CHAPITRE 1 Séquence 1 Débuts de romans

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CHAPITRE 1 Séquence 1 Débuts de romans
Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1
CHAPITRE 1 Séquence 1
Débuts de romans : l’entrée en scène du héros du xviie au xxie siècle
p. 52
Problématiques : Comment le personnage se construit-il au fil du roman ? Quels sont les différents
types de personnages romanesques ?
Éclairages : Les extraits des romans qui constituent ce groupement de textes sont des incipit, seuil du
roman où se lisent les premiers éléments constitutifs de la fiction, où s’établit le cadre spatio-temporel de
l’histoire et où entrent en scène le ou les premiers personnages. La problématique de ce groupement de
textes qui s’échelonne du xviie siècle au xxie siècle consiste à interroger les circonstances de la présentation de ces héros révélateurs de l’histoire qui va se jouer. Au cœur du pacte de lecture, la première rencontre avec le héros permet au lecteur de construire une première représentation de l’œuvre, de son
contexte et de son orientation interprétative.
Texte 1 – Paul Scarron,
Le Roman comique (1651‑1657) p. 52
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Relever les éléments caractéristiques
d’un incipit.
–– Repérer la dimension parodique du Roman
comique.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
L’entrée dans l’univers du roman
La longue métaphore filée qui indique le moment où
l’histoire commence, la mi-journée (« le soleil avait
achevé plus de la moitié de sa course », l. 1) inscrit le
récit dans un registre épique. Dieux, personnages
chevaleresques et êtres fantastiques pourraient
peupler et animer cet univers. Cette image grandiloquente laisserait donc penser à un récit héroïque si,
très vite, l’auteur ne venait lui-même apporter malicieusement les clés de cette entrée parodique :
« Pour parler plus humainement et plus intelligemment, il était entre cinq et six quand une charrette
entra dans les halles du Mans » (l. 7‑8). Le char du
soleil qui avait contribué à construire le registre
épique, renforcé par l’évocation des chevaux, « ils
ne s’amusaient qu’à faire des courbettes » (l. 4‑5), se
transforme brusquement en charrette, un moyen de
transport bien trivial et commun qu’on imagine brinquebalant car tiré par « quatre bœufs fort maigres »
(l. 9), ce que renforce aussi l’évocation des « halles »
(l. 8) dans lesquelles elle pénètre, un univers finalement réaliste situé avec précision, au Mans.
L’entrée en scène des personnages
On évoque d’abord l’attelage et le contenu de la
charrette. Les personnages sont ensuite identifiés de
la façon la plus neutre correspondant à un regard
extérieur ; il y a là « une demoiselle » (l. 13), « un jeune
homme » (l. 14), « un vieillard » (l. 28), trois personnages caractérisés de manière contrastée par leur
apparence et leurs vêtements, entre ville et campagne pour la jeune fille, entre misère et bonne mine
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pour le jeune homme et, bien que décente, dans une
grande pauvreté pour le vieillard. Mis en relation avec
le titre et le thème de ce premier chapitre, ces trois
personnages correspondent aux rôles convenus de
la comédie représentés par le couple des jeunes
amoureux et le vieillard qui s’oppose à leurs projets.
De ces trois personnages, celui du jeune homme est
le plus développé. Son portrait est très construit, partant de son visage caché par « un grand emplâtre »
jusqu’à ses pieds chaussés de « brodequins à l’antique ». L’énumération de chaque partie de son corps
donne lieu à des précisions sur ses vêtements, en
piteux état, et ses accessoires qui nous renseignent
sur ses activités précédant le moment de cette histoire : les oiseaux qu’il porte en bandoulière pourraient être le résultat d’activités de braconnage
« pies, geais et corneilles » (l. 17), l’emplâtre pourrait
empêcher qu’on le reconnaisse ou soigner des mauvais coups reçus, à moins qu’il ne s’agisse de restes
de maquillage, et enfin, ses brodequins crottés disent
qu’il a battu la campagne par tous les temps. Tous les
détails de ses vêtements, leur caractère disparate,
composite, la pauvreté des matières et le mauvais
état de l’ensemble disent encore l’extrême pauvreté
de la petite troupe. Ce portrait cocasse pourrait être
le symbole du comédien qui emmène avec lui ses
rôles et sa vie. Le narrateur semble vouloir partager
avec son public un regard amusé sur sa narration,
l’inscrivant, comme on l’a vu, dans un univers épique
pour rapidement passer à un registre burlesque et
contrasté : les oppositions qui se succèdent sont
pour la plupart nettement comiques et l’exagération
en est un ressort fréquent. Non content de cette
connivence, il interpelle à travers ses commentaires
son lecteur : « Pour parler plus humainement et plus
intelligemment… » (l. 8) ; « Quelque critique murmurera de la comparaison à cause du peu de proportion
qu’il y a d’une tortue à un homme ; mais j’entends
parler… » (l. 32‑33) ; « je m’en sers de ma seule notoriété. Retournons à notre caravane. » (l. 33‑34). En
s’adressant ainsi au lecteur, il fait de lui son complice,
mais il lui signifie également sa liberté de ton et lui
donne en quelque sorte ses règles du jeu.
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Français 1re – Livre du professeur
Un univers théâtral
Dès le titre le lecteur sait qu’il s’agit ici d’une troupe
de comédiens. Chacun de personnages est vêtu
des costumes des rôles qu’il peut interpréter, tenues
disparates qui disent leur pauvreté aussi. D’autres
détails évoquent les toiles peintes qui servent de
décors tandis que coffres et malles doivent être
emplis de costumes et d’accessoires. La comparaison des brodequins du jeune premier donne lieu à
l’évocation des cothurnes des acteurs de l’Antiquité.
Enfin le vieil homme porte une basse de viole qui
doit accompagner des intermèdes musicaux. Tout
ici permet de restituer l’univers du théâtre et annoncer une représentation qui devrait avoir lieu dans les
halles du Mans où arrivent les comédiens.
Synthèse
L’arrivée de cette petite troupe de comédiens est en
soi un spectacle de comédie. Sur fond des halles du
Mans, les personnages « entrent en scène » dans
des costumes inattendus pour un spectacle imprévisible pouvant tenir à la fois de la farce et de la
tragédie.
C ONJ U G A I SON
Les verbes « eussent voulu » et « eusse achevé »
sont conjugués au plus-que-parfait du subjonctif.
Ce temps et ce mode sont employés ici pour marquer dans des subordonnées de condition, dans
une langue littéraire, l’irréel du passé.
S ’ E N T RAÎ N ER À L’É CR I T UR E D ’I NV E N TI ON
Il faudra absolument que les élèves respectent les
indices spatio-temporels du récit d’origine, et veillent
à situer le récit au xviie siècle : on les mettra en garde
contre les anachronismes. On valorisera les textes
sinon comiques, du moins humoristiques, et particulièrement les copies qui auront aussi plagié les
récits héroïques (par exemple les épithètes homériques). On les invitera à être plus particulièrement
attentifs aux descriptions.
Texte 2 – Denis Diderot,
Jacques le Fataliste (1796) p. 54
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Distinguer des modalités énonciatives.
–– Déterminer les codes et conventions
de l’écriture romanesque.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
« Jacques ». En attestent les nombreuses questions
introductives adressées par le lecteur au narrateur
« Comment s’appelaient-ils ? » (l. 2) auquel ce dernier répond avec une grande désinvolture : « Que
vous importe ? » (l. 2). La désignation « Le Maître »
introduit un rapport hiérarchique entre lui et Jacques,
que l’on devine être son valet. Rapport validé par le
tutoiement qu’il lui adresse et le vouvoiement qui lui
est retourné. La discussion que le lecteur surprend
après les quelques lignes de présentation des personnages lui permet de reconstituer l’histoire de
Jacques : le valet, bien nommé « le Fataliste » s’est
enrôlé dans un régiment après une dispute violente
avec son père. Il a ensuite participé à la célèbre
bataille de Fontenoy, et y a reçu un coup de feu dans
le genou. Tous ces événements le conduiront aux
amours dont on attend qu’il raconte l’histoire. Les
événements sont racontés chronologiquement avec
la plus grande concision comme le souligne la litote :
« il prend un bâton et m’en frotte un peu durement
les épaules » (l. 16). Le Maître a deux attitudes très
opposées : tout d’abord, une attitude bienveillante
animée par l’envie de savoir, de découvrir l’histoire
des amours de son valet, puis une attitude violente
telle qu’elle pouvait exister alors entre maître et
valet : « une colère terrible et tombant à grands
coups de fouet sur son valet… » (l. 41-42). Cette
ambivalence est tout à fait conforme à ce que nous
montre la comédie.
