LE CHANT LITURGIQUE

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LE CHANT LITURGIQUE
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Le Chant liturgique orthodoxe
Par le père Guy FONTAINE
A l’aube du 2e millénaire, le Grand Prince Vladimir
de Kiev voulut unifier son peuple en lui donnant
une même religion. Il envoie donc ses émissaires
de par le monde. A Constantinople, les envoyés de
Vladimir pénétrèrent dans la cathédrale SainteSophie au moment de la divine liturgie; ils sont
émerveillés par la beauté des chants et l’élévation
spirituelle qui s’en dégageait. De retour à Kiev, ils
déclarèrent au Prince: « Nous ne savions plus si
nous étions au ciel ou sur la terre. Car il n’y a pas
sur terre un tel spectacle, ni une telle beauté, et
nous sommes incapables de l’exprimer. Nous
savons seulement que c’est là que Dieu demeure
avec les hommes, et que leur culte dépasse ceux
de tous les pays. Cette beauté, nous ne pouvons
l’oublier, et nous savons qu’il nous sera désormais
impossible de vivre en Russie d’une manière
différente ». Vladimir, convaincu que cette gloire
manifestée dans la liturgie ne pouvait être que le
resplendissement de la Vérité, se décida donc à
devenir chrétien. Et c’est ainsi que la Russie est
devenue orthodoxe.
On comprend que les Russes et les orthodoxes en
général aiment à raconter cette histoire. Il est vrai
que le caractère céleste de la liturgie byzantine
touche l’âme de celui qui a soif de vie spirituelle.
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De même que l’icône représente un monde
transfiguré par Dieu, de même la beauté du chant
liturgique n’est pas de ce monde: elle porte en elle
le reflet du ciel, la nostalgie du paradis perdu, la
joie ineffable de ceux qui ont goûté aux
consolations célestes.
Le parallélisme entre le chant et l’icône ne s’arrête
pas là. Tous deux ont leurs règles et une
inspiration qui trouve ses fondements dans la
Tradition. Le chant liturgique exprime la piété et
non la virtuosité et se réfère à la Tradition plutôt
que de privilégier l’inventivité.
Ce sont des hymnes qui se sont transmis
oralement. L’écriture existe depuis 10e siècle avec
plusieurs systèmes de notation. La musique a été
écrite avec des caractères grecs, des accents, des
signes qui indiquent les mouvements de voix,
parfois les hauteurs ou les longueurs des sons.
C’est une musique religieuse. Elle est vocale (les
Pères disaient que la gorge est le meilleur
instrument pour glorifier Dieu) elle est modale (se
déclinant sur 8 tons et pas seulement sur les
modes majeur ou mineur) la musique russe est
polyphonique,
la
musique
byzantine
monophasique.
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Dans les églises orthodoxes, on chante donc a
capella. Les Hébreux avaient deux formes de
musique : instrumentale (c’était la musique du
Temple) et vocale. Les disciples de Jésus auraient
choisi la seconde. Une manière peut-être aussi de
se démarquer fondamentalement de la musique
profane.
Les Ethiopiens, qui se disent descendants des
amours du Roi Salomon et de la Reine de Saba,
accompagnent leurs chants du tambour et de la
cithare, comme l’avait indiqué le Roi David,
l’auteur des psaumes
Les chants de Byzance sont proches des mélodies
arabes. Ils se déclinent en syriaque, chaldéens,
maronites, arméniens. Devenant coptes, ils
retrouvent des accents de la musique
pharaonique.
La musique religieuse orthodoxe est modale. Ainsi,
elle propose un riche éventail de textes, hymnes et
chants, repris dans une série de livre liturgiques
dont l’utilisation peut se mélanger dans une
célébration : l’octoèque (semaine), le ménée (fêtes
et saints), le triode (grand carême) et le
pentecostaire pour la période qui va de Pâques à
la Pentecôte. A chaque fois, sont proposés au jour
le jour des chants pour les vêpres, les matines et
parfois d’autres offices des heures.
