Le Clos aux Demoiselles (à Saint Victor de Buthon) Messieurs, si

Transcription

Le Clos aux Demoiselles (à Saint Victor de Buthon) Messieurs, si
Le Clos aux Demoiselles
(à Saint Victor de Buthon)
Messieurs, si vous passez sur la route qui part de Saint Victor de Buthon vers La
Loupe, vous trouverez, au pied de la Butte Malitourne, le hameau qui porte le
nom d’un ancien pré entouré de haies : le « Clos des Demoiselles ».
Ne songez pas à vous arrêter, ce lieu n’est pas pour vous !
Prenez-le comme un conseil et n’allez pas vous plaindre si votre témérité
convoque le malheur sur vous !
Je me souviens de la légende que me raconta ma grand-mère, un jour d’été de
mon enfance. Oui, c’est cela, nous étions à la saison des cerises.
Nous étions justement parties en cueillir elle et moi dans le verger qui jouxte le
Clos aux Demoiselles.
- Sais-tu, petite, pourquoi la parcelle à côté de notre verger porte ce joli nom
de Clos aux Demoiselles ?
Nous nous installâmes sur le drap apporté pour la cueillette, et ma grand-mère
me dévoila la légende.
- Autrefois tu sais, les jeunes filles devaient partir bien tôt de leur famille.
Les unes pour aller travailler chez un maître, dans une ferme, les autres
parce qu’elles étaient mariées sans attendre d’avoir trop d’âge.
Et souvent elles ne revenaient guère chez leurs parents qu’à de très rares
occasions par la suite : au mieux pour le mariage d’un cadet, ou le décès
d’un parent.
- C’était quand ça grand-mère ?
- Oh, il y a sans doute des générations de femmes.
Mais laisse-moi continuer.
La légende raconte que deux cousines, qui s’aimaient beaucoup et ne se
quittaient pas depuis l’enfance dans la même ferme se sentirent désespérées
quand les parents de l’aînée des deux lui annoncèrent qu’à l’embauche
d’été elle partirait travailler dans une ferme chez des cousins près de
Nogent. A l’époque, à l’autre bout du monde !
LE CLOS DES DEMOISELLES – PAGE 1
La louée d’été se faisait au lendemain de la Saint Jean d’été, tout comme
les fiançailles autour des feux qu’on allumait alors dans tous les villages
pour faire danser autour filles et garçons.
Ce jour-là, les deux cousines se réfugièrent dans ce pré clos et se
racontèrent leurs aventures de petites filles, leurs rêves de jeunes filles, les
bons moments de leur enfance trop courte, se promettant de ne jamais
oublier leur affection mutuelle.
Pour ne pas oublier les serments de leurs jeunes vies, elles ensemencèrent
au plus profond d’elles tous ces souvenirs pour qu’ils leur soient des oasis
lumineuses et secourables quand les jours à venir seraient gris et solitaires.
Elles se promirent aussi de tout faire pour se retrouver au moins une fois
par an, à la Saint Jean d’été, toute leur vie.
Ainsi firent-elles malgré les difficultés de leurs existences.
- La Saint Jean c’était comme la fête de la musique aujourd’hui ?
- Ne m’interromps pas tout le temps ! La Saint Jean, c’était une fête, mais
pour de sérieux entre les amoureux.
Enfin, une fête, oui, c’en était une, mais plus pour les garçons que pour les
filles qui devaient partir !
Quand l’aînée des cousines fut partie, les jeunes sœurs eurent beaucoup de
mal à sécher ses larmes et demandèrent à celle qui était restée, où elles
s’étaient cachées durant toute la journée de la Saint Jean. Elle le leur
raconta, en leur enjoignant de bien garder le secret.
Quand, son tour fut venu de quitter la maison familiale, la plus jeune des
deux cousines réunit toutes ses sœurs pour leur confier ses conseils, ses
souvenirs et plein d’autres secrets que les filles ont entre elles.