Le brouillage des genres
L’histoire de Jacques et de son Maître tient à la fois de
la comédie, un genre facilement repérable à la mise
en page, à la désignation des personnages et aux dialogues, comme on peut le lire des lignes 6 à 36. Cette
très courte scène introduit un récit au passé : « L’aube
du jour parut » (l. 53). Ce récit lui-même est fréquemment interrompu par des adresses directes du narrateur au lecteur faites au présent d’énonciation : « Vous
voyez, lecteur… » (l. 45). Jacques, comme l’indique le
titre du roman, semble adepte de la philosophie fataliste. Selon lui et son capitaine, tout ce qui arrive
devait arriver, laissons faire le destin. Cette philosophie qu’on nommera quelques années plus tard
déterministe énonce un principe universel de causalité : ainsi, c’est parce qu’il a reçu une balle dans le
genou qu’il a rencontré l’amour. Et s’il reçoit des
coups de son maître, c’est qu’il devait les recevoir :
« Celui-là était apparemment encore écrit là-haut… »
(l. 43-44). Le goût pour la litote de Jacques, la stichomythie du dialogue et l’enchaînement rapide et mécanique des actions qui construisent son destin, comme
celui du Candide de Voltaire, concourent à rendre le
texte drôle jusqu’à l’ironie.
Un couple de personnages
Les pouvoirs du narrateur
On ne sait, en fait, quasiment rien des deux personnages en présence que l’on appelle « Le Maître » et
Dès les premières lignes, répondant aux questions
légitimes d’un lecteur qui s’engage dans une histoire
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1
(« Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? »),
par une sorte d’indifférence, voire de mépris, « Que
vous importe ? » (l. 2), le narrateur prend le risque de
voir ce lecteur le quitter. Un risque bien calculé car
c’est précisément cette distance ironique feinte qui
pique la curiosité de ce même lecteur. Le narrateur
joue avec lui de son pouvoir sur les personnages et
leur histoire, « 
Qu’est-ce qui m’empêcherait de
marier le maître et de le faire cocu ? » (l. 48-49). Il
veut faire le récit des amours de Jacques en évoquant nombre de scénarii possibles, des clichés
romanesques attendus, qu’il réfère au genre du conte
où, en effet, tout est permis : « Qu’il est facile de faire
des contes ! » (l. 50-51). C’est donc dans la catégorie
du conte que Diderot inscrit le début de son récit, un
conte philosophique qui pourrait interroger le fatalisme, ce qui explique cet incipit inattendu où ce sont
les possibles du récit qui sont interrogés. Tout semble
vraiment commencer ensuite quand le narrateur
redonne la parole à Jacques qui pourra enfin faire
entendre son récit à un lecteur impatient.
Synthèse
Cet incipit se démarque des entrées en scène traditionnelles des héros romanesques. Le mélange des
genres, entre théâtre et récit, les nombreuses interpellations facétieuses du narrateur au lecteur
semblent construire un genre inattendu, très inhabituel, livrant, en quelque sorte, les personnages et le
lecteur à eux-mêmes.
G R A MMA I R E
Deux modalités énonciatives se succèdent dans cet
incipit : un récit canonique faisant alterner le passé
simple pour construire les actions du récit et l’imparfait pour représenter l’arrière-plan de la narration, à
l’exemple des lignes 37 à 40. Mais le narrateur interpelle également son lecteur dans l’actualité du
temps de l’énonciation utilisant alors des formes du
présent : « vous voyez lecteur que je suis en beau
chemin et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire
attendre… » (l. 45‑46). Le texte intègre également
des insertions de dialogue théâtral, formes du discours qui coïncide aussi avec le moment de l’énonciation (l. 6‑36).
S ’ E N T R A Î NE R À L A DI SSE RTAT I O N
On pourra proposer aux élèves de rappeler comment la tradition romanesque traite le personnage
(on les renverra aux repères littéraires), puis ils utiliseront leurs réponses aux questions 4 à 7.
Texte 3 – Choderlos de Laclos,
Les Liaisons dangereuses (1782) p. 56
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Recomposer les éléments constitutifs
d’un incipit implicite.
–– Dégager le portrait de l’épistolière.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Une situation initiale à recomposer
Le roman épistolaire doit construire son cadre narratif au travers d’informations données de manière
incidente dans le cours de la lettre. C’est l’enjeu de
la lecture de cette première lettre du roman : le lecteur doit y retrouver toutes les informations lui permettant d’entrer dans la fiction. Il s’agit d’abord de la
situer dans une période. Les marques du xviiie siècle
sont lisibles d’abord dans l’évocation « des bonnets », « pompons » et « parures » et surtout dans
l’énoncé des occupations de la narratrice révélant
les caractéristiques d’une vie très mondaine, d’un
milieu très aisé : les occupations de la jeune fille
– « harpe », « dessin », « lecture », sa soumission
aux codes sociaux (l’obéissance à sa mère, les obligations pour les repas, les heures de rencontre programmées avec sa mère…) et enfin la présence de
domestiques (« J’ai une femme de chambre à moi »,
l. 8). Il s’agit aussi de recomposer l’action : la narratrice a quitté le couvent où elle a reçu une éducation
stricte et elle ne peut donc communiquer que par
lettre avec son amie Sophie restée, elle, dans ce
même couvent. De l’éducation très stricte du couvent, Cécile est passée à une relative liberté qu’elle
apprécie tout particulièrement. Elle peut même avoir
son coin secret dans un « secrétaire très joli » (l. 9),
elle peut vaquer à ses occupations, lire, dessiner,
jouer de la musique sans crainte d’être grondée ;
mais elle peut aussi ne rien faire. Dans cette nouvelle
vie, Cécile Volanges semble attendre avec impatience le moment où on lui présentera – autre caractéristique de l’époque 
– son futur époux, « 
le
Monsieur » tant attendu (l. 27). Les relations qu’entretient Cécile Volanges avec sa mère lui conviennent
parfaitement : elle discute avec elle, lui laisse des
libertés. Cécile est même étonnée et ravie d’être
consultée « sur tout » (l. 7). La jeune fille passe ainsi
d’une stricte sujétion à une certaine autonomie, celle
de la jeune fille à marier qui doit apprendre à se comporter dans le monde dans lequel elle fait son entrée.
Un type de personnage
Le couvent est un milieu fermé où les jeunes filles
doivent rester jusqu’à leur mariage pour y être
éduquées, y apprendre leur rôle ou plutôt leurs
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devoirs de femme. Elles y apprennent entre autre la
musique et le dessin et pratiquent la lecture. Les
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Français 1re – Livre du professeur
pensionnaires doivent subir la sévérité constante
des sœurs « Mère Perpétue n’est pas là pour me
gronder » (l. 15). En revanche, les relations entre les
jeunes filles semblent sereines, voire détendues « je
n’ai pas ma Sophie pour causer et pour rire »
(l. 16‑17) et peuvent aller jusqu’à des liens très forts
« Je t’aime comme si j’étais encore au couvent »
(l. 53). La scène du cordonnier nous révèle l’impatience qui anime Cécile Volanges de découvrir celui
qu’on lui aura choisi comme mari. Et c’est de cette
impatience que naît le quiproquo de cette scène. Ce
monsieur inconnu d’elle arrive en carrosse, on la fait
demander… « Si c’était le Monsieur ? » s’interroget-elle déjà (l. 27). Il est bien vêtu, a de bonnes
manières et tient des propos dont l’ambiguïté ne
font qu’ajouter au trouble de la jeune fille : « voilà
une charmante Demoiselle, et je sens mieux que
jamais le prix de vos bontés » (l. 37‑38). De plus, il
tombe à ses genoux comme le ferait un prétendant !
Elle tire de sa méprise et de la honte qu’elle a éprouvée, une leçon pour l’avenir : il faudra désormais
aborder les rencontres futures avec calme et mesure.
Le personnage de Cécile Volanges est représentatif
du personnage de « la jeune fille innocente » qui a
tout à découvrir de la vie et qui aspire à la rencontre
amoureuse qui l’emmènera vers sa vie d’adulte.
