Chanson contestataire dans le monde arabe : Emel Mathlouthi, la

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Chanson contestataire dans le monde arabe : Emel Mathlouthi, la
Chanson contestataire dans le monde arabe :
Emel Mathlouthi, la voix de la révolution de jasmin.
Karine Daviet
Le printemps arabe est un mouvement de libération initié par des
populations oppressées par un régime politique fort, dans le monde arabe. Né en
Tunisie en décembre 2010, il se poursuit encore aujourd’hui, en Syrie notamment. Ce
mouvement étant issu de contestations populaires, il serait intéressant de
comprendre quel rôle ont tenu les artistes de ces pays durant la révolution, de ses
prémisses à la mise en place de nouveaux régimes. Ont-ils exprimé ouvertement leur
désaccord vis-à-vis du pouvoir en place, contribuant ainsi à faire éclater le
mécontentement de populations opprimées ? Se sont-ils fait la voix de leurs
concitoyens ou au contraire sont-ils restés le fait d’un phénomène marginal ?
Nous nous intéresserons en particulier au domaine de la musique, et aux
chanteurs. Ceux-ci ont en effet toujours eu une place particulière dans la musique
populaire, la chanson étant le moyen le plus direct pour un homme d’exprimer ses
préoccupations, des plus quotidiennes aux plus universelles. Ecrites par et pour le
peuple, les chansons ont toujours tenu un rapport singulier vis-à-vis de ceux à qui elles
s’adressent. Ceci est particulièrement vrai dès qu’il s’agit de chanson engagée. Le
chanteur, si ses revendications coïncident avec celles de son public, devient alors un
symbole, un guide. Il est la voix de la foule. Il semblerait qu’il s’agisse alors d’une
reconnaissance mutuelle entre l’individu et le peuple, l’artiste gagnant sa légitimité car
ce peuple accepte d’exprimer à travers lui ses doutes, son indignation. Aux Etats-Unis, le
courant des « protest songs » ou chansons contestataires a été particulièrement
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important à la fin des années 601. L’opposition de la jeunesse face à la guerre du Vietnam
a été largement exprimée par Bob Dylan, mais aussi et surtout par Joan Baez. Dans le
monde arabe et particulièrement en Algérie où il est né dans les années 30, le Raï est un
genre de musique contestataire issu des milieux populaires et défavorisés. Il est
intéressant de remarquer que, bien que distants dans l’espace et dans le temps, ces deux
genres musicaux sont apparentés à la musique folk. Elle suppose en effet des moyens
musicaux simples et est par essence jouée en acoustique, ce qui la rend praticable par un
grand nombre. L’apparition de la radio a bien sûr joué un grand rôle dans la diffusion de
ces chansons car elle a donné aux artistes une audience plus large et a ainsi permis
d’unifier certains mouvements contestataires.
En ce qui concerne le printemps arabe, on a beaucoup parlé du rôle des réseaux
sociaux2. Il est clair que la toile, moyen de communication par excellence en ce début de
XXIe siècle, a permis de donner une grande ampleur à un mouvement au départ
cantonné à la Tunisie. Sachant que les chanteurs d’aujourd’hui utilisent internet pour
faire connaître leur musique, leur voix a nécessairement été reliée via les réseaux
sociaux.
Emel Mathlouthi est une jeune chanteuse tunisienne. Pendant la révolution, on la
retrouve chantant son indignation sur les barricades. Elle est de la génération de ceux
qui se sont révoltés, ceux-ci s’identifient donc fortement à elle. Née à Tunis en 1982, elle
y grandit jusqu’à ses vingt-cinq ans, âge auquel elle décide de s’installer à Paris. En effet,
même si elle peut chanter en Tunisie, elle est victime d’intimidations et choisit donc
Paris pour développer son projet musical. Ses textes, qu’elle commence à écrire en 2005,
expriment le désir de démocratie et sont un hymne à la liberté d’expression. Elle veut le
respect des droits de l’homme, dans le monde arabe comme ailleurs, et met en musique
le poète palestinien Mahmoud Darwich3. Emel a toujours été engagée, en musique et
dans sa vie. C’est ainsi qu’étudiante, elle fonde un groupe de métal pour défendre la
liberté d’expression et sensibilise les autres étudiants aux injustices dont ils sont
1
Voir par exemple: Joan Baez et Mimi Farina- Bread and Roses; Creedence Clearwater Revival-Fortunate
Son (1969); Tom Paxton- Lyndon Johnson told the nation, Sam Cooke – A change is gonna come 1965.
