Ce mélange de conte et de roman n'empêche cependant pas que le responsable soit jugé. L'écrivain "[met] en cause la civilisation qui a permis le génocide et donc, l'univers symbolique et mythique ainsi que les formes de la création littéraire traditionnelle. Il s'agit de communiquer au lecteur un passé irrationnel, monstrueux, aux normes inversées, aux valeurs dégradées de manière à ce qu'il le perçoive, le revive le plus authentiquement possible sans que le plaisir esthétique de la lecture étouffe l'horreur et la terreur qu'il inspire 559 ." Si le merveilleux habille le récit d'un halo à la fois irréel et atemporel, le narrateur rompt 555 Paul Ricoeur, Le temps raconté, Sl, 1985, 275-276. 556 Glissant, La Case du commandeur, oc, 34. 557 "Historical romance is essentially a grown-up fairy-tale, written in the spirit of a fairy tale although it somentimes reflects questionnable motives from the author." (Valérie Belgrave, "Thoughts on the Choice of Theme and Approach in Writing Ti Marie" in Caribbean Women Writers, éd. par Selwyn Cudjoe, Massachusetts: Calaloux, 1990, 326.) 558 cf.supra II, 1.1. 559 Charlotte Wardi, Le génocide dans la fiction romanesque, oc, 53. Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 184 cet effet enchanteur dans la deuxième phrase: Elle était apparue sur terre vers 1750, dans un paysage calme et compliqué de delta, en une contrée où se mêlaient les eaux claires d'un fleuve, les eaux vertes d'un océan, les eaux noires d'un marigot- et où l'âme était encore immortelle, dit-on. (LMS, 11) Circonscrivant à la fois la "planète étrange" et le "il était une fois", le narrateur rectifie le flou spatio-temporel. Quoique la préposition 'vers' maintienne une certaine imprécision, nous quittons clairement le monde in illo tempore du conte. Le complément circonstantiel 'sur terre', la longue paraphrase décrivant la Casamance au sud du Sénégal560 achèvent l'ancrage spatiotemporel. Le Dernier des Justes a un début par trop similaire. L'incipit, réécrit par Yambo Ouologuem561 , comprend aussi une date indiquant l'origine de la tragique histoire d'Ernie Lévy: Nos yeux reçoivent la lumière d'étoiles mortes. Une biographie de mon ami Ernie tiendrait aisément dans le deuxième quart du XXième siècle; mais la véritable histoire d'Ernie Lévy commence très tôt, vers l'an mille de notre ère, dans la vieille cité anglicane de York. Plus précisément le 11 mars 1185. (DDJ, 11) 562 La date fait entaille dans un récit généralement anhistorique563 et fait ressortir les circonstances brutales (rapt, fusillades, incendies) dans lesquelles le monde diola fit son entrée dans l'Histoire occidentale. Alors que la communauté vivait paisiblement "en dehors du Temps", l'arrivée des "êtres de la nuit" brise la cohésion sociale et culturelle, dépouillant la tribu de sa terre natale, de ses rites et de ses mythes: "Diolas, les Dieux sont morts", s'exclame, avant de se faire cribler de 560 Région que Mariotte (et les auteurs) a explorée: pendant son voyage sur le cotre, - l'emmenant sur l'île de Carabane-, elle note que Alassane Badje, personnage qui garde tout son secret pour le lecteur, tourne les yeux vers la Casamance (PDP, 204). 561 L'auteur malien renverse ainsi la hiérarchie du maître et de l'esclave. Caliban, il a volé à Prospéro un ouvrage sur lequel ce dernier n'a pas reconnu son droit de propriété: "Ouologuem a révéle à l'institution française la contingence et la faillibilité de ses propres critères de valorisation." (Marilyn Randall, "Le contexte littéraire et la mauvaise littérature" (dans La Littérarité, éd. par Louise Milot et Fernand Roy, Centre de Recherches en Littérature québécoise: Presses de l'Université Laval, 1991, 228). Voir aussi "'Trait d'union': Injunction and Dismemberment in Y.Ouologuem's Le Devoir de violence" par Christopher L. Miller, L'Esprit créateur, nE 23, Winter 1983, 62-73 et Adrien Huannou, La critique et l'enseignement de la littérature africaine aux Etats-Unis d'Amérique, HA, 1993, 58-72. 562 Passage analogue pour "La légende des Saïfs": "Nos yeux boivent l'éclat du soleil, et, vaincus, s'étonnent de pleurer. [...] Un récit de l'aventure sanglante de la négraille [...] tiendrait aisément dans la première moitié de ce siècle; mais la véritable histoire des Nègres commence beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l'an 1020 de notre ère [...]." (Le Devoir de violence, oc, 9) 563 Ainsi, Zémyock (Livre 2) est une ville "paisible et retirée du monde" jusqu'à ce qu'en février 1915, un pogrom détruise cet équilibre. La chronologie redevient floue pour marquer une ère de paix relative: dans le Livre 3, Stillenstadt est "une de ces charmantes ville (sic) allemandes d'autrefois" (DDJ, 106) jusqu'à ce que "l'année 1933 après la venue de Jésus, beau et impossible messager de l'amour" (DDJ, 142) change tout. Le prologue de LMS 185 balles, le dignitaire du fétiche de la pluie (LMS, 33-4). Au dépaysement spatio-temporel s'ajoute un autre. Le narrateur prend soin de noter que dans ce paysage à la fois "calme et compliqué de delta", l'on croit que "l'âme était immortelle". Non seulement l'Afrique est un continent éloigné et exotique pour le lecteur occidental, les ethnies qui la peuplent respectent des croyances éloignées des nôtres. De plus, l'incision du 'diton' souligne la fidélité à la tradition orale, source historique généralement méconnue, mémoire du peuple. Du niveau géographique, nous passons à la Weltanschauung, à la mythologie ordonnant l'univers: Mais les habitants de ce lieu n'avaient pas d'Olympe, de Walhalla ou de Jérusalem céleste, ils n'aimaient guère à se perdre dans les nuées, tenaient beaucoup trop à leurs vaches, à leurs prés salés, à leurs rizières surtout qui étaient connues et appréciées dans tout l'Ouest africain. Trois jours après leurs funérailles, ils prenaient simplement le chemin du royaume des Ancêtres, que chacun savait trouver sous le village, à trois pieds de la surface. (LMS, 11) La culture diola se nomme en un seul souffle avec trois autres qui répondent toutes d'une façon analogue au mystère post-mortem. Loin de construire un au-delà céleste ou souterrain, le peuple d'agriculteurs et de pêcheurs vit la mort comme "la continuation de la vie à un autre niveau". Face au pessimisme occidental, au tabou qu'implique la mort, la religion négro-africaine témoigne d'une foi inébranlable dans la vie, assurée par le principe de la métempsychose: "grâce à la réincarnation, la mort renouvelle les vivants tout en assurant la continuité de l'espèce: en augmentant l'effectif des ancêtres, elle accroît du coup le nombre de protecteurs564 ." Au cours de son odyssée africaine, le Guadeloupéen Ti Jean s'émerveille: "Quant à leur corps vivant, [les Ba'Sonanqués] le regardaient un peu comme une graine éternelle, montant de l'Ombre et y redescendant, sans fin, de sorte que chacun d'eux était à la fois son propre grand-père et son petitfils" (TJ, 167). Pourquoi ce tableau ethno-anthropologique sur l'animisme et l'éducation diola565 à l'entrée du roman? Le narrateur vise à battre en brèche le regard "eurocentrique" sur une mentalité et une culture qui, différentes des nôtres, ont trop longtemps été méjugées. Il ne dévalorise point une vision du monde dite primitive. En revanche, il pose la diversité des cultures sans en juger en termes de supériorité ou d'infériorité. André Schwarz-Bart, comme Voir l'excellent essai de Louis-Vincent Thomas, Cinq essais sur la mort africaine, Université de Dakar, 1968, 19. 564 565 On se reportera aux travaux de Louis-Vincent Thomas, "L'animisme, religion caduque. Étude quantitative et qualitative sur les opinions et la pratique religieuse en Basse Casamance", Bulletin de l'IFAN, T.XXVII, série B, nE1-2, 1-26 et "Notes sur l'enfant et l'adolescent diola", Bulletin de l'IFAN, Tome XXV, nE1-2; série B, 1963. 186 Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien d'autres auteurs antillais, Glissant en tête 566 , jette le discrédit sur la vision hégélienne de l'Afrique567 . Le début du roman stigmatise l'ampleur de la catastrophe. L'équilibre et la quiétude africains ont été détruits définitivement par la rencontre avec les Européens. Que restera-t-il de ces tribus vivant un âge d'or et en harmonie avec la Terre-mère? La traite négrière et la colonisation ont effondré la culture indigène et privé les déportés de tout repère, qu'il soit familial, clanique ou socio-culturel. Devant une violation aussi systématique et complète, on comprend l'aliénation des esclaves d'eau salée*. Pour les Africains traités, le pouvoir du Blanc est illimité, anéantissant jusqu'aux croyances séculaires. Puisque Bayangumay ressemble trait pour trait à son aïeule, que la forme de ses yeux, la longueur de ses doigts confirment qu'elle réincarne feu sa grand-mère maternelle, la Diola rebaptisée Rosalie ne peut qu'exécrer sa nouveau-née qui lui ressemble si peu. Pourtant, le culte animiste et la mythologie africaine survivront clandestinement, poussant certaines ethnies568 à une insoumission aveugle. Le vieux nègre pilon, prêtre mi-animiste, mi-musulman, en est un exemple. Pendant leur conciliabule nocturne, il prêche à la mère de Solitude le retour en Guinée, dût-il être réalisé par la mort (LMS, 55). Il faut "gagner le bateau dans la forêt", même si ce bateau n'est autre que la mort (LMS, 41). Cette association du chemin secret qui éloigne de l'Habitation au voyage au monde de l'au-delà, thème principal des négro-spirituals et des gospels, va de soi dans une vie rendue indigne d'être vécue par celui qui s'estime un être humain. Alors que Bayangumay s'émerveillait que "tout en elle fût merveilleusement diola", elle se sent une "larve" écrasée par les "êtres de la nuit" (LMS, 33) dans le vaisseau où "tout se fondait en une chose qui ne porte pas de nom dans la langue des hommes" (LMS, 35). Le passé diola recule à une distance incommensurable, "dans les temps et les temps" (LMS, 40, 41). Enfin, le tableau ethnographique rend encore tangible que le débarquement de Bayangumay à Capesterre est l'origine d'une histoire antillaise, puisque pendant la traversée de l'océan, elle cesse d'être "Bayangumay fille de Sifôk et de Guloshô boh", "la troisième épouse de Dyadyu" (LMS, 39). Personne ne répond à son appel dans la cale du négrier, si bien que la Diola se savait une Dans Soleils de la conscience (oc), Les Indes (oc) et L'Intention poétique (Sl, 1969) Glissant condamnait ouvertement "l'investigation hégelienne du monde, si bellement systématique et profitable aux méthodologies occidentales" (IP, 37). Lire à ce propos Bernadette Cailler, "La Conquête de l'Amérique: Todorov, Mudimbé, Glissant, Bouraoui et la "Question de l'Autre", art. cité. 566 567 "Ce que nous comprenons en somme sous le nom d'Afrique, c'est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l'esprit national et dont la place se trouve encore au seuil de l'histoire universelle." Hegel, cité par Christian Angelet, "L'Intention poétique d'Edouard Glissant", Pπ, Louvain, nE5, nE spécial consacré à l'auteur, mai 1985, 63. 568 Contrairement aux Bambaras du Haut Sénégal, connus pour leur docilité, les Diola et Balantes (pays mentionné LMS, 31), ainsi que les nègres de Bisseau (Guinée portugaise) seraient "méchants et paresseux", supportant mal l'esclavage du fait de leur caractère altier. (Gracchus, oc, 219) Le prologue de LMS larve (LMS, 42). 187 Comme Longoué, Bayangumay est la Ur-Antillaise, "la marronne primordiale", la première Négatrice569 , qui fondera une lignée marronne. La date de son arrivée est le terminus a quo d'une généalogique hasardeuse à reconstituer. 569 Glissant, Malemort, Sl, 1975, 189. Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 188 3.3. Le prologue de "Pluie et vent sur Télumée Miracle".3. Le prologue de "Pluie et vent sur Télumée Miracle" Mais si tu n'aimes pas ton pays, personne ne l'aimera pour toi. Glissant, La Case du commandeur Dès la première ligne de Pluie et vent sur Télumée Miracle , le lecteur sent le rythme parlé, le mariage de l'écrit et de l'oral, le mélange du ton savant et trivial, si caractéristique du discours antillais. Télumée commence par un énoncé proverbial qui, de surcroît, instaure un rapport identitaire entre le cadre géographique et l'habitant: Le pays dépend bien souvent du coeur des hommes: il est petit si le coeur est petit, et immense si le coeur est grand. (TM, 11) Ce n'est pas l'unique fois que la narratrice recourt à une phrase-maxime570 . Fréquemment, la proverbialité571 figure en tête des chapitres ou des séquences. Schwarz-Bart n'est pas la seule à lui réserver cette place. Merle Collins fait de même dans Angel 572 , ainsi que, plus éloigné des Caraïbes, le Nigérian Amos Tutuola 573 dont l'auteure admire le remarquable L'ivrogne dans la brousse. Procédure chère aux auteurs postcoloniaux, la récupération de la proverbialité garde la parole vivante, l'"irriguant sans cesse de vie ce qui a été écrit avant", comme le formule fort bien la protagoniste de Texaco574 . Ainsi, le début du chapitre 4, Partie II: Toutes les rivières, mêmes les plus éclatantes, celles qui prennent le soleil dans leur courant, toutes les rivières descendent dans la mer et se noient (TM, 82). Delphine Perret compare le début du roman avec celui des Cordes de bois: "Voix et Parole chez Antonine Maillet et Simone Schwarz-Bart", ms. cité. 570 571 Terme repris à Bernabé et par lequel il entend l'emploi de maximes, de sentences, de proverbes et de dictons ("Contribution à l'étude de la diglossie littéraire", art.cité). Merle Collins, Angel, London: The Women's Press, 1987. Bildungsroman à travers trois générations, focalisant sur la maturation émotionnelle et socio-politique de Angel, le roman subvertit par la forte présence du créole de la Grenade le monopole narratif de l'anglais. Certains des proverbes ("You never get more than you can handle", 36, 286) ainsi que les formules liminaires du conte ("Tim Tim", 78) font écho à ceux utilisés par SchwarzBart. 572 573 Mineke Schipper, Beyond Boundaries, oc, Chap. V: Oral Literature and Written Orality, 65-68. 574 Chamoiseau, oc, 354. Le prologue de TM 189 La première fonction assignée à la proverbialité est démarcative: elle marque une pauze dans le récit; elle ralentit le tempo romanesque. Agée de 14 ans, la protagoniste aborde le récit de son adolescence par la réflexion sérieuse que son destin de femme l'attend comme la mer attend la rivière. Méditant sur sa vie, sur laquelle la nature influera beaucoup, Télumée "supput[e] toutes choses, [se] demandant quelles courbes, quels méandres, quels reflets seraient les [s]iens tandis qu'[elle] descendrai[t] à l'océan" (TM, 82), phrase qui confirme une fois de plus les résonances intimes de l'écriture d'André dans celle de son épouse. Elle fait notamment écho aux vers qui concluent la légende des Lévy de York ("Oh compagnons de notre vieil exil, comme les fleuves vont à la mer, toutes nos larmes s'écoulent dans le coeur de Dieu" DDJ, 14). En deuxième lieu, ces sentences, reflet de la sagesse populaire, métaphorisent la vie de l'Antillais. La rivière qui sillonne le paysage sert d'image pour "l'incertitude humaine" (TM, 148) que ressent Télumée qui ne sait où elle va, dont l'itinéraire est imprévisible. À la fois rivières et barques 575 , les femmes se fabriquent "du vent pour gonfler [l]es voiles" (TM, 170) et s'entraident pour éviter le naufrage: la vie est "une mer sans escale, sans phare aucun, et les hommes sont des navires sans destination..." (TM, 247-8) Bref, les énoncés proverbiaux accusent les aléas de la vie antillaise où le malheur semble primer sur le bonheur. D'amplitude distincte, certains proverbes se réduisent à une courte phrase: "Une feuille tombe et la forêt entière frémit" (TM, 109); d'autres se gonflent en allégorie576 : "Malheur à celui qui rit une fois et s'y habitue, car la scélératesse de la vie est sans limites et lorsqu'elle vous comble d'une main, c'est pour vous piétiner des deux pieds, lancer à vos trousses cette femme folle, la déveine, qui vous happe et vous déchire et voltige les lambeaux de votre chair aux corbeaux..." (TM, 23) Enfin, symbolisant la vie sociale, affective et mythologique des Antillais, les proverbes sont l'"indice de l'homme écrasé en ce qu'il[s] [sont] la seule façon d'échapper à son sort, c'est-à-dire de parler sa ruse, de composer avec elle, et de se débrouiller577 ". Ils désignent les thèmes fondamentaux, les "saisons de vie" et les étapes dans la construction d'une identité. Plus importante que les fonctions démarcative, rythmique, métaphorique et thématique, me paraît une dernière fonction. Qui dit proverbe dit discours collectif: passé de bouche à bouche avant d'être approprié par tous, le proverbe atteste une voix commune, une idée partagée 575 "Une barque telle que Toussine, les gens ne désiraient pas l'abandonner à elle-même" (TM, 26); "[Reine sans Nom] fabriquait du vent pour gonfler mes voiles, me permettre de reprendre mon voyage sur l'eau" (TM, 170). Voir l'étude de Fanta Toureh, L'imaginaire dans l'oeuvre de Simone Schwarz-Bart. Approche d'une mythologie antillaise, oc, "Les proverbes", p.111 et sv. 576 577 ibid., 34-35. Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 190 par plusieurs sujets parlants. En proverbalisant son énoncé, Télumée s'élève en porte-parole de la communauté antillaise et se destitue en partie de son autorité créatrice et affabulatrice. Humblement, la narratrice se pose au second plan, permettant qu'à travers son discours nous parvienne celui des autres, des sages et des griots qui citent des proverbes pour renforcer leur autorité discursive. Pierre Van Den Heuvel souligne que "la parole est cédée à la collectivité anonyme, à une instance indéterminée à laquelle celle du locuteur est intégrée. [...] de tels énoncés ne peuvent plus prétendre à l'appartenance à une instance d'énonciation unique, antérieure. [...] le narrateur qui les "capture" semble s'incliner devant l'instance collective qui devient par là un narrateur second, nettement différencié578 ." Au lieu d'entrer dans une lecture, l'incipit projette le lecteur dans un discours polyphone, dans une "situation commune et confiante à l'aide du proverbe, du dicton et du mythe collectif qui appartiennent eux aussi [...] à l'oral quotidien579 ." Que la narratrice reformule les dires de la Reine, le début du conte de Wvabor Hautes Jambes l'atteste. Voici comment l'aïeule commence son cours: la façon dont le coeur de l'homme est monté dans sa poitrine, c'est la façon dont il regarde la vie. Si votre coeur est bien monté, vous voyez la vie comme on doit la voir, avec la même humeur qu'un brave en équilibre sur une boule et qui va tomber, mais il durera le plus longtemps possible, voilà (TM, 76-7). La petite-fille reprend, tout en les transformant, les paroles maternelles; le récit premier honore les paroles introductives de la grand-mère, narratrice seconde 580 . Dans l'incipit, la narratrice cite de mémoire sa grand-mère: la narration s'offre comme un relais de paroles féminines. J'en conclus que l'interchangeabilité de discours entre femmes est un vecteur de l'identité féminine: Télumée doit son être et son dire aux paroles de l'aïeule. Ce sera en respectant les aphorismes et maximes que Télumée parvient à ce qu'elle est: une Antillaise debout, une "femme libre de ses deux seins", "un morceau de monde, un pays tout entier, un panache de négresse, la barque, la voile et le vent", les plus beaux compliments qu'on puisse débiter à une Antillaise. Non seulement l'identité féminine est tributaire du rapport mère-fille581 , mais la "parole des femmes" est la "matrice" pour la fiction de la fille582 . La venue à l'écriture, la conscience d'écrivaine afro578 Pierre Van den Heuvel, Parole Mot Silence. Pour une poétique de l'énonciation, oc, 137. 579 ibid, 60. 580 cf. supra, II, 1.2.3. Voir Donna Perry, "Initiation in Jamaica Kincaid's Annie John" in Caribbean Women Writers, éd. par Selwyn Cudjoe, oc, 246. 581 Le prologue de TM 191 américaine sont le legs de la créativité et de la spiritualité des (grands-)mères 583 . Ici et là, le mécanisme narratif du discours féminin se révèle à travers la source de son emprunt: Me l'avait-elle assez répété, Reine Sans Nom, que toutes les rivières descendent et se noient dans la mer, me l'avait-elle assez répété?... (TM, 81) Ailleurs, elle supprime le verbe déclaratif et les marques graphiques584 , incorporant le discours de sa grand-mère dans le sien propre. De la sorte, l'oral se rapproche de l'écrit; récit de paroles et récit d'événements fusionnent 585 . Enfin, je prête une dernière fonction à la "remontée de la sève orale à travers les pores du roman 586 ". Le proverbe convient bien à une écriture métisse, parce qu'il "flirte" avec le cliché, avec ce qui ne veut rien et tout dire à la fois. Le titre du roman est déjà une de ces formules cliché: pour transparent qu'il paraisse, il appelle quand même une glose sous peine de rester insignifiant 587 . Télumée brouillera les paliers significatifs par une écriture qui s'harmonise avec la duplicité identitaire, et qui reflète la ruse de la narratrice pour sortir du corset dichotomique588 . Elle fait marronner le sens, le transporte à travers des modes d'échanges peu communs. Quant au temps verbal du proverbe, il néglige la dimension de l'avant/l'après et de ce fait, le proverbe est propice à l'entrée en lecture d'une histoire antillaise: "la parole ne se déroule pas sur un axe multidimensionnel ni même bidirectionnel, mais unidirectionnel, sans profondeur historique ou 582 Marshall admet dans une interview: "These oral conversations [...] provided me with the raw materials for my novel. I learned from them how to define the contours of a character. [...] These oral conversations drew upon folktales, proverbs, metaphors, and images. [...] It was my mother and West Indian friends who really taught me how to write." (John Williams, "Return of a Native Daughter: An Interview with P. Marshall and M. Condé", SAGE, Vol.III, nE 3, Fall 1986, 53.) 583 Houston A. Baker, "There is No More Beautiful Way: Theory and the Poetics of Afro-American Women's Writing", Afro-American Literary Study in the 1990s, éd. par A. Baker, Patricia Redmond, The University of Chicago Press, 1989, 135-163. 584 cf.supra, II, 1.2.1. Voir Mieke Bal (Narratologie, oc, 26-27): "La raison pour laquelle ce discours est narrativisé est justement le fait qu'il n'est pas discours; [...] le discours est devenu un événement comme un autre. Il est inséré dans le discours narratif et il ne se distingue, théoriquement, en rien du récit d'événements." 585 586 Bernabé, art. cité, 126. 587 Roger Toumson, "Pluie et Vent...: une rêverie encyclopédique", art.cité, 26. 588 cf.supra II, 1.2.2. et infra III, Introduction Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 192 mythique, dans un bain statique sans épaisseur. L'énonciation épouse intimement l'énoncé 589 ". Après cette longue digression sur la proverbialité, élucidons la signification de la maxime qui relève du deuxième topique: l'espace. L'incipit suggère que la "grandeur du pays" est facteur de la "grandeur du coeur" des habitants qui le peuplent. Il dépendrait de la générosité et de la bonté du peuple que le petit territoire devienne un univers immense. Le rapport inextricable entre paysage/identité, entre la dimension de la terre et la mentalité tant individuelle que collective, s'articule distinctement. Le regard que l'on pose sur la terre qu'on habite décèle qui on est: aimé ou haï, le paysage est miroir d'un être soit bienheureux et content, soit mécontent et aliéné. Télumée entame le récit de sa vie par un énoncé proverbial pour, d'emblée, s'inscrire en faux contre l'opinion communément répandue. Elle récuse les idées toutes faites des villageois: Je n'ai jamais souffert de l'exiguïté de mon pays, sans pour autant prétendre que j'aie un grand coeur. Si on me donnait le pouvoir, c'est ici même, en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir et mourir. (TM, 11) En toute modestie, Télumée affirme avoir souffert, mais pas pour la raison la plus souvent proposée par les Guadeloupéens, à savoir de vivre dans un "pays" que le lecteur découvre être une très petite île. Le potentiel exprime la ferme conviction d'être née et d'avoir vécu à sa place exacte. Elle traverserait la même expérience de souffrance dans la même "lèche de terre sans importance" (TJ, 9). Elle dénonce fermement l'explication du malheur par la petitesse du pays et avance au contraire que quelque chose de positif peut en résulter. Aux Antillais qui prétendent que l'espace est "limité au point de rogner sur l'être [...], la terre soufferte est délaissée. Ce n'est pas encore la terre aimée" (DA, 276), Télumée rétorque que l'espace est vivable. Son récit de vie à la fois banal et extraordinaire en livrera la preuve. Immédiatement, la narratrice s'attaque donc à une racine du mal-être antillais: la frustration territoriale. Entassés dans un "ghetto insulaire", les Antillais se sentent "isolé[s], perdu[s]" au point d'avoir l'impression "de ne pas exister sur la scène mondiale590 ." L'emploie même du terme "pays" masque l'insularité par un détour linguistique dont Glissant nous livre quelques frappants exemples. On parle d'hiver et d'été, alors que la réalité climatologique aux Antilles présente la particularité de n'avoir pas de saisons "à la française", seuls hivernage* et 589 590 Affergan, oc, 150. Jack Corzani, "À propos d'un archipel 'inachevé'. L'Antillanité, rêve et réalité dans la littérature des Antilles françaises", in Actes du congrès mondial des littératures de langue française, Univ. de Padoue, 1984, XV, 207. Le prologue de TM 193 carême* étant distingués (DA, 121-2). Glissant emploie lui-même le terme "pays" pour désigner la Martinique, et refouler ainsi la situation périphérique et insulaire 591 . Télumée énumère ensuite quelques facteurs qui mécontentent les habitants, à l'impact desquels nul n'échappe. Le dernier de la série surprend tant il détonne de la chaîne sémantique: Pourtant, il n'y a guère, mes ancêtres furent esclaves en cette île de volcans, à cyclones et moustiques, à mauvaise mentalité. (TM, 11) Précipitamment et gravement, la narratrice révèle ce qui est une honte pour beaucoup d'Antillais. Elle le fait dans une phrase de facture classique (le compte des syllabes tourne plus ou moins autour de l'alexandrin) pour compenser l'avilissement des ancêtres592 . Cet empressement de dévoiler la descendance esclave, nous le retrouvons dans d'autres incipit. Dans Je suis Martiniquaise, nous lisons dans les pages initiales: "Moi, dont les ancêtres avaient été des esclaves" 593 . Tout se passe comme s'il fallait divulguer le plus vite possible, pour mieux en dissimuler la charge, l'incurable blessure. Par cette déclaration, le lecteur sait d'autre part que la narratrice vit à l'époque postesclavagiste, troisième clé de voûte des prologues schwarz-bartiens, corrélée à l'inscription spatiale. Alors que le lecteur ne va pas tarder à découvrir que la narratrice en est séparée de trois générations, l'esclavage est présenté comme un passé récent ("Il n'y a guère"). En effet, il est dit que la bisaïeule Minerve a été délivrée des chaînes (en 1848, l'abolition est abolie définitivement aux Antilles françaises); l'époque de servitude est donc bel et bien révolue mais il n'en demeure pas moins que, dans l'esprit de la narratrice, les séquelles sont ineffaçables. D'entrée de jeu, les problèmes irrésolus de la Guadeloupe sont évoqués sans ambages, en particulier cette "mauvaise mentalité"594 qui envenime les relations socio-raciales et qui serait un 591 Le "manque de pays" est omniprésent dans l'oeuvre glissantienne, pensons au titre de son dernier receuil de poèmes Pays réel, pays rêvé (Sl, 1985). Ses personnages cherchent fiévreusement les traces indélébiles de ce pays étendu, quitté de force: "[Pythagore] cherchait dans le livre aux feuilles jaunes épaissies par l'usage la trace de ce pays jadis marqué d'immensité. L'immensité nous a quittés. Nous taraudons le même carré de terre qui s'offre aux eaux de deux mers. Ce pays d'avant nous démarra de nos corps, que nous n'avons pas ensouchés dans le pays-ci" (Glissant, La Case du commandeur, oc, 32). 592 593 594 Delphine Perret, "Voix et parole chez Antonine Maillet et SSB", ms. cité. Mayotte Capécia, Je suis Martiniquaise, oc, 9. Glissant traduit à plusieurs reprises cette asocialité: "absolument rien ne peut obliger un Martiniquais à 's'entendre' avec un autre Martiniquais" (DA, 167); "pas un ne trouve dans son passé proche ou lointain quelque raison que ce soit de vivre avec son voisin" (La Case du Commandeur, oc, 186). 194 Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien triste héritage de l'esclavage: "c'est une île tremblante d'injustices anciennes et continuées, de colères tues et éclatantes, dans [un] charroi et [un] désarroi qui sont le legs -apparamment imprescriptible - de l'ordre colonial [...]595 ". Il serait intéressant d'approfondir ce thème autoaccusateur que les écrivains de la modernité sont résolus à ne plus voiler. J'en veux pour preuve un des derniers romans de Condé où le thème de l'asocialité ponctue régulièrement les discours des veilleurs: dans la "calebasse que ballotait de mauvaise humeur l'océan", dans cette "île à ragots, livrée aux cyclones et aux ravages de la méchanceté du coeur des Nègres", tout le monde se plaint que "sur le coeur des Nègres, la lumière de la bonté ne brille jamais 596 ." Chaque pinceau apporté au tableau d'entrée efface la vision exotique, stéréotypée et l'imagerie doudouiste propres à la littérature coloniale. L'île édénique et paradisiaque chérie par les découvreurs et les chroniqueurs 597 avant de l'être par les colons et touristes, se dérobe au lecteur contemporain. Cet éclairage négatif est finalement celui de la majorité de la population antillaise pour qui l'insularité est carcérale. Télumée formule alors un foudroyant défi: celui d'exorciser la méchanceté au moyen du rêve, lequel, du coup, mène le lecteur du plan philosophique au plan fantastique. Tout le récit sera une vaste rêverie, dans laquelle elle fera fi de la détresse des autres. Contrairement à l'opinion sartrienne 598 , selon laquelle le Noir se complairait dans la souffrance, Télumée proclame: Mais je ne suis pas venue pour soupeser toute la tristesse du monde. À cela, je préfère rêver, encore et encore, debout au milieu de mon jardin, comme le font toutes les vieilles de mon âge, jusqu'à ce que la mort me prenne dans mon rêve, avec toute ma joie... (TM, 11) Quel est ce "rêve"? S'agit-il du comportement d'évitement du réel, de la volonté de fuir un réel décevant, de se réfugier dans une tour d'ivoire imaginaire? Grâce au rêve, elle conjurera en quelque sorte la douleur; elle chassera la misère. Ses ancêtres asservis ne firent pas autre chose. Ployés sous le joug, abrutis par le travail abêtissant, "ils se retranchaient dans un monde mythique dont ils étaient les héros, un monde de fuite du réel où leur liberté goguenarde devenait 595 Priska Degras, "Mahogany", Présence Africaine, nE146, 1988, 266. 596 Condé, Traversée de la mangrove, oc, 29, 83. On se référera à l'excellent travail de Régis Antoine, les écrivains français et les antilles. des premiers Pères Blancs aux Surréalistes Noirs, Maisonneuve et Larose, 1978, 36-46: "Les chroniqueurs et la nature tropicale." (3846) . 597 Jean-Paul Sartre, Orphée noir (XXXIV, repris dans Situations III, oc): "bien que ces poèmes soient de bout en bout anti-chrétiens, on pourrait, [...] nommer la négritude une Passion: le noir conscient de soi se représente à ses propres yeux comme l'homme qui a pris sur soi toute la douleur humaine et qui souffre pour tous, même pour le blanc." 598 Le prologue de TM 195 provocation, revanche 599 ." Par l'invocation du "rêve", la narratrice esquivera une réalité devenue insupportable. La rêverie apparaît donc comme preuve et volonté de "déréalisation600 ", réaction névrotique de la narratrice qui, au comble de sa dépression, avoue "rêver". "Aucun fil ne reliait plus ma case aux autres cases" (TM, 153), affirme-t-elle, lorsqu'elle est délaissée d'Élie. "Sombr[ant] dans le néant" (TM, 150), elle "tourne en zombi", "prend les airs pour refuge" (TM, 159). À l'instar de Solitude, elle se sent devenir "une simple bulle d'eau, une pellicule traversée de reflets lumineux" (LMS, 100): "je m'efforçais de dissoudre ma chair, je m'emplissais de bulles et tout à coup, je me sentais légère [...] et je planais, je survolais Fond-Zombi..." (TM, 153) Il a beau être le contraire d'une vie consciente et lucide, le rêve est une façon de résister à la "malédiction du nègre". Télumée croit avoir trouvé dans le rêve une manière de s'accommoder de la vie. Elle "se disait que ça devait bien exister, une manière d'accommoder la vie telle que les nègres la supportent, un peu, sans la sentir ainsi sur leurs épaules, à peser, peser jour après jour, heure par heure, seconde par seconde..." (TM, 51) Image pour l'activité artistique elle-même, le rêve permet enfin d'évider la peur devant "l'épreuve finale" qui s'annonce: la mort? Il est ce par quoi les Lougandor se sont toujours démarquées. Cet "air lointain", cette allure "aristocrate" (TM, 22) ne sont pas autre chose que leur vision rêveuse grâce à laquelle elles peuvent balayer "la surface des choses visibles et invisibles" (TM, 156). Il est donc la "raison suprême" et une façon "d'être au monde". Il est ce génie par lequel elles s'approprient le monde extérieur, le "filtrent" en vision intérieure avant d'en faire une oeuvre d'art. "Reine des facultés", l'imagination permet de "réinventer la vie" (TJ, 286) de sorte qu'on reste "irréductible, intacte" (TM, 94) et qu'on surmonte la vie, cette "femme folle, la déveine": "Face au mensonge des choses, à la tristesse, il y a et il y aura toujours la fantaisie de l'homme" (TM, 25). Puisque Télumée se trouve au crépuscule de sa vie, le rêve qu'elle fera correspondra au déroulement de sa vie: analepse dans laquelle la scène initiale est identique à celle qui terminera le roman. L'insularité dicte une narration circulaire. Comme elle a fait le tour de l'île, Télumée fera le tour de sa vie dans son récit, aboutissant au lieu de départ. L'espace circulaire de l'île se trouve donc accentué par la structure du récit 601 . Debout dans son jardin, Télumée triomphe de 599 Bertène Juminer, Au seuil d'un nouveau cri, PA, 1963, 13. 600 cf.supra I,3.1. 601 cf.infra III, 6.2.1. Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 196 la vie par son immobilisme; sa position debout exprime l'inébranlable combativité de la femme: "au-delà de son apparente fragilité" son rôle est de "demeurer, de cristalliser toutes les volontés d'enracinement et de permanence602 ." La femme est pour l'homme "un morceau de monde, un pays tout entier" (TM, 28), terre ferme où l'homme se sent à l'abri des ressacs de la vie. Exemple pour ceux qui "comptent toujours sur quelqu'un pour savoir comment vivre" (TM, 175), Télumée exhorte à rester debout, malgré la deveine. Son but final correspond à celui formulé dans "L'Ile qui bouge": secouer ce peuple comme on secoue une calebasse de riz jaune et le bon grain remonte à la surface, tandis que poussière et déchets vont reposer au fond du coui... C'est l'économie de l'île que je veux bouleverser de fond en comble pour vous obliger à tenir tête et à faire face. À vous retrouver, à vous inventer...Je veux un peuple debout. Je veux une île qui bouge, qui bouge, qui bouge... 603 Le texte se fait île, peuplée d'une seule femme qui s'exile pour raconter l'univers matriciel des Lougandor. Le texte se fait tombeau, ventre de la Terre, "calebasse" dans laquelle se recroqueville la vieille Antillaise. Il est aussi jardin, lieu de rêverie et d'écriture du roman. "Éden à sa mesure [...], lieu d'enracinement par excellence", il "permet à l'homme, dans un espace si étroit, de s'installer quelque temps604 ". Ilot où le Noir s'assume, où il échappe à la violence économique, physique et psychique605 , le jardin créole occupe une place essentielle dans l'imagerie afro-américaine et afro-antillaise. Alice Walker place au même niveau son activité littéraire à celle de sa mère en train de "créer le beau" dans son jardin à fleurs: I notice that it is only when my mother is working in her flowers that she is radiant, almost to the point of beying invisible- except as Creator: hand and eye. She is involved in work her soul must have. Ordering the universe in the image of her personal conception of Beauty 606 . Sans doute Stéphanie Priccin racontait sa vie à l'auteure dans ce même espace nourricier et havre Françoise Amacker, "L'île dans Pluie et Vent...", Itinéraires et Contacts de culture, Vol. 3: Littératures insulaires: Caraïbes et Mascareignes, HA, 1982, 147. 602 603 Guy Tirolien, "L'Ile qui bouge" in Feuilles vivantes au matin, PA, 1977, 169. 604 Fanta Toureh, oc, 61. Selwyn Cudjoe, Resistance and Caribbean Literature, Ohio University Press, 1980, 17: "It must be understood that violence was not only used in a physical sense to subjugate the people of the Caribbean but was implicit in the economic arrangements of the island. By far the most oppressive and violent element was that same latifundium system." 605 606 Alice Walker, In Search of Our Mothers' Garden. Womanist Prose, oc, 241. Le prologue de TM 197 de paix. L'incipit du roman nous présente enfin l'aïeule. "Toussine était une femme qui vous aidait à ne pas baisser la tête devant la vie, et rares sont les personnes à posséder ce don" (TM, 11). Mais cela ne suffit pas pour la hisser au rang de semi-divine. Le devenir-mythique est facteur d'un discours élogieux, d'un véritable culte: "Ma mère la vénérait tant que j'en étais venue à considérer Toussine, ma grand-mère, comme un être mythique, habitant ailleurs que sur terre, si bien que toute vivante, elle était entrée, pour moi, dans la légende" (TM, 11). "Libellule", "balisier rouge", la matriarche reçoit une seconde vie en tant que personnage dans le récit de Télumée. Mythique par les nombreuses histoires (et mythes) qu'elle raconte, déposés en elle comme les pages d'un livre, elle l'est plus encore par son vécu exemplaire: "négresse à demie", modèle de souveraineté, l'aïeule est glorifiée par Victoire avant de l'être par la dernière Lougandor. L'autobiographie de celle-ci répond au besoin prégnant de se garantir le même sort honorable qu'est le "devenir légendaire". Confiant son vécu, elle s'assure un avatar du culte des ancêtres. Le récit devient veillée autour d'une vie qui s'éteint. Conformément à la rituelle funéraire, Télumée retrace les faits les plus mémorables devant une assistance qui, faute de mieux, est imaginaire. Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien 198 3.4. Le prologue de "Ti Jean L'horizon".4. Le prologue de "Ti Jean L'horizon" Imaginez une terre étroite, et mal découpée. Une terre déchiquetée et rongée sur un versant par les flots, mordue à belles dents de l'autre. Un pays jeté entre deux mers au beau milieu de l'archipel des "Isles du Vent", émergeant en fuseau entre la Dominique et Sainte-Lucie. Telle une fève oblongue flottant dans l'immensité des eaux du bassin Caraïbe. Auguste Macouba, Eïa! Man-Maille là Dans Ti Jean L'horizon, tout le chapitre initial fait office de vaste incipit à la saga de longue envergure. Le temps, l'espace et le portrait de l'aïeul y sont même plus développés que dans les deux autres romans. L'incipit nous informe d'emblée sur le lieu: L'île où se déroule cette histoire n'est pas très connue. Elle flotte dans le golfe du Mexique, à la dérive, en quelque sorte, et seules quelques mappemondes particulièrement sévères la signalent. (TJ, 9) Tel un cartographe méticuleux, le narrateur attire notre attention sur l'exiguïté de l'île et se hâte d'en signaler le caractère insignifiant pour quiconque aurait la vocation cartographique. Anticipant sur la réaction de son lecteur qu'il suppose rebuté par une histoire située dans une île inconnue et minuscule, il nous dissuade de vérifier sa situation topographique: Si vous prenez un globe terrestre, vous aurez beau regarder, scruter et examiner, user la prunelle de vos yeux, il vous sera difficile de la percevoir sans l'aide d'une loupe 607 .(TJ, 9) Trop petite pour prétendre à une existence cartographique, l'île serait de surcroît bientôt engloutie: Elle a surgi tout récemment de la mer, à peine un ou deux millions d'années 608 . Et le bruit court qu'elle risque de s'en aller, comme venue, de couler sans crier gare, soudain, emportant avec elle ses montagnes et son petit volcan de soufre, ses vertes collines où s'accrochent des cases rapiécées, comme suspendues dans le vide, et ses mille rivières si fantasques et ensoleillées que les premiers habitants la baptisèrent ainsi: l'Ile-aux-belles-eaux... (TJ, 9) Dans son Essai sur les moeurs et l'esprit des nations, Voltaire résume parfaitement l'opinion de la plupart des philosophes des Lumières sur les Antilles: "points sur la carte", les Antilles seraient des "événements" qui "se perdent dans l'histoire de l'univers, mais enfin ces pays, qu'on peut à peine apercevoir dans une mappemonde, produisirent en France une circulation annuelle d'environ soixante millions de marchandises." (Garnier, 1963, Chap. CLII) 607 608 "Alors que les Grandes Antilles formaient déjà des reliefs imposants [...] au début du tertiaire, l'arc des Petites Antilles ne sortait d'une longue gestation, en grande partie sous-marine, qu'au milieu du tertiaire ( -20, -23 millions d'années)." François Doumenge et Yves Monnier, Les Antilles françaises, PUF, 1989, "Que sais-je?", 17. Le prologue de TJ 199 Une future immersion menacerait de rayer de la carte cette parcelle du Nouveau Monde. "Victimes d'un frottement de mondes. Tassés sur la ligne d'émergence des volcans" (DA, 15), les Antillais seraient condamnés à disparaître. Il est clair que tout concourt à accentuer l'insignifiance et le côté irréel d'une île durement mise à l'épreuve par les secousses climatiques et autres. Après avoir situé l'île à la dérive, le narrateur en vient à la population qui elle, on s'en doutait, n'échappe pas à une dérive existentielle: Et elle nourrit toutes qualités d'êtres étranges, hommes et bêtes, démons, zombis et toute la clique, à la recherche de quelque chose qui n'est pas venu, et qu'ils espèrent vaguement, sans en savoir la forme ni le nom; elle sert aussi de halte aux oiseaux qui descendent pondre leurs oeufs au soleil... (TJ, 9) Le narrateur trahit tout de suite qu'il n'apprécie guère l'agrégat bizarre qui peuple l'île: les créolismes "qualité/toute la clique" acquièrent une connotation péjorative dans la bouche de l'observateur, prisonnier de sa position eurocentriste, incapable d'intégrer l'Autre. À une terre qui s'effrite, qui s'en va à vau-l'eau, répondent des êtres tout aussi "démoniaques", "zombifiés" et "lunatiques". L'architecture branlante, les cases de fortune reflètent l'oisiveté des Martiniquais: "il y a les maisons, mais elles tombent sous le vent, il y a les hommes, que font-ils? ils ne travaillent pas la terre, ni le métal, ni la roche" 609 . Tout y marque donc l'évanescence et la décrépitude. Tout y respire la "précarité de l'implantation du nègre sur [son] sol" (TJ, 13). L'île, telle qu'elle nous est décrite ici, serait le parfait emblème de l'inconstance de l'humaine condition; terre flottante et mal gérée par les habitants autochtones, seules les puissances colonialistes pourraient la river aux terres fermes610 . Une deuxième raison motive le ton dépréciateur du narrateur: la médiocrité historique de ce lieu perdu: À vrai dire c'est une lèche de terre sans importance et son histoire a été jugée une fois pour toutes insignifiante par les spécialistes. Elle a pourtant eu ses saisons du mal, connu de grandes fureurs autrefois, [...] dignes d'attirer l'attention des personnes lettrées. Mais tout cela est oublié depuis fort longtemps [...] (TJ, 9-10) 609 Glissant, La Lézarde, oc, 125. 610 Frank Lestringant, "Les insulaires de la Renaissance", Préfaces, nE5, 1988, 95. 200 Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien L'île n'a pas de poids dans le passé et, par conséquent, ne pourrait en avoir à l'avenir: les habitants de l'île pensent que rien ne s'y passe, rien ne s'y est passé et rien ne s'y passera, au grand jamais, jusqu'au jour où l'île s'en ira rejoindre ses soeurs aînées qui tapissent le fond de l'océan. (TJ, 10) À nouveau, la description du paysage s'oppose, terme à terme, à celle des récits de voyage exotiques: espace sans Histoire, lieu cartographique qui doit sa représentation grâce aux colons, abritant des gens convaincus que "la vie est ailleurs" (TJ, 10), la Guadeloupe est une "poussière 611 " promise à une existence ephémère. Quoique le narrateur prétende qu'il n'y ait absolument aucun prétexte pour évoquer cet univers qui s'effiloche, -"ce serait un pur gaspillage de salive!" (TJ, 10)-, il pousse pourtant plus loin son exploration de l'univers insulaire. La contradiction entre l'énoncé et l'énonciation s'éclate pour suggérer que le narrateur ne partage nullement l'avis des "spécialistes", ni celle des "habitants". Comme Télumée, le narrateur ne se range pas derrière "l'opinion publique" dont il a donné l'impression d'épouser le point de vue, ni derrière l'Européen qui se désintéresse d'un univers étrange(r). Contrairement à l'auto-dépréciation collective, le narrateur affirme qu'une histoire de l'île est envisageable. Plus encore, il la prétend somptueuse. Le hameau le plus méconnu, "perdu au coeur de ce pays perdu", recèle une histoire extraordinaire: Pourtant ce lieu [Fond-Zombi] existe et il a même une longue histoire, toute chargée de merveilles, de sang et de peines perdues, de désirs aussi vastes que ceux qui hantaient le ciel de Ninive, Babylone ou Jérusalem... (TJ, 10) Depuis l'incipit, le narrateur a rétréci progressivement la perspective pour faire ressortir l'extrême périphérie de ce morne liliputien: globe, golfe du Mexique, Guadeloupe, Fond-Zombi612 , lieu qui peut se vanter d'une chronique spectaculaire. Comme dans La mulâtresse Solitude (où apparaît aussi un de ces trois lieux bibliques comme un autre écho d'un auteur à l'autre) et Pluie et vent, le narrateur dénonce l'Histoire avec un grand H, la version française. Il revendique en revanche la grandeur d'âme de "certains nègres d'exception", tels Wademba, le chef des "farouches du plateau". Aimé Césaire ne fit pas autre chose lorsqu'il proclama: "s'il est vrai que la Martinique est une poussière, il y a cependant des poussières habitées par des hommes qui méritent 611 Lors de son passage en 1964 aux Antilles, De Gaulle déclarait qu'"Entre l'Europe et l'Amérique", il ne vit que "des poussières" (DA, exergue, 302). 612 Toponyme retrouvé à Basse-Terre; il s'agit d'un quartier à Goyave, le bourg où vivent les Schwarz-Bart. J'ai pu également retrouver, grâce aux renseignements de Madame Alice Brumant, mère de SSB, le Bassin bleu, lequel ne correspond plus à la description qui en est donnée! Fond-Zombi est aussi un quartier de Fort-de-France, ce qui n'est pas étonnant car des toponymes identiques s'attestent dans l'une et l'autre îles: p.e. la Lézarde (rivière) et Le Lamentin (petit village). Le prologue de TJ 201 pleinement le nom d'hommes613 ." Avec la mise en place du mythe du marron, le narrateur met une dernière touche à son prologue avant que l'histoire "toute chargée de merveilles" ne prenne son envol, après ce long tableau préparatoire qui s'achèvent par des formules du genre: "tout cela est loin, à l'heure où commence mon histoire" (TJ, 11) et "Il en alla ainsi pendant cent et cinquante années, [...], jusqu'au jour où la route goudronnée et ses poteaux électriques précipitèrent Fond-Zombi en plein coeur du vingtième siècle..." (TJ, 16) Si plusieurs siècles du passé guadeloupéen se résument en quelques pages, c'est précisément parce que les gens de la plaine, "ces singes consommés des Blancs" se plaignent de ne pas avoir d'Histoire. Les gens d'En-haut, en revanche, considèrent les contes d'animaux, de zombis, ainsi que les récits de révoltes d'esclaves comme l'unique histoire fidèle, celle dont un "nègre" devrait être fier. Toujours pareil à lui-même, c'est-à-dire à l'Africain dont il a gardé le nom, le vénérable à la chevelure de "cotonnier en fleur" est appelé "tout bonnement [...] le Congre vert, [...], parce qu'il s'était lové sur ces hauteurs comme un congre vert614 au creux de son roc, et rien ne l'en délogerait plus..." (TJ, 16) La supériorité de ce mandingue615 réside dans sa fidélité totale à ses racines tribales. "Immortel", il a "pris souche" comme papa Longoué chez Glissant. Contrairement à Glissant, Schwarz-Bart n'accorde pas que des traits mélioratifs à ce personnage 616 . Qu'aucun des fugitifs ne reste auprès de lui après l'esclavage rend manifeste sa faillite en tant que chef. Sa défense de la pureté raciale est aussi dangereuse que la négrophobie de certains Békés. Wademba semble d'ailleurs le comprendre, puisqu'il recommande à son descendant de balayer les vieux critères d'opposition. Son successeur devra sortir de la tradition marronne; vivre parmi les gens d'en-bas. Ainsi, les topiques de l'île, du temps et du mythe, présents dans les prologues dénient le 613 Discours prononcé par Aimé Césaire, cité par Marie-José Jolivet, "La construction d'une mémoire historique à la Martinique: du schoelchérisme au marronnisme", Cahiers d'Etudes africaines, 107-108, 1987, 303. 614 Serpent de mer qui peut mesurer plus de vingt "pieds" de long et peser deux cent cinquante "livres", selon la description de Lafcadio Hearn dans ses Esquisses martiniquaises (Mercure de France, 1924, 69). Dans le bestiaire antillais, le serpent est l'animal totem du marron (Glissant, Le Quatrième siècle, oc), le dieu vaudou Damballah. 615 "Certains captifs tels les Mondongues et les nègres de Sénégal et de Gambie étaient peu appréciés des planteurs à cause de leur caractère belliqueux. Vendus comme "queues de cargaisons" dans des colonies où les planteurs avaient peu de moyens financiers comme en Guadeloupe, ils allaient prendre la tête de mouvements insurrectionnels qui ébranlèrent l'édifice esclavagiste. En Guadeloupe, les Mondongues devinrent par exemple les fers de lance d'un processus de résistance qui culmina vers 1736-1738." (Oruno D. Lara, "Voyage au royaume de l'Oubli", Notre Librairie, nE 73, 1984, 14) 616 Voir Ernest Pépin, "Le personnage romanesque dans l'oeuvre de Glissant", Carbet, nE10, 1990, 89-99. 202 Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien caractère exotique de l'île, proposent au vide historique une alternative et réévaluent le mythe. Installant le lecteur dans une période anhistorique, "jours d'avant la lumière et la route goudronnée, d'avant les poteaux électriques" (TJ, 12), l'oeuvre déverrouillera le passé guadeloupéen et préconisera l'amour de la terre insulaire. Enfin, devant la carence d'héros antillais, Schwarz-Bart brosse le portrait de personnages humbles et hors du commun, ayant réussi, en dépit de multiples contraintes, à se réapproprier le temps et l'espace dont les Blancs leur privaient, à créer l'ordre hors du désordre. Véritables légendes vivantes, l'ancêtre marronneur, la conteuse fabuleuse et la mère primitive forment une constellation héroïque inspirant la fierté raciale et historique et l'amour du pays natal, bases d'une antillanité enfin assumée. Le prologue de TJ 203 204 Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien Insérer Carte 2 La Martinique Le prologue de TJ Volet III Quêtes identitaires, enquête sur l'identité 205 206 Temps, espace et mythe dans l'incipit schwarz-bartien Chapitre 1Chapitre 1 "Les graines bâtardes": Venir au monde aux Antilles On est sans papa On est sans maman Et l'on crie bravo Femme qui n'a pas deux hommes N'a pas de valeur nous ne sommes tous qu'un lot de nègres dans une même attrape sans maman et sans papa devant l'Éternel. "Pluie et vent sur Télumée Miracle" 1.1. La filiation et le conflit parental.1. La filiation et le conflit parental Les enfants sans père ni mère foisonnent dans le corpus schwarz-bartien, sinon dans tous les romans antillais617 . Le titre du roman de Juminer leur convient par conséquent bien. Mais tandis que Les Bâtards sont des intellectuels aliénés de leur environnement socio-culturel familier 618 , les Schwarz-Bart prennent le vocable à la lettre et accentuent à juste titre une des racines du mal-être antillais: le "lancinement orphelin"619 . Tous les protagonistes sont en quelque sorte bâtards, que ce soit au sens d'enfant illégitime620 , voire au sens d'"hybride" ou Dans Traversée de la Mangrove (oc), Condé met plus que jamais l'accent sur les hors-la-loi et les laisséspour-compte dans la société antillaise. Tantôt rejetés par le père ou la mère, tantôt des deux, les bâtards abondent (Sonny Pélagie, Loulou et Mira Lameaulnes, Sylvestre et Vilma Ramsaram). 617 618 À titre d'illustration, ce passage: "Nous sommes des bâtards issus d'un mâle gaulois et d'une fille africaine exilée au bord de l'Amazone. En postulant jusqu'aux limites notre extraction européenne, nous découvrons notre position d'êtres culturellement nés de mère inconnue; et notre option culturelle même nous fait constater une autre tare: nous sommes historiquement des anonymes ou des renégats. En définitive, nous voilà doublement dépersonnalisés: au titre de la Culture comme à celui de l'Histoire!" (Juminer, Les Bâtards, PA, 1961, 83) Priska Degras, "Pluie et vent...: l'impossibilité du nom et l'absence de patronyme" dans L'héritage de Caliban, éd. par M. Condé, Pointe-à-Pitre, éd. Fazor, 1992, 85. 619 620 Non qu'il soit né hors mariage, mais parce que de père inconnu. En Haïti, "la famille élargie" ou "la maisonnée", jointe à la polygamie (un homme entretenant la "fem-kay" à côté des "femmes-dehors") supplante le mariage, réservé pour les classes sociales citadines et favorisées. (Lire Serge-Henri Vieux, Le plaçage. Droit coutumier et famille en Haïti, Ed. Publisud, 1989). Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles 208 croisé. S'il va de soi que la quête d'identité s'annonce alors sous de difficiles auspices, le bâtard et/ou orphelin se voit souvent dévolu un rôle de premier plan: outcast en quête d'un milieu familial, il transgresse les règles d'exclusion de la société coloniale621 ; il est celui qui se construit une identité hors de l'inconnu, de l'incertain et du chaos. Toni Morrison comme Simone Schwarz-Bart le privilégient car "l'Africain traité est le migrant nu" (DA, 66), obligé de se construire une identité complexe dans la mesure où il doit intégrer des éléments étrangers, voire conflictuels. Selon Josie C. Campbell: Heroes are always special people who are marked or defined in such a way as to set them apart from their society. In a culture whose strongest urge is to regain family ties that has been broken, what more poignant way to define the hero than to make him or her orphan? There is, of course, also a strong literary convention at work, in which the orphan/hero solves the mystery of who he really is, but the use of the convention by Morrison and Schwarz-Bart is manipulated and expanded to include an intricate system of images and associations specifically related to black culture 622 . L'urgence de reconstruire une famille, de fonder une lignée est inextricablement liée à celle de fonder une communauté. Tout consistera donc à répondre à la double question de Césaire: "Qui et quels nous sommes? 623 " À la bâtardise individuelle se couple celle de toute une société qui s'enlise dans un état illégitime et qui va ployée sous un complexe oedipien. Celui-ci ne sera transcendé qu'à condition qu'elle ne soit plus dépendante de la "mè(re)-tropole dévorante 624 ": Si le maternage semble être la structure de base de ces sociétés, ce n'est pas la constellation familiale qui la produit totalement; il existe d'autres lieux pour sa production. C'est ainsi que la société globale met aujourd'hui en place tout un réseau de dépendances; sur la scène sociale apparaissent des relations antérieurement vécues au sein de la famille. À la captation maternelle vient se jouxter un maternage social porté par un ensemble d'institutions qui juge des besoins et des demandes de l'afroaméricain. On en fait un assisté ne pouvant vivre sans la protection de l'Occident: un Occident nourricier "matriotique 625 ". La famille n'est donc pas le seul décor où le problème de l'affiliation se pose: rejeton ingrat de la mère-patrie, les Antilles n'en finissent pas d'être maternées . 621 Brian Oxley, "Orphans and Bastards in the New World Novel" in Crisis and Creativity, oc, 420. 622 Josie C. Campbell, "To Sing the Song, To Tell the Tale: A Study of Toni Morrison and Simone SchwarzBart," art.cité, 395-396. Césaire, En guise de manifeste littéraire (Tropiques, nE 5, avril 1942), question reprise dans la version définitive du Cahier (oc, 28). 623 624 Selon l'expression de Gracchus, oc, 25. 625 ibid., 279. La filiation et le conflit parental 209 1.2. Mariotte et la question des "présumés pères".2. Mariotte et la question des "présumés pères" Rien que la structure morcelée et elliptique d'Un plat de porc annonce que "les mémoires" de Mariotte seront tout autre chose qu'une chronique d'une enfance ouatée. Tandis que Télumée nous annonce dès la page initiale, exactement comme le fait la narratrice de Merle Collins, qu'"elle veut nous raconter de sa grand-mère626 ", Mariotte nous confronte tout de suite avec le traumatisme du passé: "Quand le passé remonte ainsi le long de ma gorge, il me semble parfois, au réveil, que je suis en proie à une attaque de croup" (PDP, 13). Un plat de porc aux bananes vertes me semble bien le double inversé de Pluie et vent sur Télumée Miracle. Alors que la descendante des Lougandor peut voguer "à l'envi dans les hauteurs de [son] enfance, de [sa] jeunesse" (PDP, 18), Mariotte combat vainement des souvenirs qui "grouill[ent] sous [s]a peau, comme de la vermine dans une maison abandonnée" (PDP, 14-5). Trois personnes lui causent "une rage rétrospective" (PDP, 92), un vif remords de ne pas s'être montrée telle qu'elle fut, de leur avoir offert "l'envers de sa douleur" (PDP, 127). Quoiqu'elle ait tendrement aimé sa mère Hortensia La Lune, elle n'a jamais pu lui exprimer cet amour. Ensevelie sous les cendres du volcan Pelée, Hortensia est morte dans la conviction d'avoir une fille ingrate et récalcitrante. La vieille Mariotte ne s'en console pas et aspire à "la convaincre, une fois pour toutes, de [s]a parfaite innocence à son égard" (PDP, 85): "Aye Moman chè, la tristesse de toi est une bête qui dévore mon coeur..." (PDP, 85) 626 Merle Collins, "Gran" dans Rain Darling. Stories, London: Women's Press, 1990. Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles 210 Que cette "bougresse" de mère ait fait montre de tant de ténacité, qu'elle ait élevé ses bâtards seule, remplit Mariotte de gratitude. Devant Raymoninque qui refuse de reconnaître leur dernier-né, la mère prend, souriante, la défense des "Petits Mondes" et coupe court à son concubin qui maudit: "Ton enfant peut dire qu'il est laid, [...] Cet enfant est laid par méchanceté; cet enfant est un drap sali, une nuit gaspillée... C'est tout" (PDP, 123). Mais il y a aussi la fierté raciale qui inspire un pieux respect posthume. Car Hortensia a su demeurer sourde aux invectives de la mère négrophobe qui prétend que les Noirs sont une "race tombée" (PDP, 48) et qui jure sur son lit de mort que sa vraie mère était sa maîtresse. Quelle scène humiliante que de voir la mère implorer qu'on lui enlève la peau, "pour qu'elle devienne toute propre, toute sainte, comme un beau linge blanc, haaaa!" (PDP, 93) Pareillement, Hortensia a toujours refusé de "dérespecter le compère Raymoninque" qui, aux yeux de Man Louise, "ne méritait pas même d'être acheté esclave..." (PDP, 104), "vonvon* tout noir que le diable a sans doute chié derrière l'église un jour de colère" (PDP, 103)! Raymoninque a beau être emprisonné pour avoir "'haché' deux gendarmes français, en 1870, lors des événements de Fort-de-France627 " (PDP, 115) et avoir tué le contremaître de l'usine Guérin, Hortensia lui reste fidèle. Aux blasphèmes véhéments, elle rétorque par la sagesse proverbiale: pas question de "confondre Coco et Zabricot". À l'inverse de sa soeur Cydalise, maîtresse d'un marin blanc, Hortensia ne considérait pas une "peau chapée*" ou une relation avec un Blanc comme signes de supériorité. Au fil de son écriture analytique, Mariotte se rend compte, sur le tard, de l'exemplarité d'une mère qui n'avale pas "l'hostie de la soumission spirituelle aux Blancs!" (PDP, 62) C'est après avoir fait l'expérience d'une vie pareillement dure que la fille tend à s'identifier à la mère. Mais la différence n'est que trop manifeste. Alors que Hortensia a pleinement assumé sa position de négresse dans un univers "secrètement infernal" (PDP, 127), Mariotte a déserté mère et pays maternel. Le deuxième personnage qui empêche de sereinement "dévider la substance du passé" (PDP, 18-19) est bien sûr "la vieille Érinnye" (PDP, 92), appelée en famille Man Louise. Tandis que Mariotte caresse son fétiche, la feuille de "siguine des temps anciens" (PDP, 41), des "douleurs d'âme oubliées, sans racines véritables et sans frondaisons - flèches venues de nulle part - éblouissants et fugaces météores du coeur..." lui transpercent le coeur (PDP, 61). Au lieu de ressusciter des moments attendrissants, la madeleine schwarz-bartienne déclenche "l'hallucination" (PDP, 61). Man Louise vient déranger, telle une revenante, la vieille pensionnaire. Elle se moque du sort de l'apatride, prétendant l'avoir suivie "pas à pas, sans [la] lâcher d'une minute, au long fil des années à péché qu'[elle] a promenées sous le regard du Bon 627 Suite à la défaite française dans la guerre franco-prussienne, les Martiniquais voyaient réapparaître le fantôme de l'esclavage et se rebellaient contre le pouvoir. Mariotte et la question des "présumés pères" 211 Dieu" (PDP, 44). "Écrasée comme un simple margouillat" par les Parisiens, Mariotte ne paierait que le juste prix pour "son orgeuil de négresse", sa désobéissance et ses maniganceries. Man Louise ne lui avait-elle pas ordonné de ne "bouger d'une corde" de sa "place de négresse" (PDP, 44)? Man Louise est le négatif de Reine Sans Nom. Tandis que celle-ci complimente Télumée, Man Louise n'arrête pas de "cracher dans [s]a direction, sans relâche, à gros jets de bave pourrissante, avec la même, ancienne, sempiternelle expression de condescendance méprisante pour la fillette "mal sortie" (PDP, 47). Devenue à son tour une vieille femme, Mariotte implore vainement "une parole un peu chaude qui ferait fondre la gangue de glace" (PDP, 46-7): Seulement ces mots que j'attendais de toi, grand-mère; seulement ces mots: Alors Mariotte, coumen ou yè chère? Coumen ou yè chère? ... chère? (PDP, 49) La haine inflexible (exprimée proverbialement par Man Louise: "toutes les pluies du monde n'enlèvent pas sa force au piment" PDP, 44) de cette grand-mère aliénée est directement responsable de l'attitude dérespectable de l'enfant. Ainsi, la petite s'est vengée le jour de l'enterrement de la matriarche par un "acte obscur" et sacrilège. Mariotte a craché sur sa tombe dans l'illusion de se libérer enfin de ses injures (PDP, 135). Or, dès que la "bonne négresse à sa maîtresse 628 " "port[ant] les chaînes dans son âme tout au long de sa vie - plus profondément inscrites que la marque au fer rouge de son sein droit" (PDP, 47) a expiré, une autre prend la relève. Cydalise lui lance crûment: La Mariotte-enfant Câpresse est possédée; on voit on voit c'est quel sang qui coule dans ses veines de chat-huant [...] cette enfant n'a plus d'âme son âme l'a quittée [...] un de ces quatre matins elle va devenir toute noire noire noire laide comme un chien sans pattes. (PDP, 109) La tante fait allusion à la "maudicité du sang" (PDP, 44) qui obsédait Man Louise, à l'hérédité physique et psychique. Cydalise déprécie le sang qui coule dans ses veines parce qu'il avilit la famille "éclaircie". L'héritage sanguin expliquerait non seulement la négritude de Mariotte, mais aussi son caractère indocile. Un jour, la sauvageonne a mordu "la main sacro-blanche du marin blanc", l'amant de Cydalise (PDP, 48). Bref, Mariotte est la honte de la famille, comme l'était Véronica dans Hérémakhonon, née dans une famille de "négresses-rouges" où elle entend constamment qu'"elle est plus... qu'elle est moins...[qu']elle ne ressemble pas aux autres" 629 . Mariotte-capresse*630 saisit alors le vrai motif pour ce dédain sans bornes: elle dépare "la faune 628 Echo césairien parmi tant d'autres: "C'était un bon nègre. Les Blancs disent que c'était un bon nègre, un vrai bon nègre, le bon nègre à son bon maître." (Le Cahier, oc, 59) 629 Condé, Hérémakhonon, oc, 38-39 et 45. 630 À la Martinique, le terme se confond avec celui de "cafre" qui désignerait le Noir ayant une peau très noire, 212 Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles délicate de la case où la proportion de sang humain était généralement plus élevée que celui dans [s]es veines de Capresse (à gros grain et fessier callipyge!...)" (PDP, 47) Dès lors, Mariotte sollicite l'amitié de celui sur qui la "paillasse des Blancs" jette l'anathème. Ce troisième personnage est à son tour une source de tourments et de douloureuses réminiscences. Le "divin joueur de tambour N'goka*" est aux yeux de Mariotte un dieu qui "vous battait [...] le gros tambour N'goka aussi bien que ses ancêtres d'Afrique" (PDP, 126). Pour la grand-mère, en revanche, il est "un vrai volcan qui crache, Lucifer lui-même [...] souffle dans chacune de ses paroles" (PDP, 116). L'amant de la mère est vénéré parce qu'il "défai[t] le "jeu" des uns et des autres: les masques derrière lesquels nous essayions tant bien que mal, de nous mettre à l'abri des mille Martinique qui se déchiraient sur un même bout de terre [...]" (PDP, 127). Artiste marginal (comme Tac-Tac dans Pluie et vent), sa musique dit fermement "non" à la mainmise des Blancs et incite au marronnage. Contrairement à ce "valeureux Nèg' Brave" (PDP, 96) qui jure qu'il n'est pas "un poisson qui se laissera hacher" (PDP, 117), Mariotte constate avec honte qu'elle n'a pas hérité son courage. Elle se sent "un petit poisson noir à la nageoire brisée, perdu dans le coin du bocal terrestre, dans l'ombre de Paris" (PDP, 81). Elle a beau se réchauffer au souvenir de ce nègre courageux et indomptable, elle est tracassée de ne pas savoir "si oui ou non [elle] sortai[t] de ses graines" (PDP, 115). Question non résolue, la filiation l'est aussi pour le "père" qui, un jour, lui fait part de ses doutes: Le sang du Bon Dieu coule comme la rivière Capote: il saute une pierre, enfile un pré, entre on ne sait comment dans les veines d'une petite fille. Adieu, petit monde. Je ne sais pas si tu es de mon sang: mais si tu es heureuse ici bas, remercie-moi, et si la vie se déchire pour toi, pardonne au pauvre Raymoninque. (PDP, 114) Ce passage brode sur plusieurs proverbes "Le sang est plus épais que l'eau"; "On est toujours certain que sa mère est sa mère, on ne peut en dire autant du père" ou encore "Le père des enfants, c'est le secret de la mère". Mariotte fantasme volontiers sur l'héroïque ascendance. J'en veux pour preuve le passage suivant: bleutée. Hortensia a mis au monde une enfant plus noire qu'elle, puisque son compagnon Raymoninque est décrit comme un "vonvon noir". De la sorte, le blanchiment de la famille, but suprême de la grand-mère négrophobe, est compromis. Mariotte et la question des "présumés pères" 213 Et, bien qu'en ce temps-là, je ne l'[Raymoninque] aimasse pas comme j'aimais Milo, ça m'avait fait une impression bizarre, de compter secrètement Raymoninque parmi mes présumés pères. Un peu la même impression que le jour où Man Louise [...] m'eût raconté toutes ces histoires concernant la femme Solitude de Guadeloupe laquelle était sa mère, et par là même, me disais-je, non sans une délicieuse angoisse m'avait peut-être légué une goutte minuscule de son sang. (PDP, 114) (C'est moi qui souligne) C'est avec délectation qu'elle retient Raymoninque parmi les candidats-parents, aussi peu fondée que soit cette supposition, puisque ce "père" "n'a pas poussé, à [s]on intention, quelque clameur qui [lui] eût rendu la confiance... rassurée sur [s]on compte et sur le sien... encouragée à persévérer dans la voie étroite qui était la [leur]... " (PDP, 119). Autrement dit, en dépit du doute, la vieille Antillaise se rêve cette ascendance noble; "graine bâtarde", elle se reconnaît volontiers dans ce "nègre brave" qui dénonçait "cette échelle du mépris qui se dressait au-dessus de l'île": le Blanc maudissant l'Octavon, lequel maudit le Quarteron, lequel maudit....etc631 " (PDP, 127). Au père réel, figure médiocre à peine évoquée, s'oppose le père fantasmatique: il y a effacement du père réel au profit d'un gonflement du père imaginaire632 . In fine, rien n'est dit dans les Cahiers sur le motif du départ, silence respecté dans d'autres romans féminins caribéens 633 . L'exil de l'Antillaise tient lieu de fugue hors d'un univers familial où la (grand-)mère est la matriarche terrible "portant son maître en [elle] même alors que les chaînes sont tombées" (PDP, 48). Le maternage excessif est métaphore de la colonisation, étouffant la fille et l'obligeant à être à son tour "la paillasse" de la mère. Inconsciemment, les déserteuses souffrent de "matrophobie": la peur de devenir comme la (grand-)mère et donc, d'intérioriser les préjugés raciaux et d'accepter la "féminité subie". Sapotille s'embarquant sur la Nausicaa 634 et Véronica635 fuient des (grands-)mères qui leur ressassent que "la place de la négresse est sur le seuil, alors ne pénètre pas dans le salon..." (PDP, 46) 636 Dans le même temps, 631 "L'échelle de mépris" rappelle "la pyramide de tyranneaux" de Memmi où le facteur social intrinsèquement lié au facteur racial est le principe discrimatoire: "chacun socialement opprimé par un plus puissant que lui, trouve toujours un moins puissant pour se reposer sur lui, et se faire tyran à son tour." (Portrait du colonisé, Corrêa, 1957, 26). 632 Affergan, oc, p.89 et sv. Entre autres: Annie John de Jamaica Kincaid (Antigua), Browngirl, Brownstones de Paule Marshall (Barbados, Etats-Unis) et Beka Lamb de Zee Edgell (Bélize). 633 634 Michèle Lacrosil, Sapotille ou le serin d'argile, oc. 635 Maryse Condé, Hérémakhonon, oc. 636 Sapotille est une "monstruosité" pour sa mère: "Si maman ne m'aimait pas, c'est que j'étais méchante, comme les bonnes soeurs le prétendaient. Je consentis que j'avais l'âme aussi noire que les religieuses le disaient... " (Lacrosil, Sapotille ou le Serin d'argile, oc, 46) 214 Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles c'est à toute une société raciste dans laquelle elles ne "trouvent leur place exacte" qu'elles tournent le dos. À la base du parcours labyrinthique de Marie Monde, à la base de sa narration décousue et confuse, se trouve donc le déficit relationnel grand-mère/petite-fille. Puisque le déracinement vécu au sein d'une famille génère le sentiment de déplacement dans une communauté, où "absolument rien ne peut obliger un Martiniquais à 's'entendre' avec un autre Martiniquais" (DA, 167), l'exil paraît la seule voie de salut. Le comble est que, poussée par ses proches à ce saut dans l'inconnu, Mariotte soit accusée d'avoir trahi les siens, et qu'elle finisse par se sentir coupable d'avoir "[regardé dans] les yeux des Blancs". Sentiment de culpabilité qui, avec l'âge et l'entourage, va croissant: languissant nostalgiquement dans le "pourrissoir des Blancs", Mariotte reconnaît la vérité des mises en garde et des diatribes de la grand-mère. Devinant la fin proche, l'ultime voeu de Mariotte est de traîner son vieux corps à travers la neige et la zone dangereuse des Blancs jusqu'au fameux restaurant créole rue Gît-le-Coeur (PDP, 208) tenu par Rosina Bigolo. Elle seule pourrait consoler Mariotte en lui préparant "un petit morceau de porc salé avec quelques petites rondelles de bananes vertes" (PDP, 212-8). Comme Man Louise dans ses derniers jours, Mariotte délire. Elle essaie vainement de s'arranger sa veillée funéraire, sa "dernière fête" (TM, 183) en rédigeant une "modeste narration." Celle-ci déraille, histoire d'une "quelconque femelle", "sombre vache décatie" à la recherche du temps perdu que seul un plat de porc aux bananes vertes aurait pu reconstituer. Solitude: "fiente de jaune" rejetée par Blancs et Noirs 215 1.3. Solitude: "fiente de jaune" rejetée par Blancs et Noirs.3. Solitude: "fiente de jaune" rejetée par Blancs et Noirs Deux-âmes est le fruit "de ces amours de vaisseaux négriers, de cette étrange coutume, "la Pariade", qui avait lieu un mois avant l'arrivée au port, jetant les matelots ivres sur les ventres noirs lavés à grandes giclées d'eau de mer 637 " (LMS, 46). Triste origine de la lignée matrilinéaire qui rappelle l'incipit de Moi, Tituba sorcière...: Abena, ma mère, un marin anglais la viola sur le pont du Christ the King, un jour de 16** alors que le navire faisait voile vers la Barbade. C'est de cette agression que je suis née. De cet acte de haine et de mépris 638 . Si le viol explique à lui seul la répulsion de la Diola 639 envers sa nouveau-née, une autre entrave empêche la symbiose maternelle: Les enfants de la Pariade avaient souvent des traits qui se contrariaient, filaient dans tous les sens, des sourcils hésitants, des yeux entre deux mondes. (LMS, 46). La dissemblance physique, l'étrange physionomie sont inacceptables pour la Diola, élevée dans la croyance ferme qu'un jour, elle ouvrirait la voie "à une petite fille tout aussi intéressante que celle d'aujourd'hui, qui porterait le même nez, les mêmes yeux, les mêmes épaules frissonnantes au vent, [...] et qui se pencherait de la même manière pour caresser toutes sortes de pensées" (LMS, 12). La mère empêchera dès lors à sa fille d'être quelqu'un, de se construire une image positive d'elle-même. Cette impossibilité est rendue manifeste à travers les échecs successifs de lui décliner un nom, et donc une identité. Aucun, à part celui dont elle s'affublera elle-même en signe de résistance à ce que les Autres lui imposent d'être, ne semble en harmonie avec son être. 637 Quoique des règles interdisent tout contact entre matelots et Africaines durant la longue traversée, de nombreux témoignages prouvent le contraire: "Lorsque les jeunes femmes et les jeunes filles arrivent à bord, nues, tremblantes, terrifiées, exténuées de froid, de fatigue et de faim, elles subissent souvent les rudesses lascives des sauvages blancs...[...]" John Newton, Thoughts upon the African Slave Trade, cité par Tardo-Dino, Le collier de servitude. La condition sanitaire des esclaves aux Antilles françaises du XVIIeau XIXe siècle, CA, 1989, 46-47. 638 639 Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière... Noire de Salem, oc, 13. Quant à l'origine diola, Oruno Lara ne mentionne pas cette ethnie pour le peuplement esclave guadeloupéen ("Voyage au royaume de l'Oubli", art.cité, 14). Bastide ne retient pas non plus la tribu diola (Les Amériques noires, Payot, 1967, 13) qui serait particulièrement estimée par les Portugais, Anglais et Hollandais. Gracchus enfin, note que "les Balantes, les Diolas, les Nalons, les Bissagots, au caractère altier, supportaient mal l'esclavage, d'où leur rareté dans les plantations." (oc, 219) La "migration" d'esclaves (par vente et revente) peut parfaitement expliquer la présence diola en Guadeloupe. 216 Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles Prenant "la place de l'ancienne, sur le grand-livre de la Plantation" (LMS, 45) 640 , l'enfant reçoit d'abord celui de Rosalie, nom qui sied bien à sa peau "à peine teintée à la naissance" (LMS, 45). Avec un oeil du père et un oeil de la mère, l'enfant enregistrée sous ce nom d'une esclave morte, est ensuite surnommée Deux-âmes. Nom officieux qui, en contraste avec le nom officiel, a bien plus de sens. Car la métisse porte sur toutes choses ce regard "insoutenable [...]: un oeil sombre et l'autre verdâtre, et qui semblaient chacun appartenir à une autre personne" (LMS, 46). Cette duplicité physique finira par lui être fatale, c.