Gommer la fiction
Tout semble authentique dans cet échange épistolaire : la correspondance est motivée puisqu’elle
semblait promise « je tiens parole » (l. 1) ; les liens
avec la destinataire, Sophie, leur passé commun
sont rappelés ; le ton de la confidence entre jeunes
filles complices est partout présent. Figure même un
post-scriptum évoquant l’envoi de la lettre qui
semble attester de la réalité de l’échange. Ce discours différé caractéristique du genre épistolaire
renforce pour le lecteur l’illusion de réel. L’échange
est au présent, saisissant les faits dans leur actualité ; l’interlocutrice est constamment interpellée
sous des formes marquant des liens affectifs forts
« ma Sophie » (l. 16), « Ta pauvre Cécile » (l. 42) ; le
scripteur livre ses réactions, ses sentiments « combien j’ai été honteuse » (l. 48-49). L’ensemble donne,
en fait, une vraie lecture du personnage : une jeune
fille dans toute son innocence, impatiente de rentrer
dans sa vie d’adulte, de connaître l’amour.
Synthèse
Cette première lettre des Liaisons dangereuses
donne à découvrir l’autoportrait spontané et sincère
de la jeune ingénue qui va devenir la proie des deux
libertins du roman de Laclos. Le caractère primesautier de Cécile, sa naïveté, sa spontanéité se lisent
dans le désordre de son récit, les interruptions de
la rédaction et les changements de registres qui
disent la variété et la force de ses émotions nouvelles. Le lecteur séduit et amusé par la vivacité du
personnage, sa vitalité et son désir de bonheur entre
vite dans l’histoire de Cécile et de ses amours à
venir.
GR AMMAI R E
« sans les apprêts que je vois faire […] je croirais
qu’on ne songe pas à me marier… ». Le groupe prépositionnel peut être reformulé ainsi : « Si je ne
voyais pas ces apprêts, je croirais… ».
S’E N TR AÎ N E R AU C OMME N TAI R E
On conseillera aux élèves de se reporter aux questions 5 et 6, et à la synthèse.
Cinéma –
Débuts de films : deux partis pris
p. 58
Roger Vadim, Les Liaisons
dangereuses 1960 (1959)
Roger Vadim (1928-2000) réalise une adaptation des
Liaisons dangereuses en 1959. À sa sortie, le film fait
scandale et se voit interdit. La Société des Gens de
Lettres impose l’ajout « 1960 », jugeant l’adaptation
trop éloignée du roman pour porter le même nom.
Les photogrammes de cette double page présentent
le générique et le début de la scène d’introduction.
En choisissant une partie d’échecs comme fond de
générique, où seuls des détails de l’échiquier (plateau de cinéma), sont donnés à voir, Vadim propose
une métaphore du roman. Dans Les Liaisons dangereuses nous avons affaire à un jeu de stratégie où
chaque pion avance, recule, est bloqué, battu. Et
cette partie tourne mal puisqu’il y a échec et mat au
roi et à la reine…
Le noir du jeu devient signifiant : l’entrée par la reine
noire (photogramme 1) indique que la Marquise de
Merteuil sera au centre de l’intrigue ; l’image du nom
de Jeanne Moreau s’inscrit alors dans une case
noire (photogramme 2). Enfin, arrive, en superposition sur l’échiquier, le titre avec cette précision
« Adaptation libre inspirée du roman de… ». Vadim
avertit le spectateur que son choix ne sera pas illustratif (photogramme 3).
Pendant le générique, si l’image ne permet pas de
soupçonner quel type d’adaptation nous allons voir,
la bande son étonne et nous donne un indice : point
de musique du xviiie siècle, mais un jazz très contemporain du film. Thelonius Monk et Art Blakey jouent
aussi bien avec dissonance qu’avec harmonie.
En deux minutes trente, nous assistons à une véritable leçon de cinéma : travelling, zoom avant ou
arrière, basculement du point de vue, plongée, montage en cut, superposition, fondu enchaîné, importance de l’accompagnement musical qui accentue
l’étrangeté de ce parti pris, la partie a commencé.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1
La liaison avec la narration se fait dans un fonduenchaîné très subtil. Vadim opère un zoom arrière
vertical sur l’échiquier renforçant l’idée d’une partie
en train de se jouer, puis cette image disparaît progressivement pour laisser place à une vue en plongée surplombant une pièce où se déroule une soirée
(vue d’avion peu logique). Les pions sont transformés en invités, le plateau de jeu en carrelage dans
l’entrée, le passage de l’échiquier à la vie se faisant
par la porte ouverte (photogramme 5).
Après un basculement de la caméra pour retrouver
un angle de vue dans le champ de la soirée, Vadim
imagine un stratagème pour que nous puissions
entendre des fragments de dialogues entre les invités, qui s’avèrent être des commentaires sur le
couple qui invite. Le plateau de service, objet insignifiant en soi (photogramme 6), devient un accessoire essentiel. Tel un micro caché, il se promène
d’un groupe à l’autre espionnant les conversations,
morceaux de puzzle qui construisent petit à petit
une image des Valmont.
Comme dans le roman de Laclos, où il faut attendre
la deuxième lettre pour connaître le premier échange
entre Merteuil et Valmont, cette scène crée un effet
de suspense pour le spectateur, qui a hâte de
connaître les protagonistes.
La caméra, par un effet de champ-contre champ,
quitte le regard d’une jeune invitée qui fixe les Valmont pour se poser sur l’objet de son étonnement.
Vadim nous les présente en majesté, de manière
théâtrale : filmés en plan moyen, ils occupent le
cadre, debout, conversant entre eux (photogramme 7). La contre plongée et le regard de
l’homme, à gauche, fixé sur eux, accentuent cette
impression. Ils sont placés dans ce qui semble être
l’intérieur d’un bow-window, isolés, se donnant en
spectacle, face à leurs invités. Par la mise en scène
de cette apparition, Vadim ne laisse-t-il pas entendre
que les Valmont seront toujours en représentation ?
P R OL ONG E ME NT
La dissonance est un terme musical où l’harmonie
classique n’est pas respectée. Elle peut donner l’impression de stridence, de grincement, de heurt.
Peut-on appliquer ce terme à d’autres formes d’expression ? En peinture, il arrive parfois de parler de
couleurs dissonantes pour les mêmes raisons qu’en
musique.
Peut-on parler de dissonance en littérature ? Par
analogie, un texte où l’auteur introduit in abrupto un
passage, une phrase, un mot d’un registre, d’un
style éloigné de celui de l’œuvre ne répond-il pas à
ce qualificatif ? Toutefois, c’est en allant du côté
des surréalistes que nous pouvons appréhender
cette correspondance avec plus d’aisance, par les
rencontres fortuites, le choc entre des réalités,
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l’intrusion ou l’association d’images étranges voire
étrangères :
« […]
Ma femme aux doigts de hasard et d’as de cœur
[…]
Ma femme au dos d’oiseau qui fuit vertical
[…] »
André Breton, « L’Union libre », Clair de terre
(p. 264 du manuel)
Stephen Frears,
Les Liaisons dangereuses (1988)
En 1988, Stephen Frears (1941-) réalise une adaptation du roman de Choderlos de Laclos qui respecte
l’époque, les intrigues et le statut des personnages.
Le générique court sur des mains en gros plan qui
décachettent une lettre, puis montre le montage
alterné de la préparation de la Marquise de Merteuil
et du Vicomte de Valmont.
Ce prologue purement cinématographique ne renvoie à aucun passage du roman : il aide à cerner le
statut et le caractère des deux protagonistes qui
sont mis sur le même plan. Ce sont des seigneurs
qui s’apprêtent à conquérir le monde.
Le montage alterné nous introduit alternativement
dans la chambre de la Marquise et dans celle du
Vicomte ; il propose un parallèle sur les rituels de
préparation de l’un et de l’autre. Ce choix permet
d’emblée d’établir des similitudes : le luxe, la transformation, mais aussi des différences.
En effet, à la première image de cette alternance, le
visage de la Marquise apparaît dans un miroir sans
fard ; un léger sourire ironique le traverse (photogramme 2). Elle est seule, interroge son miroir et
semble satisfaite de son image. Le Vicomte nous
offre l’image de sa main dans un geste précieux
(photogramme 3). Nous assistons à des préparatifs
comme ceux que font des combattants avant la
bataille, ou des comédiens avant d’entrer en scène.
Les armes de défense sont aussi des armes de
séduction : maquillage, perruque, atours.
Chez les deux personnages, nous avons une mise à
distance du spectateur : aucun des deux ne fait
face. Est-ce le refus d’être vu sans apprêt ? ou l’annonce de leur duplicité ?
Nous sommes transformés en voyeurs en pénétrant
dans les coulisses de la tragédie qui va se jouer.
