Qualité de vie des patients en cancérologie ORL – Quality of life in

Transcription

Qualité de vie des patients en cancérologie ORL – Quality of life in
mise au point
Qualité de vie des patients
en cancérologie ORL
Quality of life in head and neck cancers
Emmanuel Babin*, Guillaume Grandazzi**
Emmanuel Babin
L’
allongement de la durée de vie et les progrès
thérapeutiques sont à l’origine d’une
augmentation de la quantité de vie gagnée
des individus malades. Toutefois, le maximum de
survie n’est plus l’objectif unique des patients. La
qualité de vie (QdV) est devenue une revendication
majeure pour l’ensemble des acteurs de la santé (1)
et des patients, ainsi qu’une valeur médicale. Les
travaux dans ce domaine sont légion et, depuis la
fin des années 1970, “la mesure de la qualité de vie
est passée de la petite entreprise rurale à l’échelon
de l’industrie universitaire” (2).
Définition
* Service ORL et chirurgie cervicofaciale et ** laboratoire “cancers
et population” ERI3 Inserm, Centre
d’étude et de recherche sur les risques
et les vulnérabilités (CERREV), Caen.
Les définitions de la QdV sont nombreuses, comme
les expressions utilisées pour signifier ce qu’elle
désigne : “bien-être”, “satisfaction”, “patientreported outcome”, etc. Dans le domaine de la santé,
la QdV correspond à “la perception subjective par
l’individu de son état physique (fonctionnement
organique), émotionnel (état mental, psychique)
et social (aptitude à engager des relations normales
avec autrui) après avoir pris en considération les
effets de la maladie (symptômes) et de son traitement (séquelles, handicap)” [3]. C’est une mesure
subjective de soi dans le monde déterminée par la
santé physique, mais aussi liée aux facteurs culturels,
à l’expérience, à la connaissance et aux valeurs de
chacun.
La QdV en médecine était initialement définie à
partir d’études de patients atteints d’une maladie
chronique avant d’étendre son concept à la cancérologie. Ce concept s’est modifié au cours du temps.
Au xxie siècle, l’évaluation de la QdV des malades
est actuellement incluse comme critère d’évaluation dans les essais cliniques au même titre que la
10 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 316 - janvier-mars 2009 survie ou le taux de réponse. La QdV sert à mesurer
la santé, et plus précisément à quantifier l’impact
des maladies ou des interventions sur le vécu des
patients.
Problématique
En cancérologie
Dès le début de son histoire avec le cancer, l’individu est exposé à un changement dans son mode
de vie. Cette annonce d’une maladie grave projette
irrémédiablement l’image de la souffrance et de
la mort dans l’esprit des individus (4). Le patient
doit pactiser avec le stress et l’angoisse générés
par la maladie. Il existe une transformation de la
temporalité. Les patients se créent une nouvelle
identité. Ils obéissent à un rôle socialement défini
avec les soignants et leurs proches. Ils apprennent
sans cesse à être dociles pour être un bon patient,
à attendre des résultats, à se soigner. Leurs pensées
sont contaminées par l’imprévisibilité. Ils vivent dans
l’incertitude. L’annonce du cancer bouleverse l’équilibre de l’individu, porte atteinte à sa vie, provoque
une rupture biographique et entraîne le sujet dans
l’irréel, l’absurde. Il prend pleinement conscience
qu’il est mortel et doit se dépêcher de donner un sens
à sa vie et à sa maladie. Dorénavant, quelle que soit
l’issue, il y aura un avant et un après cette annonce
et les premiers traitements. Le cancer est associé
à une trajectoire de vie qui est au mieux rectiligne
mais qui s’avère en fait le plus souvent descendante,
avec des stigmates1 définitifs (5).
1 Le stigmate se définit comme un attribut que l’on porte et que l’on
préférerait ne pas avoir.
Résumé
La qualité de vie (QdV) est devenue une mesure incontournable en cancérologie, et ce d’autant plus que l’espérance de vie des patients est souvent limitée. En cancérologie ORL, outre les douleurs et la fatigue, les patients
décrivent des troubles fonctionnels en rapport avec l’alimentation, la phonation et la respiration. Les modifications
de l’apparence physique sont source de troubles psychologiques, avec des dépressions, une irritabilité, une perte
de l’estime de soi (parfois un sentiment de honte). La sociabilité des patients est altérée par la transformation
des relations, la perte de l’autonomie et la réduction du pouvoir d’achat liée à la perte de leur emploi. Le cancer
contamine aussi les proches qui observent une réduction de leur sociabilité et de leur QdV.
