introduction Anish Kapoor - Presses Universitaires de Rennes

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introduction Anish Kapoor - Presses Universitaires de Rennes
« Anish Kapoor », Christine Vial Kayser
ISBN 978-2-7535-1782-0 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr
Introduction générale
Ma première « rencontre » avec une œuvre de Kapoor s’est produite
en 1989, dans la galerie Barbara Gladstone à New York. C’était alors un
petit espace aux murs blancs, assez bas de plafond, occupé au fond par
un bureau. Dans un angle mal éclairé se trouvait un cube de pierre, massif,
d’un mètre de côté environ, dense, de couleur ocre jaune. Je ne l’avais pas
vu au premier abord et ce fut un choc que de percevoir cette masse qui
semblait émerger de l’ombre. Le terme de rencontre s’impose pour décrire
cette expérience : en effet, par cette apparition soudaine, l’œuvre m’a
semblée, de manière tout à fait irrationnelle, s’être « auto manifestée »,
comme une personne mystérieuse qui, au détour d’un passage sombre,
s’avance pour vous parler. J’ai cru y reconnaître quelque chose que je
connaissais sans avoir jamais rien vu de semblable.
Au centre de cette masse volumineuse qui paraissait très lourde, se
trouvait une zone bleu nuit, comme un trou dans l’espace. J’avais envie de le
toucher pour savoir s’il s’agissait vraiment d’un vide mais les pâles éclats qui
en émanaient quand je bougeais devant l’œuvre m’indiquaient qu’il s’agissait
plutôt d’une matière, un pigment très sombre qui absorbait le rayon
lumineux pris au piège. Cette zone semblait avoir une vie à elle, tout comme
la pierre, mais d’une nature opposée à cette dernière. Le contraste entre les
deux matériaux formait une équation très puissante, la densité de la pierre
mettant en évidence la nature ineffable de la zone centrale.
Celle-ci paraissait insaisissable alors que la pierre, très présente et dense
d’une énergie minérale, envahissait l’espace comme un météorite tombé
du ciel. L’œuvre m’est apparue précisément comme venant d’une autre
planète, un fragment de lune mêlé encore à l’espace interstellaire. Sa
puissance magnétique semblait m’attirer au-delà de la galerie vers un au-delà
inaccessible au corps comme à l’intelligence : un lieu, un univers plutôt, ni
inconnu ni effrayant ; un espace de liberté peut-être, d’apesanteur, de sens
autre que terrestre que je cherchais depuis longtemps. Elle témoignait d’une
dimension cachée par le réel, une dimension de silence et d’éternité qui
s’opposait à la vanité des valeurs matérielles. Je me trouvais devant I, et j’eus
le sentiment que l’œuvre me faisait signe, qu’elle était là pour moi (fig. 1).
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Anish Kapoor
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Figure 1.
I, 1987.
Pierre calcaire
et pigment.
59 x 63 x 95 cm.
Collection :
Walker Art Center,
Minneapolis
(E.-U.).
Plus tard, j’ai vu les dessins de Kapoor, du pigment noir posé sur du
papier balafré d’une trace rouge ou blanche, comme la trace d’une comète
dans l’espace sidéral, comme la marque de l’esprit, le « qi » de la calligraphie
chinoise 1 (fig. 2 et 3). Ils m’ont paru en rapport avec ce que j’avais appris
du Tao, et j’ai fait l’hypothèse qu’il y avait dans ces œuvres une dimension
spirituelle en lien avec le principe taoïste de l’éternel retour, de la présence
du sujet comme force de l’esprit, celle qui anime le pinceau du calligraphe.
Dans les textes d’interprétation de l’œuvre de Kapoor je n’ai pas trouvé
de réponse approfondie à cette question du rapport entre l’œuvre de Kapoor
et une philosophie orientale. Cette absence tient en partie à la tendance
des critiques occidentaux à croire au caractère universel de la réception
des œuvres de Kapoor, tout en y décryptant des paradigmes culturels
1. Cf. François Cheng, Et le souffle devient signe, Iconoclaste, 2010, p. 70.
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Figure 2.