A ce sujet, voir: "Etude de cas: Les médias sociaux et le printemps arabe", Forum sur l'efficacité du
développement des OSC, Janvier 2012.
2
3
Voir l'un de ses plus célèbres recueils de Poésie: Ne t'excuse pas, Arles, Sindbad /Actes Sud, 2006.
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victimes. Son combat est donc bien antérieur aux débuts de la révolution de jasmin, et
elle devient rapidement un emblème de la résistance face à l’oppression. Sa chanson
« Kelmti Horra », ce qui signifie en arabe « Ma parole est libre », devient dès 2008 un
hymne informel pour tous les Tunisiens avides de liberté4. Internet est bien entendu le
média idéal pour la diffusion de ses chansons et de ses idées, et devient pour tous les
artistes opposés à de Ben Ali un puissant moyen de contre-culture. En effet, même si le
régime veut donner une image de tolérance, il est clair que certains textes sont difficiles
à avaler pour celui que la chanteuse nomme « tyran »5. En 2012 sort enfin un premier
album intitulé « Kelmti Horra » et qui compile des chansons écrites entre 2005 et 2011.
On y perçoit des influences très diverses : cet opus est bien entendu imprégné de
musique arabe traditionnelle, notamment à travers l’utilisation des percussions et des
cordes, mais on perçoit aussi un apport important de la scène électro et trip-hop, de la
musique folk et classique. Ce mélange constitue la véritable personnalité musicale de la
chanteuse, et fait d’elle une artiste résolument ancrée dans son temps. Elle se détache
ainsi du format efficace mais usé du chanteur à la guitare, si courant dans le monde de la
chanson contestataire. Curieuse de tout, Emel Mathlouthi se veut ouverte à toutes les
cultures, et donne une image nouvelle de la Tunisie, jeune, libre, tolérante. Durant la
révolution, elle soutiendra les manifestants en chantant parmi eux. Sa voix s’élève au
milieu des cris et des slogans, illustration sonore de La Liberté guidant le peuple.
Déterminée, puissante, mais aussi tout en finesse et en modulations, c’est elle qui nous
transporte et porte au plus haut cet indéracinable besoin de liberté, besoin humain,
intemporel. La chanteuse se veut utile aux autres et elle y parvient amplement. Au-delà
de la Tunisie, elle incarne l’espoir d’une vie meilleure et un combat toujours vivant.
Comme elle le dit, il y a encore beaucoup de choses à faire. Mais il ne fait aucun doute
que son travail n’a pas été vain, et malgré la crise politique que traverse actuellement
son pays, l’éveil des consciences auquel elle a contribué est un acquis incontestable.
Les chansons sont-elles le vecteur privilégié des révolutions ? Si elles ne les font
entièrement, du moins y contribuent-elles et nous permettent encore aujourd’hui d’en
retrouver le parfum. Que l’on pense seulement à La Marseillaise, qui avant d’être
l’hymne national français, a donné bien du courage aux révolutionnaires d’hexagone
4
Voir le lien suivant: http://www.youtube.com/watch?v=PdYUZidsdYw
5
http://www.youtube.com/watch?v=0eVhu5RxEDs
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depuis 1792, ou à Bella Ciao, liée à la lutte antifasciste des révolutionnaires italiens dans
les années 1950. Incontestablement, Emel Mathouthi, avec son titre Kelmti Horra, est de
cette trempe. Elle insuffle une nouvelle pertinence à la chanson engagée, genre éculé et
trop souvent décrédibilisé par la récupération commerciale qu’en fait l’industrie
musicale. Authentique, vraie, Emel est la preuve qu’un être humain, s’il s’exprime, s’il
s’engage, peut faire évoluer le monde qui l’entoure. Oui, décidément, l’art est utile à la
société.
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