Aucune parole n’est échangée entre les personnages et leurs domestiques, les ordres se donnent
par gestes. Ils sont ainsi au centre d’un petit monde
qui leur semble dévoué. Les bruitages ou sons intradiégétiques (dont la source est dans l’image)
apportent une note de réalisme, tandis qu’un arrangement d’après un concerto de Vivaldi accompagne
la séquence et contribue à en accélérer le rythme
jusqu’à l’apothéose : l’apparition de la Marquise,
puis du Vicomte prêts à s’affronter et à affronter le
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Français 1re – Livre du professeur
monde. Ils sont face caméra, occupent le cadre et
nous regardent : le spectacle peut commencer.
P ROL ONG E MEN T S
➤➤ La partie épistolaire du roman débute par une
lettre de Cécile Volanges à une compagne de couvent, et se poursuit par un échange entre la Marquise et le Vicomte. La naïveté, l’ingénuité de Cécile
sont mis en avant, tandis que les deux films mettent
en exergue le couple formé par Merteuil et Valmont.
Les cinéastes semblent tenir les autres personnages
comme secondaires, mais nécessaires pour accompagner le dessein et le destin de la Marquise et du
Vicomte.
➤➤ Dans le cadre de l’adaptation d’un texte littéraire
au cinéma, plusieurs partis pris sont possibles. Les
plus courants sont l’adaptation fidèle, puis l’adaptation libre qui peut être également fidèle mais qui propose une transposition et un changement de langue
et/ou de structure.
L’adaptation d’un roman épistolaire ne peut qu’être
libre : il y a nécessairement un travail de réécriture et
de mise en image, faisant en grande partie abstraction de la polyphonie du roman.
Stephen Frears, en respectant l’époque, les décors,
le statut social des personnages, reste fidèle à
Laclos.
Vadim choisit un tout autre point de vue. Il transpose
l’histoire deux siècles plus tard pour le rendre
contemporain. Le travail d’adaptation s’en trouve
complexifié. D’un milieu aristocratique, nous passons à la grande bourgeoisie des années 1960. Les
palais se transforment en vastes appartements parisiens, le séjour dans un château à la campagne en
séjour de ski à Megève, station très prisée par la
bourgeoisie de l’époque. Aidé par Roger Vaillant,
Vadim a su donner une vraie cohérence à cette
transposition très controversée à l’époque de sa
sortie par ceux qui n’admettaient pas le changement
d’époque, les gens de lettres, et par ceux qui refusaient l’étalement de la débauche et des mœurs dissolues de leurs contemporains à l’écran.
Texte 4 – Gustave Flaubert,
L’Éducation sentimentale (1869) p. 62
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Analyser les effets de la focalisation.
–– Lire le portrait du jeune héros romantique.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Une histoire inscrite dans le réel
L’univers décrit réfère à des lieux géographiques et
des sites véritables, identifiables par tout lecteur :
« le quai Saint-Bernard » (l. 2), « l’île Saint-Louis, la
Cité, Notre-Dame » (l. 14-15). Cette illusion réaliste
est renforcée par une référence temporelle très précise : « Le 15 septembre 1840, vers six heures du
matin » (l. 1). Les activités sur les quais, les bateaux
à vapeur terminent cette immersion dans l’univers du
xixe siècle, situé et daté. Cette inscription historique
et géographique se double d’effets de réel repérables dans le second paragraphe qui est à la fois
descriptif et énumératif. Il s’agit d’une accumulation
presque exclusivement bâtie sur une succession de
brèves propositions indépendantes juxtaposées,
séparées par un point-virgule qui, entremêlant sons
et images, donnent une impression de fourmillement, d’intense agitation qui immergent lecteur et
personnages dans un cadre très réaliste, très visuel
où, jusqu’aux choses, tout bouge et vit : « les colis
montaient » (l. 5), « le tapage s’absorbait » (l. 5-6).
Après le départ du bateau, c’est le paysage qui
devient le cœur de l’action : « grèves de sable »
(l. 27), « remous des vagues » (l. 28), « les brumes
errantes » (l. 29), « le cours de la Seine » (l. 30), « la
rive opposée » (l. 31) sont autant de groupes nominaux qui, dans des rythmes proches de quatre ou
cinq syllabes, traduisent la lente et constante avancée du bateau que renforcent les allitérations en [r] et
[l]. L’irruption du passé simple, inhabituelle dans un
texte descriptif, traduit un paysage en mouvement
correspondant à la vision du passager : le paysage
se transforme au fur et à mesure que le bateau
avance. Devenu sujet du récit, il dévoile le regard du
personnage principal perdu dans sa contemplation.
Portrait du personnage principal
La fiche d’identité du personnage peut s’établir
ainsi :
–– son nom : Frédéric Moreau ;
–– son âge : 18 ans ;
–– son origine sociale : humble, sa mère espère
un héritage (l. 19) ;
–– son passé récent : « nouvellement reçu
bachelier »  (l. 16) ;
–– ses projets : « faire son droit » (l. 18).
En dehors de ses « longs cheveux » (l. 11), rien n’est
dit du portrait physique du personnage. Il doit être
avide de poésie et de culture comme le laissent penser son regret de ne pouvoir séjourner dans la capitale ou encore l’évocation de sujets de tableaux. Il
semble quelque peu rêveur, voire mélancolique ;
mais aussi empressé, impatient de voir aboutir ses
projets, ses « passions futures » (l. 33).
Le narrateur et son personnage
Le personnage est d’abord identifié comme « un
jeune homme de dix-huit ans » (l. 11), puis clairement nommé de façon distanciée « M. Frédéric
Moreau » (l. 16) et, enfin, désigné par son prénom
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1
« Frédéric » (l. 33). L’approche du personnage est
construite selon une gradation notable qui nous
conduit du quasi-anonymat à une réelle proximité
autorisant l’usage du seul prénom « Frédéric ». Le
personnage est donc d’abord construit selon une
focalisation externe : « Un jeune homme… auprès
du gouvernail, immobile » (l. 11-12), puis une focalisation zéro où l’omniscience du narrateur permet de
révéler d’où il vient, où il va… et, enfin, une focalisation interne permettant de découvrir pensées et sentiments : « Frédéric pensait à la chambre… à des
passions futures. Il trouvait que… » (l. 33‑34). Ces
variations donnent au lecteur, en changeant les
approches, une image complète du personnage.
Ainsi le narrateur porte-t-il sur son personnage un
regard qui varie au fil du texte : d’abord extérieur, il
devient omniscient et permet au lecteur de découvrir le personnage dans tous ses aspects, de
construire avec lui une véritable proximité.
Synthèse
Frédéric Moreau apparaît ainsi, dès l’incipit, comme
le héros du roman autour duquel toute l’intrigue va
se construire. Le jeune homme romantique, comme
ses rêves en témoignent, mais aussi ses regards sur
le paysage, sa posture à l’avant du bateau, cheveux
longs au vent et album de dessins sous le bras,
constitue bien un personnage romanesque dont les
aspirations ne seront peut-être pas satisfaites, tel
que le regard distancié du narrateur allant jusqu’à
l’ironie peut le faire pressentir. Il entre ainsi dans la
catégorie des héros du désenchantement, mais de
ceux qui ne le sauront pas.
G R A MMA I R E
L’imparfait constitue comme on le sait l’arrière-plan
du récit : il permet d’en construire le cadre. C’est le
cas dans ce début de roman où les préparatifs de
départ d’un bateau sont peints par touches, la fumée
des machines, « la Ville-de-Montereau […] fumait »
(l. 1‑2) et l’agitation des passagers et des matelots
servent de toile de fond à un récit qui va s’enclencher
avec le départ du bateau : « Des gens arrivaient […] ;
les matelots ne répondaient à personne » (l. 3‑4).
S ’ E N T R A Î NE R A U COMME NTA I R E
On invitera les élèves à repérer les caractéristiques
de la description (temps – ici l’imparfait –, expansions du nom, verbes de mouvement, verbes attributifs…) pour choisir celles qu’il sera opportun
d’exploiter, à observer comment il y a dramatisation
de la description. Ils devront aussi être attentifs à
tous les éléments réalistes.
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Texte 5 – Alain-Fournier,
Le Grand Meaulnes (1913) p. 64
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Lire les effets d’un portrait retardé.