MV XI, 2001.
Gouache
sur papier.
61 x 101,5 cm.
Figure 3.
Untitled, 1997.
Gouache
sur papier.
38 x 57 cm.
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Anish Kapoor
d’origine européenne d’ordre philosophique (le poststructuralisme pour
Anthony Vidler 2 et Pier Luigi Tazzi 3 ; la psychanalyse pour Jeremy Lewison 4),
d’ordre religieux (le catholicisme pour Germano Celant 5 ; le judaïsme
pour Doris von Drathen 6), ou artistique (le modernisme pour McEvilley 7 ;
le minimalisme pour Hayden 8 ; l’art britannique pour David Anfam 9).
La part de l’hindouisme, du tantrisme et du bouddhisme dans cette
œuvre tend à être occultée ou abordée de manière rapide 10, confuse 11
et superficielle. Cela s’explique en partie par le refus de l’artiste d’autoriser ces interprétations et par son choix du critique indien Homi Bhabha
comme commentateur privilégié. Ce dernier affirme en effet dans ses
écrits sur la littérature comme dans ses analyses de l’œuvre de Kapoor,
une position postcoloniale qui refuse la notion de culture liée à un
territoire national au profit d’un cosmopolitanisme éclairé 12. À ce titre
Bhabha révoque toute lecture de l’art de Kapoor en lien avec sa culture
d’origine craignant, comme l’artiste, un étiquetage réducteur. Ce type
d’analyse, dit-il, s’intéresse plus à la personne de l’artiste qu’aux œuvres 13.
Il en résulte le plus souvent un « exercice sentimental » qui affirme
« l’authenticité » de l’artiste par rapport à des visions stéréotypées
2. Anthony Vidler, cat. exp. Reflections on Whiteout, New York, Barbara Gladstone Gallery, Milan, Charta, 2004.
3. Pier Luigi Tazzi, « Breadth of air, breath of stone », dans cat. exp. Anish Kapoor, La Jolla, San Diego Museum of
Contemporary Art, 1992 ; « Journey », dans cat. exp. Anish Kapoor, Londres, Hayward Gallery, Berkeley, University
of California Press, 1998.
4. Jeremy Lewison, cat. exp. Anish Kapoor : drawings, Londres, Tate Gallery, 1990 ; cat. exp. Anish Kapoor :
drawings 1997-2003, Londres, Lisson Gallery, Grand-Hornu (Belg.), Musée des Arts Contemporains et Cologne,
Verlag der Buchhandlung, Walther König, 2005.
5. Germano Celant, Anish Kapoor, Milan, Charta, 1998.
6. Doris von Drathen, Vortex of silence, Milan, Charta, 2004.
7. Thomas McEvilley, « Darkness Inside A Stone », dans Anish Kapoor : The British Pavilion, XLIV Venice Biennale,
Londres, The British Council, 1990.
8. Malin Hedlin Hayden, Out of minimalism : The referential cube ; contextualising sculptures by Antony Gormley,
Anish Kapoor and Rachel Whiteread, Uppsala, Uppsala University (Suède), 2003.
9. Dans David Anfam, Johanna Burton, Donna De Salvo, Anish Kapoor, Londres, Phaidon, 2009.
10. Deepak Ananth, « 1000 & 1 », dans cat. exp. Anish Kapoor, Bordeaux, CAPC, 1998, p. 89-90, 133 ; Mary Jane
Jacob, « Being with Cloud Gate », dans cat. exp. Anish Kapoor, Boston, ICA, 2008, p. 120-133.
11. Nathalie Kosoi, Nothingness in art : Mark Rothko, Yves Klein, Robert Ryman, Anish Kapoor and Eva Hesse,
thèse de doctorat d’histoire et de théorie de l’art, University of Essex, 2001.
12. Les thèses de Bhabha se retrouvent dans ses divers essais sur l’artiste et sur le postcolonialisme cités dans
la bibliographie.