Si, en cancérologie, la survie reste l’objectif premier, l’évaluation de la QdV apparaît comme un impératif, un
enjeu éthique et économique. Dans le futur, la réalisation d’études qualitatives et l’apport de chercheurs d’autres
disciplines des sciences humaines amélioreront sans conteste l’analyse de la QdV des patients atteints d’un cancer
de la tête et du cou réalisée à partir d’enquêtes quantitatives.
En cancérologie ORL
Dans le domaine de la cancérologie ORL, les cancers
touchent majoritairement une population souvent
constituée d’employés, d’ouvriers et d’individus sans
emploi. Le rôle d’une exposition aux toxiques environnementaux (alcool et tabac) dans ces cancers n’est
plus à démontrer. Toutefois, expliquer la survenue
des cancers du pharyngo-larynx uniquement avec
des critères biologiques de toxicité reste assurément
incomplet, insuffisant et surtout insatisfaisant. Ces
toxiques apparaissent en effet intimement liés à des
déterminants sociaux. En cancérologie des voies
aéro-digestives supérieures (VADS), si les classes
populaires sont les plus fréquemment atteintes, c’est
que le tabagisme et l’alcoolisme, facteurs environnementaux reconnus de la maladie cancéreuse (6),
constituent la manifestation d’un malaise social. Les
processus observés avec la maladie néoplasique sont
déclenchés par des pensées, des sentiments et des
comportements associés à la situation matérielle
et à la position sociale. Pour toutes ces raisons, les
cancers des VADS apparaissent comme des sociopathies, l’intoxication alcoolo-tabagique apparaissant
comme le moyen le plus facile et le plus accessible
à presque tous pour rendre plus supportables les
difficultés de l’existence. C’est au prix de ces drogues
que l’individu socialement exposé essaie de vivre et
de s’évader de son existence imparfaite. L’empoisonnement tabagique et alcoolique est donc bien une
pratique au moins en partie socialement déterminée.
Cette réflexion montre que la mesure de la QdV ne
peut se résumer à un calcul quantitatif de critères
physiques, psychologiques ou sociaux. C’est un tout
au quotidien.
Qualité de vie
en cancérologie ORL
Outre la fatigabilité chronique et la plus grande
sensibilité aux infections, les cancers ORL et les
traitements altèrent les fonctions physiologiques de l’individu : la respiration, l’alimentation
et la phonation. Respirer est souvent difficile, car
les encombrements trachéo-bronchiques sont
fréquents. La déglutition est délicate, car la radio-
thérapie a privé l’individu de salive. Les “rayons”
associés à la chirurgie parfois mutilante ont modifié
le goût et l’odorat. Avaler s’accompagne souvent
de douleurs de type brûlures. Manger ne représente
plus un plaisir, d’autant que les aliments sont le
plus souvent mixés. L’administration d’une radiothérapie nécessite, dans la grande majorité des cas,
des extractions dentaires multiples. La réhabilitation
dentaire par appareillage est souvent tardive et mal
supportée, ce qui explique le choix d’une alimentation semi-liquide. L’audition s’altère inéluctablement avec le temps, mais cette dégradation peut
être précipitée si l’individu a eu un traitement avec
une chimiothérapie ototoxique ou une radiothérapie. La phonation est modifiée par l’amputation
partielle ou totale des structures laryngées, ou
les modifications des muqueuses liées à la radiothérapie. La perte de la voix originelle constitue un
des éléments majeurs de l’altération de la QdV (7).
Elle est ressentie comme le plus grand trouble pour
40 % des laryngectomisés (8). Toutefois, chez le
patient laryngectomisé, les troubles de la voix liés
au cancer lui-même et au traitement radiothérapique (œdème, fibrose) seraient équivalents aux
problèmes vocaux liés à l’utilisation de la voix oroœsophagienne ou aux autres moyens de communication (prothèse électrique, implant phonatoire) [9].
L’altération physique liée à la laryngectomie totale
stigmatise les opérés. La présence d’un trachéostome représente une doléance majeure dans la vie
quotidienne chez 25 % des laryngectomisés (7). Il
a un impact négatif sur la vie des opérés et serait
davantage préjudiciable que l’altération de la voix
(10). Les problèmes sont liés aux soins quotidiens
de nettoyage, qui sont source de dégoût et peuvent
générer une gêne. De plus, cet orifice est source
d’angoisses. Cette ouverture corporelle augmente
le risque d’inhalation d’eau lors de la douche, du
lavage des cheveux ou de la baignade (7). Certains
patients ont parfois l’impression de manquer d’air.