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Les textes (psaumes, épîtres et évangile) sont
proclamés ou psalmodiés, jamais lus. Ces lectures
ne sont jamais une déclamation comme le ferait un
acteur de théâtre ; ils sont lus selon un mode
propre, sans jamais laisser place à la moindre
émotion. Le lecteur, comme d’ailleurs le chantre, le
célébrant ou – on l’a vu – le peintre d’icône, ne
cherche pas à exprimer ses propres sentiments.
Tout au contraire, il masque sa personnalité pour
faire place à l’inspiration de l’Esprit, afin de laisser
libre cours à la parole de Dieu elle-même. Celle-ci
doit seule entrer dans le coeur des fidèles sans
qu’interfère la personnalité du lecteur, de la même
manière que celle de l’iconographe doit s’effacer le
plus possible lorsqu’il peint.
La musique religieuse orthodoxe est – au départ –
monophasique : donc, une seule voix, avec une
basse continue, un bourdon vocal. C’est toujours
le cas dans les églises grecques. C’était aussi le
cas du plain chant slavon. En effet, dans les
premiers siècles de sa conversion au Christ,
l’Eglise russe a tout naturellement adopté les
modes byzantins, mais peu à peu elle élabora son
expression liturgique propre.
Le chant neumatique (« neume » ou « signe »)
appelé « znamenny » est certainement la plus
ancienne forme du chant liturgique russe.
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Les motifs znamenny étaient donc chantés à
l’unisson, probablement accompagnés d’un
bourdon, à la manière byzantine. Ce n’est qu’à
partir de la fin du XVIe siècle et au début du XVIle
qu’apparaît, dans le chant liturgique, une certaine
forme de polyphonie. Les incursions polonaises en
Russie accentuèrent cette évolution. Mais c’est
sous le règne de Pierre le Grand que la Russie
subit profondément l’influence occidentale qui
pénétra tous les domaines de la vie culturelle et
religieuse. Les textes liturgiques firent l’objet de
compositions libres selon l’inspiration subjective
des compositeurs.
Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que le
peuple russe se réveille de cet « enivrement »
culturel, de cette fascination exercée par
l’esthétique occidentale, et se mette à la recherche
de son identité propre.
Le chant liturgique exprime à sa manière toute la
spiritualité de l’Eglise. Dans le lien qui unit la
parole et la mélodie s’incarne la théologie
orthodoxe. La théologie se transmet par le chant
qui ouvre ainsi sur une communion au mystère de
la révélation. Le dogme devient hymne et à travers
le ton mystique, la musique renouvelle le cœur de
chacun.
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L’art liturgique de l’église orthodoxe est une
expression de prière, qui à son tour est l’intention
d’une vie eschatologique, toujours consciente de la
Révélation : la transfiguration de notre vie de tous
les jours pour préparer l’arrivée du royaume des
cieux. Sans être imprégné de cette idée, il est
impossible de comprendre l’essence du chant
liturgique qui est ainsi une théologie expérimentale
(une expérience de Dieu) : l’homme, en chantant
se transforme en instrument du divin.
Le chant, comme l’icône, ne trouvent leur vraie
place que dans l’église, mieux, dans la célébration
de la divine liturgie. La liturgie, cet océan dans
lequel il faut plonger.
La liturgie de l’Église orthodoxe est toute entière
une icône de la liturgie céleste, une image du
siècle à venir. Tout y est utilisé afin de révéler au
cœur de l’homme la beauté du Royaume de Dieu.
En grec comme en hébreu, le même mot signifie à
la fois le beau et le bon. La vérité de Dieu est aussi
beauté : une beauté qui appelle au cœur de
l’homme.
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Pour comprendre cela, l’homme doit acquérir cet
esprit d’enfance auquel nous invite le Christ, non
pas dans la naïveté ou la mièvrerie, mais dans
cette faculté irremplaçable d’émerveillement par
laquelle Dieu se laisse découvrir au plus profond
de nous-mêmes. Seuls les cœurs purs, simples et
humbles devant Dieu peuvent saisir cette beauté
dans laquelle Dieu nous montre sa Face, dans la
splendeur rayonnante de son amour.