–– Élaborer des hypothèses de lecture.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
L’entrée en scène du personnage
Le portrait du personnage s’élabore progressivement
en trois grandes étapes : une première étape où l’on
prend connaissance du personnage seulement par
ce que sa mère en dit, un portrait forcément subjectif
et qui apparaît vite laudatif à l’excès : « Ce qu’elle
contait de son fils avec admiration… » (l. 7). Les propos de la mère sont donc rapportés au discours indirect libre ; ces propos se fondent ainsi dans le récit et
sont mis à distance. Dans une seconde étape, on
devine la présence de ce fils à travers les expressions à caractère métonymique : « un pas inconnu »
(l. 18), « ce bruit » (l. 22), « la porte […] s’ouvrit »
(l. 25). Dans la troisième étape, on découvre enfin le
personnage : « C’était un grand garçon… » (l. 29).
L’arrivée d’Augustin est théâtralisée, dramatisée : le
dévoilement progressif provoque un effet d’attente
qui avive la curiosité. Les métonymies, « un pas
inconnu […] allait et venait » (l. 18-19), « la porte des
greniers […] s’ouvrit » (l. 25) relayées par le pronom
indéfini « quelqu’un » (l. 26), signalent juste une présence, mais une présence énergique, au pas
« assuré », « ébranlant le plafond » (l. 18‑19), un
curieux qui « traversait les immenses greniers ténébreux du premier étage, et se perdait… » (l. 19‑20),
sans crainte aucune. Il faut, ensuite, qu’il sorte de
« l’entrée obscure » pour qu’enfin on découvre « un
grand garçon de dix-sept ans environ » (l. 29).
Le début du récit évoque tout de suite le cadre spatial : nous sommes chez les parents de François,
dans une grande école aux chambres d’adjoints
devenues des greniers. Les greniers « où l’on mettait
sécher le tilleul et mûrir les pommes » (l. 21), « le
Cours supérieur » (l. 6), où l’on préparait le brevet
d’instituteur, « le chapeau de feutre » et la « blouse
noire sanglée d’une ceinture » (l. 30-31) évoquant la
tenue des écoliers sont des images caractéristiques
du début du xxe siècle. C’est dans ce contexte que
l’histoire va se poursuivre, dans ce décor que l’on
imagine que les deux écoliers vont vivre des aventures incroyables.
Les relations entre les adolescents
Dès le début, une différence d’éducation évidente
apparaît : alors qu’Augustin peut braconner, suivre
la rivière, chercher des œufs de poule d’eau, François, lui, n’ose même pas rentrer à la maison quand
il a un accroc à sa blouse. Augustin a parcouru et
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Français 1re – Livre du professeur
exploré sans autorisation les différents greniers ; il
en a même ramené des éléments de feu d’artifice.
« Nous étions debout tous les trois, le cœur battant »
(l. 24), « J’hésitai une seconde… » (l. 37) sont des
réactions qui traduisent l’étonnement d’un narrateur
déconcerté par un comportement troublant. Ces
réactions révèlent sa sagesse, sa bonne éducation,
sa timidité aussi.
Cette entrée en scène laisse penser à une dépendance future de François subjugué par Augustin et
subissant déjà son influence : « j’allai vers lui » (l. 38)
précise-t-il.
On suppose que l’un jouera le rôle de l’initiateur, du
« meneur » tandis que l’autre, le narrateur, suivra
avec crainte et envie son ami.
Synthèse
On voit comment dans ce récit rétrospectif de l’arrivé du héros chez le narrateur, l’événement est vu
au travers des conséquences qu’il va provoquer.
Personnage énigmatique et fascinant, Le Grand
Meaulnes captive le narrateur dès son apparition
subite et il l’entraîne aussitôt dans des activités
interdites et dangereuses, sources d’émotion et du
plaisir de la transgression. Le narrateur tranquille et
secret va voir sa vie changer, c’est ce que le lecteur
peut imaginer en découvrant par le regard de François Seurel le héros éponyme de cette histoire.
G R A MMA I R E
Le temps dominant du premier paragraphe est le
plus-que-parfait. Ce temps indique l’antériorité
d’actions du passé par rapport à un moment écrit
également au passé. Le voyage de la mère et de son
fils pour parvenir jusqu’à la maison du narrateur, la
mort accidentelle du fils cadet et la décision de
mettre l’aîné en pension sont antérieurs au récit de
cette visite, écrit au passé simple : « elle fit même
signe à la dame de se taire » (l. 14). L’utilisation du
plus-que-parfait fait entendre la voix de la mère de
Meaulnes comme l’indique la précision « à ce qu’elle
nous fit comprendre » (l. 2-3).
S ’ E N T RAÎ N E R À L’É CR I T UR E D’I NV EN TI ON
Il sera nécessaire de respecter la concordance passée. Il faudra aussi illustrer les traits de caractères
avancés par de petites anecdotes ou le récit d’habitudes de François. Enfin, pour que le portait soit
cohérent, on conseillera de dresser un rapide portrait de la mère de François d’après les informations
délivrées dans l’extrait, et de récapituler ce que l’on
sait du narrateur ; les élèves auront intérêt à noter au
brouillon quelques phrases de commentaire comme
« Moi qui n’osais plus rentrer à la maison quand
j’avais un accroc à ma blouse, je regardais Millie
avec étonnement » (l. 12‑13).
Texte 6 – Jean-Paul Sartre,
La Nausée (1938) p. 66
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Montrer les caractéristiques spécifiques d’un
incipit du xxe siècle dans le cadre d’un roman
philosophique.
–– S’interroger sur le statut du personnage
moderne et la relation avec le lecteur.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Un incipit déroutant
1. Le statut du narrateur
Le roman s’ouvre par un verbe au conditionnel
« serait » qui exprime une possibilité. Il est complété
par une série de verbes au mode infinitif « d’écrire »,
« tenir un journal », « ne pas laisser échapper les
nuances… les classer ». Le narrateur décrit d’emblée son projet d’écrivain et son rapport au monde.
La première personne du singulier domine dans
cette page à travers l’emploi répété du pronom personnel « je » alternant avec la forme tonique « moi »
et des déterminants possessifs « 
ma bouteille
d’encre ». Le personnage-narrateur s’affirme dans
ce « moi » et son projet d’écriture annoncé dès la
première ligne : « le mieux serait d’écrire les événements au jour le jour ».
2. Les informations de l’incipit
Les références spatio-temporelles d’un incipit classique font défaut. L’identité de l’instance qui parle à
la première personne n’est pas précisée. Aucun élément dramatique n’apparaît. Seul existe le personnage-narrateur qui annonce d’emblée son projet
littéraire, l’écriture, et qui présente son rapport au
monde à travers la perception des objets et des réalités : « ne pas laisser échapper les nuances ». C’est
un personnage solitaire qui entre en scène et qui
interroge sa relation au monde. Les formes et les
fonctions d’un incipit traditionnel sont perverties.
Le projet littéraire
1. La structure du passage
On peut dégager trois mouvements articulés entre
eux :
• §1 Présentation du projet d’écriture visant à
rendre compte de l’apparence et de la complexité
des objets et des faits.
• §2-3 Illustration du propos avec « l’étui de carton » introduit ainsi : « Par exemple » et perception
de l’objet « avant » et « après ».
Élargissement du propos à tout objet et aux petits
événements quotidiens : les ricochets du samedi
avec les galets.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1
• §4 Conclusion de l’analyse « Voilà ». Description
des sensations éprouvées par le toucher du galet :
le dégoût.
2. L’expression de sensations
Les objets fascinent et inquiètent en même temps le
personnage-narrateur qui éprouve des sensations
étranges dans son rapport au monde. Un galet
ramassé sur la plage lui fait éprouver un indicible
malaise : « il y avait quelque chose que j’ai vu et qui
m’a dégoûté ». La description de l’apparence du
galet « humide et boueux » contribue au rejet. La
notion de « nausée » apparaît dès lors dans le roman
à travers les sensations « quelque chose que j’ai vu
et qui m’a dégoûté » ; l’expression du dégoût est
très forte. Cette première expérience peut être rapprochée de l’épisode du marronnier dans le jardin
public de Bouville. C’est là que l’anti-héros connaît
la révélation exacte de la « nausée ».
3. L’acte d’écrire
Roquentin montre la difficulté de percevoir le monde
et d’en rendre compte à travers l’écriture, d’où les
deux blancs du texte (lignes 8 et 16). Ce sont les
hésitations, les incertitudes, voire les doutes qui
sont notés ainsi.