-à-d. qu'elle deviendra psychique; l'hybridité est un mal plus incurable que la poitrine "labourée des fers" de sa mère (LMS, 50). Créature de "barrières, de fossés ou de chemins" (LMS, 46), elle est vite surnommée "Chimène". Chimérique, elle l'est pour sa mère qui, de jour comme de nuit, revit l'horreur d'un petit homme blanc qui sortait de son ventre, un fouet à la main (LMS, 47). A cette répugnance maternelle, Solitude réagit au départ par une folle envie de ressembler à la mère. C'est ce que révèle une fameuse scène de Narcisse où la sang-mêlé s'embourbe le visage afin d'apercevoir son reflet noir dans le miroir aquatique: À peine était-elle nettoyée, lustrée, qu'elle se roulait dans la poussière avec des cris, des hurlements, de sorte qu'elle revenait toujours aux cases nègres dans son état initial. Un jour, elle trottait sur ses quatre ans, le mulâtre Polycarpe assura l'avoir vue au bord du ruisseau, assise toute seule qui recouvrait son visage de vase noire, et puis se contemplait avec béatitude. (LMS, 62-63) Puisque Deux-âmes veut tendre vers l'enfant imaginaire de la mère, elle aspire à la négritude pour échapper au maléfice du métissage, source d'apathie maternelle. Froidement rejetée par une mère à cause de la "couleur de sapotille", ce "fruit indien à l'épiderme rougeâtre, à la chair douceamère, comme tissée d'ambiguïtés" (LMS, 45), elle souffre d'être inutile et insupportable. La mère, de son côté, est capable de tout pour "rompre le cordon ombilical" 641 . Cette répudiation par la mère constitue par ailleurs le noyau du drame identitaire d'un autre grand roman caribéen. Dans La prisonnière des Sargasses, Antoinette, fille de "Nègres blancs" affronte des difficultés 640 Maméga, domestique dans une famille de Marseille, subit le même baptême lorsque elle remplace temporairement la servante de la maison: "Pour la première fois depuis que je me suis lancée dans la profession de femme de ménage, j'ai un prénom, la dame me l'a donné. Elle ne veut pas changer ses habitudes, c'est moi qui changerai de prénom, je m'appellerai Renée en attendant que la vraie Renée revienne."(Ega, Lettres à une noire, oc, 128) 641 Je ne peux être d'accord avec Liliane Fardin qui prétend que mère et fille s'aiment l'une l'autre. Rosalie admirerait sa mère: "cette vénération même peut-être considérée comme celle, légitime, de l'enfant pour cette adulte qui lui procure de façon quasi-magique tout ce qu'il désire." Cette interprétation est incorrecte, puisque Bobette "regarda partir son enfant d'un oeil froid" et la maltraite, en vain: "les mesures les plus subtiles, les violences les plus manifestes n'y faisaient rien" (LMS, 47). (Liliane Fardin, L'image de la femme de couleur dans le roman des petites Antilles françaises et de Haïti, Thèse de doctorat, Univ. de Haute Normandie, 1982, 86) Solitude: "fiente de jaune" rejetée par Blancs et Noirs 217 d'identification parce qu'elle se sait incapable de satisfaire les désirs de la mère642 . Antoinette aurait voulu être noire comme sa copine Tia et sa Da* Christophine, afin de recevoir un substitut d'affection maternelle643 . Solitude et Antoinette sont victimes d'une société aliénée et séparatiste où race, sexe et rang social vous allèguent infailliblement une caste dont rien, à part les revers de fortune, ne peut vous départir. La similitude entre les romans, la métaphore de la "folie" à l'oeuvre dans l'un et l'autre ont été étudiées par Charlotte H.Bruner644 . Il faut cependant nuancer le désir de ressemblance à la mère qu'éprouve Solitude. Car le corps de celle-ci est à ce point maltraité, mal soigné et blessé qu'il répugne. Il existe donc des obstacles à la ressemblance et à la (re-)connaissance des deux côtés. La décrépitude de la mère est un "mystère" que la fille cherche à pénétrer: Pourquoi sur les plantations n'y avait-il que des vieilles et des jeunes, alors que parmi les négresses et surtout les mulâtresses d'Habitation, on trouvait aussi une catégorie intermédiaire, des femmes qui n'étaient plus toutes jeunes sans qu'elles fussent déjà vieilles? Voilà une chose étrange, pensait l'enfant Rosalie. Car sa mère était indubitablement vieille, telle une vieille case branlante, avec sa peau fripée et ses plaques de moisissure grise au visage, ces touffes d'herbe rose sur le corps, un peu partout, comme à celles qui n'ont pas su passer au travers du fouet. Il y avait aussi cette oreille manquante 645 , qui l'obligeait à parler de biais, en mettant sa main comme en cornet, [...] et le boitillement qui lui venait du tibia mal remis, dont une pointe perçait, encore, donnant à Man Bobette une démarche d'insecte abimé, de mouche à laquelle on a enlevé une aile. (LMS, 49) Le corps flétri et balafré inspire horreur à la fille, lustrée et bichonnée par les servantes de la case du maître. Mère et fille souffrent donc toutes deux d'une insoluble disparité à laquelle la première ne voit d'issue que dans la pulsion suicidaire et l'infanticide. Négresse bossale*, "que l'on reconnaissait à leur figure incisée, à leur parler de bêtes, à leurs inquiétantes manières d'eau salée" (LMS, 49), "une de ces horribles vieilles aux yeux vides, qui sont la plaie de la plantation" (LMS, 63), Bobette essayait, avant même la venue au monde de Solitude, d'avorter de cette "graine bâtarde" (LMS, 45-6). Surveillée dans l'isoloir "en raison de l'exemple qu'elle donnait à 642 Fritz Gracchus, "Race/Enoncé raciste/Haine de l'Autre/Haine de Soi", CARE, nE 3, 1979, 31-32. 643 Rhys, oc, trad. française, 12-15. Lire "A Caribbean Madness: Half Slave and Half Free" de Charlotte H. Bruner, Canadian Review of Comparative Literature, June 1984, 236-248. 644 645 Article 38 du Code noir: "L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois à partir du jour où son maître l'aura dénoncé en justice aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lys à l'épaule [...]." Tardo-Dino nous apprend d'autre part que "jusqu'au XVII ième siècle, il était habituel de clouer un esclave à une planche par une oreille. La peine purgée, l'impossibilité quasi permanente de retirer le clou obligeait à couper l'oreille." (Frantz Tardo-Dino, Le collier de Servitude, CA, 1985, 155) Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles 218 avaler sa langue, à se repaître de cailloux ou autres incongruités646 et jusqu'à se vouloir étrangler en tirant la barre qu'on avait eu l'imprudence de lui mettre autour du cou" (LMS, 62), l'accouchée est veillée par le maître "craignant le mal de mâchoires*, qui sévissait alors dans les plantations." (PDP, 62) Le roman nous fait comprendre comment la maternité imposée, la procréation forcée pousse à la pulsion de mort. Pire monstruosité aux yeux des maîtres, l'infanticide n'exclut pourtant pas l'amour maternel647 : c'est à la fois pour saboter le système et pour épargner à l'enfant le sort opprobre qui lui est réservé, que la mère cherche à tuer le "fruit de son ventre"648 . Quoique Bobette recoure ensuite aux "violences les plus manifestes", l'enfant persiste à quémander de la tendresse. Plus fort que la douleur physique, le besoin d'amour maternel dicte une endurance stoïque. Deux-âmes "se tai[t] sous ses attaques, dans l'espoir, la vaine espérance de lui éviter un Quatre-Piquets*" (LMS, 57). Il est clair que, si la dissemblance physique affecte à la fois mère et fille, leurs réactions divergent de manière significative. Alors que la mère abandonne l'enfant, marronnant seule, la fille endure les coups brutaux de sa mère d'abord, des maîtres ensuite, restant fidèle à la mère. Contrairement à la mère, qui prétend que la mulâtresse est "chair qui ne pense qu'à trahir", la fille, par son comportement, renverse les couples résistance/soumission et brave/lâche. Comme le montre superbement Glissant dans Le Quatrième siècle, n'est pas héroïque celui qui résiste au système coercitif en le fuyant, mais celui qui, au sein même du camp ennemi, corrompt le pouvoir blanc. Cette ingéniosité et cette prudence métisses deviennent l'apanage de Solitude, qui comme certaines Lougandor, adopte la "démarche glissante, sinueuse, et désinvolte" (TM, 139) pour miner de l'intérieur le système esclavagiste. 646 Freyre rapporte ce "'vice' qui fut la cause de tant de morts d'esclaves au Brésil colonial - dès le temps de l'esclavage indien: "Une des formes de suicide que ces malheureux emploient, [...], est de manger de la terre et de la chaux. Etrange habitude que l'on retrouve parfois chez les Africains, également chez des négrillons nés ici et fréquemment chez des enfants libres autant que chez des esclaves." (Gilberto Freyre, Maîtres et esclaves. La formation de la société brésilienne, GA, 1974, 357.) Dans Beloved (Morrison, oc) Sethe assassine sa fille de deux ans pour éviter qu'elle et ses enfants ne tombent en main des chasseurs de fugitifs. Elle subit un châtiment "à la hauteur" de son crime: on lui lacère le dos qui, cicatrisé, ressemble à un étrange prunelier qui pousse ses branches sur le corps de la mère. La violence meurtrière de la mère/femme noire réapparaît dans son dernier roman Jazz où Violette taillade le corps assassiné de la maîtresse de son époux (C.Bourgois, 1993). 647 648 Ce sabotage par avortement et infanticide s'exprime dans un dicton: "Mangez de la terre, ne faites pas d'enfants pour l'esclavage." La basse natalité obligea les maîtres, après l'interdiction de la Traite, de pratiquer une politique nataliste, de faire désirer la maternité par des récompenses matérielles et la vague promesse d'affranchissement en cas de multiples accouchements. (Arlette Gautier, Les soeurs de Solitude, CA, 1985, chap 4). Solitude: "fiente de jaune" rejetée par Blancs et Noirs 219 Or, cette servitude exemplaire, stratagème pour montrer à la mère qu'il lui est possible de jouer ce rôle "métis649 ", perd sa raison d'être le jour où Solitude apprend que sa mère marronne a donné naissance à l'enfant de ses rêves, "aussi noir et joli qu'une graine d'icaque" (LMS, 72). Cet enfant conçue en marronnage achève la double répudiation (abandon par le géniteur, comme par la mère qui trahit son enfant par le demi-fils). Quoi qu'elle fasse, Solitude ne gagnera jamais la faveur de sa mère. "Perdue en pays blanc" (LMS, 66), la cocotte* sombre dans la léthargie, "tourne en zombie" parce qu'elle comprend que cette voix familière qu'elle se rappelait aux moments les plus difficiles de sa servitude ne parlait jamais pour elle. Sa façon à elle de rebeller est de devenir "autre", de désirer "faire le mal" et de "tourner en chien" (LMS, 72-73). Elle mélange du jus de manioc* dans l'eau des poules, acte "sorcier" qui la bannira définitivement de la "grande case". Atrocement seule, sans attaches avec qui que ce soit, la "zombi-corne" doute de sa propre "humanité": 649 Mireille Rosello, oc, 145-146. 220 Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles Solitude se sentit de plus en plus légère, une simple bulle d'eau, traversée par de vagues reflets lumineux. (LMS, 100) [...] [Elle] n'était plus, elle était comme si elle n'avait jamais été. (LMS, 108) Illuminée sur sa non-identité, elle refuse d'être la cocotte* des Blancs tout en sachant que cela ne lui fera pas regagner la mère. D'ores et déjà, elle fera le mal en "faveur de son [propre] plaisir" et non pour faire montre de "fidélité" à l'une ou l'autre de ses malfaitrices (Bobette, Xavière) (LMS, 72). Se cantonnant en un no man's land entre Noirs et Blancs, elle se baptise, en un geste accusateur, d'un nom qui reproche aux autres de l'avoir rendue telle qu'elle est, et qui indique le passage irréversible vers le néant, la perte de soi. Par le nom Solitude, elle dénonce que, quelle que soit la coloration de sa peau, l'Antillais s'esseule dans une solitude protectrice, rempart contre les attaques d'un moins foncé que soi. Plus tard, errant parmi les bandes de fugitifs, elle se cherche avidement des mères adoptives, des femmes Dahomey, des négresses Congo. Frosiane Mabolo (LMS, 86) et Euphrosine Gellanbé (LMS, 94) lui donnent l'illusion passagère de renouer avec la mère. Mais devant "ces négresses à perle" elle "se sentit misérablement jaune et éclata en un rire aigu [...] Solitude se sentit toute [...] frêle et nue, comme dans les temps anciens où elle n'existait pas" (LMS, 114-5). Pour les marrons, "la fiente de jaune" incarne l'altérité indésirable, l'Autre insaisissable et indésirable. Partout et toujours à la fois l'autre et la même, la mulâtresse est bannie du camp noir comme celui des Blancs. A cette marginalité, seule la négritude usurpée lui semble remédier. Elle s'imagine "muer" en portant l'enfant du "nèg'épav*" Maïmouni. Si sa mère avait le cauchemar d'accoucher d'un petit homme blanc, fouet à la main, Solitude songe délicieusement de se refaire une peau tissée d'ombres: Elle enfouissait la tête dans la poitrine de Maïmouni et puis un bras, le gras d'une épaule, jusqu'à se perdre entièrement dans le corps de l'homme, tout entière recouverte d'une belle peau noire. (LMS, 120) Ce roman occupe à mes yeux une place unique dans la littérature antillaise, d'abord parce qu'il s'apparente au slave narrative, dont il n'écarte que par deux aspects fondamentaux. Contrairement aux témoignages autobiographiques, il n'y est pas question d'une "esclave à talent", d'"une marronne du syllabaire" qui, ayant réussi à échapper au joug de l'esclavage, plaide éloquemment sa cause. Tout au contraire, personnage bégayant, Solitude est racontée par un narrateur qui nous emmène dans les arcanes de sa pensée torturée. Le roman pervertit ensuite le parcours ascensionnel du Bildungsroman afro-antillais: le narrateur nous relate comment, ayant appris "tous les instruments de musique" et les chants des Blancs, le précieux "bien meuble" Solitude: "fiente de jaune" rejetée par Blancs et Noirs 221 régresse vers une "bête de somme" maltraitée et violée, finalement suppliciée. Parallèlement, le roman entérine le mythe de la figure du rebelle césairien défiant par la mort même le pouvoir du maître. À aucun moment, Solitude cherche à se dérober au système oppresseur: que la liberté lui soit donnée et elle retourne dare-dare à l'Habitation, éclairée sur l'absurdité de déserter une institution qui tend son filet sur l'île entière. Mais plus important encore me paraît le fait que Schwarz-Bart rend manifeste que le néant identitaire de la fille est provoqué par l'incapacité de la mère d'accepter la peau de sapotille de Solitude. C'est le rejet maternel qui alimente l'attitude asociale et insociable de Solitude, que ce soit envers les Blancs ou les Noirs. Autre détail à signaler: le roman rappelle à quel point le préjugé racial fonctionnait, du moins au départ, en sens inverse. Au lieu de détester la part noire en elle, - comme le feront les personnages de Lacrosil et de Capécia -, Solitude hait le sang blanc qui coule dans ses veines. Le métissage étant encore marginal, il n'est pas encore le marqueur socio-racial valorisant dans la hiérarchie antillaise. Loin d'être l'objet d'un culte d'adulation (dont la littérature coloniale de la fin du XIXe nous fournit maints exemples), la métisse est victime d'une conception toute négative du métissage: anomalie due à des rapports illégitimes, voire immoraux, signe d'une hybridité animale. Le "mélange des sangs" stigmatise ceux qui ont été conçus "en l'absence de temps et de volupté" (LMS, 46). Il suffira de quelques décennies pour que le sang-mêlé se croie supérieur au Noir, qu'il se prétende physiquement et psychiquement supérieur 650 . Solitude a beau être prisée par le maître pour son teint "café au lait", elle n'attribue pas encore à sa peau de sapotille une valeur discriminatoire par rapport à sa mère et les autres Noirs. À ce propos, il n'est pas arbitraire que le mot "mulâtresse" ne figure nulle part dans le récit, sauf dans le titre, - hors-texte immanent au volume - , qui affiche du coup l'appartenance raciale du personnage 651 . Cette "nouveauté" parue dans le Nouveau Monde appelle la création de lexèmes; les colons français puisent dans le registre inanimé652 ou zoologique: "mulâtre vient de mulet, Béatrice Didier, "Le métissage de l'Encyclopédie à la Révolution: de l'anthropologie à la politique", Le Métissage. Littérature-Histoire, Tome I des Actes du Colloque de l'Université de la Réunion, Cahiers CRLHCIRAOI nE7, 1991, HA, 1992, 13. 650 651 L'isotopie au niveau de la structure syntaxique et de la composante sémantique est frappante dans les romans afro-américains, afro-antillais et africains. Quelques exemples: Issandre le mulâtre de J.L. Baghio'o, 1949; Nini, mulâtresse du Sénégal d'Abdoulaye Sadji; L'enfant noir de Camara Laye; Black Boy (Jeunesse noire) de Richard Wright, 1947; Dominique, nègre esclave de L. Sainville, 1951, etc... Tous annoncent la problématique raciale. Pour une analyse plus détaillée, voir "Pour qui écrivent les romanciers africains? Essai de titrologie romanesque" de Bernard Mouralis (Présence Africaine, nE114, 1980, 53-75). 652 Les "pièces d'Indes", terme qui vient des Portugais, désigne les meilleurs lots d'esclaves, destinés aux colonies des Indes (Lucien Peytraud, L'esclavage aux Antilles françaises, Hachette, 1897, 103) figure à côté des "pioches", "bien meuble", "cheptel", etc. André Schwarz-Bart reprend ce vocabulaire réifiant: "les besoins en hommes et en chevaux" (LMS, 45) "le nègre était denrée rare"; fournir "onze mille tonnes de nègre"; "capital inaliénable, souvent amorti en moins de deux ans"; "le cours du nègre remonta, avec la hausse du sucre"; "la 222 Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles chabin est le nom d'une variété de moutons au poil roux de Normandie et câpre ou câpresse dérive bien sûr de chèvre", explique rudement une grand-mère à un garçon dérangé d'être un nègre et cependant pas noir653 . Par ces nouveaux termes, le Béké animalise "les produits rares" qui lui naissent sur la Plantation; en même temps, le métissage porte de fortes connotations sexuelles; il s'associe au braconnage sexuel et accuse l'hybridité biologique, alors que d'autres termes (créole/métis) n'auront pas que des connotations négatives 654 . Enfin, le roman met aussi en évidence qu'il n'y a d'autre issue, devant une condition aussi inhumaine, que la folie. La folie de Solitude est la réponse logique à l'univers de Plantation catalyse une vacuité ontologique qui peut déboucher sur la déraison. La déraison, causée par l'exclusion de la "fiente jaune" dans les camps noirs et blancs, est ce qui, en fin de compte, caractérise à mes yeux le plus cette héroïne antillaise, même si certains critiques vantent son marchandise ayant beaucoup souffert de la traversée" (LMS, 60-1). L'exemple le plus frappant étant "le dégiboiement des côtes d'Afrique" (LMS, 89). 653 654 Confiant, Ravines du devant-jour, oc, 202-204. Françoise Lionnet relève l'absence du terme "métis" en anglais: "The Anglo-American consciousness seems unable to accommodate miscegenation positively through language. [...] It is another way of making invisible, of negating, the existence of nonwhites whose racial status remains ambiguous." Toutefois, l'anglais utilise mulatto pour référer à un personnage littéraire, celui de la tragic mulatto, ce que Solitude n'est pas, d'où la traduction anglaise sous le titre A Woman Named Solitude. (Autobiographical Voices. Race, Gender and Self-Portraiture, Ithaca: Cornell University Press, 1989, 12-14) Solitude: "fiente de jaune" rejetée par Blancs et Noirs 223 intrépidité et son invincibilité655 . Solitude reste chez un des plus grands romanciers antillais cet "être tantôt vague tantôt volcan" au rire médusant, et dont les derniers mots ("Fontaine, je ne boirai de ton eau...") "fécondent la vérité des îles [...] là où elle n'est plus lisible comme à la fontaine des nègres condamnés656 ." Dans le Cahier de Jonathan, nous lisons qu'épuisée, Solitude abandonne les rebelles en riant pour mieux camoufler son désespoir: À cet instant, toutes les femmes enceintes se retirèrent en courant vers les hauteurs des bois. La mulâtresse Solitude, l'une des plus fameuses d'entre elles par sa vaillance, et qui était tout près d'accoucher, n'arriva pas à les suivre très loin et s'évanouit dans un grand rire 657 . Micheline Rice-Maximin cite abondamment LMS (sans retenir André Schwarz-Bart dans sa bibliographie!) comme une source historique. Elle renchérit hyperboliquement sur le courage indomptable de Solitude; des phrases telles que: "N'étant plus tout à fait libre [...] à cause de sa grossesse, Solitude encourageait d'autant plus les rebelles" me semblent tout à fait fausser le roman. Après avoir souligné que Solitude reste "l'inspiration de bien des Antillais dans des moments difficiles", elle conclut toutefois que Solitude "est un personnage quelque peu spécial [...]. En fait, elle est loin d'être et ne devrait en temps normal être le modèle idéal." ("Koko sek toujou ni dlo": Contribution à l'étude des caractères spécifiques de la littérature guadeloupéenne, Ph.D, University of Texas, 1986, 35-44.) 655 656 Maximin, Soufrières, 1987, 126-7. LMS y est le livre de chevet d'Elisa, la jeune muette. 657 Maximin, L'Isolé soleil, oc, 64. Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles 224 1.4. Télumée: bâtarde "en guise de boucle d'oreille".4. Télumée: bâtarde "en guise de boucle d'oreille" Victoire est la Lougandor la plus volage, évoluant sous le signe du vent, contrairement à sa mère Toussine, laquelle s'auréole comme Télumée de l'image de la terre658 . Arrivant "en coup de vent, radieuse, hagarde, un rien échevelée" (TM, 65), la mère de Télumée vit quelques amours orageuses qui ne lui enlèvent cependant pas son obstination "à demeurer sereine sous la violence des vents" (TM, 33). Aucun de ses soupirants lui demandera sa main. Après Hubert (père de Régina?) et Angebert, Victoire tentera pour la troisième fois sa chance avec "Haut-Colbi". Le changement de registre onomastique annonce déjà que ce concubin-ci sera différent de ceux qui l'ont précédé. Victoire cède à la passion aveugle que lui inspire ce "dieu", cet "amateur de chair féminine". Télumée note que sa mère porte "sur elle tous les signes de l'amour et de ses tourments" (TM, 65). Rien qu'en accentuant l'élan amoureux de la mère, Télumée suggère déjà ce qu'il en sera de l'amour maternel, tant le maternage va croissant à mesure que la passion et le plaisir sont éludés. Les hommes paisibles, les amants ternes, elle les a séduits plus par souci des filles que par passion. Qui plus est, Victoire avoue ouvertement que ses filles lui sont une bien maigre récompense pour son amour offert à ses hommes inconstants. Télumée et Régina ne lui sont que de faux bijoux dont elle pare sa misère. En d'autres mots, elle ne leur cache pas sa déception de se voir à chaque fois trompée par son partenaire en qui elle cherche assistance matérielle autant qu'affection, et qui s'éclipse à l'annonce d'une bouche de plus à nourrir: Lorsqu'elle se trouva enceinte pour la troisième fois, elle arrêta ses chansons en manière de reproche, et déclara tristement à ma soeur aînée... après toi, Régina, j'ai accepté l'homme Angebert sur mon plancher, mais c'était seulement du pain que je cherchais; et tu le vois, j'ai récolté viande sur viande, Télumée d'abord, puis celui-ci, et le pain n'est pas toujours sur ma table." (TM, 34-5) Ce passage en dit long sur le désir d'enfant, ainsi que sur l'estime envers le père de Télumée. Très vite, la narratrice-enfant comprend que le concubinage ne se fonde pas sur un amour constant et réciproque. Que, de surcroît, elle est un lourd fardeau pour sa mère. Sa naissance est un accident et, subséquemment, le frère mort-né (on n'accouche pas de garçons dans le clan Lougandor!) un soulagement pour celle qui est accablée par des maternités qu'elle prétend ne pas avoir désirées. Télumée est persuadée qu'elle est "descendue par terre par erreur", certitude qui lui sort de la bouche par mégarde. Car quand elle entend chanter une Reine Sans Nom défaite par la souffrance du peuple antillais, Télumée se demande "si Reine Sans Nom n'était pas 658 Lire Karen Wallace, "The Female and the Self in Schwarz-Bart's Pluie et Vent...", art.cité, 429. Télumée: bâtarde en guise de boucle d'oreille descendue sur terre par erreur, elle aussi" (TM, 52)(C'est moi qui souligne). 225 Cette idée l'accompagne durant toute sa quête identitaire; véritable refrain qui formule le drame existentiel: dévorée de "chimères", de "terreurs" et de "doutes" (TM, 126), la jeune Télumée se demande ce qu'elle est venue chercher sur la terre (TM, 163). Bien sûr, ce sera aux moments de détresse que culminera ce sentiment d'inutilité: "sans aucune raison d'être parmi ces arbres, ce vent, ces nuages" (TM, 244), il lui arrive de se dire qu'elle aurait aimé être déjà sur le tard de ses jours (TM, 143). Pour mieux comprendre le rapport ambivalent de Victoire vis-à-vis de la maternité, il faut bien sûr rappeler le spectre de l'esclavage, greffé dans la mémoire involontaire de chacun et de chacune. Véritable souillure de la symbiose maternelle, la procréation forcée donnait aux "femelles" de légitimes motifs pour exécrer leur progéniture, alors qu'il chargeait l'enfant du complexe d'être né indésiré(e). Le discours de Victoire traduit l'écart, vécu par tant d'Antillaises, entre le désir et la réalité, entre les enfants souhaités et les enfants nés 659 . Du côté de la mère, il y a l'imprévoyance et l'illusion d'être deux à élever les enfants; du côté du père, il y a l'irresponsabilité et le déni de paternité. De toute évidence, de ces partis leurrés par la trame familiale, c'est l'enfant qui est le plus dupe. Car cette révélation fait germer en Télumée l'insécurité qui croîtra, traçant la ligne d'orientation névrotique de l'homme de couleur 660 . Pire encore, la mère semble inculper les filles de provoquer, par leur seule présence, les ruptures successives et, par conséquent, l'appauvrissement de la mère. De la sorte, la fille s'imagine engrenée dans une fâcheuse spirale, se croyant directement coupable des concubinages d'une mère qui, se sacrifiant pour le bien-être matériel de ses enfants, cède aux avances d'un beau paroleur promettant aide et soutien. Il devient clair que, si Télumée a le bonheur de naître dans une famille, de connaître son père contrairement à Solitude et Mariotte, elle ne souffre pas moins d'un complexe proche de celui de la bâtardise. Renvoyée parce que la mère craint que son "amateur de chair féminine" prenne un jour goût à la jeune femme qu'elle deviendra661 , Télumée est sacrifiée pour un "étranger" que tout le village méprise parce qu'originaire de la Côte-sous-levent. Comme Jadine dans Tar Baby, Télumée s'indigne que son "amoureuse de mère" la délaisse Alibar et Lembeye-Boy, Le couteau seul... (La condition féminine aux Antilles, CA, 1981, p.29 et sv. et Gracchus, Les lieux de la mère, oc, p.28 et sv. 659 660 661 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, oc, 48-49. Que Télumée devienne victime de ce "nègre caraïbe" dont la beauté "s'imposai[t] à toute femme qui le croisait dans la rue" (TM, 45) est exprimé de manière allusive: "Le premier soin de ma mère fut de m'éloigner, d'écarter ma petite chair de dix ans pour s'éviter la peine, quelques années plus tard, de danser sur le ventre qui l'aurait trahie" (TM, 46). Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles 226 pour un nouvel amant: "There were no shelters anywhere... Every orphan knew that and knew also that mothers however beautiful were not fair..." 662 Pourtant, la narratrice se garde de dire quoi que ce soit à propos du sentiment d'abandon. Télumée rapporte simplement "la rumeur publique" qui "l'accusa de cracher sur son propre ventre, pour qui et pour quoi?... une bouche enjôleuse, un homme qui venait de la Côte-sous-levent" (TM, 46). Si l'absence de commentaire surprend dans un récit à la première personne663 , si la narratrice évite consciemment de juger sa mère, il y a un moyen plus incidieux pour faire son procès, notamment en lui consacrant très peu de place dans ses mémoires. De plus, ne décrit-elle pas la séparation d'avec la mère comme le grand événement de sa vie, comme une véritable promotion? N'eût été cette adoption, son destin aurait été moins fabuleux, souligne-t-elle à la première page de l'Histoire de ma vie: La vérité est qu'un rien, une idée, une lubie, un grain de poussière suffisent à changer le cours d'une vie. Si Haut-Colbi n'avait pas fait halte au village, ma petite histoire aurait été bien différente de ce qu'elle fut" (TM, 46). En d'autres termes, elle doit à Haut-Colbi la vie surprenante et surtout, la mission fabuleuse, sa vocation de conteuse. Il s'agit là d'un topos propre au slave narrative: Frederick Douglass remercie la divine providence d'avoir été vendu à un bon maître grâce à qui il apprend l'écriture et à qui il doit la sortie hors de l'inhumanité et de l'anonymat 664 . En contraste avec la mère, Télumée se construit une féminité hors des voies figées par un ordre patriarcal et colonial. Alors que sa mère répète "qu'il faut le plus souvent arracher ses entrailles et remplir son ventre de paille si l'on veut aller un peu, sous le soleil" (TM, 46), Télumée évite de devoir sacrifier un enfant pour connaître le bonheur. Nulle part, le désir d'enfant n'est mentionné. Une seule fois, regardant les négrillons dans la canne, elle s'inquiète: "où étaient les [s]iens, [...] agrippés à ses boyaux [...] jusqu'à nouvel ordre" (TM, 199). Aurait-elle voulu ne pas avoir d'enfants? Si oui, ce serait une explication supplémentaire à celle du chômage pour la répudiation et l'infidélité d'Élie, puisqu'à Fond-Zombi, "on narguait les ventres plats" (TM, 82). Je postule qu'elle reste délibérément sans enfants, d'abord pour leur éviter un sort pareil à celui qu'elle a connu. Ensuite, pour résister à la suprématie masculine solidement ancrée dans la 662 Toni Morrison, Tar Baby, New York: New American Library, 1982, 397. 663 cf. supra II, 1.2.2. 664 "Je considère mon départ de la plantation du colonel Lloyd comme l'un des événements les plus intéressants de ma vie. Il est possible, et même très probable, que, faute de ce simple déplacement de la plantation à Baltimore, je me serais trouvé aujourd'hui - au lieu d'être assis ici à ma table, jouissant de la liberté et du bonheur d'un foyer, écrivant ce récit - enserré dans les chaînes humiliantes de l'esclavage." (Frederick Douglass, Mémoires d'un esclave américain, oc, 39). Télumée: bâtarde en guise de boucle d'oreille 227 société antillaise. Maryse Condé confirme: "le refus de la maternité peut aussi s'entendre non seulement comme le rejet inconscient ou conscient des images traditionnelles ou dominantes, mais comme une mise en demeure adressée à l'homme qui trouvait jusqu'ici dans l'abnégation de sa compagne des raisons à persévérer dans certaines attitudes665 ." En milieu matrifocal, l'enfant n'est jamais valorisé pour lui-même, mais pour ce qu'il représente: moins signe d'amour conjugal que preuve de la virilité de l'homme: vision que Télumée, par son attitude, dénonce. La seule maternité qui lui plaise, c'est celle de Reine, qu'elle imitera. L'adoption de Sonore, "la crasse [d]es boyaux" (TM, 211) que la mère aurait voulu extirper 666 , lui fournit l'occasion de transmettre les valeurs idéologiques et culturelles apprises par la bouche de Reine Sans Nom et de répéter de la sorte la scène maternelle, celle même de la narratrice conteuse devant ses narrataires. Enfin, en dépit du silence total sur la question, on peut supposer que Télumée ait préféré ne pas avoir d'enfants pour mieux s'adonner corps et âme à la triple vocation que lui destine sa grandmère. De fait, la guérisseuse, magicienne et conteuse (toutes fonctions confondues) reste sans enfants 667 , paradigme que nous retrouvons chez d'autres auteurs de la Diaspora noire. Pensons à l'ancêtre Pilate, femme sans nombril dans La chanson de Salomon 668 et à Tituba sorcière669 : la condition célibataire prédispose à une maternité spirituelle et mystique qui les élit au rang de "mères communales". Femme sans enfants, sans bâtardes "en guise de boucles d'oreilles", il n'est pas surprenant que le récit de Télumée s'émaille de locutions où figure le vocable "femme". Avidement, la dernière Lougandor cherche sa "destinée de femme", sa "journée de femme", le "regard de femme", se voulant "femme libre de ses deux seins"(TM, 115), "femme indépendante" et se félicitant de sa "démarche de femme qui a souffert" (TM, 170). À ces affirmations, quoique hésitantes et prudentes, s'opposent les reproches du conjoint qui la blâme d'ignorer "ce que ça signifie d'être une femme sur la terre" (TM, 155). Ne supportant pas qu'elle accomplisse son 665 La parole des femmes, oc, 45. cf. supra, I, 2.2. et I, 3.3. 666 La mère offre Sonore en la méprisant en ces termes: "[...] avec onze enfants, [j'ai] assez développé la misère de la terre, et la dernière que voilà aurait pu germer ailleurs que dans [mon] ventre... Cette graine-là n'avait pas voulu mourir, bien qu'elle fût véritablement la crasse de [mes] boyaux" (TM, 226-227). Pensons à Marie-Sophie Laborieux dans Texaco (Chamoiseau, oc) qui, stérile, "remplit vingt-six cahiers d'écoliers qu'elle confie à l'écrivain" si bien que "tous les lecteurs seront ses descendants." (Leila Sebbar dans Karibèl Magazine, nE spécial consacré au Goncourt, nE3, 1992, 48) 667 668 669 Toni Morrison, Acropole, 1985. Tituba rêve d'accoucher d'une fille qui la vengerait, qui "saurait s'attirer l'amour d'un nègre au coeur chaud comme le pain de maïs. Il lui serait fidèle. Ils auraient des enfants auxquels ils apprendraient à voir la beauté en eux-mêmes." Mais elle meurt "sans qu'il ait été possible d'enfanter" si bien que "les invisibles [l']ont autorisée à [lui] choisir une descendante." (Condé, Moi, Tituba sorcière, oc, 256, 269) Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles 228 destin de femme hors de la maternité, Élie s'affole de n'avoir pu réduire Télumée à la gent féminine. La folie d'Élie provient en partie de cette fixation de vivre avec une femme qui n'en serait pas une 670 . Dans ce roman de part et d'autre maternel, qu'en est-il du rapport fille-père? Autant la mère est intouchable, autant le père peut être dégradé, ne recevant que quelques lignes dans la chronique des Lougandor. Oublié dans la maison et dans le hameau, Angebert "aspirait à traverser l'existence de la manière la plus effacée qui soit" (TM, 34). Aspiration réussie puisque Télumée abrège son portrait paternel en notant qu'"il avait si bien effacé son visage qu'on ne sut jamais qui était mort" le jour de son enterrement (TM, 41). Souffre-douleur, figure martyre, Angebert fut pourtant un époux dévoué, soignant sa femme éthylique. Bouc émissaire dans une communauté à la dérive, il meurt par la main de son meilleur ami, Germain, double de Gervilien Gervilis dans Gouverneurs de la rosée 671 . Le parcours humble et charismatique de la fille a de quoi rappeler celui du père, même si Télumée arrive à détourner la fin sacrificielle. Mais la logique de la narration, galerie de portraits féminins, exclut l'incursion d'un homme. 670 cf. infra, III, 4.4.2. 671 cf. supra II, 2.5. Ti Jean, quête du père et du patronyme 229 1.5. Ti Jean, quête du père et du patronyme.5. Ti Jean, quête du père et du patronyme Roman merveilleux, fantastique et réaliste, Ti Jean L'horizon reste en premier lieu une quête du père, effectuée par un fils à la fois bâtard et orphelin. C'est pourtant dans la tentative de rompre avec la marginalité et l'illégitimité de la communauté marronne qu'Awa, sa mère, laisse derrière elle "les farouches du plateau". Pour renier ses origines africaines et s'intégrer dans la nouvelle société créole, la négresse d'En-haut, épouse Jean L'horizon, nègre d'En-bas. Elle désobéit ainsi à son père Wademba qui, de peur que la tribu ne disparaisse, nouait avec son unique fille une relation incestueuse. Baptisée chrétienne, Man Éloise s'assimile aux "cultivateurs d'oubli", aux "nègres macaques des blancs" (TJ, 30). Or, contrairement à l'impression des jeunes mariés, ravis de voir Éloise enceinte la première année de leur mariage, leurs sangs vont mal ensemble. L'alliance entre les deux clans s'avère donc une mésalliance, ce contre quoi Wademba l'avait mise en garde. Jamais les "enténébrés", fidèles aux ancêtres africains, ne pourront s'entendre avec les gens de la vallée. Après plusieurs grossesses qui échouent avant terme, Éloise accouche enfin d'un garçon qui ne connaîtra pas son père Jean L'horizon, tué dans un mystérieux accident de route. La mère reconnaît tout de suite à "l'arête frontale, épaisse, têtue, qui faisait comme une avancée de casque au crâne solaire de Wademba" le véritable père de son enfant miraculeusement conçu (TJ, 26). Du coup, la cause de tous les enfants morts-nés lui devient claire. Doué d'une puissance divine et défenseur de la lignée marronne, le "magnétiseur des ténèbres" a usurpé la place de Jean L'horizon pour que naisse de façon immaculée son unique descendant. Tandis que le garçon est pour le hameau le fils naturel de Jean L'Horizon, la mère garde donc un lourd secret, celui de l'origine incestueuse et immaculée de son fils. À côté de la bâtardise, un second thème s'appuie nettement: corrélairement à la recherche du vrai père s'effectuera la recherche du nom. La formation identitaire se noue intimement à l'identification de l'ancêtre africain d'une part, à l'attribution d'un nom qui souligne le caractère singulier du personnage, d'autre part. Cette quête du nom africain est d'ailleurs entamée par la mère même qui, dès qu'elle sait que Ti Jean est le fils de Wademba, quémande à Wademba "un nom d'Afrique, [...] un protègement sérieux, efficace, qui plomberait son fils et l'empêcherait de verser à tous les mouvements de la terre, comme ces gens de la vallée" (TJ, 27). Par cette question insistante, Éloise prouve qu'en réalité, elle ne s'est pas du tout dépouillée de son héritage marron. Son "baptême reçu de force hier et plus librement aujourd'hui ne signifie pas abandon des croyances et des pratiques héritées de l'Afrique et propres aux Nègres 672 ", comme nous le 672 Dany Bébel-Gisler, Le défi culturel guadeloupéen, oc, 137. Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles 230 verrons plus loin 673 . Sachant que le nom est "une affaire sérieuse", que son imposition correspond au couronnement et à la promesse d'une existence humaine unique, d'un destin singulier, la marronne renégate panique devant l'absence d'un nom adéquat pour son fils. Par refus superstitieux de donner à l'intrus le nom du père mort, les villageois obéissent inconsciemment au sorcier en l'interpellant par "Hep, Holà et Psitt674 " (TJ, 29). À la fin, quelqu'un a l'idée lumineuse de l'appeler tout simplement Ti Jean. Ce qui est refus délibéré de la collectivité résulte en fait de l'action magique du vieux "magnétiseur des ténèbres". Pour peu qu'on y réfléchisse, la carence du nom reflète la faillite, en matière de rites et de mythes, de la société née sous l'esclavage: acte de ritualisation et de socialisation, le baptême renforce les liens entre les membres de la communauté. Inaptes à trouver le vrai et juste nom, à célébrer la venue au monde d'un être singulier, les gens d'En-bas ne forment qu'un agrégat d'individus qui, à la différence des Africains, séparent identité et imposition du nom. À l'inverse de l'"appellation [qui] ne valait rien aux yeux d'Éloise, pure comédie" (TJ, 26), le père prédit que le fils s'appropriera son "oriki" pendant son exil: il n'y a pas de nom pour cet enfant, car son nom l'attend devant lui, son nom est quelque part devant lui et le moment venu, il viendra se déposer sur sa tête, comprends-tu? (TJ, 28) Ce sera au cours de ses multiples randonnées que se révélera son identité et, parallèlement, les différents noms qui honorent son ascendance noble et son caractère semi-divin. Ainsi, le roi des Ba'sonanqués lui propose le nom d'Ifu'umwâmi, "ce qui signifie dans la langue ancienne: Il-ditoui-à-la-mort-et-non-à-la-vie", "celui qui accable la mort d'injures et n'en reçoit pas de réponse, car elle hésite toujours à le prendre" (TJ, 162). Au royaume des Errants, la femme des Plateaux lui raconte l'histoire d'une vache qui dévore tout, le soleil, les êtres humains et les animaux, sauf le jeune enfant du nom de "Losiko-Siko, ce qui signifie au village: Celui-qui-dit-oui-à-la-mort..." (TJ, 204). Enfin, Ti Jean est surnommé le Gambadeur du Royaume, l'Homme-de-Patience, "Homme-d'une-patience-à-faire-cuire-une-pierre-jusqu'à-ce-qu'il-en-sorte-du-bouillon" (TJ, 216). Quête du père et du nom, Ti Jean L'horizon est aussi l'histoire du refus du père ordinaire 673 674 cf. infra III, 5.2. Les nègres "assimilés" imitent en cela les colons: leur taxinomie calque celle, ridicule et grotesque, des Blancs. Les "baptisés debout" sont criés par des onomatopées au lieu de nom. Lire à ce l'article de Suzanne Crosta, "Pour une étude sémantique et référentielle de l'onomastique dans la littérature antillaise" à paraître dans Voies/Voix critiques. Essais sur les littératures africaines et antillaises de graphie française, éd. par F.I.Case et Claude Bouygues, 1993. Ti Jean, quête du père et du patronyme 231 et banal. Il s'agit là d'un autre "fantasme" de l'Antillais, celui de s'attribuer un ancêtre africain hors du commun, de souche noble. Il semblerait que le destin arrange bien les choses, du côté de la mère comme du fils. Car la mort de Jean L'horizon permet à la mère de s'adonner à un maternage débordant. À peine l'époux enterré, Éloise s'enthousiasme à la perspective d'être seule avec l'enfant, qu'elle ne devra partager avec personne: Le défunt au cimetière, Éloise entra en grande considération de son ventre qui battait, se démenait déjà comme un deuxième coeur. Alors son chagrin s'adoucit, elle s'efforça même au sourire, de temps à autre, car il est bien connu que la peine de la mère n'est pas profitante à l'enfant. (TJ, 26) Éloise se félicite de pouvoir se livrer corps et âme à ce fils qu'elle vénère comme un dieu. Le ménage le plus silencieux du morne a toutes les caractéristiques de la famille matrifocale: évincement du père, lien prolongé et surinvesti entre mère et fils qui devient le substitut du père: La semaine, au retour de l'école, après avoir joué l'homme à la maison, planté un clou, soulevé quelque faix pesant, arraché deux ou trois patates au jardin et fait compliment à man Éloise de sa beauté, jeunesse éternelle, Ti Jean prit le chemin de la rivière pour y rejoindre les enfants de son âge. (TJ, 39) Élevé par sa mère seule, Ti Jean devient très taciturne, recherchant la compagnie des arbres: le fils reste souvent collé au goyavier afin d'y capter des voix secrètes qui lui renseigneraient sur ses origines. La même symbiose existe entre l'enfant Gani et le mahogani dans Mahagony 675 : La transformation de Gani en mahogani signale le retour de l'être à ses sources. La transsubstantiation de Gani en mahogani, rend significative l'union de l'être avec la nature. Sa mission est d'ouvrir les esprits, de faire connaître le tout-monde. [...] Ce retour déclenche une nouvelle connaissance - une co-naissance de l'homme et de la nature. L'être est réuni avec la nature 676 . Ce "devenir-arbre" éclaire la mère sur la présence, invisible et imperceptible pour les assimilés, de l'Immortel: Alors elle s'interrogeait, prise d'un malaise bizarre, se demandait si Wademba avait jamais lâché l'enfant d'une semelle, depuis l'heure de sa naissance; et quand un grand chien noir venait à rôder aux alentours, elle s'affolait et lui jetait des pierres...(TJ, 31) 675 Glissant, Mahagony, oc, 70, 77, 84. Suzanne Crosta, Le marronnage créateur. Dynamique textuelle chez Edouard Glissant, GRELCA, nE9, 1991, 161-162. 676 232 Les graines bâtardes: venir au monde aux Antilles Quel est l'effet de ce comportement anxieux sur le fils? Celui-ci, convaincu qu'il y a un mystère que lui taît sa mère prend ses distances avec elle et part à la recherche de son vrai père. En dépit de toutes les précautions maternelles, l'enfant découvre sa souche africaine lors de ses errances solitaires dans les bois Saint Jean, Balata ou Matouba. Un esprit ailé l'y guide auprès des vieillards qui lui racontent tout sur l'"ancien vénérable" d'En-Haut. Poussé par le besoin d'en savoir plus, Ti Jean interroge sa mère sur "l'univers d'En-haut". De plus, son père le convoque juste avant de mourir, visite conforme à la veillée mortuaire durant laquelle la question du père se verra en partie résolue. Car même s'il se taît sur la filiation, Wademba ne cache pas son affection pour Ti Jean, l'apostrophant par "petit buffle" (TJ, 59) ou "petite liane, liane d'igname*" (TJ, 61). À côté de ces signes affectifs, le regard déclenche la reconnaissance. Ti Jean "retrouva le regard qui lui avait paru si plein de mélancolie dans une face de corbeau" aperçu lors de ses randonnées forestières. C'est comme s'"il contemplait son propre visage reflété dans l'abîme, le puits insondable du temps..." Dès lors, Ti Jean sait donc que pour les gens de la plaine, il est le fils de Ti Jean l'Horizon, mais qu'en réalité, il est le descendant d'une noble lignée ba'sonanqué. Il ne percevra toutes les implications de cette filiation qu'au cours de la mission qu'il pense avoir entreprise pour chercher la femme aimée (Égée étant avalée par la Dévoreuse des Mondes et sa mère tuée par un coup de sabots), mais pendant laquelle il trouvera le père. Rejeton bâtard dans Fond-Zombi, Ti Jean est ensuite "chassé par ses ancêtres" en pays ba'sonanqué. Comme un "naufragé sans boussole" (TJ, 196), il doit prendre la fuite car il faillit être lapidé par le clan du vénérable Wademba. Cette exclusion violente lui apprend que sa place est "là-bas": sous "une motte de terre rouge exposée au vent, avec des morts qui le reconnaîtraient et ne lui diraient pas: étranger, d'où viens-tu?" (TJ, 197) Comme Spéro, héros des Derniers rois mages et descendant de Béhanzin677 , Ti Jean comprend que, à force de "se bâtir d'imaginaires généalogies" les Antillais font leur propre malheur et ne conquièrent plus leur Amérique 678 . 677 Dernier roi du Dahomey (1844-1900), pris par les Français en 1893, il vit en exil à Fort-de-France où il arriva en mars 1896, puis à Blida (Algérie) où il mourut. Voir Schwarz-Bart, Hommage à la femme noire, oc, tome 2, 142. 678 Maryse Condé, Les derniers rois mages, Mercure de France, 1992, 124. Ti Jean, quête du père et du patronyme 233 Comment répondre positivement à la question "qui suis-je?" si autour de lui, le personnage découvre l'inconnu (identité du père: LMS/TJ), se sait rejeté (LMS) ou sacrifié (TM) par la mère, ou court après une chimérique ascendance? Face à des modèles parentaux faibles et peu crédibles, l'enfant antillais se cherche des figures adoptives qui, elles, le guident dans l'apprentissage des domaines les plus divers de la réalité antillaise. Chapitre 2Chapitre 2 "Le temps du flamboyant": Pour fêter une enfance? Par quelles voies déraisonnables mon cerveau a-t-il métamorphosé un acte -obscur, mais indiscutablement personnel, en une représentation étrangère: chromo pâli; enluminure du Temps; petite silhouette crachant sur le fond bleu roi de la nuit antillaise, apparemment sans raison?... Un plat de porc aux bananes vertes Depuis l'enfance, mon double m'a investi jusqu'à m'imposer en douce de le modeler, le guider, le projeter vers autrui, comme si j'étais devenu mon propre père. [...] il m'a protégé de l'aliénation face au monde blanc et m'a préservé de la tendance des colonisés à construire à l'intention de leur oppresseur une image d'eux-mêmes qui correspond sans doute à ce que souhaite ou ce que craint le maître mais pas à ce qu'ils sont eux-mêmes dans leur coeur et leur chair d'Africains ou d'Antillais. L'Isolé soleil, Daniel Maximin 2.1. Enfances aux Tropiques.1. Enfances aux Tropiques La narratrice des Temps des Madras* commence son récit de vie par la réflexion suivante: Entre la bienheureuse inconscience des premiers âges et le moment où chacun raisonne, il y a un temps où le jeune être se tourne vers la vie comme une plante avide de printemps. Un temps plus ou moins ensoleillé ou peuplé de merveilleux. Le tort est d'imaginer les enfants incapables de sentiments tumultueux et de dire, à propos de tout et de rien qu'ils ne comprennent pas 679 . Il n'est pas arbitraire que la narration autobiographique ouvre par un reproche aux adultes qui méjugeraient l'aptitude des enfants à s'interroger sur ce qui arrive autour d'eux, à sonder ce qu'ils observent. En même temps, la narratrice attribue un rôle crucial au magique, au merveilleux et à l'imaginaire, domaines qui, s'ils peuplent l'enfance, ne la rendent pas pour autant plus ensoleillée 679 Françoise Éga, HA, 1989. Pour fêter une enfance? 235 et qui sont certes les plus malaisés à restituer authentiquement680 . Bref, ce que découvre l'enfant, et ce que le narrateur autobiographique se somme essentiellement de reconstituer est ce "monde radicalement autre, où les valorisations sont différentes de celles du monde des adultes, ainsi que les centres d'intérêt: un monde à part où sont privilégiés l'intensité émotionnelle et l'émerveillement, où les expériences les plus communes apparaissent magiques 681 ." L'enfance antillaise, appelée le "temps du flamboyant" par Télumée, apparaît exactement comme une période d'interrogation profonde, de doutes et d'effrois. Période troublée et troublante, nourrie de peurs inspirées par un monde magique et occulte qui désarçonne les adultes mêmes, l'enfance n'est pas cet "heureux âge". Le récit schwarz-bartien "ne fêtera pas une enfance", mais nous retracera une "enfance en noir" selon l'expression de Saint-John Perse. Cela tient d'abord à l'indécence matérielle. André et Simone Schwarz-Bart ruinent le cliché européocentriste de l'enfant des tropiques, baigné de soleil et gavé de fruits sauvages. Des enfants mal nourris et mal vêtus, évoquant le protagoniste de Zobel. Dans La Rue Cases-Nègres, José Hassam avoue que "la question nourriture vient toujours au premier plan des préoccupations [des enfants]682 ". Parmi les souvenirs les plus déchirants qui remontent de "cette rivière souterraine qu'[elle] venait de découvrir en [elle]", Mariotte livre celui-ci: Et j'avais tellement faim de viande - en raison du porc qui m'avait filé sous le nez, entièrement que je suis allée derrière le cimetière me tailler un morceau de terre blanche, pour calmer mon ventre: de cette terre friable, juteuse dirait-on... avec les gouttelettes de rosée-à-lait qui exsudent entre les dents... Et il y a eu les anolis*, oh oui: les radieux anolis*... [...] J'ai réussi à en tuer cinq et les ai fait griller [...] (PDP, 135) La génération de Mariotte grandit dans la misère totale, souffrant de famine, survivant grâce "aux pires expédients" (PDP, 101). Hortensia La Lune se voit obligée de tuer le cochon-planche*, seule réserve de la famille, et de vendre les maigres lots de viande, sans que Mariotte n'en reçoive la moindre portion. Tout cela pour se procurer la chemise mortuaire de Man Louise683 . D'où l'incipit interrogatif d'Antan d'enfance de Patrick Chamoiseau (Hatier, 1990, 11): "Peux-tu dire de l'enfance ce que l'on n'en sait plus? Peux-tu, non la décrire, mais l'arpenter dans ses états magiques, retrouver son arcane d'argile et de nuages, d'ombres d'escalier et de vent fol, et témoigner de cette enveloppe construite à mesure qu'effeuillant le rêve et le mystère, tu inventoriais le monde?" 680 Élisheva Rosen, "Littérarité et stratégies de légitimation d'un genre: l'exemple du récit d'enfance" dans La Littérarité, éd. par Louise Milot et Fernand Roy, oc, 54. Voir aussi "Pourquoi avons-nous inventé le récit d'enfance? Considérations sociocritiques sur l'étude d'un genre littéraire" dans La Politique du texte. Enjeux sociocritiques, Presses Universitaires de Lille III, 1992, Coll. "Problématiques", 65-76. 681 682 683 Zobel,oc, 21. "Le mort est habillé par la personne qui l'a baigné avec les vêtements, soit préparés par lui, soit choisis par les parents" note Jean Viator, "Quelques aspects des pratiques magico-religieuses en Guadeloupe" in Le phénomène Le temps du flamboyant 236 Quoique Télumée et Ti Jean n'aient point connu les affres d'une faim tenaillante, ils ont beau "se décarcasser", "l'arbre de la Fortune" pousse ailleurs qu'à Fond-Zombi (TM, 86). Populaire dans toute littérature, puisqu'elle scelle le destin de l'homme, l'enfance prolifère dans la littérature caribéenne684 . Comment expliquer sa présence obsédante? Dans la littérature postcoloniale, les auteurs privilégient un narrateur-enfant qui, "voyeur ethnographique", enregistre ce qui ne tourne pas rond dans la société, sans qu'il n'en accuse qui que ce soit. Innocemment, le personnage-enfant passe au crible l'assimilation et l'acculturation qui ne se déroulent pas sans heurts. Le personnage de l'enfant symbolise encore la société immature, soumise à un dressage à l'occidentale685 . Enfin, le récit d'enfance profite d'une marge de manipulation: "beaucoup plus tolérant en ce qui concerne l'affabulation que ne saurait être l'autobiographie stricto sensu686 ", il draine spontanément la pensée du lecteur vers l'imaginaire, le magique, la superstition, tous domaines que la raison censure. À travers les yeux d'un narrateur autodiégétique en bas âge, l'auteur caribéen opère ce mouvement de retour sur soi, lui faisant voir la distance entre l'intellectuel qu'il est devenu et l'enfant colonisé qu'il fut687 . L'auteur antillais a un différend à règler avec son enfance dans laquelle sa différence, aussitôt comprise, est soit sujette au refoulement, soit pilier d'une résistance belligérante. Au-delà du cercle familial, l'enfant antillais est initié au bourg où chacun porte un masque pour se préserver d'autrui. Petit à petit, l'enfant s'accommode à son tour de ce double qu'il lui est demandé d'être. Dans ces conditions, l'apprentissage devient synonyme d'une aliénation progressive, institutionnalisée par l'école coloniale où il se sent littéralement "divisé 688 ". religieux dans la Caraïbe, oc, 233. Voir aussi Christian Lesne, Cinq essais d'ethnopsychiatrie antillaise, 1990, 56: "le défunt est revêtu de ses plus beaux habits, parfois réservés depuis longtemps à cet ultime usage [...]." David Dabydeen et Nana Wilson-Tagoe, "Selected Themes in West Indian Literature", Third World Quarterly, Vol.9, nE 3, July 1987, 936. 684 Merle Hodge choisit la fille Tee comme protagoniste dans Crick Crack Monkey parce que l'enfant est "representative of the Caribbean culture in its infancy." (Lire Kathleen Balutansky, "We are all activists: An interview with Merle Hodge", Callaloo, 12.4, Fall 1989, 653). 685 686 Élisheva Rosen, art.cité, 46-48. Denise Brahimi-Chapuis, Gabriel Belloc, Anthologie du roman maghrébin, négro-africain, antillais et réunionnais d'expression française, CLEF/Delagrave, 1986, "Enfances". 687 Derek Walcott, "A Divided Child" dans Another Life, son épopée autobiographique, New York: Farrar and Strauss, 1973. Il confie dans une interview: "when we were boys at college, we felt that we were part of the British Empire - its language, its history and so on. We were quite aware of the fact that the background of the Caribbean was a background of slavery. But my generation was not schizophrenic about the heritage of the Empire and the heritage of the Caribbean. It was a double rather than a split thing. [...] I think that [...] the slow perception of that division, came with a gradual sense of loss of innocence about history." (Charles H. Rowell, Interview with Derek 688 Pour fêter une enfance? 237 De ce désarroi croissant, les romans schwarz-bartiens témoignent abondamment: "l'eau commençait sérieusement à se troubler dans ma tête" (TM, 52) et "parfois une crainte obscure me venait et mon esprit se défaisait, devenait semblable à un collier de perles sans fil", affirme Télumée (TM, 54). Télumée ne nous cache pas le renversement hautement significatif du processus instructeur: "plus j'en apprenais, plus il me semblait que l'essentiel échappait à mon attention, glissait entre mes doigts comme une anguille à l'instant de la saisir..." (TM, 53) "L'Autre Bord" est le décor de phénomènes magiques qui, inexplicables et inexpliqués, renforcent en l'enfant une rationalité superstitieuse, une mentalité précausale. La magie antillaise est une composante indéniable de l'antillanité. Elle oriente l'existence en offrant une réponse aux questions du vide historique et du manque territorial. En outre, elle conditionne l'écriture qui, constamment, donne à lire le "surnaturel"689 , l'interstice créole entre le religieux et le magique. Simone Schwarz-Bart transpose le quimboisage et les pratiques magico-religieuses moins par souci folkloriste ou pour faire du "réalisme merveilleux" (comme l'a cru Simonne HenryValmore690 ), mais pour montrer qu'ils sont cause et conséquence d'une nausée identitaire691 . En même temps, cette magie est "le seul recours du nègre devant la puissance sans faille du monde blanc" (TJ, 53). Si l'enfance reçoit tant d'attention dans cette étude, c'est enfin parce que les personnages en restent prisonniers692 . Solitude adulte rappelle l'enfant zombi-cornes* de douze ans; Mariotte moribonde tente encore de comprendre cette "petite silhouette crachant sur le fond bleu roi de la nuit antillaise, apparemment sans raison?... " (PDP, 135) La "Marie-Bel-Cheveux" à "la peau lisse et violette, sur les rondeurs, comme une pomme Caïmite" lui paraît à présent un alter ego qu'elle cherche à comprendre. Quelle distance entre la câpresse* sauvageonne et la "pauvre Marie sans écailles échouée dans le secteur des Blancs, gisant dans leur vase" (PDP, 83). Walcott, Callaloo, 11.1, Winter 1988, 81) Karen Smyley Wallace, "Women and Identity: A Black Francophone Female Perspective", SAGE, II.1, Spring 1985, 19-23. 689 690 Simonne Henri-Valmore, Les dieux en exil. Voyage dans la magie antillaise, GA, 1988, 229. 691 cf. infra, III, 6.1.1. 692 Ernie Lévy reste le "doux idiot" (DDJ, 200, 205), le David qui s'élance contre Goliath dans la cour de la synagogue de Stillenstadt où sont parqués les Juifs (DDJ, 149-151). La "vérité", le sens "juste" est détenu par un enfant: Mariotte perce le secret de Man Louise qui a un "coeur d'esclave, portant son maître en elle alors que les chaînes sont tombées" (PDP, 48); Deux-âmes celui de sa mère, jeune négritte devenue "une de ces horribles vieilles aux yeux vides" lorsqu'elle est exposée à la même servitude: "Jamais jusque-là, jamais elle ne s'était sentie aussi proche du secret de Man Bobette" (LMS, 66). Le temps du flamboyant 238 Comme Mama King dans Frangipani House 693 , le passé se déroule devant ses yeux et la confronte avec celle qu'elle fut 694 . Des trois protagonistes, Télumée est la seule à jeter un regard indulgent sur son passé. Là encore, c'est au moment où elle entend le glas d'Élie qu'elle redevient, "pour un instant, la petite fille aux tresses folles, à la peau lisse et tendue d'autrefois" (TM, 47). L'enfant et la vieille femme se tendent la main: la vie les attend toujours "patiente, sans commencement et sans fin" (TM, 81) sans que l'incertitude et la crainte diffuse ne les aient quittées un instant. D'où vient cette anxiété toujours moins contrôlable et plus déstabilisante? M. Mead estime que "des parents anxieux créent des enfants anxieux qui grandissent pour produire une société anxieuse, qui à son tour crée des parents de plus en plus anxieux695 ." Télumée et Élie s'effarouchent devant l'inéluctabilité de leur sort néfaste, regardant des parents réveillés la nuit par d'affreuses peurs. C'est le cas du jeune Élie qui jure à Télumée que, si jamais il perdait la trace, si jamais il se conduisait de la même sorte, elle devrait se rassurer que c'est elle seule qu'il ait aimée. Les enfants observent "ces grandes bêtes d'hommes et de femmes" qui "se déchiraient, se happaient et se piétinaient" (TM, 71). Plus les écoliers les épient, plus ils éprouvent un profond malaise devant l'imminence d'"une trajectoire immuable, de la course à la lassitude, à la chute" (TM, 71). L'insécurité des parents a plusieurs origines. D'abord, il y a la "mauvaise mentalité" (TM, 11) 696 que connaît "seul celui qui a vécu entre les quatre murs d'une petite communauté697 ". Une méchanceté naturelle (cyclones, tremblements de terre, éruptions de volcan) vient encore décupler régulièrement la mauvaise mentalité. Ensuite, provoquant de plus grands remous encore, il y a les croyances magico-religieuses qui enveniment tout et créent l'ère du soupçon. Le moindre incident insolite s'interprète en termes d'apparitions d'esprits et de puissances Beryl Gilroy, Frangipani House, London: Heinemann, 1986, 16. Les correspondances entre les deux romans sont frappantes, pour n'en nommer que quelques-unes: rédaction de lettres pour échapper au présent asilaire; escapades et reméoration du passé. Au niveau des métaphores, l'irruption du passé et la mémoire involontaire sont une "pelote de fils" (PDP, 19) et une pellicule: "The film of memory unwound itself revealing moments of pleasure and other things dear to her. 'I was young once -"(6); "I sit down and my life pass before me - like a picture show. [...] I see people, dead and gone, walking and talking and young. And out of my old worn out body, a young woman walk out and life is like roll of new cloth waiting to roll out." 693 694 cf. infra III, 6.2.2. 695 Cité par Roger Bastide, Sociologie des maladies mentales, oc, 97. 696 cf. supra II, 3.3. 697 Condé, Traversée de la mangrove, oc, 39. Pour fêter une enfance? 239 magiques contre lesquelles l'individu ne peut rien, si ce n'est recourir à un rituel censé le protéger et exorciser les "Puissances" invisibles et maléfiques (TJ, 116). Ballotté dans l'existence, incapable d'influencer de quelle manière que ce soit le cours de son destin, l'Antillais du morne croit sa vie régie par les zombis*, les dorliss*, les mofwazé* et les soucougnans*, créatures qui déroutent, envoyées par l'ennemi, c.-à-d. le voisin de la case à côté, le compère ami, la concubine jalouse. Éternel malléable, "naufragé sans boussole" (TJ, 196), le personnage schwarz-bartien croit que "la vie est une mer sans escale, sans phare aucun..." (TM, 247) Vu cette attitude, il ne saurait étonner que l'enfant, captant des informations que les adultes mêmes ne peuvent ou ne veulent comprendre, en vienne à les considérer à son tour comme rationnellement insondables. Tout le pousse à concevoir de manière indifférenciée les rapports avec la Nature, les hommes et les "esprits" (TJ, 44-45), à "entretenir la confusion entre les vivants et les morts" (TJ, 29). Dès lors, l'enfance se prolonge de force; le sujet ne se pense pas "autonome" et garde une mentalité primitive. L'univers se révèle "jalonné de signifiants multiples, visibles, invisibles, [...] un vaste réseau de correspondances unit [l'homme] à l'univers, aux esprits, aux morts 698 ". Cette ambiance magique, cette mentalité précausale est sans aucun doute ce que partagent tous les récits d'enfance caribéens. Enfin, l'enfance signifie aussi l'apprentissage de et par la parole, d'un langage socialisé grâce auquel l'enfant appréhende son univers familial, social et culturel. Or, dans le contexte antillais, la parole risque d'être une contre-parole, création dans et hors la norme qu'impose le colonisateur. Elle est une des multiples expressions dans lesquelles vient se montrer, ou se camoufler, la culture: Le discours est la manifestation symbolique d'une culture, mais dans le même temps il l'occulte. En parlant on ne dévoile rien, on ne met rien à nu. De même, la danse, la musique, les manières de table, procédant toutes d'une profération, qu'elle soit du corps ou des mots, rend opaques plus qu'elles n'explicitent les rapports que l'homme entretient avec son milieu 699 . Il est donc opportun de réserver une place à la magie du verbe, d'autant plus que la "parole en acte" est l'expression de l'image de soi, de la vision du monde, et du (dés)ordre ontologique. Force est de constater que le discours épouse des formes anarchiques: l'injure, la demande, la coulée (la drague), l'incantation, dans le désordre, veulent donner sens au monde, plus vacant ici [aux Antilles] qu'ailleurs. [...] [la parole créole] porte les marques d'une spontanéité pulsionnelle et de symbolisation indéniable [...] l'oral a toujours plus affaire à du 698 Dany Bébel-Gisler, Les enfants de la Guadeloupe, HA, 1985, 55. 699 Affergan, oc, 157. Le temps du flamboyant 240 collectif social qu'à de l'individuel 700 . Le "parler créole" reflète au niveau du signifié et du signifiant le contexte psycho-social antillais. Pour mieux masquer l'euphorie ou la dysphorie existentielle, on recourt à des explosions de joie et de colère toutes d'apparat (TM, 134): Raymoninque visiblement "content de ce petit Monde et le trouv[ant] beau", maudit le bébé d'Hortensia. Celle-ci fait mine de se fâcher lorsqu'elle rétorque, souriante, que Raymoninque a "moins de coeur qu'une sangsue" (PDP, 123). Souvent, l'échange verbal n'a d'autre motif que de maudire l'existence ("la vie sur terre convientelle vraiment à l'homme?" TM, 179; "le nègre est couillon" PDP, 129), de se plaindre d'être sans consistance ("nous ne sommes tous qu'un lot de nègres, dans une même attrape, sans maman et sans papa devant l'Éternel" TM, 15). D'où le grand nombre de personnages méprisant la parole, jugée inadéquate et mensongère. Le père Abel et Victoire sont d'avis que les paroles sont "des cartouches vides dans un fusil rouillé" (TM, 73). Quelques-uns se démarquent par leur attitude langagière différente: Reine Sans Nom et Wademba réinvestissent la langue de sa fonction sacrosainte qu'elle possédait en milieu traditionnel africain. À côté du climat magique, de la magie du verbe, les enfants subissent encore la magie du chant. Que la musique créole soit à l'origine de la notion que les enfants se font de l'esclavage, qu'elle soit une composante essentielle dans le devenir-antillais, les Schwarz-Bart le suggèrent par la diversité des rythmes créoles (profanes et sacrés) qu'ils insèrent dans leurs romans et auxquels ils lèguent une fonction diégétique particulière701 . Résistance rusée qui insécurise l'oppresseur 702 , qui l'interprète mal 703 , la musique afro-américaine 704 ou afro-antillaise 705 est une 700 Affergan, oc, 142-143. cf. infra III, 5.4.1. D'autres auteurs ne se contentent pas de référer à des genres proprement antillais (béguine, mazurka) ou de citer des chanteurs caribéens. L'Isolé soleil nous livre par exemple les strophes d'une guajira cubaine (Maximin, 145-6); Les derniers rois mages porte en exergue le fameux "Don't kwow why there's no sun up in the sky. Stormy weather since my man and I ain't together it's raining all the time" de la chanteuse de R'nB Lena Horne qui, ensemble avec Ella Fitzgerald (jazz) et Sister Rosetta Tharpe (gospel), domina la scène afro-américaine jusque vers 1950. 701 Voir mon article dans Antilla, nE568, janvier 1994, 19-25. La valeur insurrectionnelle des rythmes nègres est soulignée dans le passage où Amboise chante son caladja*: "son chant monta si haut ce matin-là que les commandeurs à cheval, [...], s'asssurèrent de la présence d'une arme, sous les fontes de leurs selles." (TM, 205) 702 703 Frederick Douglass remarque à propos: "J'ai souvent été tout à fait supris, depuis que je suis venu dans le Nord, de trouver des personnes qui pouvaient dire que le chant des esclaves est une marque de leur satisfaction et de leur bonheur. On ne saurait imaginer plus grande erreur. C'est quand ils sont le plus malheureux qu'ils chantent le plus." (Mémoires d'un esclave américain, oc, 25-26) Voir, e.a. Robert Springer, Le blues authentique. son histoire et ses thèmes (Filipacchi, 1985); Marguerite Yourcenar, Blues et Gospels (GA, 1984) et son anthologie Fleuve profond, sombre rivière (GA, 1966, Coll. "Poésie") qui comprend d'ailleurs le chant de batelier de la Géorgie (voir page 70 et Introduction, 40) attesté dans 704 Pour fêter une enfance? 241 "matrice" capitale dans la littérature de la Diaspora noire. S'étonne-t-on qu'un des premiers aveux d'anxiété de Télumée soit causé par l'écoute des "vieux chants d'esclaves" (TM, 52), "musique douloureuse [qui] venait à [s]a poitrine" et qui obnubile son esprit: "c'était comme si un nuage s'interposait entre ciel et terre" (TM, 49-50) 706 . Il en va de même pour Ti Jean qui entend "une voix humaine qui chantait dans une langue elle aussi inconnue, mais avec un tel accent de tristesse, de majesté paisible que Ti Jean sut qu'il se souviendrait toute sa vie de cet air et de ce tambour métallique, et de cette voix portée par le vent" (TJ, 43). Initiation cruciale, la musique créole dévoile le sort terrible des ancêtres et explique la "tristesse congénitale" (TM, 129) du nègre 707 . Non seulement les tuteurs voilent délibérément les "secrets du monde", "jetant le trouble dans les esprits" (TM, 50), ils jugulent aussi l'attitude participante de l'enfant en lui faisant croire qu'il est meilleur que l'autre. Le processus de socialisation se révèle problématique puisque "l'identité guadeloupéenne n'exist[e] que dans l'opposition à l'autre et dans l'autonégation du groupe avec en corollaire l'absence d'un contrat social708 ." "environnementaliste 709 Si, conformément au schéma ", l'individu vient du social et retourne au social, ce retour est freiné en milieu antillais. L'individualisme et l'égocentrisme s'érigent en norme. Pourtant, ce repliement sur soi, ce mépris de l'autre, cette impression de supériorité lèsent les personnages et aggravent le mal-être antillais. Je ne peux oublier, à côté du milieu familial, cet autre lieu éducatif qu'est l'école. Ti Jean ("Os de mon genou travaille" TJ, 57, 58). Consulter à ce propos Jacqueline Rosemain, La musique dans la société antillaise 1635-19O2, Martinique, Guadeloupe, HA, 1986 et La danse aux Antilles. Des rythmes sacrés au zouk, HA, 1990; Nelly Schmidt, "Chansons des nouveaux libres de la Guadeloupe et de la Martinique" dans Itinéraires et Contacts de Cultures, vol. 8, HA, 1988. 705 Le "nuage" (ou le voile (the veil) chez W.E.B Du Bois et Richard Wright) surgit quand la notion de l'absurde devient maître de la conscience afro-antillaise ou afro-américaine, image de coupure entre le monde du dehors et le moi aliéné. (Voir F.I.Case, The Crisis of Identity, oc, 185, 8 note 1) 706 707 W.E.B. DuBois fait part de cette même souffrance suscitée par l'écoute des "Sorrow Songs": "Ever since I was a child these songs have stirred me strangely. They came out of the South unknown to me, one by one, and yet at once I knew them as of me and of mine." (The Souls of Black Folk, oc, 180.) 708 Albert Flagie, "Gros Ka, Kimboi, Kuizin'. Autour du sacrificiel, la formation problématique de l'identité antillaise", Born Out of Resistance. On Caribbean Cultural Creativity, éd par Wim Hoogbergen, Utrecht: Isor Press, 1995, 274-85. 709 Claude Tapia, "L'individuel et le social: la notion de "sujet" du point de vue psychosociologique" dans Penser le sujet aujourd'hui, Colloque de Cérisy-la-Salle, Méridien-Klincksieck, 1988, 181. 242 Le temps du flamboyant L'enfant antillais y est le jouet, sans qu'il le sache, d'un conflit entre la culture dominante et la culture dominée, celle-ci n'étant même pas reconnue en tant que telle par l'apparatus éducatif colonial. Imprégné par sa culture, l'écolier antillais arrive avec: les ordres de faits les plus différents: croyances, connaissances, sentiments, littérature (souvent si riche, alors sous forme orale, chez les peuples sans écriture) sont des éléments culturels, de même que le langage ou tout autre système de symboles (emblèmes religieux, par exemple) qui est leur véhicule; règles de parenté, systèmes d'éducation, formes de gouvernement et tous les modes selon lesquels s'ordonnent les rapports sociaux sont culturels également; gestes, attitudes corporelles, voire même expressions du visage, [...] types d'habitation ou de vêtements, outillage, objets fabriqués et objets d'art [...]. 710 Cette culture, aux Antilles, a la particularité de résulter d'une subtile dialectique entre deux cultures opposées, celle de l'Europe et celle de l'Afrique. La société créole (et donc, sa culture) est le résultat de résistance, aussi bien que d'adaptation des différentes strates de la population711 . Dans ces récits d'enfance, il est intéressant de s'interroger à quel point la culture cimente la personnalité antillaise, car "le contenu et la forme de la pensée individuelle sont fortement conditionnés par la culture du groupe et que, conséquemment, la majorité des individus d'un groupe culturel partagent une mentalité qui les caractérise dans leur ensemble et qui les distingue des individus des autres groupes culturels 712 ." 710 Michel Leiris, Cinq études d'ethnologie, GA, 1988, 38. Barbara Bush, Slave Women in Caribbean Society. 1650-1838, Kingston: Heinemann Publishers, 1990, 8: "In the Caribbean, the subtle dialectic between the opposed cultures of Africa and Europe ensured that creole society was formed in an atmosphere of conflict and resistance, but also adaptation to reciprocal assimilation between all strata of the population, black and white. Slave society was not a static entity but a 'complex interactionnel process, full of tension and contradiction'. A duality of behaviour characterized the individual's response to enslavement, which has carried over into modern Afro-Caribbean society." 711 Guy Dubreuil et Cécile Boisclair, "Quelques aspects de la pensée enfantine à la Martinique" in Les Sociétés antillaises: Etudes anthropologiques, éd. par J. Benoist, Centre de Recherches Caraïbes, Montréal, 1972, 37. 712 Aïeux mythiques et magiques 243 2.2. Aïeux mythiques et magiques.2. Aïeux mythiques et magiques Dans les deux romans qui retiendront essentiellement mon attention dans ce chapitre-ci (TM, TJ), l'existence du personnage est vécue sous le signe d'un ancêtre, constante assurant l'immutabilité du corpus713 . La rencontre avec Reine Sans Nom d'une part, celle avec Wademba de l'autre, initie les protagonistes à une nouvelle vie. L'exemplarité des destins est scellée par l'heureuse chance de trouver un milieu adoptif accueillant où les aïeux servent de miroir. Ces grands-parents maternels les aident à se percevoir positivement en leur faisant découvrir leur singularité au niveau individuel, en leur transmettant des normes qui, pour opposées qu'elles soient à celles de la culture dominante, les préservent contre la perte de soi et le dessaisissement. *** 2.2.1. Télumée et Reine Sans Nom: "verre en cristal".2.1. Télumée et Reine Sans Nom: "verre en cristal" Il est significatif que dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, l'Histoire de ma vie débute avec le départ du morne natal pour aller vivre auprès de la Reine. De la sorte, Télumée suggère que le premier événement digne d'être retenu est précisément ce contact initial avec la Reine, alors qu'elle passait en revue de façon fort sommaire tout ce qui s'était passé antérieurement. Ainsi, le contraste entre la vie et "le pays" de la mère et celle de la grand-mère ressort distinctement. Nous retrouvons cette opposition dans Crick Crack Monkey, par exemple, la protagoniste Tee appelle le "territoire de Mamie" (sa grand-mère) un "pays enchanté", où on ne lui reproche pas ses "laid'manières et [s]on côté nèg'bois 714 ." Auprès de sa tante, Tee se sent de plus en plus irréelle et ridicule, à telle enseigne qu'elle s'invente un double livresque, la belle et blonde Hélène 715 . La même disjonction spatiale et maternelle se lit chez Paule Marshall. Dans un récit autobiographique en hommage à sa grand-mère maternelle de Barbade, la narratrice relate comment elle oublie subitement sa mère devant l'apparition enchanteresse de la grand-mère que, jusqu'alors, -autre parallélisme de taille-, elle ne connut que par ouï-dire 716 . 713 Voir Louis Van Delft, "Les Écrivains de l'Exode: Une lecture d'André Schwarz-Bart", art.cité. 714 Merle Hodge, oc, 132. Lire à ce propos Ena V. Thomas, "Crick Crack Monkey: A Picaresque Perspective", Caribbean Women Writers, éd. par Cudjoe, oc, 209-214. 