13. « My concern, at present, is with the critical reception of diasporic artists who are subjected to a peculiar
cultural biography that disfigures the nature of their conceptual work. As artists of a postcolonial background
begin to transform the tastes and traditions of the European-American metropolitan milieu, they are trailed
with an anxiety of attribution. [… T]he search for cultural references is too often attached to the artist’s person
rather than a careful engagement with the aesthetics and ethnography of an art practice. » Homi Bhabha, « Elusive
objects: Anish Kapoor’s fissionary art », dans cat. exp. Anish Kapoor, Londres, Royal Academy of Arts, 2009, p. 26.
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de la culture « autre » 14. Ces interprétations desservent selon lui la
compréhension profonde de l’œuvre au profit d’une approche nationaliste
(du pays d’origine) ou néocoloniale 15. Il affirme au contraire l’universalité
« postmoderne » de l’art de Kapoor c’est-à-dire son hybridité culturelle
dans un contexte postcolonial et mondialisé. Dans cet ordre qui rééquilibre les pouvoirs entre l’occident et les pays émergents et généralise les
diasporas croisées, il voit la possibilité d’un nouvel égalitarisme des Lumières,
multipolaire et multiculturel. Aussi attribue-t-il la source du spirituel
chez Kapoor a une notion supposée archétypale, et donc universelle,
du sacré 16.
Quand il s’est agi pour moi d’entreprendre une dissertation doctorale,
c’est à cette question de la nature spirituelle de l’expérience offerte par les
œuvres de Kapoor et de leur rapport aux diverses philosophies (occidentales
et orientales) qui l’ont influencé que j’ai souhaité la consacrer. La question
du spirituel que l’artiste présente comme essentielle à son travail n’a en effet
été examinée ni par les critiques occidentaux ni par Homi Bhabha, pour les
raisons brièvement indiquées plus haut.
Mes premières recherches ont confirmé et infirmé tout à la fois mon
intuition première : Kapoor déclare que l’œuvre participe à ce qu’il appelle
« le dévoilement d’un état intérieur » et constitue en cela une pratique
spirituelle, une notion qu’il distingue spécifiquement du religieux 17. Il
assume cette orientation alors même que le mot de spiritualité a été, dit-il,
rayé du vocabulaire esthétique par la critique d’obédience marxiste : « Je
crois profondément que si l’art a un sens, il est spirituel. Je n’ai pas peur
d’utiliser ce mot 18. » Kapoor se défend en revanche que son travail ait pu
être influencé par la spiritualité hindouiste dans laquelle il a été élevé, ou
par le bouddhisme qu’il pratique. Il affirme, comme Bhabha, que le spirituel
relève d’une dimension universelle de l’homme.
Le sens qu’il donne au terme spirituel est celui de la rencontre avec un
« mystère » 19. Les œuvres en pigment de 1000 Names visent ainsi à « détourner
14. Ibid.
15. Cf. id., p. 33 et Homi Bhabha, « The Enchantment of Art », dans Carol Becker et al. (dir.), The Artist in Society :
Rights, Roles & Responsibility, Chicago, New Art Examiner Press, 1995, p. 27-28.
16. Homi Bhabha, « Elusive objects », dans cat. exp. Anish Kapoor, Londres, Royal Academy of Arts, 2009, p. 33.
17. « For me I feel that [the purpose of art] is towards an unveiling of some internal state. I don’t think that
[art] is taking the place of religion, no […] the kind of attitudes that I’m indicating here are quite similar to
so-called religious attitudes, except religious is not the right word […] Spiritual, yes, is a much better word. »
Interview Constance Lewallen, « Anish Kapoor », View, San Francisco, Crown Point Press, 1990, p. 4.
18. Skowhegan lecture archive, Anish Kapoor [audio CD], conférence à la Skowhegan School of Painting and
Sculpture, Skowhegan, Maine (E.-U.) en 1990, disque 1, piste 3, Tate library (247688-1001).