Ces craintes tendent toutefois à s’amender deux ans
après une laryngectomie totale (7). Le trachéostome
apparaît bien ici comme un facteur d’altération de
la QdV. D’ailleurs, les patients qui ont conservé leur
larynx ont une meilleure QdV que les laryngectomisés, tant sur le plan spécifique de leur affection
que sur le plan de la santé globale (11).
Mots-clés
Qualité de vie
Cancer de la tête
et du cou
Sociabilité
Transformation
identitaire
Summary
Quality of life (QoL) has inevitably become increasingly
important in patient treatment, particularly in oncology
where life expectancy is limited
and treatment rarely offers
total recovery. Patients with
head and neck cancer report
difficulties related to diet and
feeding, communication, pain
and general state of health.
Psychological symptoms include
depression, irritability, loss of
self-esteem (sometimes feelings
of shame) and are related to
physical appearance. Sociability
is disturbed, with relationship
difficulties, loss of autonomy,
reduced income. Sociability
and QoL of close relatives of
patients suffering from upper
aerodigestive tract cancer are
also modified.
In head and neck cancers,
survival remains the main
objective but the evaluation
of the quality of survival has
become indispensable as well
as ethically and economically
required.
With quantitative survey, QoL
analysis would certainly be
improved by the introduction
of qualitative analyses and
the development of research
in collaboration with other
human science disciplines.
Keywords
Quality of life
Head and neck cancers
Sociability
Identity change
La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 316 - janvier-mars 2009 | 11
mise au point
Abonnezvous
en ligne !
Bulletin
d’abonnement
disponible
page 39
www.edimark.fr
Qualité de vie des patients
en cancérologie ORL
L’atteinte de la QdV est aussi psychologique : 30 %
des patients porteurs d’un cancer des VADS déclarent une pathologie psychiatrique (12). La survenue
d’un syndrome dépressif est souvent induite par
des troubles physiques inhérents à la maladie et
aux traitements (13). L’intoxication tabagique, les
antécédents dépressifs et la douleur chronique sont
aussi des facteurs favorisant la dépression (14).
Les cancers des VADS induisent des changements
dans la sociabilité des individus. Les effets indésirables et les séquelles des traitements des cancers de
la tête et du cou ont une répercussion, certes, sur
l’individu (14) mais aussi sur la famille et la société
en général par le surcoût engendré. Le cancer est
à l’origine d’un grand nombre d’arrêts de travail,
supérieur à celui lié aux maladies chroniques (14).
Les taux d’incapacité de travail chez les patients
atteints d’un cancer de la tête et du cou varient de
34 % à 52 % (9, 15). Ces taux d’invalidité restent
comparables selon les localisations et le temps. La
diminution des revenus, observée dans 42 % des
cas (16), associée à la cessation d’activité, grève
les conditions de vie des patients et des familles,
et retentit sur la QdV.
Qualité de vie des proches
Les états généraux des malades, organisés par la Ligue
nationale contre le cancer depuis 1998, ont favorisé
la prise en compte et la reconnaissance des proches
des patients atteints d’un cancer. Aujourd’hui, les
équipes soignantes reconnaissent de plus en plus le
rôle important joué par les proches des malades en
cancérologie et la nécessité de considérer le patient
comme un sujet social inscrit dans un environnement affectif, social et professionnel. En effet, le
cancer n’affecte pas seulement la personne malade,
mais touche aussi son entourage : conjoint, enfants,
famille, amis, etc. Ainsi, la reconnaissance de la place
et du rôle du proche, qui est censé soutenir le patient
dans son combat contre la maladie, nécessite de
comprendre que la prise en charge de l’entourage par
les soignants est indissociable de la prise en charge
du malade lui-même.