715 Mary Helen Washington, Memory of Kin. Stories About Family by Black Writers, New York/London: Doubleday, 1991, 385-396. Washington commente: "In her first encounter with Da-duh, the granddaughter is 716 244 Le temps du flamboyant Dans Pluie et vent, Victoire a peu de poids face à l'aïeule. D'abord parce que Victoire a arraché "ses boyaux dans son ventre pour le remplir de paille" (TM, 89), tandis que Reine "jubilait à la seule idée d'avoir [s]on innocence pour auréoler ses cheveux blancs" (TM, 46). Ensuite, Victoire a peu parlé avec sa fille. Dénigrant coupant la parole, court aux demandes d'éclaircissement, elle: tenait la parole humaine pour un fusil chargé, et ressentait parfois comme une hémorragie à converser, selon ses propres termes. Elle chantonnait, prononçait quelques mots sur les disparus, ceux qui avaient marqué ses yeux d'enfant, et c'était tout. Nous demeurions sur nos vaines soifs de présent. (TM, 31-32) La scène sur la terrasse du café est très signficative à cet égard. Elle illustre la défaillance de la parole maternelle, le refus d'éclairer ses filles sur des sujets mystérieux. Télumée s'enhardit "sous la large terrasse du 'pitt' de M. Tertullien" pour y glaner "les racontars" qui ne sont point destinés à ses oreilles. Ces "cancans" concernent précisément sa mère, à qui il est reproché d'avoir un caractère hautain, "aristocrate." Télumée et Régina, ne comprenant pas "le milan", font alors subir un interrogatoire à leur mère: De retour à la maison, comme nous essayions de questionner mère, sa réponse tomba mystérieuse, identique à celles des autres fois:-Ils peuvent toujours dire et redire, ceux qui ne trouvent pas molle leur couche sans avoir mis à mal quelqu'un...n'empêche que je suis qui je suis, à ma hauteur exacte, et je ne cours pas les rues mains tendues pour combler vos ventres creux... (TM, 32-33) Loin d'élucider les cancans, Victoire ne fait que les rendre plus opaques, de façon à ce qu'une barrière entre adulte et enfant s'établisse. Tout se passe comme si le précepte éducatif de aware that her grandmother's presence immediately alters her mother's stature [...]" (Traduction dans Le Serpent à plumes, nE 15, Printemps 1992, 31-34). Aïeux mythiques et magiques 245 Victoire consistait à mystifier délibérément et à ne procurer que de l'information décevante. Victoire ne parle pas à ses filles; sa parole s'épuise sans doute en impératifs et désapprobations rancuneuses. Sa "passion musicale" se rapproche dès "Keppe, keppe 717 " de Solitude et des "Pilibili, pilibili, pilibili"; "blip, blip", "zig, zag, zog" de Man Louise (PDP, 107). Les "paroles en l'air", les fredonnements sont un stratagème contre les éventuelles "attaques", les "propos acariâtres" (TM, 18). Parce qu'elle tient la parole pour défectueuse et traître, Victoire se borne à répéter une même phrase mimique où l'énoncé est relayé au second plan. Parlant "à petits mots pressés, à la fois évasifs et vibrants", la mère refuse d'entretenir l'enfant sur quoi que ce soit. Il n'est dès lors pas étonnant que, "ti-moun à crédit", Télumée applaudisse l'occasion de vivre avec l'aïeule et que ce voyage merveilleux reste greffé dans son esprit. Télumée n'éprouve aucun chagrin marchant à côté de cette grand-mère vénérable: C'était la première fois que je quittais la maison mais je n'éprouvais nulle tristesse. Il y avait au contraire, en moi, une sorte d'exaltation à cheminer sur cette espèce de route blanche, crayeuse, toute bordée de filaos, aux côtés d'une aïeule dont j'avais cru la vie terrestre achevée. (TM, 47) Ce déplacement est la première étape d'une série d'initiations qui auront toutes pour décor les mornes à la lisière des bois bleus, pays de traditions et de magie, qu'elle atteint après avoir traversé l'Autre Bord718 , passerelle entre un monde "civilisé", celui des plaines et de la ville, et un monde "sauvage". Sa traversée symbolise dès lors le début de la "mutation ontologique", l'amorce de la métamorphose identitaire. Barbara Bray a bien saisi bien l'importance de ce passage en choisissant comme titre de la traduction anglaise The Bridge of Beyond719 : la grandmère est littéralement le pont vers l'au-delà, le lien entre l'ici et l'ailleurs, le présent et le passé, le visible et l'invisible 720 . Télumée franchit la frontière entre les riches plaines plantées en canne 717 "Manière conventionnelle de noter un click, marque impolie de mécontentement ou d'impatience" selon le Dictionnaire pratique du créole gaudeloupéen d'Henry Tourneux et Maurice Barbotin, Karthala, 1990. 718 Pour qui connaît l'île, le pont évoque celui de la Gabarre qui relie Basse-Terre à Grande-Terre et que le gouverneur Sorin inuaugura en 1940 comme le symbole de "l'union indissoluble entre la Guadeloupe et la France!" (Voir Amy Oakley, Behold the West Indies, oc, 323) Dans l'esprit des Guadeloupéens, le pont de la Gabarre est le lieu de rencontres nocturnes; on y trouve des sorciers; toutes sortes de choses s'y passent selon Dany Bébel-Gisler, Le défi culturel guadeloupéen, oc, 119. Enfin, "partir pour l'Autre Bord" est une locution figée signifiant: partir en métropole. Bray, oc. Dans l'introduction, Jones Bridget remarque: "The English title [...] emphasizes a significant aspect of Schwarz-Bart's image of woman, that is as a link with the unseen world and source of spiritual values. Telumee is led across the bridge, symbolising a first stage towards inheriting Toussine's power." 719 Comme l'indique le titre d'Angelita Dianne Reyes, Crossing the bridge: The Great Mother in selected novels of Toni Morrison, Paule Marshall, Simone Schwarz-Bart, and Mariama Bâ, oc. 720 246 Le temps du flamboyant des Békés et les mornes où sont cantonnés les gens d'En-bas 721 . Guidant Télumée à travers "ce casse-cou de planches pourries, disjointes, sous lesquelles roulaient bouillonnantes les eaux de la rivière" (TM, 47), la Reine est la passeuse qui veillera sur les méandres de sa vie tumultueuse et assurera donc la transition harmonieuse d'un monde à un autre, du réel au surréel: Penchée sur ma petite personne, grand-mère souriait, exhalait tout son contentement... tiens bon ma petite flûte, nous arrivons au pont de l'Autre Bord... et me prenant d'une main [...] (TM, 47) Passée la dangereuse interstice, Télumée regarde soudainement tout avec d'autres yeux. Elle s'émerveille devant le paysage qui se déploie devant elle. Le réel se colore de merveilleux, voire d'irréel: la rivière qu'elle aperçoit est "étrange"; la région de Fond-Zombi "déferle devant [s]es yeux en une lointaine éclaircie fantastique". Elle approche de Balata Bel Bois dont elle pressent le "mystère". Tout lui paraît donc "magique"; son état d'âme, elle le décrit par des termes comme "émerveillement", "exaltation", "contentement" (TM, 47). Il importe de remarquer que cette "transportation" résulte de sensations purement visuelles, et que la Reine ne lui adresse la parole qu'après lui avoir servi un maigre repas rituellement partagé, acte par lequel l'adoption est célébrée, verbe que j'entendrai ici dans son sens religieux. Car la Reine s'élève au rang de prêtresse qui trouve les gestes archaïques qui revigorent l'être déboussolé: "le premier geste pour guérir, pour rassurer, pour soigner les angoissés ou tout simplement pour accueillir est le plus archaïque: il consiste à nourrir722 ", note Myriam Cottias. Télumée dévisage celle dont elle "avai[t] cru la vie terrestre achevée" (TM, 47) et aux côtés de qui elle perçoit pour la première fois de sa vie la présence de l'insolite, la "magie" que n'exclut pas une situation aussi ordinaire. Le partage du repas du soir acquiert une dimension sacrée que la fillette craint profaner par la prise de parole. La ti-case créole devient un énorme sanctuaire: Sous ce regard lointain, calme et heureux qui était le sien, la pièce me parut tout à coup immense et je sentis que d'autres personnes s'y trouvaient, pour lesquelles Reine Sans Nom m'examinait, m'embrassait maintenant, poussant de petits soupirs d'aise. Nous n'étions pas seulement deux vivantes dans une case, au milieu de la nuit, c'était autre chose et bien davantage, me semblait-il, mais je ne savais quoi. (TM, 48) Alors que le conte du père Abel la remplissait de terreur, que la magie l'épouvantait, l'expérience magique perd ici toute sa nature angoissante. Les choses connues et inconnues la remplissent Paradigme retrouvé bien sûr chez Glissant mais aussi chez Harris. (Voir l'essai de Joyce Jones, Anancy in the Great House. Ways of Reading West Indian Fiction, New York/London: Greenwood Press, 1990, préface de Houston A. Baker.) Le même axe vertical délimite les zones blanche et noire dans Sula (Morrison, oc, 11-13) où une "passerelle au-dessus du fleuve" relie la vallée de Medallion (où vivent de petits Blancs commerçants) à la colline, le "Fond" des gens de couleur. 721 722 Myriam Cottias, "Maman doudou", Autrement, Espoirs et Déchirements de l'âme créole, nE41, 1989, 165. Aïeux mythiques et magiques 247 d'aise. Que la Reine puisse communiquer avec des présences invisibles ne confirme que son caractère extraordinaire et, dès lors, la chance exceptionnelle qui incombe à la narratrice. L'espace clos est protecteur et nourricier723 : la "ti-case", comme le "sous-bois" de l'Autre Bord 724 est une matrice spatiale dont irradie un bien-être matrifocal. Télumée s'y épanouira en "flamboyant"; elle y entrera en contact avec le monde invisible, voire sacré. C'est de là qu'elle "évolue[ra] avec une sorte d'allégresse permanente, de plénitude", devenant "une libellule" (TM, 142). L'indistinction entre le visible et l'invisible, l'interférence entre le règne des vivants et celui des morts, sont désormais une dimension fondamentale de son être-antillais. Qu'une des premières paroles proférées par la grand-mère soit l'apostrophe "Mon petit verre en cristal" est hautement significatif. c'est à cet instant que l'admiration pour cette grandmère se change en déférence. La parole chaleureuse, réconfortante annonce un monde où le pouvoir du mot est consolant et confirmant, où la parole est "une bonne chose" (TM, 104), un baume dont restait privée Mariotte725 . "Mon petit verre en cristal" (TM, 51) indique que le rapport petite-fille/grand-mère sera spéculaire. Mais cette métaphore dépasse de loin la simple ressemblance (physique et spirituelle) entre les parentes. Si Télumée est le miroir/le reflet de Reine 726 , c'est que le lien matrifocal structure l'identité du sujet féminin. Tout ce qu'est/pense/fait Télumée, elle le doit à la femme qui l'a élevée au point que dire qui on est reviendra à nommer celle par qui on a été adoptée: je me présentai à Olympe, lui déclinai ouvertement mon identité, celle de la femme qui m'avait élevée (TM, 196) Le cristal symbolise aussi la pureté morale et la sagesse de Télumée qui ne décevra pas la Reine par une conduite irrespectueuse propre aux "baleines échouées". D'autre part, l'image annonce la fin d'un processus: elle n'atteindra ce "brillant", ce "panache" qu'après avoir été taillée et polie 723 Lire à ce propos Elizabeth Wilson, "'Le voyage et l'espace clos' Island and Journey as Metaphor: Aspects of Woman's Experience in the Works of Francophone Caribbean Women Novelists" dans Out of the Kumbla. Caribbean Women and Literature, éd. par Carole Boyce-Davies et Elaine Savory-Fido, oc, 45-59. 724 Refuge des marrons, le sous-bois fascine Télumée qui s'y réfugie lorsqu'elle a besoin de solitude et de méditation: "L'endroit me mystifiait un peu, comme si, en un temps révolu et lointain, l'avaient habité des hommes capables de se réjouir des rivières, des arbres et du ciel, et parfois j'avais l'impression que je pourrais peut-être un jour, moi aussi, jeter sur l'un des arbres de ce sous-bois le regard qu'il attendait." (TM, 136) Dans Traversée de la mangrove (Condé, oc, 212) Dodose Pélagie aime "cet endroit que fréquentent, d'après ce qu'on raconte, les esprits de nos anciens, morts, ensevelis pendant l'esclavage." 725 "Seulement ces mots que j'attendais de toi, grand-mère; seulement ces mots: Alors Mariotte, coumen ou yè chère? Coumen ou yè chère? ... chère?" (PDP, 49) 726 Ronnie Scharfmann, art. cité. 248 Le temps du flamboyant par les "pluies et les vents". Enfin, la petite-fille sera littéralement la "boule de cristal" de Reine: Télumée permet à la séancière* de "regarder dans l'avenir"727 , de prévoir et de prédire ce qu'il en sera de la génération d'Antillais à venir. Parallèlement, Télumée pourra voir et lire dans le passé, acquérant la "vision prophétique du passé" par l'intermédiaire de Reine. *** 2.2.2. Ti Jean et Wademba: "liane d'igname".2.2. Ti Jean et Wademba: "liane d'igname" Comme Télumée, Ti Jean n'obtient pas les renseignements qu'il sollicite auprès de sa mère. L'attitude parentale reflète dans l'un et l'autre roman l'incapacité, sinon la difficulté d'entretenir les enfants sur des aspects de leur être qui les indisposent eux-mêmes beaucoup. Malgré son envie d'en savoir davantage sur l'Immortel, "le maudit congre vert lové dans son creux", il n'ose plus embarrasser sa mère car il la met visiblement mal à l'aise: Au retour de ces conversations, Ti Jean brûlait d'interroger la seule personne qui ait réellement connu l'univers d'En-haut. Mais toutes questions mouraient sur ses lèvres devant man Éloïse, cette petite négresse osseuse [...] Lorsque le nom de Wademba était prononcé devant elle, une cendre grise recouvrait ses joues et elle ouvrait la bouche, haletait, dans une sorte d'étouffement. C'était une femme qui paraissait toujours aux aguets, comme si elle se trouvait continuellement en danger. (TJ, 38) Voir ainsi sa mère en proie à quelque angoisse pour laquelle il n'existe aucune raison clairement indiquée, provoque en retour l'impression d'être lui aussi poursuivi par une puissance magique: "alerté par le manège de man Éloïse, il avait le sentiment d'une présence invisible autour de lui" (TJ, 39). L'anxiété de la mère se répercute sur le fils qui sent souvent "un esprit attaché à ses pas, le temps d'une phosphorescence" (TJ, 39). La rencontre entre enfant et aïeul implique ici, une fois de plus, le passage d'un espace réputé civilisé à un espace sauvage, inconnu. Tous les éléments sont là pour donner à cette première visite une apparence irréelle et fantastique: la promenade nocturne s'accomplit sous la lumière irréelle de la pleine lune et mène à travers la forêt impénétrable. A sa grande stupeur, Ti Jean découvre, après avoir traversé "un étroit passage [...], une sorte de couloir qui s'infiltrait à travers le massif de ronces que Ti Jean avait cru impénétrables [...]" (TJ, 56), une enclave africaine sur le sol gaudeloupéen. Au fond de la forêt, en haut de la montagne se cache une hutte africaine, entourée de "silhouettes immobilisées, qui exhibaient des nudités très anciennes, avec Lesne, oc, 90-91. Chiromancie, cartomancie, aussi bien que pieds de poule, rognures d'ongle, croix et la boule de cristal aident la gadé-zafé ou séancière à exercer son pouvoir. 727 Aïeux mythiques et magiques 249 des faces hallucinées d'esprits", "des êtres qui semblaient hésiter entre les deux mondes" (TJ, 56). Arrivant dans le sous-bois, lieu de refuge des esclaves fugitifs, le fils se trouve face à face avec celui que lui avait toujours caché la mère. Le chef marron Wademba "paraissait inanimé et Ti jean crut qu'il venait de s'éteindre" (TJ, 57). Le vieux "magnétiseur des ténèbres" sort de sa réflexion profonde pour contempler béatement l'enfant qu'il appelle "petit buffle" (TJ, 59) et "liane d'igname*, car c'est bien la liane qui relie l'igname" (TJ, 57). Par ce nom, Wademba accentue la consanguinité car un proverbe antillais dit "c'est la corde de l'igname qui attache l'igname". Après avoir raconté une merveilleuse histoire sur le nègre Obé, Wademba change de sujet pour interroger le garçon sur les gens d'En-bas, comme s'il s'agissait d'une autre espèce de Noirs (TJ, 61-62). Le garçon approuve cette idée en prétendant qu'il aime "leur feintise" (TJ, 62). Charmé par le discours du vieillard, admirant religieusement (TJ, 58) le ceinturon du marron Obé, Ti Jean quitte après une libation celui qu'il découvre être son vrai père. Par cette coutume africaine, c'est une fois de plus le côté cérémonial et donc, la parenté rituelle qui liera Ti Jean et Wademba qui sont mis en relief. Le père offre au fils "pour la première et la dernière fois" l'alcool de mil, en signe de reconnaissance et de respect mutuels. Malgré l'inquiétante étrangeté des rendez-vous, Ti Jean et Télumée se sentent comblés auprès de ces figures adoptives qui les bénissent de paroles extrêmement importantes pour eux. Alors que la relation mère-enfant s'avère décevante sur le plan affectif et éducatif, celle entre petit-enfant et grand-parent est largement compensatrice. Ces grands-parents leur révèlent l'histoire de l'île et les initient à la vie sous ses aspects perceptibles et imperceptibles. De plus, l'aboutissement de la conscience individuelle dépend directement de cette relation: absente ou défaillante pour Solitude et Mariotte, elle est à la base de la perte de soi ou de l'aliénation. Présente, elle permet un harmonieux métissage entre réel et irréel, rationnel et irrationnel. 250 Le temps du flamboyant 2.3. Magie quotidienne dans l'arrière-pays.3. Magie quotidienne dans l'arrièrepays Dans l'un et l'autre récit d'enfance, l'auteur mobilise notre attention sur une initiation d'une nature bien particulière, sur une épreuve qui, quoique fort similaire, appelle deux interprétations différentes. Il s'agit de l'épisode de man Justina, négresse morphrasée* dans Ti Jean, lequel fait écho à celui de man Cia, sorcière volante, dans Pluie et vent. Dans les deux cas, Schwarz-Bart illustre l'impact des croyances magiques en milieu rural antillais. Dans l'esprit du petit peuple, le monde des vivants est infiltré de tous bords par le surnaturel, envahi de zombis, d'humains transformés en bêtes, de "Puissances", de "gens-gagés728 " et de morts en stand by qui prendraient dès la tombée de la nuit, la direction de l'Afrique, afin de s'y réinscrire dans la lignée des ancêtres 729 . Mais outre la description de la cosmogonie antillaise et de son impact, l'auteure révèle qu'il manque de consensus quant aux phénomènes "fantastiques": selon certains, ils ont toujours existé la communauté noire y a toujours cru. À écouter man Cia, par exemple, "l'homme n'appartient pas plus à la terre qu'au ciel... non, l'homme n'est pas de la terre... et c'est pourquoi [...] il cherche un autre pays et il y en a qui volent la nuit, pendant que d'autres dorment" (TM, 180). D'autres rejettent carrément l'idée que ces "êtres étranges, hommes et bêtes, démons, zombis et toute la clique" puissent exister (TJ, 9). Ces apparitions nocturnes reposent en toute acuité l'antagonisme entre les savoirs indigène et exogène (lisons: occidental), entre Nature et Culture. Archétypes angoissants, ces négresses mi-humaines, mi-animales disent beaucoup sur les terreurs tapies dans le subconscient de tout un peuple. Pour celui qui n'y adhère pas, la croyance superstitieuse ne manque pas d'insécuriser, d'exercer pression. Ces mythes terrifiants servent au colonisé à s'inhiber contre l'agressivité du Blanc. Pour nos protagonistes, la manifestation insolite éveille la soif de comprendre l'étrange; piqués de curiosité, ils poussent leur investigation jusqu'à la découverte accablante d'être, eux aussi, descendants d'esclaves qui rêvaient de regagner les rives de l'Afrique. Enterrés sans rite mortuaire, ces "mauvais morts" sont condamnés à errer éternellement 730 , cherchant leur "place exacte" dans l'ici-bas et l'au-delà. Pour José Hassam (Zobel, La rue Cases-Nègres, oc, 144), les "gens-gagés" sont "des personnes qui, la nuit, se transforment en n'importe quelle bête; parfois même en plantes et qui, sous cette apparence, font du mal aux autres, aux chrétiens, sur les ordres du diable". 728 729 730 Albert Flagie, "Cosmogonie antillaise et identité", ms. Louis-Vincent Thomas sur les "malemorts": "Il existe une catégorie de défunts qui n'ont pu, pour différentes raisons (absence de funérailles et de rites mortuaires; individus morts d'une façon subite, insolite et mystérieuse; sorciers, êtres pervers, etc.) parvenir à l'état d'ancêtres" (Cinq essais sur la mort africaine, oc, 111) Dans TJ, Ananzé incarne le revenant qui souffre sans répit le supplice et sera délivré par son ami Ti Jean. Magie quotidienne dans l'arrière-pays 251 2.3.1. La "morphrasée" .3.1. La "morphrasée" Comment le narrateur omniscient s'y prend-il pour rendre compte d'une scène qui, infailliblement, se colore de fantastique pour le lecteur? Comment rendre compte de l'indescriptible et de l'invraisemblable? Devinant le besoin d'élucidation, le narrateur commence par définir le curieux phénomène, que d'autres romanciers auraient peut-être expliqué sous forme de note ou d'entrée dans un glossaire731 . Je cite in extenso le passage de "la vieille négresse fracassée au milieu de la route": Man Justina n'était pas une vraie sorcière mais une engagée, plus exactement une morphrasée, une de ces personnes lasses de la forme humaine et qui signent contrat avec un démon pour se changer la nuit en âne, en crabe ou en oiseau, selon le penchant de leur coeur. Un beau matin on la découvrit à l'entrée du village: noyée dans son propre sang. Rentrée d'un vol nocturne, elle avait été surprise par les premiers rayons de l'aube et s'était aussitôt aplatie au sol, terrassée par la sainteté de la lumière. Elle gisait au milieu de la route et son corps d'oiseau reprenait lentement forme humaine, des mains naissaient au bout de ses ailes et de longues tresses d'un blanc étourdissant se mêlaient aux plumes éteintes d'un crâne de chouette. Les gens se tenaient un peu à distance, notant tous les détails utiles, point par point, en raison de l'extrême rareté d'un spectacle à rapporter soigneusement aux absents, aux parents éloignés, voire aux inconnus que l'on croiserait plus tard sur le chemin de sa vie. (TJ, 32-33) Sans doute le narrateur se désigne-t-il lui-même lorsqu'il parle des "gens" qui "se tenaient à l'écart", puisque ce passage est un rapport on ne peut plus neutre, où rien ne permet de déduire ce que l'instance énonciative en pense personnellement. C'est l'attitude de l'intellectuel(le) afroantillais qui enregistre fidèlement les coutumes, les faits et les croyances dont l'ont éloigné(e) son exil et sa formation européenne732 . L'instance narrative calque son attitude sur celle des spectateurs, "notant tous les détails utiles, point par point" dans le but de rapporter le "spectacle", de le préserver de l'oubli, de le transmettre à la postérité (TJ, 33). Du début jusqu'à la fin de l'épisode, la dimension collective de la révélation est soulignée ("on, toute la population, les gens"). Ce procédé tend d'abord à rendre acceptable l'inacceptable: qu'il y ait un grand nombre de témoins oculaires certifie l'extraordinaire incident. De la sorte, le narrateur acquiert naturellement le crédit qu'il cherche. Toutefois, le narrateur divulgue à quel Jean Rhys fait de même dans La Prisonnière des Sargasses, oc, 106. Le mari d'Antoinette y consulte le chapitre "Obi" dans La Resplendissante Couronne d'Iles: "Un zombi est une personne qui paraît vivante, ou une personne vivante qui est morte. Un zombi peut aussi être le revenant d'un lieu, d'ordinaire malveillant, mais qui peut parfois être rendu favorable par des sacrifices ou par des offrandes de fleurs et de fruits." 731 732 L'anthropologue Zora Neale Hurston retourne à son Eatonville natale pour y collecter les contes oraux, et s'avoue déchirée entre la conscience "intellectuelle" et "folklorique". (Hazel V. Carby, "The Politics of Fiction, Anthropology, and the Folk..." dans New Essays on Their Eyes Were Watching God, éd. par M. Awkward, Cambridge UP, 1990, 71-93.) Le temps du flamboyant 252 point une pareille expérience divise la société guadeloupéenne. D'une part, il y a les "docteurs", "ceux qui préparaient le certificat d'études, avec chacun son porte-plume pointant fièrement de la tignasse" (TJ, 33), porte-parole de la masse analphabète. Soucieux de sortir la culture "subalterne" de la marginalité, ces étudiants zélés expliquent le phénomène des "gens gagés" en référant à des "curiosités" physiques apprises à l'école. Ne les ont-ils pas assimilées, aussi étranges (parce qu'inconnues dans leurs vies de tous les jours) qu'elles leur aient paru? D'après eux, à leur connaissance, les gens tournaient en chien ou en crabe comme l'eau se change en glace, ou comme le courant électrique se transforme en lumière dans les lampes, en paroles et musique dans les appareils de radio: man Justina, estimaient-ils, c'était seulement une petite tranche du monde qui ne figurait pas dans les livres, car les blancs avaient décidé de jeter un voile par-dessus. (TJ, 33) On le sent bien, les "assimilés" rapprochent "la chute de man Justina" à des phénomènes à leurs yeux obscurs, mais docilement assimilés sur les bancs de l'école coloniale. En fait, en rendant compte de manière pseudo-scientifique du surnaturel, ils réconcilient deux visions du monde et désirent que l'incident reçoive son droit de cité dans les livres des Blancs. Pour les représentants de la loi, - camp représenté par les gendarmes de la Ramée -, il s'agit d'un incident absolument inconcevable: En dépit de nombreux témoins, [les gendarmes de la Ramée] refusèrent tout droit les explications des gens de Fond-Zombi, s'obstinant à ne pas comprendre et s'emportant, bousculant le monde, comme si on leur cachait quelque chose d'inavouable, un crime, peut-être bien, dont toute la population aurait été complice. (TJ, 33) Pour ceux qui détiennent le pouvoir dans l'île, l'incident se rapprocherait d'un crime collectif. Ce qui est inacceptable (parce qu'inconnu) pour l'Autre, bascule très vite dans l'immoral, voire dans le criminel. Le Noir est un être dévié et mauvais contre qui il faut s'armer. À l'époque des plantations, les rassemblements nocturnes et les cérémonies vaudoues, prohibées par les maîtres de peur que des soulèvements ne s'ourdissent, eurent ce même effet déroutant et terrifiant. Deux savoirs se concurrencent, deux visions du monde aussi: à la culture blanche, fortement implantée sur des assisses d'un discours écrit, s'oppose celle des Noirs de Fond-Zombi qui, elle, se tient uniquement dans le "rapport" oral, dans "la chronique". Devant le refus des croyances de l'Autre, le colon finit par croire à une vengeance collective dont, tôt ou tard, il pourrait tomber victime. Le village entier, défendant la mort surnaturelle d'une femme-sorcière déboussole les autorités. En d'autres termes, la solide foi des villageois atteint sa cible: insécuriser et donc, résister. "Défiant l'histoire et ses ruptures, défiant ses détracteurs successifs et simultanés, - le politique, le médical, le religieux envieux de son espace, de son impact -, la magie antillaise résiste à l'acculturation, continue d'imprégner [...] les mentalités de ses croyances, de sa vision Magie quotidienne dans l'arrière-pays 253 persécutive du monde 733 ." Contre les modèles socio-culturels, politiques et économiques du "Centre", la "périphérie" instaure les siens, par lesquels elle lutte contre l'imposition de valeurs exogènes, contre une néocolonisation aliénante. La persistance des superstitions dans les mornes retranchés dénote le besoin collectif de faire face à la tyrannie d'un asservissement socio-culturel et économique séculaire, conclut Lesne 734 . Dérivatif à l'existence déplorable, la magie "décongestionn[e] la réalité anxiogène" de l'(ex-)colonisé735 . Alors que pour l'(ex-)colonisateur, Culture et Nature sont étanchement séparées, il en va tout autrement pour l'(ex-)colonisé. "Zombis", "dorliss", "soucougnans" et "dormeuses" prouvent la mixité originaire des contraires, la "Nature cultivée". "L'inséparabilité et l'insupportabilité de l'homme et de l'animal montrent ainsi que la culture n'est pas vécue comme coupure d'avec la nature, mais plutôt comme 'habitus', mode de vie ou structure de comportement736 ." L'homme se pense donc comme élément homogène à la nature et non pas comme altérité radicale vis-à-vis d'elle. À l'inverse, l'animal est supposé capable de langage et joue le rôle de porteur symbolique de la faille psycho-sociale de l'homme déboussolé et asservi 737 . Face aux dichotomies entre réel et irréel, entre naturel et surnaturel, caractéristique de la pensée occidentale, l'Antillais instaure partout des continuum, effaçant la polarité entre Nature et Culture, peuplant le réel de créatures invisibles. Notons que le funeste accident intervient au moment où Ti Jean est las de l'enseignement fourni dans l'école de la Ramée: sa "joie des livres" disparaît soudainement pour faire place à un immobilisme, "renonçant aux voix du monde, ne sortant plus pour aller se baigner dans la rivière" (TJ, 32). La crise que traverse le jeune héros est celle que connaît forcément tout écolier antillais soumis à un enseignement qui intimide plus qu'il n'instruit, qui "déculture" ceux qui "perd[ent] progressivement leur mémoire" sous l'effet d'une amnésie culturelle738 . S'étant construit dans la tête "des colonnes comme les blancs pour ordonner toutes choses" (TJ, 32) 739 , 733 Simonne Henry-Valmore, "Magie des espoirs", Autrement, nE41. Voir aussi son essai Les Dieux en exil, GA, 1988. 734 Lesne, oc, 241. 735 Affergan, oc, 87. 736 Affergan, "De la relégation à la réclusion: le bestiaire aux Antilles françaises", Traverses, nE8, 1977, 55. 737 Affergan, oc, 77-78. 738 Memmi, oc, 135. Le terme est repris par Glissant. 739 Véritable image-clé de l'imaginaire schwarz-bartien. Le Noir n'aurait pas de colonnes pour loger et organiser sa pensée, de façon qu'il serait particulièrement vulnérable à la déraison. De l'esprit de sa mère, Mariotte dit que Le temps du flamboyant 254 Ti Jean reste sur sa faim. Sans doute, les cours d'histoire lui apprennent tout sur "ses ancêtres, les Gaulois" alors qu'on passe sous silence la part africaine de son être. On peut comprendre son désarroi car, à force de prêter foi exclusivement au sacro-saint discours scolaire, à force d'intérioriser la France comme sur-norme, il se sent déplacé dans la "lèche de terre sans importance" rayée de l'atlas scolaire (TJ, 9). L'école l'aliène de lui-même, des autres, des Antilles. Comment notre héros réagit-il au funeste accident de Man Justina écrasée sur la route après un malheureux atterrissage? L'incident de Man Justina renoue le lien entre le garçon solitaire et son environnement socio-culturel. Celui qui se croyait le seul à capter, "couché dans le jardin, l'oreille contre le sol, les voix mystérieuses montant des profondeurs" (TJ, 31), découvre que d'autres n'excluent pas des phénomènes "inintelligibles", et perçoivent comme lui des signaux d'un monde magique parallèle au réel. Le jour où il assiste à la métamorphose, Ti Jean se voit confirmé en quelque sorte quant à son identité, quant à son inexplicable penchant à ausculter la forêt en quête de mystérieux échos. Simple spectateur, le héros est illuminé au point de jeter le discrédit sur les normes considérées comme supérieures, pour la simple raison qu'elles sont françaises. Exprimée sous forme de métalepse, insérée entre le premier et le deuxième Livre, le conteur remarque plus pour lui-même que pour son auditoire fictif la réconciliation du héros avec son entourage et son milieu familier: Oui, toute la population avait assisté à la métamorphose, mais celui qui ouvrit les plus grands yeux, ce fut notre héros, qui semblait enfin contempler le secret vainement cherché sous la terre, [...] réconcilié avec le monde, le petit bonhomme avait retrouvé le chemin de la rivière [...] Une joie intense, une sorte de magie heureuse s'écoulaient de toute sa personne [...] Histoire de sorcellerie, elle transporte le garçon qui retrouve le chemin vers ses origines, les racines de son identité afro-antillaise. Désormais, son marronnage sera autant physique que psychique. Accompagné d'un esprit ailé au cours de ses randonnées forestières, Ti Jean sent en lui l'envie de survoler et de planer. Passionné par les canards sauvages, "créatures sans paroles et qui venaient de si loin sans jamais se tromper d'escale" (TJ, 73), Ti Jean reçoit au cours d'une initiation vaudouesque le corbeau comme animal totem. C'est dans ce corps animal qu'il rentrera au pays natal. Fondamental dans la littérature de la diaspora noire, dans les légendes des Antilles c'est "un collier de perles sans fil" PDP, 212/TM 54; elle se rassure quant à ses pensées "mal enroulées": "En vérité, je sais bien que je ne suis pas folle et que moi aussi je tiens dans mon crâne les fils de ma vie enroulés comme une pelote. [...] la pelote s'est durcie et ses fils ne sont plus de chair et de sang, mais faits d'une matière translucide de froide, fibres de verre, molécules d'une bille multicolore où se reflètent par instants déchirants, d'une brièveté mortelle, des images un peu floues qui sont peut-être des souvenirs [...]" (PDP, 19). Magie quotidienne dans l'arrière-pays 255 néerlandophones et de l'Amérique noire, le motif du vol sublime le désir de rapatriement740 . Estil besoin d'insister sur la simultanéité, au début du Livre Troisième, de l'arrivée de la Bête, déclencheur de la quête identitaire et de celle des oiseaux migrateurs? Contrairement aux Gaudeloupéens, les oiseaux sont des voyageurs libres de voler où ils veulent, assurés quant à leur destination: Quand ils apparaissaient dans le ciel, traçant une première boucle autour du volcan, une sourde jalousie animait le village devant ces créatures sans paroles et qui venaient de si loin, sans jamais se tromper d'escale, semblaient connâitre leur chemin mieux que les hommes sur la terre. On leur enviait aussi leur constance, la régularité de leur vol, et jusqu'à la forme qu'ils dessinaient ensemble d'une flèche qui porte en elle-même son point de départ et sa destination (TJ, 73) (Je souligne) Si cette première scène atteste la foi partagée et, par conséquent, la force collective du voisinage, l'auteure reprend les mêmes données dans une deuxième scène. *** 2.3.2. La négresse volante.3.2. La négresse volante Télumée "glane les racontars" des adultes, s'attardant le plus possible au lolo* du père Abel. Plus qu'un simple lieu de commerce, la boutique est un centre de rencontres et de narrations. Dans l'arrière-salle, les mauvaises langues y versent "dans les propos acariâtres" (TM, 18), et donnent libre cours à leur bile. C'est aussi là que les dernières nouvelles se racontent, que les faits divers enrichissent la chronique locale. En d'autres mots, le café est le foyer narratif par excellence où les Noirs "réinventent la vie" au moyen de mensonges qu'ils aiment prendre pour la réalité741 . Parmi eux, il y en a un qui est particulièrement friand d'histoires fortes et ineffables. Avide de tout savoir, "au mitan" de ses hôtes, le père Abel pousse ses "compères" à raconter: [...] il ouvrait des yeux vifs et fureteurs de manicou* aux aguets, et quoi qu'on dise, il y portait un intérêt prodigieux, criant, approuvant et désapprouvant, se mêlait au choeur et poussait des quelles entraves quels fers pour exalter le narrateur et faire miroiter le récit du jour. [...] il advint que sa boutique devint indispensable, le lieu même où les gens se rendaient pour orienter, Morrison exploite le mythe de l'Africain volant dans La chanson de Salomon, oc, chap 15. Dans Praisesong for the widow, (Marshall, London: Virago Press, 1983), Aunt Cuney, grand-tante de la protagoniste, raconte la légende des Ibos se promenant sur l'eau avant leur envol. 740 741 Dans l'introduction à l'autobiographie de Zora Neale Hurston, Robert Hemenway note que le magasin du village était l'épicentre "fictif" d'Eatonville. (Dust Tracks on a Road, Urbana: University of Illinois Press, reprint 1990) 256 Le temps du flamboyant commenter, dissoudre et embellir la vie. (TM, 132) Lieu de verbiage et de bruitages, la buvette rassemble des personnes assoiffées de rhum et de paroles, qui tantôt les aident à vivre, tantôt les désorientent. Endroit où se décharge la violence, où règne "une atmosphère de chicane, de moquerie, de défis lancés à la ronde et qui ne retombaient jamais à terre" (TM, 54), "la buvette était un seul tintamarre de dés et de lotos, de dominos assenés sur la table comme des coups de hache" (TM, 54); "un déferlement de voix, de cris, de chants qui vibraient d'une force étrange, submergeaient toutes choses, me happaient, m'ensorcelaient, me stupéfiaient et me cassaient le cerveau" (TM, 133). Dans ce lieu public, Télumée a les pensées qui roulent les unes sur les autres, incapable de les assembler. Noeud vital de la vie socio-culturelle du morne, la place est interdite aux enfants comme aux femmes qui, elles, "se tenaient sur la véranda" (TM, 54). C'est là une première raison pour laquelle la jeune Lougandor ne s'y sent pas à sa place. Mais en réalité, elle ne supporte pas ce monde masculin où s'exhibe violemment le malaise existentiel, la fatigue de vivre, la détresse humaine: Parfois une crainte obscure me venait et mon esprit se défaisait, devenait semblable à un collier de perles sans fil. Alors je me disais à moi-même, craintive... on voit des choses sur la terre, Jésus, on voit des choses non, c'est pas croyable...(TM, 54) Non seulement la fille est gênée à la vue de ces "nègres" qui vocifèrent l'éternelle "musique funèbre", manifestant sans gêne en public leur aliénation, mais elle est toute bouleversée par les histoires frénétiques qui s'y racontent, dont celle du père Abel. Celui-ci relate comment il a réussi à trois reprises à se sauver des attaques de man Cia changée en oiseau, en cheval grand comme trois chevaux742 . Man Cia l'aurait poursuivi, l'aurait menaçé de mort. Unique témoin et victime de l'apparition malfaitrice (alors que man Justina restait inoffensive, écrasée au milieu de la route de Fond-Zombi), il exhorte son public pantois à le croire sur parole en montrant avec empressement la cicatrice à l'avant-bras que lui aurait faite la négresse volante. Alors que dans le premier cas, la morphrasée* avait défrayé la chronique du morne, le récit métadiégétique sur la "sorcière de première" fait plus qu'"ouvrir un monde merveilleux", comme l'a pensé Fanta Toureh743 . Je prête au récit au deuxième degré deux fonctions, l'une, prospective. De même que le père Abel raconte comment il a été poursuivi par la négresse volante man Cia, le fils inculpera Télumée d'être à l'origine de son tracas. "L'âme détraquée et meurtrie" (TM, 148), Élie l'accuse en un "rire dément" (TM, 149) d'être un "esprit des grands chemins" (TM, 159). 742 Symbolisme hippomorphe que nous avons rencontré dans le conte de Wvabor Hautes Jambes, véhiculant l'angoisse de la mort, la hantise du temps qui fuit (cf. supra II.1.2.3) 743 Fanta Toureh, L'imaginaire dans l'oeuvre de S. Schwarz-Bart, oc, 115) Magie quotidienne dans l'arrière-pays 257 En deuxième lieu, le conte terrifiant, genre d'oraliture récupéré harmonieusement dans l'économie romanesque, prend dans la bouche du père Abel la forme d'un discours identitaire, plus particulièrement, d'un délire verbal coutumier: "Dans une société où les formes de déviance ne sont pas traditionnellement ressenties comme telles [...], le délire verbal n'est pas souvent considéré comme une entrave au fonctionnement social" (DA, 369). Forme d'expression privilégiée de l'asocialité et du clivage identitaire, le délire verbal "décèle une réelle autophobie liée à un autobesoin (une recherche angoissée de soi boutée sur un penchant irrépressible à se détruire)" (DA, 374). Le père Abel (après Édouard, Ananzé, Germain et Ti Paille744 ) signale sa peur de vivre, son inadéquation entre lui et le monde alentour. Quand il termine son récit de bravoure, il prie qu'on l'aide ("secourez-moi, mes amis..."), demande à laquelle l'assistance demeure sourde, car ses auditeurs sont "en grand tracas d'eux-mêmes". Son public se garde donc de le consoler en maudissant man Cia ou en prétendant que celle-ci n'aurait pas les pouvoirs occultes que lui prête Abel. L'amie de Reine Sans Nom jouit de trop de prestige et inspire trop de crainte pour qu'un membre du voisinage ose dérespecter et nier son pouvoir. Ce silence, la narratrice le respecte également. Elle ne juge pas le récit d'Abel, s'abstient de tout commentaire sur le bien-fondé de ses propos. Que conclure de ce silence? Affergan signale que le quimbois* signifie autant pour ceux qui y croient que pour ceux qui n'y croient pas. Plus que d'une activité isolée, il s'agit donc d'une série de comportements qui imprègnent le tissu social et l'imaginaire antillais745 . Dès lors, il est sacrilège de railler celui ou celle qui tombe victime de la magie (de peur de tomber soi-même, tôt ou tard, entre les mains des quimboiseurs). Bien sûr, l'absence de toute remarque dévoile encore à quel point le délire d'Abel passe inaperçu à la "compagnie". Peu sûr de ses normes, le corps social serait inapte à concevoir les déviances (DA, 363 et sv). Le récit fantastique révélerait alors le potentiel névrotique d'une société qui pourrait, selon Glissant, "dévier par rapport à elle-même" (DA, 367). Au fond, Abel succombe à ce que Lesne appelle une "bouffée délirante guadeloupéenne 746 ." Tous les éléments sont là pour supposer qu'il s'agit d'une transposition littéraire de cet état oniroïde. 744 D'abord, l'angoisse quasi permanente devant les morts "je vis un frêle jeune homme du nom de Ti Paille se dresser subitement, les yeux exorbités de fureur, criant... aucune nation ne mérite la mort, mais je dis que le nègre mérite la mort pour vivre comme il vit... et n'est-ce pas la mort que nous méritons, mes frères?..." (TM, 54) 745 Affergan, oc, 87. 746 Lesne, oc, chap. VI. Le temps du flamboyant 258 "surnaturelles": le père d'Élie est persuadé que son épouse a été "entraînée dans la tombe" par une "morte plus ancienne, rivale de jeunesse" (TJ, 46). Ensuite, Abel souffre d'insomnie; son sentiment d'insécurité est si vif qu'il traumatise à son tour Élie. Celui-ci avoue à Télumée: Figure-toi, parfois le père Abel lui-même me fait l'effet d'un enfant abandonné sur la terre. Certains soirs, il se met à hurler dans son lit: est-ce que je sors du ventre d'une femme humaine?... et puis il se penche vers moi, me prend dans ses bras et chuchote: hélas, où aller pour crier?... c'est toujours la même forêt, toujours aussi épaisse... alors mon fils, écarte les branches comme tu peux, voilà. (TM, 72) Que le père fasse la piètre impression d'un enfant déraisonnablement anxieux signale la régression psycho-affective, que les croyances au surnaturel vont alimenter constamment. Doutant de sa condition humaine, ne trouvant aucun répit dans une vie qu'il juge indigne de vivre, Abel cherche un bouc émissaire. Quelle meilleure proie que cette femme qui de toute façon a la réputation d'être la "sorcière" du morne? Abel colle un nom sur son état hallucinatoire; "l'esprit" qu'il a "sur lui", "le mauvais sort" qu'on lui aurait jeté, ce serait celle qui côtoie plus les morts que les vivants. On passe ici d'un plan à un autre. Le quimbois* cesse d'être uniquement une croyance; il est signifiant et signifié du trouble mental et du déséquilbre psychique. Lu dans cette optique, le cas d'Abel révèle le pouvoir déséquilibrant et néfaste des croyances superstitieuses. Parmi quatre schémas explicatifs de troubles mentaux et physiques, Lesne retient l'envoûtement par quimboisage* comme cause principale aux Antilles747 . Bossuat confirme quant à lui l'étroite corrélation entre pratiques magico-religieuses et folie: "la maladie mentale vraie est fréquemment présentée, vécue par le malade et sa famille comme quimbois; inversement, le quimboisage peut conduire à la psychose par anxiété induite, insommie ...748 " Dans ces conditions, il est inutile de démêler ici cause et conséquence (est-ce qu'Abel est devenu "fou" à cause de sa croyance à la sorcière ou est-ce son anxiété permanente qui suscite des fantômes?) Reste la question pourquoi Abel, à la différence des autres villageois, tombe malade? Moins qu'autrui, il résiste à cette force dépersonnalisante qui fait croire que l'homme est constamment menacé par des êtres maléfiques, par des esprits de morts tyranniques. hallucinatoire 749 Son seuil étant plus bas, il est plus habité par cette anxiété que produit une société 747 En Afrique traditionnelle, la maladie s'explique de façons différentes: elle est un châtiment adréssé par un être surnaturel; une sanction d'une faute commise contre les normes de la société; le signe d'une vocation; ou enfin, le résultat de "maraboutage", c-à-d de sorcellerie. (Lesne, oc, 115) 748 Jean-Paul Bossuat, Magie blanche, magie noire, Thèse de doctorat en médecine de l'univ. de Tours, 1976, 19. 749 Lesne, oc, 165. Magie quotidienne dans l'arrière-pays 259 anxiogène, socialement anhistoristique et peu collective. Pour Télumée, écouter le père Abel provoque le même "trouble" que l'audition des chants d'esclaves: "l'eau commençait à se troubler sérieusement dans [sa] tête", phrase qui met en évidence le penchant psychotique du sujet. Néanmoins, elle poussera plus loin son investigation en interrogeant sa grand-mère sur sa meilleure amie. Comme pour Ti Jean, la scène déroutante demande des explications. Elle les recevra, contrairement à son Élie qui participe au vertige existentiel de son père. Aussi, il met Télumée en garde contre sa vacuité ontologique, sa vie chaotique: Télumée, si la vie est ce que dit mon père, il se peut bien qu'un jour je me trompe de traces, au milieu de la forêt... Mais n'oublie pas, n'oublie pas que tu es la seule femme que j'aimerai. (TM, 72) Il ressort des passages analysés que l'enfant développe une disponibilité à la déréalisation suite à un surinvestissement de rituels magiques. Au fil des ans, la pensée logique est supplantée par la pensée symbolique, si bien qu'on peut parler d'une rationalité superstitieuse qui peut être la racine du schisme identitaire. L'indifférenciation entre le vivant et le non-vivant, la confusion entre le rêve et le non-rêve, pose un voile entre le "moi" et le monde, met en cause la perception du réel au point d'altérer l'équilibre psychique. Puisque le moi ne se perçoit pas comme autonome, l'individu se sent rivé au déroulement de la vie des autres et à celui de certains phénomènes [sur]naturels. Il s'ensuit que l'individu se méfie de l'autre, attitude qui ne tarde pas à déboucher sur des relations asociales et sur une guerre permanente envers celui que l'on croit être un "compère qu'on avait vu courir en chien" (TM, 54). La nature "animiste" de la mentalité collective perpétue le statut "victimaire" de l'ex-esclave, du colonisé ou de l'assimilé. Ayant enquêté sur l'explication du rêve et le concept de vie en milieu antillais, Dubreuil et Boisclair750 concluent: L'enfant comme l'adulte saura qu'il est un être vivant, responsable de ses actes, mais il croira simultanément qu'une erreur commise était inévitable, voire nécessaire, soit parce qu'il croit avoir une destinée inéluctable, soit parce qu'un sorcier manipule à distance sa volonté, ses rêves, sa pensée. Cette attitude lui est évidemment intérieure, mais il l'a acquise parce que la culture qu'il partage avec les autres individus de sa société lui a enseigné qu'une telle attitude est correcte. Bref, Télumée comme Ti Jean conçoivent l'univers moral et physique comme un tout indissoluble 751 : "[...] loin d'aider l'enfant à conquérir son autonomie intellectuelle ou morale, [la 750 Art. cité, 44-47. 751 Bastide, oc, 225. Le temps du flamboyant 260 contrainte des parents] le retient au contraire dans le "réalisme" primaire de la mentalité primitive752 ". 752 Piaget cité par Bastide dans "Le névrosé, l'enfant et le primitif", Sociologie et Psychanalyse, oc, 225. Esclavage et métamorphose 261 2.4. Esclavage et métamorphose.4. Esclavage et métamorphose L'esclavage a généré un certain nombre de mythes qui rendent compte de l'univers de Plantation, de l'ordre inhumain qui y règne et auquel les esclaves brutalisés et bestialisés tentent de fournir une réponse. Il m'intéresse de voir comment le mythe de la métamorphose, pour universel qu'il soit, revêt des significations particulières dans toute la zone afro-antillaise et afroaméricaine. Il rappelle d'abord l'importance cruciale du bestiaire dans la cosmogonie et la mentalité africaines. D'autre part, il est une "manière détournée et dissimulée propre aux civilisations esclavagistes de dire la geste des souffrances. L'animal incarne le médiateur entre l'homme réduit à l'état de bête et le maître qu'il est impossible d'affronter directement753 ". "Outil animé", "bête de champs", l'esclave est ravalé au rang de bête si bien qu'il s'imagine être cet animal; il fait appel au "devenir-animal" pour fuir le persécuteur. 2.4.1. La Lougandor descendante d'esclaves.4.1. La Lougandor descendante d'esclaves Qu'esclavage et métamorphose soient les deux faces imagées d'une même réalité, la découverte quasi simultanée qu'en font les protagonistes le suggère. Ti Jean découvrira son penchant au vol, sa passion des canards sauvages et le passé esclavagiste peu après avoir assisté à la métamorphose de Man Justina. Télumée sera éclairée sur le passé servile après avoir interrogé l'aïeule sur le pourquoi de la métamorphose. C'est en effet tout de suite après avoir entendu l'histoire de la négresse mi-humaine, mi-oiseau que Télumée apprend de la bouche de man Cia que l'esclavage a longtemps sévi dans l'île. Cette nouvelle déclenche une douloureuse prise de conscience de ce qu'elle est: descendante de transbordés, "fi[lle] de ceux qui survécurent", comme le formule si bien Glissant 754 . Nombreux sont les romans antillais qui n'épargnent pas à leurs personnages ce choc psychologique et qui nous informent des incidences sur leur personnalité755 . De surcroît, il incombe généralement à des personnes âgées et entourées de respect de révéler la triste vérité. Je pense à Sapotille à qui la grand-mère divulgue peu délicatement: "Tes aïeux, Sapotille... [...] C'étaient des esclaves. Il est temps que tu saches! C'est à moi de te dire, comme fit pour moi ma grand-mère Élodie. À ton tour, tu renseigneras, quand 753 Affergan, "De la relégation à la réclusion...", art. cité, 57. 754 Glissant, "La barque ouverte", π, nov.1987, 48. Dans Ravines du devant-jour, la mère trouve la question gênante. Qui plus est, elle impute le métissage des races aux femmes noires: "Tu veux savoir trop de choses qui ne te regardent pas à ton âge. [...] Pourquoi on a des couleurs différentes? ... Eh ben, au commencement de ce pays, nos... nos ancêtres avaient une seule et même couleur. Ils étaient noirs et... enfin, c'étaient des esclaves...[...] leurs femmes faisaient des enfants avec les maîtres blancs pour éclaircir la race..." (Confiant, oc, 203). 755 Le temps du flamboyant 262 tu seras vieille, ton petit-fils756 ." Dans le Temps des Madras 757 , la narratrice apprend en des termes moins blessants son ascendance esclave au cours d'une visite au Père Azou. Encore sous le choc des paroles entendues de la bouche du père Abel, Télumée interroge la Reine à propos du pouvoir qu'aurait man Cia capable de se changer en bête: Grand-mère, dis-moi, pourquoi devenir oiseau, crabe ou fourmi, ne serait-ce pas à eux de devenir des hommes?( TM, 56) La formulation de la question est révélatrice: alors que Télumée accepte difficilement une animalisation de l'humain, elle conçoit le procédé inverse comme plus "naturel", habituée aux contes du "compè Lapin et de Zamba", animaux qui "agissaient et pensaient comme les hommes et mieux qu'eux, à l'occasion" (TJ, 14). La Reine s'insurge contre ce qu'elle perçoit comme une condamnation et réplique de façon énigmatique: Il ne faut pas juger man Cia, car ce n'est pas l'homme qui a inventé le malheur, et avant que le pian ne vienne sur terre pour nous ronger la plante des pieds, les mouches vivaient. (TM, 56) De prime abord, le "devenir-bête" est présenté comme un acte irresponsable, conséquence d'une souffrance sans bornes, démesurée. Reine Sans Nom laisse le privilège à son amie d'élucider le mystère. Lorsque Télumée accompagne sa grand-mère chez la "sorcière", elle est délibérément laissée de côté, ce qui lui permet d'observer sans gêne les vieilles femmes. Feignant de l'avoir oubliée, man Cia commence par décrypter le message d'un rêve que la Reine prend pour "un signe de mort prochaine". Expression de son subsconscient, le rêve serait seul déchiffrable par cette femme qui possède des dons magiques, sait regarder dans l'avenir et interpréter les songes. Man Cia rassure son amie qu'il ne s'agit pas d'un rêve prémonitoire: "Quand ton heure sera venue [...], tu te retrouveras dans un pays inconnu, avec des arbres et des fleurs jamais vus [...]" (TM, 59). Comme Wademba, man Cia croit fermement que le mort retourne en Guinée, voyage qu'il ne pourra effectuer sous la forme humaine. Après avoir fait impression par cette allusion à une Afrique originelle, la "sorcière" profite de sa réputation pour impressionner la jeune fille, qu'elle perce de son regard pénétrant: -Enfant, pourquoi me regardes-tu ainsi?... Veux-tu que je t'apprenne à te transformer en chien, en crabe, en fourmi?... veux-tu prendre tes distances avec les humains, dès aujourd'hui, les tenir à longueur de gaffe? 756 Lacrosil, oc, 91. 757 Ega, oc, 51-55. Esclavage et métamorphose 263 J'aurais aimé soutenir l'action de ce regard si clair, tranquille, rieur par en dessous, qui semblait démentir le sérieux des paroles prononcées. Mais une grande peur me retint et je courbai honteusement la tête [...] (TM, 58) Toujours dans le but d'implorer respect et crainte, man Cia détourne brusquement la conversation pour évoquer l'esclavage pendant que, après une libation, elle sert la daube préparée dans son canari*. Elle interroge son amie: -Crois-tu, Toussine, que si nous étions encore esclaves, nous mangerions cette bonne daube de cochon, le coeur si content?...(TM, 60) L'enfant saisit l'occasion pour poser la question qu'elle a sur le bord des lèvres: "à quoi ressemble un esclave?" Comme si elle était vexée, man Cia lui répond: -Si tu veux voir un esclave, dit-elle froidement, tu n'as qu'à descendre au marché de la Pointe et regarder les volailles ficelées dans les cages, avec leurs yeux d'épouvante. Et si tu veux savoir à quoi ressemble un maître, tu n'as qu'à aller à Galba, à l'habitation Belle-Feuille, chez les Desaragne. Ce ne sont que leurs descendants, mais tu pourras te faire une idée. (TM, 60) Alors qu'elle explique "esclave" par une comparaison aux poules mises en cage, elle détermine le terme antinomique par une référence aux Blancs résidant dans l'île. Quoique tous les Noirs soient descendants d'esclaves (au même titre que les Desaragne, descendants du Blanc des blancs), man Cia utilise un comparant 'zoologique' pour mieux dénoncer la condition du Noir. Certes, l'image est plus frappante et surtout, plus fidèle à la réalité. Malgré le langage voilé, Télumée partage pour la première fois de sa vie une émotion brutale et suffocante; une souffrance pèse sur elle, due à la réévocation d'un passé horrible et traumatisant. Aussi douloureuse que soit la divulgation, Télumée exige des preuves palpables de cette période sinistre. Or, selon la Reine, il ne subsisterait pas de vestiges: "Que veux-tu qu'elle voie maintenant, à l'heure actuelle? [...] Elle ne verra rien, trois fois rien" (TM, 60), accusant la raturation du passé par les Français. Mariotte fait de même lorsqu'elle décrit "l'arbre-fouet" dans la cour de l'ancienne prison d'esclaves comme le "témoin indifférent de notre servitude, et symbole blessé des journées qui suivirent l'abolition de l'esclavage direct" (PDP, 111), c'est-àdire, définitive (en 1848). Les deux vieilles continuent cependant à évoquer les séquelles de l'esclavage à travers des phrases imagées et proverbiales qui sont autant de devinettes pour Télumée: -Autrefois, un nid de fourmis mordantes avait peuplé la terre et voilà, elles s'étaient appelées hommes, ... pas plus que ça... -Qui peut reprocher au chien d'être attaché, et s'il est attaché, comment lui éviter le fouet? -S'il est attaché, il lui faut se résigner, car on le fouettera. C'est depuis bien longtemps que pour nous libérer Dieu habite le ciel, et que pour nous cravacher il habite la maison des blancs, à Le temps du flamboyant 264 Belle-Feuille. -C'est une bien belle parole en ce jour, et après cette tristesse en voici une autre: voir s'éteindre le feu et les petits chiens s'amuser dans la cendre. (TM, 61) L'esclavage est un feu brûlant, le Blanc une fourmi mordante, l'esclave un chien attaché, le Noir émancipé un petit chien jouant dans la cendre. Accumulation d'énoncés gnomiques, de locutions paraboliques, telle semble, dans le récit d'enfance schwarz-bartienne, la logique d'un discours qui véhicule une affreuse vérité. Il est manifeste que l'esclavage n'en finit pas de hanter "les fils de ceux qui survécurent" et que l'ascendance esclave est vécue comme source d'abjection insurmontable. Si la mémoire collective guadeloupéenne n'a point transcendé ce traumatisme, il n'en va pas forcément ainsi pour toute la zone caribéenne. Tandis que les romanciers des petites Antilles hésitent souvent à mettre en scène les tortures et les humiliations, les insultes et la violence, les "révolutions manquées", leurs confrères haïtiens explorent sans ambage l'histoire d'avant 1804. différence notoire, Léon-François Hoffmann 758 Cette la prête à l'issue heureuse de l'insurrection des esclaves en Saint-Domingue. Se découvrant "autre", son "altérité" devenue visible, Télumée veut se rendre invisible, s'engloutir. Prise par la pulsion de fuite, elle se réfugie dans le sous-bois, "kumbla" de protection759 , jadis habité par "des hommes capables de se réjouir des rivières, des arbres et du ciel" (TM, 136). Réfléchissant sur ce qu'elle vient d'apprendre, elle sait que rien ne sera plus jamais pareil. La vision qu'elle avait sur son entourage et sur elle-même s'altère; en elle se meublent l'inquiétude et l'insécurité. "Le monde de dehors" ne correspond à aucune logique; tout lui semble désormais "inquiet, irréel, posé là par erreur" (TM, 63): Pour la première fois de ma vie, je sentais que l'esclavage n'était pas un pays étranger, une région lointaine d'où venaient certaines personnes très anciennes [...] Tout cela s'était déroulé ici même, dans nos mornes et nos vallons, et peut-être à côté de cette touffe de bambou [...] Et je songeais Léon-François Hoffmann, "Slavery and Race in Haitian Letters" in Essays on Haitian Literature, Washington D.C: Three Continents Press, 1984, 51-52. 758 759 Sachant "que quelque chose avait changé", que "tout semblait se présenter sous d'autres couleurs maintenant", Tee trouve également refuge dans un bosquet sous un raisinier-bord-de mer (Hodge, trad.française, oc, 127,131). Il en va de même dans La prisonnière des Sargasses (Rhys, trad.française, oc, 15-16). Injuriée de "cancrelat blanc" dont "personne ne veut", Antoinette se cache "tout près du vieux mur au bout du jardin. Il était couvert d'une mousse verte, douce comme du velours, et je voulais ne plus jamais bouger." Esclavage et métamorphose 265 aux rires de certains hommes, de certaines femmes, leurs petites quintes de toux résonnaient en moi, cependant qu'une musique déchirante s'élevait dans ma poitrine. (TM, 62) L'irruption de la vérité jusque-là oblitérée génère une cassure identitaire, révélant des aspects de son être qu'elle n'aurait jamais devinés. Mais il me semble plus important que Télumée saisisse du coup le "secret des grandes personnes", pourquoi "les poings se tendaient pour des raisons mystérieuses" (TM, 53). Elle sonde le motif du "manège" des commères (TM, 128) et des "colères d'apparat" des hommes (TM, 134). Le comportement bizarre, les réactions mystérieuses proviennent d'une déchirure intérieure, vieille de plusieurs siècles, transmise de génération en génération. Éclairée, Télumée sait pourquoi tout présente un aspect double760 , pourquoi les adultes cachent leur amertume et leur désespoir derrière un masque doucereux. Dès lors, c'est une autre Télumée qui sort de son "coin de retraite", son innocence brisée par la pénible certitude qu'elle porte avec elle. Dans Claiming an Identity They Thaught Me to Despise, Michelle Cliff décrit cette même prise de conscience d'une réalité masquée: "Behind the warmth and light are dark and damp/... behind the rain and river water, periods of drought/ underneath the earth are the dead/ ... underneath the distance is separation/... behind the fertility are the verdicts of insanity/... underlying my grandmother's authority with land and scripture is obedience to a drunken husband..." (Watertown: Persephone Press, 1980, 21) 760 Le temps du flamboyant 266 2.4.2. Le descendant du "Messager du Roi" Ba'Sonanqué.4.2. Le descendant du "Messager du Roi" Ba'Sonanqué Sur la terrasse de Man Vitaline, Ti Jean assiste à "l'éternelle conversation sur le nègre, son insignifiance et sa folie, le mystère insondable qu'il représente à ses propres yeux" (TJ, 49). Ti Jean est témoin d'une joute discursive entre Gros Édouard et père Filao. Agissant sous une pulsion commune, ce premier essaie de néantiser l'autre (et avec lui, toute l'assistance) tout en se réduisant lui-même. Gros Édouard exprime son rapport d'"exatranéité" au monde, sa nonappartenance à soi, sa "dépossession". Tel Ananzé, il croit que "la Guadeloupe est en guerre, une guerre secrète, que les gens de Fond-Zombi ne voyaient pas" (TJ, 49). D'"éternels" problèmes sont traités. Le Noir est-il enfant de Dieu? Si oui, pourquoi les Noirs ont-ils été esclaves des Blancs? Ont-ils une âme? Ces questions, brûlantes au siècle des Lumières, n'ont pas du tout perdu leur actualité à Fond-Zombi. De mémoire d'homme, l'Antillais a toujours été malheureux. Il s'est cru un taré, un dégénéré qui doute de son appartenance à l'espèce humaine: C'était l'éternelle musique, l'éternelle. On avait dit que le Bon Dieu ne nous aime pas car nous sommes ses bâtards, tandis que les blancs sont ses véritables enfants. Et puis l'on avait dit que la vie est une roue et si elle avait tourné autrement, ils seraient à notre place et nos esclaves, peutêtre. [...] (TJ,49) "Race tombée" (PDP, 48), les Noirs seraient maudits 761 (comme le croyait Chateaubriand prenant le contrepied des thèses primitivistes762 ). À Fond-Zombi, certains sont persuadés que, fils de Cham763 , ils sont accablés par le poids du péché originel et donc condamnés à trimer pour les Blancs. D'autres soutiennent en revanche que cet asservissement est injustifiable par le principe même de la bonté divine: Dieu étant toute bonté, comment a-t-il pu admettre que ses enfants noirs aient été cloués aux chaînes? Le scepticisme de Gros Édouard à l'égard de l'endoctrinement religieux, grand nombre de personn(ag)es l'expriment dans des termes fort analogues. Il s'agit notamment d'un topos dicté par the slave narrative pour persuader le Blanc de l'immoralité et de l'injustice à l'égard du Noir, comme en témoigne Frederick Douglass: Dans TM, l'esclavagisme et le colonialisme rendent le Blanc et le Noir maudits: "Savons-nous ce que nous charrions dans nos veines, nous les nègres de Guadeloupe? ... la malédiction qu'il faut pour être maître, et celle qu'il faut pour être esclave..." (TM, 162) 761 Lire à ce propos Bernard Mouralis, "L'Afrique comme figure de la folie" dans L'Exotisme, Cahiers CRLH.CIRAOI, nE5, 1088, 47. 762 763 Genèse, 9, 25: "Maledictus Chanaan, servus servorum erit fratribus suis." Esclavage et métamorphose 267 Pourquoi suis-je esclave? Pourquoi certains sont-ils esclaves et d'autres maîtres? [...] Quelqu'un m'avait dit très tôt que Dieu qui est au ciel avait créé toutes choses et avait créé les Noirs pour être des esclaves et les Blancs pour être des maîtres. On m'avait dit aussi que Dieu était bon et savait ce qui valait le mieux pour tout le monde, mais cette affirmation ne me satisfaisait pas car elle était en contradiction absolue avec mes notions de ce qui était bon 764 . "C'est depuis longtemps que pour nous libérer Dieu habite le ciel et pour nous cravacher il habite la maison des Blancs, à Belle-Feuille", "Dieu qui châtie jamais n'est loin; et vous le trouverez jusque dans la racine de vos cheveux!...", se moquèrent ironiquement man Cia (TM, 61) et Man Louise (PDP, 108). Celle-ci mettait en garde contre "le piège universel tendu par les Blancs", contre "la pure malice de Dieux blancs" qui "pouvaient à chaque instant, au gré de leur caprice soulever la nasse antillaise où grouillait notre poissonnaille ivre de sa terrible illusion!..." (PDP, 48) Les thèses monogéniste et polygéniste se confrontent ici: tandis que Gros Édouard défend l'idée voltairienne que "les Nègres sont une différente race d'hommes", père Filao soutient que le Noir est un homme "pareil aux autres". Lui se sent une âme: -Ho, Gros Édouard, espèce de briseur d'extase que tu es, auras-tu pas un jour une parole agréable pour la compagnie?... Nous le savons bien que sommes déchus, mais est-ce dire que nous n'aurions pas d'âme, comme tu sembles le croire?... Une âme: veux-tu donc pas nous laisser ça, mon cher?... -Tu te sens une âme, toi? s'écria l'infernal. -Ça se pourrait bien que j'aie une âme, ça se pourrait bien, hésita père Filao, tu ne te sens donc pas ça, toi? -Moi, une âme?... Non, ce sont les hommes qui ont une âme, père Filao; et j'en ai peut-être apparence, mais n'en suis pas un... -Qu'est-ce que tu te sens, alors? insista le bonhomme. -Tantôt un âne et tantôt un cheval, tantôt l'un, tantôt l'autre, lâcha l'ivrogne d'un air faussement endeuillé, sarcastique, qui acheva de casser les bras de l'assistance. (TJ, 50) Convaincu qu'il a la majorité de l'assistance derrière lui, Gros Édouard n'y va pas de main morte, blâmant volontiers le cercle des "poursuivis". Il est "un acteur en scène pour toute la communauté qui se trouve à la fois spectatrice (elle essaie de déchiffrer le jeu de cet acteur), et participante (elle essaie de se réaliser dans cet auteur)" (DA, 375). Gros Édouard exprime la stupéfaction du Noir d'être "hors humanité", d'avoir été relégué à l'état de sous-homme par le colon blanc, opinion qui bouleverse son public: "les gens se regardaient soucieux, en grand tracas d'eux-mêmes" (TJ, 50). Devant cette stupeur de voir ce que l'Histoire a fait de lui, seul le père Filao ose rappeler l'institution servile: 764 Narrative of the Life of Frederick Douglass, cité par Michel Fabre dans Esclaves et planteurs, oc, 207. Le temps du flamboyant 268 [...] estimant que Gros Édouard avait dépassé toutes les bornes, père Filao racla le fond de sa gorge et d'une voix éteinte, qui obligeait tout le monde à suivre le jeu de ses petites lèvres clapotantes, une voix morte, véritablement, comme s'il craignait de blesser, ou bien de se blesser lui-même à ses propres paroles: -Gros Édouard, mon cher, il y a un air que tu respires et qui ne te va guère... Nous sommes ce que nous sommes et le désastre est nu, sans le moindre faste: mais c'est parce qu'on nous a frappés, frappés, ça ne te sonne donc jamais aux oreilles?... Oui, nous avons été des hommes autrefois, [...] nous avons construit leurs usines à sucre, nous avons cultivé leurs terres et bâti leurs maisons et ils nous ont frappés, assommés... jusqu'à ce que nous ne sachions plus si nous appartenons au monde des hommes ou à celui des vents, du vide et du néant... (TJ, 51) Seul à argumenter contre le blasphémateur, père Filao réfère à ce qui s'est réellement passé dans l'île, inculpant ouvertement les Blancs, sans que, notons-le, il ne les nomme. Dans la logique de la narration métisse, la narratrice réussit le tour de force de ne jamais décliner, dans ce roman-ci, l'identité du coupable: judicieusement, elle opte tantôt pour le pronom neutre "on", ou pour un terme métonymique ou une structure passive avec omission du complément d'agent: "je fais le tour de ce singulier marché [...] et je vois que nous avons reçu comme don du ciel d'avoir eu la tête plongée, maintenue dans l'eau trouble du mépris" (TM, 244). Il suffit que le héros entende ces propos pour que s'éveille en lui l'envie d'être la nouvelle génération qui mettra fin à la "musique funèbre" (TJ, 51). Ti Jean s'engage au vu et au su de tous dans une mission ambitieuse, prêtant serment d'ôter le poignard des mains des Blancs (TJ, 51) et de se réconcilier avec ses ancêtres. Après avoir appris que, "Hélas! le nègre peut se mettre luimême dans les chaînes" (TJ, 138), il tente vainement de se faire accepter par la tribu en affichant qu'il est le petit-fils de Wademba: je viens dans mon pays et c'est dans mon pays que je viens, sous mon propre toit!... Je ne suis pas un étranger, pas un étranger... Vous m'avez vendu à l'encan, vendu et livré aux blancs de la Côte: mais je ne suis pas... pas un étranger je vous dis, non, bande de filous, rapaces en démangeaison perpétuelle! (TJ, 146) Le héros rentre bredouille de son pèlerinage aux sources, persuadé toutefois que le Guadeloupéen s'est mis entre les mains une dangereuse arme, celle de l'auto-accusation et de l'auto-dénigrement. À quoi bon aduler le sang africain qui court dans ses veines, combattre malicieusement, par un racisme anti-raciste, le pouvoir blanc? Ne vaut-il pas mieux forger une identité créole, indépendamment du continent marâtre et de la patrie patriarcale? L'ascendance esclave dans Ti Jean comme dans Pluie et vent amène les personnages à reconsidérer leur vision de soi et des autres. L'école de la Ramée 269 2.5. L'école de la Ramée.5. L'école de la Ramée Programmée par le genre biographique, la scène scolaire occupe une place centrale dans toute littérature postcoloniale. Instrument de socialisation et de maturation de l'enfant, l'école est censée prodiguer les outils intellectuels nécessaires à son développement cognitif et à favoriser la socialisation. Or l'école coloniale fournit des "outils" inadaptés à la réalité des écoliers; elle cristallise la dichotomie "entre deux ethnies, deux esthétiques et deux éthiques"765 . Dans le milieu colonial, voire "domien", l'apprentissage frustre l'enfant noir qui, imbu de la précellence de la métropole, regarde avec honte tout ce qui concerne son univers familial et familier 766 . Tantôt apprécié parce que voie de promotion socio-culturelle ("l'école nous amenait à la lumière" TM, 81), tantôt déprécié en raison de son effet aliénant ("pour nous consoler des petits bâtons et des lettres, des ânonnements interminables, nous en revenions toujours à parler de ces grandes bêtes d'hommes et de femmes de Fond-Zombi" TM, 71), l'univers scolaire s'explore avec la plus haute prudence. C'est que l'auteur, qu'il soit africain, maghrébin ou antillais, se trouve en position de créancier envers cette institution coloniale qui lui a fait subir une "aventure ambiguë." Contrairement à beaucoup d'auteurs postcoloniaux767 , les Schwarz-Bart consacrent peu de pages à l'expérience scolaire. Néanmoins, elles leur suffisent largement à dépeindre l'institution scolaire comme "l'usine productrice de névroses, de complexes, de mirador où le système attend ses clients potentiels et réels pour les piéger768 ". Aucune trace, ici, du "sanctuaire fascinant et conquérant769 " qu'adule José Hassam, ni de l'enfer nécessaire à Sapotille pour s'échapper de sa race 770 . 765 Jack Corzani, Prosateurs des Antilles et de la Guyane, oc, 261. Roger Toumson, "Un aspect de la contradiction littéraire afro-antillaise: l'école en procès", La Revue des Sciences Humaines, nE 174, avril-juin 1979, 105-128. 766 Voir, e.a., pour la Caraïbe, Beka Lamb de Zee Edgell (oc), Angel de Merle Collins (oc) et Crick Crack Monkey de Hodge (oc). 767 768 Dany Bébel-Gisler, La Langue créole, force jugulée, oc, 152. José Hassam (Zobel, La Rue Cases-Nègres, oc, 266-267) avoue: "Le baccalauréat nous apparaît comme une porte étroite au-delà de laquelle existe l'immensité offerte." Cependant, l'élève travaille sans motivation: "Je ne partage pas [...] l'émotion avec laquelle chacun suppute ses chances de succès. Les disciplines enseignées au lycée n'éveillent en moi aucun enthousiasme. Je travaille avec le coeur sec. Je les subis." 769 Lacrosil ébauche à peine une remise en cause de système scolaire antillais (Maryse Condé, La parole des femmes, oc, 19-20 et Madeleine Cottenet-Hage dans "Les écrivains francophones et "la scène scolaire". Esquisses pour une typologie", communication faite au CIEF, avril 1990 à Fort-de-France. Lire aussi son article "Our Ancestors the Gauls...: Schools and Schooling", Callaloo, 15.1, 1992. 770 Le temps du flamboyant 270 Dans La mulâtresse Solitude, l'absence de l'institution scolaire va de soi étant donné l'esclavage. Toutefois, les sang-mêlé bénéficient d'un enseignement élitaire, inspiré par le projet pédagogique de Rousseau: Les instruisant selon son maître Jean-Jacques, le chevalier les voulait jeunes, pourvus de toutes les grâces de l'esprit et du coeur, et d'une conformation de traits à la fois régulière et surprenante, empreinte de solennité. Vêtus de soie la plus fine, luisants comme des idoles, ces esclaves étaient à tous les plaisirs du salon et de l'entresol. Ils parlaient comme des philosophes, chantaient comme des anges et jouaient de tous les instruments à la mode, y compris le cor d'harmonie. (LMS, 77) Solitude émerveille le cercle familial de Dangeau; elle devient même une "des plus grandes merveilles et curiosités des Isles". "Instruits superbes, [...] nègres à talent, cousins évolués des nègres à houe" 771 , ces "nègres blancs" deviennent des "marrons du syllabaire 772 ". En oppositon avec les happy few, la masse d'esclaves ne se voyait accorder "les droits d'homme libre, y compris le droit à la lecture et à l'écriture, plus généralement le droit à la connaissance773 " qu'à l'abolition en 1848. Dans Un plat de porc, Mariotte ne souffle mot de l'école, ce qui est d'autant plus étonnant que son vocabulaire et les références à Villon, Rabelais et Césaire suggèrent une longue et bonne scolarisation. Face au langage de paysanne, parsemé de créolismes de Télumée, le maniement de mots doctes et savants, les emprunts aux langues étrangères (italien, espagnol, latin) prouvent que Mariotte a été "un des meilleurs éléments" de sa classe. Malgré, ou faut-il dire, à cause de ce brillant parcours scolaire, elle a connu un profond déracinement (elle fait allusion à ses "longues tribulations d'Afrique", à Bogota (PDP, 14) et à Dakar (PDP, 240). L'instruction occidentale déracine: le départ pour la métropole sert d'échappatoire à la néantisation qui guette le colonisé instruit. Mais venons-en aux passages où Télumée décrit son école: C'était une ancienne écurie où l'on se tenait assis, debout, selon la place, l'ardoise sur les genoux ou serrée contre la poitrine. Un seul maître ne pouvait suffire à tous les enfants du bourg et des hameaux avoisinants, Valbadiane, La Roncière, Dara, Fond-Zombi. Mais rares étaient ceux qui osaient affronter les petites lettres. (TM, 70) 771 Glissant, Malemort, oc, 39. Jean Fouchard, Les marrons du syllabaire. Quelques aspects du problème de l'instruction et de l'éducation des esclaves et affranchis de Saint-Domingue, Port-au-Prince: Deschamps, 1953. 772 773 André Lucrèce, Civilisés et énergumènes, CA, 1981, 37. L'école de la Ramée 271 Appartenant à la première génération qui profite d'écoles implantées dans les bourgs les plus retirés, Télumée doit sa scolarité à une France laïque et républicaine qui veilla à appliquer les lois Ferry aux colonies774 . Comme le montre la description ci-dessus, la pénurie de matériel, la défaillance de l'infrastructure et la carence d'enseignants empêche une scolarisation de qualité. De plus, il n'y a pas vraiment une obligation scolaire, ce qui arrange bien la "négraille" pour qui l'école est un lieu moins d'affrontement que d'affront, un lieu d'emprisonnement aussi ("nous étions en dehors du monde, petites sources que l'école endiguait" TM, 81). Cependant, les villes guadeloupéennes sont mieux servies. La demi-soeur Régina, vivant à Basse-Terre, réussit en quelques années "son examen du blanc" (pour reprendre l'expression de Manicom). Ce dont la mère se réjouit: "[Régina] a dans sa tête toutes les colonnes des blancs, elle écrit aussi vite qu'un cheval galope et la fumée peut sortir de ses doigts... ce n'est pas elle qui va signer un papier sans savoir pour qui ni pour quoi [...] vous ne savez pas écrire, mes négresses, voilà une honte qu'il est difficile d'oublier [...]" (TM, 65). Le conflit entre le créole, considéré comme un honteux dialecte et le "français de France" est au coeur même de la dialectique identitaire, puisque on ne parle pas seulement pour communiquer quelque chose, mais aussi pour décliner son appartenance à l'une ou l'autre communauté socioraciale antillaise. Quoique Télumée ne rapporte pas que sa langue maternelle est bannie des murs de l'école, elle témoigne clairement d'un malaise, lequel s'origine sans doute dans ce dilemme linguistique: Il y avait dans cet air de La Ramée, surtout dans la bâtisse sombre de l'école quelque chose de retenu, de sévère, de futile à la fois qui nous mettait mal à l'aise [..]. (TM, 71) Le monde scolaire s'oppose diamétralement à celui de Fond-Zombi. Si le premier s'associe avec "ordre, culture, français, progrès, blanchitude", l'environnement socio-culturel qui lui est familier appelle "désordre, sous-culture, créole, retard, négritude". Contrairement à son objectif, l'instruction mène à l'inadéquation entre l'Antillais et son entour. Aussi se solde-t-elle dans la majorité des cas par l'échec775 . Cet abîme que creuse l'instruction, la narratrice l'exprime à travers une belle métaphore aquatique: Nous étions un peu en dehors de ce monde, petites sources que l'école endiguait en un bassin, nous préservant des soleils violents et des pluies torrentielles. Nous étions à l'abri, apprenant à lire, à signer notre nom, à respecter les couleurs de la France, notre mère, à vénérer sa grandeur 774 Pour plus d'information sur l'école aux Antilles, je renvoie à Romouald Fonkoua, "L'Historique de l'institution scolaire aux Antilles françaises" in Les Ecrivains Antillais et leurs Antilles, thèse citée, Tome 1, 143152. 