19. « I think part of my so-called project is the whole notion of looking towards the interior in a sense, the
eyes turned inwards. This implies all kinds of things about the meeting if you like of interior and exterior, of the
mysterious and the profane. Of the mundane and the beyond in some way or the other. » Interview Joan Bakewell
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Anish Kapoor
le spectateur de la matérialité de l’objet » 20. Avec Marsyas, c’est quelque
chose qui est « sans réponse » 21, quelque chose qui est « plus vaste que soi et
même plus vaste que le moi imaginé » 22. Dans The Healing of Saint Thomas,
il s’agit de quelque chose situé au-delà des murs de la galerie et donc du
corps puisque l’architecture est, selon l’artiste, une métaphore du corps 23.
Le spirituel, dit-il, est une réalité située hors du monde des objets, une
réalité immatérielle, qu’on pourrait éventuellement appeler « Dieu » mais
qui a plutôt à voir avec « la foi et le doute » 24. Plus récemment Kapoor
emploie pourtant le mot « Dieu » à propos de Svayambh : « J’ai le sentiment
qu’aujourd’hui le but est de trouver quelque chose qui peut nous engager
dans cette symbolique [de la pyramide, du dôme], dans l’espace de Dieu. Je
ne sais pas comment dire autrement 25. »
Cependant il ne s’agit pas d’une spiritualité transcendantale au
sens chrétien, ni d’une métaphysique transcendantale au sens kantien 26.
L’œuvre n’est pas le signe d’un au-delà différent du terrestre. Selon
l’artiste l’expérience des œuvres doit permettre de renouer avec le mystère
de l’origine de l’élan vital. Il s’agit de retrouver une union perdue avec
l’au-delà, la « totalité » : « Une partie du boulot consiste à refaire le tout.
Je suis très intéressé par la notion de totalité 27. » De quelle totalité s’agit-il ?
Il évoque le désir de retourner à une culture primitive, une « protoculture », où l’homme fait face à ses peurs instinctives sans le support de
la métaphysique et se conçoit comme appartenant à un monde total, où
l’humain et l’animal, le terrestre et le cosmique font un 28. Kapoor qualifie
[en ligne], BBC Radio 3, 5 janv. 2001, n. p., site de la Doon School old boys society [http://www.dosco.org/
pages/info_features/features_spotlights/spotlights/akapoor/abbcr.htm] (consulté le 10 janvier 2005).
20. « I’m interested in the idea that form, colour, can have psychological, physiological, historical memory ;
that they can push the viewer away from the way the thing is made towards something else. I think it is the job
of an artist to make that stuff work. » Interview Donna De Salvo, Anish Kapoor at Tate Modern, regarding Marsyas
[vidéocassette], BBC 2 programme The Eye, Illuminations MMII, 2002.
21. « The hard thing is to try to hold on to the mysterious […] something that remains unanswerable. » Ibid.
22. « All is about […] being confronted with something that is bigger that oneself, even bigger that one’s
imagined self perhaps. » Ibid.
23. « Architecture [is] a metaphor of the self », interview Homi Bhabha dans cat. exp. Anish Kapoor, Tel Aviv,
Tel Aviv Museum of Art, 1993, p. 62.
24. « [The word “god”] is too big and too complicated. Belief yes, faith yes, doubt yes. » Interview Joan Bakewell
[en ligne], op. cit., 2001.
25. Interview Gilles Tiberghien, dans cat. exp. Svayambh, Nantes, musée des Beaux-Arts, Lyon, Fage Éditions,
2007, n. p.
26. Homi Bhabha insiste sur ce point dans son article « Elusive objects », op. cit., p. 27.
27. « [That’s] part of what the job is, trying to make it whole. I’m very interested in the idea of wholeness. »
Skowhegan lecture archive, conférence à la Skowhegan School of Painting and Sculpture, 1996, disque 1, piste 1,
Anish Kapoor [audio CD] Tate library (247689-1001).
28. « Where male and female represent duality they may also be the fundamentals of unity. » Interview
Iwona Blaszczyk, dans cat. exp. Objects and sculpture, Londres, ICA, 1981, p. 21.