L’enseignement de l’hymnographie, la richesse
des textes liturgiques, comme l’ensemble de ce
que l’on peut appeler l’esthétique liturgique, ne
s’adressent pas uniquement à la raison ; ils parlent
aussi directement au cœur de l’homme.
Ainsi la liturgie est-elle faite pour englober
l’homme, le nourrir, l’illuminer. Le fidèle qui
participe à la prière de l’Église ne vient pas pour se
concentrer intellectuellement sur un enseignement
figé, mais pour s’imprégner de la beauté de la
liturgie, se plonger dans son atmosphère, pour
s’en nourrir l’âme, le coeur autant que l’esprit.
Répétons-le, il faut être dans la liturgie comme un
enfant qui goûte aux merveilles du monde, ce qui
signifie une attitude paisible, détendue, autant que
concentrée.
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C’est pourquoi les offices souvent fort longs ne
sont pas vécus comme une contrainte, mais
comme une vie dans la vie, où le temps est
suspendu, dans un avant-goût du Royaume, tout
en nécessitant une certaine ascèse, dans l’effort
de se tenir debout et attentif. Dans la liturgie, la
beauté n’est pas seulement une icône de la gloire
de Dieu. Ou plutôt, elle ne l’est que parce qu’elle a
été consacrée à Dieu. Par " consacrée ", il faut
entendre littéralement " offerte à Dieu comme une
offrande sacrificielle ".
Au sein de la liturgie, l’homme est appelé à
apporter à Dieu tout ce qui fait sa vie, tout ce qui la
rend précieuse, en définitive tout ce qui y constitue
un don de Dieu et qui lui est rapporté en action de
grâces. Or le sens du beau est certainement la
marque la plus profonde de l’image divine en
l’homme.
En développant la beauté liturgique dans tous ses
aspects, l’homme offre à Dieu non seulement les
talents que Dieu a mis en lui pour les réaliser, mais
aussi cette faculté inestimable de pouvoir
s’émerveiller devant la beauté façonnée par
l’homme pour en faire une icône du Royaume.
Le chant liturgique, louange de Dieu, est
complémentaire de l’icône et il tient une très
grande place dans la liturgie.
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L’homme est particulièrement sensible à ce qu’il
entend, et la musique exerce sur lui une influence
très grande, tant sur son esprit que sur son corps.
L’Église, reprenant les usages de l’Ancien
Testament (les Psaumes, par exemple, sont avant
tout des prières chantées), a toujours utilisé le
chant dans ses célébrations. Elle a ainsi créé un
univers sonore apte à élever l’esprit de l’homme en
le pacifiant, pour l’ouvrir à la contemplation des
mystères célébrés.
Le chant liturgique répond à des exigences
précises, en tous points comparables à celles qui
gouvernent l’iconographie. Il ne vise pas à
exprimer des sentiments ou des émotions
humaines ; comme l’icône, il a pour but d’ouvrir
l’esprit de l’homme à la présence de Dieu, en lui
faisant oublier les soucis de ce monde pour
s’élever vers son Créateur. On l’a dit, l’usage des
instruments de musique est proscrit dans l’Église
orthodoxe. Seule la voix humaine est apte à louer
Dieu. D’autant que les textes des chants priment
sur la mélodie, celle-ci n’en est que le support,
même si à certains moments de la célébration le
chant finit par n’être plus qu’une mélodie pure.
Le chant crée une harmonie de sons s’unissant à
l’harmonie des couleurs et des formes au sein de
l’édifice liturgique. Mais l’aspect rythmique en est
tout aussi important.
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Le rythme du chant doit se greffer sur celui de la
célébration et sur les gestes des célébrants, en
soulignant les moments importants ou en créant
des temps de transition nécessaires au
déroulement de la liturgie. Cet aspect rythmique
est très important car il contribue à créer
l’atmosphère particulière de la liturgie. Sensible
aux sons et aux couleurs, l’homme l’est également
aux rythmes. Le rythme liturgique tend avant tout à
pacifier les fidèles, en les appelant à rentrer en
eux-mêmes pour participer le plus profondément
possible à la prière commune.