775 1992. Voir Michel Giraud, Léon Gani, Danièle Manesse, L'école aux Antilles. Langues et échec scolaire, Karthala, Le temps du flamboyant 272 et sa majesté, sa noblesse, sa gloire qui remontaient au commencement des temps, lorsque nous n'étions encore que des singes à queue coupée. (TM, 81) Le passage illustre une fois de plus l'écriture métisse: la narratrice feint de considérer l'école comme un lieu de protection (climatologique) pour mieux stigmatiser l'inculcation de l'Histoire glorieuse des Français de France. Il s'agit là d'une constante du (Bildungs)roman caribéen776 . Le Quatrième siècle rend tangible à quel point les enfants sont de faciles victimes d'indoctrination et de raturage du passé antillais: "[les échappés de la canne], [...] [troussent] leurs lèvres en savourant la Déclaration des Droits de l'Homme et en bénissant la Mère-Patrie. [Ils] méprisent en eux-mêmes la chair dont ils [sont] chair [...] [prouvant] ainsi qu'ils avaient, quant à eux, renoncé non seulement à leur passé mais jusqu'à l'idée qu'ils pussent en avoir un" 777 . Toutefois, Télumée et Ti Jean résisteront à l'intériorisation du complexe d'infériorité. Cette école propagatrice de patriotisme et d'idéologie dominante échoue dans sa tentative de "décervelage". D'abord parce que la scolarisation est trop courte. Télumée et Ti Jean ont des tuteurs qui, n'étant jamais assis sur les bancs scolaires, se méfient de l'instruction française. Que celle-ci déséquilibre, le plus zélé écolier le montre: Élie s'évertue à se façonner une personnalité d'emprunt, copiant le Blanc. Son rêve de devenir "employé aux douanes" (TM, 74) est fantaisiste, puisque l'exportation (réduite) comme l'importation est orientée sur la métropole. À quoi bon devenir douanier dans une des provinces éloignées de l'Hexagone? Cette fixation alimente directement sa "maladie": il ne voit de bonheur qu'à condition d'exercer cette profession et de s'assurer un bonheur tout matérialiste. "L'élève en vient à croire qu'une production accrue est seule capable de conduire à une vie meilleure. S'installe ainsi l'habitude de la consommation des biens et des services qui va à l'encontre de l'expression individuelle, qui aliène, qui conduit à reconnaître les classements et hiérarchies imposées par les institutions778 ". Ce rêve matérialiste, Télumée ne le partage nullement, restant muette quand son fiancé lui trace leur bel avenir: -Tu verras, disait-il, tu verras plus tard, quel beau cabriolet nous aurons, et nous serons habillés en conséquence, moi en costume à jabot, toi, en robe de brocart à col châle; et nul ne nous reconnaîtra, et l'on demandera sur notre passage: à qui êtes-vous donc, beaux jeunes gens? Et nous répondrons, l'une est à Reine Sans Nom et l'autre au père Abel, vous savez, celui qui tient la boutique? Et je lancerai un coup de klaxon et nous irons rire ailleurs, voilà. (TM, 74-5) 776 Kincaid raille l'Histoire coloniale: sourde aux glorieux faits de l'empire britannique, Annie John fixe une image dans son manuel d'histoire: Colomb enchaîné dans la soute au retour de son deuxième voyage, contre-image du grand admiral explorateur du Nouveau Monde (Kincaid, oc). Angel ne passe pas l'examen "West Indian history", matière tellement "déformée" qu'immaîtrisable pour une Caribéenne (Collins, oc). 777 Glissant, Le Quatrième siècle, oc, 280. 778 Ivan Illich, Une société sans école, Sl, 1970, 126. L'école de la Ramée 273 Ce déguisement pour autrui, ce besoin de se modeler entièrement sur l'Autre, annonce l'aliénation d'Élie adulte. Sans les nombreux attributs du pouvoir qui miroitent devant ses yeux (et parmi lesquels le cabriolet figure en tête de liste), il lui semble impossible de vivre "dignement". L'"être" se substitue à l'"avoir"; l'inversion des rapports objet-homme fait le lit de la névrose identitaire: "l'objet qui aurait dû être au service de l'homme prend la place de celui-ci [...] Le sujet s'assujettit alors à l'objet qu'il n'a pas produit mais qu'il reçoit [...] L'automobile, le téléviseur, les vêtements, les ustensiles ménagers sont porteurs du scintillement inhérent à toute chose dont on ignore le procès de production779 ". Le jour où Élie déchante, il ne vit qu'un premier "désastre780 ." Il suffira de quelques facteurs externes pour que la psychose éclose: Quant à Élie, le seul mot de canne le faisait entrer dans des transes, des fureurs incompréhensibles. Ses rêves de grand savant étaient loin, la douane s'était enfuie avec l'école et le cabriolet, le costume à jabot, les robes de brocart à col châle avaient fondu dans la même amertume. (TM, 84) Bref, l'école coloniale crée et entretient une demande indigène de reproduction du système dominant, si bien que le rapport de pouvoir entre Blanc et Noir se perpétue 781 . Elle est un moyen sournois de main-mise idéologique du peuple néo-colonisé. 779 Affergan, oc, 113-114. 780 Comme la qualifie Léon-Gontran Damas dans "Hoquet": "Désastre/ Parlez-moi du désastre/ Parlez m'en [...]". (Pigments, PA, 1962, 35). 781 Lire Jean-Pierre Jardel, "Langues et Pouvoir en pays créolophones", Pluriel, nE21, 1980, 59-68. Le temps du flamboyant 274 2.6. La ti-bande.6. La ti-bande À mesure que grandissent les enfants, l'accent se déplace du cadre familial, assez disloqué on l'a vu, à l'entourage social, c.-à-d., le voisinage. Appelé à compenser la carence affective dont souffre l'enfant au sein de la famille, à prodiguer des modèles identitaires, le voisinage demeure pourtant aux yeux des enfants un monde impénétrable, et donc, repoussant. José Hassam avoue: "Les grandes personnes formaient un monde qui nous imposait surtout par son mystère. Monde mystérieux, [...] Monde étrange782 !". L'insertion dans le groupe d'âge remplit alors une double fonction: l'enfant y fera la découverte de lui-même et de ses pairs grâce à la forme d'éducation coopérative783 , et la camaraderie fait contrepoids à l'univers parental et scolaire, particulièrement inclément: Une partie de la vie de l'enfant guadeloupéen se déroule donc entre un cadre familial assez rigide, régi par des règles précises, où les punitions corporelles sont fréquentes, et une vie de groupe avec ses pairs, dans un cadre naturel offrant d'énormes libertés. Là il est chez lui, là il se sent bien 784 . Dans la mesure où cette compagnie d'âge est aux yeux des parents une "école du mépris" (TM, 68), l'enfant apprend à s'en méfier et à rejeter l'autre. La duplicité relevée dans d'autres domaines (rationalité/irrationalité, Nature/Culture, assimilation/indigénisation, français/créole) prend ici la forme d'un dilemme entre le penchant naturel à la socialisation et la défense ferme de se confondre avec "la négraille de canne". De nombreux auteurs antillais mettent en scène la tibande*, survivance du "petit atelier" regroupant enfants et vieilles esclaves. Dès la première page de La rue Cases-Nègres, le terme de "(ti)bande" apparaît: sans frères ni soeurs, seul du matin jusqu'au soir, José passe son temps à marauder dans les plantations, à voler dans les jardins, à rêver de mets succulents. Télumée fait très vite l'expérience du labeur sur l'Habitation; elle doit "piquer des rangs d'ananas, cueillir des boules de cafés ou charrier des seaux d'engrais dans les cannes" (TM, 67). Dans Le Quatrième siècle, l'esclavage spolie la tendre enfance; le travail change les négrillons en "fantômes hâgards de faim, blêmes sous la peau noire d'avoir mangé la terre785 , les fruits verts ou pourris, tous les débris de l'existence animale et végétale; 782 Zobel, oc, 48. 783 Bastide: "Dans beaucoup de peuplades primitives, les enfants forment, avant l'initiation, des bandes de jeux qui se donnent des leaders, qui organisent des expéditions et il y a par conséquent une éducation coopérative, par eux-mêmes [...]" (Sociologie et Psychanalyse, oc, 227). 784 Dany Bébel-Gisler, Les enfants de la Guadeloupe, HA, 1985, 57. Signalé par Freyre dans Maîtres et Esclaves, oc, 357. Référons aussi au PDP où Mariotte se taille "un morceau de terre blanche, pour calmer [s]on ventre" (135). 785 La Ti Bande 275 enfants vieillards [...]" 786 . Quoique les personnages de La rue Cases-Nègres et de Pluie et vent sur Télumée Miracle vivent en période post-esclavagiste, la faim les pousse à errer et à dévorer ce qui leur tombe sous la main. Ainsi, José souligne le sujet de conversation obsessionnel: "le manger", sujet qu'ils enjolivent beaucoup avant de devoir se contenter, après leurs randonnées, de quelques maigres fruits dérobés. Malgré l'obsession boulimique, ces journées laissent d'inoubliables souvenirs. C'est qu'en l'absence de parents peu indulgents, la ti-bande* profite d'"une liberté ensoleillée". La formule de José souligne la très nette différence avec le temps passé avec la (grand-)mère. L'enfant des mornes semble partagé entre son amitié pour ses compagnons d'âge et le respect et l'obéissance qu'il doit à l'instance matrifocale. Tandis que les moments passés chez M'man Tine sont monotones, toujours pareils (préparation du maigre repas, manger, rinçage des bols, arrangement du grabat), les heures vécues dans la compagnie sont aventureuses et jamais ennuyeuses. Aussi l'enfant se réjouit-il devant la tâche quotidienne: "Je pense que le soleil est une excellente chose parce qu'il conduit nos parents au travail et nous laisse jouir en toute liberté, et que la nuit est aussi une chose merveilleuse quand on y allume des flammes et quand on chante787 ." Éloignant la grand-mère impitoyable, le lever de soleil signifie répit pour l'enfant. Cette autorité excessive de la part des parents s'explique par le fait que ceux-ci n'ont pas l'opportunité de garder et donc, de surveiller leurs enfants, si bien qu'ils redoublent en corrections pendant les rares moments où, fatigués après une journée de labeur sous un soleil de plomb, ceux-ci leur tombent entre les mains. À l'opposé de la présence parentale, le groupe de camarades permet de parler sans entrave, sans la peur d'être brimé et corrigé. Bien que ce soit parmi eux que José se sent à l'aise, M'man Tine désapprouve fortement ces "nègres fainéants", mal habillés et mal élevés. Car à en croire la grand-mère, celui qui les fréquente, finirait comme "tous les nègres", c'est-à-dire dans la canne et la débauche. Dans un de ses soliloques, M'man Tine joue sur le sentiment de culpabilité du jeune garçon, se plaignant amèrement: Tes maladies, c'est pour moi. Tes crises de vers, c'est pour moi. Et te laver, t'essuyer, t'habiller. Pendant que toute la journée tu inventes toutes sortes de tracas pour moi [...] Et, au lieu de te comporter pour ménager mes forces, pour que je puisse durer, afin de te mettre à l'abri, comme j'ai fait de ta maman, tu me pousses à l'envie de te fiche (sic) dans les petites bandes, comme font 786 Glissant, Le Quatrième siècle, oc, 70. 787 Zobel, oc, 14. Le temps du flamboyant 276 tous les nègres 788 . Reine Sans Nom jette avec le même acharnement l'anathème sur la bande: Tous les jours, elle me mettait en garde contre l'armée de négrillons qui patrouillaient dans la contrée... ne te faufille pas parmi eux, ces enfants sont à l'école du mépris et nul ne peut les empêcher de suivre leur voie, laisse-les faire, couds ta bouche en leur présence car il n'y a rien à leur apprendre, ils sont déjà tout maudits et tout prêts à affronter le monde... de la vie, ils savent tout, peuvent te donner des leçons de vagabondage, de vol, d'insultes..., ne te mêle pas à eux, mon petit verre en cristal [...] ainsi, tu resteras blanche comme un flocon de coton. (TM, 68) Reine Sans Nom craint que Télumée connaisse le sort ignoble des autres commères, en imitant "les sans maman, sans toit et sans litière qui erraient dans la vie comme des enfants du diable" (TM, 68). Avec ceux-ci, elle ne s'entretient que sur des sujets qui ne la regardent pas, à savoir les "destins de femmes": Nous racontions des histoires sur les femmes, les coups d'épée qu'elles recevaient dans leur eau, et les malheurs aussi, les maléfices, tout ce qui arrive dans les cases sans homme [...] (TM, 68). Redoutant une vie couverte de cette même ignominie dont elles ont été victimes, ces matrones dévouées ne supportent pas de devoir partager l'enfant avec qui que ce soit789 . Par excès de maternage, ces grand-mères jalousent tout intrus qui s'immisce dans l'univers clos de la matrifocalité. Bref, l'enfant se voit interdit de s'amuser hors de la "case sans homme" parce que ces mères "dévorantes" exigent qu'il leur rende toute l'affection, jusqu'à remplir la place béante du père. Ti Jean remplace feu Jean L'horizon 790 : La semaine, au retour de l'école, après avoir joué l'homme à la maison, planté un clou, soulevé quelque jaix pesant, arraché deux ou trois patates au jardin et fait compliment à man Éloïse de sa beauté, jeunesse éternelle, Ti Jean prenait le chemin de la rivière pour y rejoindre les enfants de son âge. (TJ, 39) Ce joug maternel influe sans dire sur la constitution identitaire de l'enfant. Sans cesse déchiré entre ces deux pôles, l'enfant est frustré de ne pouvoir se sentir pareil à ses pairs, de jouer un rôle, et donc, d'être "autre". Le dénigrement des amis humilie, puisqu'à travers la condamnation de la ti-bande, c'est lui qu'atteint la mère. Soit l'enfant croit les paroles de la mère et érige en règle 788 ibid, 44. C'est ce que Jacques André démontre brillamment dans son analyse du roman zobélien dans Caraïbales, oc: "Derrière le rideau", 77-90. 789 790 cf. supra, III 1.4. La Ti Bande 277 l'hostilité et le mépris de l'Autre, de façon qu'il participe à cette "méchanceté" congénitale du Noir dénoncée dès la première page du roman. Soit on déçoit la mère en lui désobéissant. Que le choix est difficile, Télumée en témoigne superbement: Je ne savais trop comment suivre les conseils de grand-mêre. Je ne marchais pas par bande, mais je n'étais pas non plus un homard à l'estomac froid. J'aimais bien la compagnie des enfants, ceux qui travaillaient dans les cannes, ceux qui rôdaient en brigandage, ceux [...] qui erraient dans la vie comme des enfants du diable. (TM, 68) L'aller-retour entre la collision (affrontement avec la Reine) et la collusion (désir d'entente, de fusion avec le groupe) me porte à conclure que ce côté "aristocrate" de la dynastie Lougandor, ce dédain vis-à-vis des autres commères ("baleines échouées") n'est guère un trait de famille! Il est inhérent à une collectivité qui enfreint le passage d'un narcissisme égocentrique à un sociocentrisme. Nullement stimulé à discuter et à réagir aux opinions d'autrui, l'enfant n'apprend ni à se critiquer, ni à se mettre à l'unisson de la pensée commune. Plutôt que d'inspirer le désir d'une extériorité bienfaisante, on fait miroiter l'idéal d'une intériorité auto-satisfaisante. Imbu de sa singulière "unicité", l'enfant se situe face au social en tant qu'agrégat dépersonnalisant. À force de donner à croire qu'on reste mieux chez soi, qu'on a intérêt à s'occuper de ses propres affaires, on stimule une conduite égoïste qui, de plus, est perçue comme naturelle. Il est clair que le sujet prime sur le non-sujet: l'individu n'adhère pas à un magma social. Le temps du flamboyant 278 2.7. La rencontre avec Élie.7. La rencontre avec Élie Il arrive un moment où il est formellement interdit que Télumée tienne compagnie aux "négrillons". Un jour, la fille annonce un changement corporel que sa grand-mère, aussitôt, court rendre public: Sa figure se convulsa de joie et la voici qui se met à courir sur la route, les pans de sa robe soulevés à mi-cuisse, disant à toutes les femmes du voisinage... venez, venez voir, les guêpes ont piqué Télumée!... Les commères accouraient chantant, badinant, soulevant avec fierté leurs poitrines tombées, fêtant de mille manières mes petits seins naissants et disant par malice... si lourds que soient tes seins, tu seras toujours assez forte pour les supporter. (TM, 67) Sous l'apparent enthousiasme collectif se cache, une fois de plus, un avertissement malicieux: les commères se hâtent de signaler que, désormais, Télumée devra encaisser "des coups d'épée" dont, fille impubère, elle demeurait épargnée. Jeune femme, elle devra passer ses jours séquestrée à la maison: "La venue de mes seins avait eu des conséquences plus graves. Reine Sans Nom ne supportait plus de me voir filer des journées entières" (TM, 67). Mais les mises en garde viennent trop tard: Télumée a déjà rencontré sa "première étoile". Quoiqu'elle prétende n'avoir jamais prêté attention à Élie, qui plaît par contre à son amie Laetitia, Télumée avoue avoir été littéralement foudroyée par son regard. Leur rencontre se calque sur celle de Victoire et de Haut-Colbi d'une part, sur celle de Toussine et de Jérémie d'autre part. Structure répétitive, elle nous rappelle en premier lieu la technique du conte. Elle souligne que toutes les Lougandor ont été séduites de la même façon. Chacune des entrevues initiales fait le panégyrique de l'oeil, car "l'oeil et le regard jouent un rôle capital dans l'organisation socio-affective des individus791 ". Le dévisagement des amoureux a beau se passer de paroles, il délie les langues des commères. Tout le monde se plaisait à imaginer, mieux, à fabuler le spectacle qui a lieu entre Victoire et ce "grand amateur de chair féminine" (TM, 46): On dit qu'ils restèrent une heure dans la contemplation l'un de l'autre, en pleine rue et sous les yeux de tous, saisis de cet étonnement qui étreint le coeur humain quand, pour la première fois, le rêve coïncide avec la réalité. (TM, 45) C'est exactement l'hypnose qui figea le pêcheur Jérémie lorsqu'il découvrit celle qui, aux yeux de tout le village, "monta en graine" comme "un corps catalogue, deux jambes deux flûtes, un cou plus flexible que la tige d'un réveille-matin... et sa peau, comment vous dire?..." (TM, 179) Pour bien marquer le caractère fantastique de la rencontre amoureuse, la narratrice file une belle 791 Affergan, oc, 168. La rencontre avec Élie 279 métaphore botanique: Toussine apparaissait à tous comme le balisier rouge surgi en haute montagne. [...] Un aprèsmidi, Jérémie quitta le bord de mer pour aller couper des lianes, et c'est ainsi que Toussine se dressa sur sa route, au beau milieu d'un bois. (TM, 14) Télumée héritera cette "grâce insolite du balisier rouge" (TM, 13), fleur qui appelle l'image du feu, et du sang: "triple coeur pantelant au bout d'une lance 792 ." Arbre de la gloire 793 , le flamboyant symbolise lumière, "foi inébranlable en la vie" (TM, 13). Élie séduit donc Télumée "en lui brûlant les yeux": "au premier regard qu'il me jeta je demeurai inerte, saisie d'une curiosité étrange [...] j'oubliais [ses lèvres boursouflées, prêtes à me lâcher des insolences] sitôt que je découvris ses yeux: larges, étalés par-dessus ses joues plates comme deux marigots d'eau douce." Après cet examen muet, pendant lequel le regard du garçon "dé-couvre, dé-voile, dé-cèle, parcourt, aménage et, analogiquement, refait le même mouvement que le colonisateur: celui de la conquête794 ", la parole lui revient soudainement pour mieux casser l'envoûtement. La narratrice succombe au charme tout en résistant à cette conquête optique. Ne laisse-t-elle pas courir un regard critique sur le corps d'Élie qui, jusque dans ses vêtements, singe le Blanc? "Un immense short kaki vert s'évasait autour de ses genoux, comme les deux pans d'une jupe en forme" (TM, 69). Son regard inventorie la moindre parcelle du corps du garçon, comme le firent les acquéreurs d'esclaves. Elle soumet ce corps inconnu à un examen profond, notant sa "peau châtaigne", ses "genoux épais, cornés, boursouflés, qui semblaient façonnés par des journées de pénitence", ses lèvres qui lui parurent "plus boursouflées encore." La narratrice se prête au jeu optique de l'autre tout en restant maîtresse d'elle-même. Elle ne baisse pas le regard devant l'homme, comme le conseille le proverbe ("Z'yeux à Blancs ka brulé z'yeux nèg" PDP, 46) 795 . En revanche, elle pétrifie à son tour celui qu'elle a devant elle, comportement qui annonce sa souveraineté de femme-matador, si ce n'est de "femme-à-graines" comme l'est Sophie Laborieux dans Texaco796 . À la conquête optique succède la "coulée", ce "flot de paroles de séduction qui Le balisier est aussi l'emblème du parti progessiste martiniquais. (André Breton, Un grand poète noir (Préface à l'édition du Cahier de 1947). Lire aussi Milan Kundera, "Beau comme une rencontre multiple", L'Infini, nE34, mai 1991, 53. 792 793 Glissant, La Lézarde, oc, 72. 794 ibid, 175. 795 Richard Burton, "Le thème du regard dans la littérature antillaise", Présence Francophone, art.cité. 796 Patrick Chamoiseau, oc, 401-402. Le temps du flamboyant 280 n'abandonne sa proie qu'une fois celle-ci captivée et capturée797 " et qui, à dessein, brise le charme envoûtant. Tout se passe comme si Jérémie regrettait de s'être montré subjugué par Toussine; il se met à se moquer d'elle: "C'est la nouvelle mode maintenant, à L'Abandonnée, cette mode-là des ânes bâtés?...", paroles qui la provoquent: "voilà que je ramasse des insultes" (TM, 14). On se fait la cour avec un brin d'offenses, de taquineries et d'insultes. Seule la scène de séduction entre Télumée et sa "deuxième étoile", Amboise, sera tout autre et pour cause: ce couple ne s'engage plus en objectivant l'Autre. Avant cela, il faut s'attarder sur les jeudis au bord du Bassin bleu, pendant lesquels Télumée se sent la "Guadeloupe tout entière". 797 Affergan, ibid, 174. Le Bassin bleu 281 2.8. Le Bassin bleu.8. Le Bassin bleu Dans Paul et Virginie, le lieu de rendez-vous des amants est décrit comme suit: Au pied du rocher LA DÉCOUVERTE DE L'AMITIÉ est un enfoncement d'où sort une fontaine qui forme, dès sa source, une petite flaque d'eau, au milieu d'un pré d'une herbe fine798 . Si le décor se prête à merveille à une pastorale aux tropiques, ce ne fut pourtant pas l'objectif de l'auteur. Bernardin de Saint-Pierre s'explique sur la visée du roman: Je me suis proposé de grands desseins dans ce petit ouvrage. J'ai tâché d'y peindre un sol et des végétaux différents de ceux de l'Europe. Nos poètes ont assez reposé leurs amants sur le bord des ruisseaux, dans les prairies et sous le feuillage des hêtres. J'en ai voulu asseoir sur le rivage de la mer, au pied des rochers, à l'ombre des cocotiers, des bananiers et des citronniers en fleurs. [...] J'ai désiré réunir, à la beauté de la nature entre les tropiques, la beauté morale d'une petite société 799 . S'inspirant de la pensée rousseauiste, dénonçant ouvertement les cruautés de l'esclavage, l'auteur du Voyage à l'île de France (1773) obtenait un fracassant succès par l'histoire amoureuse située dans l'"Isle de France." Cette localisation avait le triple avantage de dépayser le lecteur, d'innover la tradition pastorale d'alors, et surtout, d'exprimer sa foi dans une société moralement pure. Loin de l'Europe décadente, à l'abri de la dépravation morale, un petit cercle d'êtres sincères et purs peuplerait l'Ile Maurice. Quelle ressemblance avec le lieu que fréquentent Télumée et Élie, ainsi que Ti Jean et Égée. C'est effectivement près d'une "ravine800 " comme on dit aux Antilles, au pied d'une cascade, que se nouent des amitiés, que naissent des amours dans l'un et l'autre roman schwarzbartien. Voici la description de la fontaine de jouvence: C'était en aval du pont de l'Autre-bord, derrière un petit mamelon qui faisait écran avec le monde. Là, un bras perdu de la rivière dévalait en cascade sur un bassin qui semblait recevoir toute l'immensité du ciel, en son milieu, cependant que les bords plantés d'arbres bleuissaient l'eau de leur ombre, d'où son nom de Bassin bleu. Les adultes ne s'en approchaient pas, ni les enfants en état de faire le mal, de donner ou de recevoir la semence. L'endroit était strictement 798 Oeuvres choisies de Bernardin de Saint-Pierre, Librairie de Firmin Didot et C ie, 1878, 4O. Avant-Propos, oc. Sur Bernardin de Saint-Pierre, lire e.a. Jean-Michel Racault, "De l'île réelle à l'île mythique: Bernardin de Saint-Pierre et l'île de France" dans L'île, territoire mythique, éd. par François Moureau, Amateurs de Livres, 1989, 79-99. 799 800 La Ravine Courbaril est un "abîme de fraîcheur" où "la marmaille procède aux premiers attouchements avec les fillettes du voisinage", se rappelle le narrateur dans Les Ravines du Devant-Jour (Confiant, oc, 43). Le temps du flamboyant 282 réservé aux innocents petites filles qui ne sont pas encore femmes et petits garçons à la tige sèche, qui ne sont pas encore des hommes... (TJ, 39-40) Comme les adultes ont leurs lieux de rencontres, qu'ils ont d'ailleurs tort de croire inaccessibles aux enfants (Télumée se cache sous le comptoir de la buvette), les enfants ont le leur. Au bord du bassin mirifique, les couples se font et se défont: La plupart des enfants s'ébattaient dans le bassin, mais parfois des couples se formaient, s'éloignaient pour apprendre les jeux de l'amour, soit dans l'eau, à l'ombre d'une roche, soit en terre ferme, derrière un gros buisson d'icaques*, soit encore dans quelque arbre du voisinage, à la manière des créatures du ciel, comme c'était à la mode. (TM, 40) L'initiation au plaisir sexuel, l'éveil des sens sont considérés comme tout autre jeu, terrain de compétition où l'on s'exerce à qui mieux mieux. De plus, aucune gêne n'embarrasse les jeunes filles nues qui rivalisent avec les garçons dans cette "compétition" sportive. La scène rappelle certains chroniqueurs du XVIIIe, tel Stedman, Hollandais parti pour une expédition de cinq ans (1772-75) au Surinam: Ayant vu [...] un grand nombre d'Indiens et de nègres des deux sexes nager dans la rivière près du fort Zelandia, [...] j'avoue que jamais je ne vis agilité pareille à celle des nègres dans l'eau. Ils exécutèrent une sorte de combat, dans lequel ils plongeaient comme des poissons, et se frappaient des pieds, ce qu'ils ne font jamais des mains. [...] Il est certain qu'une Européenne rougirait jusqu'au bout des doigts à la seule idée de paraître toute nue en public 801 . Ces "bons sauvages" ignorent le vice et sont nobles, "soumis à la loi naturelle, vivant dans une société égalitaire, ignorant les interdits sexuels et la culpabilité que la morale chrétienne fait peser sur le corps [...]802 ". Libres de tout contrôle social, les enfants y jouent à l'amour, pur langage corporel suivant "la mode", sans signification sérieuse. Il s'agit donc d'une "sexualité libre", entièrement vouée au plaisir, et qui s'oppose à "une sexualité sociale", symbole d'agrégation sociale 803 . Dans Ti Jean et Pluie et vent, il est souligné qu'il y va avant tout d'imiter les adultes, d'anticiper sur le sort. Le mythe de la rencontre amoureuse dans un lieu édénique se brise. Exclusivement réservé aux vertueux de la jeune colonie chez Bernardin de Saint-Pierre, le bassin Jean-Gabriel Stedman, Capitaine à Surinam. Une campagne de cinq ans contre les esclaves révoltés, S. Messinger, 1989, 255. 801 802 Bernard Mouralis, Montaigne et le mythe du Bon Sauvage de l'Antiquité à Rousseau, Bordas et fils, 1989, 83. 803 Roger Bastide, Sociologie et Psychanalyse, oc, 266. Le Bassin bleu 283 devient chez Schwarz-Bart une école d'amour où les jeunes Antillais font l'expérience d'un amour "vulgarisé", précoce, et par ce fait, dangereux. D'où l'avertissement de la Reine: ne vous hâtez pas de grandir, négrillons, ébattez-vous, prenez tout votre temps, car les grands ne 804 vivent pas en paradis. (TJ, 73) La plupart de couples qui s'y forment ne durent que "l'espace d'une saison" (TJ, 41). Qui plus est, plusieurs filles en sortent avec "des ventres qui calebassaient avant l'heure" (TJ, 67); pour elles, la déveine commence bel et bien avec l'expulsion de ce jardin terrestre. Dans la société antillaise, le vécu de l'amour correspond à une logique binaire: la misère et la ductibilité sexuelle des femmes est à la mesure de la liberté et de la virilité conquérante de l'homme805 . Affecté par le jeu du paraître, érodé par le culte de l'avoir, l'amour est moins partage avec et connaissance de l'Autre que moyen de se dérober, de se protéger. Au même titre que la magie, que le mimétisme vestimentaire et la soif matérialiste, l'amour est vécu comme palliatif au vide existentiel. Il décongestionne une réalité anxiogène, fonctionne comme réceptacle-refuge. L'assimilé/dépendant s'escrime à échapper au non-être. Une fois de plus, la non-appartenance à soi et l'auto-destruction sont l'enjeu d'un leurre et de la dissimulation. Selon Affergan, la passion (ou son apparence) et la pulsion de mort sont proportionnelles: [La chose] (l'amour) doit être exhaustive, pleine, pour pouvoir exister et avoir un sens. Le sens érotique surgit de la totalité en excès de l'expérience. [...] Tout se passe comme si seule l'atteinte d'une limite peut constituer un intérêt et devenir un sens. Tout près de la mort. Nous nous trouvons devant un mode de vie des limites, des bords extrêmes entre deux failles: celle d'une vie incompréhensible et d'une mort inconnue mais inconsciemment recherchée. Il s'agit là d'un paradoxe tragique: l'être n'est plein que "juste avant" le néant 806 . Que cette façon-là de vivre l'amour soit néfaste, qu'Éros et Thanatos flirtent dangereusement, Télumée le sait à force d'avoir écouté les avertissements que lui ressasse une grand-mère inquiète: J'avais quatorze ans sur mes deux seins et sous ma robe d'indienne à fleur, j'étais une femme. Me l'avait-elle assez répété, Reine Sans Nom, que toutes les rivières descendent et se noient dans la mer, me l'avait-elle assez répété?... Je réfléchissais, je voyais la vie se faire et se défaire, devant Conseil qui fait écho à celui de la grand-mère dans Angel: "Make de most of you young days, chile! You doh know how lucky you is! Dey won come back again!" (Merle Collins, oc, 112) 804 Jacques André, "Le coq et la jarre: Le sexuel et le féminin dans les sociétés afro-caribéennes", L'Homme, oct. déc 1985, XXV.4, 49-75. 805 806 Affergan, oc, 170-171. Le temps du flamboyant 284 mes yeux, toutes ces femmes qui se perdaient avant l'heure, se désarticulaient, s'anéantissaient [...] (TM, 82). La précision "avant l'heure" dit bien la rapidité avec laquelle l'amour est consumé sans qu'il ne soit pleinement vécu. Cette "fugacité" est pour Glissant une "trace culturelle du régime servile", pendant lequel l'esclave devait dérober l'amour, puisqu'il s'agissait de "temps volé au maître" (DA, 293 et sv). D'où l'obsession de la jouissance immédiate que traduit bien le proverbe créole: "À peine chaud, c'est cuit!" En associant l'impétueux désir sexuel à la notion de chaleur, la sagesse populaire prouve en fait que la collectivité antillaise a intériorisé le discours du Blanc807 . Il devient clair que, décor édénique propice à la peinture d'idylles romantiques, le Bassin bleu ne correspond plus au locus amoenus de la littérature européenne808 . L'épisode du Bassin bleu appelle un tout autre décodage: loin de célébrer la précoce naissance d'affection véritable, d'amour entre de futurs couples, l'auteur y dénonce subrepticement l'apprentissage du paraître, ainsi que l'attribution des codes assignés aux partenaires. Car en effet, c'est à la guerre des sexes que s'entraînent les enfants: Les garçons s'amusaient entre eux et quand ils venaient à nous, c'était pour se moquer, nous faire basculer dans l'insignifiance, tirer nos cheveux, s'exercer à leur avenir brillant de mâles [...] (TM, 68) Les filles de leur côté provoquent volontiers les jeunes hommes tout en parlant entre elles "des coups d'épée" que les femmes reçoivent "dans leur eau 809 ". Fille et garçon sont dupes d'une double morale en matière de conduite sexuelle: il y a aux Antilles [...] un système d'éducation différente et contradictoire sur le plan sexuel: d'un côté, les familles encouragent les conquêtes des garçons, sans jamais remettre l'accent sur la responsabilité de l'enfant qu'il peut faire; de l'autre, en concernant la fille, elles multiplient les précautions sans s'apercevoir que la vraie solution serait de soumettre garçons et filles au même code moral 810 . 807 Christine Bougerol cite les chroniqueurs qui ont largement contribué à coller le couple Noir/Blanc sur celui de chaud/froid. Bien sûr, le père Labat nous offre les plus "brûlants" témoignages: "[Les nègres] aiment le jeu, la danse, le vin, l'eau de vie et leur complexion chaude les rend fort adonnés aux femmes." (voir C. Bougerol, La médecine populaire à la Guadeloupe, Karthala, 1983, 116). 808 Ernst Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, oc. 809 D'autres expressions par lesquelles l'homme se vante d'avoir fait la conqûete d'une femme prouvent la violence, l'agressivité de l'homme envers la femme: "Coupè famm' là, batt famm'la": "couper une femme, battre une femme" étant images pour la conquête amoureuse. 810 Alibar et Lembeye-Boy, Le couteau seul..., oc, 99. Le Bassin bleu 285 Pour la fille, il s'ensuit un dangereux écart entre ce qu'elle pense (crainte, pressentiment d'une déception en amour) et ce qu'elle fait. L'opposition entre l'être/l'avoir, entre l'essence/l'apparence fonctionne pleinement dans le terrain érotique. Selon Affergan: Un des exemples les plus signifiants de cette mise hors de soi et de ce hiatus constitutif de l'être antillais peut être trouvé dans le phénomène de la parade ou du paraître. [...] l'érotisme s'épuise dans sa propre manifestation, son dehors. La "frime" recouvre alors des significations bien précises; devant le manque d'être historique et social, seul l'avoir peut venir s'y substituer 811 . Quelque idyllique que paraisse donc le Bassin bleu, celui-ci met à nu la bataille intransigeante des sexes. Bien sûr, Télumée et Ti Jean vivront des destinées exemplaires. "Beau fruit à pain mûr, à point, qui se balance au vent", Télumée se promet de vivre l'amour comme découverte, comme un allant vers Autrui, contrairement à "toutes ces baleines qui échouent": Avec leurs corps de femmes et leurs yeux d'enfants, mes camarades se sentaient toutes prêtes à malmener l'existence, elles entendaient conduire leur vie à bride abattue, rattraper leurs mères, leurs tantes, leurs marraines. (TM, 82) La chaîne des syntagmes finals souligne bien l'immuabilité de la condition féminine aux Antilles. Le verbe "rattraper" suggère que, par leurs passions délétères et leurs mésaventures, les femmes se rapprochent entre elles. Dans la même logique d'entraide et de solidarité, l'enfant (non) désiré renouvelle le rapport fusionnel entre les mères célibataires d'une part, entre l'enfant et la mère d'autre part: le dispositif matrifocal ne laisse de place pour le père; aucun ne peut venir rompre la symbiose maternelle 812 . L'épisode du Bassin s'achève sur la maturation des protagonistes, et marque parallèlement la fin de la saison fleurie de leur vie. Égée est "un poisson volant [...] auréolée des millions d'oeufs qui se pressent dans ses flancs" (TJ, 66-67) et Télumée "un fruit à pain à maturité... trop vert ça agace les dents, et trop mûr, le goût est passé" (TM, 105). Face à l'amour fugace et illusoire qu'il observe autour de lui, Ti Jean, devenu "un homme dans son pantalon", décide d'"abandonner" Égée qui: était une femme dans sa robe, et il était bel et bien fini le temps des bassins calmes et réservés de l'enfance... Quand tout cela apparut, on fit une petite fête en leur honneur, au bord du Bassin bleu. [Ils] auraient pu continuer leur manège en sourdine, comme bien d'autres. [...] Ti Jean 811 Affergan, oc, 131-132. 812 Fritz Gracchus, "L'Antillais et la question du père", CARE, nE 4, 1979, 112. Le temps du flamboyant 286 décida d'attendre l'âge de mettre la fille en case, avant d'habiter à nouveau son corps vivant. (TJ, 66-7) Contrairement à ses copines, Télumée suivra scrupuleusement les conseils de la Reine: "n'attends pas qu'un vent te détache de l'arbre, t'éparpille sur le sol... tâche de te détacher toi-même, alors que tu es à point..." (TM, 105). "Gousse de vanille éclatée qui livre enfin tout son parfum" (TM, 45); "beau bambou au vent" qui fera une belle flûte pour "celui qui jouera de [s]a musique" (TM, 100), Télumée "gèrera" elle-même son amour. Il importe de relever que si le florilège botanique sied à l'évolution féminine, celle de l'homme appelle des images animales. Élie est le "zèbre", comme le fut l'amant de Toussine: "zèbre de mer au pelage lustré" (TM, 20). Seule exception, et seul personnage masculin positif, Amboise est "un grand arbre sec et noueux" (TM, 116). Concluons cette longue investigation sur l'enfance et l'adolescence antillaises en soulignant que tout concourt à une attitude duelle envers soi et autrui: l'inquiétude généalogique et l'éclatement familial auraient spontanément renforcé la cohésion entre l'individu et ses compagnons d'âge, ne fût-ce que l'effort des parents de discréditer la "négraille". Les modèles identitaires d'adultes sont peu attrayants pour l'enfant qui grandit dans un climat anxiogène où le quimbois orchestre le soupçon et la méfiance 813 . L'adhésion aux coutumes ancestrales mène néanmoins vers les racines identitaires; elle solidifie la mémoire collective et restaure l'équilibre physique et psychique. L'école ne fait qu'exacerber le conflit entre ce qu'on croit être et ce double "assimilé". L'adolescence implique dès lors moins la découverte de l'autre et du plaisir que l'apprentissage d'un rôle de soumission pour le sexe faible, de domination pour le sexe fort. L'érotisme et la passion sont nivelés à une pure "extériorité" appelées à dissimuler l'"intériorité" défaillante. Avant de me pencher sur la vie adulte de la protagoniste féminine, il me reste à étudier une autre initiation, celle de la femme noire dans le monde hostile des Blancs, servante réifiée, femelle censée satisfaire les besoins du maître. 813 Simonne Henry-Valmore, Les dieux en exil, oc, 209. Le Bassin bleu 287 Chapitre 3Chapitre 3 La "cocotte des Blancs" et la "faiseuse de béchamels": Domesticité J'ai une peau couleur de tabac rouge ou de mulet, j'ai un chapeau en moelle de sureau couvert de toile blanche... Mon orgeuil est que ma fille est très belle quand elle commande aux femmes noires; ma joie, qu'elle découvre un bras très blanc parmi ses poules noires. "Écrit sur la porte", Éloges, Saint-John Perse Mais pour longtemps encore j'ai mémoire des faces insonores, couleur de papaye et d'ennui, qui s'arrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts. Pour fêter une enfance, Chant IV, Saint-John Perse 3.1. Anancy dans la grande case.1. Anancy dans la grande case Pluie et vent sur Télumée Miracle et La mulâtresse Solitude promènent le lecteur dans "la grande case" (LMS, 65), espace clos qui hante l'imaginaire antillais, voire européen. Car c'est derrière les murs de cette vaste demeure que s'affrontent l'Un, usurpateur non légitime, et le "capital inaliénable, souvent amorti en moins de deux ans" (LMS, 60). Lieu inconnu de la plupart, la case du planteur envoûte ceux qui s'en voient refusé l'accès, curieux de connaître cette vie contrastant en tout avec la leur. Par les tableaux de servitude à l'ère esclavagiste (LMS) et post-esclavagiste (TM), les auteurs ruinent d'abord le mythe d'esclaves inertes et passifs. C'est ici que le concept de métissage, conduite rusée, devient opératoire814 . Même si l'esclavage (du moins au départ) consistait pour la mulâtresse Solitude en "tâches dérisoires, d'une facilité enfantine au regard des champs" (LMS, 67), la condition servile est intenable et lui dicte constamment une résistance d'autant plus larvée que, à aucun moment, le maître ne s'éloigne d'elle. Si la "bête des champs" trouve "trève" et "répit" (TM, 112) une fois la besogne quotidienne achevée, l'esclave de maison avait rarement l'occasion de se soustraire au champ visuel du maître ou des commandeurs 815 . Il en résulte que 814 815 cf. supra I, 1.3. L'autorité du Blanc tient à son regard: "L'homme (dit papa Longoué) apprit ainsi dès le premier jour que le maître n'existait réellement qu'au moment où il vous regardait; malgré la peur en permanence et la main de plomb La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 290 celle-ci recourt à des moyens plus sournois, à une fourberie subtile pour respirer la liberté et résister à l'asservissement abrutissant. Pour faire face à l'impassible ennemi blanc et conserver son intégrité, le Noir "devenait encore plus malin" (TM, 112). "Aimable à tous, à tous indifférente, soucieuse seulement de ne pas déplacer le masque doucereux posé sur ses traits" (LMS, 65), l'esclave domestique comme la servante cultivent la "malignité" pour "forger du bonheur, malgré tout" (TM, 112). Télumée et Solitude "jouent à la métis", comme l'a bien vu Mireille Rosello qui cite judicieusement Détienne et Vernant 816 : Vigilante, sans cesse sur le qui-vive, la métis apparaît aussi multiple [...] bigarrée [...] ondoyante [...], toutes qualités qui accusent la polymorphie et la polyvalence d'une intelligence qui doit, pour se rendre insaisissable et pour dominer des réalités fluides et mouvantes, se montrer toujours plus ondoyante et plus polymorphe que ces dernières. Intelligence rusée, la métis possède enfin la ruse la plus rare: la "duplicité" du piège qui se donne toujours pour autre que ce qu'il est et qui dissimule sa réalité meurtrière sous des apparences rassurantes 817 . Passage qui trouve sa transposition dans Pluie et vent où Télumée nous décrit ses après-midi à Belle-Feuille: je servais et desservais, souriais à la ronde, manoeuvrais, esquissais un pas sur la droite, la gauche, ne songeant qu'à me préserver, à demeurer intacte sous ces paroles de blancs, ces gestes, ces mines incompréhensibles. [...] me faufilant parmi les invités, je battais en mon coeur un tambour d'exception, chantais tous les vents, tous les appels, la possession, la soumission, la domination (TM, 97-98) Télumée rappelle le "décepteur" du cycle de l'araignée des Antilles néerlandophones818 et anglophones819 . Telle Anancy, elle feint la docilité pour mieux plaire aux Desaragne. Si le sème arachnéen du nom Desaragne n'a échappé à personne, peu de critiques ont relevé les multiples signifiés dont se charge le mythe d'Arachnè dans le roman. Télumée est l'araignée (spider) qui, invisible dans la maison du maître, l'espionne (to spy), et se sauve par le fil, invisible à l'oeil blanc, tissé avec la communauté noire. Comme nous l'apprennent les contes d'Anancy, le lien entre les opprimés doit se renforcer; la culture afro-antillaise peut être un pilier de résistance, qui semblait toujours vous maintenir dans la boue; que le maître perdait de sa force quand il vous avait tourné le dos [...]." (Glissant, La Case du commandeur, oc, 68) 816 Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l'intelligence. La métis des Grecs, oc, 32. 817 Mireille Rosello, Littérature et identité créole aux Antilles, oc, 147. Voir Aart G. Broek, "Cuenta popular. Over Antilliaanse spinvertellingen", Volkscultuur. Tijdschrift voor tradities en tijdverschijnselen, oct. 1988. 818 Et qui correspond bien sûr au Compère Lapin des contes animaliers ou à Ti Jean. Voir Sherlock Philip, WestIndian Folk-Tales, Toronto: Oxford University Press, 1989. 819 Anancy dans la grande case 291 bien que'elle doive se forger à l'insu du Blanc, se rendre translucide. Mais le mythe sert aussi de belle métaphore pour l'activité créatrice de la conteuse (et "marqueuse de la parole"): chaque fois que Télumée se sauve de ce monde hostile où "tapage, frénésie, bousculade venaient mourir" (TM, 91), les gens de Fond-Zombi la prient: "raconte-nous quelque chose sur ces blancs de Galba..." (TM, 101) Mieux que personne, Télumée les connaît pour s'être empêtrée dans leur toile, pour y avoir épié leurs faiblesses, deviné leurs doutes malgré les "yeux métalliques, perçants, lointains sous lesquels [elle] n'existai[t] pas" (TM, 90-91). Araignée qui se blottit dans la toile des Blancs, Télumée en enregistre le moindre tremblement. Elle seule aura donc la virtuosité arachnéenne pour tisser une belle histoire autour de Belle-Feuille. Quoiqu'elle sache que "tout Belle-Feuille tenait dans un dé à coudre" (TM, 101), il sort de sa bouche une mirobolante narration qui plaît à l'audience et la piège à son tour. Plus belle que la réalité, donnant une étendue et un rayonnement mythiques au monde étriqué, à l'univers hostile des Blancs, son histoire fait oublier le "lot de misère" et permet que les habitants du morne quittent la conteuse flamboyante "avec une âme toute neuve, une âme du dimanche, sans aucune trace de piquants, de sueur ou de cannes" (TM, 99). Bien qu'il y règne "un temps sans surprise, sans nouveauté qui semblait tourner sur lui-même" (TM, 191), la talentueuse Lougandor narre, à la demande pressante des nègres, ce qui se déroule "derrière tous ces remparts de verdure". Enfin, on verra que les Desaragne ont beau piéger Télumée dans leur toile, elle les tiendra à son tour prisonniers. Par leurs tableaux contrastifs (Solitude finit aliénée par sa servitude; Télumée s'en affranchit), les auteurs dressent un bien triste bilan: malgré l'abolition, le rapport entre maître et esclave se perpétue. C'est qu'il est déterminé moins par la nature des travaux que par la vision "sclérosée" qu'a le Blanc du Noir, ainsi que par l'"esclavage intérieur" de ce dernier, qui reste toujours complexé de sa condition noire. Au cours de ce chapitre je m'interrogerai sur la dialectique grippée du maître et de l'esclave, sur leur identité respective, forgée par ce rapport apparemment immuable. 292 La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 3.2. Portrait du colonisateur.2. Portrait du colonisateur 3.2.1. Les "zabitants".2.1. Les "zabitants" Peu de personnages blancs côtoient les personnages noirs dans le corpus schwarz-bartien; pourtant, l'échantillon représente l'éventail des différents Français s'installant aux îles. C'est particulièrement le cas dans le roman d'André Schwarz-Bart où les extrêmes se touchent. À partir d'archives, de correspondances familiales 820 et de documents historiques, André SchwarzBart crée une galerie de portraits hauts en couleurs, éminemment suggestifs, où la figure archétypale du maître inhumain rivalise avec celle du maître équitable. Les "zoreilles*" et les "habitants 821 " y sont méticuleusement dépeints; leurs noms, lieux d'origine, ascendances et cours de vie aboutissent à des personnages en chair et en os, dont la vraisemblance doit compenser le côté énigmatique et fantastique du Créole. La "véridicité" du "Blanc-pays" 822 contrebalance l'anonymat du "cheptel humain" rayé de l'Histoire à part quelques traces dans les registres comptables. Il s'en suit que les personnages noirs et/ou de couleur sont sensiblement plus imaginés, exception faite de ceux qui, s'étant prouvés "raisonnables" et exceptionnellement courageux, sont sortis de la sous-humanité et ont laissé leur empreinte: Henri Christophe 823 , Boukman824 , Mackandal 825 , Toussaint Louverture826 , et seule femme dans la série, Solitude. A lire les portraits de Mortier et de Dangeau, le lecteur pense à d'autres personnages-planteurs: Lenormand de Mézy827 dans Le Royaume de ce monde de Carpentier, La Roche dans Le 820 Voir p.e Gabriel Debien, Lettres de colons, Université de Dakar. Faculté de Lettres et Sciences Humaines, s.d. 821 "Habitant" est resté dans le toponyme "Vieux-Habitant" à Basse-Terre et dans les "crabes-zabitants" d'eau douce. On l'appelle encore "l'habitué", "le fait-pays". Dans La Mulâtresse Solitude, nous trouvons les noms de Victor Hugues (LMS, 89), Danton (LMS, 122), Desfourneaux (LMS, 91), Richepanse (LMS, 123), Delgrès (LMS, 127-32), Dauphin (LMS, 132) et passim. 822 823 Premier monarque du Nouveau Monde, vivant dans le baroque palais de "Sans-Souci" de 1806 à 1820, Henri Christophe est immortalisé par La tragédie du roi Christophe d'Aimé Césaire (PA, 1963). 824 Chef d'un important soulèvement d'esclaves qui échoua en 1791. Personnage que fait revivre le roman de Roland Brival dans La Montagne d'Ebène, Lattès, 1984. 825 Le plus célèbre précurseur de l'indépendance haïtienne; il organisa une insurrection en 1758, persuada les nègres qu'il était immortel, véritable divinité adorée par les esclaves. (Voir Carpentier, Le royaume de ce monde, oc) "Le Jacobin noir" à qui Césaire (Toussaint Louverture, Club français du livre, 1960), Glissant (Monsieur Toussaint, oc) et C.L.R James (The Black Jacobins, oc) rendent hommage. cf. supra I.1.1. 826 827 "Moreau de Saint-Méry mentionne le nom de ce colon: un homme de bien, humanitaire et bienfaisant. Carpentier le transforme en un petit despote libidineux et, à partir de ce nom, c'est toute une Normandie mythique Portrait du colonisateur 293 Quatrième siècle de Glissant, Schpeerbach dans Aube tranquille de Fignolé. Outre leur valeur documentaire, ces portraits deviennent particulièrement intéressants lorsqu'ils nous renseignent sur les motifs, tantôt "éclairés", tantôt obscurs, qui poussaient l'Européen à l'émigration. *** 3.2.2. "Les nègres d'Europe".2.2. "Les nègres d'Europe" Aux chapitres 3 et 4 du second livre de La mulâtresse Solitude, deux portraits autant contrastés que fidèles nous éclairent sur les antagonismes de classe et d'idéologie des Français établis aux îles. Le narrateur commence par la catégorie la plus ignoble et surnuméraire, celle des "engagés". Il s'agit d'"Européens qui ne pouvaient pas se payer le voyage au Nouveau Monde et qui étaient obligés de servir pendant trois ans celui qui le leur payait. Non seulement le payeur pouvait les utiliser comme bon lui semblait, mais encore les vendre à qui lui plaisait 828 ". La plupart de ces miséreux, fatigués de la crise économique et de la criante pauvreté dans les campagnes françaises, se laissent séduire par des propagandes alléchantes. Ils cherchent la terre promise outre-Atlantique 829 : Mortier le père était un pauvre serf beauceron, fatigué des corvées, et qui n'avait pas craint la réputation fâcheuse des engagements à la colonie: dix-huit mois 830 d'esclavage, au rang des Africains, contre la traversée de l'Atlantique et l'autorisation de faire fortune, à son tour, au terme échu du contrat. Le cruel était qu'on ne se souciait pas de faire vivre les engagés plus de dix-huit mois; tandis que les esclaves africains, capital inaliénable, souvent amorti en moins de deux ans, avaient chance de tenir six ou sept ans avant de se voir réduits en fumure. (LMS, 60) Le narrateur ne cache pas que le gros lot des futurs "civilisateurs" et "cultivateurs" furent des hommes de basse condition qui, humiliés et aigris par leur sort infâme, se juraient de prendre leur revanche dès que le contrat expirerait. D'autres "trente-six mois" n'attendaient pas cette échéance pour "s'enfuir marrons" 831 . Les plus courageux, comme Mortier-fils, investissent leur fortune qui défile dans le roman, un pan entier de la campagne française", observe Daniel-Henri Pageaux dans "Alejo Carpentier devant Haïti: Espaces culturels et Construction romanesque dans Le Royaume de ce monde" dans Alejo Carpentier et son oeuvre, SUD, Série Colloques, 1982, 134-135. 828 Frantz Tardo-Dino, Le collier de Servitude, oc, 19. 829 Sur la littérature "engageante", oeuvre des missionnaires-secrétaires et des chroniqueurs, lire Régis Antoine, "Le planteur des Antilles et son monde", Komparatistische Hefte, nE9-10, 1984, 69-81. Bangou (Histoire de la Guadeloupe, oc), Lara (La Guadeloupe dans l'histoire, oc) et Debien (Les engagés pour les Antilles, Larose, 1952) parlent tous de trente-six mois. 830 831 Ninon et Esternome, pendant leur marche vers les quartiers d'En-haut, croisent "de vieux-blancs garés dans la folie. Engagés libérés des contrats, ils étaient montés là au temps marquis d'Antin [...]." (Chamoiseau, Texaco, oc, 140). La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 294 dans une des cultures coloniales, rudement concurrencées par le marché métropolitain: Tout jeune il s'essaya à la culture du café, comme tout le monde, et se trouva ruiné du jour où cet élixir se vendit dans les rues de Nantes, aux pauvres, à titre de boisson. La baisse en Métropole fit tomber le prix de Guadeloupe, et, conséquemment, la valeur de trois nègres qu'il avait achetés à leur pesant d'or, au temps où le café était roi. (LMS, 61) Ne disposant ni du terrain, ni du matériel nécessaire pour la culture de la canne, Louis Mortier finit comme "gérant-économe" pour les du Parc de Paris832 . De simples traitants à Basse-Terre, ceux-ci "essaimèrent dans la magistrature et l'épée" grâce au commerce interlope (LMS, 61). Ultime chance de sortir de l'impasse de la pauvreté, les colonies d'outre-mer signifient donc pour les uns prospérité et bonheur, pour les autres, misère et malheur. Ce qu'ont en commun ces immigrés arrivistes est cet opportunisme de mauvais aloi propre aux colonisateurs les mieux réussis, les plus incurables et impitoyables. Si certains deviennent de prestigieux propriétaires, d'autres essuient l'échec et se vengent de leur frustration sur leurs esclaves. Criminels qui expiaient leurs fautes, déserteurs et galériens, boucaniers* et flibustiers* cohabitent dans ces îles où leurs "amours portuaires" donnent naissance à ce que l'amiral Colomb redoutait: une "race dégénérée qui s'abandonne sans frein au mal et à la violence"833 . Pourtant, à eux se joignent des hommes d'horizons tout différents, comme nous le révèle Jonathan dans L'Isolé soleil: les Nègres-ladres manchots 834 ou édentés croisaient des gentilshommes, ou mauvais sujets, ou prétendus fous ou atteints du haut-mal, déshérités par leur famille de haute considération de sang et de fortune à Nantes, Rochefort ou Bordeaux, et traités ici de la façon la plus inhumaine, c'està-dire presque à la façon des Nègres 835 . Qu'ils soient de la noblesse ou de la bourgeoisie marchande, tous sont affamés de faire fortune en un laps de temps minimal, et ce, quel qu'en soit le coût humain. Très vite, la chance couplée à la fortune dresse un mur entre les nantis et les pauvres: n'est pas riche qui est Blanc. À côté des grands propriétaires terriens, il reste les petits Blancs, dupés et méprisés par les leurs tout en Debien, oc, 258: "[...] la plantation des cannes devenait une oeuvre de gros capitaux. [...] Il lui fallait beaucoup plus de terre qu'une indigoterie ou une place à tabac. [...] Dès lors, dans les quartiers de plaine, [...], le sucre rendit les riches plus riches, plus avides de terre, [...]. Les progrès de la canne après 1690, [...] furent le début d'une immense dépossession des petits planteurs." 832 833 Cité par Danielle Aubin, "Approche du roman historique antillais", art.cité, 41. Dans Mahagony, des esclaves sont surnommés Manchoté V 1 ou Jareté Iier (Ma, 64): "un fut manchoté pour avoir couru les bois. [...] Tout ce qu'on tira de lui fut qu'il réclama son bras coupé pour l'enterrer. Après quoi il lâcha d'un coup son corps et son âme. Dans le retiré de nos listes, s'appela Manchoté IV" (Glissant, 44). 834 835 Maximin, oc, 78. Portrait du colonisateur 295 restant privilégiés par rapport aux Noirs836 . Il importe de noter que les Noirs sont parfaitement conscients du contraste saillant entre les riches parvenus et les "nègres blancs." Télumée a vite fait de classer les zoreilles*: Deux familles blanches vivaient dans le voisinage, l'une à Bois Debout 837 , de petits blancs pauvres égarés tout comme nous, et l'autre qui vivait pompeusement à Galba, derrière un portail de fer forgé; c'étaient les descendants du Blanc des blancs, celui-là même qui faisait éclater la rate aux nègres, juste pour décolérer (TM, 88). Le "tout comme nous" rapproche insidieusement les deux races ennemies, rapprochement malsain et damné. En témoigne le cas de Colbert Lanony, expulsé de la classe dominante pour ne pas avoir dédaigné une négresse: Colbert Lanony s'était pris d'amour pour une petite négresse à tourments, autrefois, dans les temps anciens, juste après l'abolition de l'esclavage. Devenu un blanc maudit, il était venu se réfugier sur un morne désert, inaccessible, à l'abri des regards que son amour contrariait. De toute cette histoire, seules demeuraient de belles pierres qui s'effritaient, en un étrange endroit perdu, colonnades, plafonds vermoulus, dalles de faïence qui témoignaient encore du passé, de la fantaisie d'un blanc maudit pour une négresse. (TM, 25) Ruine existentielle et matérielle, voilà le tribut payé pour une passion "anormale". À ce chatiment s'ajoute encore une tare héréditaire, une dégénérescence physique: les Andréanor sont "lépreux dans le sang" (TM, 87). Chez les Schwarz-Bart, le métissage apparaît donc sous son seul revers dysphorique: le croisement des races n'y aboutit pas à cette "race améliorée" adulée par Lafcadio Hearn et les écrivains colonialistes. Les sang-mêlé forment une classe isolée parce qu'elle n'appartient à aucun camp racial. Ni l'alliée des Blancs, ni des Noirs, elle ne compte que des délateurs et des malades. Contrairement à Odile Cazenave, je ne pense pas que les personnages schwarz-bartiens tirent une fierté de leur métissage racial838 . *** 3.2.3. Le planteur "philosophe éclairé".2.3. Le planteur "philosophe éclairé" Qu'Albert Memmi démystifie dans son Portrait du Colonisé, précédé du Portrait du Colonisateur, Corrêa, 1957, p.18 et sv. 836 837 Nom d'une commune guadeloupéenne qui rappelle l'Habitation "Bois-Debout", située au Carbet, Capesterre que posséda la famille de Saint-John Perse (Alexis Saint-Leger Leger, E1887-+1975). S'agit-il d'une allusion aux Leger qui quittaient la Guadeloupe en 1899 en raison de difficultés financières? Dans "L'image du métis" (Présence Francophone, nE 38, 1991, 111-132), Odile Cazenave s'inspire largement de l'article de Karen Smyley Wallace ("Women and Identity: A Black Francophone Female Perspective, art.cité) dont elle reprend par ailleurs certains passages (citation de N'tonfo, p.e). 838 La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 296 À côté de ces hors-la-loi expulsés de leur société d'origine, il y a ceux qui partent avec des idéaux par trop louables. Ainsi, le chevalier Dangeau, gentilhomme philantrope et adepte des Lumières, se dit favorable à une traite plus humaine. Voilà un maître indulgent, cultivé et qui plus est, abolitionniste. Au courant des écrits anti-esclavagistes de la "Société des Amis des Noirs 839 ", partageant les idées des abbés Grégoire840 et Raynal 841 , le second maître de Solitude a de nobles aspirations: [Le chevalier Dangeau] était arrivé aux Isles sur le tard, après un bref service, en Amérique, sous les ordres du marquis de la Fayette 842 . Il y fit d'abord état de philosophe, à la façon poudrée de son temps, et puis se rendit compte qu'il n'avait ni la fortune ni le rang de son esprit. [...] Le chevalier rêvait parfois d'une Traite Idéale, plus économe de la souffrance humaine; mais hélas, achevait-il en souriant d'un air las... rien n'est aussi indifférent sur la terre que d'y commettre le bien ou le mal. Il se répandait volontiers en anecdotes sur M. de Voltaire, qu'il avait fort connu dans ses années parisiennes. L'illustre vieillard, disait-on, était l'un des bailleurs de fonds pour l'affrètement de la Nouvelle Héloïse 843 . (LMS, 76-7) Philosophes à leurs heures, membres de loges maçonniques plus ouvertes à la diffusion des idées révolutionnaires, ces faux aristocrates allient pensées abolitionnistes et spéculations financières et profitent du commerce triangulaire. Le roman schwarz-bartien soulève "les misères des Lumières 844 ", siècle pendant lequel le Code noir voyait le jour et que la traite connaissait son apogée, malgré les prises de position anti-esclavagistes de certains sages qui se compromirent affreusement 845 . Dès le chapitre initial, le narrateur de Ti Jean L'horizon se hâte de dénoncer le 839 Consulter à ce propos Louis Sala-Molins, Le Code Noir (oc, 261-274). (1750-1831), auteur du Mémoire des Gens de couleur et de De la littérature des Nègres ou Recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales, et leur littérature. Dans Les Observations sur le Mémoire de M. l'abbé Grégoire, Moreau de Saint-Méry le critiqua parce qu'il imputait le préjugé de couleur aux seuls Blancs, alors qu'il fut au moins aussi vif chez les gens de couleur. 840 (1713-1796), auteur de L'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce dans les deux Indes (Amsterdam, 1770). Grand propagateur d'idées abolitionnistes, il influença largement le courant abolitionniste. 841 842 (1757-1834), franc-maçon convaincu et fidèle, royaliste libéral, il fut élu commandant de la Garde Nationale grâce à personne d'autre que Moreau de Saint-Méry et prit activement part à la guerre d'Indépendance en Amérique et aux révolutions de 1789 et 1830 en France. 843 S'il est exact que Voltaire investissait une fortune dans un négrier nantais (Raynal faisait de même), on imagine difficilement que le navire ait porté le nom de l'oeuvre rousseauiste qui brouilla définitivement les deux philosophes. 844 Louis Sala-Molins, Les misères des Lumières. Sous la Raison, l'outrage, oc. ibid, 19, 67-68, 96. Condorcet propose un moratoire de l'esclavage, en défend l'inhumanité afin de sauvegarder l'ordre blanc et l'empire. Montesquieu est actionnaire d'une compagnie négrière et Diderot pensionné 845 Portrait du colonisateur 297 double génocide auquel ont poussé les sages: Après avoir balayé les hommes à peau rouge, ces philosophes se tournèrent vers les côtes d'Afrique pour se pourvoir d'hommes à peau noire qui trimeraient désormais pour eux; ainsi, pour une simple raison de soleil, l'esclavage s'installa sur l'ancienne Karukéra et il y eut des cris et des supplications, et le bruit du fouet couvrit celui des torrents... (TJ, 11) Dans La mulâtresse Solitude, le chapitre 4 nous révèle ces contradictions patentes à l'époque de la Révolution française: maître plein de mansuétude, sensible aux idées révolutionnaires, Dangeau choisit prestement le camp des planteurs royalistes lorsque les abolitionnistes, pour des raisons peu lumineuses 846 , viennent décréter la fin de l'esclavage. Nombre d'anti-royalistes rejoignent "le camp de [leur] naissance", c.-à-d. la "coalition des royalistes et des Anglais" dans l'illusion de se prémunir contre la ruine (LMS, 80). En d'autres termes, Dangeau assume le rôle que lui impose le colonialisme tout en comprenant les aspirations des esclaves: il représente le colon qui se refuse847 . Mais le paroxysme de la situation guadeloupéenne à la veille du XIXe siècle transparaît encore à travers d'autres éléments. Le chef des marrons retirés à Goyave, dirigeant d'une main ferme les rebelles, légitime son action en se réfèrant à son "livre de chevet": Les Rêveries du promeneur solitaire 848 ! Bien qu'aucune allusion n'y soit faite à la situation du Noir aux colonies et que Rousseau ait ignoré systématiquement l'esclavage franco-antillais, le mandingue Sanga s'en inspire pour prêcher, contre Voltaire, que "les nègres ont tous même père et même mère" (LMS, 90). En d'autres mots, l'intertexte suggère que les émeutiers noirs seraient enfants des Lumières: Toussaint Louverture aurait-il appelé à la révolte sans avoir lu Raynal? Parmi le défilé de Blancs dans les tableaux de moeurs coloniales, les récits de voyages, les chroniques, les romans et les essais socio-culturels849 , les femmes brillent par leur absence. d'une compagnie trafiquant entre la France, l'Afrique et les Antilles. Le 16 Pluviôse de l'an II (= le 4 et non le 6 février 1794 LMS, 122), la Convention se résigna à l'abolition, proposée par Sonthonax "dans la vaine espérance - et le secret dessein, que la nouvelle embraserait toutes les plantations du Royaume-Uni, des îles Vierges aux montagnes de la Jamaïque. Le vote acquis [...] Danton dévoila soudain ses batteries: Messieurs, dit-il, et maintenant l'Anglais est mort." (LMS, 122). L'émancipation des Noirs était le meilleur moyen pour protéger les intérêts économiques et politiques de la colonie française contre la menace d'invasion anglaise. 846 847 Albert Memmi, Portrait du colonisateur et du colonisé, oc, 16. 848 L'absurdité de la révolution nègre, la pérennité du système colonial sont symbolisées à travers exactement la même image d'un livre égaré dans Le Royaume de ce Monde (Carpentier, oc). Ti Noël, esclave analphabète, fouille les ruines du château du roi Christophe et pour se reposer un moment s'assied sur la somme monumentale qu'est L'Encyclopédie! Ainsi, Mireille Rosello s'indigne que Memmi ait "réussi le tour de force d'éliminer radicalement la femme colonisée. [...] N'est-il pas inquiétant de remarquer que lorsqu'il décide à traiter spécifiquement de "la femme", 849 La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 298 Superbement ignorées par l'Histoire, confinées aux coulisses du théâtre colonial, les épouses et filles blanches furent pourtant indispensables au maintien et au bon fonctionnement du système colonial. Elles assuraient la future génération de maîtres "pur sang." Toutefois, il ne fut point aisé de pousser les Françaises à prendre le large. Pour remédier à la carence aiguë, on mit au point une véritable politique de recrutement, dont les discours amusent et choquent la lectrice contemporaine 850 . À côté d'orphelines ramassées dans les rues, de "câtines de la Salpétrière" (selon l'expression du baron de Wimpfen), de demi-mondaines et des filles de joie expédiées aux tropiques 851 , des épouses dignes et bien élevées accompagnaient leurs maris dans la ferme intention de gérer ensemble l'Habitation. Or, condamnée à une existence oisive, à une vie solitaire, elle devenait vite irritable et insupportable pour les Noirs, acquérant cette mauvaise réputation852 que nous décrivent, évidemment, des hommes: "Quant à la plus grande cruauté des femmes que des hommes dans le traitement des esclaves, c'est un fait généralement observé dans toutes les sociétés esclavagistes853 ". Même observation chez Moreau de Saint-Méry: "Rien n'égale la colère d'une femme Créole qui punit l'esclave que son époux a peut-être forcée de souiller le lit nuptial. vengeance 854 Dans sa fureur jalouse elle ne sait qu'inventer pour assouvir sa ." L'Habitation incarcère la femme blanche; accablée de maux dus au climat et à l'inaction, la Créole perd vite et ses moyens de plaire et sa santé: "L'état de désoeuvrement dans lequel les Créoles sont élevées; les chaleurs presque habituelles qu'elles éprouvent; les complaisances dont elles sont perpétuellement l'objet; les effets d'une imagination vive et d'un développement précoce; tout produit une extrême sensibilité dans leur genre nerveux855 ." Pour certaines d'entre elles, la foi apporte soulagement. Madame Desaragne, aux "humeurs imprévisibles" s'imagine revigorée par la messe, alors même que Télumée trouve qu'elle a l'air (Memmi, 1973, p.52), il fait en fait référence à la femme ... blanche?" ("Pluie et Vent...", art.cité, 76; étude reprise dans Littérature et Identité Créole aux Antilles, oc). Je réfère ici à l'allocution du comte d'Haussonville et de Chailly-Bert, L'émigration des femmes aux colonies. Discours pour l'union coloniale française, A.Colin, 1897. Pour plus d'information à ce sujet, consulter La femme au temps des colonies de Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier (Stock, 1985), chap. 3: "L'émigration des femmes ou les premières venues". 850 Pensons à celles que décrit l'abbé Prévost tout au début de Manon Lescaut (Mémoires d'un homme de qualité, PU de Grenoble, 1977-86): conduites au Havre et embarquées pour l'Amérique, les plus jolies sont offertes aux plus riches de la Nouvelle Orléans, les autres sont tirées au sort! 851 852 Minrose C.Gwin, "Green-Eyed Monsters of the Slavocracy: Jealous Mistresses in Two Slave Narratives", art.cité. 853 Gilberto Freyre, Maîtres et esclaves, oc, 324. 854 Moreau de Saint-Méry, Description topographique ..., oc, 43. 855 Moreau de Saint-Méry, oc, 40, note. Portrait du colonisateur 299 enfollé (TM, 98). A d'autres moments, elle revient de la messe en soupirant: "[elle] parlait d'un gouffre béant sous ses pas, du mal qui ne cessait de croître de par le monde" (TM, 98). En trois pinceaux, Carpentier dresse le portrait de la deuxième femme de M. Lenormard de Mézy: "Après avoir réinstallé pour un certain temps dans son lit Marinette la blanchisseuse, M. Lenormand de Mézy [...] s'était remarié à une veuve riche, boiteuse et dévote856 ." Beau spécimen de Créole chétive et mélancolique, Aurore Desaragne est loin d'être l'apparition lumineuse que son prénom laissait présumer. Elle traverse déjà le crépuscule de sa vie: "Elle marchait à l'odeur du temps, et on ne pouvait jamais prédire quelle odeur elle avait respiré (sic)." (TM, 98) Peu d'auteurs ont cherché les causes dans l'attitude de l'homme à l'égard de la femme. Sans doute faut-il avoir vécu les antagonismes multiples de l'univers colonial pour oser lever le voile? Jean Rhys nous les fait saisir dans toute leur âpreté. Dans la réécriture de Jane Eyre des soeurs Brontë857 , Antoinette est tourmentée, comme Aurore, par l'hypocrisie de son mari, par son exclusion et par son inutilité dans une société plantocratique en déclin. Soumises à la domination mâle, tenues à l'écart, la femme noire comme la femme blanche restent esclaves longtemps après l'émancipation858 . 856 Carpentier, Le Royaume de ce monde, oc, 45. 857 Voir Louis James, Jean Rhys, London: Longman, 1978, "Critical Studies of Caribbean Writers". 858 Charlotte Bruner, "A Caribbean Madness: Half Slave and Half Free", art.cité. La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 300 3.3. Portrait de la colonisée.3. Portrait de la colonisée 3.3.1. Habitation du Parc, commune du Carbet, Capesterre.3.1. Habitation du Parc, commune du Carbet, Capesterre Pour Rosalie, enfant de Man Bobette, négresse bossale*, la question du libre engagement pour le Blanc ne se pose pas: sa servitude est évidente du fait de l'asservissement institutionnalisé, source d'un essor socio-économique des métropoles gigantesque et de gains si faramineux que l'on ressentit le besoin de légitimer le commerce d'hommes. Parmi les nombreux écrits d'inspiration philosophique 859 , religieuse 860 et/ou "anthropologique" d'avant la lettre, la thèse de Cornelius De Pauw contribue à accepter le commerce ignoble et la mise en chaîne de la race noire. L'auteur des Recherches philosophiques sur les Américains estima que les Africains et les Amérindiens furent "une espèce mitoyenne, intermédiaire, qui n'avoit d'autre rapport avec nous que la faculté de marcher sur deux pieds, & d'articuler des sons qui ressembloient à des paroles 861 ". C'est à partir d'observations biologiques qu'il conclut à l'absence de Raison, à leur tempérament ardent et conséquemment au destin des Noirs dégénérés: Leur pouls est presque toujours vif et accéléré, et leur peau quand on la touche, paraît échauffée; aussi leurs passions sont-elles fougueuses, immodérées, excessives et n'obéissent presque à aucun frein de la raison et de la réflexion; et comme ils ne peuvent se gouverner eux-mêmes, ceux qui les gouvernent en font d'excellents esclaves. Les organes les plus délicats ont été détruits ou oblitérés par le feu de leur climat natal et leurs facultés intellectuelles se sont affaiblies: ils diffèrent autant peut-être des peuples blancs, par les bornes étroites de leur mémoire et l'impuissance de leur esprit, qu'ils en sont différents par la couleur du corps et l'air de la physionomie 862 . 859 Déjà Aristote considéra que certains peuples furent, de par leur nature, destinés à la servitude. La condition servile serait juste, voire avantageuse pour eux (principe du naturaliter servus). Les philosophes des Lumières sont divisés par la question: si Diderot et Montesquieu sont défavorables à réduire le Noir à une bête de somme, Voltaire et Buffon bestialisent le Noir. Montesquieu, dans un de ses textes les plus notoires, fait semblant d'adhérer aux idées des esclavagistes pour mieux les confondre et faire éclater l'inhumanité des sophismes: "Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens." (De l'esprit des Lois, XV, V). Télumée fera d'ailleurs écho à ses paroles célèbres (cf. infra III, 6.2.2). Voir Antoine Gisler, L'esclavage aux Antilles françaises, XVIIe et XIXe siècle, Fribourg: Ed. universitaires, 1965. 860 L'on sait l'argument avancé par les théoriciens théologues et qui va peser de tout son poids: le négrier serait un missionnaire laïque, pionnier de la Civilisation qui sauve les païens de la barbarie, du fanatisme et de la superstition. Cornélius J.Jaenen, "Réflexions sur l'image de l'autre: l'Amérindien" dans La période révolutionnaire aux Antilles, éd. par Toumson, oc, 350). 861 Cornélius De Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains (1768-1769), Berlin, 1778, tome I, 181. Voir aussi à I. et J.L. Vissière, La Traite des Noirs au Siècle des Lumières, Métailié, 1982, 11. 862 Portrait de la colonisée 301 Il n'y a pas de chapitre schwarz-bartien où ces réflexions, polémiques et controversielles au siècle de l'Encyclopédie, ne trouvent leur écho dans la bouche d'un personnage, de préférence masculin. Laideur simiesque, passion impétueuse, immoralité, "folie antillaise", bêtise, obscénité sont des défauts inhérents à la race noire, solidement ancrés dans l'esprit du Noir. "Singe à queue coupée" (TM, 81), "race tombée", "nèg' né malhéré"; "nèg' cè couillon", "cannibale 'Miam-Miam'" (PDP, 48, 126, 129, 53-55), le Noir serait "un taré jusque dans la profondeur de son sang, un sauvage juste bon à faire des cabrioles et des grimaces" (TJ, 50). Faudrait-il donc, avec Claude Meillassoux, se résigner à l'immuabilité de la condition esclave: "une fois esclave, toujours esclave" 863 ? Pendant son "louage" (TM, 86), Télumée semble bien en faire l'expérience. Aux yeux des Desaragne, elle est reléguéé à une sous-humanité: "Si un plat n'était pas posé avec toute la douceur requise, si une assiette, un verre ne venaient pas du bon côté, ils y voyaient une sorte de confirmation de leurs idées sur le nègre et [ils] se réjouissaient bruyamment [...]" (TM, 97). Si tant de personnages schwarz-bartiens portent leur maître en eux-mêmes, "alors que les chaînes sont tombées" (PDP, 48), c'est qu'il faudrait une triple "résurrection", étant donné la triple mise à mort que signifie l'esclavage864 . Retraçons-la pour Bayangumay. Arrachée à son époux et à son clan, la diola capturée par les "marchands d'hommes" subit d'abord une défamiliarisation et une désocialisation. Tous les rapports sociaux étant rompus avec sa société d'origine, Bayangumay appelée Man Bobette vit très mal cette mort sociale. À la désocialisation succède la décivilisation due au rapport univoque qui l'oppose au maître. En effet, dépendant entièrement et arbitrairement de celui-ci, l'esclave n'appartient plus à une cité, droit que l'Africaine aura le plus grand mal à réconquérir865 . S'y ajoute encore la dépersonnalisation: considérée comme outil animé, Bayangumay n'est pas une personne à part entière. Enfin, dans le cas de la femme, l'attribution des tâches indépendamment du sexe et de notions culturelles de masculinité et de féminité résulte en une désexualisation 866 et une désacralisation. Après avoir indiqué chacune des étapes aliénantes, on comprend mieux que l'esclave d'eau salée*, sans attache aucune au nouveau pays, souffre la pire condition qui soit. En juxtaposant, 863 Claude Meillassoux, Anthropologie de l'esclavage. Le ventre de fer et d'argent, oc, 308. 864 ibid, chap.V: "Non-nés et Morts en sursis." cf. supra I, 3.2. 865 "C'est que le doute demeure, non sur sa capacité de gérer ses instincts, ni sur celle de gérer son corps ou sa famille, prolongation de son corps, mais sur celle d'intervenir dans la cité et le prétoire [...]", précise Sala-Molins (Les misères des Lumières, oc, 33). 866 Inversement, pour humilier publiquement l'homme esclave, certains maîtres lui imposent des tâches féminines (garde des négrillons, laver les drills, cuisiner). 302 La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels par la structure en deux livres, ces deux générations que désormais tout sépare, André SchwarzBart fait ressortir que, même si l'esclave d'eau douce* apprenait de la mère ce qu'était la vie en Afrique, elle ne l'avait pas vécue et, de ce fait, ne pouvait souffrir au même degré. Par conséquent, cette faim de liberté qui dévore la mère est moindre pour la fille. Alors que la négresse épave*, véritable "plaie des plantations" (LMS, 63) ne se laisse pas "mater", l'enfant à la peau chapée* ne pense guère à s'enfuir et se résigne à être ce qu'on lui demande d'être, une jolie "poupée de cire" (LMS, 66). Que ce soit aux colonies ou en métropole, la négrillonne d'eau douce, et à plus forte raison, la métisse "au teint exquis" servent d'objet décoratif dans le boudoir. Tel est le sort d'Ourika, Sénégalaise "vêtue à l'orientale, assise aux pieds de madame de B.", l'enfant émerveille les Parisiennes: Les plus anciens souvenirs ne me retracent que le salon de madame de B.; j'y passois ma vie, aimée d'elle, caressée, gâtée par tous ces amis [...]867 . Jouet offert à la fille du maître, Deux-âmes est condamnée "à flatter les caprices [de l'enfant créole], [qui] ne veut pas souffrir la moindre contrariété. Ce qu'il voit, il le veut, ce qu'on lui montre, il l'exige [...]868 ." Elle sert de souffre-douleur, dont les "fonctions furent celles, bien appréciées, d'une poupée commandée, maniée à la volonté par son petit maître, bousculée, maltraitée, tourmentée [...]869 . Exemplairement servile, Deux-âmes subit le despotisme sadique en se prêtant à un "quatre piquets 870 *", châtiment secrètement épié par son père: Et puis à la grande tristesse de M. Mortier, sa douce Xavière approuvant les préparatifs et la curieuse mulâtresse s'allongeant sur le ventre, sans mot dire, après avoir proprement rabattu sa robe sur ses reins, cependant que chacune des esclaves la tenait par la cheville ou le poignet. Et enfin la petite maîtresse se saisissant d'un mignon fouet à manche d'os, et le soulevant en grimaçant, comme fait le commandeur... À ce moment, M. Mortier étouffa une plainte et, en une sorte d'éclair, il entrevit la malédiction dans laquelle l'esclave entraînait son maître, tous deux rivés à une même chaîne qui les reliait plus étroitement que l'amour [...] (LMS, 64-65) Scène qui double sa réalité quotidienne, le jeu des enfants instruit le père sur un aspect de son 867 Madame de Duras (1777-1828), Ourika, Ed. des Femmes, 1979. première édition 1823 868 Moreau de Saint-Méry, oc, 35. 