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cette recherche de religieuse par opposition à la notion biologique de
l’instinct vital 29 mais il ne l’associe à aucun dogme. Il la conçoit comme
l’expression d’une spiritualité universelle qui transcende les cultures et les
nations qu’il situe dans la filiation philosophique du sublime 30. Il admet
également ses liens avec la psychanalyse (celle de Jung) et, dans une
moindre mesure, avec certaines traditions mystiques (l’hindouisme, le
bouddhisme zen et la Cabale).
Il déclare que son travail est « héroïque », « mythique », « sublime »
ou encore « poétique » 31. Après avoir expliqué ses œuvres des années 1980
en référence à la symbolique hindouiste, il se déclare ensuite l’héritier du
minimalisme et des expressionnistes abstraits. Si les influences hindouistes
sont implicites dans les installations des premières années, au vu de leur
positionnement sur le sol, de leurs formes biologiques, de l’usage du
pigment, les œuvres sur le vide qui leur succèdent paraissent effectivement
minimalistes dans leur simplicité de moyens et expressionnistes par l’usage de
la couleur monochrome. Pourtant elles nous sont profondément étrangères,
par le silence qui émane d’elles, les déformations de l’espace et des corps
qu’elles provoquent. Elles offrent donc au spectateur occidental une certaine
familiarité conceptuelle, tout en le conduisant sur un territoire sensible qui
lui est inconnu. Elles produisent de ce fait « une dysphorie esthétique »,
selon le terme de Deepak Ananth 32. Les commentateurs les considèrent
comme magiques, sacrées mais aussi comme une déconstruction derridienne
de la métaphysique de la présence, ou encore comme une confrontation à
« L’étrange » freudien.
Peut-on alors qualifier de spirituelle la visée des œuvres de Kapoor, tout
comme l’expérience qu’elles produisent chez les observateurs ?
Le sens du terme spirituel
Le sens du terme « spirituel » est ambigu, en témoigne la diversité
des ouvrages rangés sous cette catégorie dans les rayons des librairies et
la polysémie des qualificatifs attachés aux œuvres de Kapoor par lui-même
29. « Fundamentally, I feel that we are religious beings and not simply biological ones. When one sets out to look
for a language that gives meaning at some level to the abstract, one of the meanings that occurs is, in very broad
terms, religious. Now I don’t mean doctrinal religion, but a sense that there are some fundamental moments, and
one of them is origination. » Interview Nicholas Baume dans cat. exp. Past, Present, Future, Boston, ICA, Cambridge,
Mass., MIT Press, 2008, p. 34 ; « I can’t help talking about the religious dimension, the myths of origin. » Id., p. 38.
30. Cf. Skowhegan lecture archive [audio CD], 1996, disque 1, piste 9, à propos de Descent into Limbo.
31. Les références sont données dans les pages suivantes.
32. Deepak Ananth, « 1000 & 1 », dans cat. exp. Anish Kapoor, Bordeaux, CAPC, 1998, op. cit., p. 88, 128.
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Anish Kapoor
ou par ses commentateurs. La signification du terme spirituel donnée par le
dictionnaire – « ce qui est incorporel », du latin « le vent, la respiration » 33 –
est insuffisante pour circonscrire la signification de ce terme. Celui-ci est
souvent associé au religieux mais il le dépasse pour signifier plus généralement une activité de l’esprit concernant l’essence non matérielle
de l’homme, parfois appelée « l’âme » 34. Si le spirituel est ce qui a
rapport à l’âme, il faut se demander ce qu’est l’âme ? Dans son acception
religieuse l’âme désigne la part éternelle de l’être, celle qui survit après
la mort. C’est en ce sens que le spirituel s’oppose au « temporel ». Cette
acception ne paraît pas envisageable pour l’œuvre de Kapoor qui est
présentée dans le cadre du musée et dont l’artiste affirme qu’elle a à voir
avec l’énergie vitale et non avec le religieux. On cherchera donc d’autres
usages du mot âme pour comprendre le terme spirituel chez Kapoor.