Une recherche pluridisciplinaire menée auprès de
conjoints de patients atteints d’un cancer des VADS
dans le nord-ouest de la France montre que la QdV
des proches est très affectée par la survenue de la
pathologie cancéreuse, dont l’impact sur la vie quotidienne est particulièrement important en cancérologie
ORL. Après le choc de l’annonce du diagnostic, parfois
suivi du choc de l’annonce du traitement et de ses
12 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 316 - janvier-mars 2009 conséquences (par exemple si la laryngectomie est
envisagée), le conjoint, souvent très présent auprès
de son partenaire dans ces moments difficiles – ce
dernier devient un patient affecté d’une pathologie
lourde au devenir incertain –, apprend peu à peu à
devenir un “aidant” et à prendre soin du malade, à
le soutenir physiquement et moralement dans les
différentes phases de la maladie. Dans la plupart des
cas, le diagnostic du cancer provoque une rupture
biographique, celle-ci affectant autant le conjoint que
le patient lui-même. La vie quotidienne se trouve radicalement transformée par l’apparition de la maladie, de
même que les relations au sein du couple, du fait des
conséquences des traitements qui bouleversent parfois
de façon définitive la vie des patients et leur capacité
à communiquer et à s’alimenter. Le retour à une vie
normale, telle qu’elle était avant la maladie, apparaît
rapidement comme un objectif impossible à atteindre,
et les conjoints doivent, comme leur partenaire malade,
“vivre avec” la maladie. Les conjointes interrogées,
puisqu’il s’agit principalement de femmes, manifestent ainsi une grande inquiétude pour leur partenaire,
avec l’angoisse de le perdre, même si, dans certains
cas, l’usure engendrée par l’accompagnement de leur
partenaire pendant plusieurs années peut les amener
à éprouver des sentiments contradictoires quand elles
envisagent la mort de celui-ci et la vie sans lui.
La découverte du cancer et les traitements mis
en œuvre obligent les conjoints à des adaptations
importantes de leur style de vie et à un changement
radical des projets établis au préalable, à un moment
où beaucoup de couples approchent de la retraite
ou viennent de terminer leur vie professionnelle. Les
difficultés rencontrées par le patient pour s’alimenter,
parler ou respirer, la fatigue et l’impact esthétique de la
maladie et des traitements (trachéostome, défiguration) restreignent la vie sociale des patients et, partant,
celle de leur conjoint. Les relations entretenues par le
couple sont de plus en plus limitées, le patient ayant
parfois tendance à se replier sur lui-même, le conjoint
devenant alors souvent, avec les soignants, le seul lien
du malade avec le monde extérieur.
Perspectives
Comment aborder et développer la QdV dans le
futur ? Trois axes principaux peuvent être proposés
pour améliorer la QdV des patients. Ils reposent sur
la réduction du nombre de cancers ORL, l’accroissement du dépistage des lésions peu avancées et
l’optimisation de la prise en charge des patients et
des proches.
mise au point
Interdire les toxiques
La meilleure prévention pour éviter un cancer ORL
serait la suppression pure et simple du tabagisme.
Mais cela revient à déclarer la guerre au lobby tabagique : illusoire et impossible !
Quid de l’alcool ? Notre société moderne incite à
l’alcoolisation par tradition et nécessité sociale.
Les individus, en général, sont peu réceptifs à la
dangerosité de l’intoxication éthylique chronique,
car, le plus souvent, elle concerne l’Autre. De plus,
la notion d’excès de consommation d’alcool est très
subjective. Ensuite, le code du “bien boire” répond
à une réalité historique synonyme de civilité et de
convivialité. C’est un “lubrifiant social” (7). L’alcool
est un vecteur de connivence et de familiarité par la
levée d’inhibition qu’il engendre. Enfin, alcoolisation
rime aussi avec virilité. Ne pas boire agit comme un
processus de destitution : “ne pas être un homme”,
“être une femmelette”. Globalement, l’alcool favorise la sociabilité et rend sociable.
Cette lutte contre les toxiques est sans doute vouée à
l’échec. La solution n’est donc pas dans la prévention
primaire, ou, plus exactement, le soignant ne dispose
pas des bonnes armes pour cette guerre.
Dépistage
Il y a 50 à 70 nouveaux cas par an de cancer des
VADS pour 100 000 habitants, selon les départements. Ils sont à l’origine de 9 000 décès par an en
France, soit 12 % des décès par cancer. Ces cancers
représentent une menace importante pour la santé
publique, avec un taux de létalité élevé. Leur traitement représente un coût élevé, avec les hospitalisations itératives (lors du bilan, du traitement,
des récidives et des phases terminales) et la mise à
l’écart souvent définitive du sujet de la vie active (les
arrêts de travail, habituellement donnés pour une
période de 6 à 12 mois, sont souvent prolongés, pour
devenir finalement définitifs et mettre en invalidité
les individus). Enfin, la morbidité socio-économique
(isolement de la vie sociale, retrait de la société
de consommation, etc.) induite par l’intervention
mutilante est loin d’être négligeable. Les médecins
savent qu’un traitement précoce des cancers pourrait
permettre de surseoir à certaines amputations. Les
critères justificatifs d’un recours à un dépistage sont
clairement identifiés.