869 Freyre, Maîtres et esclaves, oc, 322-323. 870 Punition pour faute légère: étendu sur le sol, l'esclave est attaché aux "quatre-piquets" et fouetté au "nerf de boeuf" (Voir la scène initiale dans Dominique, nègre esclave de Léonard Sainville, oc). Un tableau de 1843 de Marcel Antoine Verdier représente cette torture corporelle: "Châtiment des quatre piquets dans les colonies". Portrait de la colonisée 303 être réprimé. Louis Mortier se réalise que son propre exercice d'autorité abrutit et donc décivilise lui-même et ceux qu'il aime tendrement. Maître et esclave se corrompent réciproquement, danger de déshumanisation réciproque, contre lequel tant de philosophes (Hegel, notamment 871 ) ou d'essayistes 872 avaient mis en garde. Fanon démontre que la "déshumanisation de l'opprimé se retourne et devient l'aliénation de l'oppresseur873 "; Césaire en fait le fil rouge de son théâtre874 . Au même titre que l'esclave essaie de se dé-chosifier, de transgresser la chosification à laquelle le condamme le maître, le dernier s'efforce sans répit d'abaisser le premier de peur de voir son autorité compromise. Piégés tous deux par ce mécanisme vicieux, maître et esclave s'affrontent sans cesse, se néantisent l'un l'autre et se vengent de leur sort irréversible. Cette perversion réciproque est sans aucun doute le plus fort argument anti-colonialiste et antiesclavagiste875 . "Poupée de cire aux jointures articulées", marquée par cette "cruelle absence dans ses yeux, qui semblaient doués d'une vie minérale" (LMS, 66), l'enfant irrite son entourage par son bégaiement qui la prend immédiatement après le marronnage de sa mère. C'est que l'enfant sait "qu'il y en avait, des négresses, qui emmenaient leurs petits dans la montagne, et sans doute prenaient-ils ensemble le beau navire pour l'île à Congos" (LMS, 59) 876 . Pour Deux-âmes, cet abandon par la mère est une trahison impardonnable qui l'indigne désespérément. Selon le Blanc, ce bégaiement serait preuve de mauvaise volonté. Loin d'y voir le résultat d'un inachèvement éducatif, d'un retard psycho-moteur dû à un manque d'amour, le maître l'accuse de Barbara Bush, Slave Women in Caribbean Society, 1650-1838, oc, 24: "For Hegel, slavery was "human parasitism" with owners feeding on their slaves to affirm their own liberty and power at the experience of the enslaved. From this perspective, slavery degraded both master and slave." 871 Memmi essaie d'en décrire toutes les implications dans son Portrait du Colonisé, oc, 74-5: "il lui [le colonisateur] faut nier le colonisé et, en même temps, l'existence de sa victime lui est indispensable pour continuer à être." 872 Comme l'a bien vu Sartre, dans la Préface au Portrait du Colonisé d'Albert Memmi (Pauvert, 1966, 29); préface qui rappelle en maints endroits Orphée Noir. 873 874 Voir Rémy-Sylvestre Bouelet, Espaces et dialectique du héros césairien, HA, 1987. 875 Minrose C. Gwin, "Green-Eyed Monsters of the Slavocracy: Jealous Mistresses in Two Slave Narratives", art.cité, 41: "In the antebellum and Civil War periods, the slave narratives designed first of all to convince a white nordern audience that slavery was wrong - not just for the slave but for everyone. Wronged mistresses were depicted as cruel and vindictive, but they were also construed as victims themselves of an institution which allowed sexual degradation of black women and forced an acceptance of the double standard for white women." 876 Arlette Gautier précise: "ce couple inhabituel sur les routes augmente considérablement les chances d'être reprise d'autant que l'enfant entrave ses mouvements, qu'il faut le porter, le nourrir." Afin d'empêcher le marronnage, les maîtres mettaient une énorme chaîne au cou des mères insoumises, à laquelle ils attachaient l'enfant. ("Les esclaves femmes aux Antilles françaises", Réflexions historiques, 1983, 431) 304 La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels "mauvaise volonté." Afin de remédier à cette fâcheuse imperfection qui dévalorise la belle esclave, le colon n'hésite pas à la faire mutiler 877 : M. Mortier fit donner un coup de rasoir sous la langue de l'enfant, ainsi qu'on fait du voile des oiseaux. La petite fille ne paraissait pas souffrir. Un filet de sang coulait de sa bouche aux coins baissés, boudeurs un peu en gueule de brochet [...] (LMS, 63-4) Le narrateur, par ce traitement atroce, rend saisissant que la mutilation de la langue prive à jamais la petite fille d'une maîtrise parfaite de la parole, et par conséquent, d'une identité. Punie pour un dérangement langagier pour lequel, pourtant, le Blanc est directement responsable, Deux-âmes ne sera qu'à moitié un être humain; une victime d'autant plus vulnérable que silencieuse entre les griffes des autres. Dans La mulâtresse Solitude, la langue mutilée de la mulâtresse sert de métonyme pour sa condition et l'idiome du Noir asservi: marqué par l'empreinte du monde coercitif, le créole a beau être un langage confisqué du maître 878 , il reste aux yeux de Glissant un bégaiement systématisé; langage simplifié, poussé à l'extrême de la simplification: le zézaiement, la traîne, l'idiotie sont autant d'effets d'un langage maintenu dans le stade infantile et d'une mise en scène du détour, dicté par la nécessité de survie (DA, 32 et sv). Incapable de parler d'un seul flux, Deux-âmes a pourtant le don d'ânonner des berceuses créoles, celles-mêmes d'esclaves aspirant à la mort. La récitation par coeur de chants et de poèmes qu'on lui a inculqués de force fournit la plus probante preuve de l'aliénation de la voix de l'Autre: la femme colonisée est stigmatisée à reprendre, aveuglement, le discours de Prospéro. Curieusement, la jeune maîtresse se laisse bercer par des chants noirs, notamment par la "chanson de cannes Zulma, à cause de la mélodie plaintive qui s'accommodait avec les mouvements fatigués de son coeur": Tuez-moi mais rendez-moi Zulma Rendez-moi ma Zulma Pour vivre sans elle Dans Meridian, l'esclave Louvinie, conteuse chatoyante, affabule tellement bien qu'elle tue involontairement le fils chétif du maître. Ce dernier lui coupe la langue comme punition de son infanticide. Louvinie enterre son organe de parole sous un pousse de magnolier qui devient le plus grand arbre sur la Plantation, abri des fugitifs dont émane une musique ensorcelante et mystérieuse. (Walker, New York: Harcourt Brace Jovanovitch, 1976). 877 Gilbert Gratiant-Labadie, "La langue créole" dans Itinéraires et Contacts de cultures, HA, 1982, Volume I: L'écrit et l'oral, 18-19. La langue naissante s'appuie sur les vocables français entendus, que l'esclave reproduit en transformant selon l'appareil phonique, en simplifiant la syntaxe. À leur tour, les maîtres français reprenaient certaines tournures, certaines phrases, certains mots entendus de leurs esclaves, si bien que le créole est influencé par les parlers africains également. 878 Portrait de la colonisée 305 Je n'ai pas les moyens (LMS, 70) 879 L'enfant est encore appelée aux soirées de musique pour divertir un select auditoire blanc: aucune demoiselle dans l'île ne donnait avec tant de grâce les chansons à la mode, tandis qu'elle penchait la tête, le cou recourbé comme un cygne: Paris est si charmant et si délicieux; Qu'on n'en voudrait partir que pour aller aux cieux. (LMS, 80). Surnommée "la pimpante" et "le perroquet" (LMS, 78), l'enfant reçoit comme seul compagnon un ara qui, par ses croassements irritants, lui rappelle son propre drame, inaudible et invisible. C'est sur l'oiseau qu'elle se venge des punitions pour ses "chevrettes", pour la "rumeur", le "vent inarticulé", "les mots qui se t[iennent] dans sa gorge, tels des chiffons" (LMS, 51). Tel est bien le pernicieux mécanisme esclavagiste: l'esclave se trouve un souffre-douleur sur qui se consoler de sa dépersonnalisation. Suite à l'empoisonnement des poules, Solitude perd tous les avantages relatifs à son phénotype. Ravalée au rang de "bête des champs" (LMS, 74), elle devient une proie d'autant plus facile que muette pour les hommes noirs et blancs. Séduits par sa beauté corporelle, ceux-ci sont pourtant horrifiés par son rire, seul moyen de résistance aux viols multiples. Son rire est celui de "personnes qui ne sont plus là, car elles naviguent dans les eaux de la Perdition" (LMS, 74). Exploitée et ravalée à cause de son sexe et de sa couleur, elle réagit à peine à l'agression physique, contrairement à Télumée qui, elle, devra son triomphe à la résistance verbale, décolonisant pleinement sa voix opprimée. Variante de cette biguine dans Texaco: "Oh tuez-moi mais laissez-moi la liberté, tuez-moi mais laissez-moi Ninon!..." chantée par Esternome pour sa bien-aimée Ninon. (Chamoiseau, oc, 98) 879 306 La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 3.3.2. Habitation Belle-Feuille à Galba.3.2. Habitation Belle-Feuille à Galba 3.3.2.1. Marronne sans bois.3.2.1. Marronne sans bois Chaque nouvelle étape dans la vie de Télumée implique un déplacement dans l'espace et plus précisément la traversée du pont de l'Autre Bord. Après avoir quitté L'Abandonnée pour aller vivre chez sa grand-mère, elle laisse maintenant Fond-Zombi derrière elle pour "se louer" (TM, 86) chez les Desaragne. Cette fois-ci, Télumée est seule à effectuer le rite de passage qui va l'initier au monde des Blancs. Alors qu'accompagnée de Reine Sans Nom, elle s'émerveillait devant ce monde qui lui était pourtant inconnu, Télumée est "entre deux âmes, en rage de devoir aller là" (TM, 89). En fait, elle n'a pas d'autre choix. Reine avait beau "se décarcasser, entretenir la case des accouchées, soigner des bêtes en colonage*, porter la charge des marchandes à la route coloniale880 , à peine [avait-elle] une livre de porc frais tous les samedis et une robe de cotonnade tous les ans" (TM, 86). Le chômage saisonnier ("où as-tu vu que les cannes se plantaient toute l'année?..." TM, 86), la récession économique, conséquence de la concurrence métropolitaine sur le marché sucrier, voire la crise d'emploi qui change Fond-Zombi en décor de rixes sanglantes, d'agitation générale ("[De jeunes oisifs] arpentaient la combe, narguant ceux d'entre eux qui avaient trouvé un job" (TM, 82)) obligent la jeune femme à s'engager auprès des Békés. En dépit de la liberté dont jouissent les Noirs en période post-esclavagiste, Télumée n'est pas libre de travailler où et pour qui elle veut. Malgré l'opposition nette de la Reine et d'Élie, pourtant toute de forme, "colères d'apparat" (TM, 134), Télumée se résigne à gagner quelques sous "avant de s'enfoncer sous le soleil des cannes" (TM, 68). Tandis qu'Élie craint que sa fiancée "[serve] ses seize ans de plat de jour" (TM, 106), et que lui refuse carrément de travailler pour les Blancs, Télumée n'est qu'en apparence plus "servile". Sa docilité n'exclut pas une forte combativité et une ruse maligne par lesquelles elle défie le pouvoir blanc. Le couple binaire lâche/courageux ne recoupe pas celui de soumission/insoumission: l'antillanité réside dans le jeu ingénieux et créateur de survie auprès de l'ennemi. Télumée est, comme le lui reprochera d'ailleurs son époux, "une marronne sans bois" (TM, 158) qui renverse complètement le schéma d'appartenance/alliance881 : Télumée feint d'être l'alliée des Blancs, se construisant une bonne réputation tout en appartenant bien à la communauté noire de Fond-Zombi. Domestique des Blancs, elle adoptera une dualité comportementale qui est négative en termes de respectabilité auprès des Blancs qu'elle défie, mais positive au niveau de la réputation afro-antillaise 882 . C'est Lafcadio Hearn trace un beau portrait de ces porteuses charriant d'énormes trays* sur la tête dans Esquisses martiniquaises (Mercure de France, 1924, trad. française de Marc Logé, 16). 880 881 882 Mireille Rosello, Littérature et Identité créole aux Antilles, oc, 144 et sv. Barbara Bush: "Of all slaves, domestic servants probably exhibited the greatest degree of duality of Portrait de la colonisée 307 moins par résistance ouverte (le cas d'Élie) que par opposition larvée et par retournement des armes (mots/regards) qu'elle se forgera une renommée dans le hameau. Si son rôle officiel est donc d'être une "bonne négresse à sa maîtresse", son rôle officieux sera de résister à l'attitude avilissante des patrons. En d'autres termes, c'est déjà par sa réponse inouïe aux formes insidieuses de répression et à la violence psychique qu'elle se montre digne du surnom "Miracle" (TM, 243). Conjurant la violence physique autant que psychique au sein même d'une culture dominante, préservant son identité dans les interstices de la machine "esclavagiste", elle mérite les formules louangeuses de "tambour à deux peaux", "couteau à deux lames". Son état "entre deux âmes" tient encore à la différence extrême que représente à ses yeux le monde des Blancs où "rien n'est laissé au hasard", où règne "un temps sans surprise, sans nouveauté" (TM, 91), où "l'écho des temps anciens" la persécutera jour et nuit. Intuitivement, l'adolescente de seize ans sait que son intégrité y sera mise à rude épreuve. Qu'elle s'engage de surcroît chez le descendant du "Blanc des blancs", celui qui "faisait éclater la rate aux nègres, juste pour décolérer", "celui qui te serrait un petit nègre dans les bras pour le faire mourir" (TM, 88) ne fait qu'accroître sa répulsion. Télumée a le vague pressentiment qu'elle revivra en quelque sorte la violence, si ce n'est le viol, dont fut victime l'aïeule Minerve chez les Labardine (qui, apparemment, sont liés aux Desaragne, comme nous l'apprend le dialogue initial entre Aurore et Télumée). Se louer chez les Desaragne prend alors une signification des plus symboliques: Télumée ose relever des défis semblables à ceux affrontés par ses aïeules. S'éloigner de Fond-Zombi sans la grand-mère signifie avancer sans sa protection, sans le gage de sa force spirituelle dont elle aura tant besoin. Belle-Feuille provoque un véritable "dépaysement", microcosme fantomatique qu'elle ne connaît que par le biais des contes et des chants d'esclaves. La description de son état d'âme dénote "l'inquiétante étrangeté": "cette variété particulière de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier 883 ". Franchissant une deuxième fois "la légère passerelle qui relie Fond-Zombi au monde", elle se dit hypnotisée par l'espace: Derrière moi, la route des cannes se poursuivait à une petite longueur de gaffe, mais déjà je me sentais dans un autre monde, et c'était comme si je m'enfonçais au choeur même d'une église, la même fraîcheur, le même silence, le même éloignement de tout. Et tandis que j'allais ainsi, d'un pas retenu malgré moi, contrôlé, soudain surgit une vaste demeure à colonnades et bougainvillées [...] (TM, 89-90) behaviour. [...] Reputation (Afro-Caribbean value-orientated) often undermined 'respectability' (European valueorientated)." ("Defiance or Submission? The Role of the Slave Woman in Slave Resistance in the British Caribbean", Immigrants and Minorities, Vol 1, March 1982, 21-22. 883 Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais, GA, 1985, p.215. La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 308 Quelque chose d'étrangement familier, d'Unheimlich, jusque-là blotti dans son inconscient se réveille en elle. L'approche de la vaste demeure ranime une peur instinctive, des complexes infantiles; de primitives convictions semblent de nouveau confirmées884 . Ce retour des Lougandor au lieu de hantise est une autre figure répétitive du roman, comme l'a bien vu Ernest Pépin885 qui cite à propos René Girard: La communauté est à la fois attirée et repoussée par sa propre origine; elle éprouve le besoin constant de revivre sous une forme voilée et transfigurée; le rite apaise et trompe les forces maléfiques parce qu'elle ne cesse de les frôler; leur nature véritable et leur réalité lui échappent puisque ces forces maléfiques proviennent de la communauté elle-même. La pensée rituelle ne peut réussir dans la tâche à la fois précise et vague qu'elle s'assigne en laissant la violence se déchaîner un peu, comme la première fois, mais pas trop, en répétant... 886 Le trajet de Télumée prend un caractère rituel parce qu'il l'amène au lieu sacrificiel des aïeules. Or la dernière Lougandor s'y rend dans l'intention ferme de se venger de l'injustice faite à Minerve en résistant au maître, purifiant ainsi la souillure ancestrale, suppliant réparation d'une ancienne faute et réhabilitation d'une esclave honnie et avilie. *** 3.3.2.2. Conversations entre maître et esclave.3.2.2. Conversations entre maître et esclave887 L'épisode des Desaragne comprend trois discours entre la protagoniste et ses maîtres qui illustrent, primo, comment se traduit le rapport dominant/ée dans l'échange verbal, et secundo, à travers quelles modalités Télumée résiste (dans et par le discours) à l'aliénation. Fidèle à ellemême et aux valeurs qui lui sont transmises par la Reine, Télumée réplique tantôt de façon parcimonieuse et soumise, tantôt insolemment. Ces trois dialogues entrecroisés mettent d'abord en relief la discrimination selon les paradigmes (et dans cet ordre) de la classe, de la race et du sexe. Ensuite, ils montrent l'évolution d'une servitude exemplaire à une résistance de plus en plus ouverte. 884 Sigmund Freud, Das Unheimliche dans Essais de pscychanalyse appliquée, GA, 1971, 205. Ernest Pépin, "Pluie et Vent sur Télumée Miracle de SSB: Le jeu des figures répétitives dans l'oeuvre", art.cité, 95. 885 886 René Girard, La Violence et le Sacré, Grasset, 1972, 143. Cette partie a fait l'objet, sous forme modifiée, d'une communication présentée à la Third International Conference on Caribbean Women Literature à Curaçao, du 28 au 31 juillet 1992. 887 Portrait de la colonisée 309 Regardons d'abord le discours d'engagement, commenté par de nombreux critiques 888 , sur lequel je tiens à revenir tant l'antagonisme de classes se réflète dans l'antagonisme linguistique: la dichotomie entre langue vernaculaire (créole) et langue standardisée (français) recoupe celle entre servitude/race noire, domination/race blanche. L'esclave s'empêtre dans une toile langagière, comme le suggère déjà le nom même Desaragne. Dans l'échange inaugural entre la jeune femme noire cherchant un emploi et la Créole, de multiples indices d'ordre sociolinguistique et discursif rendent compte des rôles respectifs de l'exploiteuse et de l'exploitée. Il faut d'abord remarquer que la rencontre entre la future patronne et la domestique donne lieu à un dévisagement fort long. "Race oblige", Aurore examine avec condescendance sa future servante qui, elle, baisse le regard, règle de conduite passée en proverbe "Les yeux du Blanc crèvent les yeux du Noir" 889 . Médusée, Télumée se sentira traquée par ses "yeux métalliques, perçants, lointains sous lesquels [elle] n'existai[t] pas" (TM, 91-2) 890 . Constamment pétrifiée et anéantie par ce regard dont seul le Béké a le privilège, Télumée deviendra une de ces "faces insonores, couleur de papaye et d'ennui, qui s'arrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts..." que se rappelle le poète d'Éloges 891 . Après ce dévisagement, la maîtresse entame un interrogatoire qui, tout entier guidé par elle, est un beau morceau d'anthologie: -C'est une place que vous cherchez? -Je cherche à me louer. -Qu'est-ce que vous savez faire, par exemple. -Je sais tout faire. -Vous connaissez cuisiner? -Oui. -Je veux dire cuisiner, pas lâcher un morceau de fruit à pain dans une chaudière d'eau salée. -Oui, je sais. -Bon, c'est bien, mais qui vous a appris? -La mère de ma grand-mère qui s'était louée dans le temps chez les Labardine. -C'est bien, savez-vous repasser? -Oui. -Je veux dire repasser, c'est pas bourrer de coups de carreaux des drill* sans couleur. (TM, 90) (Je souligne) Voici les remarques sur ce dialogue (si c'en est un?) entre deux femmes que tout sépare. 888 Parmi eux, Bernabé dans TED, art.cité, 122; Fanta Toureh, oc, 110-111; M. Bouchard, oc, 75. 889 cf. supra III, 2.6. 890 Richard Burton, "Le thème du regard dans la littérature antillaise", art.cité et Ronnie Scharfman, "Mirroring and Mothering in Pluie et Vent and Wide Sargasso Sea", art.cité. 891 Saint-John Perse, Éloges, GA, 1967. 310 La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels - Mme Desaragne fait tout pour mésentendre son interlocutrice qu'on peut supposer parler en "Français de France". On peut imaginer que Télumée se serve de son bagage scolaire afin d'entrer dans la maison des Blancs. Or, du fait que c'est la patrone qui, la première, change du français en créole ("vous connaissez cuisiner?"), l'effort de Télumée est raillé. En même temps, si l'opposition entre l'un et l'autre idiome recoupe celle entre Noirs (paysans de la campagne) et Blancs (bourgeois de la ville), on assiste ici à l'interférence entre les deux langues qui prouve d'une part le continuum linguistique et d'autre part, le côté artificiel de cette opposition inculquée à l'école entre la langue noble et la langue ignoble. Puisque c'est dans la bouche de la Créole que le créole remonte, les (petits) Békés sont représentés comme une classe qui, bien qu'elle défende l'apartheid et par conséquent, la diglossie, parle créole892 . - L'interrogatoire concerne essentiellement l'aptitude professionnelle. La jeune négresse intéresse la Créole dans la mesure où elle saura exécuter les tâches, obéir à ses ordres. L'identité est subordonnée aux aptitudes au travail; c'est du moins l'impression qu'elle donne. Car la Reine est venue l'informer quelques jours avant sur sa petit-fille, en déclinant son identité. - L'on se tromperait en interprétant le vouvoiement comme signe de politesse et de respect. Il est au contraire un signe de distance volontairement retenu, de froideur et de méfiance à l'égard de la Noire. Aux Antilles, il arrive qu'un homme vouvoie sa femme afin de lui signaler que c'est lui le maître à la maison. - La réponse de Télumée ("je sais tout faire") n'est pas du tout appréciée par son interlocutrice qui la juge fort présomptueuse. Ne se contrôlant pas, Aurore oublie le français standard, code langagier du groupe dominant, et commet un lapsus par inadvertance. Le "vous connaissez cuisiner" renvoie Télumée dans son "Umwelt893 ". Dans un contexte plurilinguistique, le changement de code linguistique sert d'arme pour déconsidérer et rabaisser l'autre 894 . Ce code switching est, comme le remarque bien Carol Meyers Scotton dans ses Carol Tennessen, Authority and Resistance in Language. From Michel Foucault to Compère Lapin, University of Wisconsin-Milwaukee, 1985, 15: "while language patterns certainly say something about the structure of a society, at the same time the way language is structured also positions speakers in that society. This could mean, with respect to the French West Indies [...] that not only does the lack of collective responsibility in Martinique at present reinforce a kind of stagnation in the Creole language but also that the language itself reinforces the split vie-en-français/vie-en-créole which marks all the Martinican society." 892 893 Fanon, Peau noire, masques blancs, oc, 26. Keith Allan et Kate Burridge, Euphemism and Dysfemism, Language used as Shield and Weapon, Oxford University Press, 1991, 27: "Dysphemisms are used in talking about one's opponents, things one wishes to show disapproval of, and things one wishes to be seen to downgrade. They are therefore characteristic of political groups and cliques talking about their opponents [...]" et 221-222: "To speak dysphemistically is to use language as a 894 Portrait de la colonisée 311 articles sur l'interaction linguistique en Afrique du Sud, un indice de la position sociale qu'occupent émetteur et récepteur dans le dialogue895 . Face à l'agressivité verbale du Blanc, face à l'usage "dysphémique" du Blanc, le Noir se protège par l'euphémisme: Télumée cite comme référence l'esclavage de Minerve "dans le temps" chez "les Labardine". - Chaque acte (cuisiner, repasser) se définit négativement ("sè pas" + verbe) de façon à exprimer le doute et la méfiance à l'égard de la Noire. Le préjugé racial, l'idéologie raciste imprègne tout le discours de la patronne. Les créolismes auxquels recourt la patronne ("carreaux" pour "fers à repasser") marquent la distance entre les classes. Mais au-delà de l'aspect discriminatoire, il me semble essentiel qu'un même concept signifie réellement autre chose en fonction de l'ethnie: "cuisiner" égale "jeter des morceaux de fruit à pain dans l'eau salée" pour le Noir, "faire des béchamels" pour le Blanc. La cuisine est un discours identitaire au même titre que les modes vestimentaires de l'un et l'autre groupe racial. - L'interrogatoire concerne principalement les différentes tâches ménagères auxquelles sera destinée Télumée: elle sera une res servant au repassage et au cuisinage, sans aucune considération pour sa personnalité. Télumée se "chosifie": "je tournais sorbet à la crème, au chocolat, sorbets à la pomme-liane et au coco, sorbets rouges, sorbets verts, bleus, jaunes, sorbets amers et sorbets doux, sorbets à devenir moi-même sorbet" (TM, 97). Tout à la fin de ce premier dialogue, la patronne change brusquement de sujet: elle la met en garde contre "l'inconduite", soulignant que sa maison est "respectable" (TM, 91). Malgré que Télumée précise qu'elle vit seule avec sa grand-mère, cellule matrifocale qui garantirait sa "droiture", Mme Desaragne la soupçonne d'inciter son époux à la débauche. D'où sa demande impérieuse de "respecter les gens comme il faut". - Ce que la structure de la conversation illustre superbement est que la femme noire, n'est guère locutrice: il lui est seulement permis de répondre de façon concise aux questions. Grâce à sa docilité, Télumée passe superbement "son examen du blanc" (titre ambigu du roman de Manicom) et se voit admise dans la demeure des Blancs. Il n'empêche que l'incompatibilité entre les deux mondes, la complexité des relations entre ces groupes sociaux antagonistes, régis chacun par des moeurs et une langue spécifiques, transparaît encore mieux à travers un second weapon to assault another or perhaps just to exclude them". Carol Meyers Scotton, "Code switching as indexical of social negotiations" dans Code switching: anthropological and sociolinguistic perspectives, éd. par Monica Heller, Berlin: Mouton de Gruyter, 1988, 151186. 895 La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 312 dialogue entre les deux femmes. *** Mue par un besoin de contact, de communication avec autrui, la solitaire Mme Desaragne s'adresse quelquefois à Télumée qu'elle trouve "une bonne négresse." En de rares occasions, les deux femmes échangent quelques mots, sous l'initiative d'Aurore qui transgresse alors ses propres règles. De "faiseuse de béchamels", la domestique se hisse alors au rang de partenaire discursif à pied d'égalité. Télumée profite alors de l'occasion pour résister aux "paroles de blanc" (TM, 93). Parmi les multiples tâches qui lui incombent, il y en a une se prête particulièrement bien à des confidences féminines. Le mardi, Télumée est surveillée pendant l'empesage des chemises du patron: [Aurore] me faisait alors remarquer, en un sourire ravi, étonné... il est si délicat votre patron, trop amidonné ça lui coupe la peau, pas assez le tissu est sans fraîcheur, elles lui collent, il faut voyezvous que je vous surveille, que ça tienne juste assez. (TM, 93) Cet aveu a de quoi désarçonner Télumée pour qui l'image du maître, rappelons-le, se confond avec celui de son aïeul, le "Blanc des Blancs" qui "te serrait un petit nègre dans les bras pour le faire mourir" (TM, 88). C'est pourquoi Télumée s'efforce de ne pas réagir, fidèle aux conseils de man Cia et de la Reine: "sois une vaillante petite négresse, un véritable tambour à deux peaux." Il n'en reste pas moins que Télumée apprend ici à connaître de façon intime ce maître tant redouté. L'épouse suscite-t-elle de la curiosité pour l'objet de son amour qu'elle craint perdre à cause de cette jeune servante? S'agit-il de surprendre Télumée qu'elle suppose devoir être sensible au pouvoir séducteur de son mari, ne fût-ce que par volonté de "se blanchir"? Ou encore, est-elle de mèche avec son mari qu'on verra faire des avances à la domestique? Sans doute, il s'agit de tout cela à la fois; le monologue, apparemment banal, fait pression sur elle, l'intimide jusqu'à lui faire violence. Araignée qui piège sa proie, Aurore oblige Télumée à esquiver habilement les propos provocants. "Se félicitant d'être sur terre une petite négresse irréductible, un vrai tambour à deux peaux" (TM, 94), Télumée "[s]e faufille à travers les mailles de la nasse qu'[Aurore] tissait de son souffle" (TM, 93). Faisant la sourde oreille au discours laudatif, elle se garde de répliquer quoi que ce soit. Ce n'est pas qu'elle n'ait rien à dire, mais elle choisit ainsi délibérément de décevoir sa patronne. Tout se passe comme si Aurore lui ôtait le bâillon et que Télumée se refusait de lui en savoir gré. Elle s'obstine à garder ce silence, effort qui est aussi éprouvant que le malaxage de l'amidon: "[s]e tenant sur le qui-vive, toute prête à esquiver" (TM, 93). On voit très bien que, de Portrait de la colonisée 313 la sorte, elle énerve la maîtresse, et qu'elle gagne du terrain dans la bataille discursive. À propos du silence comme résistance dans/par le discours, Tennessen osberve: The defining feature of silence, in fact, is this lack of response which gives the person who does not answer a certain advantage. That person gains control, in a sense, by his or her silence in much the same way that the power of the sexual object, for exemple, lies in its absence of desire (the one who loves less, as we know, always has the upper hand) 896 . Lorsqu'il s'agit d'une joute verbale, Télumée, se rappelant le proverbe créole "Toute vérité n'est pas bonne à dire", opte pour le silence et le ton humble. Devant une indifférence aussi tenace, Mme Desaragne perd son sang-froid et vire brusquement de bord: Mais savez-vous seulement à quoi vous avez échappé?... sauvages et barbares que vous seriez en ce moment, à courir dans la brousse, à danser nus et à déguster les individus en potée... on vous emmène ici, et comment vivez-vous?... dans la boue, le vice, les bacchanales... (TM, 93) Exemple inégal de discours négrophobe, l'accusation d'Aurore comprend tous les vices imputés aux nègres: barbares, sauvages, impudiques, anthropophages. Malgré plusieurs siècles de tutelle française, les Noirs resteraient d'éternels incorrigibles. Aussi la misère quotidienne leur incombe-t-elle pleinement; à en croire Aurore, aucun blâme ne touche les Blancs qui auraient sauvé les esclaves des mains de féroces roitelets. Sans doute l'attaque culmine au moment où Aurore décrit une situation que Télumée ne reconnaît que trop bien: Combien de coups de bâton ton homme te donne-t-il? ... et toutes ces femmes, avec leurs ventres à crédit? ... moi, je préférerais mourir, mais vous, c'est ce que vous aimez: drôle de goût, vous vous vautrez dans la fange, et vous riez. (TM, 93-4) Il n'empêche que Télumée "demeure intacte sous ces paroles de blancs, ces gestes, ces mines incompréhensibles" (TM, 97), fidèle aux conseils de la Reine qui lui a dicté la voie de salut: celle de faire entendre une autre voix. Tel est le mode d'emploi avec la patronne: je lui abandonnais la première face, afin qu'elle s'amuse, la patronne, qu'elle cogne dessus, et moi-même par en dessous je restais intacte, et plus intacte il n'y a pas. (TM, 94) Devant ce mur d'incompréhension (feinte), devant ce silence (apparemment) inflexible, Mme Desaragne désespère au point de supplier un commentaire. Reconnue enfin comme "sujet discursif" apte à dialoguer avec autrui, priée même de subvenir au besoin de communication de 896 Carol Tennessen, Authority and Resistance in Language: From Michel Foucault to Compère Lapin, oc, 111. La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 314 l'autre, Télumée continue de décevoir Aurore. Fidèle à la logique du trickster, elle approuve les propos et lui donne l'impression de se ranger de son côté. Télumée dit ce que la Blanche veut entendre: -Madame, on dit que certains aiment la lumière, d'autres la fange, c'est ainsi que le monde tourne... moi je ne sais rien de tout ça, je suis une petite négresse si noire que bleue et je lave, je repasse, je fais des béchamels, et voilà tout... (TM, 94) Un dernier dialogue oppose la servante noire à l'homme blanc: le critère du sexe modifiera de façon significative la résistance discursive. Beaucoup plus pauvre en échanges verbaux, il en dit pourtant long sur la pérennité du rapport dominée/dominant. La femme noire est donc à la fois confrontée à son "égale" blanche et à l'homme blanc. Ces deux personnages blancs enferment la servante dans une bizarre relation triangulaire; lui demandant affection et amour, ils n'en finissent pas de déséquilibrer Télumée qui croit à tout moment s'évanouir dans le néant (TM, 141). *** Une nuit, comme si c'était convenu entre eux, M. Desaragne surgit dans le pauvre réduit de Télumée, intrusion qui correspond déjà à un viol de son espace privé. Télumée se sent ravalée au rang des misérables objets sur lesquels plane le regard furtif du Blanc. Il lui jette ensuite une belle robe de soie et pose ses mains sous sa jupe. Comment réagit-elle? Il faut remarquer qu'elle se laisse d'abord aller dans les bras de M. Desaragne pour mieux, ensuite, le désarçonner par ses propos désinvoltes et insolents. Elle lui murmure notamment: "j'ai un petit couteau ici et si je n'en avais pas, mes ongles y suffiraient..." (TM, 110-111) Non seulement elle refuse ici ce à quoi le maître pense naturellement avoir droit, mais de plus, elle menace de castration celui qui se comporte comme le coq parmi ses poules. Télumée se défend ferme en menaçant d'ôter au Blanc un moyen de domination particulièrement exécrable: sa puissance phallique. Cependant, M. Desaragne n'interprète pas ses mots comme elle les entend, s'imaginant qu'elle exige seulement un plus gros prix pour le commerce de chair. Télumée renchaîne alors par un proverbe: "Les canards et les poules se ressemblent, mais les deux espèces ne vont pas ensemble sur l'eau" (TM, 111). Alors qu'elle aurait pu exprimer la même idée à travers un dicton à image végétale897 , elle choisit le vocabulaire zoologique pour mieux faire ressortir la connotation sexuelle du proverbe qui fait allusion à l'accouplement entre deux espèces 897 Dans PDP, Hortensia La Lune prétend qu'il ne faut pas confondre Coco et Zabricots (PDP, 102). Portrait de la colonisée 315 différentes. Fléau contre lequel le Blanc veut se prémunir, le mélange des races lui incombe pourtant entièrement 898 . Ni le/la Noir(e), ni la Blanche ne pouvaient franchir the color line. Par cet aphorisme programmant la ségrégation dans une société coloriste, Télumée accuse le Blanc de violer ses propres règles 899 , piégeant son agresseur en lui renvoyant ses propres propos ségrégationnistes. Dans cette scène étrangement esclavagiste dans une Guadeloupe du XXe siècle, il devient clair que le corps féminin noir se charge encore de connotations vieilles de plusieurs siècles. Comme propos séducteur, Desaragne lui avoue son besoin d'une "petite négresse si noire que bleue" qui pourrait lui réchauffer le coeur et le corps. Il lui prête donc ce qui ferait cruellement défaut chez Aurore: l'aptitude au plaisir, la sensualité, voire l'impudicité900 . Posséder ce corps de négresse est un moyen de retourner aux origines: C'est un corps de négresse dont la couleur s'associe aux ténèbres primordiales et à l'indifférencié originel, à une promesse d'anéantissement dans le chaos de l'origine. Couleur angoissante, s'il en fut, pour un Européen dans la mesure où elle charrie avec elle le bouillonnement obscur de la négativité. C'est aussi un corps de primitif englué dans l'enfance de l'histoire [...] plus proche de [...] l'animalité 901 . Tout oppose donc la femme blanche à la femme noire: couple dichotomique façonné par l'esprit masculin, remarque Ria Lemaire après examen de Maîtres et Esclaves de Gilberto Freyre902 . La pâle et frêle Mme Desaragne, au "regard froid, languissant et désinvolte" (TM, 90) a peu de charmes face à Télumée qui, servant le punch, n'a pas sa pareille: "le plaisir est double, du palais et des yeux..." (TM, 110) Alors que la femme noire serait lascive, forte et fertile903 , la blanche, 898 Par l'interdiction de mariages mixtes, par la non-reconnaissance d'enfants nés de rapports interraciaux, par la destitution de ses droits de tout Blanc, l'exclusion définitive de la caste blanche (pensons à Colbert Lanony, TM, 25). Tennessen, oc, 109: "[...] "bourgeois aphorism" [...] are bound to "universalism, the refusal of any explanation, an unalterable hierarchy of the world. Proverbs, on the whole, Barthes says, do represent active speech and are directed toward a world which is to be made, not one which is already made. [...] [Proverbs] reflect the experience of Caribbean peoples and "foresee more than they assert." 899 900 Selon la théorie des climats de Montesquieu, le Créole continue à croire que la négresse, habituée à des températures excessives, puisse mieux satisfaire ses impétueux désirs sexuels que la femme blanche. Voir Christiane Bougerol, La médecine populaire à la Guadeloupe, oc, chap.6 901 902 Ernest Pépin, "La femme antillaise et son corps", art.cité, 184. Quoique l'essai se veuille sociologique et anthropologique, il trahit constamment la classe et le sexe de son auteur, Blanc issu de l'élite brésilienne qui pense en catégories dichotomiques opposant la femme blanche à la femme noire. Ria Lemaire, "Over de waarden van theorieën" dans Natuur en Cultuur. Beschouwingen op het raakvlak van anthropologie en filosofie, Baarn: Ambo, 1990, 19-32. La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 316 chétive et labile, prie dévotement à la messe et se console de vêpres réparatrices (TM, 98). Corps-pour-autrui, Solitude par contre se rêvait "statue de sucre que des Français de France dégustaient lentement, là-bas, à l'autre bout du monde, en commençant par briser ses doigts qu'elle avait fort minces et si longs" (LMS, 79). "Corps livré à tous les vents" (LMS, 79), "corps prolongé d'une âme" (LMS, 74), elle ne résiste aux viols que par le silence. "Le corps aliéné de l'esclave, au temps du système servile, est en effet privé, comme pour l'évider entièrement, de la parole. [...] Quand le corps se libère [...] il accompagne le cri, qui est explosion" (DA, 238). Télumée lance ce cri, arrive même à le faire d'une façon insolente 904 . Décolonisant à la fois son corps et son âme, elle profite de la bataille corporelle pour exiger réparation de l'ancienne agression qui stigmatise toute la lignée Lougandor. Quoiqu'elle sorte victorieuse de ce combat avec son maître blanc, Télumée se garde de s'en vanter. Cela pourrait surprendre, si l'on ne tenait pas compte de la narration métisse. C'est en effet après avoir quitté définitivement Belle-Feuille, consciente qu'elle y devient folle ("Voilà que je deviens un cas" TM, 113) que Télumée va prononcer sur un ton mi-triomphant, mi-résigné le crédo de son identité raciale. Au paroxysme d'une crise douloureuse, baignant ses yeux rougis, elle minimalise l'harcèlement sexuel: Le combat avec M.Desaragne était loin, et je n'y avais pas vu ma victoire de négresse, ni ma victoire de femme. C'était seulement un de ces petits courants qui feraient frémir mon eau, avant que je me noie dans l'océan. (TM, 112) Ensuite, à un moment où le lecteur ne s'y attend pas du tout, Télumée Lougandor affirme sa fierté de négresse; elle exprime sa conscience raciale dans des termes qui font écho à l'ouverture du roman: Penchée sur mon image, je songeai que Dieu m'avait mise sur terre sans me demander si je voulais être femme, ni quelle couleur je préférais avoir. Ce n'était pas ma faute s'il m'avait donné une peau si noire que bleue, un visage qui ne ruisselait pas de beauté. Et cependant, j'en étais bien contente, et peut-être si l'on me donnait à choisir, maintenant, en cet instant précis, je choisirais cette même peau bleutée, ce même visage sans beauté ruisselante. (TM, 116) Aussi éprouvant qu'ait été son "louage", Télumée en sort "libre de ses deux seins" (TM, 115). 903 Gérard Etienne, "La femme noire dans le discours littéraire haïtien", art.cité, 109-126. Dans Incidents in the Life of a Slave Girl (Harriet A. Jacobs), texte du XIXe siècle, l'esclave noire déjoue l'abus sexuel du maître par la défense verbale, comme le note Joanne M. Braxton (Black Women Writing Autobiography, oc, 31): "Whenever Linda is under sexual attack, she uses sass [talking impudently or disrespectfully to a superior] as a weapon of self-defense; [...] she hits back, not with her fiss, but with sass." 904 Portrait de la colonisée 317 Qui plus est, allant "comme en un rêve" (TM, 116) à la rencontre de son zèbre, Télumée décide de lui prouver son amour. C'est donc peu de temps après qu'elle ait refusé son corps au maître, qu'elle fait pour la première fois l'amour. Cette scène est magnifiquement réussie, précisément en raison de sa discrétion énorme (la narratrice évoquant les moments avant et après l'acte; le blanc sur la page venant souligner l'hiatus): Tout en badinant de la sorte, Élie se rapprochait et [...] me serrait contre lui. -Ah, murmura-t-il, moi qui te voyais en un beau drap de dentelle, tout amidonné et repassé, et voilà que nous empruntons leur couche aux mangoustes et aux rats des champs. -Alors, attendons les draps de dentelle. Un immense rire qui sortait de toute la forêt s'est emparé de nous, cependant que nos deux cerfsvolants partaient en errance dans le ciel. Ouvrant les yeux, la première chose que j'entendis fut le bruit du torrent dans la ravine. [...] Me voyant éveillée, [Élie] dit cérémonieusement:-Lève-toi, et marche devant mes yeux. Et moi, après quelques pas sous son regard: -On prétend que ces choses-là se voient... comment est ma démarche, a-t-elle changé?... -Ce n'est ni plus ni moins une démarche de femme. (TM, 117-8) Contrairement à d'autres critiques, il me semble que l'auteure traite avec pudeur de la vie sexuelle de sa protagoniste 905 . Simone Schwarz-Bart veut rompre avec la tradition ressassée des "îles d'amour", comme Régis Antoine l'a souligné 906 . Dès le premier roman, l'érotisme exotique est évacué. Il y est en revanche question des "amours portuaires, blennoragies de couleur" de M. Moreau qui inscrit sur la peau noire de Mariotte "le souvenir lointain, fugace et ingénu, du temps où il bourlinguait en la mer des Antilles, dans l'uniforme souverain de sa peau blanche et le flamboiement de ses testicules..." (PDP, 34) Dans Pluie et vent, l'écriture métisse se mesure encore au jeu d'absence/présence de l'érotisme et du sexuel 907 ; il frappe de ne trouver nulle allusion au bonheur intime là où l'on s'y attend le plus. 905 Karen Smyley Wallace découvre "de nombreuses scènes érotiques" dans le roman: "Schwarz-Bart has provided numerous examples of the erotic self as well. [...] Of the many scenes which could serve as an example [for romantic/erotic love], perhaps those describing erotic love between Télumée and Amboise are among the most colourful" (art. cité, 21). J'objecterais que ces scènes se répartissent selon une logique anti-doudouiste dans le roman. 906 Sans qu'il l'illustre à mon avis par un passage adéquat: "les musiciennes de l'ombre" qui réveillent de nuit le voisinage par des cris "glorieux, aptes à entraîner les plus récalcitrants" (TJ, 23) montre que la promiscuité réduit sensiblement la vie privée et l'intimité; idée que Télumée avait clairement formulée: "La vie à Fond-Zombi se déroulait portes et fenêtres ouvertes [...] À peine arrivée au village, je savais qui hache et qui est haché, qui garde son port d'âme et qui se noie, qui braconne dans les eaux du frère et qui souffre et qui meurt" (TM, 53). (Régis Antoine, La littérature franco-antillaise, oc, 363). Dans Lettres à une noire, le désir sexuel se refuse à l'énonciation; il en va ainsi dans toute la littérature antillaise des années '70, exception faite de Hérémakhonon de Condé. Lire Arthur Flannigan, "Reading Below the Belt: Sex and Sexuality in Françoise Ega and Maryse Condé", The French Review, 62.2, 1988, 300-312. 907 La cocotte des Blancs et la faiseuse de béchamels 318 Prenons par exemple la nuit des "noces"908 et regardons comment la narratrice passe de la nuit de noces (fin chapitre 6) au lendemain (début chapitre 7): Au bout d'un long moment, j'ai disposé le paquet de hardes sur notre plancher et nous nous sommes couchés dessus, l'un contre l'autre, comme deux voleurs, en silence, et nous avons regardé le village s'enfoncer peu à peu, disparaître lentement dans la nuit, à la cadence d'un navire que la brume engloutit. Le lendemain, je m'éveillai avec l'impression de suivre ma destinée de négresse, de ne plus être étrangère sur la terre. (TM, 124-5) Ces très beaux passages contrastent, par leur non-dit et leur métissage, avec les nombreuses scènes d'ébats amoureux qui foisonnent dans les romans d'auteurs. Pensons à la rencontre de Manuel et Annaïse909 , de Mathieu et Mycéa 910 , de la femme-jardin Roséna et Alain dans Alléluia pour une femme-jardin911 ou d'Esternome et Osélia ou Ninon 912 . Schwarz-Bart évite que l'érotisme affleure trop fréquemment: sa retenue est une manière d'armer le personnage féminin contre les stéréotypes vieux jeu de doudou insatiablement sensuelle. Aucun danger en effet que Télumée apparaisse comme une "amoureuse", contrairement à sa mère, c'est la chasteté et la "droiture" qui sont accentuées tout au long du récit. Ayant trouvé "sa démarche de femme" (TM, 118-21), Télumée rentre au village. De sa connaissance intime des Blancs, elle tire autorité en tant que raconteuse d'histoires: les dimanches, jour du Seigneur, elle prend la relève de sa grand-mère pour divertir les "âmes tracassées" par des histoires de Blancs, pour chasser les regards anxieux de ces nègres malheureux (TM, 101). À la demande pressante de ce qu'il en est "des blancs de Galba", 908 cf. infra III, 4.4. 909 Roumain, Gouverneurs de la rosée, oc, 117 et sv. 910 Glissant, La Lézarde, oc, 148-9. 911 René Depestre, GA, 1991. 912 Chamoiseau, Texaco, oc, 77-8; 99-100; 122-3 et passim Portrait de la colonisée 319 Télumée voudrait leur révéler que Belle-Feuille "tenait dans un dé à coudre" (TM, 101). Mais emportée par sa narration, elle fait miroiter son récit: "sans le vouloir un autre Belle-Feuille sortait de [s]a bouche" (TM, 101-102). Chapitre 4Chapitre 4 "L'acomat tombé": Le plaçage Mariée aujourd'hui Divorcée demain Mais Madame quand même Pluie et vent sur Télumée Miracle Fanme ka tombé set foua, i toujou ka relevé. proverbe créole 913 4.1. Première ascension, première chute.1. Première ascension, première chute Au cours de ce chapitre, j'étudierai la première triade de L'Histoire de ma vie, dans laquelle trois mini-récits, chacun centré sur un concubin (Élie, Amboise, l'ange Médard) se succèdent, et où équilibre, déséquilibre et nouvel équilibre se suivent. Tandis que son louage l'opposait à l'homme blanc, nous la verrons maintenant confrontée à l'homme noir. Comment le rapport de la femme à l'homme noir s'articule-t-il? Dans quelle mesure se calque-t-il sur celui, aliénant et dépersonnalisant, entre maître et esclave? Quels facteurs déséquilibrent le mariage coutumier? Telles seront quelques questions soulevées dans ce chapitre qui, une fois de plus, fera ressortir la saillante opposition entre l'être et le paraître. 4.2. La "mise en case", la demande en mariage.2. La "mise en case", la demande en mariage 913 La femme tombe sept fois, elle se relève toujours. La "mise en case", la demande en mariage 321 Ayant achevé la case construite pour Télumée pendant que celle-ci servait chez les Desaragne, Élie se dirige vers Reine Sans Nom pour demander la main de sa petite-fille. Il faut en effet le consentement des parents (sans qu'ils consultent toujours la demoiselle TM, 15-16) pour que se conclue le "plaçage" ou mariage coutumier 914 . Le jeune homme se presse d'avoir Télumée comme concubine, redoutant que "son petit cabrisseau" ne lui échappe. Élie se vante de tenir en main la corde qu'"il lui raccourcira un jour, juste au ras de son cou" (TM, 106). La plaisanterie annonce déjà que la "mise en case" ressemblera fort à une "mise en cage". En réalité, quoique sûr de vouloir s'engager avec Télumée, Élie est rongé de doutes quant au futur et à lui-même. D'un côté, il semble se méfier du concubinage, vouloir résister à la famille institutionnalisée par le Blanc, au cadre familial imposé par l'Autre (DA, 94). De l'autre côté, il partage l'idéal de sa fiancée: "pour ces négresses à l'abandon, le mariage était la plus grande, et peut-être, la seule dignité" (TM, 19) et il considère le concubinage comme une étape qui mènera à l'Église. Son appréhension vague, Télumée se la partage. Depuis fort longtemps, ils vivent "dans une seule incertitude" (TM, 71). Rappelons-nous à ce propos un de leurs entretiens sous le flamboyant dans la cour d'école: [...] nous en revenions toujours à parler de ces grandes bêtes d'hommes et de femmes de FondZombi. [...] Nous savions comment elles faisaient l'amour, et puis nous savions comment elles se déchiraient, se happaient et se piétinaient, selon une trajectoire immuable, de la course à la lassitude, à la chute. Mais la balance penchait, me semblait-il, en faveur des hommes, et dans leur chute même ils conservaient quelque chose de victorieux. Ils rompaient os, brisaient matrices, abandonnaient leur propre sang à la misère, comme un crabe saisi vous lâche sa pince entre vos doigts. A ce point de mes réflexions, Elie disait toujours d'un ton grave: -L'homme a la force, la femme la ruse, mais elle a beau ruser, son ventre est là pour la trahir et c'est son précipice. (TM, 71) Selon Télumée, l'homme sortirait gagnant de la guerre des sexes, alors que selon Élie, la femme serait victorieuse à force de détours. La malignité féminine, l'espièglerie arachnéenne serait le maître mot en matière conjugale, alors que l'homme, de son côté, se doit de se montrer violent. Jeunes écoliers, Télumée et Élie ont donc en tête des images toutes faites sur l'autre sexe, des opinions figées qui porteront atteinte à leur vie de couple. Si l'esclavage (car le mot n'est pas trop fort pour désigner la condition de certaines épouses915 ) s'ancre comme un scénario inévitable Henri-Serge Vieux, Le plaçage. Droit coutumier et famille en Haïti, oc. Dans tous les domaines de la réalité haïtienne, Léon-François Hoffmann relève l'opposition entre ce qui est officiel, - centré sur le modèle européen -, et "coutumier": au code Napoléon s'oppose le droit coutumier; au christianisme, le culte vaudou, au français, le créole (du moins jusqu'en 1986, date où le créole est reconnu comme langue officielle). Voir Haïti, Couleurs, Croyances, Créole, oc, 10-12) 914 Voir à ce propos Lydia Alphonso, L'héritage de l'esclavage aux Antilles: éléments pour une autre approche de la condition de vie des mères célibataires en Guadeloupe, Thèse Université de Paris V, 1988, 181-184. 915 L'acomat tombé: le plaçage 322 dans son esprit, Élie implore déjà indulgence pour le comportement déraisonnable qui pourrait un jour être le sien: -Télumée, si la vie est ce que dit mon père, il se peut qu'un jour je me trompe de traces, au milieu de la forêt... Mais n'oublie pas, n'oublie pas que tu es la seule femme que j'aimerai. (TM, 72) Paroles fort inquiétantes qui annoncent l'inaptitude à jouer le rôle de l'époux compréhensif, fidèle et avant tout protecteur. L'incertitude quant aux chances d'un bonheur stable se justifie en premier lieu par la pauvreté, puisque "l'arbre de la fortune poussait ailleurs qu'à Fond-Zombi" (TM, 86). Leur vie de couple sera effectivement mise à rude épreuve, ce dont Élie, honteux de ne pouvoir lui garantir le confort, la prie de bien vouloir l'excuser: [Mon cabrisseau], [...] gambade et bondis loin de moi, loin de mes reins, qu'ai-je à t'offrir et à quoi me sert de te voir comme une princesse, une fée: un jour notre table sera mise, nos assiettes seront remplies et le lendemain, nous aurons de l'eau salée, et trois yeux d'huile pour nous examiner. (TM, 85) Plus que la misère, la chimère de "tourner en diable", de se "zombifier" épouvante Élie. De surcroît, il en fait part à la Reine. Alors qu'il adoptait un ton insolent et arrogant en face de Télumée, de multiples signaux d'anxiété transparaissent distinctement dans sa demande en mariage. Il a "une lueur craintive dans ses yeux" (TM, 85) lorsqu'il avoue redouter un échec conjugal qui lui serait au demeurant entièrement imputable: je ne sais si le jour viendra où je lui encerclerai le doigt d'or. Je n'en sais rien, Reine Sans Nom, je n'en sais rien moi-même, [...] Demain, notre eau peut devenir vinaigre ou vin doux, mais si c'est vinaigre, n'allez pas me maudire, laissez tranquillement dormir vos malédictions au creux des fromagers*, car dites-lemoi, n'est-ce pas spectacle courant, ici à Fond-Zombi, que la métamorphose d'un homme en diable? (TM, 120) Devant cet aveu décevant quoique sincère, la réplique de la Reine n'est que plus surprenante. Plutôt que d'encourager son beau-fils, de lui inspirer confiance en vantant ses qualités, elle fait l'éloge des vertus de Télumée. Tout se passe comme si elle mettait les chances du bonheur du couple entièrement entre les mains de la jeune femme: nous les Lougandor, nous ne sommes pas des coqs de race, nous sommes des coqs guinmes, des coqs de combat. Nous connaissons les arènes, la foule, la lutte, la mort. Nous connaissons la victoire et les yeux crevés. Tout cela ne nous a jamais empêchés de vivre [...] (TM, 120-121) Si le coq réfère dans la mémoire collective universelle à la violence meutrière de l'homme et à la La "mise en case", la demande en mariage 323 sexualité masculine, il occupe une place particulière dans l'imaginaire antillais916 . Le combat de coq métaphorise l'âpre lutte des sexes, des races et des classes dans la société antillaise. Miniature d'un corps social constamment sur la brèche, le pitt* tend à l'homme le miroir de son agression, de sa soif de vengeance et de domination. En outre, aux Antilles, l'association entre l'homme et le coq est si forte917 que comparer Télumée à cet oiseau guerrier signifie déjà, me semble-t-il, la masculiniser, la sortir du corset de la féminité stéréotypée. Ce que je retiens essentiellement de ce jumelage métaphorique homme/coq, c'est que la sexualité masculine est présentée comme un moyen de domination, un combat violent: "la sexualité masculine est pensée et vécue sous la triple catégorie de la brutalité, du combat et de la vitesse, à l'instar de celle du coq918 ". Or, la sexualité "anarchique" du nègre n'est qu'un trompe-l'oeil, nous apprend Mariotte. Selon la diariste, cette imagerie machiste n'est qu'un autre "jeu" de la Martinique infernale. Car jusque dans ce domaine, l'Antillais subit encore le regard du Blanc pour qui il s'exhibe et aux ordres de qui il obéit. Le coq y est l'image par excellence pour: la splendeur du pénis. Ni charrue, ni épée, ni archet ténébreux et romantique: mais une petite boule froufroutante et parfaitement domestiquée. [...] Car, au-dessus de la basse-cour, où les volailles poursuivent leurs ébats insignifiants, plane le regard du Maître blanc. Et le coq peut [...] meurtrir ses petites compagnes effarouchées, "piler" toutes les poulettes qui ne sont pas restées "attachées au pied de la table": reste qu'il n'est qu'un animal domestique. (PDP, 152) Passant au crible la "domestication" de la sexualité dans la machine esclavagiste, Mariotte rejoint Télumée qui ne peut se garder d'envisager le rapport des sexes comme un rapport de maître et esclave. Ainsi, attendant l'entrée en case d'Amboise, Télumée est dévorée de crainte: Parfois, je me voyais au centre de l'arène d'un pitt, en plein milieu du combat, sanglante, tantôt un coq et tantôt l'autre, les éperons, les coups de bec, tantôt l'un, tantôt l'autre, et ces impressions me venaient toujours à l'improviste [...] (TM, 207) La réplique de la grand-mère, celle dont le regard balaie "la surface des choses visibles et invisibles" (TM, 156), est prédictive. En inversant les termes de la comparaison, elle prédit que sa petite-fille se dressera sur ses ergots (TM, 236) et qu'Élie faillira devenir "une poule mouillée" tant Télumée saura "donner du bec". Si la scène matrimoniale maintient généralement le lien persécuteur-persécuté/agresseur-agressé, Télumée fera preuve d'une combativité exemplaire. "Talentueuse comme sa grand-mère", digne de la lignée des Lougandor, elle "restera debout" 916 Olivier Danaë, Combats de coqs. Histoire et Actualité de l'oiseau guerrier, HA-ACCT, 1990. 917 On appelle le jeune homme inaugurant sa vie amoureuse le "ti coq", "coquer" signifie l'acte sexuel. Affergan, "Zooanthropologie du combat de coqs à la Martinique", Cahiers internationaux de Sociologie, Vol. LXXXX, 1986, 122. Voir aussi "Le coq et la jarre", art.cité. 918 324 L'acomat tombé: le plaçage comme une forte matrone. D'entrée de jeu, le beau-fils fait piètre figure à côte de la Lougandor, balbutiant devant la Reine, forte personnalité s'il en est, son incomplétude, sa dépendance de celle qui a "la tête dure comme la poutre de la case" (TM, 106). Si le beau-fils exprime sa peur, c'est aussi parce qu'il se sent incapable d'ouvrir une brêche dans la relation duelle (grand-)mère/(petite-)fille, tant "la dimension de l'alliance est mal assurée, jamais définitivement acquise"919 . Il en fut déjà ainsi lors des fiançailles de Jérémie et de Toussine: celui-ci "était dans la maison non pas un allié, mais un peu comme le frère de Toussine, comme le fils même que Minerve et Xango n'avaient pas eu" (TM, 17). Trop faible pour occuper une case d'avance compromise, le futur époux abdique toute responsabilité, ce qui choque Télumée: "était-ce bien le jour de telles paroles, était-ce la pensée d'Élie, rien que sa pensée ou un signe que lui envoyaient les esprits?" (TM, 120). La Reine, par contre, se flatte de la faiblesse d'un gendre à côté de qui sa fille ne pourra que mieux briller. Afin de dissiper "les chimères, les terreurs et les doutes" (TM, 126), l'entrée en case s'inaugure par des rituels appelés à déjouer l'incertitude des mariés. Jacques André, "Tuer sa femme ou de l'ultime façon de devenir père", L'Homme, avril-juin 1982, 69-86 et "Le lien et le rien", art.cité, 59. 919 La célébration du plaçage 325 4.3. La célébration du plaçage.3. La célébration du plaçage La mise en case du jeune couple est prétexte à la réjouissance collective. C'est du moins l'impression qui se dégage d'une lecture furtive des pages finales du chapitre six et du début du chapitre 7. Arrêtons-nous en un premier temps à l'ambiance festive qui égaie le morne entier. Non seulement Reine Sans Nom et le père Abel rajeunissent à la vue du couple bienheureux, Fond-Zombi "s'étira, fleurit et rayonna" (TM, 134). Les commères tiennent à remercier Télumée de leur apporter les preuves de l'amour: "il est bon que l'une d'entre nous ait un toit neuf et des caresses, pour qu'on ait confiance dans le soleil" (TM, 126). Tout le village croit à nouveau que le "nègre est quand même quelque chose, sur la terre" (TM, 129) 920 . Le passage de l'adolescente à la femme-épouse se célèbre par des rites païens (ainsi, le bouquet rouge attaché au chevron de la case des mariés TM, 123; la distribution d'épis de maïs), et à une séance ésotérique en la seule présence de Reine. Se déroulant hors de la légalité, hors de l'Église catholique, les rituels de célébration sont comme une revanche sur "la non-nécessité historique de la structure familiale" (DA, 94). Que ce soit la grand-mère qui accomplisse les gestes rituels confirme l'hypothèse selon laquelle elle est à la fois la mère spirituelle, la prêtresse et la "voyante 921 " du morne. Assise à l'ombre du prunier de Chine, Télumée confie que "quelque chose de subtil, de nouveau" se tisse autour d'elle depuis qu'elle a pris possession de sa case (TM, 126-127). Fixant longuement sa petite-fille, la Reine se félicite de cette remarque et dessine gravement dans la terre meuble un dessin cabalistique, espèce de "vévé" sous forme d'un "réseau d'une toile d'araignée". Nouveau clin d'oeil au cycle de contes d'Anancy922 , le fil rappelle le lien invisible (pour l'oeil blanc) entre l'esclave transbordé et son continent natal923 . Ici, la toile d'araignée 920 Paroles qui font écho aux compliments à l'occasion du mariage de Toussine et de Jérémie: "les hommes [...] s'extasiaient... on pouvait le croire, mais en vérité, la race des hommes n'est pas morte... cependant que les femmes hochaient la tête à leurs affirmations et chuchotaient... ce que l'un fait, mille le défont... " (TM, 16) Chez Glissant, le quimboiseur s'appelle Le Regardant (Glissant, La Case du commandeur, oc, 175) ce que fait Reine, regardant l'avenir et le prédisant à l'aide du conte de l'Homme qui voulait vivre à l'odeur (cf. supra, II, 1.2.3.). 921 cf. supra III, 3.1. Mythologie existant dans tout l'Ouest africain. Au Ghana, l'on croit que l'araignée montait voir Nyame (Dieu) et revenait avec des contes pour l'humanité. L.F. Römer, marchand d'esclaves sur la côte ouestafricaine, signale cette légende dans Le Golfe de Guinée 1700-1750 (HA, 1989, 57-60). Substituée aux Antilles françaises par Compè Lapin ou Compè Tigre, l'araignée apparaît exceptionnellement dans le conte "Zagrignain kiou fait fil" (dans Contes et Légendes des Antilles de Thérèse Georgel, oc, 190-207). 922 923 La danse Limbo (Caraïbes anglophones) s'inspire de cette mythologie: les danseurs montés sur des échasses figureraient l'araignée, pendant que d'autres se glissent au-dessous d'une barre toujours plus rabaissée, sans toucher le sol des mains ou du dos. Pour Wilson Harris, le syndrome d'Anancy rappelle le Middle Passage. Entassés dans la cale du bateau, les Africains avaient si peu de place qu'ils s'imaginaient des araignées, emprisonnées dans une L'acomat tombé: le plaçage 326 symbolise le réseau des relations interpersonnelles dans lequel, "placée", Télumée s'insère désormais. À présent membre d'une "confrérie", elle partagera la vie scélérate, pleine de disgrâces 924 . Au cas où elle se sentirait "impuissante, déplacée, sans aucune raison d'être parmi ces arbres, ce vent, ces nuages" (TM, 244), le soutien féminin s'avérerait capital, tel est le message de la Reine. Les commères sont là pour la soutenir, voire pour suppléer, le cas échéant, le mari absent: -Tu les vois, les cases ne sont rien sans les fils qui les relient les unes aux autres, et ce que tu perçois l'après-midi sous ton arbre n'est rien d'autre qu'un fil, celui qui tisse le village et qu'il lance jusqu'à toi, ta case. (TM, 127) Télumée découvre donc la fonction bénéfique du voisinage. Mais cette image du fil renseigne encore sur sa mission future: percevant les moindres tremblements des fils, les moindres secousses "telluriques" dans le hameau, elle est prédestinée à être la séancière* et la dormeuse* du morne. Notons que la révélation a lieu sous le prunier de Chine, à la fois lieu de repos, de méditation et de refuge, lieu de découverte de soi et de l'autre925 . Au même titre que "Le prunier de Cythère 926 ", l'arbre est l'axis mundi qui relie le terrestre à l'extra-terrestre, le visible à l'invisible. Télumée y entre en contact avec les "forces magiques", recueillant du réconfort. C'est l'endroit sacré où le médium s'épanche, où l'existentiel et le transcendental se rencontrent pour cette jeune mariée au point focal de la toile. Aux moments de bonheur intense, l'individu se sent donc rivé et subordonné au voisinage. Le passage à la vie conjugale consacre la prééminence du groupe sur l'individu: trait distinctement africain, comme le remarque Khadi Fall 927 . Ti Jean et Égée vivent la même communion avec l'île dans le sous-bois: après s'être caressés "jusqu'au soir, avec mille précautions, pour ne pas se rompre dans l'aventure", "ils se sentaient reliés par des fils invisibles à Fond-Zombi entrevu dans le feuillage, à la montagne, à l'océan au loin, à la mer blonde des champs de cannes et à tout ce qui palpitait dans le ciel, sur la toile dont ils ne sortiraient jamais.(W. Harris, "History, Fable and Myth in the Caribbean and Guianas", The Caribbean Quarterly, 16.2, 1968, 1-32). 924 Laura Niesen de Abruña: "In many of their novels, the women characters survive by forming a bond, a "mirroring" relationship with other women, [...] The story of Télumée's identification with her grandmother is important because it demonstrates the value of female bonding in structuring identity within the narrative." ("Twentieth-Century Women Writers from the English-Speaking Caribbean", Caribbean Women Writers, oc, 8993.) 925 Ainsi, Elie et Télumée aimaient bavarder sous "un énorme flamboyant qui poussait dans une arrière-cour" (TM, 71); c'est là qu'ils s'enseignaient réciproquement les secrets de la vie que l'école leur cachait. 926 927 Hyvrard, oc. Khadi Fall, "La littérature francophone antillaise vue par un écrivain francophone d'Afrique. Le passage de l'oral à l'écrit dans les deux littératures", Lendemains, nE67, 1992, 20. La célébration du plaçage 327 terre et au fond des eaux" (TJ, 42). Ayant trouvé sa "démarche de femme", "contente de vivre, sur la terre, quelque part" (TM, 121), la narratrice ne se lasse pas de se féliciter: "Je me sentis dans ma place exacte dans l'existence" (TM, 125), formule qu'elle répète plusieurs fois en l'espace de quelques pages: "je n'avais pas encore trouvé ma place exacte sur la terre et c'était ici même, dans le bourbier de Fond-Zombi" (TM, 133). Autant d'expressions qui spatialisent le concept d'identité: "le lieu construit l'être; l'identité est topographique928 ", prémisse sur laquelle je reviendrai 929 . Après avoir éclairé l'impact positif de la communauté, venons-en au revers de la médaille. Enchantée de tant d'attention, Télumée fait état de nombreuses visites ("[s]a case ne désemplit pas" TM, 131) des "bruits et chuchotements des voisines qui s'attroupaient autour de la case, tendaient l'oreille à distance" (TM, 121). Elle entend "des applaudissements [...] venus de la foule qui se tenait à distance" (TM, 123). Or, ces manifestations de joie, ces compliments bienveillants, rassurent à tort la jeune mariée. La syntalité du groupe, les relations entre habitants de cases attenantes sont dans le même temps destructrices du couple. Il ne me paraît pas abusif de dire que l'intimité est publique, que, d'une vie privée, il est à peine question. Choquée de voir à son arrivée à Fond-Zombi que "la vie se déroul[â]t portes et fenêtres ouvertes" (TM, 53), la jeune mariée n'échappe ni à "une certaine curiosité qui plane autour d'elle" (TM, 128), ni aux médisances des voisines qui, jalouses de son sort, se promettent "d'éventer le mystère" (TM, 128) de sa passion. Devant l'appétit insatiable des commères, devant leur intrusion mesquine, le sentiment de bonheur tourne vite à des "lubies de femme" (TM, 136). De même que Toussine était blâmée: "Ce que l'un fait, mille le défont..." (TM, 16); "le tout n'est pas de se marier mais de rester ensemble devant les changements de saison" (TM, 18), de même les "propos acariâtres" (TM, 18) fusent à propos de Télumée qui afficherait trop d'"opulence" (TM, 223). Copiant le mode de vivre des Créoles, Télumée orne sa ti-case d'accessoires exotiques, c'est-à-dire importés de France. Elle est surtout fière du lit, "meuble de parade 930 ": Il n'y avait rien de trop beau, rien de trop cher pour notre case et sur notre lit de fer flottait maintenant le couvre-lit de mes rêves, avec des volants et des fleurs de France, si étranges à mes yeux, et les gens disaient que c'étaient des héliotropes, celles même dont on se parfume le 928 Affergan, oc, 168. 929 cf. infra, III, 5.5. 930 Symbole de richesse et d'aisance, le lit n'est pas utilisé: "Le soir, on dresse au milieu de la chambre un modeste lit de sangle, sans matelas, et là, doucement couché et très légèrement couvert, on s'endort [...]". Il en va de même dans TM: "j'ai disposé le paquet de hardes sur notre plancher et nous nous sommes couchés dessus" (TM, 124). L'acomat tombé: le plaçage 328 dessous de l'oreille. (TM, 135) Par l'embellissement de sa case et les soins toujours renouvelés du jardin, Télumée "pilote l'esprit de l'homme dans sa main" tout en offensant les voisins, comme le fit aussi Reine dans le temps 931 . Aux Antilles, la propreté de la case, pour branlante qu'elle soit, conditionne le bonheur du couple: "il n'est pas excessif de dire que le sort de nombreuses mères célibataires dépend de la qualité de leur habitat. En effet, une femme retient d'autant plus facilement un homme que sa maison est dotée d'un plus grand confort 932 ". Le malheur viendra d'ailleurs. Bien qu'elle soit "un beau fruit à pain mûr, à point" (TM, 118); "une succulente canne congo" (TM, 136), Télumée sent bien que "s'il venait un jour à se détourner d'[elle], [elle] [s']évanouirai[t] à nouveau dans le néant" (TM, 141). Bientôt, Élie est l'objet de moqueries: ses compagnons lui reprochent qu'en matière conjugale, il s'y prend très mal, qu'il n'est qu'à moitié un homme: un macoumé*, insulte grave. Unis par une méfiance générale vis-à-vis de la femme, "lézard qui traîne sa chair fade", ses amis estiment qu'il devrait dompter Télumée: [...] le vilain de l'affaire est qu'appartenant à la race des hommes, tu donnes à Télumée fâcheuse habitude sur fâcheuse habitude, à croire qu'elle détient les commandes de ta volonté. Tu n'es même plus capable de rentrer chez toi à l'heure qui te convient, l'heure de ta fantaisie. Un homme ne fait pas ainsi que diable, comment dresses-tu l'animal?... (TM, 129) Propos machistes qui prouvent que le mâle ne peut déroger à son rôle de tyran sous peine d'être insulté; la femme, elle, ne peut se permettre le moindre manquement au code de la ductilité. Télumée reçoit des conseils autrement désarçonnants de sa meilleure amie. Laetitia la met en garde contre sa réjouissance toute provisoire car, "où est-il écrit qu'un homme est fait pour une seule femme" (TM, 138)? La jalousie des autres me semble une première racine de la mésentente. Ce qui assomme le couple est ce qui, paradoxalement, le consolide inextricablement: le voisinage protège autant qu'il enferme. L'asocialité et la non-solidarité primeront aux moments d'euphorie individuelle, comme elles prévaudront aux moments de cassure identitaire. La "mise en case" autorise une liberté d'expression et de conduite quant à l'érotisme, tout en maintenant une grande pudeur à 931 "Certaines femmes disaient avec une pointe d'amertume... pour qui se prenaient-ils, ces nègres à opulence? ... Toussine et Jérémie avec leur case à deux pièces, leur véranda de madriers, leurs jalousies dormantes aux ouvertures, leur lit à trois matelas et à volants rouges? ... se croyaient-ils donc blanchis pour autant?..." (TM, 23). 932 Claudie Beauvue-Fougeyrollas, Les femmes antillaises, oc, 25. La célébration du plaçage 329 l'égard de la vie sentimentale: "monde scabreux, insaisissable, obscur, plein de mystères"933 . Une étrange logique dirige donc les rapports sociaux, rendant la dialectique identitaire fort sinueuse: tantôt le social apparaît tellement fort que l'individu s'en trouve désacralisé, dépouillé de ses attributs de sujet; tantôt il dépendra de lui que le sujet en crise récupère son équilibre et se réapproprie sa singularité. 933 Christian Lesne, Cinq essais d'ethnopsychiatrie antillaise, oc, 84. L'acomat tombé: le plaçage 330 4.4. Télumée, victime de la double inconstance.4. Télumée, victime de la double inconstance 4.4.1. La Nature traîtresse.4.1. La Nature traîtresse Le premier couple mis en scène dans Pluie et vent sur Télumée Miracle offre une vue des plus pessimistes quant aux chances d'un bonheur conjugal antillais. De fait, Télumée devient une de ces nombreuses martyres qui abondent dans les romans antillais, qu'ils soient d'auteurs féminins ou masculins. Pensons par exemple à Sapotille, maltraitée par son amant Benoît934 , à Mam'zelle Horacia battue chaque soir par M. Donatien, sans que celle-ci s'y résigne car elle "ne lui ménageait pas non plus les coups de dents935 ". Ailleurs, les femmes échappent au tabassage mais c'est au prix d'une soumission exemplaire, d'un sacrifice total. Dans Gouverneurs de la Rosée, Annaïse joue volontiers à l'esclave, exprimant de façon exemplaire sa fidélité d'épouse haïtienne: Je te servirai à manger et je resterai debout pendant que tu manges, et tu me répondras, merci ma négresse, et je te répondrai, à ton service, mon maître, parce que je serai la servante de ta maison 936 . (C'est moi qui souligne) Le rapport femme/homme noirs réactualisera celui, abjecte et dénaturé, entre maître/esclave. En un premier temps, Télumée se plie à l'impassibilité inculquée à l'esclave937 , à la fâcheuse distribution des rôles en fonction du sexe. Ainsi, elle se prive parfois du droit à la parole: "C'est à toi de parler, je ne suis pas l'homme... " (TM, 117) 938 , le soignant "comme une mère soigne son enfant" (TM, 135). De même, elle est persuadée que "le maïs et les pois d'Angole n'aiment pas [s]a main" et qu'il y a des arbres "mâles qui demandent à être soignés par l'homme" (TM, 228). Que faudra-t-il pour que cette domination, à laquelle consent la femme, se détériore en 934 Michèle Lacrosil, Sapotille ou le serin d'argile, oc. 935 Joseph Zobel, La Rue Cases-Nègres, oc, 48. 936 Jacques Roumain, Gouverneurs de la Rosée, oc, 131. 937 Ainsi, rappelons-nous que Xavière s'étonnait "que les nègres ne ressentent pas la douleur comme les Blancs..." (LMS, 69) et que Deux-âmes, quant à elle, se défend lorsque le Commandeur lui tord le bras en souriant, "songeant: viande morte ne sent pas le fer." (LMS, 58) 938 Chez Glissant, même respect de ce droit de parole masculine que transgessera toutefois Mycéa, acte choquant: "Ses amies riaient, qui avaient appris depuis longtemps, comme toutes les femmes du pays, à laisser dire les hommes." (La Case du commandeur, oc, 173) Télumée, victime de la double inconstance 331 violence destructrice, en exploitation injuste? Les chapitres 8 et 9 fournissent, à côté du chômage d'Élie, des éléments relevant de quelques dimensions cachées de l'identité antillaise. D'abord, la foi chancelante de Télumée. Bien que la première année de vie conjugale soit "une des plus belles époques de [s]a vie", l'épouse est aux aguets, troublée par sa fulgurante ascension. Trop de "cadeaux" lui tombent du ciel pour que Dieu ne prenne "ombrage de [ses] couronnes": Il y avait, dans la perfection de mon ascension, dans sa rapidité et sa résonance quelque chose d'inquiétant, et d'avoir obtenu en même temps les trois couronnes dont on ne rêve qu'au terme d'une longue vie me rendait perplexe. L'amour, la confiance d'autrui et cette espèce de gloire qui suit chaque femme dans le bonheur étaient des cadeaux bien trop importants pour demeurer sans danger au regard de Dieu. (TM, 141) Le Dieu de Télumée se vengerait d'un bonheur excessif, si bien que l'on croit au malheur comme punition divine: Dieu n'est jamais loin pour cravacher le nègre, pensait Man Cia (TM, 61). Alors que la foi chrétienne lui inspire une attitude fataliste, il me semble que les croyances magicoreligieuses, que Télumée n'abjure pas, penchent vers la résistance au sort, vers le détournement de ses "méandres". A propos du culte religieux, le Père Chérubin Céleste 939 (remarquons au passage le bel exemple d'onomastique antillaise), note: "Tout dépend de Dieu, et dans cette relation, les baptisés vivent un certain fanatisme, une forme de résignation et de démission de leur responsabilité dans la transformation du monde et l'engagement dans un projet humain collectif". Ce qui explique sa défiance est la misère autour d'elle: elle ne peut croire à son bonheur, tant il paraît scandaleux dans un hameau où sévissent les calamités: Cependant il y avait les enfants morts, les vieillards qui leur survivaient, et il y avait l'amitié trahie, les coups de rasoir, les méchants se fortifiant de leur méchanceté et les femmes aux vêtements tissés d'abandon, de misère, et tout le reste. (TM, 142). Vivre dans un décor aussi triste inspire une attitude superstitieuse. Les moindres propos désinvoltes lui semblent annoncer sa déchéance, si bien que, le compliment d'une commère à propos de son air de "libellule" et de négresse heureuse, lui semble annoncer la fin de sa splendeur. À première vue, Élie et Télumée sont victimes de l'instabilité de la Nature antillaise qui sème le malheur par ses volte-face dramatiques. Après un hivernage* "qui surprit tout le monde", transformant "les chemins en torrents boueux" et ravageant les récoltes, le carême* survint: P. Chérubin Céleste, "Dix années de pastorale en Guadeloupe (1974-1982)" in Le phénomène religieux dans la Caraïbe, éd. par Laënnec Hurbon, Montréal, Ed.CIDIHCA, 1989, 197. 