Pour Kant « l’âme », est « le principe qui, dans l’esprit, apporte la
vie » 35. Pour Kandinsky, le spirituel est l’expression « des lois de la nécessité
intérieure » 36 qui permettent d’entrer en contact « avec l’âme humaine » 37
et de trouver les vérités de l’esprit qui échappent à la « philosophie matérialiste » 38. La recherche de Kandinsky présente un caractère hégélien puisqu’il
s’agit d’atteindre, par l’abstraction colorée, une zone de pur esprit où la
peinture rejoindrait la musique, quittant tout rapport avec le terrestre, « la
matière grossière » 39.
Au contraire le spirituel pour Bergson est une activité de l’esprit qui
concerne l’origine de la vie, c’est « l’élan vital », c’est-à-dire « l’élan de vie
qui traverse la matière » 40. La recherche de Kapoor pourrait être spirituelle
au sens bergsonien car elle ne nie ni la matière ni le corps mais s’appuie
au contraire sur ce dernier pour atteindre une dimension « autre » 41 qui
transcende le corps, l’esprit et l’homme lui-même en tant que sujet.
La recherche bergsonienne de l’origine de l’élan vital, contrairement
à la métaphysique, ne passe pas par une approche transcendantale et
33. Définition du dictionnaire anglais Merriam-Webster.
34. Cf. Dictionnaire de l’Académie Française.
35. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, section I, livre II, § 49, A. Renaut (trad.), Paris, Flammarion,
1995, p. 300.
36. Vassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’art (1910), Philippe Sers (dir.), Paris, Denoël, 1989, p. 140.
37. Id., p. 118.
38. Id., p. 53.
39. Id., p. 65.
40. Cf. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2000, p. 31, version électronique
éditée par Gemma Paquet et Bertrand Gibier, p. 36 dans site de l’UPAC, Université du Québec, [http ://classiques.
uqac.ca/classiques] (consulté le 16 janvier 2006).
41. « It’s much more difficult to articulate poetic […] or spiritual reality. We don’t have the words […],
therefore the body is very important. It provides the means with which to articulate some of those other things. »
Skowhegan lecture archive [audio CD], 1990, disque 1, piste 3.
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conceptuelle. Elle ne prétend pas élucider le mystère de la vie mais en rendre
sensible la présence, comme un fait dont la cause et le sens échappent à
l’intelligence. Bergson qualifie cette démarche de « mystique ». Selon lui,
la recherche mystique de l’élan vital s’appuie sur l’instinct. Elle s’apparente
donc à la démarche religieuse 42 bien qu’elle ne conduise pas nécessairement
à une croyance en un dieu.
C’est ce que Mircea Eliade appelle le sacré : « [L]e sacré, c’est un
élément dans la structure de la conscience. […] Le sacré n’implique pas la
croyance en Dieu, en des dieux ou des esprits. C’est […] l’expérience d’une
réalité et la source de la conscience d’exister dans le monde 43. »
Peut-on qualifier la démarche de Kapoor de mystique au sens
bergsonien ou de sacrée au sens d’Eliade ? S’agit-il d’une recherche de la
vérité et de la destination du sujet ou de l’origine de la conscience ? L’œuvre
parvient-elle à exprimer cette quête de l’origine et de la destination du sujet
et si oui, comment ?
Pour répondre à ces questions, je rechercherai tout d’abord quelles sont
les sources spirituelles de Kapoor et comment celles-ci paraissent s’exprimer
à travers ses œuvres. Ensuite, je me demanderai si cette perception de l’œuvre
comme « mystique » ou « spirituelle » est compatible avec le caractère
« mythique » et « sublime » que Kapoor attribue à son travail, notamment à
ses œuvres sur le vide.
