"La revanche de l`homme du « printemps de Prague »" dans Le

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"La revanche de l`homme du « printemps de Prague »" dans Le
"La revanche de l'homme du « printemps de Prague »" dans Le Monde (25
novembre 1989)
Légende: Le 25 novembre 1989, le quotidien français Le Monde dresse le portrait d'Alexander Dubcek et
commente la réhabilitation politique de l'ancien leader du "printemps de Prague" de 1968.
Source: Le Monde. 25.11.1989. Paris: Le Monde. "La revanche de l'homme du « printemps de Prague »",
auteur:Tatu, Michel.
Copyright: (c) Le Monde
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http://www.cvce.eu/obj/la_revanche_de_l_homme_du_printemps_de_prague_dans
_le_monde_25_novembre_1989-fr-a5bd1b93-5fd6-4a11-801e-a2ea9b75fe97.html
Date de dernière mise à jour: 14/10/2015
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La revanche de l'homme du « printemps de Prague »
Difficile encore de dire si Alexandre Dubcek va se retrouver à la tête du parti, comme le réclament nombre
de manifestants à Prague, s'il succédera -quelle revanche ! -à son «fossoyeur» Gustav Husak à la présidence
de la République s'il regagnera son exil de Bratislava. Mais de toutes manières, le retour sur la scène de
l'homme du «printemps de Prague» est déjà un fait accompli.
Ce n'est que justice : à l'heure où, de Moscou à Budapest et à Berlin, le socialisme «rénové» cherche à se
réconcilier avec les valeurs universelles de l'humanité, Alexandre Dubcek fait tellement figure de précurseur
qu'il en devenait presque encombrant aux yeux de ses émules. Son slogan du «socialisme à visage humain»
s'est à ce point identifié avec le «printemps de Prague» que Mikhail Gorbatchev a dû en trouver d'autres
pour illustrer la politique pourtant identique qu'il a inaugurée vingt ans plus tard à Moscou.
Les liens entre les deux hommes, qui ne se sont pourtant jamais rencontrés, témoignent d'ailleurs de cette
ambigüité : alors qu'Alexandre Dubcek ne tarit pas d'éloges sur l'architecte de la perestroïka, M. Gorbatchev,
lui, évite d'autant plus le «sujet Dubcek» qu'il a été très lié dans le passé avec un autre artisan du printemps
de Prague, son camarade d'études à l'université de Moscou Zdenek Mlynar. Une fréquentation douteuse
pendant toute la période Brejnev, au point qu'aujourd'hui encore Nina Andreeva, la fameuse avocate des
staliniens soviétiques, continue d'en accuser le président de l'URSS.
On reproche aujourd'hui à Alexandre Dubcek d'avoir accompagné le printemps de Prague plutôt que de
l'avoir provoqué. Ce n'est pas tout à fait exact. Dès octobre 1967, au cours d'un plénum du comité central
tchécoslovaque qui ouvrit le procès contre Novotny, l'inamovible dirigeant d'alors à Prague, celui qui n'était
encore que le chef du parti en Slovaquie lançait contre «le conservatisme et le sectarisme» une charge dont
l'actualité s'est encore renforcée avec le temps. Bien sûr, Alexandre Dubcek se présentait en défenseur du
socialisme. Mais, ajoutait-il, «nous ne pouvons nous satisfaire d'une attitude défensive, car c'est là que
peuvent se cacher les semences de la stagnation et du conservatisme (...). Ni les émigrés ni les agents
impérialistes ne peuvent créer pour nous de problèmes majeurs : nous ne devrions pas leur faire l'honneur
d'une propagande si puissante, imméritée et pour nous néfaste.»
Saluons au passage le dénonciateur prophète d'une «stagnation» qui venait à peine de commencer à Moscou.
Brejnev en était d'ailleurs si peu conscient -il n'avait pas encore inventé la doctrine qui porte son nom -qu'il
donnait son feu vert aux réformateurs de Prague : «C'est votre affaire», lançait-il en décembre 1967,
abandonnant Novotny à son sort.
Alexandre Dubcek va diriger le parti tchécoslovaque de janvier 1968 à avril 1969 : quinze mois qui font date
dans l'histoire du communisme mondial en tant que premier exemple -et le seul encore jusqu'à nouvel ordre
-de perestroïka réussie : contrairement à ce qui s'est passé en Hongrie en 1956, les communistes restent aux
commandes, aucun autre parti politique ne fera son apparition à Prague en dehors du PC et de ses satellites
traditionnels, personne ne remettra en cause, malgré tout ce qu'en dira la propagande brejnévienne, le
socialisme ou l'appartenance au pacte de Varsovie. M. Gorbatchev aimerait, aujourd'hui, avoir affaire à des
alliés d'aussi bonne composition...
Le « bon garçon «
Alexandre Dubcek va d'ailleurs rester de bonne composition jusqu'au bout. La plupart des historiens du «
printemps de Prague « lui reprochent aujourd'hui son côté « bon garçon «, son indécision face aux pressions
du pacte de Varsovie, son refus d'envisager une défense même non violente, la passivité avec laquelle il se
fait cueillir, lui et son équipe, par les militaires soviétiques au petit matin du 21 août 1968, les pleurs
démobilisateurs avec lesquels il invite ses concitoyens, à son retour à Prague, à se soumettre au diktat de
Moscou.
Il faut dire que cet humaniste est resté un communiste, membre du parti depuis 1939 (à dix-huit ans),
profondément attaché à cette URSS dans laquelle il a passé seize ans au total (avec sa famille jusqu'en 1938,
et à nouveau entre 1955 et 1958, à l'école supérieure du parti à Moscou) et dont il parle parfaitement la
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langue. Brejnev va utiliser à fond toutes les faiblesses de cet « homme de bonne volonté « égaré au royaume
des cyniques.
Encore aujourd'hui, pas mal de dissidents tchèques de la nouvelle vague reprochent à Alexandre Dubcek sa
docilité pendant la longue période de « normalisation « qui prend fin aujourd'hui. Nommé ambassadeur à
Ankara pour quelques mois à la fin de 1969, il est exclu du comité central, puis du parti, en 1970, et prend
un « petit boulot « de bureaucrate à la direction des parcs à Bratislava. Certes, il reste fidèle à son
programme de 1968, mais sans prendre part aux actions militantes qui conduiront beaucoup de ses partisans
en prison.
Il est vrai qu'il est trop étroitement surveillé pour cela : ce n'est qu'en avril 1987, peu après une visite de M.
Gorbatchev à Prague, que les policiers cessent de monter la garde devant son domicile de Bratislava. De
toutes manières, Alexandre Dubcek préfère écrire aux dirigeants de Prague, mais aussi de Moscou, pour
demander sa réhabilitation et sa réintégration dans le parti. Ce n'est qu'il y a un an, en novembre 1988, qu'on
l'a autorisé à sortir à l'étranger (une fois seulement) pour recevoir un titre de docteur honoris causa à
l'université de Bologne.
La réhabilitation -inévitable aujourd'hui ou plus tard -d'Alexandre Dubcek aura en tout cas pour résultat de
libérer l'historiographie soviétique du dernier tabou qu'elle s'imposait peu ou prou jusqu'à présent :
L'écrasement du « printemps de Prague « par l'armée rouge en Tchécoslovaquie était l'un des tout derniers
épisodes du passé qu'il n'était pas possible de juger pour ce qu'il a été : un des épisodes les plus honteux de
la période de « stagnation ».
TATU MICHEL
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