939 L'acomat tombé: le plaçage 332 torride, stupéfiant, étouffant porcs et dévastant poulaillers, cependant que les feuilles des bananiers devenaient hachures du vent, oripeaux défraîchis qui striaient l'espace en signe de débandade. Fond-Zombi avait un aspect désertique, et le mal semblait dans l'air la seule chose palpable, que les gens fixaient hébétés des après-midi durant. (TM, 144) Fond-Zombi rappelle Fonds-Rouge de Gouverneurs de la Rosée où le destin de Délira, la mère de Manuel, est forgé par les affres climatologiques: "tout dépérit: les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants940 ". Pour Télumée, le "carême pour les zombis" (TM, 143) sonne l'heure de son "précipice" puisque son "scieur de long941 " ne reçoit plus de commandes. Il se met à errer parmi les "désenchantés", parmi les "âmes détraquées et meurtries des nègres en chômage" (TM, 146). Une ambiance maladive, de chicane, empeste le hameau et la buvette où Élie se livre aux "provocations incessantes, gratuites" (TM, 147). Convaincu que cette nouvelle catastrophe est le châtiment du nègre, il harcèle tout le monde: "par quoi nous sommes poursuivis, car nous sommes poursuivis, n'est-ce pas?" Seul Amboise, ce "grand nègre rouge" ose lui couper la parole: "-Ami, rien ne poursuit le nègre que son propre coeur...", réplique qui enrage Élie, injuriant son "frère de bois" d'"acomat tombé, de bois pourri" (TM, 148), tant il semble atteint par ces paroles pleines de vérité. C'est après cet incident qu'Élie, "prenant des airs supérieurs", commence à frapper Télumée. Celle-ci reste muette et passive sous ses coups, attitude qui "décuplait sa furie" (TM, 148). Télumée se résigne à subir la violence qu'elle espère passagère. De plus, elle dissimule aux autres son malheur, car "la misère d'une femme n'est pas une tourmaline qu'elle aime à faire étinceler au soleil" (TM, 148). *** 4.4.2. La femme, l'Autre qu'on s'aliène.4.2. La femme, l'Autre qu'on s'aliène Pour mieux comprendre le comportement extrême d'Élie, la spirale de violence dans lequel il s'enlise, il est utile de citer Affergan qui, à propos du vécu de l'amour, souligne ceci: Dès que l'amour lui est offert, le Martiniquais n'a de cesse de le détruire. Comme s'il ne savait 940 941 Jacques Roumain, oc, 36. À part les ouvriers agricoles, les Noirs les mieux nantis exerçaient des métiers qui échappaient à la mainmise des Blancs, comme le petit commerce (la boutique du père Abel), la pêche (Jérémie, l'époux de la Reine) et la scierie, activité autrefois importante en Guadeloupe, comme en témoigne la chanson des scieurs "Siyé boua" (Sciez du bois) collectée par M.C. Hazael-Massieux dans Chansons des Antilles, comptines, formulettes, oc, 77. Télumée, victime de la double inconstance 333 pas quoi en faire. Attendu qu'il n'y a rien d'autre à détruire et que c'est l'ultime lieu d'exercice de son pouvoir. Dans la possession, il va noyer son image dans les yeux de l'Autre, lieu où toujours il verra la mort. Mais, comble de la non-appartenance à soi-même, la destruction de l'Autre possédé précipitera l'éparpillement psycho-social de l'individu. Il ne trouvera, en effet, rien de sa totalité dans l'Autre qui souffre, mais seulement la preuve qu'il est en morceaux 942 . Il me devient alors plus clair pourquoi, en dépit des pluies divines et diluviennes, le déséquilibre conjugal ne se restaure pas. Sur un ton biblique, Télumée relate que Fond-Zombi est délivré de la sécheresse: "Un jour, alors qu'on n'y croyait plus, Dieu fit pleuvoir et la terre fut inondée, les racines abreuvées et avec elles, l'espérance des humains" (TM, 149). Or pour Télumée, cette bonté divine n'apporte guère remède au mal de son homme. Contrairement aux autres "infernaux" qui se remettent à vivre, Élie "ne reprit jamais plus le chemin des bois" (TM, 149). Élie continue donc de détruire le bonheur conjugal. Le père Abel estime que "l'abîme des poursuivis est en [son fils]" (TM, 150) et Reine avance l'hypothèse d'une maladie inguérissable. Man Cia, quant à elle, croit qu'il s'agit d'un mauvais esprit qu'il faut renvoyer "dare-dare" en fumant des herbes autour de la case ensorcelée (TM, 157). Bref, quoique l'entourage soit unanimement d'accord qu'Élie ne s'appartient plus, Télumée ne veut croire qu'elle aime "un nègre mal greffé dans le ventre de sa mère" (TM, 155) et qui "se démontait pièce à pièce, membre à membre" (TM, 155). Cette image d'un corps qui embarrasse, qui se démembre, demande un mot d'explication, tant elle illustre une fois de plus les retentissements du passé esclavagiste. Dans la mentalité antillaise, le corps est habité et traversé par des forces spirituelles qui font d'un homme un être vivant et non pas un cadavre ou "carcasse" (TM, 87), -terme fréquemment utilisée pour corps-, "viande morte" (TM, 160, LMS, 58), remarque Dany Bébel-Gisler 943 . Dans la langue maternelle, corps et âme ne s'opposent pas: "kenbè kô" signifiant à la fois "lâcher son corps" et se maîtriser psychiquement; le créole est une langue corporelle. Si le maître s'en prenait au corps de l'esclave en vertu du Code Noir944 , l'étampant, le balafrant, il attaquait aussi les forces vitales qui font péricliter la personne. C'est ce qui arrive à la femme battue: Télumée sent son identité vaciller, voire se fragmenter, sous les coups d'Élie, si bien qu'elle invoque la dichotomie de l'être, s'évertuant à dissocier son corps de son esprit supplicié. D'où le désir de se dédoubler: d'"imaginer que tout cela arrivait à une autre". Le trouble psychique d'Élie, surnommé le "Poursuivi définitif", tient étroitement au 942 Affergan, oc, 172. Dany Bébel-Gisler, Le défi culturel guadeloupéen: "La conception de la personne dans la philosophie populaire", oc, 158. 943 Sur ce funeste Code, promulgué en 1685 par Louis XIV, lire Louis Sala-Molins, Le Code Noir. Le calvaire de Canaan, oc. 944 L'acomat tombé: le plaçage 334 principe mutuellement exclusif de contestation/confirmation dans le couple antillais. Car autant Télumée a trouvé sa place exacte, confirmant sa complétude, autant Élie s'imagine incomplet. Il en résulte qu'il veut la détruire dans l'illusion de reconquérir ainsi sa propre identité. Ce qu'Élie aimerait ravir à Télumée, c'est cette appartenance à elle-même, preuve d'intégrité psychique, d'invincibilité. Elle est pour lui l'Autre qui lui rappelle constamment sa faiblesse. Elle est le "continent obscur" lui inspirant crainte et suspicion. À la négativité ontologique de l'image féminine fait contrepoids une positivité métaphysique qui se traduit par les insultes d'Élie945 . Aux Antilles, la femme est "porteuse de secrets, de mystères, et de dissimulation"; elle est "faiseuse de manigances et de cancans", d'où l'ambivalence affective dont elle est l'objet 946 . Car de quoi l'accuse-t-il? D'"être un grand vent et de courtiser avec les nuages" (TM, 154), de "grimper dans les airs", de "planer dans les airs" (TM, 158), de "courtiser les nuages" (TM, 154). Télumée serait un "nuage noir" (TM, 150), une "négresse marronne sans bois" (TM, 158), un "beau corbeau, esprit de grands chemins..." (TM, 154) Élie l'accuse de disposer de forces invisibles qui lui donneraient le pouvoir de "multitude" (TM, 151), d'avoir conclu un pacte avec le Mal. En fait, cette croyance superstitieuse est une revanche de forme sur cette forte identité, si ce n'est contre la féminité. Élie associe l'épouse indomptable à la guiablesse*, à la gadédzafé* d'autant plus qu'elle est la petite-fille d'une "lunée, une temporelle, une lunatique", "d'un cheval à diable", termes auxquels il faut conférer un sens à la fois médical947 et sorcier. À cette accusation de quimbois* s'ajoutent d'autres insultes: "Tes seins sont lourds et ton ventre est profond, mais tu ne sais pas encore ce que ça signifie d'être une femme sur la terre" (TM, 155); "je t'apprends que tu es une grande femme aux seins lourds sous ta robe... et bientôt je te ferai connaître ce que signifie le mot femme sur la terre et tu te rouleras et tu crieras, comme une femme roule et crie quand on la manie bien..." (TM, 158). Ce qui est en jeu ici est à la fois l'(in-)subordination de la femme et sa fonction procréatrice, moyen par lequel l'homme se prouve véritablement homme. Fritz Gracchus décrit la paternité comme démonstration de virilité948 . N'étant pas mère, Télumée déroberait à son époux son identité. Lui qui désire suppléer au manque d'être par son rôle de géniteur mâle court le risque de se voir traité de "mousmé", de "fatou" (PDP, 32): efféminé, émasculé. Inversement, Télumée rayonnera comme Sophie Laborieux, femme-matador qui, parce qu'elle ne s'est pas laissée subjuguer, a la réputation 945 Affergan, oc, 178. 946 Affergan, ibid, 178 et sv. 947 Roger Bastide, Sociologie des maladies mentales, oc, 266. 948 Fritz Gracchus, "L'Antillais et la question du père", CARE, nE4, 1979, pp.95-113. Télumée, victime de la double inconstance 335 légendaire d'être une "femme-à-graines" 949 ! Plus Élie la réprimande de ne pas remplir son rôle de femme, plus Télumée cherche refuge dans la solitude, ce qui renforce encore les doutes d'Élie quant à ses manigances secrètes. Pourtant, en des intervalles de lucidité, Élie comprend que son attitude malsaine ne l'aide en rien et qu'au contraire, il s'abîme: il avait des violences étranges, des cruautés choisies qu'il appelait ses caprices, ses petites joies. Certains jours il pleurait, hagard, venait à moi la bouche ouverte comme pour me parler de trêve, de choses anciennes qui pouvaient revenir. Mais rien ne sortait de ses lèvres, il ne faisait que regarder le ciel avec résignation [...] (TM, 150) En proie à l'obsession d'autorité de l'homme, Élie est victime d'une vision séculaire de la femme noire, de l'image qu'en a(vait) le Blanc et qu'il s'est intériorisé: elle est "naturalisée, réduite à des morceaux de corps, animalisée et investie de pulsions morbides et destructrices950 ". Élie représenterait cette catégorie d'hommes antillais, pour qui, selon Affergan: la violence est marque symbolique d'affects, se perdant dans les sables des dérivatifs et des déviations, dans la mesure où elle traduit cette incapacité qu'a l'homme à maîtriser son procès existentiel. La femme est le dernier échelon de l'oppression sociale, mais sa vengeance est d'autant plus déterminée qu'elle se situe au niveau symbolique (refus, refuge...). Elle fait payer à l'homme sa capacité de souffrir en ne le reconnaissant pas. La violence forme noeud avec la séduction [...] 951 . Une fois détruit l'amour, trop lâche pour pacifier, l'homme se décide alors d'aller jusqu'au bout, de "dissiper le nuage noir", de "désamarrer*" sa vie de celle de sa femme. À tout considérer, le mariage ne résiste pas longtemps. Le texte nous renseigne, de manière métisse, sur sa brièveté: les préparations pour la fête de Noël sont simultanées à celles de son mariage (TM, 123). Télumée est au paroxysme de son mal vers Noël de l'année d'après (TM, 161), moment symbolique, puisque, depuis l'époque servile 952 , Noël signifie jour auréolé de cantiques et de calendas, arrosé de tafia* et accompagné de plats exceptionnellement copieux, 949 Chamoiseau, Texaco, oc, 401-2 et 412. 950 Affergan, oc, 178. 951 Affergan, oc, 180-181. Lucien Peytraud, L'esclavage aux Antilles françaises, oc, Livre II, chap. II: Religion des esclaves et chap.III: Moeurs des esclaves. Antoine Gisler, L'esclavage aux Antilles françaises, oc, chap.III: Les conditions de vie morale. 952 L'acomat tombé: le plaçage 336 parmi lesquels le boudin créole et le rôti de porc aux bananes vertes. (Frederick Douglass 953 , Alejo Carpentier 954 Plusieurs auteurs ) évoquent ces Noëls créoles au cours desquelles l'on s'engage, idée passée en dicton: "À la Noël les fiançailles, au jour de l'an les noces955 ." Pour peu qu'on y réfléchisse, il devient clair que la narratrice même avoue au fond son incapacité à sonder son conjoint: le "plaçage" se dissout donc après un an faute d'une mutuelle compréhension. Il suffit de relire la description que donne Télumée du changement de son mari pour en déduire que son comportement lui demeure obscur, et que, par conséquent, elle est incapable de le secourir 956 : Élie semblait trouver que le soleil avait terni [...] il errait dans la cour, [...] tâtait ses muscles avec circonspection, le corps penché de droite, de gauche, comme s'il n'arrivait pas à supporter le poids de sa carcasse. Un soir qu'il semblait encore plus triste que d'ordinaire, je me mis à fredonner une petite biguine pour lui rappeler le bon temps. Mais il me regarda d'un air si scandalisé que je m'arrêtai net, cependant qu'il paraissait vouloir me dire: ne te rends-tu pas compte, ma pauvre femme, que l'heure des chansons est terminée?... [...]. La stupeur me paralysait, [...] Élie, [...] roul[ait] des yeux égarés vers le ciel, [...] comme s'il ne savait à qui ou à quoi s'en prendre pour déverser sa rancoeur...(TM, 144-145) (C'est moi qui souligne) Les structures et verbes dubitatifs trahissent bien qu'en fait, l'épouse connaît mal son homme, ne pouvant deviner ses pensées: "des sortes de barricades, de fossés [...] le séparaient de moi, de luimême, de la terre entière." (TM, 151) Tantôt "fou furieux", tantôt gravement déprimé, Élie s'enfonce toujours plus dans son délire de persécution, sans que personne ne le secoure. Par sa folie, l'"Eternel Poursuivi" "outrepasse certaines limites, produit l'intolérable", mais l'inaction et l'hyprocrisie du corps social trahissent aussi un dysfonctionnement. Le comportement du fou "n'annule en rien la critique qu'il adresse au monde, cela ne justifie en rien le caractère [...] arbitraire de la réponse que lui oppose la société957 ", précise Monique Plaza. Quant à Télumée, elle non plus ne bénéficie d'aide. En contraste avec la forte présence des commères les jours de liesse, aucune n'ose 953 Frederick Douglass, Narrative of the Life of F.D, oc, Voir Michel Fabre, Esclaves et planteurs, oc, 112-114 Carpentier, Le Royaume de ce monde, oc, chap.VII. Lenormand de Mézy épouse en secondes noces vers Noël une veuve; pendant que les Créoles fêtent Noël, les esclaves se défoulent en dansant et en chantant autour du "Tambour-Mère" en hommage à Mackandal. 954 955 Gilbert Gratiant, "Noël créole" dans Zicaque: Poèmes et textes, Lamentin, 1990, 32. 956 Élie correspond bien au portrait de l'Antillais que trace Simone Schwarz-Bart à Sylvia García-Sierra: "Il a un rôle à jouer et c'est un homme très seul, qui ne peut pas dialoguer avec sa femme parce qu'on ne l'a pas habitué à la considérer comme un être égal. [...] Il s'étourdit dans l'alcool ou bien dans les femmes." (ms.) 957 Monique Plaza, oc, 7. Télumée, victime de la double inconstance 337 l'approcher quand elle "tourne en zombi*". Tout se passe comme si la collectivité ne distinguait nullement normalité et déviance, étant elle-même aux prises d'un malaise généré par les structures qui régissent le quotidien. Signe d'un rapport de force extrêmement tendu, la folie atteint celui pour qui l'Autre est devenu insupportable, qui l'empêche d'être, d'exister. Ce dernier finit à son tour par se cloisonner dans son for intérieur. Télumée tombe malade, perdant le contrôle de son corps meurtri 958 . Reine mélange pratiques chrétiennes et vaudouesques: elle prie Dieu et man Cia de "remonter" l'homme. Or, "désenchanter la case" s'avère une pratique infructueuse, si bien que la grand-mère se contente de brûler "une chandelle des douleurs" en lui démêlant les cheveux (TM, 148, 155). Seule sous son prunier de Chine, "rassassiée de vivre, soûle et enflée de malheur" (TM, 150), "inexistante et alanguie" (TM, 151), Télumée est abandonnée de tous et de toutes: Les gens qui me passaient me considéraient un peu comme un fantôme en apparition. Ils prenaient avec moi les précautions dont on use avec un esprit incarné. (TM, 151) La "folie" de Télumée désarme les autres; chacun s'affole à l'idée que la femme puisse être habitée par un esprit. 958 Inversement, le premier geste guérisseur est de "remettre en ordre" sa personne et sa case. Lorsqu'elle reprend courage, Télumée affirme: "pour la première fois depuis bien longtemps, je prenais un peigne et coiffais mes cheveux en paillasse, les lavais, les lustrais d'huile, me remettais aux soins de mon corps et de ma case qui le jour même reprit son aspect d'autrefois." (TM, 158) L'acomat tombé: le plaçage 338 4.5. Le "bain démarré".5. Le "bain démarré" Les chapitres huit et neuf offrent une description littéraire crédible d'une dépression grave, ainsi que de sa guérison. Comment Télumée réagit-elle aux mauvais traitements d'Élie? Dans un premier temps, elle tente d'imaginer que tout cela arrive à une autre: Toutes ces belles paroles, toutes ces choses que j'avais cru comprendre étaient arivées à une autre personne que moi, une chair vivante et non pas cette viande morte, indifférente au couteau [...] (TM, 160) Il s'agit là d'une constante schwarz-bartienne: en situation de crise, le sujet cherche à se protéger par la désertion de son corps. Cerni par les Pimpfe (jeunesse hitlérienne) qui le déculottent, Ernie Lévy fixe "la roue tournoyante du soleil" et martèle intérieurement la phrase: "Ces événements concernaient un autre. Rien d'analogue n'était arrivé à personne" (DDJ, 236). Non seulement il y a déréalisation, mais l'envie de quitter réellement sa vie, de ne plus sentir les coups, de "retirer son corps" 959 , comme on dit aux Antilles, prennent le dessus. Il serait fautif de lire cette pulsion "morbide" comme synonyme d'une passivité et d'une résignation totales. Car lorsque Télumée interrogeait la Reine "comment faire pour supporter?", la Reine lui avait répondu: "tu te sentiras la même pareille qu'un défunt, ta chair sera morte et tu ne sentiras plus les coups de couteau, et puis ensuite tu renaîtras" (TM, 143). Deux-âmes à son tour avait songé, "souriante" pendant que le Commandeur lui tordait le bras, que "viande morte ne sent pas le fer" (LMS, 58). Cette imagination tenace de rester insensible aux coups, de ne crier mot, est ce qui fait résister les esclaves les plus récalcitrants. D'où le mythe de marrons qui ne ressentent rien du tout: le père de Xavière avait vu "des nègres marrons traités aux fourmis, traités par le sac, le tonneau, la poudre au cul, la cire, le boucanage, le lard fondu, les chiens, le garrot, l'échelle, le hamac, la brimbale, la boise, la chaux vive, les lattes, l'enterrement, le crucifiement; et toujours parfaitement en vain ou du moins sans résultat appréciable: le même sourire sur leurs lèvres maudites, la même façon lointaine de vous insulter, comme si vous n'existiez pas vraiment, à leurs yeux..." (LMS, 69) N'est-ce pas la conduite de Télumée qui, muette sous les coups, décuple la furie d'Élie (TM, 148)? Il n'empêche que la description de son état atteste l'aggravation sérieuse de la vacuité ontologique. Plus que d'un état d'"incertitude" de l'écolière, du sentiment d'être "déplacée960 " de 959 960 Voir Dany Bébel-Gisler, art.cité, 156-157. Bill Ashcroft voit cette "placelessness" comme ce qui caractérise une littérature à la fois post-coloniale et féministe ("Intersecting Marginalities: Post-Colonialism and Feminism", art.cité) Le "bain démarré" 339 la servante, il s'agit cette fois-ci d'une "lassitude" extrême et d'une "hébétude" totale (TM, 150, 166). La critique barbadienne Evelyn O'Callaghan attire l'attention sur la fréquence surprenante de ces états affectant de nombreux personnages féminins caribéens961 . Je ne saurais assez souligner que la dépression ne se réduit plus à une pure métaphore littéraire pour dénoncer l'inéquitable situation féminine dans des sociétés patriarcales, culturellement et historiquement menacées d'aliénation. En revanche, il est licite de lire la description comme un témoignage clinique de désordres fonctionnels que peut générer la société caribéenne. Comme Anna dans Voyage dans les ténèbres et Antoinette dans La prisonnière des Sargasses 962 , comme Tee dans Crick Crack, Monkey 963 , le désir d'auto-destruction et d'annihilation trahissent la faille identitaire, la névrose situationnelle, causée par la double aliénation de race et de sexe dans laquelle se trouve la femme noire/de couleur964 aux Caraïbes. Imaginer que tout cela arrive à une autre, se "métamorphoser" en oiseau qui plane (TM, 153), "spectacle courant, ici à Fond-Zombi" (TM, 120), "engloutir Fond-Zombi et elle-même au fond de [sa] mémoire" (TM, 159) n'apaisent que momentanément: je voyais maintenant qu'aucun fil ne reliait plus ma case aux autres cases. Alors je m'allongeais à même le sol et m'efforçais de dissoudre ma chair, je m'emplissais de bulles et tout à coup je me sentais légère, une jambe m'abandonnant puis un bras, ma tête et mon corps entier se dissipaient dans l'air et je planais, je survolais Fond-Zombi de si haut qu'il ne m'apparaissait plus que comme un grain de pollen dans l'espace. Mais j'atteignais rarement un tel bonheur [...] (TM, 153) (C'est moi qui souligne) Désir d'en finir avec sa vie réelle, de fuir dans un espace protecteur mais tout imaginaire, exiler son corps violé, tout décèle un état pathologique (sans que celui-ci soit reconnu et donc soigné par la collectivité). La malade se croit en pleine métamorphose; son corps violé et violenté en pleine mutation. Télumée est "possédée" par l'idée fixe de quitter son existence exécrable et se cloisonne dans une espèce de "transe" qui lui procure "un bonheur" (TM, 153) de courte durée. Le passage me semble extrêmement important parce que les sphères imaginaire, créative et psychopathologique convergent. Se créant un monde parallèle, fantastique, la malade finit par Lire "The Bottomless Abyss: 'Mad' Women in Some Caribbean Novels", The Bulletin of Eastern Caribbean Writers, 11, 1, November-April 1985, 45-58; "Interior Schisms Dramatised: The Treatment of the 'Mad' Women in the Work of Some Female Caribbean Novelists", in Out of the Kumbla, oc, 89-109. 961 Jean Rhys, Voyage dans les ténèbres, oc. Lire à ce propos "Mirror, Mirror: The Development of Female Identity in Jean Rhys' Fiction" par Nancy J. Leigh, World Literature Written in English, nE 25, 1985, 270-284. 962 963 Merle Hodge, oc. 964 Fanon, Peau Noire, Masques blancs, oc, p.48 et sv. L'acomat tombé: le plaçage 340 soupeser sa propre tristesse. Certes, le "rêve" de l'incipit nous revient ici en mémoire965 : faculté de l'imagination, "arme miraculeuse" selon l'expression de Césaire, l'évasion toute mentale sert de palliatif à un réel insupportable. Grâce à cette propension rêveuse, la narratrice allège ses peines avant de "charrier l'enfer sur la terre" (TM, 156). Que la narratrice s'imagine quitter son corps par le vol rappelle le devenir-oiseau de man Cia 966 , pour qui le vol était pareillement une échappatoire à ce qui la tracasse: "le temps où les boucauts de viande avariée avaient plus de valeur que nous autres" (TM, 190). Le mouvement ascensionnel, le fantasme du vol exprime la désintégration de la protagoniste qui s'imagine se métamorphoser. Son état correspond à la rêverie d'autres personnages schwarz-bartiens 967 et afro-antillais968 où, en revanche, la détérioration du Moi va de pair avec une envie de descente progressive dans les profondeurs abyssales. Zétou enregistre encore ce qui se passe autour d'elle, sans qu'elle puisse puisse établir un contact avec qui que ce soit: J'étais plongée dans un monde aliéné, derrrière un mur d'obscurité. Je pouvais entendre les gens parler et rire de l'autre côté, mais je ne pouvais pas commniquer avec eux... Lentement, je glissais dans un abîme sans fond 969 . Dans Pluie et vent, cette même barrière entre le Moi malade et un extérieur inabordable et lointain, empêche la "négresse planeuse" d'"aborder": Ma lassitude devint extrême et je me sentis rassasiée de vivre, soûle et enflée de malheur. Élie me frappait maintenant sans aucune parole, sans aucun regard. Un soir, je sombrai dans le néant. J'entendais et n'entendais pas, je voyais et ne voyais pas et le vent qui passait sur moi rencontrait un autre vent. (TM, 150-1) Suite à un déclic aussi banal que l'écoute "des cantiques, de légers rires", "énergies mystérieuses et apparemment sans but [qui] atteignirent [s]a case" (TM, 161), la guérison s'installe. Des 965 cf. supra II, 3.1.2. 966 cf. supra chap 2.3.2. C'est le plus net dans LMS: le corps et l'âme de Solitude se volatilisant, bulle d'air qui monte au ciel (LMS, 100). La bulle signifie aussi le vide qui s'installe en dedans du Moi, enfermant le sujet dans un état d'autisme: "Et rien n'existe que les jours et les nuits qui se défont comme des vagues, sans qu'il en reste même de l'écume aux doigts. Depuis quelque temps, j'ai aussi cessé de croire en la réalité hors les murs" (PDP, 19). 967 Dans Crick Crack Monkey, Tee déclare: "J'aurais voulu me faire toute petite, disparaître. [...] J'avais l'impression que ma présence à elle seule était un affront à la simple décence. Si seulement j'avais pu me ratatiner et retourner au néant pour en ressortir neuve et acceptable!" (Hodge, oc, 135) 968 969 Myriam Warner-Vieyra, Le quimboiseur l'avait dit, oc, 34. Le "bain démarré" 341 commères s'attroupent à bonne distance de sa case et lui prient d'"atterrir", de "tenir corps", ce qui étonne après leur attitude froide. C'est grâce à l'assistance des commères, à ces voix féminines, que Télumée renaît à la vie, exactement comme le fit Reine Sans Nom après le deuil de sa fille Méranée, morte dans un incendie970 . Elle reconquiert son corps violé et son esprit brisé en se plongeant dans la rivière et en chantant à tue-tête: je pris en courant le chemin de la rivière et m'y jetai, m'y trempai et retrempai un certain nombre de fois. Enfin, je regagnai toute mouillée la case, mis des vêtements secs [...] j'ai lâché mon chagrin au fond de la rivière et il est en train de descendre le courant, il enveloppera un autre coeur que le mien... (TM, 167) En guise de remède aux bouffées délirantes et aux hallucinations, Télumée recourt au bain démarré* pour "larguer les amarres" qui assujettissent son corps malade. Il s'agit d'une pratique curative très en vigueur en milieu traditionnel antillais, bien que Télumée le décrive ici comme un rituel de purification par lequel elle célèbre en fait la fin de sa "zombification". Pris sur sa seule initiative, alors qu'il se pratique généralement par l'intermédiaire du séancier, lequel prépare les onguents, laisse macérer les herbes en fonction du trouble à traiter971 , le bain couronne sa propre victoire sur le mal. Chaque fois qu'elle visitera Man Cia, Télumée respectera ce rituel cher à la "gadézafé*". Redevenue pareille à elle-même, Télumée remercie toutefois "ces voix humaines, ces rires, ces énergies mystérieuses" (TM, 161). Sa "résurrection", elle la doit à "toutes ces visites, toutes ces attentions et les petits présents dont on [l]'honora": La folie est une maladie contagieuse, aussi ma guérison était celle de tous et ma victoire, la preuve que le nègre a sept fiels et ne désarme pas comme ça, à la première alerte. (TM, 169) Celle qui était possédée par le mal, "montée" par le loa*, "atterrit" pour retrouver entièrement sa lucidité et donc sa liberté. Télumée se "remet en selle", tenant "en main les brides de son cheval" (TM, 169). Elle retrouve "du vent pour gonfler [s]es voiles" afin de "reprendre [s]on voyage sur l'eau" (TM, 170). Que la maladie et la souffrance aient un sens, qu'elles initient à une plus grande maturité et une 970 Passage "factuel" puisque jeune fille, SSB aurait été particulièrement ébranlée par un incendie qui survint à Goyave (information que je tiens de Madame Alice Brumant, sa mère, que je remercie pour notre conversation du 1ier mai 1990). Sinistre fréquent à cause des cases en bois, le feu constituait, ensemble avec les cyclones et les inondations, "le panthéon des horreurs créoles", se rappelle Chamoiseau (Antan d'enfance, oc, 20). 971 Le "bain démarré" donné le vendredi écarte un rival qui vous empêche d'obtenir ce que vous désirez. Le bain pris un vendredi 13 s'exécute rituellement dans la mer, en ramassant des algues, en les jetant derrière soi sans regarder (Jean-Pierre Bossuat, oc, 26) L'acomat tombé: le plaçage 342 sagesse secrète, les compliments de femmes nous le confirment clairement: "Voici la vaillante bougresse... la négresse à sept fiels, quatre seins, deux nombrils..." (TM, 169). Télumée est plus qu'une femme, c.-à-d. une femme-matador qui s'est conduite comme un nègre valeureux, un marron résistant. Dorénavant, Télumée possède ce "panache tout à fait spécial, incomparable". Contrairement à l'homme, la femme prête donc un sens à la souffrance. Alors que Gros Édouard vocifère: "Vous souffrez, bande d'inutiles?... eh bien souffrez [...], et laissez-moi vous dire que votre souffrance s'en va nulle part, et personne au monde qui s'en doute, personne..." (TJ, 50), les femmes prétendent que "rien n'est perdu sur la terre, pour une femme..." (TM, 130) Toutefois, il serait abusif d'en déduire qu'elles l'acceptent à tout prix, car "le dos meurt pour l'épaule et l'épaule n'en sait rien" (TM, 156). "Cé couteau ki save ça ki an coeu à giraumont; seul le couteau sait ce qui se passe dans le coeur du giraumont" (PDP, 103-4; TM, 117). Devenue femme par la souffrance même, Télumée est félicitée d'avoir "pris [s]a démarche de femme... une démarche de femme qui a souffert" (TM, 170). La folie est donc ce qui, à condition qu'on la transcende, rend la Lougandor une "femme à demie" (TM, 170). Épouse répudiée, femme sans enfants, Télumée deviendra, comme Marie-Sophie Laborieux, "l'accoucheuse et la démêleuse du sens, la consignatrice de la parole" à la disposition du morne 972 . Au même titre que la période de servitude chez les Desaragne, la répudiation constitue une épreuve endurée avec succès. Elle conduit vers une plus grande maturité et une sagesse qui bénéficieront à la communauté. Il semble que la Reine, avant de mourir, ait attendu cette preuve d'invincibilité de sa descendante. Sur son lit de mort, elle se dit rassurée: son "petit verre en cristal" (TM, 174) est une "maîtresse femme", une "vaillante négresse" qui pourra à présent affronter seule la vie, sans son halo protecteur: Télumée, la peine existe et chacun doit en prendre un peu sur ses épaules... ah, maintenant que je t'ai vue souffrir, je peux tranquillement fermer mes deux yeux, car je te laisse avec ton panache sur la terre...(TM, 175) La Reine l'entretient sur son rôle exemplaire: si tu es heureuse, tout le monde peut être heureux et si tu sais souffrir, les autres sauront aussi..." (TM, 175). Munie de la force de régénération morale et spirituelle, elle aidera les "Déplacés" à "conjurer la Texaco (Chamoiseau, oc). Lire à ce propos Ernest Pépin, "La révélation de l'invisible" dans Karibèl Magazine, nE 3, 1992. 972 Le "bain démarré" 343 vie", car "le dos de l'homme [est] la chose la plus souple, la plus dure, la plus solide du monde, une réalité inaltérable qui s'étendait bien au-delà de l'oeil" (TM, 66). Ce premier mini-récit étaye la ressemblance entre petite-fille et grand-mère. Pré-récit (Présentation des miens) et récit (Histoire de ma vie) se font donc constamment écho. La ressemblance entre l'histoire de Reine Sans Nom et celle de sa dernière descendante prouve que le destin féminin antillais n'a guère changé. Trois réflexions en guise d'épilogue de ce long chapitre: au fur et à mesure que nous suivons les "méandres" de Télumée Lougandor, il apparaît distinctement que l'adversité, sous ces multiples formes, revêt un caractère initiatique. Chacune des mésaventures révèle Télumée à elle-même et l'enrichit; dans cette misère même, elle puise sa force. La vie étant un éternel retour de hauts et de bas, la philosophie existentialiste qui se distille est qu'il faut puiser dans la souffrance même l'énergie car, selon la sagesse proverbiale, "un nègre ne meurt jamais"; "la souffrance [...] n'est somme toute qu'une manière d'exister comme une autre" (TM, 171). Ensuite, le roman entérine le schéma ascensionnel: au lieu de grimper dans l'échelle socio-raciale et de faire fi de son épiderme, Télumée descend dans la hiérarchie tout en gagnant en respect et en dignité. L'antillanité, l'authenticité afro-antillaise semblent à ce prix: la plénitude identitaire, la fortune spirituelle s'acquièrent aux dépens de l'idéal assimilationniste. Après avoir perdu son emploi à Galba, elle s'appauvrit en cédant la case à Élie et à Laetitia. Pourtant, Télumée déclare "suivre sa destinée de négresse, de ne plus être étrangère sur la terre" (TM, 125). Ensuite, elle entrera dans la canne, ce qu'aucune Lougandor n'a daigné faire. Enfin, l'épisode de l'échec conjugal articule le rapport entre identité féminine et folie d'abord, de folie et créativité artistique, ensuite. Désormais, Télumée jalonnera sa quête d'identité en se référant de plus en plus à cette notion, car "l'identité se mesure à la folie et la vainc, tandis que la folie "est perte d'identité", rappelle Monique Plaza 973 . Petit à petit, la protagoniste réincarne l'aïeule, réputée "lunatique, fantaisiste, folle". Télumée avance sur la crête étroite d'une féminité redéfinie, hors des voies figées. C'est précisément parce qu'elle se positionne autrement dans la société qu'il lui incombe de remplir une fonction essentielle dans le morne. Non seulement elle travaillera "de la main droite", soignant les villageois en proie à ce grand oiseau qu'est la folie antillaise, mais elle pansera leurs blessures par son talent de conteuse. Elle transformera le Mal en Bien, le Laid en Beau. Miraculeusement, son récit en livre déjà la preuve: ne se lit-il pas comme exaltation de la vie aux Antilles, alors même que les passages témoignant abondamment de la misère y foisonnent? L'art de l'affabulation, le génie à l'oeuvre dans les contes et dans le récit de sa propre vie aident les 973 Monique Plaza, oc, 56. 344 L'acomat tombé: le plaçage Antillais à "réinvent[er] la vie, fiévreusement, à la lueur de torches simplement plantés dans la terre..." (TJ, 286) Chapitre 5Chapitre 5 "L'acomat redressé": Concubinage Mihò un bon bibà ku un mal kasà proverbe papiamentu 974 5.1. Deuxième ascension, deuxième chute.1. Deuxième ascension, deuxième chute Malgré les avertissements de la Reine, Télumée connaîtra un destin semblable à celui des commères, ces "grosses baleines échouées dont la mer ne veut plus" (TM, 50). L'enjeu consiste à réagir autrement devant ce même sort. Répudiée par Élie, elle pourrait à l'instar de Mycéa, attristée par le départ de Mathieu, se fabriquer un personnage, se montrer "expressément vulgaire, et banale avec soin"975 . Loin de déguiser son amertume derrière un masque d'apparente indifférence et de gaieté feinte, elle s'impose d'être pareille à elle-même. Au lieu de devenir acariâtre, "bruire des paroles empoisonnées", "rire d'une manière particulière, juste de la bouche et des dents, comme si [elle] toussai[t]" (TM, 50), elle panse ses blessures seule. Autre divergence significative, elle refuse une nouvelle liaison pour oublier ses tourments. Bien que la Reine reçoive un homme "qui vient lui parler d'elle dans sa case, un brave homme qui est en émerveillement définitif devant elle..." (TM, 156), Télumée l'éconduit. Elle lui préfère une vie de recluse et de paria dans les bois ensorcelés de man Cia. Peter Hoefnagels et Shonwé Hoogenbergen, Antilliaans spreekwoordenboek, Rotterdam/Vorden, 1991, 57: "Mieux vaut un bon concubinage qu'un mauvais mariage." 974 975 Glissant, La Case du commandeur, oc, 199. L'acomat redressé: Concubinage 346 La deuxième triade (ascension-chute-nouvel équilibre) comprend cette fois-ci une longue étape préparatoire. Avant de voir "son pied de chance" refleurir, Télumée traverse de nouvelles crises identitaires, provoquées par le double deuil de ses protectrices, man Cia et l'aïeule. Mais sous ce récit du deuil se cache un autre, celui de l'apprentissage déroutant de l'occulte et des forces magiques. L'apprentie-sorcière 347 5.2. L'apprentie-sorcière.2. L'apprentie-sorcière Après le divorce, Télumée se veut "une femme libre" (TM, 186) et quitte "la poussière de Fond-Zombi" (TM, 172) où elle risque de devenir le point de mire des mauvaises langues. Mais avant qu'elle ne puisse placer sa petite case sur la charrette d'Amboise pour s'installer avec la Reine à la Folie, celle-ci sent venir son dernier jour. Celle dont le regard balaie la surface des choses visibles et invisibles meurt après l'avoir longuement entretenue sur "l'équilibre de la nature et des astres, la permanence du ciel et des étoiles". Cet entretien philosophique, cette transmission de son "savoir" et des dons divinatoires évoquent les séances d'initiation au vaudou, au cours desquelles un houngan* désigne son successeur parmi les hounsi*. Que la Reine "puisse mourir ainsi, avec une telle douceur" (TM, 175), le sourire aux lèvres, surprend Télumée. Solennellement, Reine lui explique d'où vient cette joie: Ce n'est pas ma mort qui me réjouit tant, dit-elle, mais ce qui la suivra... le temps où nous ne nous quitterons plus, mon petit verre en cristal... peux-tu imaginer notre vie, moi te suivant partout, invisible, sans que les gens ne se doutent jamais qu'ils ont affaire à deux femmes et non pas à une seule?... (TM, 174-5) Plus que dans la vie terrestre, les deux femmes seront réunies outre-tombe. Télumée doit se savoir continuellement assistée et guidée par l'esprit de la défunte, principe hérité de l'Afrique animiste976 . Rappelons-nous que Bayangumay réincarnait "feu sa grand-mère maternelle Pongwé" qui à son tour était "le reflet d'une grand-mère plus ancienne, qui elle-même était le reflet d'une grand-mère plus ancienne encore, et ainsi de suite, à l'infini" (LMS, 12). Pourtant, la Diola s'inquiétait à l'idée de vivre moins sa propre vie que celle de l'ancêtre: "tous les gestes, toutes les façons de moduler la parole humaine, toutes les expressions de son visage [...] appartenaient bel et bien à sa grand-mère Pongwé" (LMS, 13). Pareillement, Télumée sent également que la métempsychose réduit sensiblement sa liberté. Ne vivra-t-elle pas davantage une vie voulue par la Reine et par man Cia? Ses méandres lui appartiendront-ils donc de moins en moins? (TM, 81) Le récit suggère une résistance à ce qui, en fin de compte, fonde une vision fataliste: "l'homme accomplit sa destinée, si changeante, imprévisible, démesurée soit-elle" (TM, 142). L'intérêt de l'épisode solitaire dans les "bois bleus" de man Cia réside dans le dévoilement de la triple prédestination de l'héroïne au rôle de séancière*. Par voie héréditaire, d'abord, étant la petite-fille de celle pour qui il n'y avait de nom, tant ses actes et paroles étaient Lire à ce propos Louis-Vincent Thomas, Cinq études sur la mort africaine, Dakar, 1968, chap.5: La Mort diola, 271-343. 976 L'acomat redressé: Concubinage 348 inspirés par un pouvoir occulte. Ensuite, par apprentissage et enfin, par la possession au cours de laquelle la malade reçoit le don. Privée du "halo protecteur" (TM, 157), Télumée s'attriste énormément de la perte de sa grand-mère, jusqu'à ce qu'elle entende "une voix et c'était celle de man Cia" (TM, 183). À chaque fois qu'elle est en proie à la détresse, la narratrice est donc sauvée par un appel sonore (chant/voix) qui la sort de son mutisme. À Belle-Feuille, alors qu'elle se sentait devenir "un cas", une voix montait dans la nuit" (TM, 113) 977 pour la réveiller de son étourdissement. De même, on le verra, le caladja* d'Amboise lui redonnera le goût de la vie (TM, 203). Profitant de son désarroi, man Cia rôde autour de l'esseulée qui, en un premier temps, apprécie la présence de cette vieille femme inoffensive: Ainsi ai-je laissé Fond-Zombi pour suivre man Cia dans ses bois, habiter la case où elle vivait avec l'esprit de son mari défunt, l'homme Wa. Elle jardinait un peu, recevait les malades qu'elle frottait, les Poursuivis dont elle levait l'envoûtement, renvoyait le mauvais sort. (TM, 183-184) Impressionnée par la "sorcière de première", Télumée sent vite qu'elle lui obéit comme sous hypnose. Elle se sent mal à l'aise sous l'emprise de cette femme qui rend le quotidien insolite, qui auréole de mystère et de fantastique le réel. Son initiation, elle la vit comme une confusion progressive entre la réalité et l'imaginaire. L'apprentissage se déroule en plusieurs étapes, embrassant des domaines toujours moins palpables: man Cia l'instruit d'abord sur le "secret des plantes", faisant d'elle une herboriste talentueuse qui saura guérir les maux à l'aide de baumes, de décoctions et de bains de feuillage. Or, de ce savoir médicinal, il n'y a qu'un pas pour "lever" les mauvais sorts: Elle m'apprenait également le corps humain, ses noeuds et ses faiblesses, comment le frotter, chasser malaises et crispations, démissures 978 . Je sus délivrer bêtes et gens, lever les envoûtements, renvoyer tous leurs maléfices à ceux-là mêmes qui les avaient largués. (TM, 190) Télumée apprend comment soigner les maladies somatiques aussi bien que cette panoplie de troubles suscités par quimbois*, et pour lesquels l'on invoque les services d'un leveur de sort. Le passage ci-dessus illustre la proximité, voire l'indissolubilité entre le physique et le psychique. Seul l'appel à la séancière* (quand il s'agit de se délivrer du mal) ou au quimboiseur* (quand il s'agit de (r)envoyer le sort à quelqu'un d'autre) peut alléger la souffrance physique, dissiper les désordres mentaux. 977 978 cf. supra III, 3.3.2.2. Créole: "démisi", verbe "démettre" (p.ex. j'ai la jambe démise): "entorse" (Tourneux et Barbotin, Dictionnaire pratique du créole de Guadeloupe, oc) L'apprentie-sorcière 349 Si elle accepte de plein coeur la pratique curative, Télumée se montre moins docile en ce qui concerne la sorcellerie. Consentante à la magie blanche, elle refuse carrément de troquer sa forme humaine contre celle de négresse morphrasée*. En d'autres termes, même s'il devient manifeste que man Cia et Reine Sans Nom l'ont élue pour devenir à la fois la griotte*, la guérisseuse et la sorcière du morne La Folie, elle ne se prête qu'avec retenue à ce dernier rôle. Comme Mariotte, il lui est pénible de "[s]e faire passer pour sorcière à leurs yeux" (PDP, 183). Son refus s'interprète de deux manières: soit il s'agit pour la narratrice de démystifier les pratiques magico-religieuses qui, quoiqu'en régression aux Antilles, continuent de paralyser les habitants des mornes. Soit Télumée devient malgré elle adepte d'un culte de possession. La dernière étape du parcours ésotérique dérange vivement Télumée. Enfant, elle écoutait avec scepticisme les histoires de "bête ou de soucougnant volant" (TM, 109) 979 . Adulte, il lui répugne de se métamorphoser, de substituer à son moi humain quelque animal pour échapper, ne fût-ce que pour un temps, à l'existence insoutenable. Alors que man Cia prône le pouvoir de se concevoir autre qu'on est, de se déguiser, son élève se révolte contre cette transgression à tel point qu'elle en tombe malade. Décidée à résister devant cette intrusion "magique", Télumée traverse une nouvelle crise, accompagnée d'hallucinations. En réalité, le deuil de la Reine, le sentiment d'abattement et l'affliction causée par l'échec conjugal comptent beaucoup dans cet état de déréalisation, de dépersonnalisation. délirante 980 La narratrice succombe à une nouvelle "bouffée " engendrée par le climat d'anxiété, par la désolation extrême. Télumée cherche à expulser l'esprit dont elle se sent possédée: Vivant à ses côtés, je me sentais moi-même devenir esprit. Chaque matin, je m'éveillais trempée de sueur, résolue à quitter les bois pour exister dans mon corps et mes seins de femme (TM, 184) La résistance à l'instruction des forces occultes se manifeste sous forme d'affreux cauchemars qui sont le support d'une description fantastique qui nous révèle la troisième voie de transmission d'un don: un esprit "donneur" s'empare de Télumée pour se faire reconnaître par la possédée, pour lui léguer le don de guérison et de voyance. À la merci d'un esprit qui suce sa substance vitale, la vide d'elle-même, Télumée parcourt, tel le chaman en Afrique traditionnelle, l'apprentissage qui aboutit à guérir la "folie antillaise". Car "le futur médecin doit avoir subi les excès de sa société... jusque dans les maladies qu'elle seule peut faire fermenter en son sein", remarque J.B Fotso Djemo 981 . Le psychiatre doit en quelque sorte 979 cf. supra III, 2.3.2. 980 Lesne, oc, p.219 et sv. 981 J.B. Fotso Djemo, Le regard de l'autre. Médecine traditionnelle africaine, oc, 287, 289. L'acomat redressé: Concubinage 350 avoir vécu les troubles de ses patients. Dans les religions afro-américaines (vaudou*, sentería*, candomblé*), celui qui est appelé à "lire la transe" a été préalablement initié au culte de la possession. "Chevauché par les loas", il a connu la résistance aux forces occultes avant de se soumettre aux transes. L'aversion prouve la ferme conviction de Télumée de combattre l'adversité en tant qu'être humain, conduite qui la distinguera clairement de man Cia. Autrement dit, les lignes de défense contre l'aliénation diffèrent sensiblement. Tandis que la première ne voit aucun intérêt à fuir la condition humaine, la seconde reste rivée au mécanisme de défense imaginaire hérité du système servile. L'écart entre deux générations d'Antillaises ne s'en manifeste que plus clairement: tandis que man Cia s'agrippe au passé, Télumée scrute les temps à venir. Les deux femmes jettent un regard différent sur l'esclavage, sujet à propos duquel elles discutent longuement. Man Cia se lamente que l'esclavage n'en finisse pas de "casser, broyer, désarticuler" le nègre (TM, 109): ... Ah, nous avons été des marchandises à l'encan et aujourd'hui, nous nous retrouvons le coeur fêlé... Tu vois, ajouta-t-elle avec un petit rire léger, dissipant, ce qui m'a toujours tracassée, dans la vie, c'est l'esclavage, le temps où les boucauts de viande avariée avaient plus de valeur que nous autres [...] (TM, 190) Télumée, elle, ne porte plus "son maître en [elle]-même, alors que les chaînes sont tombées" comme le fit Man Louise (PDP, 48). Ayant appris par le conte de L'Homme qui voulait vivre à l'odeur 982 qu'il faut éviter de tomber victime d'un esclavage intérieur, d'être esclave de l'esclavage, Télumée se rapproche de Hortensia La Lune, la mère de Mariotte née juste avant 1848 et qui: n'a perçu le bruit du fouet qu'en souvenir; de sorte que si elle disposait les choses dans le même ordre que grand-mère, et les gens dans le même rang, les puissances spirituelles dans la même hiérarchie, du moins acceptait-elle plus aisément que grand-mère une modification dans le tableau de la comédie humaine, animale, spirituelle [...] (PDP, 112) En d'autres termes, même si Télumée ne condamne pas ouvertement les croyances obscurantistes de man Cia, elle s'en distancie. D'où la séparation définitive: quelque chose m'empêchait de troquer ma forme de femme à deux seins contre celle de bête ou de soucougnant volant. Nous en restions là. (TM, 190) Pour Télumée, l'initiation s'achève là. Man Cia ne réussit donc pas à accaparer Télumée qui se 982 cf. supra II, 1.2.3. L'apprentie-sorcière 351 consacrera uniquement à l'aspect médical de la "magie". Appartenant à la "jeune génération" comme Ti Jean, héros de la modernité, la destinée de Télumée est parmi les "gens d'En-bas." Fuite individuelle, réflexe égoïste qui ne mène à rien, la métamorphose est discréditée pareillement à la fin du Royaume de ce monde: surpris par la facilité de se transformer en oiseau, Ti Noël comprit que "Mackandal s'était métamorphosé en animal pour servir les hommes, non pour les abandonner 983 ." Dans une société de part et d'autre modifiée et qui a urgemment besoin de "venir au monde", le vaudou et l'amalgame de superstitions apparaissent comme une pratique stérile qu'il faut répudier. La réticence de l'héroïne s'explique encore par le fait que pour l'esprit antillais, l'occulte et la magie constituent un continuum. Dès lors, la frontière entre les actes bénéfiques et maléfiques s'efface. Télumée s'expose au blâme d'"oeuvrer de la main gauche" et risque de ressembler, aux yeux des autres, à la "créature maléfique entre toutes, cette femme au pied fourchu qui se nourrit exclusivement de votre goût de vivre" (TM, 14). Elle sera effectivement le support de projections négatives du groupe: bouc émissaire, elle sera inculpée de jeter le mauvais sort. Après quatre semaines, Télumée se sauve des bois bleus et redescend à Fond-Zombi. Convaincue que "la protection des morts ne remplace pas la voix des vivants" (TM, 195), Télumée rompt l'isolement troublant et sort des ténèbres. Pourtant, rien ne sera plus jamais pareil et l'apprentissage de man Cia laisse ses empreintes; la vieille sorcière vit à ses côtés, quoique sous une forme canine. Sorcière au nom peuhl, man Cia croit qu'elle quittera le corps humain pour le corps canin. Le chien occupe une place singulière dans l'imaginaire antillais: évoquant le dogue lancé sur les traces de l'esclave fugitif (allusion dans TJ, 103; LMS, 89), molosse monstrueux dressé pour "bouffer du nègre"984 , le chien est d'abord le persécuteur de l'esclave, symbole de la bestialité du colon985 . Il est aussi le compagnon du Noir dans la misère. En un premier temps, Télumée chasse violemment le visiteur insolite, exactement comme le fait la mère de Ti Jean, craignant que le "vieux magnétiseur" se manifeste à elle en forme de chien. L'étrange rencontre de cet animal qui la fixe de ses grands yeux bruns la désespère, exacerbe son sentiment d'abandon et de solitude. Mais petit à petit, la répulsion devant la bête se mue en son contraire et Télumée se résigne à prendre soin d'elle. 983 L'ambivalence du chien se profile Carpentier, oc, 182. Carpentier, Le Royaume de ce monde, oc, chap. VI, "Le navire aux chiens"; la nouvelle "Los fugitivos" brode aussi sur ce thème (dans Guerra del Tiempo y otros relatos: La Guerre du temps et autres nouvelles, GA, 1989, Coll. "Folio"). 984 Lire Ada Ugah, "Le chien dans l'univers imaginaire d'Edouard Glissant", Peuples Noirs, Peuples Africains, nE43, janvier-février 1985, 150-158. 985 L'acomat redressé: Concubinage 352 clairement: "objet d'agressivité et de complicité, surtout dans le malheur"986 . Persuadée qu'il s'agit de man Cia métamorphosée, Télumée lui parle, lui prépare à manger, lui porte donc le même amour qu'elle portait à man Cia de son vivant. Dans son esprit, ce chien est la "négresse gagée" à qui elle peut confier ses peines. Médiateur entre animalité et humanité, messager entre nature et culture, ou encore "nature cultivée"987 , la bête est prise à témoin. Télumée accepte la présence de ce "revenant" venu dans la vie ici-bas partager sa douleur988 . L'Antillais(e) en deuil supplée au manque d'Untel disparu en causant avec le chien. Parler, ne fût-ce qu'à un chien, la consolerait, confirmant son appartenance à soi: Ce face-à-face avec la mort est beaucoup plus positif et gratifiant pour le vivant que le vis-à-vis d'un autre vivant dans la mesure où le mort ne lui demandera jamais qui il est. L'interrogation muette que constitue toute mort reconstitue ainsi l'unité perdue, car elle ne remet rien en cause. Tandis que le vivant, par ses questions présumées ("qui es-tu, d'où viens-tu"...), remet perpétuellement en question la faille et rouvre ainsi la plaie 989 . Affergan traduit exactement ce qui se passe avec la narratrice, "seule dans la solitude même" (TM, 202), "abandonn[ée] à la solitude et à la nuit" (TM, 185). S'étant enfuie du morne afin d'échapper aux "méchants" (Élie, Laetitia, les commères), Télumée se console de présences muettes et s'aveugle sur son état. Elle qui observait sceptiquement que "la solitude ne valait plus rien à man Cia, depuis que son visage prenait ces étranges expressions d'enfant" (TM, 191), avoue: ma douleur s'apaisait, s'en allait et je me sentais seulement un peu triste, et c'était comme si je ne me trouvais pas sur terre, à la fraîcheur de notre manguier, mais en un lieu solennel où le temps s'était arrêté, où la mort était inconnue. Man Cia se mit à tourner autour de moi, à me lécher les pieds, les mains, avec délectation [...] (TM, 192) Pourtant, sans que le texte nous apprenne quoi que ce soit sur sa guérison, l'apaisement et la rémission s'installent. Télumée prend à nouveau des bains purificatoires. Se lavant dans "une grande terrine, remplie d'eau violacée par toutes sortes de feuillages magiques, paoca*, 986 Francis Affergan, "De la relégation à la réclusion: le bestiaire aux Antilles françaises", Traverses, nE 8, 1977, 55. Francis Affergan, Anthropologie à la Martinique, oc, 78 et art. cité, 53-57. Nature cultivée, le chien est aussi le dernier échelon dans la chaîne d'oppression sur qui le sous-homme peut se venger de sa vie de chien, comme le vocifère Raymoninque: "Le Blanc méprise l'Octavon, qui méprise le Quarteron, qui méprise le Mulâtre, qui méprise le Câpre*, qui méprise le Zambo*, qui méprise le Négre, qui méprise sa Négresse, qui méprise le Z'indien, qui méprise sa Z'indienne, laquelle... frappe son chien, ha ha;" (PDP, 127). 987 988 Flagie, art.cité, 9. 989 Affergan, oc, 185. L'apprentie-sorcière 353 baume commandeur*, rose à la mariée et puissance de satan" (TM, 189) 990 , elle se fortifie à la fois physiquement et psychiquement. Disposant de forces que jusqu'alors elle ne se serait jamais attribuées, mûrie et renforcée par les affres du malheur, elle devient "sur terre comme une cathédrale" (TM, 58); une "vaillante bougresse, la négresse à sept fiels, quatre seins, deux nombrils" (TM, 169). C'est alors qu'elle noue amitié avec Olympe, ouvrière agricole de la Folie, morne "irréel, hanté, une sorte de pays d'esprits" (TM, 187) où elle se sent pourtant à sa place exacte. Elle se dit être "de plain pied dans la confrérie" (TM, 198) des "Déplacés" (TM, 197), "pareille à eux, rejetée, irréductible" (TM, 187). Dans Le rêve, la transe et la folie (Flammarion, 1972, 158-9) Bastide décrit le traitement de certaines maladies mentales en Amérique du Sud. Au Brésil, comme chez les marrons des Guyanes française et hollandaise, la folie est traitée e.a par des bains d'herbes qui provoquent la transe. Cet état fait partie du culte d'initiation: le bain "met [les initiés] dans [...] l'état d'hébétude." 990 L'acomat redressé: Concubinage 354 5.3. "Au coeur de la malédiction".3. "Au coeur de la malédiction" Télumée abandonne sa vie de recluse solitaire pour partager celle des "Égarés" "aux yeux imprenables, puissants, immortels" (TM, 187). En même temps, elle s'engage dans les cannes (TM, 201), bien qu'elle les redoute "plus que le diable" (TM, 195). Or, elle n'a d'autre choix: Si je ne voulais mourir de faim, avant la récolte, il me fallait rentrer (sic) dans les champs de canne de l'Usine 991 . (TM, 195) Télumée se joint à la file de "fantômes indécis, hagards" qui s'en va à la clarté déclinante des étoiles pour couper "vingt piles de vingt-cinq paquets" (TM, 199) 992 . À l'instar d'Olympe, "bougresse" à la force légendaire, Télumée prend "le roulement des hommes" (TM, 200) et fait une découverte spectaculaire. Dans "le feu du ciel et des piquants", elle perçoit pour la première fois de sa vie "ce qu'est le nègre" (TM, 200): Et je compris enfin ce qu'est le nègre: vent et voile 993 à la fois, tambourier et danseur en même temps, feinteur de première, s'efforçant de récolter par pleins paniers cette douceur qui tombe du ciel, par endroits, et la douceur qui ne tombe pas sur lui, il la forge, et c'est au moins ce qu'il possède, s'il n'a rien. (TM, 200) (C'est moi qui souligne) Le travail rude, la misère quotidienne ont toujours été conjurés par le nègre qui possède une force magique, "cela même qui lui permettait de se tenir sur ses deux pieds tout au long du jour, sans jamais s'écrouler" (TM, 53). Grâce à cette ingéniosité, il peut combattre son existence dépouillée, transformer sa peine en joie. Sa condition inhumaine l'oblige à se montrer autre qu'il est: servile et soumis alors qu'il noue en son for intérieur des sentiments de haine et de révolte. De même que le nègre a deux coeurs, dissimulant sa véritable nature, de même la narratrice manie un ton des plus ambivalents lorsqu'elle se peint en ouvrière rurale: suante et décoiffée, scandaleuse au milieu de la confrérie des Déplacés, Olympe, Vitaline et Léonore et toutes les autres (TM, 201). 991 Toujours avec majuscule, tant il s'agit d'une présence qui domine le paysage antillais et la vie du petit peuple. Il serait intéressant d'étudier l'emploi des majuscules par les écrivains antillais: Glissant écrit tantôt Métropole avec (Case du commandeur, oc, 243) et sans majuscule. Usine, par contre, prend invariablement majuscule, comme dans Texaco (Chamoiseau, oc, 157). 992 Cette quantité constituait la "tâche", base du paiement de l'ouvrier agricole généralisé vers la fin du siècle dernier (Alain-Philippe Blérald, Histoire économique de la Guadeloupe, Karthala, 1986, 119) Ce qui a inspiré Edith Klapwijck pour le titre Wind en Zeil (oc). Par cette double structure, Klapwijck souligne le métissage et la duplicité identitaire: l'Antillais doit être deux choses en même temps, il doit, par la ruse et des tours de prestidigitateur, se forger une vie qui soit digne. Il devra donc faire preuve d'une ingéniosité énorme. 993 "Au coeur de la malédiction" 355 Beau morceau d'écriture métisse, la narratrice nous dit se réjouir d'être une femme pareille aux autres "hach[ant] [sa] peine comme tout le monde" et d'être entourée de vaillantes négresses qui la soutiennent. Et si elle se dit triste, cette tristesse est "légère, souriante" (TM, 200). Proche des "bougresses" qui "riaient, riaient et l'on aurait juré qu'[elles] ne connaissaient rien d'autre de la vie que rires et plaisirs" (TM, 99), elle calque son comportement sur celui de ses amies. Se pavanant, les dimanches matins, au Bourg (TM, 203), "balançant [son] lot de misère par-dessus le pont branlant de l'Autre Bord" (TM, 99). "Scandaleuse, riant et paradant comme jamais" (TM, 203), elle est pourtant rongée par la honte, "pleine de regret à la pensée de cette lignée de hautes négresses qui s'était éteinte" avec Reine Sans Nom. L'oscillation entre cette tonalité victorieuse (parce que révélant l'identité nègre à un sujet déboussolé) d'une part, et triste (désarçonnée de vivre l'extrême dénuement) de l'autre, est constante. Elle renvoie au schéma de base d'une narration métisse: exaltant la vie authentiquement "nègre", Télumée s'afflige de ce qu'elle soit devenue, "s'éclipsant du monde pour rejoindre grand-mère [...] Mon voilier s'était enlisé dans les sables" (TM, 203). Revenons encore à la citation ci-dessus, définissant "l'essence nègre". Il n'est pas arbitraire que Télumée dise comprendre "ce qu'est le nègre", parlant en fait d'elle-même: capable de faire ce que l'homme fait, force de travail qui vaut celle de l'homme, l'amarreuse ou la coupeuse de cannes aspire à une égalité des sexes qui mettrait fin à l'oppression féminine. Or il ne suffit pas de parler de soi en termes de nègre; encore faut-il se comporter en homme pour sortir du carcan de comportements typiquement féminins. Télumée se met à fumer la pipe "comme si [elle] était née avec ça dans [son] bec" (TM, 200), boit à grandes gorgées le rhum et déclare en triomphe, "souriante déjà, rassénérée" en plein milieu du champs: "voilà où un nègre doit se trouver, voilà" (TM, 201). Ce mimétisme masculin exprime on ne peut mieux la volonté du sujet féminin de ne plus être l'esclave de l'homme 994 . À bien considérer, la "Confrérie des Déplacés" se compose essentiellement de femmes: Olympe, Vitaline et Léonore sont des "matrones" qui manient le coutelas aussi bien que les hommes, des négresses-matador*, des "femmes-continent". De plus, la narratrice comprend que la force du Noir vient précisément du fait qu'il ne possède rien, qu'il doit se débrouiller et s'inventer une vie dans des circonstances qui rappellent l'esclavage. Rien n'a changé, tout reste aux mains des Békés, gérant "l'usine Galba, la raffinerie et ses cuves à vésou*, ses quatre gargouilles, sa cheminée blanche dominant un paysage de 994 Ce renversement des rôles risque d'être mal vu dans la communauté afro-antillaise. Le passage évoque celui où Sula se voit déconseillée le mimétisme: "Tu ne peux pas tout faire. T'es une femme et une femme de couleur en plus. Tu ne peux pas faire comme un homme. Tu ne peux pas te promener partout avec l'air indépendant, en faisant ce que tu aimes, en prenant ce qui te plaît et en laissant le reste." (Morrison, Sula, oc, 154-155). L'acomat redressé: Concubinage 356 cannes appartenant à l'usine, de cases appartenant à l'usine et de nègres à l'intérieur de ces cannes, appartenant à l'Usine, eux aussi" (TM, 188-9). Quoiqu'aucune des Lougandor "aristocrates" ne se soit rabaissée à ce point, Télumée prétend vivre conformément à son essence nègre, avoir trouvé le seul chemin qui la conduise vers ellemême. Le travail rude révèle le nègre à lui-même, lui apprend à "jongler avec la tristesse" (TM, 102). Le courage invincible, le Noir le doit donc à ce que le Blanc a fait de lui, comme le comprend Amboise: "Télumée, nous avons été battus pour cent ans, mais nous avons du courage pour mille ans, je te dis" (TM, 218). À côté de la désexualisation qui libère la femme noire opprimée, Télumée fait l'expérience de la solidarité. Fidèle aux paroles de la Reine: "si tu es heureuse, tout le monde peut être heureux et si tu sais souffrir, les autres sauront aussi..." (TM, 175), Télumée partage le labeur des cannes, travail ingrat terni par le souvenir de l'esclavage. Si elle tient debout, c'est grâce à la force qui émane de ce groupe de forçats. Élevée dans la "dignité Lougandor", "consciente de la profondeur de sa déchéance", Télumée se découvre "une femme sans espérance" (TM, 202) qui "porte son joug" (TM, 201) comme les autres. Concluons que Télumée s'enrichit en s'appauvrissant, s'émancipe à mesure qu'elle oublie son côté aristocratique. "Une femme sans espérance" et "l'ombre d'Élie." 357 5.4. "Une femme sans espérance" et "l'ombre d'Élie".4. "Une femme sans espérance" et "l'ombre d'Élie" 5.4.1. La "coulée".4.1. La "coulée" Ce n'est pas le coup de foudre qui scelle l'union entre Télumée et Amboise. Leur rapport amoureux balance longtemps entre la fusion et la distance, la détente et la demande. Sous l'emprise de ses charmes, Télumée masque ses sentiments à son égard. Elle feint l'insensibilité: "je désirai le voir, mais je n'osai pas me tourner en direction de sa voix" (TM, 203). Ayant refusant à plusieurs reprises l'amitié et le soutien de celui qu'elle appelle "l'ombre d'Élie" (TM, 84), elle cède enfin à cette "roche qui ne bouge pas, qui l'attendra toute sa vie" (TM, 184) après avoir entendu son caladja*, chant de canne d'origine africaine, apparenté au calenda qui prône l'union de deux êtres995 . Véritable Orphée, Amboise descend dans le feu infernal de la canne pour (r)appelle à lui son Eurydice 996 . Le chant d'amour fonctionne comme catalyseur de l'amour et atteste une fois de plus l'importance des danses et des rythmes créoles. Rarement, toutefois, il atteint la richesse symbolique qu'il a ici. Le texte reprend le thème itératif du Bassin bleu997 , si bien que le chant ne se trouve nullement subordonné à la diégèse, tout au contraire998 . La femme y est associée à une mare dangereuse999 où se noieraient ses soupirants1000 . Sirène, maman dlo1001 *, elle empêcherait les soupirants faibles (comme Élie) de regagner la terre ferme. Cette comparaison étaie sa ressemblance avec Toussine qui était pour Jérémie la Guiablesse logée au creux de la mer1002 . De plus, par sa 995 Françoise et Alex Uri, Le chant de Karukéra, Musiques et Musiciens de la Guadeloupe, HA, 1991, 51. 996 Comme le remarque fort justement Fanta Toureh, L'imaginaire dans l'oeuvre de S. Schwarz-Bart, oc, 65. 997 cf. supra III, 2.8. 998 De ce fait, l'oeuvre se rapproche du roman-jazz que défendait Brathwaite et que concrétisaient Ralph Ellison et Roger Mais. (Lire à ce propos Colette Maximin, La parole aux masques. Littérature, Oralité et culture populaire aux Antilles anglophones, CA, 1989) 999 Les craintes de l'élément liquide sont liées au traumatisme originel du "Middle Passage". Lire Ina Césaire, "Un tabou du conte traditionnel antillais: la mer", Nouvelle Revue d'Ethnopsychiatrie, nE 14, 1989, 101-106. Comme Antilia dans Eau de Café (Confiant, oc), venue de "céans", "sortie du droit du giron de la mer"; sirène étrange qui incarne pour l'homme toute la peur de l'élément aquatique, par où est venu le Mal (l'esclavage et la colonisation). 1000 Pour plus d'information, se reporter à Suzanne Comhaire-Sylvain, Les contes haïtiens. Maman d'leau, oc, tome 1. 1001 La relation fatale entre l'eau et la mort est encore mise en scène dans Ti Jean à travers le "combat inégal" avec la sirène l'entraînant vers les profondeurs de la mer, elle est la "Mort qui avait osé emprunter le sourire d'Egée, 1002 L'acomat redressé: Concubinage 358 structure responsoriale, le chant d'Amboise devient une déclaration publique de son amour, approuvée par les coupeurs qui répondent en choeur aux couplets. Enfin, dernier élément, et non des moindres, le chant insécurise les Blancs: "son chant monta si haut ce matin-là que les commandeurs à cheval [...] s'assurèrent de la présence d'une arme, sous la fonte de leurs selles" (TM, 205). Comment Télumée réagit-elle à cette coulée, ce flux de paroles de séduction puisant dans un large stock d'images, de figures de rhétorique, de métaphores et de comparaisons 1003 ? Bien que touchée, elle exprime sa fatigue de vivre, son anxiété et sa méfiance. De peur qu'elle ne revive la déveine, Télumée décourage Amboise en l'avertissant qu'il ne devra pas compter sur une jeune femme souriante et "esclave de son homme": -Amboise, je suis un simple bout de bois qui a déjà souffert du vent. J'ai vu les cocos secs rester accrochés à l'arbre, pendant que les cocos verts tombaient. La vie est un quartier de mouton suspendu à une branche, et tout le monde compte avoir un morceau de viande ou de foie: mais la plupart ne trouvent que des os. (TM, 206) "Femme sans espérance" plongée dans "la plus profonde déchéance", sans enfants qui atténueraient sa souffrance, elle est en proie à "l'éternelle incertitude" (TM, 187). "Je ne sais ce que je deviendrai, si flamboyant, si mancenillier empoisonné", confie-t-elle à l'homme (TM, 186). Se déclarant vieille avant son âge, elle se rapproche d'Amboise qui, à l'époque où elle venait voir son fiancé dans le Bois Riant, était déjà un "grand arbre sec et noueux qui avait déjà jeté ses fruits" (TM, 116) dont elle avait surpris "les yeux inquiets, perçants, qui s'attardèrent un long moment sur [s]a silhouette et puis se détournèrent, comme saisis d'une gêne étrange" (TM, 117). Ayant appris beaucoup de son échec conjugal, Télumée affirme qu'Amboise devra l'accepter telle qu'elle est, femme qui se définit par d'autres critères que ceux généralement en vigueur dans la communauté. Le discours de la narratrice camoufle son véritable état d'âme et son envie de céder à la demande d'Amboise. Trop craintive de nouvelles déceptions, elle choisit de sombres propos, prononcés avec "une froideur extrême, la voix lente et retenue" afin de voir si l'homme pourrait y faire face. À ces mots affligeants, Amboise rétorque qu'elle est "plus verte et plus luisante qu'une Egée Kaya" (TJ, 240 et sv). Le tabou de la mer et la méfiance générale du féminin coexistent dans cette image terrifiante de la guiablesse omniprésente dans les contes marins (Voir Lèspri lanmè, le génie de la mer de Térèz Léotin, oc). 1003 Affergan, oc, 174. "Une femme sans espérance" et "l'ombre d'Élie." 359 feuille de siguine sous la pluie" (TM, 206). Il lui déclare son admiration et son estime. Pour lui, Télumée est "haut comme un pays" et "une eau fraîche" (TM, 208). L'apostrophant "cher pays" (TM, 213), Amboise exprime déjà qu'elle sera pour lui la Guadeloupe entière, qu'il l'aimera comme "un homme sensé aime une terre fertile, une terre qui le nourrit et qui le supporte jusqu'après la mort" (TM, 156). matriciel 1004 Grâce à elle, Amboise réapprécie l'univers circulaire et qu'il avait fui pendant des années. Rive qu'il regagne, barque qui sauve de la noyade, la femme s'identifie à la terre insulaire où l'homme puise sa joie de vivre. Télumée l'aidera à "regagner la berge", à "revenir sur cette terre perdue de Guadeloupe, qui avait tant besoin d'être aimée" (TM, 218). Amboise, pour sa part, relèvera la honte de Télumée, exactement comme fit Xango pour Minerve, la bisaïeule de Télumée (TM, 12). Bref, Télumée devient exactement ce que fut Toussine pour Jérémie: "un morceau de monde, un pays tout entier, un panache de négresse, la barque, la voile et le vent" (TM, 28). C'est après avoir échangé ces propos que les deux s'engagent à se porter mutuelle assistance. *** 5.4.2. Le tambour d'exception.4.2. Le tambour d'exception À la veille de son concubinage, Télumée nettoie avec fougue sa petite maison: "Je préparai d'abord la case, sapai tous les abords, dégagai le sentier d'accès, lavai et récurai l'intérieur comme on fait d'une personne" (TM, 207). Mais ces préparatifs ne dissipent pas sa peur: bien qu'elle soit une personne "qui a fait son temps, une femme, non plus une jeune fille" (TM, 207), elle redoute de se retrouver "au centre de l'arène d'un pitt*, en plein milieu du combat, sanglante" (TM, 207). Pour qu'elle se libère des doutes, la "confrérie" organise "un tambour d'exception". Signalons que contrairement à son mariage avec Élie, célébré par un rite qui excluait les habitants du morne, le nouveau plaçage se fête par une soirée de chants et de danses à laquelle tous participent frénétiquement. Au cours de ce rituel mi-sacré, mi-profane, Télumée se défoule littéralement. Comme chez les Yoruba, elle s'engage dans le cercle sous les incitations du groupe. Plus qu'amusement, la danse signifie un dialogue avec les autres, un pont entre le présent et le passé, une intime communion avec les ancêtres. Comme Ti Jean, "la voix du tambour [la] mystifiait, l'emportait insidieusement vers un autre temps, un autre lieu, une musique intérieure, [...] [elle] chantait les mondes et les arrière-mondes, les bois qui sont derrière les bois, les tremblements et les éboulis, les chutes..." (TJ, 184) 1004 Lire Françoise Amacker, "L'île dans 'Pluie et Vent...'", art.cité. 360 L'acomat redressé: Concubinage Pendant cette soirée du N'goka*, le bourg oublie les désaccords et les rixes: la musique "fait descendre la méchanceté dans la terre" (PDP, 127) et affaiblit les tensions du groupe. Pour la première et unique fois, nous voyons la protagoniste obéir à l'appel du sillac*, des chacha* et du tambour. Le tambourinaire la guide dans une danse désacralisée et incantatrice que la narratrice ne manque par ailleurs pas de nommer: "Nous arrivons, nous arrivons: Les Rhoses", chante-t-elle en choeur avec les commères. Le léroz*, proche du quadrille, est un bel exemple de métissage entre rythmes français et africains: les figures (salut, moulinet, etc...) étant supplantés par les rythmes saccadés et les piétinements tantôt ralentis, tantôt accélérés. Télumée "devient l'instrument de la musique secrète qui coule dans les veines des hommes, dans les branches des arbres et le contour sinueux des rivières" (PDP, 127). La danseuse "lâche les rênes" et se sent "chevauchée" par ceux qui lui ont fait du mal et du bien. Par cet aspect, la danse invoque "Le demandé pardon": on implore le pardon (des dieux, des amis) et on pardonne, comme le fait Avey Johnson dans Praisesong for the Widow de Paule Marshall 1005 . Je me permets de citer in extenso le passage d'où recèle la magie du N'goka: Les doigts d'Amboise bougeaient doucement sur la peau de cabri, semblant y chercher comme un signe, l'appel de mon pouls. Saisissant les deux pans de ma robe, je me mis à tourner comme une toupie détraquée, le dos courbe, les coudes relevés au-dessus des épaules, essayant vainement de parer les coups invisibles. Tout à coup, je sentis l'eau de tambour couler sur mon coeur et lui redonner vie, à petites notes humides, d'abord, puis à larges retombées qui m'ondoyaient et m'aspergeaient tandis que je tournoyais au milieu du cercle, et la rivière coulait sur moi et je rebondissais, et c'était moi Adriana et baissée et relevée moi Ismène, aux grands yeux contemplatifs, moi Olympe et les autres, man Cia en chien, Filao, Tac-Tac s'envolant devant son bambou et Laetitia avec son petit visage étroit, et cet homme qu'autrefois j'avais couronné, aimé [...] (TM, 210) Comme une eau qu'aucune vanne ne puisse endiguer, la musique prend possession d'elle. Télumée ondule comme si elle était possédée par Erzulie, la déesse vaudou de l'amour. Sous l'emprise des sons, elle se libère de toutes les oppressions, récupère sa joie de vivre qu'elle avait perdue par la "déveine". Elle jette les "chaînes" du passé, prend sur elle la souffrance des autres. Au même titre que le "bain démarré", la danse est un cérémonial rituel thérapeutique et religieux, au sens où elle renforce, par les pas de danse, le lien avec les autres, même ceux qui ne sont plus. Mémoire-motrice qui sourd dans le corps, communion intense avec morts et vivants, elle se réconcilie avec elle-même et avec les autres en chassant tourments et angoisses. Ce "tambour d'exception" a clairement une fonction de réajustement social dans une population déshéritée; il 1005 Paule Marshall, traduit vers le français: Racines noires, oc. "Une femme sans espérance" et "l'ombre d'Élie." 361 est facteur d'équilibre psychique et, par conséquent, de santé mentale1006 , effet cathartique fort bien décrit par Fanon1007 : La relaxation du colonisé, c'est précisément cette orgie musculaire au cours de laquelle l'agressivité la plus aiguë, la violence la plus immédiate se trouvent canalisées, transformées, escamotées. Le cercle de la danse est un cercle permissif. Il protège et autorise. [...] Tout est permis... dans le cercle. [...] l'on ne se réunissait que pour laisser la libido accumulée, l'agressivité empêchée, sourdre volcaniquement. Mises à mort symboliques, chevauchées figuratives, meurtres multiples imaginaires, il faut que tout cela sorte. Les mauvaises humeurs s'écoulent, bruyantes, telles des coulées de lave. Télumée se fait véritablement "caisse de résonance" par laquelle elle chante et danse "toutes les voix, tous les appels, la possession, la soumission, la domination, le désespoir, le mépris" (TM, 97-98). "Tambour à deux peaux", elle prouve dans et par la danse son aptitude à traduire et traiter ses propres peines et celles d'autrui. Enfin, c'est au cours de ce mariage du chant, de la danse et de la musique extatique qu'Amboise conquiert définitivement Télumée. 1006 Lire Bastide, "Transe mystique, psycho-pathologie et psychiatrie" dans Le rêve, la transe et la folie, oc, p.66 et sv. 1007 Fanon, Les Damnés de la terre, oc, 87-88. 