Synthèse
L’horizon d’attente du lecteur
Le lecteur peut s’interroger sur :
–– le devenir du personnage-narrateur ;
–– ses états d’âme : solitude, dégoût, malaise et mal
être ;
–– ses liens avec le monde, les objets et les êtres ;
–– son projet d’écriture : aboutira-t-il ? réussite ou
échec ? place de l’écriture dans son existence ? un
remède contre la contingence ?
Texte 7 – Michel Butor,
La Modification (1957) p. 67
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Analyser les effets d’une énonciation inattendue.
–– Lire les caractéristiques de l’école littéraire du
« Nouveau Roman ».
fait, ce « vous » interpellé vient d’atteindre les « quarante-cinq ans » (l. 15) ; il prend le train pour se
rendre à Rome pour quelques jours. Plus loin, on
comprend que le personnage a des enfants (« pour
les enfants », l. 19-20) et des liens proches avec
deux femmes dont on apprend le nom, « pour Henriette et pour Cécile » (l. 19). Le lecteur est amené à
partager tout au long des deux premiers paragraphes les sensations physiques du personnage,
sa relative faiblesse, et les douleurs qui en résultent :
« vous essayez en vain de pousser un peu plus le
panneau coulissant » (l. 2), « vos doigts qui se sont
échauffés, si peu lourde qu’elle soit » (l. 6-7). Douleurs dont l’irradiation progressive est bien marquée,
étape par étape, par cette longue énumération :
« non seulement dans vos phalanges, dans votre
paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre
épaule aussi, dans toute la moitié du dos et vos vertèbres depuis votre cou jusqu’aux reins » (l. 9‑11).
L’explication de cette faiblesse est donnée dans le
paragraphe suivant : l’heure matinale, mais surtout
les marques du temps déjà perceptibles même si le
personnage vient « seulement d’atteindre les quarante-cinq ans » (l. 15). Ce début d’histoire est
presque exclusivement descriptif ; après une longue
description des douleurs ressenties vient une longue
description du visage du personnage principal, de
ses « yeux », « paupières », « tempes » (l. 16‑17) qui
sont douloureux. La seule action décrite est l’entrée
difficile dans le compartiment : une action banale
sans véritable intérêt narratif présentée avec un
excès de détails. Les représentations habituelles de
début de roman sont brouillées. L’utilisation du
« vous » qui superpose lecteur et personnage finit
d’ajouter à ce trouble.
Synthèse
Dans cette écriture et énonciation singulières, le lecteur, vouvoyé par le narrateur, s’identifie au personnage principal du roman dont il épouse les actions
et partage les sensations. Ce n’est qu’au fil des pensées du personnage qu’il comprend l’intrigue qui se
met en place, une escapade pour quelques jours à
Rome, un voyage qui ne doit pas être divulgué.
Cette écriture caractéristique des expériences des
écrivains du Nouveau Roman est déroutante et elle
conduit le lecteur à s’interroger sur les codes habituels du roman et leurs effets.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Le narrateur s’adresse à un « vous » d’abord difficilement identifiable. Un « vous » qui demande au lecteur de suivre en quelque sorte le personnage qu’il
découvre, qui se construit sous ses yeux. L’utilisation du présent s’ajoute à ce trouble : les événements et les choses se construisent au fur et à
mesure que le personnage et la lecture avancent. En
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GR AMMAI R E
La première phrase du roman est écrite sous la
forme de deux propositions indépendantes cordonnées qui marquent la succession de deux actions du
personnage. C’est ainsi que s’enclenche le récit,
sans qu’un contexte précis n’ait été construit
préalablement.
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Français 1re – Livre du professeur
Texte 8 – Laurent Binet, HHhH (2010) p. 68
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir le cadre et les protagonistes d’un récit
historique.
–– Comprendre un projet romanesque paradoxal.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Dans la première page de son roman, Laurent Binet
s’interroge sur la légitimité de son propos dans le
même temps qu’il pose les premiers éléments de son
récit. Cet incipit offre en raccourci une image de la
démarche, de la méthode d’écriture du roman qui
questionne en permanence la légitimité de son projet, de ses méthodes et de ses sources, en tension
avec les événements de sa vie, d’une histoire personnelle indissociable de son désir de devenir écrivain.
S’il renouvelle en cela l’écriture du roman, il s’inscrit
également dans une tradition qui le relie à d’autres
écrivains majeurs et l’on pensera à Montaigne qui se
veut aussi « être la matière de son livre ».
L’espace-temps
La première page de ce roman s’écrit dans un présent d’énonciation souligné par le présentatif,
« c’est son nom » (l. 1), et une question qui annonce
de manière appuyée la présence d’un narrateur qui
prend en charge le récit à la première personne :
« Je veux le croire » (l. 4). Son propos ressemble
davantage à un commentaire ou à une préface, où le
passé composé renvoie à un passé révolu, accompli : « a-t-il écouté le grincement ? » (l. 3).
Les informations reçues sur le narrateur s’inscrivent
dans un cadre partagé avec le personnage du
roman, la ville de Prague, et un temps dans lequel il
s’inclut : « Nous sommes surtout en 1942 » (l. 9). De
ce narrateur, on comprend qu’il est intéressé par la
question de la littérature et de l’écriture de fiction
comme en attestent la référence à l’écrivain Milan
Kundera, et celle, plus loin, à son projet de coucher
« cette image sur le papier » (l 25). Le personnage
principal, Gabčík, est un personnage historique,
auteur du « plus haut fait de résistance de la Seconde
Guerre mondiale » (l. 20-21). Des détails nous permettent de nous le représenter au début de l’histoire,
seul, dans le noir et aux aguets, dans un appartement à Prague près du jardin botanique (l. 2-7).
Le narrateur de cet incipit qui se représente sous les
traits d’un écrivain faisant le projet de raconter les
exploits de Gabčík semble se confondre avec la
figure de l’auteur de HHhH. Cette identité qui pourrait conduire à un récit autobiographique ne résiste
pas au projet affiché : le centre, la visée de ce récit
n’est pas l’auteur du roman. Le narrateur veut raconter l’histoire, les exploits de Kubis et Gabčík, pour
rendre hommage à leur mémoire, à leur héroïsme
sans déformer l’histoire par la fiction.
Un personnage qui s’élabore
Le portrait du personnage s’élabore à partir de la
perception d’un son, dont on apprend avec retard
qu’il s’agit du « grincement tellement reconnaissable
des tramways de Prague » (l. 3-4), qu’aurait peutêtre « écouté » (l. 3) Gabčík. À partir de cette évocation sonore et ténue, se construit un décor dont tous
les détails concourent à une représentation du personnage, « seul » et dans le noir d’un appartement
où il allongé « sur un petit lit de fer » (l. 3). Le tableau
se précise un peu plus loin tant pour évoquer ce que
fait Gabčík – il « attend, allongé, pense et écoute »
(l. 7) – que pour localiser plus précisément l’espace
de l’action dont la réalité est attestée par le narrateur : « Nous sommes à Prague », « Comme je
connais bien Prague » (l. 4-5). L’image du personnage principal se précise, de l’interrogation à la
conviction : « Je veux le croire » (l. 4), et à la représentation : « je peux imaginer » (l. 5).
Dans le second paragraphe, il n’est plus question de
représentation mais de perception objective : « je le
vois, allongé […] écouter le grincement tramway qui
s’arrête devant le Jardin Botanique » (l. 24-25). Tout
concourt ici à attester la réalité de cette première
scène du roman et à permettre au lecteur de prendre
contact avec ce personnage qui le fait entrer dans le
récit en partageant les dangers que sa situation
semble impliquer. C’est d’emblée un point de vue
empathique que le lecteur adopte ici.
D’évidence c’est une grande admiration que le narrateur éprouve pour ses personnages historiques et
leur exploit ; en attestent les adjectifs employés,
« exceptionnelle », les expressions comme « un des
plus grands actes de résistance de l’histoire humaine »
(l. 19-20), etc. C’est ce qui explique son projet de
roman qui veut leur « rendre hommage » (l. 22).
Une conception du roman
Ce que condamne le narrateur ici c’est la volonté
des écrivains de faire croire à la réalité de leurs personnages : pour cela, ils doivent les doter d’un nom,
et c’est ce qui fait honte à Kundera : « il a un peu
honte d’avoir à baptiser ses personnages » (l. 10-11).
Cette invention du nom inscrit le roman dans un
pacte réaliste avec son lecteur, en produisant un
« effet de réel » (l. 14). À moins que ce ne soit par
« commodité » (l. 14-15), et l’on comprend, en effet,
qu’en donnant un nom au personnage, son auteur
facilite la lecture de son récit.