Cependant, la mise en place d’un tel programme ne
va pas sans soulever des questions. Un des problèmes
liés au dépistage réside dans la mobilisation
du sujet “cible”. S. Fagnani a démontré depuis longtemps dans ses travaux que les personnes qui se
rendaient au dépistage n’étaient pas celles exposées au risque le plus élevé ; en majorité, les sujets
qui ne venaient pas régulièrement consulter leur
médecin présentaient les risques les plus élevés
(17). Ce constat est d’autant plus vrai en cancérologie des VADS. Un autre effet pervers du dépistage
est le risque de médicalisation de la vie, qui est
source de iatrogénie, bien illustré par l’histoire
du frère d’un laryngectomisé total : cet homme
était persuadé d’être atteint comme son frère d’un
cancer de la gorge. Il consultait ainsi les ORL de la
région normande et avait subi plusieurs anesthésies
générales à la recherche d’un cancer qui n’existait
pas. Cet homme était devenu obsédé par la maladie
au point du suivre une thérapie psychiatrique. La
médecine l’avait “iatrogénisé”. La médicalisation
de la vie peut générer de nouvelles épidémies
insidieuses. Leurs développements silencieux
à l’insu des thérapeutes sont source de perturbations importantes pour la population. Elles
peuvent provoquer infirmité, impuissance et
angoisse, et résultent le plus souvent des soins
prodigués par les professionnels de la santé (18).
À la réflexion, le dépistage n’apparaît-il pas comme
un vœu utopique ?
Le cancer ne peut être guéri par la médecine technicienne seule. Puisqu’il est impossible d’interdire les
comportements à risque ou de prévenir, les médecins
se doivent de prôner une optimisation de la prise
en charge des patients. La solution est sans doute
dans l’effort collectif.
Améliorer la prise en charge des patients
et des proches
Cette amélioration nécessite de revoir nos techniques d’analyse, ou du moins de les compléter
pour optimiser la prise en charge des malades et
de leur famille. “Les études qui utilisent seulement des indicateurs objectifs n’apportent qu’une
contribution modérée à la compréhension de la
qualité de vie, telle qu’elle est vécue” (19). Nos
collègues des sciences humaines l’ont bien compris
et proposent une approche plus exhaustive de la
QdV. L’analyse de l’intégration de la maladie dans
le quotidien des patients élargit la vision médicale
centrée sur les descriptions physiques. Concernant les méthodes d’investigation, la posture la
plus empirique de “l’observation participante” a
La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 316 - janvier-mars 2009 | 13
mise au point
Qualité de vie des patients
en cancérologie ORL
droit de cité. Le travail systématique “de terrain”
garantit la valeur théorique du travail du chercheur.
L’approche ethnologique paraît idéale pour
comprendre l’Autre (20). Bien sûr, il pourra nous
être reproché notre subjectivité, qui semble mal
s’accorder avec les exigences scientifiques de cette
méthode de recherche. Néanmoins, nous devons
délibérément décider de faire fi de cette remarque
et, à l’instar de Claude Lévi-Strauss, de ne pas
refouler cette subjectivité, mais en faire, comme
il l’écrit, “un moyen de démonstration objective”
(21). Notre position privilégiée dans la relation
soignant-soigné nous octroie une dimension d’observateur participant très particulière, car nous
avons directement opéré, au sens propre et figuré,
sur le corps de l’Autre. L’important est de conserver
en permanence son identité d’ethnographe pour
respecter totalement son objet d’étude.
Certains chercheurs, comme les économistes,
pensent à de nouvelles approches pour appréhender
la QdV. Ils proposent de créer un index de QdV en
tenant compte de la valeur de l’autonomie individuelle (loi du 4 mars 2002 relative au consentement
éclairé du patient) ou des effets de l’adaptation des
sujets. C’est la théorie de la capabilité développée par
Amyrta Sen, économiste indien, prix Nobel d’économie en 1998. Très schématiquement, la recherche
s’appuie sur la capacité de l’individu à gérer et à
accepter sa situation. En pratique, il doit “apprendre
à se satisfaire de ce qu’il a plutôt que de se lamenter
sur ce qu’il ne peut avoir”. Avec cette vision, la QdV
apparaît davantage comme un état d’esprit qu’un
état de santé.