362 L'acomat redressé: Concubinage 5.5. Cultiver le jardin: défrichement de la terre.5. Cultiver le jardin: défrichement de la terre Si de jour, Amboise et Télumée se "décarcassent" dans des conditions de travail exténuantes, faisant "monter et descendre le sang de leurs corps" (TM, 83) sur les vastes étendues plantées en cannes, ils trouvent encore le courage de labourer les soirs et les dimanches leur minuscule lopin de terre. Alors que nous avons fait connaissance, au chapitre 12, avec les piquants, les guêpes et les fourmis mordantes (TM, 83) de la canne, le chapitre 13 comprend un tableau en tout contrastant où ils aiment "repiquer les repousses, relever les sillons, loger les semences au ventre de la terre" (TM, 211). Autant la macrofundia les rend esclaves, autant la microfundia les enrichit matériellement et psychiquement. Je démontrerai d'abord comment l'appropriation de l'espace fait germer l'amour de "cette terre qui avait tellement besoin d'être aimée" et l'estime de soi et de l'Autre. Progressivement, le sentiment d'être "nullement obligé de vivre et de pouvoir disparaître à tout instant sans que l'on s'en aperçoive" se dissipe (TM, 216). Ensuite, ce sentiment de bien-être qui résulte du travail de la terre débouche directement sur le réapprentissage et la revalorisation de la parole confiante et consolante grâce à laquelle ils se guérissent mutuellement de leurs "absences du monde". Après avoir vu le rôle réconfortant et solidifiant des rythmes musicaux, venons-en au rapport à la terre, rapport des plus ambigus qui soient. Glissant le rappelle poétiquement: Je vois que dans mon pays et de ma terre le titre est à d'autres; que la terre n'est pas en nous: trouble condition [...] qui raille et rallie la poétique de l'être. (IP, 41) De nombreux éléments barrent la route à une "territorialité" plénière, à un ancrage spatial. D'abord, la terre n'est pas ancestrale. La Guadeloupe reste un pays étranger où les aïeux ont été déportés de force. Terre de géhennes, d'exil forcé, elle est maudite pour les arrière-petits-fils d'esclaves: "pareil endroit ne devrait pas être, sur la terre du bon Dieu, [...] ils avaient eu bien tort de s'y installer, eux, leurs parents ou leurs grands-parents, car c'est probablement une lèche de terre échappée de la main du Très-Haut" (TM, 242). Aujourd'hui encore, la propriété demeure un privilège béké; les belles terres arables restent, comme au début de la colonisation1008 , un sujet 1008 Debien note l'injuste répartition des terres, peu sujette à des règles judiciaires au XVIIe siècle: "[...] une fois cette "concession" marquée (par des indices de toute sorte, tels que des cases servant à abriter le bétail, ou la plantation d'un prunier auprès d'une fontaine), les propriétaires se dépêchaient à étendre leurs terres, alors que les premières furent à peine exploitées. Des abus de cet ordre étaient fréquents et non punis: il s'agissait de se protéger contre d'éventuels voisins ambitieux ou contre l'arrivée de nouveaux colons".(Etudes antillaises, oc, 20). Cultiver le jardin 363 de convoitise et de rivalité entre planteurs renconvertis dans les nouvelles cultures (banane, ananas). L'emploi agricole est dénigré au profit d'un gonflement du secteur tertiaire qui amincit la base productive de l'économie antillaise et qui porte à son paroxysme la dépendance vis-à-vis de la métropole. À l'heure qu'il est, les Antilles ont beau être la "vitrine de la Caraïbe" et chaussées sur le modèle d'une société de consommation, elles s'engouffrent dans un pernicieux sous-développement 1009 . Quels indices trouvons-nous de la répulsion envers le labeur de la terre? Élie est littéralement "poursuivi" par le travail "esclave": "le seul mot de canne [le] faisait entrer dans des transes, des fureurs incompréhensibles" (TM, 84). Pour Simone Schwarz-Bart et tant d'autres auteurs caribéens1010 , la canne est la métaphore pour la condition esclave et la criante exploitation du Noir. Elle est aussi la racine inextirpable d'une aversion névrotique. Plutôt que de "ramasser la malédiction" dans la "terre des blancs" (TM, 84), Élie jure de se couper les mains, préférant l'auto-mutilation au travail indigne et injuste, - opinion que partageait Amboise jusqu'à ce qu'il connaisse Télumée. Élie rappelle Ti Paille qui conspuait la foule en faisant appel à une mort salvatrice. "Exorbité de fureur", Ti Paille voulait mourir tant "le nègre mérite la mort pour vivre comme il vit" (TM, 54-55). Délicatement, l'auteure met alors en scène, en subtil contraste, l'art de survie de la femme. Télumée Lougandor, - pourtant plus menacée que l'homme à cause des "contremaîtres amateurs de chair féminine" (TM, 83-84)- , adopte une attitude modérée vis-à-vis de cette même nécessité. Comme Valérie dans La Lézarde, Télumée est une de ces femmes qui "acceptent à la surface des choses, elles paraissent consentir, mais leur résistance est plus sûre. Soumises à l'homme, elles dépassent l'homme par la tranquille certitude qui est en elles, par une douce obstination" 1011 . Au lieu de hurler qu'elle se couperait les mains, Télumée se les bande pour se protéger des "piquants", remarque à juste titre Mireille Rosello1012 . Sans doute se rappelle-t-elle les sages paroles de la Reine: "rien n'est éternel" (TM, 88) et "la souffrance n'est qu'une façon de vivre J.M. Albertini, "La fausse croissance", Economie et Humanisme, sept-oct. 1965, 16-27. Lire aussi Françoise Gresle, "Ambiguïtés des modèles et spécificité de la société martiniquaise", Revue française de sociologie, XII, 1971, 528-49. 1009 Lire Erika J. Smilowitz, "Fruits of the Soil: Botanical Metaphors in Caribbean Literature", World Literature Written in English, 30.1, 1990, 29-36. 1010 1011 Glissant, La Lézarde, oc, 75. Mireille Rosello, "Pluie et Vent...", Présence Francophone, art.cité, 81. L'auteur mentionne l'exemple de Sula (Morrison, oc, 64): assaillie par des agresseurs blancs, Sula se coupe le doigt afin de les dissuader: "Si je suis capable de me faire ça, qu'est-ce que vous croyez que je vais vous faire?" Réaction impulsive et irresponsable, cet acte n'est pas loué mais au contraire déprécié. 1012 L'acomat redressé: Concubinage 364 comme une autre" (TM, 171). Deux attitudes se profilent donc: soit celle du révolté qui ne voit d'issue que dans la fuite et l'irresponsabilité, soit celle du soumis qui trouve une manière de s'accommoder de la souffrance. Dans l'oeuvre schwarz-bartienne, il appartient à une femme de représenter ce sage modèle d'endurance. "Morceaux de pays", les Lougandor combattent victorieusement la vie, "véritable puce festoyant de votre dernier sang" (TM, 25), même si elles se demandent souvent si "voir tant de misères, recevoir tant de crachats" est une vie qui convient "vraiment à l'homme?" (TM, 179) Devant l'impérieux besoin de gagner quelques "jetons aux initiales de l'Usine" (TM, 220), Télumée et Amboise maîtrisent l'impulsion d'auto-destruction, et s'en remettent à leur jardin pour se consoler du travail dévastateur et frustrant dans la canne. Son minuscule jardin, Télumée le loue par colonage*. Pillier de l'exploitation coloniale, des lendemains de l'émancipation jusqu'à la veille de la départementalisation, le colonage rapporte essentiellement, on s'en doutait, au propriétaire: "[le bailleur] percevait environ le tiers de la récolte. Cette proportion variait d'ailleurs beaucoup d'une région à l'autre, d'une habitation à l'autre et d'un colon à l'autre. En 1935, il n'y avait aucune disposition législative ou réglementaire fixant les obligations des parties. Il s'agissait d'un accord verbal, d'une convention de gré à gré qui pouvait être résiliée sans aucune formalité particulière1013 ." À l'évidence, ce système pérennise l'inégalité, obligeant le Noir à rester un partenaire social docile, paralysé par la crainte d'être chassé du terrain qu'il défriche. Même si plus de la moitié de la récolte va à M. Boissanville (TM, 211), Télumée moissonne avec contentement et satisfaction: elle "habite son nom", puisque "Lougan" signifie en wolof "lopin de terre". Son "Miracle" consiste à s'approprier la terre maudite pour la changer en terre généreuse où il fait bon s'enraciner. Leitmotiv chez maint auteur antillais, ce culte de la terre sert d'antidote à l'aliénation socioéconomique et culturelle. Dominique, Nègre esclave affirme que "le travail [y] perdait sa tare servile" et qu'il y recueille "une certaine indépendance de soi" qui préserve de la "totale aliénation1014 ". Puisque le noeud du problème identitaire réside essentiellement dans l'absence ou la faiblesse du lien entre le sujet et la terre, il importe de regarder de plus près la transformation de la terre et, parallèlement, celle de chacun des partenaires du couple. Quoiqu'il s'agisse d'un morceau de colline "à peine défriché, encombré de roches", couverte d'une terre "noire et 1013 Edouard De Lépine, La crise de février 1935 à la Martinique, HA, 1980, 43. 1014 Sainville, PA, 1978, 202. Cultiver le jardin 365 huileuse [...] destinée à mettre au jour de longues ignames*, sèches et fondantes1015 ", Télumée et Amboise travaillent avec dévouement: À mesure que notre sueur pénétrait cette terre, elle devenait nôtre, se mettait à l'odeur de nos corps, de notre fumée et de notre manger, des éternels boucans d'acomats verts, âcres et piquants. (TM, 212) À force de peiner sur la terre rétive, celle-ci s'approche d'eux, s'apprivoise et se personnifie: elle prend l'odeur de leur sueur, de la fumée de leurs boucans. Miroir de leur ardeur et de leur amour, elle devient une personne chérie. Le soleil même, force agressive dans le chapitre précédent, de mêche avec le Béké pour "tomber sur [eux], véritablement, transpercer les chapeaux de paille et les robes, les peaux humaines" (TM, 200), s'allie maintenant aux travailleurs pour rythmer leur longue journée de travail: "nous retrouv[ions] notre travail, sous un soleil qui se déplaçait avec nous-mêmes, nous pistant, s'arrêtant à nos haltes puis reprenant sa course, descendant plus bas" (TM, 213). Télumée et Amboise aiment "relever des sillons, loger des semences au ventre de la Terre" (TM, 211). "Substance qui excite la volonté de la travailler, de la modeler," la terre se mue en "lieu d'inscription, d'enracinement, de repos, de refuge [...] d'où la vie tire sa sève et où la mort conduit", quitte à devenir "[leur] Terre, avec ses régions, ses lieux, sa cartographie 1016 ." Non seulement cette parcelle les nourrit physiquement, elle finit aussi par les satisfaire psychiquement. Lieu de créativité ("Le jardin embellissait d'année en année"), ce coin perdu les retient toujours davantage, les "amarre". À lire ces pages merveilleuses 1017 et la description des "théories" de fruits et de légumes ("ignames* paccala, gombos, malangas, bananes", etc..; TM, 212) que récolte le couple, le lecteur s'aperçoit que le Guadeloupéen pourrait vivre du travail de la terre. La Guadeloupe pourrait, comme la Martinique en a d'ailleurs fait l'expérience en temps de guerre 1018 , s'auto-suffire. L'Antillais pourrait se passer de "pommes-France" ou "farine- Sula (Morrison, oc, 12-13) ouvre avec cette "blague de nègre" qui est à la base du quartier noir dans les collines, loin de la vallée où vivent les Blancs. Un propriétaire blanc fait croire au nègre qui achète de mauvaises terres dans "The Bottom" que c'est la meilleure terre, puisque plus proche de Dieu: "Tu vois ces collines? Voilà la terre du Fond, riche et fertile." -"Mais c'est là-haut dans les collines", dit l'esclave. "La-haut pour nous, dit le maître, mais quand Dieu baisse les yeux, c'est le fond. [...] C'est le fond du paradis - la meilleure terre qui soit." 1015 Marie-Ange Phalente, "Terre et Espace chez Alejo Carpentier", Cuba et les Antilles. Centre de Recherches et d'Etudes Caraïbéennes, Presses Universitaires de Bordeaux, 1988, 68.) 1016 Qui évoquent le "Noutéka des mornes" dans Texaco (Chamoiseau, oc, 146-150): Esternome et Ninon cultivent "plantes-manger" et "plantes-médecine" en telle abondance qu'ils peuvent "survivre sans devoir redescendre". 1017 1018 Richard Burton, spécialiste de la période de Vichy aux Antilles françaises, relève qu'à l'époque robertiste, la Martinique vibrait plus que jamais par le désir d'indépendance et d'autonomie ("'Retour aux sources': la littérature antillaise vue par un Anglais", Antilla, nE365, janvier 1990, 38). L'acomat redressé: Concubinage 366 France" massivement importées, importation chère et qui concurrence de manière déloyale les productions locales. Bien qu'activité en marge du système des Plantations, l'"économie de subsistance" (dans sa facette de culture vivrière), l'Antillais y échappe à deux pièges irréversibles de la modernité et de l'assistance métropolitaine: l'irresponsabilité technique et la non-maîtrise du quotidien. Dès lors, elle constitue un pas important sur la difficile voie de désaliénation. Dans ce passage où Télumée chante la terre, elle accentue le bienheureux effet sur Amboise d'abord, sur elle-même ensuite. Ayant sacrifié son métier de charpentier pour suivre Télumée dans la canne, Amboise s'ennoblit et charme sa compagne beaucoup plus jeune: Il allait pieds nus, comme moi, vêtu d'une chemise et d'un pantalon défraîchis, et rien ne le distinguait du vieux nègre rouge que j'avais connu dans mon jeune temps. Mais je lui trouvais maintenant une allure d'un prince, la démarche, le port de tête, le nez deux tuyaux d'orgue, le regard sombre et lointain d'un prince même. (TM, 202) Ce portrait altier, rappelant le fier et noble ancêtre africain, suggère le regard résolument neuf que Télumée peut jeter sur un Amboise paysan, amoureux de la terre qu'il travaille. Quant à Télumée, elle craint que sa "tête emplie de nattes [séparées] le plus bellement possible" (TM, 214) déplaise. Or, Amboise lui déclare "combien il [la] trouv[e] belle dans cette robe à [sa] forme, sans fard ni mode..." (TM, 214) Comme Toussine, Télumée est la femme-jardin dont le corps ressemble à un jardin bien ordonné et où tout est en place, archétype cher à Depestre 1019 . Dans sa description fort détaillée d'une journée pourtant ordinaire, les formules laudatives mettent en relief que chaque partie du travail est appréciée par Télumée, car elle lui donne l'idée d'être à sa place exacte. Chacun de leurs actes rituels donne sens à la vie et consacre l'harmonie entre l'homme et la Nature. Chacune de ces tâches est une conduite symbolique qui renforce le sentiment de bien-être et qui légitime, contre le discours légitimant du colonisateur, l'appropriation du territoire devenu lieu vital, pays natal. Le passage entier célèbre donc, modestement, et contre le mythe fondateur du conquérant qui croit s'approprier à l'infini les terres qu'il aborde, la récupération d'une terre sur laquelle les ancêtres ont trimé comme des bêtes. Après le travail côte à côte, il y a la pause dans la hutte en palmes de coco et le "manger" créole, "une des heures que [Télumée] préférai[t]" (TM, 213) et qui est une "grande fête mystérieuse", une célébration de la Nature 1020 . La journée s'achève par le bain parfumé à la citronnelle, "une 1019 Depestre, Alléluia pour une femme-jardin, oc. Dans Malemort, Glissant joint un glossaire avec la note: "On estimera l'important du manger, dans ce glossaire de convention" (oc, 231). Dans Mahagony, l'auteur reprend "ces lexiques, volontiers alimentaires, dans les ouvrages que nous façonnons" (Glissant, Sl, 1987, 232). Sur la cuisine créole comme discours identitaire, lire Simone Schwarz-Bart, "Au fond des casserolles" dans Autrement, nE 41, 1989, 174-7. 1020 Cultiver le jardin 367 autre heure qu'[elle] aimait (TM, 214)". Si le couple résiste mieux à la "folie antillaise" et à la perte identitaire, c'est essentiellement à cause du rapport serein à la terre et à l'espace, aussi bien qu'à l'acceptation de l'autre tel qu'il est, démuni et sans faste. À cela se joint encore le courage d'exhumer de vieilles angoisses, de réfléchir sur les "absences du monde", formule schwarz-bartienne désignant les crises identitaires accompagnées de dépressions. L'acomat redressé: Concubinage 368 5.6. Cultiver la parole: déchiffrement d'une vie.6. Cultiver la parole: déchiffrement d'une vie À intervalles réguliers, Télumée et Amboise délaissent leur travail pour se reposer dans la hutte de palmes, véritable "room of one's own" (Virginia Woolf). C'est là que la sueur fait ruisseler un autre flot, celui de mots réconfortants. La première "genèse" (végétale) appelle une seconde, véritable cure grâce à laquelle l'idée d'être "nullement obligé de vivre, de pouvoir disparaître à tout instant sans qu'on s'en aperçoive" (TM, 216) se dissipe. La "femme sans espérance", "la bécasse blessée" (TM, 205) et "ce grand nègre rouge qui visiblement ne connaissait pas sa place sur la terre" (TM, 205) reconquièrent ensemble ces autres propriétés souillées que sont leur diversité réduite par le Blanc, leur esprit colonisé, leur âme "offensée, indécise, en friche" (TM, 75). Au défrichement de la terre succède donc le déchiffrement de ce qui se trouve à la racine de tout cela: la "chute du nègre, de ce qui avait lieu dans les temps anciens et se poursuivait, sans que nous sachions pourquoi ni comment" (TM, 212). Par cet aspect, le couple rappelle Marie Celat et Mathieu Béluse qui font la "remontée de cela qui s'était perdu: comment une population avait été forgée, à douloureuses calées de Nègres raflés et vendus; [...] comment [Mycéa] s'était accroupie sur elle-même [...]; comment elle s'usait, pour tant d'outrages subis, à oublier"1021 . De même que la métamorphose de la terre stérile en terre fertile est laborieuse et solitaire, dialogue avec le sol revêche, le déblayage du passé refoulé, la mise à nu des successifs sédiments de l'inconscient antillais est pénible et exige un isolement total: Nous passions ces jours-là comme deux pieuvres attaquées au fond de la mer, à lancer de l'encre pour ne rien voir. (TM, 218) L'image de la pieuvre, animal liant par excellence, illustre une fois de plus le symbolisme du lien dans le roman (rappelons-nous les fils invisibles que Télumée sentait flotter autour de sa case; la perception d'une toile tissée autour d'elle par la voix de la Créole). Ce lien se renforce sous l'effet d'affres nocturnes, d'"absences au monde", périodes qu'on a refoulées. Faisant abstraction de tout ce qui les entoure, Télumée et Amboise cherchent à voir clair dans leurs "vides". Ce repli sur soi leur permet, petit à petit, de désoucher le sens de leur vie, ainsi que celle des autres: Là, sous la hutte, nous parlions [...] de tout ce que nos yeux avaient vu sur la terre, de toutes les personnes que nous avions connues, aimées, haïes, démultipliant ainsi nos frêles vies, et l'un par 1021 Glissant, La Case du commandeur, oc, 188-9. Cultiver la parole: déchiffrement d'une vie 369 l'autre nous faisant exister plusieurs fois. Les années passant, nous savions tout l'un de l'autre, de nos actes et de nos pensées, de nos vides. (TM, 212). Pour "haler [la vie] des hauts fonds" et "remonter [la vie] sur terre", il faut d'abord la transparence et la mutuelle confiance. Amboise et Télumée finissent par se confier ce qu'ils se sont souvent caché à eux-mêmes: l'écartèlement identitaire, leur "souffrance intolérable, leur déchirement constant" (TM, 217). Situation tout à fait semblable dans Beloved, où Seth a besoin de Paul D et vice versa pour que chacun règle son compte avec l'horrible passé esclavagiste et ses propres actes inhumains: Cet esprit qu'il avait et qui comprenait le sien. Sa propre histoire qui devenait tolérable, parce que c'était aussi la sienne - à raconter, à affiner pour la raconter encore. Les choses qu'aucun d'eux ne savait de l'autre - et celles qu'ils ne savaient ni l'un ni l'autre formuler avec des mots - et bien tout cela viendrait en son temps [...] 1022 . La parole seule permet de fouiller ce passé refoulé et oblitéré. Celui qui gardait le silence total autour de son séjour en prison et de son exil en France, ouvre son coeur à Télumée, de façon que celle-ci dispose de tout pour reconstituer à l'intérieur de son propre récit celui d'Amboise. Rien que l'insertion de ce portrait d'homme (TM, 215-21) dans cette galerie féminine prouve l'estime de la narratrice à son égard. De plus, Télumée nous fait comprendre pourquoi il ne pouvait échapper à "ces absences au monde", vu l'éducation particulièrement aliénante qu'il a reçue de sa grand-mère. Celle-ci ressasse que "le nègre est une réserve de péchés dans le monde, la créature même du diable" (TM, 215), paroles qui font écho à celles de Man Louise dans Un plat de porc, et à celles de l'ange Médard dans Pluie et vent (TM, 232). Cette honte et haine de lui-même le dévore intérieurement et alimente le désir de tuer: écartelé vif, il s'élance un jour, "sans trop savoir pourquoi", à la gorge d'un gendarme (TM, 215). En prison, on lui "ramollit la viande". À force de bastonnades, Amboise finit par croire les propos de son compagnon de cellule: "le bon Dieu est blanc et rose et où se trouve un blanc, c'est là que se tient la lumière" (TM, 215). Seul le mimétisme lui semble pouvoir mettre fin à son insupportable altérité, cette diversité que le Blanc a réussi à égaliser, et donc détruire. Amboise correspond au Mimic Man1023 , logeant "l'Autre audedans de soi-même, l'extériorité à l'intérieur 1024 ". Mais cette "lactification", ce "blanchiment" ne l'aide en rien en métropole: Il avait eu beau aplatir ses cheveux, les séparer d'une raie sur le côté, acheter un complet et un 1022 Morrison, Beloved, Trad. française, C.Bourgois, 1989, 142. 1023 V.S. Naipaul, The Mimic Men, London: Penguin, 1967, 146. 1024 Affergan, oc, 187. 370 L'acomat redressé: Concubinage chapeau, ouvrir les yeux tout grands pour recevoir la lumière, il marchait sous une avalanche de coups invisibles, dans la rue, à son travail, au restaurant, les gens ne voyaient pas tous ses efforts et qu'il lui fallait tout changer, tout remplacer, car quelle pièce est bonne dans un nègre?... (TM, 216) Comme Mariotte, Amboise a osé lever le regard vers les Blancs (TM, 46) et s'en trouve cruellement puni, devenu "plus mince et transparent comme une limace tombée sous le sabot du boeuf" (PDP, 43). Quelle vanité que de singer le Blanc: "le cabri a beau faire des crottes en pilules, il n'est pas pharmacien pour autant" (PDP, 44)! Ultime stade de l'aliénation, Amboise devient aussi transparent que l'air pour les Parisiens, "étrangers à sa chair et à son sang [...] qui le regardaient passer avec la plus parfaite indifférence" (TM, 216). Clin d'oeil à The Invisible Man de R. Ellison où l'invisibilité est due à "l'accident biochémique de son génotype 1025 ". Finalement, Amboise rentre au pays, gardan ce goût invétéré pour la solitude, "évitant même de regarder ceux qu'il rencontrait dans les rues de Pointe-à-Pitre" (TM, 217). Il est aussi harcelé par le besoin pressant de "fendre une peau blanche". Ce désir du meurtre libérateur prouverait selon un quimboiseur* qu'un esprit malsain se serait emparé de lui. J.P. Sartre y verrait la réponse toute naturelle à la diffamation et à l'agressivité du colonisateur: [Les colonisés] sont coincés entre nos armes qui les visent et les effrayantes pulsions, ces désirs de meurtre qui montent du fond des coeurs et qu'ils ne reconnaissent pas toujours: car ce n'est pas d'abord leur violence, c'est la nôtre, retournée, qui grandit et les déchire 1026 . Derrière l'homme apparemment calme et sage se dissimule un homme dévoré par la folie meurtrière, "brebis égarée, qui en a tant et tant vu que devenue folle" (TM, 217). Ayant connu les affres de la dépersonnalisation, les sentiments de culpabilité liés à la trahison de ses frères de couleur, il comprend que la faille est en lui-même et que le Guadeloupéen gère sa propre étrangeté. L'ultime vérité découverte au fil des années est que toute désaliénation commence par la prise de conscience que "des mains ennemies se [sont] emparées de [son] âme et l'avaient modelée afin qu'elle se dresse contre elle-même" (TM, 219). Cette sagesse l'aide à vivre, à supporter l'existence et à redéfinir son rapport à l'île natale, à lui-même et à la femme qu'il aime. Grâce au défrichement de la terre, Télumée et Amboise arrivent à déchiffrer leur vie, de 1025 "I am an invisible man. [...] I am invisible, understand, simply because people refuse to see me. [...] Nor is my invisibility exactly a matter of a biochemical accident to my epidermis. That invisibility to which I refer occurs because of a peculiar disposition of the eyes of those with whom I come in contact. A matter of the construction of their inner eyes, those eyes with which they look through their physical eyes upon reality." (Ralph Ellison, The Invisible Man, oc, 3) 1026 J.P. Sartre, Préface aux Damnés de la terre, Maspéro, 1961, 17. Cultiver la parole: déchiffrement d'une vie 371 sorte qu'elle ne leur paraît plus "un vêtement déchiré, une loque impossible à recoudre" (TM, 50). Grâce à cette longue et épineuse parole, ils renaissent à la vie. Parlant "de toutes choses passées et présentes, [...] de la chute du nègre, de ce qui avait lieu dans les temps anciens et se poursuivait, sans que nous sachions pourquoi ni comment" (TM, 212), ils s'implantent dans le sol antillais. L'entente entre eux est parfaite, ce que Télumée exprime heureusement par des images paysannes et aquatiques: Je ne vois en ces années que contentement, bonnes paroles et prévenances. Lorsqu'Amboise me parlait de citrons, je lui répondais en citrons et si je disais coupe, il ajoutait hache. (TM, 211) Nos eaux s'étaient mêlées, confondues, et de petits courants chauds les parcouraient tout au long du jour. En cette belle époque de ma vie, il me semblait que les méchants eux-mêmes vivaient en paix [...] chaque jour, je me félicitais d'être de ce monde (TM, 219-20). Le rapprochement entre eux deux ressort d'autant plus nettement que, dans l'organisation du roman, il s'agit d'une structure répétitive. Jérémie et Toussine partageaient cette même passion du jardin, Éden à leur mesure où ils s'aimaient passionnément. Jérémie y prenait "à même la terre un petit hors-d'oeuvre du corps de sa femme" (TM, 21). 372 L'acomat redressé: Concubinage 5.7. La Grève de la Mort.7. La Grève de la Mort Contrairement aux hommes immatures, lâches et racistes (Ti-Paille, Germain, Élie dans TM, Ananzé, Gros Édouard dans TJ, Marcello dans PDP), Amboise est le seul qui cultive une attitude plus tolérante et modérée envers la rude existence du nègre. Ensemble avec Télumée, il trouve "une manière d'accomoder la vie telle que les nègres la supportent, un peu, sans la sentir sur leurs épaules, à peser, à peser jour après jour, heure par heure, seconde par seconde..." (TM, 19) Non seulement il révèle aux nègres que "rien ne les poursuit que leur propre coeur", mais il leur montre l'exemple en s'engageant et en acceptant de devenir le porte-parole des grévistes. L'épisode de la "Grève à la Mort" (TM, 220-3) surprend dans cette biographie généralement dénuée de toute digression socio-réaliste. Non seulement c'est le seul incident de ce type que nous relate la narratrice, mais qui plus est, il s'agit d'un épisode-charnière entre deux "saisons de vie" de Télumée (vie adulte/vieillesse), entre un récit de vie à tonalité triomphante et un épilogue à tonalité désespérante. Tout se passe comme si, après ce funeste conflit socioracial, la narratrice ne trouvait plus de raisons d'exalter sa vie. Un ton plus amer l'emporte dans les deux derniers courts chapitres de son récit de vie, comme si son 'pied de chance' ne retrouvait plus jamais la force de repousser. Certes, on m'objectera que la narratrice connaisse encore le bonheur en compagnie de sa fille adoptive Sonore. Mais il n'empêche que, après cet épisode, l'ambiance du roman vire au gris, voire à une tristesse résignée. Ce qui a par ailleurs permis de dire à certain(e)s critiques que le roman (tout entier) est fataliste, roman de l'aliénation. Je pense notamment à Caroline Oudin-Bastide qui fonde cette interprétation essentiellement sur cet épisode dont elle dit: "cette grève n'est pas le résultat d'une prise de conscience de l'exploitation par les ouvriers, [qu']elle ne marque pas les débuts de l'organisation ouvrière [...]1027 ". En réalité, il me semble que nous avons, une fois de plus, un beau morceau d'écriture métisse: ne voulant écrire un roman pamphlétaire, dans la pure tradition zolienne, d'une part, désireuse de rester fidèle à la vision de sa protagoniste, de l'autre, l'auteure a presque totalement évacué de ces pages les dimensions socio-politique, économique et sociale. Autrement dit, la narratrice réussit le tour de force de nous raconter une grève sans répondre, ou si peu, aux questions essentielles de "qui? quand? pourquoi?" Certes, le lecteur lit (et devine) que ce sont les coupeurs de canne qui se mettent en marche contre le patronat béké, mais ceux-ci ont davantage l'air de fantômes hagards, d'ouvriers dénaturés avançant dans un cortège silencieux. Quant à la datation, l'imprécision, entretemps familière au lecteur, revêt une triple fonction. Si la narratrice ne date pas la fameuse 1027 Caroline Oudin-Bastide, "Pluie et Vent...: fatalisme et aliénation", art.cité, 87. La Grève de la Mort 373 "grève de la mort" 1028 , c'est d'abord parce que, paysanne de l'arrière-pays, n'ayant comme seul calendrier les récoltes de canne et les catastrophes naturelles 1029 , Télumée classe l'accident historique parmi les grands malheurs qui ont sévi dans l'île. L'atemporalité exprime l'absence de mémoire collective, la non-maîtrise de son espace-temps, réduisant "la dimension temporelle à une succession de donnés naturels qui ne se dépassent pas" (DA, 287-288) 1030 . Du coup, le conflit s'en trouve "dé-politisé": la crise socio-économique, générée par l'exploitation du prolétariat noir à la merci d'une poignée de capitalistes békés, par la super-structure (néo)coloniale qui asservit toute l'île, se trouve comme vidée de sa nature. Enfin, toutes ces grèves antillaises se déroulent selon le même immuable scénario, ayant le même enjeu, et payées du même tribut du côté de la foule antillaise (d'où la formule: "grève à la mort"). Aux Antilles, cette lutte de la classe ouvrière bat son plein sous la III ième République pour ne s'atténuer qu'après la départementalisation. Prenons par exemple la manifestation de février 1910 dont Bangou nous livre une description qui pourrait bien, il me semble, commenter l'épisode: C'est au cours de la grève de 1910, la première grande grève de travailleurs de la Guadeloupe, que [René-Boisneuf] 1031 fut consacré leader incontesté des masses travailleuses. Le point de départ fut le rejet par l'usine Darboussier des propositions des ouvriers qui réclamaient pour une journée de travail de 10 h, 2 F pour un homme, 1,5 F pour une femme et 1,25 F pour un enfant [...] cette grève eut un retentissement considérable dans le pays et aboutit à une marche d'ouvriers agricoles au nombre de plusieurs milliers vers Pointe-à-Pitre 1032 . Cette citation éclaire sur l'éternel même mobile des grévistes: salaires abominablement bas, pouvoir d'achat insuffisant, pauvreté criante face à la richesse de quelques capitalistes qui, de père en fils, héritent usines et terres. Mais ceux-ci, étrangement, ne sont pas nommés dans le passage: l'antagoniste est en quelque sorte invisible; seule se dresse, menaçante, la carcasse rouillée de l'Usine. Aussi Amboise meurt-il, non par la main de l'ennemi (blanc), mais par la 1028 Ce qui conduit certains critiques à prétendre que le récit de Télumée se termine dans les premières décennies. Ainsi Emile Talbot: "As the novel closes in the early decades of the twentieth century [...]" dans The French Review, 1973, 669. Ceci nous semble erronné: l'auteur (né en 1938) affirme avoir connu personnellement Stéphanie Priccin, l'inspiratrice de l'oeuvre, morte en 1968. 1029 Peut-être s'agit-il de la Gréve de Moule en 1952, que Stéphanie Priccin, l'informatrice de Schwarz-Bart a dû connaître. 1030 Lire à ce propos Jacqueline Bardolph, "Le temps de l'Histoire ou le temps des Histoires dans 'Le discours antillais' d'E. Glissant" dans Le Temps et l'Histoire chez l'écrivain: Afrique du Nord, Afrique noire, Antilles...., publié par l'Institut d'Etudes et de Recherches Interethniques et Interculturelles, Univ. de Nice/HA, 1986, 114-23. 1031 Homme de couleur d'un courage sans épreuve. Membre du "Parti du peuple" de Légitimus, Noir guadeloupéen, maire de Pointe-à-Pitre, Boisneuf fonda ensuite un parti républicain, le "Parti libéral" qui allait l'emporter sur le socialisme de Légitimus. (Bangou, oc, T.2, 119-36) 1032 Henri Bangou, oc, T.2, 185-6. L'acomat redressé: Concubinage 374 vapeur: l'opposant du pauvre ouvrier exploité s'est littéralement vaporisé! Si le contraste avec la tonalité générale du roman mérite d'être souligné, il est remarquable que nous trouvons le même genre de brève parenthèse dans des tableaux éminemment intimistes. Je pense notamment aux Prunes de Cythère où la voix maternelle rompt soudainement le fil des émotions pour évoquer fragmentairement ce qui cause, entre autres, sa souffrance: C'est la grève. Quatre francs à l'heure. Une misère. J'ai des enfants à nourrir. Quatre francs à l'heure, monsieur, et la morue et les haricots rouges. C'est la grève dans les champs de canne 1033 . Fait isolé dans le texte d'Hyvrard, les soulèvements du prolétariat noir sont pourtant, pour peu qu'on y réfléchisse, omniprésents dans le corpus schwarz-bartien, ne fût-ce que sous forme allusive, disons "métisse". Comment en serait-il autrement dans une société rythmée par le chômage saisonnier, responsable d'"agitation", des "frémissements intenses, continus" (TM, 82)? "Où as-tu vu que les cannes se plantaient toute l'année?..." TM, 86), demande un désoeuvré. Dès le chapitre 2 de Présentation des miens, la narratrice parle de la morosité et de la misère qui s'installe chaque fois que la coupe de canne est terminée: "La saison ne se prêtait pas [au rire], à cause de la coupe de cannes, peut-être, terminée depuis longtemps" (TM, 35). Quelques pages plus loin: "Arriva la fin de la récolte, le chômage, le temps de la débrouillardise. Les économies des nègres avaient encore fondu plus vite cette année-là" (TM, 38). La production vivrière étant insuffisante, l'agriculture locale en régression et le niveau des salaires trop bas pour payer des produits toujours plus chers, les ouvriers agricoles de Fond-Zombi essuyent des pertes irrécupérables: "Les denrées avaient beaucoup augmenté ces dernières années, et les jetons aux initiales de l'Usine n'avaient pas fait de petits. Depuis longtemps, les boutiques fermaient leurs cahiers de crédit et ceux de la canne s'épuisaient" (TM, 220). Ces phrases, parsemées dans le récit de Télumée, accusent donc que la Guadeloupe est un pays qui, quoique tout Antillais nie cela obstinément, présente pas mal de similitudes avec certains PVD. Malgré les belles promesses attachées au statut de la départementalisation, l'île s'enlise dans un sous-développement chronique. Les DOM-TOM sont des pays non en voie de développement mais en voie de sous-développement, comme l'a bien vu J.M. Albertini 1034 . Si la grève apparaît dans Un plat de porc aux bananes vertes et dans Ti Jean L'horizon, 1033 Hyvrard, oc, 183. 1034 J.M. Albertini, "La fausse croissance", art.cité, 20. La Grève de la Mort 375 elle est le plus élaborée dans Pluie et vent. Il est significatif qu'elle s'insère à la fin du roman, lorsque la mission de la narratrice s'est déjà nettement profilée. Contrairement à sa vocation de conteuse et de séancière, Amboise s'engagera dans le socio-économique. Voyons ce qui le distingue Amboise des autres instigateurs schwarz-bartiens. Amboise rappelle Raymoninque d'Un plat de porc, et Ananzé dans Ti Jean L'horizon. Chacun de ces trois personnages entrent en conflit avec l'autorité patronale; chacun est un héros tragique dont la résistance tourne court et qui suscite des "exclamations moqueuses" de la part du peuple, qui trouve "toutes les formes antillaises d'insubordination" comiques et les raille avec une "ironie tempérée" (PDP, 113). Mariotte nous fait connaître son "présumé père" Raymoninque comme un farouche opposant à l'ordre colonial. Il recourt à la violence pour se révolter: "On disait qu'il avait 'haché' deux gendarmes français, en 1870, lors des événements de Fort-de-France1035 " (PDP, 115). Pourtant, cet ouvrier avait une excellente réputation: Il avait travaillé plusieurs années à l'usine Guérin, comme cuiseur du gros sirop et plus spécialement: au "grainage 1036 " des pieds de cuite où il faisait merveille, plus habile que les meilleurs de la Barbade à prendre la preuve du sucre" (PDP, 116). Émeutier de la grève de la mort, exactement celle dont est faite mention ici (TM, 225), Raymoninque est emprisonné après un duel avec le contremaître de l'usine (PDP, 128). À cause de "tant de rixes avec les hommes et tant de combats absurdes avec les choses" (PDP, 128), il reçoit le sobriquet "Mort qui marche". Se battant comme un "rat piégé" contre le Blanc, il se dit fier de sa résistance: je suis en prison... mais je vous assure que je suis en prison pour quelque chose; et si j'en sors un jour, ce ne sera pas pour me coucher devant un Maître. Je suis content de moi, content tout bonnement... et mon port d'âme est en paix (PDP, 132-3). Alors que Raymoninque est incorrigible et indomptable, Amboise réfléchit en prison sur le bien-fondé de ses actes vengeurs et sur sa position de Noir dans un monde de Blancs. Contrairement à Raymoninque, Amboise vient "à considérer d'un autre oeil sa position de nègre 1035 Année d'une campagne anti-française virulente dans le sud de la Martinique. Suite à la défaîte française dans la guerre franco-prussienne, les Martiniquais voyaient réapparaître le fantôme de l'esclavage. L'insurrection fut vite réprimée. Toutefois, les colons refusant l'ouverture socio-politique aux gens de couleur, des luttes sociales, politiques et raciales allaient devenir de plus en plus fréquentes. 1036 Souligné dans le texte. Étape importante dans la fabrication du sucre: les gros sirops obtenus après que le jus de canne soit clarifié dans les chaudières, sont soumis à un deuxième filtrage, conduits dans des appareils à cuire dans le vide. "C'était là que s'opérait leur concentration et que le grain commençait à se former par des injections successives. La cuisson était prolongée jusqu'à ce que le grain eût atteint la grosseur voulue dans la masse fluide, le sirop était alors coulé dans des réservoirs afin de refroidir." (Henri Bangou, Histoire de la Guadeloupe, oc, Tome II, 31). L'acomat redressé: Concubinage 376 sur la terre" (TM, 215): il finit par se résigner, jusqu'à ce que la grève réveille en lui la conviction de l'injustice, et de l'urgence d'agir contre elle. Un dernier personnage n'en finit pas de provoquer inutilement le Blanc. Ananzé, beaufrère de Ti Jean, rappelle l'espiègle Anansi des contes caribéens, volontiers provocateur et arrogant. Convaincu que la Guadeloupe est en guerre, hanté par un fantôme indécis qui n'est autre que le passé qui le harcèle jour et nuit, il tient "des propos enflammés devant le portail de l'usine à sucre, porté à bout de bras par les grévistes, tel un empereur roumain" (TJ, 266). Ananzé est l'alter ego de Ti Jean, son double négatif. "Coureur de bois" (TM, 266), il est l'esclave supplicié qui n'en finit pas de mourir. Il représente en effet tous les Noirs morts dans de cruelles circonstances, autant de vies gaspillées. Car leur sacrifice pour une noble cause (liberté, égalité) n'incitait à aucun réflexe de vengeance collective. La violence déchaînée du colonisé augmentait au contraire la souffrance des uns et l'intolérance des autres. Raymoninque a beau éliminer un Blanc coupable et injuste, son geste est déprécié car il s'agit d'une réaction pulsionnelle qu'il n'aurait su dominer. Acte isolé, nullement supporté par les autres, sa révolte solitaire ne permet pas l'émergence d'un ordre socio-racial plus équitable. Ces révoltes, pour bien fondées qu'elles soient, avortent toutes et elles consolident l'idée fixe que le nègre est "une réserve de péchés dans le monde" (PDP,108) (TM, 232). Ces figures marronnes n'incitent pas, dans l'oeuvre schwarz-bartienne, à la vénération dont elles bénéficient chez d'autres auteurs1037 . De ces trois rebelles, seul Amboise ressort comme un héros positif sans que toutefois on se le remémore en tant que tel dans le village. Abdiquant toute violence, conscient que les armes ne changent pas le régime dans le bon sens, Amboise est élu comme porte-parole à cause de son "français de France", connaissance qui lui sera néfaste. Que les négociations entre partenaires sociaux se déroulent en français explique pourquoi les revendications ouvrières demeurent sourdes. Dany Bébel-Gisler nous apprend qu'"avant décembre 1970, toutes les négociations syndicales avaient lieu en français. Comment un paysan aurait-il pu, dans une langue qu'il ne maîtrise pas, argumenter avec les patrons et faire passer son point de vue 1038 ?" L'héroïsme d'Amboise consiste donc à servir de médiateur pacifiste entre les ouvriers mécontents et les patrons au cours d'un affrontement capital. Celui-ci semble avoir secoué toute la Guadeloupe, de la Grande-Terre à la Basse-Terre. A. Adélaïde 1039 a étudié cette vague de grèves 1037 Voir supra II, 3.3. 1038 Dany Bébel-Gisler, Le défi culturel guadeloupéen, CA, 1989, 120. Amédée Adélaïde, Troubles sociaux à la Guadeloupe à la fin du XIX et au début du XXe siècle: 1895-1910, publié par le Groupe Universitaire de Recherche Inter-Caribéennes, nE10, mars 1971. Quant au mouvement ouvrier en Martinique, nous renvoyons à Edouard De Lépine, La crise de février 1935 à la Martinique, oc. 1039 La Grève de la Mort 377 successives qui ont déstabilisé la Guadeloupe dès la fin du XIXe et qui s'est prolongé longtemps après la départementalisation1040 . Il faut en chercher la cause dans la crise sucrière qui menaça de fermeture grand nombre d'usines, les salaires extrêmement bas et le sous-emploi chronique, dû à la monoculture. Née à Saint-François et à Sainte-Anne, la vague de mécontentement atteint vite Pointe-à-Pitre et l'usine la plus productrice du chef-lieu: Darboussier. De là, l'agitation déferle sur Basse-Terre où la masse ouvrière, soutenue par d'autres couches de la population noire, revendique un salaire plus élevé 1041 . Signalons que, dès leur fondation en 1898, le "Parti du peuple" et le "Parti des Noirs" ont sensiblement accéléré la conscience de classe des couches rurales. Dans cet épisode apparemmment peu référentiel, arrêtons-nous un moment au ton particulier. Pour peindre le soulèvement ouvrier, Schwarz-Bart dose savamment réalisme social, merveilleux et fantastique, tant le réalisme messied au roman antillais (DA, 198). Si nous sommes aux antipodes du naturalisme, c'est que, aux yeux des manifestants, la grève est un épiphénomène insolite, voire irréel. Ceux qui y participent sont indécis quant aux chances d'aboutir. De surcroît, il manque un "leader" qui, comme Manuel, aurait expliqué et persuadé la masse indécise: Nous sommes pauvres, c'est vrai, nous sommes malheureux, c'est vrai, nous sommes misérables, c'est vrai. Mais sais-tu pourquoi, frère? À cause de notre ignorance: nous ne savons pas encore que nous sommes une force, une seule force: tous les habitants, tous les nègres des plaines et des mornes réunis 1042 . Pas question d'un ton vindicateur, ni d'un manifeste ouvrier ou de slogans. Dans la logique de la narration métisse, l'affrontement entre le prolétariat noir et le patronat blanc devient un incident irréaliste parce que irréalisable et, de fait, irréalisé. La grève est une de ces nombreuses 1040 "L'intensité [de la lutte sociale] s'est maintenue à travers les époques. Elle se traduit [...] par des grèves et des manifestations de rue. Les dernières en date secouèrent le Carbet (Martinique) en 1948, le Chassin (Martinique) en 1951-1952, le Moule (Guadeloupe) en 1952, Cayenne (Guyane) en 1958 et 1961, Fort-de-France en décembre 1959, le Lamentin (Martinique) en mars 1961. Elles se terminent toujours par des morts et des blessés, exclusivement du côté des travailleurs", précise Paul Niger dans "L'Assimilation, forme suprême du colonialisme", Esprit, nE305, avril 1962, 528. Dans les revues La Race Nègre (1927) et Le Cri des Nègres (1931), les intellectuels appuyent les revendications salariales, dénonçant "le salaire des coupeuses de cannes (9F), le nombre des chômeurs en 1933, la situation des pêcheurs, la pauvreté du mobilier des cases, la scolarisation insuffisante à Fort-de-France [...]. Les constantes du Cri sont l'appel à l'union et à l'organisation des étudiants, des ouvriers et des îles elles-mêmes" note Régis Antoine dans "Manuels et Intellectuels dans les textes antillais de l'entre-deux-guerres", Europe, nE612, avril 1980, 88-90. 1041 1042 Roumain, Gouverneurs de la Rosée, oc, 70. L'acomat redressé: Concubinage 378 catastrophes (cyclones, séismes, ...) qui indispose les pauvres habitants des mornes. D'où leur méfiance: Sur la fin, les dernières années de sa vie, des bruits étranges avaient couru la campagne, étaient parvenus jusqu'à notre petite case du morne La Folie. [...] [Les yeux d'Amboise] s'étaient allumés d'une lueur étrange qui bientôt apparut dans les yeux des hommes du voisinage, à La Folie, à Valbadiane, à la Roncière et Fond-Zombi [...] (TM, 220) Tel un cortège funèbre de zombis, la foule se met silencieusement en route: Dès l'aube, les mornes résonnèrent des appels des conques lambis qui soufflaient de par toute la campagne, hélant indécis, peureux et désenchantés. De toutes parts, des cortèges désordonnés de nègres en guenilles prenaient le chemin de l'Usine, avançant dans un grand silence étonné, lourd de plusieurs siècles de peur et d'amertume. (TM, 221) Malgré l'incrédulité et l'incertitude, legs d'une période triséculaire d'immobilisme et d'inaction, l'initiative d'Amboise prouve quand même que l'iniquité sociale n'est plus longuement acceptée comme une fatalité irréversible. Début d'une prise de parole, les pourparlers attestent le passage d'une mentalité pré-ouvrière à une mentalité ouvrière. Le peuple guadeloupéen lutte hardiment contre "la scélératesse de la vie" qui "vous piétine des deux pieds, lance à vos trousses cette femme folle, la déveine, qui vous happe et vous déchire et voltige les lambeaux de votre chair aux corbeaux" (TM, 23). Amboise accuse les usiniers de la misère des Noirs qui peuvent à peine survivre: "un sac vide ne tient pas debout" (TM, 222). Tous militent pour obtenir ce que d'autres ont pu négocier; l'augmentation salariale, l'amélioration du niveau de vie seront les résultats d'une prise de parole, ce que vient souligner la structure "parler ce qui s'appelle causer": On disait que les coupeurs de la Grande-Terre s'étaient mis en grève, conduits par des nègres valeureux qui avaient su parler à l'Usine, parler ce qui s'appelle causer et obtenu deux sous de plus pour l'homme, un pour l'amarreuse. (TM, 220) N'empêche que la loi du plus fort l'emporte. La mort d'Amboise et de deux autres compagnons par la combinaison hostile de l'eau et du feu, rappelle la sombre prophétie de la Reine qui se lamentait de voir les descendants d'esclaves "jouer dans la cendre", le feu de l'esclavage à peine éteint. Le dialogue entre Noir et Blanc s'achève sur un jet de vapeur brûlante qui tue le deuxième homme de Télumée. Tranchant nettement avec ce qui précède dans le récit, sans référence historique précise, contrepoids à de longs développements hors de la sphère socio-politique, la grève clôt le deuxième cycle de vie de Télumée. Désormais, la Lougandor voit ses forces décliner, son courage faiblir. Loin de n'être qu'une évocation secondaire, l'épisode de la grève prépare le La Grève de la Mort 379 terrain à la fin même du récit de vie de la narratrice, victime de changements radicaux dans la société guadeloupéenne. 380 L'acomat redressé: Concubinage Chapitre 6Chapitre 6 "Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt": Maternage et vieillesse L'homme n'est pas un oignon qui s'épluche Reine Sans Nom Le nègre n'est pas une statue de sel que dissolvent les pluies Télumée 6.1. Troisième ascension, troisième chute.1. Troisième ascension, troisième chute Hors d'elle-même de tristesse après la perte d'Amboise, Télumée s'isole pour "ruminer toutes sortes de pensées d'ancienne". Cette deuxième période de deuil et de méditation profonde achemine la protagoniste vers sa destinée ultime et lui procure cette sagesse "d'ancienne" si prisée par les gens du morne. L'avant-dernier chapitre développe le troisième mini-récit, le troisième cycle de vie dont l'intérêt primordial est de confirmer, à travers l'attribution du nom de voisinage, l'identité entre la petitefille et la grand-mère. Il me semble que Télumée va même plus loin que la Reine. Celle-ci se voyait octroyer un nom honorifique suite à sa propre guérison, alors que la collectivité lui donne le nom Miracle parce que Télumée aide l'Ange Médard à guérir de sa souffrance et à mourir dignement, malgré sa vie inhumaine: "véritable puce festoyant de votre dernier sang, exultant de vous laisser inanimée, endolorie" (TM, 25). Que Télumée surpasse toutes les Lougandor par son "rôle d'ancienne" (TM, 243), voilà ce qui retiendra mon attention au cours de ce dernier chapitre. Sa triple destinée fait converger quelques lignes cardinales de l'authenticité antillaise: élue comme séancière, historienne et griotte* du morne, Télumée revêt des fonctions que l'on croirait désuètes, mais qui sont en fait fondamentales pour la quête d'"autochtonie" du peuple antillais. 382 Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 6.1.1. La "devineuse" du morne La Folie.1.1. La "devineuse" du morne La Folie Égarée par la perte d'Amboise, Télumée ôte "sa robe de combat" et vieillit soudainement beaucoup. Bien qu'elle sache qu'il lui faut "[se] ressaisir avant qu'il ne soit trop tard", "tenir [s]a position de négresse jusqu'au bout" (TM, 223), un ton triste domine la narration. Prenons le début du chapitre 14 où je relève deux phénomènes curieux. D'une part, la narratrice y oublie le pacte autobiographique lorsqu'elle nous confie: Les vieux s'en souviennent encore, de cette grève-là, qu'ils ont appelée Grève à la Mort. (TM, 225) (C'est moi qui souligne) Alors qu'elle faisait elle-même partie des témoins oculaires, la narratrice s'écarte du personnage qu'elle est et parle à la troisième personne du pluriel pour désigner un groupe auquel elle appartient. Ce n'est que pour mieux faire ressortir qu'elle se compte résolument parmi "les vieux", ceux qui ont le souvenir qu'ils transmettront aux jeunes. Elle annonce en même temps son "rôle d'ancienne" qui consiste à comprendre ce qui s'est passé dans sa vie à elle, à "revoir comment l'eau claire avait tourné en sang" (TM, 245). Ensuite, la vieille Lougandor semble souffrir d'un mal que je prendrais à tort pour un "début de gâtisme" (PDP, 29, 70). La narratrice se plaint amèrement des lendemains de la grève en juxtaposant le tableau de ce désastre ouvrier de celui de l'esclavage: Toutes les nuits on entendait le bruit des rouleaux de chaînes que traînaient les morts, des esclaves assassinés en ces mêmes lieux, Fond-Zombi, La Roncière, La Folie, comme avait péri malement l'homme Amboise. (TM, 225) (C'est moi qui souligne) Tout se passe comme si "les anciens temps" resurgissaient, comme si le feu d'antan avait attisé les cendres. Le brouillage temporel n'est pas du tout symptôme de "sénilité" ou de "démence", quoique Télumée se décrive comme "sève d'herbe folle" et que, comme Sophie Laborieux et Mariotte, elle vive la vieillesse comme un calvaire d'usures1043 . Il a valeur de jugement, de prise de position: éclairée, après la grève et son tribut de morts, sur le véritable mécanisme d'exploitation, elle fustige la pérennité de l'esclavage, la persistance de l'iniquité et la "mentalité esclave". D'autre part, ce parallélisme entre les temps d'avant et d'après l'émancipation confirme le don de seconde vue du "petit verre de cristal". Munie de cet "oeil prophétique", la séancière* Lire Chamoiseau, Texaco, oc, 406-9, pages qui évoquent le Cahier 3 dans Un plat de porc: Mariotte a l'impression que son "esprit s'en allait maintenant par morceaux, à la dérive". La veillesse la fait "agoniser "dent à dent, membre par membre, et jusque dans chacun des organes de l'intelligence et du coeur" (PDP, 70-1). 1043 Troisième ascension, troisième chute 383 regarde dans le passé et "devine" le futur, explique le présent avec les histoires du "temps du fouet et du tonneau clous" (TJ, 102). La narratrice "perd le fil du temps" parce que le Blanc en semble toujours maître, tuant dans l'oeuf l'insurrection ouvrière. La rapidité avec laquelle les grévistes ont été apaisés, avec laquelle la tombe d'Amboise a été ramenée à la destinée commune, sont une preuve fracassante du pouvoir du patronat blanc: Tout s'était fait trop vite, la mort des uns, le retour des autres à la canne, à la vie, et venue du ciel une disgrâce enveloppa Fond-Zombi, La Roncière, Valbadiane et le morne la Folie. (TM, 225) Au lieu de pousser plus loin les revendications salariales, les Guadeloupéens se sont laissés mater par les usiniers. La paix revenue n'en est donc pas une. En dépit d'apparents progrès, l'Antillais du vingtième siècle est piégé par "une machinerie d'un nouveau genre" (TJ, 253). Il actionne désormais les chaudières des usines; il équipe les cargos. Observant durant sa traversée de l'océan "la manoeuvre silencieuse de l'équipage, presque tous nègres de la Guadeloupe" (TJ, 253), Ti Jean tressaillit à l'idée qu'ils ressemblent à des "esclaves qui procédaient aux opérations voulues, dans une sorte de consentiment morne, détaché", pareils à des "bêtes parfaitement domptées" (TJ, 253). Traités et transbordés à l'époque esclavagiste, les Antillais sont devenus "négriers d'eux-mêmes", selon l'expression de Jean-Claude Icart 1044 , ce qui inquiète beaucoup Glissant: Les grands transatlantiques lents, comme suspendus dans un temps qui ne finissait pas, furent remplacés par les latécoères jaillissants puis par les avions à réaction de plus en plus rapides et bondés: nous nous satisfaisions de nous y enfourner, pour la seule destination édénique: de la métropole. 1045 Dans Pluie et vent comme dans Un plat de porc, de vieilles négresses consentent à la veille de leur mort qu'"en dehors du fouet, rien n'a changé": "nous travaillons sur les terres du Blanc, nous sommes debout derrière sa chaise ou couchés sur sa houe,... comme aux temps anciens?..." (PDP, 49) Mais l'abattement de Télumée s'explique encore par le fait qu'enterré "après une veillée sans parole, sans chant, sans danse", Amboise a été porté "précipitamment au cimetière de la Ramée, car les brûlures avaient hâté la décomposition des chairs" (TM, 85). Victime d'une agression extérieure, son âme ne trouvera de repos, son esprit flottera à la dérive et persécutera les vivants. Il rallonge donc la longue liste de Noirs cruellement tués par les Blancs, qui errent 1044 Jean-Claude Icart, Négriers d'eux-mêmes. Essai sur les boat people haïtiens en Floride, oc. 1045 Glissant, La Case du commandeur, oc, 187. Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 384 outre-tombe. Victime anéantie par une "male mort", Amboise connaîtra le même sort que ces esclaves éliminés après avoir été "traités aux fourmis, traités par le sac, le tonneau, la poudre au cul, la cire, le boucanage, le lard fondu, les chiens, le garrot, l'échelle, le hamac, la brimbale1046 , la boise, la chaux vive, les lattes, l'enterrement, le crucifiement" (LMS, 69). L'esprit d'Amboise harcèle Télumée dont il réclame des services funéraires sans lesquels il ne pourrait rejoindre le cortège des "bons morts 1047 ". Devenue "cireuse, cadavérique", Télumée se sent possédée par l'esprit de mort de son compagnon. La représentation du monde du Guadeloupéen implique cette permanente confrontation, voire discussion, avec ceux qui furent. Afin d'évacuer le vécu persécutif de la mort, il faut flageller la tombe 1048 : Il fallait me ressaisir avant qu'il ne soit trop tard, descendre sur la tombe de l'homme avec des branches piquantes d'acacia et la fouetter autant que je pourrais, tant que je pourrais. [...] Une nuit il m'apparut en rêve et me demanda de l'aider à rejoindre les morts, dont il n'était pas tout à fait, à cause de moi, cependant que par lui je n'étais pas tout à fait vivante. Il pleurait, me suppliait, disant que j'avais à tenir ma position de négresse jusqu'au bout. Le lendemain, je coupai trois baguettes d'acacia et descendis au cimetière de La Ramée, et je fouettai la tombe de l'homme Amboise, la fouettai... (TM, 223) À travers ce rituel funéraire, Télumée commémore du coup tous les esclaves brûlés vifs, morts par la combinaison hostile de l'eau et du feu, victimes inoffensives, "chiens [qui] s'amusent dans la cendre éternelle". Elle est loin d'être la seule qui se sent poursuivie par le passé et qui redoute que la révolte, aussi fondée soit-elle, déclenche l'ire divine. Lorsque survient une fois de plus une "disgrâce" d'ordre naturel, le voisinage y voit une punition divine pour leur "terrible illusion" (PDP, 48): Et quand la maladie se mit à la bouche des animaux domestiques, les gens hochèrent la tête et se turent éclairés... (TM, 225) (C'est moi qui souligne) Le mécanisme vicieux des superstitions, la vision fataliste sclérosent le Noir, terrifié par un Dieu qui "blâme" et qui "tue" (TM, 61). Confronté à de criantes injustices, l'habitant du morne est persuadé que "la cendre est éternelle" (TM, 61), idée fixe confirmée et reconfirmée par des "disgrâces" aussi contingentes qu'une épidémie d'animaux. Au lieu d'avoir amorcé le Le "Registre des tourments" égrène quelques-unes des punitions sadiques: "Le hamac balançait le flagellé par les bras et les jambes, la brimballe le suspendait par les mains jointes, l'échelle interposait un bâton entre ses épaules et ses bras ramenés en arrière." (Glissant, La Case du commandeur, oc, 157) 1046 1047 1048 cf. supra III, 2.3.1. Flagie, art.cité, 28: "La tradition veut que l'on se rende au cimetière et que l'on dépose le mort en "l'engueulant" - le terme n'est pas trop fort- ou en flagellant sa tombe avec une branche d'épineux (acacia) et en lui demandant sa paix. Une messe est toujours bien venue après ce dépôt du mort." Troisième ascension, troisième chute 385 mouvement de libération et d'indépendance, la révolte réprimée dans le sang renforce l'autodépréciation: le "bâtard de Dieu" est "un poisson écumant, un poisson maigre à la renverse dans une assiette, un crabe sans tête, sans pinces, un chien sans pattes 1049 " (TM, 154, 158-9, 164). Télumée reprend ses activités de "praticienne" qu'elle avait reniées pour aller vivre avec Amboise, "ses deux pieds par terre". En d'autres termes, le génie guérisseur, le don de voyance se révèle à chaque fois qu'elle-même est débordée par le malheur. L'exercice de la magie fonctionne comme antidote contre l'aliénation socio-économique; au même titre que la musique et la cuisine afro-antillaise, la médecine "traditionnelle", sert d'exutoire. Sa vocation de dormeuse*, de gadézafé* n'est que l'autre face de sa crise émotionnelle, du morcellement identitaire, car "le malheur à son extrémité a des ruses qu'aucune personne sensée ne saurait éventer" 1050 . Tourmentée au point d'en être dérêglée, Télumée confesse: Mes yeux étaient deux miroirs dépolis et qui ne reflétaient plus rien. Mais lorsqu'on m'amena des vaches écumantes, le garrot gonflé de croûtes noires, je fis les gestes que m'avait enseignés man Cia et l'une d'abord, puis l'autre, les bêtes reprirent goût à la vie. Le bruit courut que je savais faire et défaire, que je détenais les secrets et sur un énorme gaspillage de salive, on me hissa malgré moi au rang de dormeuse, de sorcière de première. (TM, 226) (C'est moi qui souligne) Tandis qu'elle se considère elle-même malade, elle se voit décrétée thérapeute du morne. Le passage souligne l'interrelation curative, le rapport égalitaire et solidaire entre médecin et patient, la complémentarité entre eux. En milieu traditionnel africain, le guérisseur traite des maux qu'il reconnaît pour les avoir lui-même vécus1051 . Télumée exorcise les esprits qui possèdent ceux qui viennent lui quémander consolation, puisant sa force miraculeuse dans la conviction que les autres ont besoin d'elle: Les gens montaient à ma case, déposant entre mes mains le malheur, la confusion, l'absurdité de leurs existences, les corps meurtris et les âmes, la folie qui hurle et celle qui se tait, les misères vécues et en songe, toute la brume qui enveloppe le coeur des humains. Je les regardais venir 1049 Mariotte exprime sa condition infâme par une pareille chaîne de comparants animaliers: "capable de se comparer [...] à un simple chien, [...] à un lézard, à une blatte qui grouille sous ta langue, en cet instant" (PDP, 205). Il ne demeure pas moins que le chien reste l'image schwarz-bartienne par excellence pour dénoncer l'indignité et l'inhumanité. Après avoir reçu l'ordre insolent "Die Hunde, die Neger und die Juden austreten!.. (DDJ, 225), Ernie Lévy est traité de "chien de juif; de merde de Juif, de Juif de chien" (DDJ, 237) par les Pimpfe. Puisqu'il est impossible d'être juif (DDJ, 281), Ernie "entreprit de faire le chien" (290) aboyant et léchant (comme Solitude dans ses rêves). 1050 Glissant, La Case du commandeur, oc, 216. Fotso Djemo, chap. I: Relation médecin-malade-maladie dans Le Regard de l'autre, oc, p.223 et sv. cf. supra III, 4.4.2. 1051 386 Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt avec ennui, lassitude, encore prisonnière de mon propre chagrin, et puis leurs yeux m'intriguaient, leurs voix m'éveillaient de mon sommeil, leurs souffrances me tiraient à eux comme un cerf-volant qu'on décroche des hautes branches. (TM, 226) Peu importe de distinguer quimbois, "soucougnantise" (TM, 248), magies noire et blanche, devineuse*, dormeuse*, séancière* et gadézafé*. L'essentiel est que ces pratiques magiques ne se justifient aucunement, dans le roman schwarz-bartien, pour de simples motifs folkloriques ou pittoresques. Dans les grandes oeuvres de la littérature contemporaine antillaise, la mentalité magique est "[...] expression d'une tragédie, ultime sursaut de l'être cherchant à préserver sa vie d'homme nié, d'homme bafoué, une lueur d'espérance 1052 ", juge pertinemment Jack Corzani. Cependant, la description que Télumée livre de sa mission n'est pas exempte d'ironie: "sur un énorme gaspillage de salive, on me hissa malgré moi au rang de dormeuse, de sorcière de première" (TM, 226)? Quel sens attribuer à ce regard sceptique et ironique? Télumée raille l'héroïsme que lui reconnaît une "clientèle" superstitieuse, dont le penchant à l'irrationnel n'est plus à prouver. Attitude ambivalente mais hautement significative, la répulsion et l'attirance envers les pratiques magiques prouve l'envie de démystifier la magie, facteur d'obscurantisme, tout en lui imputant quelques bienfaits. Se moquant du statut de "docteur-feuille" dont la gratifie le hameau, Télumée veut bien rendre service aux êtres avides de sécurité et de consolation, mais se méfie du titre. Le même scepticisme caractérise la "sorcière de Salem", initiée et protégée par les génies de sa mère Abena et Man Yaya. Son monologue plaide sa parfaite innocence: Chacun donne à ce mot [sorcière] une signification différente. Chacun croit pouvoir façonner la sorcière à sa manière afin qu'elle satisfasse ses ambitions, ses rêves, ses désirs... [...] Ceux qui ont suivi mon récit jusqu'ici, ont dû s'irriter. Quelle est donc cette sorcière qui ne sait pas haïr, qui est à chaque fois confondue par la méchanceté du coeur de l'homme? Pour la millième fois, je pris la résolution d'être différente, de pousser bec et ongles. Ah! Changer mon coeur! Et enduire les parois d'un venin de serpent! [...] Aimer le mal! Au lieu de cela, je ne sentais en moi que tendresse et compassion pour les déshérités, révolte devant l'injustice 1053 ! Sorcières vouées à l'exercice du Bien, "magiciennes blanches", Tituba et Télumée sont exposées à la méchanceté et la méfiance d'une foule qui peut à tout moment les accuser de malheurs de toute sorte. Aspirant à "tourner autre" afin de se venger des injustices commises envers elles, elles sont prêtes à "endosser la souffrance des autres" tout en sachant que cette réputation de Jack Corzani, "La magie dans la littérature antillaise" dans Magie et littérature, Cahiers de l'Hermétisme, A. Michel, 1989, 188-9. 1052 1053 Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière... Noire de Salem, oc, 225, 232. Troisième ascension, troisième chute 387 sorcière risque de leur nuire beaucoup. Bien qu'elle exécute des gestes miraculeux, Télumée fait donc tout pour lever sa réputation, se "limitant de plus en plus à frotter, à préparer des potions, à aider de [s]es mains les négrillons à voir le soleil" (TM, 228). À Sonore, elle expose son "ignorance, son incapacité à déchiffrer les messages des esprits" (TM, 228). C'est qu'elle a pu constater à quel point l'étiquette "sorcière de première" portait dommage à une femme aussi aimable que l'amie de sa grand-mère, man Cia. L'énonciatrice se distancie ici du personnage qu'elle est, car elle sait déjà au moment de l'énonciation qu'elle a perdu sa fille adoptive à cause de sa réputation. Télumée dément l'auréole dont la ceint le voisinage: Je savais frotter, je pouvais renvoyer les flèches d'où elles venaient, mais quant à être une devineuse, hélas, je n'étais pas plus devineuse que la Vierge Marie. Cependant les gens m'obligeaient à prendre leurs chagrins sur mes épaules, toutes les misères du corps et de l'esprit... la honte, le scandale de vies dilapidées...(TM, 226) La sorcière, c'est d'abord dans les têtes des autres qu'elle existe. Par la comparaison entre la "devineuse" et la "Vierge Marie", le continuum magico-religieux s'illustre une fois de plus. Toutefois, les croyances vaudouesques l'emportent sur le catholicisme, objet d'une critique virulente dans Un Plat de porc. Mariotte s'y irrite d'abord que Noël soit si mal comprise par les Européens qui ne voient que "de la neige, des truffes et de grands sapins" (PDP, 159). Dégoûtée par tous ces catholiques hypocrites, de surcroît racistes, elle s'irrite qu'elle doit l'invitation d'une des co-pensionnaires dans "l'isoloir" à l'anniversaire de la naissance du "Prince de la paix" (PDP, 190). Elle se moque de soeur Marie des Anges dont l'acte de vider les pots de chambre ne lui a pas encore valu le titre de sainte: "Jésus n'a-t-il pas baisé de sa bouche d'amour un lépreux; et Marie-Madeleine lavé les pieds suants de son divin Maître? [...] et saint Anatole de Mycène ne s'est-il pas nourri de ses propres parasites en hommage aux souffrances incomparables de NotreSeigneur? et si onques Bienheureuse ne fut jamais représentée avec un pot de chambre [...], ne peut-on pas y voir une manière d'oubli, non pas de la part de Dieu, hélas Seigneur! ni même de notre sainte mère l'Église: mais de la part des humbles pécheurs qui la composent?" (PDP, 20) Enfin, monsieur Nicolo n'est le "zélateur vrai d'aucun culte", "bien qu'il porte croix et bannière catholiques" (PDP, 150). Entourée de semblables croyants, la Martiniquaise vit "un calvaire auprès duquel la modeste aventure de Jésus prête à commentaires attendris!" (PDP, 57) D'où l'invocation, dans un vers emprunté à Villon1054 , d'un certain "saint Césaire" dans lequel le Voir Le Testament, éd. par Jean Rychner et Albert Henry, Genève: Droz, 1974, 80; "Femme je suis povrecte et ancienne"; ce dernier adjectif signifiant "vieille" (Voir tome 2: Commentaire, 132. Ce n'est d'ailleurs pas le seul renvoi au rhétoricien qui maîtrisait tous les tons (savant et trivial, satirique et tragique). À la page 59, Mariotte cite encore ce grand maître de la langue dont les pensées pessimistes trouvent un écho en la Martiniquaise. Cette foisci, le texte se trouve en italiques: "Ordure aimons, ordure nous assuit" (voir tome 1, 126); verbe que les éditeurs traduisent comme "Ordure est de notre parti" (Voir tome 2: Commentaire, 227). 1054 Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 388 lecteur voudrait d'abord reconnaître le poète martiniquais. "Saint-Césaire1055 aidez-moi, votre humble paroissienne; car femme suis et povrette et ancienne. [...] frappez sur le tambour usé de ma mémoire!" (PDP, 157) Mariotte n'est pas tendre avec l'Eglise, car elle aliène les plus fidèles. Ainsi, sa grand-mère négrophobe croit en un Dieu persécuteur qui tend un piège universel pour la race noire, "poissonnaille ivre de sa terrible illusion" (PDP, 48-9): "Dieu qui châtie jamais n'est loin; et vous le trouverez jusque dans la racine de vos cheveux!..." (PDP, 108) Sur son lit de mort, elle implore qu'on lui enlève sa peau noire (PDP, 93) pour qu'elle devienne un ange prêt à s'envoler au ciel. Il n'empêche que son agonie ne cesse qu'avec l'arrivée d'un quimboiseur accueilli avec ferveur "alors qu'à l'ordinaire, [...] elle ne voulait avoir à connaître que du curé" (PDP, 96). Grâce au "Maître de Belzébuth" (PDP, 96-97), elle est de retour parmi les siens et expire son dernier souffle sereinement. De manière beaucoup plus métisse, Télumée critique la religion chrétienne. Dieu est l'allié des Desaragne. Lorsqu'elle s'enfuit de leur demeure, elle se bouche les oreilles et tente d'oublier les paroles de la patronne: un vent s'emparait des paroles de Mme Desaragne, et les déposait sur la montagne Balata, à la cime des mahoganys où elles tintaient pour les oiseaux, pour les fourmis des arbres, pour Dieu, pour personne.(TM, 98) Il s'agit d'une de ces phrases apparemment anodines, mais qui, en l'occurrence, détrônent la foi chrétienne: d'abord, la place de "Dieu" dans l'énumération ("tinter pour les oiseaux, les fourmis, c.-à-d. pour des créatures "simples"), sa juxtaposition avec "personne", ensuite, ne peut qu'avoir valeur dénigrante. Quand elle perd Amboise, elle cherche en vain le "beau Prince du Ciel" (PDP, 21): "Et l'on ne voyait nulle part, le matin, de ces sortes d'empreintes longues comme un corps d'homme, légères comme un pas d'enfant et qui marquent ici-bas le passage de Dieu" (TM, 225). Ailleurs, Télumée adopte un ton légèrement sarcastique pour rendre compte de faits qui relèvent du hasard. Après son vagabondage, elle dit: "saint Antoine en personne intervint et me déposa ici au bourg même de la Ramée" (TM, 242). Si le milieu campagnard antillais ne dissocie nullement pratiques païennes du culte chrétien, si "la magie populaire ne s'est jamais présentée comme une alternative à la religion 1055 L'archévêque d'Arles (E470 - +543) fonda des hôpitaux pour des malades et assigna des lieux et des revenus pour la retraite et la subsistance des pauvres. Troisième ascension, troisième chute 389 officielle" 1056 , il est manifeste que les personnages schwarz-bartiens recourent davantage aux croyances animistes. En même temps, le syncrétisme religieux, la synthèse de rituels de sources différentes signifie moins un harmonieux procès de métissage qu'un désarroi et un égarement existentiels. L'Antillais ne sait souvent plus à quel saint se vouer! Il n'en demeure pas moins que la dernière Lougandor devient la prêtresse magique d'une "confrérie" qui découvre en elle une forte personnalité, une négresse qui montre que "l'homme n'est pas un oignon qui se laisse éplucher" (TM, 78). Ne prétend-elle pas que "si grand que soit le mal, l'homme doit se faire encore plus grand" (TM, 79)? Pour avoir supporté stoïquement et la répudiation d'Elie et la mort d'Amboise, elle se voit proclamée conseillère, avocate de bonnes comme de mauvaises causes, souffre-douleur. Ce processus d'élection, voire de "béatification" commence par l'adoption de Sonore. Télumée deviendra ce qu'on appelle aux Antilles anglophones une "Queenmother1057 " (traduction de "Reine Sans Nom"): mère des laissés-pourcompte, des hors-la-loi du hameau, stéréotype érigé en idéal de féminité dans la littérature caribéenne. Mère adoptive, exactement comme le fut pour elle Reine Sans Nom, elle pourra prendre ses mots de gratitude dans la bouche: "je croyais que ma chance était morte, mais aujourd'hui je le vois bien, je suis négresse à chance, et je mourrai négresse à chance" (TM, 49). Alors qu'elle croyait avoir parcouru les derniers méandres de sa vie, il lui échoit une tâche qui la rajeunit, réveillant en elle des émotions et des sentiments qui s'étaient tus. D'où le choix du nom "Sonore": Je me mis à songer, considérant mes entrailles qui n'avaient pas fructifié, le ciel couleur de plomb, l'affolement de cette femme, et, lui prenant son enfant des mains, je sentis remuer en moi quelque chose d'inaudible et d'oublié depuis bien longtemps et c'était la vie. (TM, 227) Par l'adoption, - une manière de renaître à la vie - , la vieille Télumée répète, certes, les gestes de l'aïeule: nourrir et soigner. Elle exercera d'abord sur Sonore son talent de guérisseuse: Je commençai à soigner l'enfant au séné*, au semen-contra*, au jus d'herbes. Je lui donnai des bains de cassia-lata*, je l'humectai d'ail aux jointures, la frottai doucement des pieds à la tête. Elle expulsait les vers qui la dévoraient, ses miaulements faisaient place à des cris, et peu à peu, les abcès devenaient des croûtes, puis de simples taches roses que je lavais dans de l'eau passée au soleil.(TM, 227) 1058 J. André, "Le maître et la mort" dans Le phénomène religieux dans la Caraïbe, éd. par L. Hurbon, oc, 292: "on n'allait pas chez le sorcier ou à la messe mais aux deux." 1056 Rhonda Cobham, The Creative Writer and West-Indian Society. Jamaica 1900-1950, oc, 211. Aux Antilles néerlandaises, le même "culte" de la mère a reçu le nom de marianismo. Voir Harry Theirlinck, Van Maria tot Rosy. Over Antilliaanse literatuur, oc. 1057 1058 L'eau de bain doit être préchauffé selon la théorie duelle du chaud/froid: "je venais à [Amboise], je l'arrosais d'une eau parfumée à la citronnelle que j'avais eu soin de tiédir au soleil, depuis le matin." (TM, 214). Christiane Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 390 Les soins prodigués avec un amour illimité profitent autant à Sonore qu'à Télumée. Celle-ci se métamorphose sous l'osmose maternelle. "Vieux bout de bois sec" (TM, 243), "sève d'herbe folle", elle reverdit à la vue de son "surgeon" qui "poussait de toutes ses feuilles" (TM, 227) et retrouve son charme de "balisier rouge": "plusieurs tentèrent leur chance, laissant devant ma case des grappes d'écrevisses et de pois doux" (TM, 227). Qu'est-ce à dire? Seul le rapport symbiotique entre mère et fille rend la femme attrayante. Alors qu'une femme sans fille est insultée dans une société où féminité égale maternité, il suffit qu'elle s'occupe d'une enfant comme de sa propre fille pour qu'on passe l'éponge sur son passé. En d'autres mots, l'enfant, qu'il soit adoptif ou non, fait circuler le désir entre l'homme et la femme. Or, trop absorbée pour partager son bonheur avec autrui, Télumée est "l'herbe de fer* qui ne plie devant aucun homme", complimente Sonore. En milieu matrifocal, la chasteté est à la mesure de la passion maternelle 1059 . En un premier temps, tout porte à croire que la fin du roman confirmerait l'hégémonie de la matrifocalité: l'axe mère-enfant se rétablit une fois de plus, promesse d'une retraite comblée pour la vieille Télumée qui dissimule à peine de voir l'enfant si dépendante. Se vouant entièrement à l'éducation de Sonore pour qui l'univers est de part et d'autre maternel, Télumée se réjouit: "sa fragilité, sa dépendance, sa richesse infinie me confondaient" (TM, 228). La Lougandor entend réaliser, par Sonore, la triple mission que circonscrit une féminité "aristocratique", c'est-à-dire, noble et par là, digne d'être souvenue. La première est de vivre pleinement pour autrui. L'identité féminine se couple étroitement à la notion de don de soi, d'offrande. Télumée se voue corps et âme aux "demandeurs d'amour" qui gravitent autour d'elle. "Négresse à demie", Télumée surpasse en "maternité" toutes les mères, s'occupant d'une enfant qui n'est pas la sienne et pour laquelle elle refuse tout autre concubinage. Ensuite, elle rêve sans doute de s'assurer une héritière pour la sagesse des ancêtres, apprise de la bouche de Reine Sans Nom qui elle, la détenait de Minerve. Enfin, elle pourra, comme Reine, se garantir d'être souvenue par le biais du récit de vie qu'elle fait à Sonore. *** Bougerol note que, dans la logique curative traditionnelle, il s'agit là de la meilleure mesure préventive contre la maladie. Il faut éviter un excès de chaud, mais aussi le surgissement du froid principalement quand le corps est échauffé. (La médecine populaire à la Guadeloupe, oc, 126-127). 