L’opposition du narrateur à l’écriture de fiction,
quand elle se donne à lire comme l’expression de la
réalité, apparaît nettement au travers du lexique qui
qualifie de tels procédés : « vulgaire[s] » (l. 16) ou
« puéril[s] » (l. 14).
Son projet à lui est plus ambitieux : il veut « rendre
hommage » à des héros, raconter une « histoire
fabuleuse » (l. 31) et non commune, évoquer la
« réalité historique » (l. 31) et non pas faire croire à la
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 1
réalité par de naïfs « effets de réel ». Un tel projet
peut conduire à l’échec : en traitant un personnage
historique dans l’espace romanesque, le risque est
grand de le transformer en personnage de roman,
de transformer le récit du « plus haut fait de résistance de la Seconde Guerre mondiale » (l. 20-21) en
« de la littérature : alchimie infamante » (l. 27-28). La
forme antithétique des expressions, les connotations que porte le lexique montrent nettement l’opposition des valeurs qui se jouent dans son périlleux
projet.
Une lecture à voix haute du texte révèle les strates et
ruptures de l’écriture de cet incipit, avec les
réflexions du narrateur au milieu desquelles surgit
par petites touches de plus en plus nette l’histoire
qu’il fait sortir de ses limbes. Ces interrogations qui
deviennent des certitudes au fil des reprises du propos créent des effets de rythme et de ruptures et
une lecture heurtée, difficile, qui épouse bien le fil de
la pensée, des certitudes et des inquiétudes du
narrateur.
Synthèse
Si comme le dit la dernière phrase du texte, raconter
l’histoire de Gabčík et Kubis conduit à appliquer
« une épaisse couche réfléchissante d’idéalisation »
sur leur histoire, le projet du narrateur semble d’ores
et déjà difficile, voire compromis. En effet, la « réalité
historique » est bien antinomique de « l’idéalisation » qu’est le processus romanesque et la fable
construite qu’évoque « cette histoire fabuleuse ».
Cela pourrait conduire l’écrivain à l’échec. C’est un
paradoxe que les historiens ont tout de même
dépassé, eux qui savent que l’histoire ne peut être
écrite que dans un récit qui transforme les personnes en personnages, et, comme le dit Paul Veyne
dans son ouvrage de 1974, Comment on écrit l’histoire, « Les événements ne sont pas des choses,
des objets consistants, des substances ; ils sont un
découpage que nous opérons librement dans la réalité » à la manière du romancier.
G R A MMA I R E
De nombreuses marques de modalisation émaillent
ce texte, qui témoignent de la volonté du narrateur
de commenter son propos, pour l’asserter comme
on le voit avec les expressions adverbiales « bel et
bien » (l. 17), « sans conteste » (l. 20), ou pour être
exact dans son témoignage comme on le voit dans
la parenthèse : « quoique pas toujours » (l. 18). Il
marque également que c’est son point de vue qu’il
adopte : « à mes yeux » (l. 19), ou souligne ce qu’il
ignore, « dans quel sens ? Je ne sais pas » (l. 24-25).
Plus largement, les jugements du narrateur sont
nombreux, au travers de l’utilisation d’adjectifs au
sens plein : « vraie », « exceptionnelle » (l. 18-19), et
dans des emplois superlatifs.
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S’E N TR AÎ N E R À L A D I SSE RTATI ON
Le sujet de dissertation offre une citation très paradoxale en ce qu’elle discrédite ce qui semble pourtant être le projet même du romancier qui est
d’inventer des fictions et donc des personnages. Le
choix de l’adjectif « vulgaire » dans une question
rhétorique renforce le caractère très négatif du
jugement.
On pourra inviter les élèves à inscrire ce jugement
dans le contexte dans lequel il est développé, la
référence à Kundera offrant une piste de réflexion
qui peut faire l’objet d’un des deux paragraphes
autour de cette « Ère du soupçon » du personnage
développée par Natalie Sarraute. La question nettement provocatrice donnera certainement lieu à une
réponse concessive, qui accréditera le point de vue
pour le contester ensuite, ou à l’inverse le contestera pour conclure sur sa pertinence, selon l’opinion
développée.
Les élèves trouveront des ressources développées
dans les pages « Repères littéraires : Le personnage
de roman » (p. 48-51) qui sont illustrées d’exemples
extraits des textes du manuel. Il s’agira de montrer
comment l’excès de caractérisation psychologique,
sociale et biographique du personnage romanesque
et les stéréotypes proposés, ont pu donner lieu à
une certaine répulsion, à un refus des lecteurs de se
projeter dans ces personnages qui tentent de « faire
concurrence à l’état civil ». Il s’agira aussi de développer un point de vue qui ouvre le roman comme le
fait Laurent Binet à des personnages historiques qui
interrogent ce qui est de l’ordre de la fiction et ce qui
est de l’ordre de l’Histoire. Le « Débat littéraire » sur
la réalité du personnage (p. 152-153) constituera
également une ressource sur cette problématique.
Perspective – Fédor Dostoïevski,
L’Adolescent (1875) p. 70
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Distinguer l’autobiographie de la fiction.
–– Découvrir les caractéristiques du héros
du roman d’apprentissage.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Dès les premières lignes, le personnage narrateur
nous révèle son statut social ➞ il est lycéen, son
âge ➞ vingt ans, son identité ➞ il s’appelle Dolgorouki, et le nom de ses pères ➞ le domestique Makar
Ivanov Dolgorouki et le propriétaire terrien Versilov.
On sait également qu’il a commencé sa vie dans la
province de Toula. On comprend très vite, d’ailleurs
le narrateur le précise aussi, qu’il est un enfant
­illégitime, ce qui n’est pas anodin dans le contexte
de la société russe du xixe siècle. On comprend
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Français 1re – Livre du professeur
également que ses deux pères le font appartenir à
deux univers sociaux opposés et ce d’autant plus
que Versilov, « mon père c’est lui » (l. 6-7) est le
maître du père légitime, Dolgorouki. Dans le début
du roman, on ne sait pas quelles sont les relations
entre le narrateur et le jardinier Dolgorouki, mais on
apprend l’importance, « l’influence si capitale » (l. 9)
que Versilov a pu avoir sur lui à plusieurs moments
de sa vie. Le pacte de lecture qui semble se construire
dans le début de ce livre évoque un récit autobiographique : le narrateur parle à la première personne, il
semble être le sujet de l’histoire et commence par
cette présentation de soi et de ses origines attendue
dans un tel genre. On y lit aussi plusieurs époques
organisées dans un récit rétrospectif. Toutefois le
nom de l’auteur diffère de celui du narrateur, ce qui
interdit de lire L’Adolescent comme une autobiographie véritable. Pourtant tout est fait pour faire croire
au lecteur que c’est un jeune homme qui parle ici
avec fougue et passion, dans le désordre d’un récit
qu’il cherche pourtant à organiser. En témoignent
ses commentaires sur sa narration : « mais, au fond
– ça plus tard. On ne peut pas raconter comme ça »
(l. 13) et le langage spontané et elliptique qu’il tient :
« Cet homme-là déjà sans ça… » (l. 13-14). Ce
désordre peut s’expliquer par la jeunesse de l’adolescent, et sa difficulté à commencer à raconter une
histoire. On peut également le comprendre comme
une difficulté à dire des faits ou événements traumatiques : l’illégitimité du personnage, d’abord et la
relation complexe et toujours actuelle qu’il entretient
avec son père : « cet homme qui m’a tellement
frappé depuis la petite enfance » (l. 8-9), qui a
« contaminé de sa personne tout mon avenir »
(l. 10-11), « une énigme totale » (l. 12-13). À cela
s’ajoute l’ironie cruelle qui fait que son père légitime
porte le nom d’une famille princière ce qui le contraint
à répondre sans cesse à la question de son origine
en répétant qu’il n’est pas d’origine noble. Tous ces
éléments font entrer le lecteur de L’Adolescent dans
un roman d’apprentissage qui se donne à lire comme
l’autobiographie fictive d’un personnage jeune
racontant son histoire à partir d’événements marquants qui vont orienter la construction de soi et son
devenir.