Depuis lors, la tradition se perpétua chez les filles du village.
Parfois, l’une d’elles revenait avant de changer de patrons, ou de se marier
au village.
Alors, à la Saint Jean suivante elle venait raconter sa vie d’ailleurs aux
autres jeunes filles, leur apprendre à se méfier des patrons et de leurs fils,
de ne pas se laisser trop dominer par les patronnes, …et mille autres
conseils qui leur seraient bien utiles pour leur vie à venir.
On dit qu’elles leur confiaient aussi d’autres secrets, mais ça je ne peux pas
t’en parler.
LE CLOS DES DEMOISELLES – PAGE 2
C’est pour ça qu’on dit que les filles de St Victor sont plus libres et plus
difficiles à maîtriser que les autres : elles sont mieux averties de la vie !
Et s’il advenait qu’un garçon, venu seul ou avec des amis pour espionner la
rencontre secrète des jeunes filles du village ce jour-là, leur tombe entre les
mains…il passait un bien mauvais quart d’heure, tu peux m’en croire !
Elles avaient des guetteuses chargées de protéger le Clos de toute intrusion.
- Alors c’est pour ça qu’on l’appelle le Clos aux Demoiselles ?
- Oui, …parce que s’y réunissaient les jeunes filles, les demoiselles…. Mais
pas seulement…
- Ah bon ? Raconte !
- Hé bien, si tu fais bien attention en passant par là, tu verras sans doute voler
des demoiselles.
- Voler des « demoiselles » ?
- Oui, c’est le nom que l’on donne aussi aux libellules. Et tu sais que les
libellules ne sont pas seulement des insectes des bords des eaux.
Autrefois c’étaient des elfes qui étaient soit très gentilles et protectrices,
soit un peu méchantes.
Je crois bien que les demoiselles qui volent dans ce Clos sont de bonnes
fées pour les jeunes filles …et des carnassières dangereuses pour les
garçons !
- Mais la légende raconte encore que ces Demoiselles sont l’image éphémère,
le temps de la Saint Jean, des âmes des jeunes filles qui ont dû quitter leurs
parents et leur village… Quand elles ne peuvent pas être là à la date
rituelle, leurs âmes viennent ainsi rendre visite à leurs amies réunies.
Des âmes de jeunes filles c’est insaisissable, comme les libellules, elles
sont extrêmement sensibles à la moindre saute d’air, au tressaillement d’un
rai de soleil.
As-tu remarqué comme elles sont resplendissantes dans la lumière, comme
leurs couleurs sont irisées comme irréelles ?
Forcément des âmes cela flotte entre deux mondes.
Elles sont comme des apparitions : elles viennent nous révéler à la fois
toute la beauté et la cruauté du monde.
Quand tu en verras une, regarde bien ses yeux énormes : en eux tu
LE CLOS DES DEMOISELLES – PAGE 3
apercevras toute la profondeur de la vie qu’elle porte en elle.
Mais tu auras sans doute du mal à suivre son vol, si vif, si saccadé,
changeant si soudainement de direction… des âmes de jeunes filles, depuis
tant de générations, c’est à la fois fragile et merveilleux.
Par contre, les garçons ont intérêt à ne pas trop tenter de fixer ces yeux au
regard démultiplié, il pourrait bien, comme celui du basilic des anciens, leur
jeter un sort mortel…ou pire !
- Dis donc, grand-mère, je ne savais pas que les garçons, finalement, c’est
bien fragile, ni que les libellules détenaient un tel pouvoir.
Je les observerai autrement désormais.
- Observe-les, et écoute-les secrètement, ressens leur présence profonde,
admire leur vol, entends leurs pleurs loin des êtres chers, et toi aussi, faistoi la promesse de ne jamais oublier tes amies, tes sœurs et toutes les joies
de vos enfances, de vos jeux et de vos secrets partagés !
Françoise Trubert
LE CLOS DES DEMOISELLES – PAGE 4