1059 Jacques André, "Le coq et la jarre", art.cité, 58. Troisième ascension, troisième chute 391 6.1.2. La mort miraculeuse de l'Ange Médard.1.2. La mort miraculeuse de l'Ange Médard À l'harmonie matrifocale, l'intrusion d'un homme mettra brusquement fin. Avec l'apparition de l'Ange Médard, personnage diabolique, le récit approche de son dénouement, alors même que culmine la vocation "religieuse" de Télumée qui fait suivre cette péripétie par un épilogue méditatif qui fait noeud avec le début du roman1060 . Au moyen de rappels à l'épisode meurtrier pendant lequel Angebert fut tué par Germain, la narratrice nous orchestre la chronique d'un meurtre annoncé. De même que Germain lui enleva son père, l'ange Médard, après avoir enlevé Sonore, tentera d'assassiner Télumée. Mais alors qu'Angebert meurt, Télumée triomphera de l'ange Médard. L'issue contrastée invite à prendre en compte le statut d'héroïne: Télumée se démarque du voisinage, se vengeant de la "malemort" de son père. L'épisode de l'Ange Médard rappelle donc celui qui clôt la première partie du récit de vie. Rappelons-nous que, sur un ton apparemment neutre, la narratrice dénonçait alors la médiocreté et la lâcheté d'une communauté où l'agresssivité verbale est l'antichambre de la mort: "quelqu'un lance une parole en l'air, comme ça, et la folie frappe et elle assaille, et l'on tue et l'on se fait tuer..." (TM, 38) Restés sourds aux appels d'aide du vagabond, acceptant lâchement que le crime ait lieu, les villageois se sont rendus aussi coupables que le pauvre Germain: Le meurtre s'était déroulé sous leurs yeux, et ils n'étaient pas parvenus à l'éviter. Depuis toujours, chacun en avait connaissance au fond de lui-même: Germain devait tuer un jour ou l'autre, il était né pour ça, et cependant nul n'avait bougé lorsque les deux hommes étaient sortis de la buvette. (TM, 40) Faute d'intervention des voisins, la narratrice perdit alors son père. Marquée par cette expérience, l'enfant devenue femme adulte agira autrement cette fois-ci. Elle commence par protéger le paria de la méchanceté des autres. Un jour, à la buvette, elle prend ouvertement position pour l'"homme à la cervelle qui danse" (TM, 230), à qui l'on sert du pétrole au lieu de rhum: L'homme perdit contenance, il virait au gris et voyant cela, les gens s'esclaffaient de plus belle. J'avais commandé moi-même un litre de rhum et, comme Rose-Aimée me le portait, je le poussai sur la planche du comptoir, près de l'ange Médard, cependant qu'un filet de voix grêle et désagréable sortait de ma bouche... vous m'avez bien mal regardée, savez-vous?... et avez-vous jamais remarqué que moi aussi, j'ai la cervelle qui danse?...(TM, 231-2) 1060 cf. supra II, 3.1.2. Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 392 Il suffit que Télumée fasse allusion à ses propres périodes de défaillance et de "folie" pour que les habitués de la buvette interrompent net leurs mesquineries. Notons toutefois que Télumée, par cet acte exemplaire, n'obéit pas tant à sa propre volonté qu'à celle de Sonore attendrie par le regard indulgent de l'ange Médard. Quoiqu'avertie que "ce nègre [...] était une réserve de crimes dans le monde..." (TM, 232), Télumée n'ose "le chasser en raison de Sonore" (TM, 234). Télumée accepte que l'homme s'immisce dans son ménage, en échange de modestes travaux: Médard "coupait du bois, portait à Sonore des nèfles sauvages" (TM, 232). Pour la troisième fois, un homme arrive sur son plancher, sans qu'une relation sexuelle les lie. De cette manière, elle s'arrange un avatar de famille nucléaire, ce dont elle restait privée jusqu'alors. Or, ce ménage ne peut qu'échouer: sous prétexte que Télumée est "une charmeuse d'enfant" qui "se lève et se couche avec les esprits" (TM, 234), Médard chasse Sonore. Dans l'espace pseudo-familial, le lien maternel est corrompu par la jalousie masculine; l'intimité établie entre le pseudo-père et la fille fait vaciller la structure à laquelle croit naïvement la Lougandor. Ainsi, Télumée se voit enlevée sa dernière "chance", celle qui donnait sens à son "temps d'ancienne". À nouveau seule, Télumée maintient néanmoins son "port d'âme", d'autant plus que Médard rôde autour de sa case "[...] comme pour mieux repaître ses yeux de [s]a tristesse, de [s]on état d'abandon" (TM, 236). Assiégée par cet homme qui avait été attiré par la bonté et l'indulgence de Télumée, celle-ci se voit maintenant haïe pour son maternage excessif, son abnégation totale et sa force de roc sur lequel s'était amarré plus d'un homme ballotté. À part Amboise, les personnes qui profitent de l'amour de Télumée supportent mal qu'elle soit "une vaillante négresse". Après Élie, Médard maudit en elle son "panache" (TM, 248). Que Télumée "ne se laisse pas déplumer" (TM, 236), voilà ce qui le fait fuir dans l'alcool: Désespéré, l'ange Médard s'en fut vers la boutique et commença à boire sans interruption, jusqu'au soir, au fond de la buvette désertée par tous les habitués. (TM, 236) Médard vient lui hurler "qu'il était [s]on maître et [la] jouerait aux dés1061 " (TM, 236), signal pour Télumée de se munir d'une arme aussi dérisoire que des ciseaux, instruments d'auto-défense dont s'équipent certains hommes1062 . Alors que ses amies lui en avaient déconseillé l'achat lors des accrocs avec Élie "car cet homme-là ne vaut pas une paire de ciseaux" (TM, 169), Télumée 1061 "Jouer aux dés une femme" exprime bien le machisme en carton pâte dont s'enorgueillit l'homme caribéen. De peur d'être insultés d'"ababa", de "macoumé", de "mouquère", "mousmé" (PDP, 32), les joueurs se jurent de conquérir telle femme avant telle date pendant qu'ils "frappent le domino". 1062 Jacques André, "Tuer sa femme ou de l'ultime façon de devenir père", art.cité. Troisième ascension, troisième chute 393 se les procure maintenant. Olympe, "gênée de n'avoir rien dit pendant qu'il en était temps", proteste par pure forme: Télumée, chère femme, ne va pas salir tes mains pour une bulle d'air... Médard, moins que rien Médard, c'est moi la femme Olympe qui te le dit... (TM, 235) Le voisinage ferme lâchement les yeux sur la trame qui s'ourdit, et au lieu de secourir la femme en danger, le destin se tisse sans qu'on ne lui donne le moindre tournant. "Une belle nuit de lune blanche et bleue, poudreuse, étoilée", l'ange Médard se jette sur Télumée, un long couteau de cuisine à la main (TM, 236). Trop ivre pour réussir son coup mortel, l'ange Médard se blesse mortellement, et entrevoit instantanément, en un éclair lucide, sa propre "folie": ses yeux étaient fixés sur moi avec l'étonnement de celui qui regarde, non pas au-dehors, mais en lui-même, ce qu'il n'avait jamais soupçonné jusque-là. (TM, 237) L'assistant à mourir, Télumée guérit ce "mancenillier* empoisonné" (TM, 238) de toute sa haine maladive. Plutôt que de le livrer aux voisins en soif de vengeance, elle le berce comme un enfant et lui murmure que "les corbeaux parlent leur propre langue et nous ne la comprenons pas..." (TM, 238) 1063 La narratrice dit comprendre sa folie, et donc pardonner son acte. Témoin de cette scène miraculeuse au cours de laquelle l'agressée protège son agresseur, le voisinage la baptise "Télumée Miracle". Que signifie ce baptême collectif pour l'héroïne? En opposition aux surnoms masculins, invariablement négatifs ("Le Poursuivi définitif" pour Élie; "L'homme à la cervelle qui danse" pour Médard, "Mort qui marche" pour Raymoninque), les surnoms féminins ont valeur honorifique; ils rendent honneur à leur forte personnalité, réparant en même temps le tort qui leur a été fait. Couronnant une nouvelle période de vie1064 , le surnom correspond donc à un rituel collectif de resaisissement et de renforcement d'une conscience identitaire. Pour individuelle que soit la guérison de Médard, elle guérit les autres de leur méchanceté et consolide l'esprit collectif du voisinage. Contrairement au nom officiel1065 , le nom de voisinage n'est pas 1063 Sagesse attestée dans le folklore gnomique afro-américain: "Birds and Beasts. Yes, Sir, they talk just like we do, but 'tain't everybody can understand'em". Voir Lay my Burden Down (éd. par B.A. Botkin, Univ of Georgia Press, 1989, 22. L'inspiratrice à Pluie et Vent s'appelait "Stéphanie Priccin mais c'était Fanotte, Fanfan'ne, Diaphane, selon ses périodes de femme." (TED, "Sur les pas de Fanotte", art.cité, 15). Télumée est successivement Maman Tine et Man Tétèle. 1064 1065 Humiliant lorsqu'il est donné par le Blanc (pensons à "Béluse"= Bel Usage, esclave mâle destiné à l'accouplement), le nom n'a rien de personnel: "le nom allait aux vivants qui le rendaient le moment venu, avec Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 394 "[une] pure comédie qui laissait [Télumée] sans protection dans la vie, tel un oisillon sans bec ni plumes" (TJ, 26-7). Il est un "protègement sérieux, efficace" (TJ, 27), qui renvoie directement aux racines socio-culturelles africaines. Télumée se montre digne de "ceux des hauteurs" qui choisissaient leurs noms: "on ne les appelait pas un Tel ou Tel, on ne prenait pas l'habitude de les appeler, [...] Ils s'appelaient eux-mêmes avant qu'on les appelle"1066 . En troisième lieu, la surnomination signale l'aboutissement de la quête identitaire, l'apogée de son itinéraire d'exception. Désormais, elle sera la mère spirituelle du voisinage. Enfin, le nom confère au personnage un caractère mythique comme chez Morrison1067 : l'héroïne renverse l'ordre; elle montre qu'on peut agir sur l'histoire; son acte est inoubliable et la "mort miraculeuse" de l'Ange Médard restera greffée dans les mémoires. Paradoxalement, le nom symbolique empiète sur sa veillée mortuaire au cours de laquelle l'"on cherchait en vain le nom, le vrai nom que [ces femmes] avaient mérité de porter, sur la terre" (TM, 82). l'âme" (LMS, 45). Chez Morrison, même dénigrement du nom par le Blanc: Macon Mort ayant reçu par une "simple étourderie de plume" un prénom qui désigne son lieu d'origine et un nom pour avoir répondu que son père était mort au moment de l'enregistrement. Toujours dans La chanson de Salomon (oc, 26 et sv, 69), le fils de Macon Mort s'appelle Milkman (Laitier) pour avoir été nourri au sein jusqu'à l'âge de 10 ans. 1066 Glissant, Le Quatrième siècle, oc, 167. 1067 Josie P.Campbell, "To Sing the Song, To Tell the Tale: A Study of T.Morrison and S.Schwarz-Bart", art.cité. Le temps de la consolation 395 6.2. Le temps de la consolation.2. Le temps de la consolation 6.2.1. L'errance enracinée: l'espace choisi.2.1. L'errance enracinée: l'espace choisi Le chapitre 15 couvre ce que la protagoniste appelle "le temps de la consolation" (TM, 235); rien que cette formule annonce le caractère métis du dernier chapitre. Car il s'agit d'alléger sa peine, de se réconforter et de se rassénérer en dépit de la désolation. La dualité, inhérente à l'identité antillaise, gagne plus que jamais la narration. Tambour à deux peaux, la dernière Lougandor se propose de "parler métis", de faire "miroiter son récit", de crainte de ne laisser entendre uniquement le désespoir et la lassitude, le découragement et l'ennui. De façon désinvolte, la narratrice nous lance cette phrase qui, il me semble, traduit merveilleusement ce principe: "d'ailleurs, depuis quand la misère est-elle un conte?..." (TM, 144) Deux états d'âme se concurrencent dans l'épilogue. D'un côté, s'expriment la plénitude et la richesse de la vie ("l'éclat du faste de l'incertitude de l'homme; une sorte de panache", "moi, qui ai bien failli ravir tout le bonheur de la terre" TM, 241, 248); de l'autre, le chagrin et la résignation fataliste, l'aveu de se sentir "impuissante, déplacée, sans aucune raison d'être parmi ces arbres, ce vent, ces nuages" (TM, 244). L'ambivalence, mode de résistance, dicte non seulement une conduite en trompe-l'oeil mais imprègne l'énonciation au point que l'on décide difficilement de la nature pessimiste ou optimiste de la fin du roman1068 . "Feinteur de première" (TM, 200), la voix autobiographique noire sillonne une voie sinueuse. Télumée masque son état d'âme de peur de rebuter le lecteur blanc. Il en résulte une continuelle tension entre ce que la narratrice pense réellement et ce qu'elle se croit obligée de dire1069 . Comment en serait-il autrement puisque la première règle de survie consistait à se donner une deuxième voix? Quelques passages font entendre distinctement une note fêlée. Indignée par "l'injustice sur la terre", elle évoque en une vision hallucinatoire le marché d'esclaves et avoue que son coeur se fêle à la pensée de "l'eau trouble du mépris, de la cruauté, de la mesquinerie et de la délation" dans laquelle le Noir est maintenu (TM, 244). Il n'empêche que, tout de suite après cette méditation noirâtre, Télumée continue allègrement comme suit: La vie est vraiment, vraiment surprenante... vous avez tiré votre barque sur la grève, l'avez enlisée en plein sable et si tombe un rayon de soleil, vous ressentez de la chaleur, et si l'on pique ce vieux bout de bois sec, du sang perle, encore... (TM, 245). 1068 cf.supra I, 1.3. cf. supra, I, 1. Zora Neale Hurston fut très consciente qu'une voix larmoyante ne peut plaider la cause des Noirs et frayer la voie de libération noire; à la dimension bi-culturelle (auteure noire formée par les écoles blanches) correspond une double voix. (Lire Robert Hemenway, Introduction à Dust Tracks on a Road, Urbana: University of Illinois Press, 1990) 1069 Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 396 Par la répétition de l'adverbe (signifiant à la fois "réellement" et "sans mentir"), l'adjectif "surprenant" reçoit le sens hyperbolique de "étonnant", "remarquable", alors que le lecteur s'attend plutôt à lire que Télumée trouve la vie "sérieusement déconcertante". Un second exemple éclaire encore le "tambour à deux peaux". Télumée présente ces "trois étoiles" (Élie, Amboise et Sonore) d'abord comme une source de réjouissance: Mais pluies et vents ne sont rien si une première étoile se lève pour vous dans le ciel, et puis une seconde, une troisième, ainsi qu'il advint pour moi, qui ai bien failli ravir tout le bonheur de la terre" (TM, 241) Ensuite, comme des blessures incurables qui l'attristent démesurément: je pense à la vie du nègre et à son mystère. Nous n'avons, pour nous aider, pas davantage de traces que l'oiseau dans l'air, le poisson dans l'eau, et au beau milieu de cette incertitude nous vivons, et certains rient et d'autres chantent. J'ai cru dormir auprès d'un seul homme et il m'a villipendée, j'ai cru le nègre Amboise immortel, j'ai cru à une enfant qui m'a quittée [...]. (TM, 243) Regardons maintenant ce qui la réjouit. C'est en premier lieu la conviction d'être enfin à sa place exacte, d'avoir son jardin d'où elle peut à la fois observer la "nouvelle génération" (TJ, préface); réfléchir sur le sens de sa vie et sonder les mystères du passé. L'immobilité et la sédentarité qui se dégagent de ces pages1070 sont connotées positivement car elles indiquent la fin d'une errance. L'enracinement dans l'espace clôturé qu'est le jardin, la solitude consciemment recherchée mettent fin à la manie déambulatoire et à l'exil insulaire: J'ai essayé de vivre à Bel Navire, à Bois Rouge, à la Roncière, et nulle part je n'ai trouvé de havre. De guerre lasse, je descendis un jour à la Pointe-à-Pitre où je ne fis pas long feu non plus. (TM, 242) Après de nombreux déménagements, la Lougandor s'établit sur son morceau de terre ("Lougan" signifiant en oulof "terre"). Son lieu à elle, qu'elle s'est choisi ("The Chosen Place" du titre de Marshall 1071 ) s'appelle la Ramée. Bien sûr, le nom est loin d'être arbitraire: ce que Fond-Zombi 1070 Ainsi rêvant, le soir descend sans que je m'en aperçoive, [...], assise sur mon petit banc d'ancienne" (TM, 243-4); ainsi vont mes pensées d'ancienne, tandis que la nuit s'écoule doucement sur mes chimères, [...] Alors je me remue sur mon petit banc (TM, 245); comme je me trouvais su mon petit banc (TM, 245). Paule Marshall, The Chosen Place, The Timeless People, New York: Avon, 1969. Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Carasso, L'île de l'éternel retour, Balland, 1986. 1071 Le temps de la consolation 397 représentait pour la Reine, la Ramée le sera pour Télumée. Dernier port de salut, c'est là qu'elle "tire sa barque sur la grève, l'enlise en plein sable et où elle dépose ses rames" (TM, 247). "Perchée sur une colline", la Ramée sert de modeste trône d'où la petite-fille de Reine laisse planer son regard olympien sur le bourg qu'elle préfère à l'En-ville1072 de Pointe-à-Pitre. Comme dans le cadastre césairien1073 , le morne schwarz-bartien contraste avec la "ville plate-étalée... incapable de croître selon le suc de cette terre, rognée, réduite, en rupture de faune et de flore 1074 ." Pour Télumée, Pointe-à-Pitre est un "désert" sans "un arbre à pain, un groseillier, un citronnier", sans chants d'oiseaux (TM, 242). À l'horizontalité soumise du paysage urbain, où l'Antillais s'enlise dans la passivité, s'oppose la verticalité triomphante de la colline, d'où l'on enregistre tout ce qui se passe. Une fois de plus, Télumée est au centre de la toile et observe ce qui change dans ce microcosme de la Guadeloupe: En vérité, La Ramée n'est pas La Ramée, il y a tout l'arrière-pays dont elle est le coeur, FondZombi, Dara, Valbadiane, La Roncière, le morne La Folie, de sorte que m'installant ici, le dos tourné à la mer, je fais encore face, bien que de loin, à mes grands bois...(TM, 242) "Sa place exacte dans l'univers", c'est ce morne pour lequel elle parlera en étant la "bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, [s]a voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir" 1075 . Le roman profile on ne peut plus clairement l'étroite corrélation entre l'identité socio-ethnique et culturelle et le sentiment d'être à sa place exacte: l'identité, spatialisée, dépend du rapport harmonieux entre l'individu et son entour (au sens topographique et social). Fil rouge à travers ce dernier chapitre, la fusion entre le Moi et l'espace se métaphorise à travers l'image d'un réseau fait de cercles centrifuges: recroquevillée sur son banc dans son petit jardin, Télumée communique avec la bourgade, avec l'île, voire avec le monde entier. Quand, jeune fille, elle avait "la ferme conviction que tout pouvait changer, que rien n'avait encore eu vraiment lieu depuis le commencement du monde" (TM, 133), elle se sentait "la Guadeloupe entière". Vieille, elle rappelle la jeune mariée qui, assise sous son prunier de Chine, sentait autour d'elle des fils invisibles se tisser de case en case. Télumée est le "poteau mitan" de La Ramée: de même que ce 1072 Patrick Chamoiseau, Texaco, oc. 1073 Jean-Michel Dash, "Le Cri du Morne: La Poétique du paysage césairien et la littérature antillaise" dans Soleil éclaté... Mélanges offerts à A. Césaire..., éd par Jacqueline Leiner, Tübingen: Gunter Narr Verlag, 1984, 101-110. 1074 Césaire, Cahier, oc, 27. 1075 Césaire, oc, 22. Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 398 morne est au centre de l'arrière-pays antillais, lieu de l'errance enracinée1076 , elle est la personne la plus forte du morne, appréciée de tous: "Les gens d'ici m'aiment bien" (TM, 243). Plus qu'un décor, qu'un paysage, la Ramée rallonge les sentiments de la narratrice, l'interpelle, lui sert d'interlocutrice. Rien n'y échappe à son attention et tout lui servira à fabriquer une "histoire qui ait un sens, avec un commencement et une fin". La relation fusionnelle entre le moi et le voisinage est une constante axiologique de l'oeuvre schwarz-bartienne, sinon de toute la littérature afro-américaine. L'auteur de Sula explique "the extraordinary sense of place in [her] novels": when I wrote Sula I was interested in making the town, the community, the neighborhood, as strong as a character [...]. My tendency is to focus on neighborhoods and communities. And the community, the black community [...] was always there, only we called it the "neighborhood". And there was this life-giving, very, very strong sustenance that people got from the neighborhood 1077 . Au crépuscule de sa vie, la narratrice soutient les "enténébrés" de la Ramée comme Reine avait soutenu ceux de la Folie: "maman Miracle, tu es l'arbre contre lequel s'appuie notre hameau, et que deviendra le morne sans toi, le sais-tu?..." Du coup, cette déclaration revigore la vieille Lougandor: "alors je leur rappelle ce qu'il en est de moi, non pas un arbre, mais un vieux bout de bois sec, et je leur dis qu'elles sont tout bonnement là à m'empêcher de m'éteindre sous les feuilles1078 " (TM, 243). Le premier sens qu'il faut donner à l'enracinement est certes positif: aussi exiguë qu'elle soit, l'île est bel et bien cet espace où l'Antillaise mène à terme sa quête identitaire. Télumée a su s'accommoder de l'espace insulaire au point de la revaloriser: l'île n'est plus longuement une "terre abusée" ou "écartelée" 1079 , mais une terre reconquise, havre de paix et de sérénité. La femme-île transcende la connotation "victimaire" et affirme ce que Chamoiseau appelle cette "stratégie d'inscription dans la terre que n'a pas l'homme" 1080 . Debout dans le jardin, elle incarne Formule que j'emprunte à Glissant dans son étude de Saint-John Perse dans Pour Saint-John Perse. Etudes et Essais pour le centenaire de Saint-John Perse, Textes réunis par Pierre Pinalie, HA/Presses Universitaires Créoles, 1988. 1076 "'Intimate Things in Place'. A conversation with Toni Morrison" dans Chants of Saints. A gathering of AfroAmerican Scholarship,...., éd. par Robert Stepto, oc, 214. 1077 1078 Notons que dans ce passage, la narratrice passe d'un public indistinct ("les gens d'ici"; "ceux de La Folie") à un pluriel féminin: "elles rient, puis elles s'en vont en silence" (TM, 243). Ce glissement confirme une fois de plus l'"idéologie matrifocale" à la base de l'oeuvre. 1079 14-23. Annie Jackman, "The Symbolism of 'Woman' in the Poetry of French Caribbean Poets", BIM, 18.72, 1989, Le temps de la consolation 399 le triomphe sur l'aliénation et l'amour de l'île-berceau dans laquelle elle est prête à rentrer. Soleil levé, soleil couché 1081 , les journées glissent et le sable que soulève la brise enlisera ma barque, mais je mourrai là, comme je suis, debout, dans mon petit jardin, quelle joie!... (TM, 249) Fière de sa négritude, elle se dresse tel l'arbre Résolu, "le plus bel arbre de nos forêts, le plus solide, le plus recherché et celui qu'on abat le plus" (TM, 245); arbre vénéré par Raymoninque, cet autre nègre imbattable (PDP, 118). Sa pose de défi rappelle celle du poète du Cahier d'un retour au pays natal: Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n'est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l'audience comme la pénétrance d'une guêpe apocalyptique1082 . Cette voix et cette audience sont précisément les objectifs que Télumée espère avoir atteints à la fin de sa narration, dont la fin correspond au début, pour mieux souligner la structure en boucle, voire, la fin de la séance de conteuse. L'espoir d'avoir rompu le silence dans lequel la femme antillaise a été enfermée, d'avoir parlé pour une audience qui voudra bien recueillir son témoignage. *** 1080 Patrick Chamoiseau dans Le Soir du Mercredi 7 novembre 1992, 6. Cette formule évoque le titre Soleil cou coupé que Césaire avait emprunté à Apollinaire. Simone SchwarzBart brode aussi sur deux proverbes antillais: Soleil couché, malheur pas couché (PDP, 43) et Le soleil se lève, on ne sait pas de quel côté il se couche. 1081 1082 Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, oc, 57. Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 400 6.2.2. L'(H)histoire résolue: le peuple éternel.2.2. L'(H)histoire résolue: le peuple éternel À quoi la narratrice destine-t-elle "son temps d'ancienne" (TM, 49)? Elle s'adonne à ces "rêveries d'ancienne", terme qui évoque l'activité créatrice et artistique. Maîtrisant enfin son espace, Télumée philosophe sur le passé dans l'espoir de prendre une position "résolue" envers celui-ci. La "résolution" (TM, 34, 245) est un de ces termes schwarz-bartiens chargés d'une lourde connotation existentielle; il désigne l'aptitude à déterminer soi-même le cours de sa vie et est antonyme de cet autre mot récurrent dans le roman schwarz-bartien: l'"incertitude (humaine)" dans laquelle navigue le Noir (TM, 71, 132). Période de méditation profonde sur les eaux qu'a traversées sa barque à présent enlisée, la vieillesse est un voyage spirituel au cours duquel Télumée veut déterminer le sens de la vie et trouver la destination du nègre: je reste sur mon petit banc, perdue, les yeux ailleurs, à chercher mon temps au travers de la fumée de ma pipe, à revoir toutes les averses qui m'ont trempée et les vents qui m'ont secouée. (TM, 241) En contexte (post-)colonial, la vieillesse signifie l'évaluation des décisions et des attitudes prises à l'égard des multiples antagonismes de race et de classe1083 dans une société coloriste, comme l'illustre cet autre roman caribéen, éminemment proche d'Un plat de porc, ne fût-ce que par son décor (maison de repos) et son langage clinique, Frangipani House 1084 . La vieillesse opprime d'autant plus la colonisée qu'elle devient plus que jamais victime de la domination mâle et des préjugés socio-racistes 1085 . Tandis qu'à la page initiale1086 , la narratrice invoquait le rêve afin d'échapper à la souffrance des autres et à la sienne propre, elle se confronte maintenant délibérément avec ses déchirures. Avec réserve, certes, Télumée conclut que "les pluies et les vents" pourvoient la négresse d'un "panache spécial" (comme l'avait prétendu la Reine), qu'elles font donc partie du faste de l'homme. Selon cette philosophie, "rien ne paraît inutile ou laid" (TM, 247): Lire à ce propos l'intéressant article de Lucy Wilson, "Ageing and Ageism in Paule Marshall's Praisesong for the Widow and Beryl Gilroy's Frangipani House", Journal of Caribbean Studies, 7.1-2, 1989-90, 189-199. 1083 1084 Beryl Gilroy, Frangipani House, oc. 1085 Comme le remarque Carol R. Hagley, la vieillesse se couple aux thèmes de l'aliénation et de l'exil du sujet féminin caribéen. Chez Rhys, la protagoniste a souvent prématurément vieilli: Anna "avait vingt-huit ans, et il lui était arrivé toutes sortes de choses." (Voyage dans les ténèbres, oc, 15) (Hagley, "Ageing in the Fiction of Jean Rhys", World Literature Written in English, Vol 28, nE1, 1988, 115) 1086 cf. supra II, 3.2. Le temps de la consolation 401 Peut-être bien que toutes les souffrances, et même les piquants de la canne font partie du faste de l'homme. (TM, 243) Quel contraste avec Mariotte qui, elle, n'ose "dévider la substance du passé" de peur qu'un souvenir ne la tue (PDP, 19)! Si Télumée et Mariotte ont en commun leur âge avancé, il est patent que l'exil asilaire transforme la vieillesse en cauchemar. L'enfermement dans "le pourrissoir" est d'autant plus intolérable pour une vieille Martiniquaise qu'aux Antilles, les personnes âgées ne sont pas "mises de côté". D'où l'indignation de Mariotte qui révèle "aux chères ombres de [s]on village: Comment les Blancs d'ici jetaient leurs parents tout vifs dans la mort, ainsi que des truites au bleu ou de vénérables homards à l'américaine... Comment ils s'y prenaient, leur coupant un à un tous les ponts, jusqu'à l'hospice: tristes plongeurs de haut vol, à l'extrême pointe de la vie, poussés par les regards familiers qui interdisent de reculer d'un pouce: il faut sauter!... (PDP, 139) Contrairement à l'aïeule en famille matrifocale, Mariotte n'est plus utile à personne. Son écriture intimiste, appelée à oublier son existence insipide et à lutter contre l'évanescence identitaire lui paraît absurde: Comment me justifier d'une activité aussi grotesque? Chère voilà au moins une difficulté que vous n'aviez pas prévue, il y a douze jours, quand tu as entrepris de raconter "l'événement". (De le raconter? ou bien tout simplement de le comprendre au fil de la plume? de le voir apparaître sous le fil azuré du scalpel: vieux kyste empli de ton dernier sang?) J'ai bien songé à faire semblant d'écrire des lettres, que je ferais non moins semblant d'envoyer chaque jour, en me rendant à la bibliothèque... (PDP, 182) L'analyse "chirurgicale" de sa vie échoue, faute de "quelqu'un de bien précis", à qui elle pourrait penser "en faisant [s]es écritures... probable que cela [l]'aiderait... qu'[elle] jetterai[t], sur [elle], le regard de cette autre personne... et verrai[t] clair, peut-être!... (PDP, 187). Alors que Célie, la protagoniste de La couleur pourpre 1087 , décide d'envoyer ses lettres "au cher bon Dieu", Mariotte ne voit absolument personne à qui les destiner. Télumée, au contraire, juge sereinement les hauts et les bas de sa vie: Pour la première fois, je me mis à penser à mon existence avec Élie sans chercher à trier, garder le bon et rejeter le reste. Il n'y avait pas deux parts distinctes, elles s'étaient déroulées en une seule et même personne et c'était bien, et cela m'a réjoui d'être une femme sur la terre. (TM, 176) Ces évaluations contrastantes s'accordent à des visions contraires sur ce que peut être et Alice Walker, La couleur pourpre, trad. de l'américain par Mimmi Perrin, éd. "J'ai lu", 1984. Quoique le titre renvoie à un champ de fleurs pourpre, il me paraît évoquer aussi "the coloured people", c-à-d les gens de couleur, ce qui a autant de sens au niveau de la diégèse romanesque. 1087 Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 402 signifier la vie d'une Antillaise. D'un côté, on jubile d'avoir mené à terme un itinéraire semblable à celui de l'aïeule, d'avoir vécu une histoire qui sera rappelée par la postérité; de l'autre, on abjure toute foi dans le présent, certaine que sa vie ne compte pas dans l'histoire et qu'on disparaîtra sans laisser de traces. Tandis que Mariotte ne peut inscrire son histoire dans celle de la collectivité, Télumée se félicite d'avoir évoqué l'histoire de ses aïeules et de livrer, à celles qui viennent, le souvenir de sa vie. Le paradigme rédaction-diction répond à des motifs contraires: Un plat de porc aux bananes vertes sont les cahiers rédigés par une Antillaise aliénée, alors que Pluie et vent sur Télumée Miracle est le discours dicté d'une Antillaise qui s'assume. De fait, les crédo de l'une et l'autre Antillaise sont antonymiques. Mariotte voudrait se priver d'histoire: "vivre comme si [elle] était née dans l'asile (PDP, 19). Télumée sait encore s'attendrir sur les beaux moments de sa vie. Refoulement d'un côté, réminiscence et glorification du passé de l'autre. Mariotte crache sur une vie où elle a "perdu [s]a couleur en chemin" (PDP, 187); elle s'accuse du "crime d'être née" (PDP, 39). Rien de cette amertume chez Télumée qui affirme: Si l'on m'en donnait le pouvoir, c'est ici même, en Guadeloupe, que je choisirais de renaître, souffrir et mourir. (TM, 11) Prête à vivre une deuxième fois sa vie, avec ce même "visage sans beauté ruisselante" (TM, 116) et sur cette même "lèche de terre sans importance" (TJ, 9), Télumée ne "s'acagnarde pas dans le présent" (PDP, 19). Pareillement sans audience après le départ de Sonore, Télumée ne se décourage pas et se promet de revivifier son propre passé, d'en gloser le sens pour la "nouvelle génération" (TJ, préface). Car: Comme je me suis débattue, d'autres se débattront, et pour bien longtemps encore, les gens connaîtront même lune et même soleil, et ils regarderont les mêmes étoiles, ils y verront comme nous les yeux des défunts (TM, 248). Pas de paix et de sérénité devant la mort pour Mariotte. Ce qui l'affole est l'idée que, ayant failli à sa tâche de dépositaire des anciennes valeurs, elle ne sera rappelée de personne: Tu vois, si t'étais restée au pays, toi aussi tu déverserais ton plein de contes dans les pupilles des enfants, comme faisait Man Louise; et chacun déposerait son offrande dans le creux de ta chemise indienne; et l'on te tiendrait au courant de tout ce qui se passe, afin de te retenir à la terre... Et même si t'étais défunte aujourd'hui, à l'heure qu'il est, il se trouverait bien quelqu'un pour venir te voir au cimetière - ne serait-ce que le jour de la Toussaint. (PDP, 138) Le lien entre la vocation de conteuse et le culte des morts ressort nettement du passage: sans récit/conte à transmettre à la postérité, on risque de ne pas être commémoré, et donc, de ne pas Le temps de la consolation 403 trouver le repos éternel. Dès lors, sans narrataire, Mariotte panique devant le "grand trou blanc", la male mort que sera forcément la sienne. Par contre, Télumée n'est pas seule devant la mort. Soutenue par les gens de la Ramée, en qui elle survivra, elle peut mourir le sourire aux lèvres: Sans trop savoir pourquoi, une certaine allégresse me vient et ma propre mort m'apparaît de manière inusitée, sans confusion ni tristesse. (TM, 247) Contrairement à F.I. Case, je ne pense pas que Pluie et vent n'exprime que nihilisme1088 . Défendable dans le cas de Mariotte, ce ne peut être prétendu à propos de Télumée qui, devant le spectre de la mort, n'abdique pas la foi dans la vie et porte un regard indulgent sur son passé, évaluant positivement ses "méandres". Méditant sur sa propre vie, Télumée passe facilement à celle des autres, gens connus et inconnus. Ses pensées vont aux défunts et aux ancêtres morts sans sépulture, "à la vie du nègre et à son mystère" (TM, 243), à "la chute du nègre" et à l'"éternelle incertitude" (TM, 243). N'empêche le grandiose spectacle du cosmos, l'ordre dans la nature et la beauté de l'île, Télumée s'apitoie sur "le mystère antillais". "Troublée par la phosphorescence de certaines étoiles", Télumée contemple le ciel "dont la seule existence suffisait à apaiser [les hommes]" (TM, 173) s'il n'y avait cette "souffrance intolérable, ce déchirement constant" (TM, 217). Je cite un des passages que, personnellement, je trouve d'autant plus touchant qu'il évoque à la fin le sophisme de Montesquieu: je pense à ce qu'il en est de l'injustice sur la terre, et de nous autres en train de souffrir, de mourir silencieusement de l'esclavage après qu'il soit fini, oublié. J'essaye, j'essaye toutes les nuits, et je n'arrive pas à comprendre comment cela a pu continuer, comment cela peut durer encore, dans mon âme tourmentée, indécise, en lambeaux et qui sera notre dernière prison. Parfois mon coeur se fêle et je me demande si nous sommes des hommes, parce que, si nous étions des hommes, on ne nous aurait pas traités ainsi, peut-être. (TM, 244) 1089 En dépit du "petit morceau de science" hérité de la Reine (TM, 171), Télumée se sent sous le joug d'une tare. Descendante d'esclaves, elle n'échappe pas à la terreur du passé. La femme la plus résolue qui soit se dit hantée par ceux qui furent. Visionnaire au seuil d'un nouveau temps, elle communique avec les aïeux à qui elle se joindra bientôt: 1088 F.I. Case, "In the Grips of Misery" dans The Crisis of Identity, oc, 151. Passage réécrit dans TJ, 51: "Oui, nous avons été des hommes autrefois, des hommes au complet, comme tous ceux qui vont sous les nuages: et nous avons construit leurs usines à sucre, nous avons cultivé leurs terres et bâti leurs maisons et ils nous ont frappés, assommés... jusqu'à ce que nous ne sachions plus si nous appartenons au monde des hommes ou à celui des vents, du vide et du néant..." 1089 Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 404 j'allume ma lanterne de clair de lune et je regarde à travers les ténèbres du passé, le marché, le marché où ils se tiennent, et je soulève la lanterne pour chercher le visage de mon ancêtre, et tous les visages sont les mêmes et tous les miens, et je continue à chercher et je tourne autour d'eux jusqu'à ce qu'ils soient tous achetés, saignants, écartelés, seuls. (TM, 244) Les "rêveries d'ancienne" sont d'un ordre particulièrement troublant; scène primitive du maître et de l'esclave qui, à mesure qu'approche la mort, terrorise plus d'un Antillais. Ainsi, Papa Longoué agonise sur son lit de mort: il voyait distinctement son grand-père, un vieil esclave marqué de fers (c'était cela, c'était donc cela), et toute la tradition de la famille, la fuite dans les grands bois, le commerce des esprits, l'appel chaque jour vers là-bas, vers la forêt famélique et somptueuse, le fils et le fils du fils marchant nuit et jour dans le souvenir [...] 1090 Par le seul fait d'y faire allusion, la dernière Lougandor rachète tous ceux qui tombèrent victimes de l'esclavage; elle répare quelque peu l'injustice envers les siens par la remémoration. Si Ti Jean tue la Bête, monstre de l'esclavage, Télumée combat par des paroles, se promettant de parler pour toutes ces victimes anonymes. C'est alors que la narratrice habite un dernier nom. "Résolue", elle se résout à rompre le silence, afin de résoudre en fumée l'ancien feu qui brûle l'âme antillaise. Ceux qui laissaient si peu de traces dans les livres de l'Histoire, sont rendus éternels dans son histoire, sortis du néant historique ("The Timeless People" de Marshall 1091 ). Autrement dit, c'est au cours de sa propre veillée mortuaire que Télumée fait l'éloge de ceux qui l'ont précédée: Pluie et vent sur Télumée Miracle est un Praisesong for the Widow1092 . Quelle résolution prend-elle après ce spectacle hallucinatoire du passé esclavagiste? Je promène ma lanterne dans chaque coin d'ombre, je fais le tour de ce singulier marché, et je vois que nous avons reçu comme don du ciel d'avoir eu la tête plongée, maintenue dans l'eau trouble du mépris, de la cruauté, de la mesquinerie et de la délation. Mais je vois aussi, je vois que nous ne nous y sommes pas noyés... Nous avons lutté pour naître, et nous avons lutté pour renaître... et nous avons appelé "Résolu" le plus bel arbre de nos forêts, le plus solide, le plus recherché et celui qu'on abat le plus... (TM, 244-5) 1093 1090 Glissant, La Lézarde, oc, 187. 1091 Paule Marshall, The Chosen Place, the Timeless People, oc. Paule Marshall, Praisesong for the Widow, London: Virago Press, 1983. Traduit sous le titre Racines noires (B.Coutaz, 1988), le roman relate la croisière d'une riche veuve d'origine barbadienne dans les Caraïbes. L'événement majeur du roman, noyau de la trame romanesque, se calque sur celui de PDP: Avey Johnson vit une expérience hallucinatoire au cours de laquelle elle se trouve confrontée à sa grand-tante Cuney de Barbade qui reproche à l'émigrée newyorkaise son oubli de l'île natale. 1092 Dany Bébel-Gisler cite ce passage à côté de paroles d'intellectuels et de militants dans son essai politique Le défi culturel guadeloupéen. Devenir ce que nous sommes, oc, 102; c'est dire combien elle prise l'oeuvre littéraire en tant qu'instrument de conscientisation des Guadeloupéens. 1093 Le temps de la consolation 405 Vieux bout de bois sec, l'historienne du morne pointe un doigt accusateur vers le coupable du "mystère nègre". Sans qu'elle le nomme, elle désigne les négriers (qui lâchent leur marchandise sur "ce singulier marché") et tous ceux qui leur ont succédé pour "maintenir" l'Antillais dans "l'eau trouble du mépris". "Femme sur [s]es deux pieds", elle affronte ouvertement l'Histoire qu'elle juge responsable de son éternelle tristesse et de sa condition pitoyable. Mais dans le même temps, elle s'insurge contre l'idée que le Blanc aurait réussi à "noyer" le Noir: sa résistance est à la mesure de l'oppression dont il a été l'objet. Ayant décrypté le sens de "la vie du nègre" et "de son mystère" (TM, 243), Télumée se charge de rapporter cette sagesse essentielle, de propager une philosophie qui décolonisera les générations à venir. Sûre que "le nègre n'est pas une statue de sel que dissolvent les pluies" (TM, 248), Télumée meurt ancrée dans la Guadeloupe, symbole vivant de l'histoire gaudeloupéenne qui s'apprend de bouche à bouche. Sous des formules aussi banales que "rôle d'ancienne" ou "rêveries d'ancienne", la narratrice désigne une fonction des plus capitales dans la communauté villageoise: celle de la conteuse, mémoire vivante du peuple. Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 406 6.3. Tradition et modernité: de Stéphanie Priccin à Simone Schwarz-Bart .3. Tradition et modernité: de Stéphanie Priccin à Simone Schwarz-Bart Si j'ai accentué dans un premier temps la corrélation positive entre l'immobilité et l'achèvement de la constitution identitaire, il me faut maintenant revenir sur mes pas. Celle dont le regard surplombe le village, celle qui observe les moeurs et coutumes à partir de son socle, avoue ne plus pouvoir suivre le fil du temps: [...] une nostalgie m'étreint, ma personne m'échappe et je ne reconnais plus mon temps. On dira peut-être qu'il fut sauvage, on dira même qu'il fut maudit et on le reniera, mais comment puis-je me soucier de ce qui se dira demain, ... alors que devenue sève d'herbe folle? (TM, 248) Ces paroles d'écoeurement et d'amertume rappellent le discours préfaciel de Ti Jean L'horizon 1094 où le narrateur se sentait aussi à cheval sur deux périodes, inadapté aux "temps nouveaux". La Guadeloupe subit une véritable métamorphose socio-économique, indiquée dans l'un et l'autre roman par deux changements radicaux: la route goudronnée et les poteaux électriques. Dans TJ, les "époques anciennes, révolues, jours d'avant la lumière et la route goudronnée, d'avant les poteaux électriques qui n'ombragent rien" (TJ, 11-12) cèdent la place aux innovations qui précipitent "Fond-Zombi en plein coeur du vingtième siècle" (TJ, 16). Pour Télumée, "le monde paraissait également tombé en arrêt" (TJ, 13) jusqu'à ce que sa "récente électricité" chasse les ténèbres qui lui étaient familières, désenchantant l'île, prise d'assaut par la modernité. Dans Ti Jean, une des lectures possibles pour l'invasion de la Bête me paraît l'assaut du XXe siècle qui provoque un "cataclysme général", une "éclipse" totale (TJ, 82-83), accompagnés de scènes d'épouvante: "voitures se télescopant", "navires jetés sur le port", "cargos dans l'incendie", accidents anxieusement écoutés par les Guadeloupéens figés devant leur poste TSF (TJ, 82-83). La vache apocalyptique incarne la marche du progrès qui désenvoûte les Antilles, folklorisant le patrimoine de mythes et de contes, ruinant les vieilles traditions comme la veillée et le "tambour". Télumée est lasse parce que, comme Papa Longoué, elle est consciente que la modernité fera reculer de la tradition et la forêt, lieu de mémoire: Et papa Longoué voyait comment le pays avait profité, grandi; comment tout cela s'était transformé, il voyait qu'on ne pensait plus assez à la grande forêt, il criait, [...] mais personne ne répondait: les temps étaient clos. Il leur disait: "Il faut remonter jusqu'à la forêt". 1095 1094 cf. supra II, 1.2. 1095 Glissant, La Lézarde, oc, 87. Tradition et Modernité 407 Chacune des protagonistes schwarz-bartiennes est témoin de modifications profondes dans la société antillaise. Si Solitude a vécu l'écroulement, -temporaire il est vrai -, de l'esclavage, si la première Lougandor a vécu l'effondrement de la société de plantation, la dernière assiste à une nouvelle "ruine". Télumée se trouve en porte-à-faux dans l'univers citadin qui dissout le voisinage, désouche les "grands arbres" et tue le "chant d'oiseau": [les gens] me félicitent de ma toute récente électricité. Et puis elles parlent, elles disent la route goudronnée, les voitures automobiles qui traversent le pont de l'Autre Bord, les poteaux électriques qui se rapprochent, se dressent déjà à mi-chemin de La Roncière, en lieu et place des tamariniers sauvages et des balatas. (TM, 248) L'appauvrissement culturel qui résultera de cette modernisation, l'extinction de pratiques réputées sauvages, dépriment la narratrice pour d'autres raisons encore, toutes inextricablement liées. D'abord, les fils invisibles, tissés de case à case, se rompreront. Le voisinage disparaîtra. Ensuite, l'implantation des Prisunics, l'aménagement du réseau routier ont beau être les signes du progrès, ils tuent dans l'oeuf l'antillanité, renforçant la dépendance de la métropole, dominant l'esprit "selon des formes nouvelles, méconnues des résistances traditionnelles1096 ." Comme Marie Celat, Télumée ne supporte pas que "le supermarché [soit] la nouvelle Promenade, la Savane" 1097 ; comme Sophie Laborieux, elle pressent la ville comme une menace: "Le désert y naît sous la joie mécanique des néons et les dictatures automobiles" 1098 . À nouveau transplanté dans un monde, certes, plus confortable, mais qu'il n'a pas modelé, dans lequel les changements sont l'initiative d'autrui, et où son opinion ne compte en définitive guère, l'Antillais perd les repères identitaires et voit son imaginaire confisqué. Enfin, raison d'inquiétude majeure: le bourg n'a plus cure ni d'une conteuse, ni d'une séancière. La griotte et "docteur-feuilles" du hameau ne trouve plus d'auditoire et sa médecine traditionnelle est supplantée par la science occidentale1099 . L'électricité souffle la flamme du fanal, éteint le torche qui illumine le conteur "au mitan" du cercle. Sans doute la modernité à laquelle fait allusion Télumée renvoie-t-elle aux lendemains de 1096 Chamoiseau, Texaco, oc, 423. 1097 Glissant, La Case du commandeur, oc, 222. 1098 ibid, 396. 1099 Stéphanie Priccin s'était plainte à Simone que "les jeunes" soient "sans don, sans talent, ajoutant même qu'elle craignait de raconter aux enfants, car ils ne l'écouteraient pas et se moqueraient d'elle." (Francine Mil, "SSB et le merveilleux antillais", Flash-Antilles, nE 14, 1979, 32.) Résolu, l'arbre le plus fort de la forêt 408 la départementalisation, mode de décolonisation bien particulier pour l'ancienne colonie guadeloupéenne. Une politique assimilationniste sortirait les Antilles de l'impasse socio- économique. Département d'outre-mer, province éloignée de la France, la Guadeloupe n'échappe pas à la mainmise métropolitaine. Les fondements d'une identité sont remis en cause. Sur la ligne de partage entre une époque "départementale" et "coloniale", la narratrice doute fort que l'ancien antagonisme des classes et des races ne soit éradiqué. Dès lors, l'inadaptation de la vieille Lougandor est consciente: plus qu'une répulsion somme toute évidente d'une vieille femme vis-à-vis de l'ère moderne, elle correspond à une résistance résolue. Télumée regimbe devant le nouvel ordre qui vient une fois de plus de l'extérieur, qui piège les Antillais, victimes de décisions politiques qui leur échappent. Comme l'ancêtre Wademba, le Congre vert, Télumée se love dans son creux et meurt seule dans son coin après avoir toutefois raconté son histoire et les contes créoles à Sonore. Une dernière mise-en-abyme de la narration vient en quelque sorte sacraliser une certaine Guadeloupe, dont la lente disparition a débuté le 19 mars 1946, si bien qu'elle symbolise en même temps la fin d'une ritualisation. le soir venu, [Sonore] s'asseyait à mes genoux, toute recueillie à la lueur du fanal, tandis que je lui racontais des contes anciens, Zemba 1100 , l'oiseau et son chant, l'homme qui vivait à l'odeur, cent autres, et puis toutes ces histoires d'esclavage, de batailles sans espoir, et les victoires perdues de notre mulâtresse Solitude, que m'avait dites grand-mère, autrefois, assise à la même berceuse où je me trouvais. (TM, 227) Si besoin était, la scène confirme que Télumée est Reine renée: débitant les mêmes contes animaliers, racontant l'histoire de l'île exactement comme le fit la grand-mère pour la petite-fille. Elle laisse présumer la prévalence de la lignée utérine, la sauvegarde d'un modèle éducatif. Or, Sonore s'en va. Qu'il y ait une différence notoire quant au médium communicatif, le départ de Sonore l'annonce: la sonorité (l'oralité) cède sa place à l'inaudible écrit. La scène décrite cidessus a beau dire adieu à la conteuse, sachant son heure venue et son rôle discrédité par la "nouvelle génération", elle se calque sur celle de l'auteure devant son informatrice. Charpente de la configuration auteure-narrateur-personnage, la scène de l'enfant suspendue aux lèvres de Télumée double celle, factuelle, de Simone devant Stéphanie Priccin: la 1100 Ou Zamba, l'équivalent de Bouqui, l'hyène en Haïti (dans la République Dominicaine et en Louisiane) ou le tigre aux Antilles anglophones. En fait, il s'agit partout de cycles d'animaux, figures de "trickster": le liève africain étant devenu "Brer Rabbit" en Amérique noire et "Compè Lapin" aux Antilles françaises; l'araignée Anansi aux Antilles néerlandaises et anglophones emprunté à l'imaginaire ashanti. Notons que Bouqui a un camarade "Malice", de même que Ti Jean a un alter-ego Ananzé dont le nom rappelle le cycle d'Anansi. (Lire e.a la préface au Roman de Bouqui de Madame Suzanne Comhaire-Sylvain, oc, 7-15). Tradition et Modernité conteuse meurt, l'écrivaine prend la relève. 409 Elle se veut une "relayeuse de paroles1101 ", continuant la tradition1102 tout en la façonnant à sa guise1103 . Car il ne suffit guère d'exhumer les contes et les légendes; encore faut-il leur insuffler une nouvelle vie pour qu'ils soient les vecteurs d'une nouvelle vision identitaire. Son discours veut "tout refaire dans le nègre, et la tête et le coeur, les entrailles, et peut-être faudrait-il aussi réglementer la parole, car [...] le nègre parle et voit la lune en plein midi" (TJ, 76). 1101 Confiant, Ravines du devant-jour, oc, 1102 Interview accordée à Toumson, "Sur les pas de Fanotte", art.cité, 15: "incomprise par la jeunesse, en dehors de son temps, en dehors de cette jeunesse qui n'avait pas d'oreilles pour les vieux, [Stéphanie Priccin] voulait leur raconter son expérience. Elle organisait des soirées de contes... Ils n'y venaient pas... Je sentais qu'elle se demandait comment cela serait après elle..." 1103 Comme le préconise Wilson Harris: "making the tradition." Lire Maes-Jelinek, "'Numinous Proportions': Wilson Harris's Alternative to All 'Posts'" dans Past the Last Post, éd. par Ian Adam e.a, oc, 47-64. ConclusionConclusion Je ne suis qu'un nègre rouge qui aime la mer, j'ai reçu une solide éducation coloniale, j'ai du Hollandais en moi, du nègre, et de l'Anglais, et soit je ne suis personne, soit je suis une nation... Derek Walcott, "Le shooner Flight" dans Le royaume du fruit-étoile Si l'on veut comprendre la complexité de l'identité antillaise, il est nécessaire de se tourner vers l'Histoire. Pour les Antillais, le triple noyau du drame réside là; dans le caractère traumatisant du passé, dans la confiscation, la raturation et l'oblitération de leur histoire. L'oeuvre littéraire est d'abord, pour l'écrivain antillais, une façon de dialoguer avec son histoire, décentrée par rapport au Centre, périphérique par rapport à l'Histoire. Il s'agit en quelque sorte d'accorder l'une et l'autre version du passé, de mettre au diapason le discours de Prospéro et celui de Caliban. Lorsqu'une Antillaise décide de prendre la plume, elle réhabilite celle que l'Histoire a rendue invisible. Doublement opprimée (pour sa race et son sexe), la femme noire est littéralement un continent obscur pour l'homme qui a tout fait pour figer son identité en quelques stéréotypes qui pèsent, encore aujourd'hui, lourdement sur elle. La Doudou, la mulâtresse nymphomane, la négresse voluptueuse, la sorcière et la matador sont quelques-uns des clichés contre lesquels s'achoppe l'héroïne schwarz-bartienne. L'écriture féminine démantèle l'ordre patriarcal et colonial et pose les jalons d'une identité décolonisée. Creuset de cultures, carrefour de langues, melting-pot de races, les Antilles font émerger une littérature métissée qui appelle une multitude de paramètres. Dans "cette lèche de terre sans importance" (TJ, 9), la littérature cristallise la "totalité kaléïdoscopique" propre à l'antillanité. Plusieurs étiquettes, opératoires au Centre, ne recouvrent que partiellement le discours antillais. Aussi, le critique doit-il faire preuve d'une certaine "ex-centricité": l'échange, voire le mélange ou métissage, de plusieurs sciences humaines aident à illuminér l'antillanité du texte schwarzbartien. De l'auteur au narrateur, j'ai pu dégager le même jeu de métissage. Car le narrateur Conclusion 411 schwarz-bartien est à la fois un conteur plein de verve et un historien assoiffé de véridicité romanesque et d'exactitude historique. Il est aussi un "marqueur de paroles", oralisant l'écrit et assurant ce que Glissant appelle, "la transcendance scripturale". Porte-parole du peuple, fouilleur de l'histoire sédimentée dans la mémoire populaire, il est enfin "djobeur" de l'âme collective: rassemblant les Antillais autour de leurs mythes, sa vocation ultime est d'être thérapeute, de signifier de nouvelles voies identitaires, de faire entendre une voix authentiquement antillaise. Il assure en quelque sorte la relève du "docteur-feuilles", non au sens traditionnel du terme, mais celui qui, par la parole écrite, oeuvre pour la décolonisation collective, pour la désaliénation de son peuple. Profitant du métissage dans l'interstice paratextuel, l'auteur-narrateur nous y révèle qu'il est héritier de son personnage, que ce dernier peut donc prendre la parole avec l'autorité du premier. D'autre part, l'appareil paratextuel illustre la forte dimension intertextuelle du discours antillais. Les littératures hexagonale, afro-antillaise, afro-américaine et l'oraliture s'y entrecroisent. Dans l'incipit schwarz-bartien, temps, espace et mythe se mélangent originalement: atemporalité et obsession d'un passé esclavagiste ou précolonial, renversement du mythe insulaire, mythification de l'aïeule (africaine ou antillaise) et du marron, autant de clés de voûte qui charpentent le triple "transfert" de la traite: dépossession spatiale, temporelle et généalogique. À chaque "saison de vie", le conflit entre des instances, des valeurs, des visions de monde menace l'équilibre identitaire: père/mère; fille/mère; magie et "déraison"/raison; enseignement officiel/enseignement populaire; français/créole; homme blanc et noir/femme noire; tradition/modernité. Si "l'aliénation réside d'abord dans l'impossibilité du choix, dans l'imposition arbitraire des valeurs, et peut-être dans la notion de Valeur" (DA, 18), la restauration de l'équilibre réside dans l'apitude "à manoeuvrer, à [s]e faufiler à droite, à gauche" (TM, 92). Déchirée constamment par les dichotomies de classe, de race et de sexe, Télumée devra marronner même si elle n'a pas de bois (TM, 158). Consciente que la place que l'Autre (que ce soit l'homme blanc ou noir) fixait pour elle ne lui convient pas, l'héroïne "dichotomisée" s'efforce de "trouver sa place exacte" en jouant à la métis. Puisque "le nègre" est "vent et voile à la fois", "feinteur de première" (TM, 200), la femme antillaise doit recourir à la "démarche glissante, insinueuse et désinvolte" (TM, 139) si elle veut trouver "une manière d'accommoder la vie telle que les nègres la supportent, un peu" (TM, 51). Le maître mot est d'être "une talentueuse négresse à deux coeurs" (TM, 66), "un tambour à deux peaux" (TM, 94). Conclusion 412 La dualité synthétique, le métissage identitaire trouve son plus heureux trope dans l'oxymore. La combinaison des contraires exprimerait non tant la criante opposition entre deux termes, mais l'accommodation de leurs principes ennemis. Origines obscures, famille afamiliale, religiosité magique, rationalité superstitieuse, français créolisé, servitude résistante, féminité masculine, intimité publique, société de consommation sous-développée, tradition modernisée. L'antillanité devient art d'allier les contraires, de transgresser les couleurs (pour reprendre une formule de Toumson) de sorte qu'un nouvel ordre en résulte, qui profite bien à la nature métissée de la société antillaise. La constellation de protagonistes schwarz-bartiens a montré la difficulté d'être-antillais, d'assumer l'identité antillaise. Au-delà des différents siècles dans lesquels naissent et vivent ces femmes, au-delà des divergences au niveau des structures socio-politiques, Solitude, Télumée et Mariotte se ressemblent énormément. Elles partagent cette "souffrance intolérable, ce déchirement constant" (TM, 217) provoqués par leur différence. Même si, avec Télumée Lougandor, la résistance et la combativité, le pouvoir de transgresser les rôles assignés, deviennent une doctrine identitaire, la douleur semble le triste lot des "filles de Solitude". Aussi longtemps que la couleur reste un maléfice aux yeux de quelques-uns, le métissage restera dysphorique au lieu de connaître sa destination ultime en cette fin du XXe siècle, ère transculturelle et multiraciale: savoir-penser et savoir-faire, mode de pensée et de vie euphoriques. Conclusion 413 GlossaireGlossaire amarrer: attacher; amarre: corde pour attacher le bateau amarreuse: ouvrière agricole qui ramasse les paquets de canne et les ligote anolis: petit saurien sédentaire. Proverbe: Si l'anolis était une bonne viande, il ne traînerait pas sur les barrières. (Si zandoli té bon vyann, i pa té ké ka drivé anlè bayè.) bain démarré: pratique magique qui consiste à prendre un bain dans lequel le séancier laisse tremper des herbes afin de lever le quimbois. (démarrer: de désamarrer, délier) baume commandeur: onguent préparé avec des herbes à valeur médicinale, utilisé par le quimboiseur béké: Blanc installé aux Antilles, probablement d'après le nom d'une des premières familles françaises résidant à la Martinique, "Blanc-pays" biguine: danse antillaise, polka accompagnée de clarinette, trombone et banjo. Quant à l'étymologie, le terme serait emprunté au verbe to begin "rentré" aux Antilles via la Nouvelle Orléans bossal: esclave récalcitrant, fugitif. De l'espagnol bozal: sauvage, inculte, Noir récemment arrivé aux îles, ne parlant pas encore l'espagnol. Souvent il s'agit d'un esclave d'eau salée, qui ne s'accoutume pas à la plantation boucan: à l'origine, grill sur lequel les Caraïbes fumaient la viande; par extension la viande même; aujourd'hui: feu d'herbes, de broussailles ou de détritus mis en tas boucanier: aventurier de mauvais aloi, voleur de boeufs et de gibier dont la viande est boucanée caladja: chant de travail et/ou chant d'amour hérité de la tradition africaine où le travail agricole s'accompagne de chants à forme responsoriale canari: ustensile de cuisine, par extension son contenu. Proverbe: les vieux canaris font de bons bouillons (Vyé kannari fè bon bouyon) Glossaire 416 candomblé: cérémonie religieuse brésilienne, d'origine yorouba, où la crise de possession occupe une place centrale. Système cohérent de représentations collectives et de gestes rituels qui trouve sa forme la plus traditionnelle, la plus pure à Bahia. On distingue encore le candomblé de cabocles où les adeptes vénèrent des dieux amérindiens plutôt qu'africains et qui survit aux Antilles anglophones (Trinidad, Tobago). (cf. macumbé) câpre(sse): du latin capra, chèvre, le terme désigne une catégorie de gens de couleur, ceux qu'on appelle ensemble avec les chabins, "les mulâtres blancs" (Michel Leiris) Le terme est synonyme d'un octavon, c.-à-d. ayant un huitième de sang noir, enfant d'un quarteron (fils, fille d'un mulâtre et d'une blanche, ou d'une mulâtresse et d'un blanc) et d'un blanc. Dans PDP, le terme désigne au contraire un phénotype noir, l'enfant né(e) de l'union d'un nègre et d'une mulâtresse. carapate: ou ricin, arbuste spontané, sert à frotter les reins en cas d'accouchement difficile, à frictionner le corps en cas de grippe carême: période sèche aux Antilles, de janvier à avril, pendant laquelle on coupe la canne, opposée à l'hivernage cassia-lata: arbuste dont les feuilles s'utilisent en tisane et facilitent le fonctionnement du foie. Si la peau se dépigmente par endroits, on pile des feuilles de "cassia alata" que l'on pose en cataplasme chacha: onomatopée: bruit des grains contre le paroi de l'instrument de musique; calebasse ou récipient en métal rempli de grains ("graines l'église" ou toloman). À la différence du Maracas cubain, le chacha guadeloupéen ou "kalbass" ne possède pas de manche et se joue à bout de bras. On le retrouve dans les musiques traditionnelles de Guadeloupe et de Martinique cochon-planche, petit cochon mince opposé au cochon-bourrique cocotte: femme ou fillette de couleur attachée à une Blanche colonage: contrat par lequel le colon propriétaire fournit un lopin de terre de qualité inférieure à un Noir qui la laboure. Le produit brut se partage par tiers: un tiers pour le travailleur, deux pour le colon commandeur: contremaître dirigeant les ateliers sur l'Habitation, tâche confiée à un Blanc, ou à un esclave promu pour sa servitude exemplaire et son sens d'organisation; figure centrale dans la hiérarchie de la plantation, médiateur entre le maître et la masse servile compère: compagnon, frère (cf. Compère Lapin et Brer (Brother) Rabbit). En Haïti, le terme désigne le Noir de même rang social ("commère" pour les femmes). On dit aussi congre, congresse (TM, 139) congo: terme de mépris désignant les nègres bossales. Nègres très noirs réputés sauvages et rebelles. L'adjectif désigne aussi des plats d'origine africaine. Télumée prépare une soupe-congo. couli: originaire de l'Inde, travailleur engagé aux Antilles après l'abolition de l'esclavage; appelé malabar aux Antilles; ethnie absente dans le corpus schwarz-bartien, ainsi que les Syro-libanais Glossaire 417 coumbite: travail collectif en Haïti (construction d'une ti-case, préparation des terres) en échange des repas de la journée créole: terme polysémique. Désignait au départ le Blanc né aux îles par opposition avec le Blanc originaire de France. Ensuite, il désignait tout habitant né aux îles (qu'il soit noir ou blanc) et par extension, tout ce qui est relatif à la réalité "caribéenne": maison, musique, cuisine créole). Désigne enfin la/les langue(s) née(s) du mélange des langues européennes et des langues africaines. da: la nourrice des enfants créoles, souvent mulâtresse. En Afrique, "da" désigne également la nourrice, la soeur aînée ou la mère qui vous a porté dans son ventre dièze: à la Martinique l'expression "faire dièze signifie "faire l'important". L'expression met en valeur la modestie de la protagoniste. Ti Jean retrouve Égée "sans fard ni mode" (TM), "telle quelle, négresse sans fard ni pose, ni do ni dièze, une nature pure, qui ne masque ni la laideur ni la gloire de la paume de sa main" (TJ, 285). Chez Confiant (Ravines du devant-jour, 23, 145, 158), l'expression "être plein de gamme et de dièse" signifie "être prétentieux") dorliss: esprit de nuit qui vient visiter les femmes dans leur sommeil, homme sans tête qui passe à travers la serrure et satisfait les désirs sexuels de ses victimes, mythe inexistant à la Guadeloupe dormeuse: sorcière, jeteuse de sorts, voyante, qui travaille en transe, prophétise dans une sorte d'hypnose drill: vêtement modeste des paysans, s'oppose aux madras de vives couleurs, portés par les domestiques de la case driver: traverser l'île de part et d'autre en toute vitesse; errer, vagabonder, être drivailleur doudou: terme affectueux "ma chère"; doudouiste, c'est une certaine manière de regarder et de parler des îles eau salée: opposée à eau douce. Les esclaves nés en Afrique et transportés aux Antilles sont dits d'eau salée, ayant traversé l'Océan. Ceux nés sur les Habitations sont dits d'eau douce, réputés plus dociles que les premiers fanal: torche plantée en terre pour illuminer le conteur flibustier: par corruption du terme hollandais vry buiter, (angl. freeboter) écumeur de mer dont les plus célèbres furent les corsaires malouins (J.B. du Casse e.a.) fromager: arbre reposoir des gens-gagés, hanté d'esprits nocturnes et malfaiteurs fruit à pain: Proverbe: l'homme est un fruit à pain, quand il tombe il est foutu (Nonn sé fouyapen; lè yo tonbé yo fin chyé), très apprécié dans la cuisine créole gadédzafé: créole pour celle ou celui qui "regarde les affaires" des gens, sait en démêler le sens, voyant ou voyante (voir séancier) 418 Glossaire géreur: celui qui, en absence du planteur, dirige l'Habitation, ou qui exerce l'autorité et contrôle le travail des champs; sa présence prouve l'absentéisme des colons français, contrairement aux planteurs américains durement établis dans le Deep South griot(te): troubadour africain, conteur entouré de respect et de prestige en raison de son talent verbal et de sa connaissance du passé de la tribu, on lui prête souvent des pouvoirs curatifs et visionnaires Gros'Ka: musique traditionnelle conservée dans l'arrière-pays guadeloupéen, rythme hérité de "Guinée" et composé de trois tambours: les boula pour l'accompagnement et un marqueur qui improvise. L'authentique rythme du N'goka guadeloupéen se retrouve en Haïti. (cf. note dans PDP sur l'origine africaine) guiablesse: diablesse logeant dans les rivières ou dans la mer, succube sirène, cousine de la "Maman d'lo". "Dame Kéléman" chez Lafcadio Hearn guildive: rhum agricole de mauvaise qualité (cf. L'eau de mort guildive de Vincent Placoly) habitant: le "fait-pays", colon propriétaire d'une Habitation opposé au "petit Blanc" habitation: l'ensemble d'une propriété: maison du maître et bâtisses dépendantes (cases-nègres; sucrerie, purgerie, distillerie, chapelle, hôpital etc...) herbe de fer: herbacée spontanée, sert à traiter les ecchymoses en les massant avec de l'herbe de fer pilée, qui est ensuite mise à roussir dans une poêle contenant de l'huile herbe de satan: utilisée dans le "bain démarré" hivernage: saison humide et chaude, de pluies torrentielles mais passagères qui s'écoule environ de juillet à novembre par opposition au carême hounfor: temple vaudou avec, au milieu, le poteau-mitan houngan: prêtre vaudou, aussi "bocor"; la prêtresse étant la mambo icaque: fruit de l'icaquier, arbrisseau d'Amérique tropicale dont les fruits sont comestibles igname: plante tropicale vivace et grimpante, à gros tubercules farineux utilisés dans l'alimentation karukéra: nom caraïbe de la Guadeloupe. Quant à "La Guadeloupe", Colomb l'aurait donné d'après le couvent de Sainte Marie de Guadeloupe, située dans les montagnes de Notre-Dame-de-Guadeloupe. D'autres noms sont l'"île d'Émeraude" à cause de sa végétation luxuriante, l'"île aux mille eaux" à cause de ses multiples rivières kilibibi: sucre créole Glossaire 419 laghia: danse d'origine africaine qui mime le combat, appelée aussi damier, cf. Laghia de la mort de Zobel lambi: gros mollusque comestible, le conque (coquille rosée à spirales coniques) fut utilisé par les marrons pour appeler les esclaves à la révolte. Pensons à la statue de l'esclave révolté devant le palais présidentiel de Port-auPrince larguer: lâcher: "Dieu passera sa corde aux quatre coins de Fond-Zombi, pour le larguer du plus haut des cieux jusqu'au fin fond de l'océan..." (TM, 162) léroz: en Haïti, le "léroz-congo" fut dansé par les "sociétés secrètes" qui invoquaient les dieux; il arriva vers 1720 en Guadeloupe par un culte dit "Don Pedro" et s'amalgama au quadrille, d'où "le léroz au commandant", personnage qui indique les figures (le salut; le moulinet des dames). Le léroz est intimement lié au rythme des cérémonies (fêtes patronales, Carnaval) et s'oppose à la catégorie des chants/danses de travail loa: esprit vaudou, possédant des connaissances supérieures et étant renseignés sur le monde surnaturel; il peut être protecteur (et avertir ses serviteurs des sorts) ou persécuteur. Le houngan et la mambo, à force de prières et d'invocations, les questionnent et conjurent le sort. lolo: petite boutique offrant les produits les plus courants en les détaillant au maximun macoumé: déformation de "ma commère": homme efféminé (cf. ababa) macumbé: religion syncrétique née à Rio de Janeiro d'une fusion entre différentes 'nations' africaines, à influences amérindienne, catholique, spirituelle (cf. candomblé) madras: coiffe formée à l'aide de l'étoffe appelée madras: à gros carraux et dont le nombre et la disposition des noeuds signifie tantôt "mariée, libre, fiancée..."; bel exemple de discours identitaire vestimentaire! mal des mâchoires: tétanos ombilical souvent donné par la sage-femme pour tuer le nouveau-né maman dlo: sirène de grands fonds, le lamantin africain ou caraïbe qui pullulait dans les marécages, les estuaires des rivières et les eaux calmes du littoral des îles mancenillier: de l'esp. manzana, diminutif de "pomme" à cause des fruits que porte "l'arbre-poison" ou "arbre de mort" dont le suc est vénéneux manchot: esclave mutilé du bras; amputation tellement fréquente que le mot désigne cette catégorie d'esclaves infirmes mangouste: petit mammifère carnivore, introduit pour détruire les serpents qui sévissaient en Martinique manicou: rongeur, rat des champs chassé pour sa chair tendre, base de la fameuse "fricassée de 420 Glossaire manicou"manmaille: terme générique désignant plusieurs individus; manioc: la farine de manioc constitua la base de nourriture des esclaves; son jus était un poison mortel marron: de l'esp. cimarron: singe sauvage vivant dans les bois, l'esclave fugitif ou coureur de bois (angl. runaway) matador: la négresse autoritaire, despotique (synonyme de matrone), forte et vaillante mazurka: polka créolisée très en vogue au XVIII ième siècle milan: le cancan, les commérages mitan: littéralement au mi-temps, au sein de (la confrérie des Déplacés) morne: petite colline au milieu d'une plaine d'érosion; par extension: cases regroupées, formant un village morphrasé: ou morfoisé, homme changé sous l'effet d'un esprit de mort, et qui délaisse la forme humaine cf. dorliss, zoucougnan; personne ayant obtenu le pouvoir de se transformer, de se dépouiller de leur enveloppe charnelle moudongue: les Moudingues ou Mandingues étaient craints pour leur caractère insoumis; le terme désigne l'Africain sauvage, le chef marron négrier: adj. qual. pour tout ce qui touche au commerce des esclaves: navire, port, ville, comptoir, marchand négriers ñañiguismo: religion populaire cubaine, panthéiste et abstraite, sorte de franc-maçonnerie, née au début du XIX ième siècle à La Havane nèg'épave: qui ne s'accoutume pas à l'univers des plantations, cf. bossale octavon: né d'un Blanc et d'une quarteronne (ayant un huitième de sang noir) ou d'une Blanche et d'un quarteron, selon la typologie délirante de Moreau de Saint-Méry (108 combinaisons possibles selon le dosage de sang noir ou blanc). On distingue ainsi e.a le "sacatra", le "marabou", le "griffe" et le "mamelouque" paoca: "feuille magique" qu'on laisse macérer dans les bains démarrés, a des propriétés vermifuges peau chapée: peau plus claire que les parents de la personne, du verbe "échapper" à la couleur, "éclaircir l'épiderme" (cf. limpar o sangue) pitt: l'arène du combat du coq plaçage: mode d'union courant parmi les paysans, mariage coutumier qui n'exclut pas, en Haïti, la polygamie: Glossaire 421 l'homme peut placer plusieurs femmes, la plus importante étant la femme-case, les co-épouses occupant des cases parfois éloignées poteau mitan: pilier central au pied duquel l'on pose les offrandes aux loa, l'on dessine des vévé dans le sanctuaire vaudou quatre piquets: supplice qui consiste à attacher les membres aux piquets placés dans le sol pour fouetter le corps quimbois: sorcellerie, désigne l'ensemble de manipulations magiques, d'empoisonnements et d'envoûtements (voir séancier, guiablesse, gadédzafé); le fait d'avoir un "esprit sur soi", et de souffrir une maladie qui est l'effet d'un sortilège quimboiseur: le sorcier qui peut à la fois jeter le sort (magie noire) et le lever (magie blanche). Dans ce cas, il est alors le guérisseur qui sait révéler l'esprit du mort qui hante le malade, connaît les sacrifices, filtres et rituels à accomplir pour que cesse l'envoûtement roucou: matière rouge avec laquelle les Caraïbes s'enduisaient la peau, une des cultures secondaires à la Guadeloupe du XIXe siècle santerìa: religion populaire cubaine d'origine yorouba, résultat d'un processus acculturatif, religion inter-ethnique qui survit comme résistance contre l'oppression sapotille: petit fruit à la peau brunâtre séancier: le médecin traditionnel qui guérit en pratiquant la magie blanche (opposé au quimboiseur qui pratiquerait la magie noire, visant à nuire à autrui). À Cuba: la brujería (la sorcellerie destinée à semer le mal) doit être combattue par la sentería semen-contra: herbe cultivée près des maisons, connue pour ses propriétés vermifuges; on l'utilise en tisane légèrement salée sene: arbrisseau spontané. Contre les inflammations internes serbi: sorte de torche, jeu de serbi: jeu de dés sillac: idiophone confectionné à partir de trois noeuds de bambou, le noeud du centre est strié de rainures en vis-àvis à l'aide de deux ustensiles qui se rapprochent de la fourchette de table ou le peigne afro. Le musicien raclera les parties rainurées après avoir placé une extrémité contre un mur par exemple et l'autre extrémité reposera sur son ventre son: genre musical cubain, d'origine africaine, combinant son largo (récitatif initial) et son montuno (forme responsoriale), très en vogue à partir des années 1920 422 Glossaire soucougnan: sorcier qui aurait la faculté de se dépouiller de sa peau, vampire volant (aussi loup-garous); subst. soucougnantise: sorcellerie sous-le-vent: opposé "au vent". La côte au vent est battue par les vents constants alors que la côte "sous-le-vent" en est abritée. Capesterre p.e. se trouve sur la Côte au vent, pluvieuse; Basse-Terre sur la Côte sous-le-vent. En anglais: "Leeward" vs "Windwards Islands". En fait, il s'agit d'un critère climatologique inopérant: toutes les îles de l'arc caraïbe étant exposées à l'alizé. Le relief par contre permet d'opposer dans l'archipel caraïbe les îles calcaires et basses aux îles montagneuses et volcaniques. Les Antilles françaises sont dites les Isles du Vent tafia: eau-de-vie-guildive, rhum de mauvaise qualité obtenue après un premier filtrage ti-bande: enfants employés aux menus travaux des champs, par extension: groupe de négrillons ti-bois: d'origine probablement éwé: musique paysanne qui accompagne les figures du bel-air et de la biguine, de la mazurka et du quadrille tonneau clous: réfère au fait qu'aux débuts de la colonisation, les victuailles furent gardées et transportées dans d'énormes barriques fermées au moyen de clous tray: plateau de marchande porté sur la tête (cf. Lafcadio Hearn, "Les Marchandes") vaillante négresse: au temps des ateliers, on distinguait les "nègres de hache" des "nègres à talent". Les premiers, "hommes de Guinée" habitués aux gros travaux de déboisement et de défrichement; les seconds, "nègres vaillants" destinés à des tâches moins pénibles (tonneliers, cabrouetiers, forgerons, charpentiers). Le terme a valeur morale ici vésou: jus de la canne à sucre mis à fermenter vaudou: religion syncrétique en Haïti, d'origine africaine. Le panthéon amalgame saints catholiques et divinités bantou, fon et yoruba. Voir Shango (Trinidad) et Kumuna (Jamaïque), Macoumba (Brésil) et Santería vonvon: sorte de bourdon, onomatopée voum-tac: flûte de bambou; instrument très important aux Antilles; il existe de nombreux types: flûte à bec, flûte de pan; flûte nasale, flûte à encoche, flûte traversière, et 'la flûte antillaise' qui tire certainement son origine de la flûte traversière Zambo: désigne un homme de couleur entre le Câpre et le Négre (PDP, 127); Zamba est aussi un personnageanimal dans L'enfant des passages d'Ina Césaire, notamment l'hyène, correspondant au lion et au tigre dans les autres Antilles et à Bouqui en Haïti zombi: mort-vivant, esprit maléfique ayant le pouvoir de prendre l'apparence de n'importe quel être vivant. Le zombi haïtien est le mort ressuscité qui se venge de sa mort Glossaire 423 zoreille: étymologie contestée: les Noirs désigneraient les Blancs par ce terme parce que, afin de mieux comprendre les esclaves, ils auraient mis la main à l'oreille. Selon d'autres, les oreilles rougies par le soleil seraient à l'origine de ce mot IndexIndex BibliographieBibliographie sauf indication, le lieu d'édition est Paris; Seuil: Sl; Gallimard: GA; Harmattan: HA; Éd. Caribéennes: CA; Présence Africaine: PA Aperçu: 1. Oeuvre des Schwarz-Bart 2. Sur DDJ, PDP, LMS 3. Sur TM, TJ, Ton beau capitaine 4. Littérature caribéenne 5. Littérature afro-américaine 6. Littérature africaine 7. Littérature française 8. Sur la littérature et les auteurs caribéens, afro-américains et africains Index 9. Sur la réalité historique, socio-économique et culture de "l'univers des Plantations" 10. Critique littéraire, autres essais consultés 437 Bibliographie 1 438 1. Oeuvre des Schwarz-Bart SCHWARZ-BART, André, Le Dernier des Justes, Sl, 1958, Coll. "Points" SCHWARZ-BART, André, De laatste der rechtvaardigen, Aartselaar: Bruna, 1985 SCHWARZ-BART, André et Simone, Un plat de porc aux bananes vertes, Sl, 1967 SCHWARZ-BART, André et Simone, Varkensvlees met groene banaan, trad. par C.P. Heering-Moorman, Utrecht/Antwerpen: Bruna, 1968; Een schotel varkensvlees. Logboek van een Antiliaanse vrouw, Amsterdam: In de Knipscheer, 1993, "Globe Pockets" SCHWARZ-BART, André, La mulâtresse Solitude, Sl, 1972 et Coll. "Points" SCHWARZ-BART, André, A Woman Named Solitude, trad. par Ralph Manheim, Berkeley/California: D.S. Ellis, 1985 SCHWARZ-BART, Simone, Pluie et vent sur Télumée Miracle, Sl/roman, 1972 et Coll. "Points" SCHWARZ-BART, Simone, The Bridge of Beyond, trad. par Barbara Bray, New York: Atheneum, 1974; London/Kingston: Heinemann Publishers, 1986 SCHWARZ-BART, Simone, Wind en Zeil, trad. par Edith Klapwijk, Haarlem: In de Knipscheer, 1986 SCHWARZ-BART, Simone, Ti Jean L'horizon, Sl, 1979, Coll. "Points" SCHWARZ-BART, Simone, Between Two Worlds, trad. par Barbara Bray, New York: Harper and Row, 1981 SCHWARZ-BART, Simone, Horizont, trad. par Betty Henes, Haarlem: In de Knipscheer, 1983 SCHWARZ-BART, Simone, Ton beau capitaine, Sl, 1987 SCHWARZ-BART, Simone, Your Handsome Captain, trad. par Jessica Harris et Catherine Temerson, Callaloo, 12.1, 1989, 531-543 SCHWARZ-BART, "Au fond des casserolles", Autrement: Espoirs et Déchirements de l'âme créole, nE 41, 1989, 174-177 SCHWARZ-BART Simone et André, Hommage à la femme noire, Éd. Consulaires, 6 tomes, 1989 Bibliographie 2 439 2. Sur DDJ, PDP, LMS BLOCH-MICHEL, Jean, "Moments littéraires: DDJ d'ASB", La gazette de Lausanne, samedi/dimanche 21/22 novembre 1959 BRUNER, Charlotte H, "A Caribbean madness. 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