Les œuvres de Kapoor sont installées le plus souvent dans des musées
ou des galeries d’art moderne, parfois aussi en extérieur, dans des parcs
ou sur les places de grandes métropoles. Quel est alors le rôle du contexte
dans la perception de l’œuvre ? Peut-on qualifier de « mystique » l’expérience faite par le spectateur d’une œuvre présentée dans le cadre paradigmatique du musée, de la galerie d’art moderne dite « White cube » ou de
la cité moderne ? N’est-ce pas contraire au dogme moderniste énoncé par
Clement Greenberg selon lequel l’art moderne constitue « une critique de la
société » qui accompagne « le développement de la pensée scientifique » 44 ?
Greenberg n’affirmait-il pas que l’art répond aux « questions de l’esprit »
alors que la religion répond « à l’inconnu » 45 ? Si l’art de Kapoor interroge
« le mystère de la vie », ce qui est « au-delà » de l’humain et du matériel,
42. « Nous devons toujours nous dire que le domaine de la vie est essentiellement celui de l’instinct, que sur
une certaine ligne d’évolution l’instinct a cédé une partie de sa place à l’intelligence, qu’une perturbation de
la vie peut s’en suivre et que la nature n’a d’autres ressources alors que d’opposer l’intelligence à l’intelligence. La représentation intellectuelle qui rétablit ainsi l’équilibre au profit de la nature est d’ordre religieux. »
Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 1997, p. 134.
43. Mircea Eliade, L’Épreuve du labyrinthe : entretiens avec Claude-Henri Rocquet (1978), Monaco, Éditions du
Rocher, 2006, p. 170.
44. Clement Greenberg, Art et Culture, A. Hindry (trad.), Paris, Macula, 1988, p. 10, 11.
45. Id., p. 40.
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Anish Kapoor
est-il pour autant d’ordre religieux ? Cela fait-il du « White cube », un
substitut du temple ou de l’église, un lieu sacré ?
J’interrogerai ensuite la façon dont le caractère spirituel de l’œuvre peut
être perçu par le spectateur occidental ignorant des divers mysticismes qui
inspirent Kapoor : est-ce par le seul truchement des formes et des couleurs ?
Est-ce à cause du caractère universel du sentiment mystique ou du symbolisme de la couleur et de la forme ? Est-ce parce que ces dernières agissent
phénoménologiquement sur le spectateur par des mécanismes que l’on peut
qualifier, comme le fait Kapoor, d’archétypaux 46 ?
Cet ouvrage est organisé en quatre parties. Après une présentation
du travail de Kapoor de 1973 à 2011, une première partie tente d’identifier, en s’appuyant sur les déclarations de l’artiste, les schémas spirituels
qui influencent son travail, examinant successivement son intérêt pour
l’hindouisme, le tantrisme, le bouddhisme, la cabale juive et la psychanalyse
jungienne. Une deuxième partie interroge le rapport entre cette spiritualité
et le caractère mythique et sublime que Kapoor attribue par ailleurs à ses
œuvres. La troisième partie examine la réception des œuvres de Kapoor :
quels sont les archétypes ou les métissages culturels qui permettent au
spectateur de percevoir ce message spirituel puis de le reformuler pour
lui-même à l’aide de ses propres schémas de représentation ; quel est le rôle
de l’œuvre et de sa présentation dans cette élaboration ; quel est le rôle du
discours, de l’artiste et du critique ; si l’œuvre n’est pas perçue comme spirituelle mais comme conceptuelle ou comme « pseudo-mystique », est-ce dû
au contexte, au spectateur ou à l’œuvre elle-même ?
La conclusion, porte sur le « mystère » que les œuvres interrogent dans
le musée. Plus qu’un mystère métaphysique, il s’agit peut-être du mystère de
la subjectivité, cette propension de l’être à se penser comme un sujet unique,
autonome et éternel.
46. « The wonderful thing about colour, however, is that it is completely non-verval. That it has a direct route,
it seems to me, to the symbolic, to in some ways the proto – the before words, the before thought, the thing in
your gut, the visceral. That’s something that is latently potent and we all possess it. » Interview Joan Bakewell
[en ligne], op. cit., 2001.
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