Conclusion
L’allongement de la durée de vie et l’exposition aux
facteurs toxiques environnementaux sont corrélés à
une augmentation du nombre de cancers. Les progrès
thérapeutiques ont permis un accroissement du gain
de vie, bien que la survie des patients atteints d’un
cancer ORL reste stable, avec des chiffres globaux
de 50 % de vivants à 5 ans. Certains soins sont aussi
donnés sans espoir de guérison. Dans ce contexte,
la mesure de la QdV apparaît d’autant plus comme
un impératif, un enjeu éthique et économique. Elle
doit être promue pour être encore plus reconnue. La
diversité des techniques d’approche semble incontournable et indispensable, et offre de nombreux
champs de recherche.
Remerciements à Madame Jacqueline Godet, directrice scientifique de la Ligue, pour son aide et son
soutien dans le cadre de l’appel d’offres 2007 sur
la thématique “cancer et proches”. ■
Références bibliographiques
1. Ringash J, Bezjak A. Use of quality-of-life assessment for nasopharyngeal cancer. Clinical Oncology
2006;18:725-7.
2. Gill TM, Feinstein AR. A critical appraisal of the quality of
quality of life measurements. JAMA 1994;272:619-26.
3. Millat B. Mesure de la qualité de vie comme critère de
jugement en chirurgie générale et digestive. In: Moatti JP
(éd). Recherche clinique, qualité de vie. Paris : Flammarion,
1996.
4. Ménoret M. Les temps du cancer. Paris : CNRS Éditions,
1999.
5. Goffman E. Stigmate. Les usages sociaux des handicaps.
Paris : Les éditions de minuit, 1975.
6. Wilkinson R. L’inégalité nuit gravement à la santé. Paris :
Éditions Cassini, 2002.
7. Babin E. La “découration” ou la qualité de vie après une
laryngectomie totale. Thèse de doctorat de sociologie,
université de Caen-Basse-Normandie, 2006.
8. Natvig K. Laryngectomees in Norway. Study N° 5: Problems of everyday life. J Otolaryngol 1984;13(1):15-22.
9. Terrell JE, Ronis DL, Fowler KE et al. Clinical predictors of
quality of life in patients with head and neck cancer. Arch
Otolaryngol Head Neck Surg 2004;130:401-8.
10. Desanto LW, Olsen KD, Perry WC et al. Quality of life
after surgical treatment of cancer of the larynx. Ann Otol
Rhinol Laryngol 1995;104:763-9.
11. Terrell JE, Fisher SG, Wolf GT for the Veterans Affairs
Laryngeal Cancer Study Group. Long-term quality of life
after treatment of laryngeal cancer. Arch Otolaryngol Head
Neck Surg 1998;124:964-71.
12. Mohide EA, Archibald SD, Tew M et al. Postlaryngectomy
quality-of-life dimensions identified by patients and health
care professionals. Am J Surg 1992;164:619-22.
13. Marty P. Dispositions mentales de la première enfance et
cancers de l’âge adulte. Psychothérapie 1988;4:177-82.
14. Babin E, Joly F, Vadillo M et al. Qualité de vie en cancérologie.
Application aux cancers des voies aérodigestives supérieures.
Ann Otolaryngol Chir Cervicofac 2005;122:134-41.
14 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 316 - janvier-mars 2009 15. Taylor JC, Terrel JE, Ronis DL et al. Disability in patients
with head and neck cancer. Arch Otolaryngol Head Neck
Surg 2004;130:764-9.
16. Vartanian JG, Carvahlo AL, Toyota J et al. Socioeconomic
effect of and risk factors for disability in long-term survivors
of head and neck cancer. Arch Otolaryngol Head Neck Surg
2006;132:32-5.
17. Fagnani S. Santé, consommation médicale et environnement. Problèmes et méthodes. Paris : Mouton, 1973.
18. Illich I. Némésis médicale. In: Œuvres complètes,
Volume 1. Paris : Fayard, 2003:696-7.
19. Najman JM, Levine S. Evaluating the impact of medical
care and technologies on the quality of life: a review critique.
Soc Sci and Med 1981;15F:107-15.
20. Paul AT. Le regard de l’ethnographe. Petite épistémologie
de la recherche sur le terrain. Mana 2002;10-11:253-76.
21. Lévi-Strauss C. Anthropologie structurale II. Paris : Plon,
1973.