P R OL ON GE ME N T
Le début de L’Adolescent est construit sur le même
modèle que celui du Grand Meaulnes. Un personnage narrateur raconte son histoire à partir d’un
­événement fondateur dans un récit rétrospectif. Toutefois, le lycéen narrateur de L’Adolescent est au
centre du roman, il en est le sujet, tandis que le personnage de François Seurel se présente comme le
témoin et le conteur de l’histoire d’un autre pour qui
il ressent immédiatement une grande fascination, et
qui jouera un rôle important dans sa vie jusqu’à la
transformer. Personnage en retrait, aimant sa vie paisible auprès de ses parents au cœur d’un village de
campagne, près des livres et du savoir, il est certes
très éloigné du personnage aventureux et épris d’absolu qu’est le grand Meaulnes ou du lycéen blessé et
révolté tel que se présente le jeune Dolgorouki.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2
Séquence 2
Le portrait dans les romans, du xviie au xxie siècle p. 72
Problématique : Comment s’organise un portrait ? Que nous dit-il des personnages ?
Quelles sont les fonctions du portrait ?
Éclairages : La séquence permet, par le biais de l’étude des portraits de personnages, de découvrir les
modes de vision inhérents à chaque siècle, conformément au programme : « On prête une attention particulière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent
et aux critiques dont ils sont porteurs. ». La façon dont les portraits s’organisent, dont les personnages
font l’objet d’éloge ou de blâme, met en lumière une certaine conception du monde de l’auteur.
Texte 1 – Madame de La Fayette,
La Princesse de Clèves (1678)
p. 72
OBJECTIFS ET ENJEUX :
–– Étudier le portrait d’une héroïne classique.
–– Montrer l’importance du portrait
pour la construction du personnage.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Un portrait esquissé
Le passage constitue la première apparition de l’héroïne éponyme du roman. Il revêt donc une importance capitale pour le lecteur qui attend un certain
nombre d’informations sur le personnage principal ;
le portrait physique, notamment, est un passage
obligé. Pourtant, les attentes du lecteur sont partiellement comblées, puisque ce portrait physique
concentre seulement quelques lignes, à la fin de
l’extrait. Le narrateur semble s’amuser avec son lecteur en retardant ces informations tant attendues.
L’extrait débute ainsi par un passage narratif, au
passé simple, qui annonce l’arrivée d’un personnage exceptionnel, encore anonyme, désigné par
les termes élogieux de « beauté » (l. 1), « beauté parfaite » (l. 2). Son nom n’est pas immédiatement
donné : sa mère, Mme de Chartres, est citée la première. Ce n’est qu’à la ligne 29 qu’elle est désignée
pour elle-même, dans une expression qui relie sa
caractéristique fondamentale, donnée dès le début,
et son nom : « la grande beauté de Mademoiselle de
Chartres ». Le personnage apparaît donc progressivement, son identité n’est révélée qu’à la fin, comme
si les lecteurs étaient amenés à partager le point de
vue des autres personnes de la cour qui le découvrent
également. Le portrait physique, à la fin de l’extrait,
donne les grandes caractéristiques du personnage,
sans former un portrait abouti. Conformément à
l’esthétique classique, cette héroïne possède des
« cheveux blonds » (l. 30), son « teint » est marqué
par sa « blancheur » (l. 30), signe de noblesse et de
pureté, et elle a des « traits réguliers » (l. 31). Aucun
trait ne permet de singulariser ce personnage : les
portraits dans les romans du xviie siècle sont très
éloignés de la précision de ceux du xixe ! En
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revanche, le narrateur insiste davantage sur l’identité sociale du personnage. De noble extraction, elle
peut entrer à la cour. Le narrateur souligne sa parenté
avec des nobles (« Elle était de la même maison que
le vidame de Chartres », l. 4) et l’excellence de sa
situation est mise en valeur à l’aide de tournures
superlatives présentes aux lignes 4 : « une des plus
grandes héritières de France » et 24 : « Cette héritière était alors un des grands partis qu’il y eût en
France ». Le rappel, à deux reprises, du mot « héritière » signale le jeune âge du personnage, sa nubilité, et préfigure son mariage. Le portrait permet
donc d’informer le lecteur sur l’intrigue possible. Le
personnage apparaît remarquable. Les marques de
jugement du narrateur remplacent les informations
objectives : le lexique valorisant abonde dans cet
extrait pour désigner Mlle de Chartres ou sa famille :
outre la « beauté », résumée lignes 31‑32 (ses traits
sont « pleins de grâce et de charmes », l’assonance
en [a] amplifiant cet éloge), on signale des qualités
morales et intellectuelles : « la vertu et le mérite
étaient extraordinaires 
» (l. 
6-7), « 
cultiver son
esprit » (l. 10), « vertu » (l. 10). Qualités physiques,
noblesse et vertu rendent donc ce personnage
exceptionnel.
L’importance du portrait moral
Le narrateur s’attache davantage à construire le portrait moral du personnage, ce qui fait rentrer cette
œuvre dans la catégorie des romans psychologiques. Pour aider à saisir le personnage, le narrateur effectue une analepse, lignes 5 à 23. Le passé
de Mlle de Chartres permet de comprendre sa personnalité. Élevée dans un milieu féminin (l. 5 « Son
père était mort jeune »), elle se voit également éloignée de la cour et des aventures galantes, puisque
sa mère « avait passé plusieurs années sans revenir
à la Cour » (l. 8) et, « pendant cette absence, elle
avait donné ses soins à l’éducation de sa fille »
(l. 8-9). Si cette mention du narrateur permet d’expliquer l’admiration et la surprise des personnes de la
cour devant Mlle de Chartres, elle permet également
de saisir sa personnalité. Au moment où elle entre à
la cour, Mlle de Chartres est ignorante des affaires
galantes et ne peut y succomber.
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Français 1re – Livre du professeur
La figure de Mme de Chartres domine cet extrait et
participe également à la construction du personnage
de la Princesse. Personnage exceptionnel par ses
qualités énumérées ligne 6, elle porte toute son
attention à l’éducation de sa fille, comme le montrent
les expressions verbales « elle avait donné ses
soins » (l. 8), « elle ne travailla pas seulement à »
(l. 9). Le verbe « cultiver » (l. 10) connote l’idée de
travail long et minutieux. L’éducation portée à Mlle de
Chartres est essentiellement morale ; elle est originale, comme le souligne le narrateur dans deux
phrases opposées, lignes 11 à 13 : « La plupart des
mères s’imaginent […]. Madame de Chartres avait
une opinion opposée ». La première phrase, longue,
mentionne l’attitude commune des mères qui dissimulent les dangers de la séduction, tandis que la
deuxième, qui s’oppose à la précédente (avec une
asyndète), composée de segments brefs distingués
par des points virgules, montre les paroles sans artifices de Mme de Chartres. Celles-ci occupent l’essentiel du passage, des lignes 13 à 23. Ces paroles
rapportées au style narrativisé opposent deux attitudes : celle des hommes (que le pluriel généralise),
considérés comme des séducteurs (« peu de sincérité », « tromperies », « infidélité », l. 16), et celle des
femmes qui se laissent abuser alors qu’elles sont
mariées, se distinguant du comportement vertueux
de l’« 
honnête femme 
» (l. 
18). Le singulier ici
employé montre clairement combien cette façon
d’être est peu commune. Aux « malheurs » (l. 17)
s’opposent les subordonnées exclamatives « quelle
tranquillité » et « combien la vertu » (l. 18-19). Le discours de Mme de Chartres se révèle habile, comme
le manifeste l’emploi du mot « persuader » (l. 14) :
elle insiste sur les bienfaits que sa fille peut recueillir
par une conduite vertueuse, sans en déguiser les difficultés. La morale inculquée par Mme de Chartres
est austère : si celle-ci invite à se méfier des séducteurs, elle conseille aussi à sa fille de se méfier d’ellemême et de la passion, dans une morale teintée de
jansénisme. Les thèmes du roman sont ici annoncés : le mariage de Mlle de Chartres, son abnégation,
son amour sacrifié se trouvent expliqués.
Synthèse
Mlle de Chartres est un personnage exemplaire pour
plusieurs raisons : sa noblesse et sa beauté manifestées à plusieurs reprises la signalent comme l’héroïne du roman. Mais sa conduite, guidée par les
paroles de sa mère, est vertueuse. Son refus de la
passion, singulier dans ce monde de galanterie, en
fait un personnage hors du commun.
VOC ABU L AI R E
« Admiration » vient du latin admiror, ari composé du
verbe simple miror, ari, qui signifie regarder avec
admiration, mais aussi étonnement. L’arrivée de
Mlle de Chartres est remarquée : son portrait, dans le
roman, trouve sa justification dans le fait qu’elle paraît
à la cour, aux yeux de personnes qui ne la connaissent
pas. Mais les deux sentiments sont ici mêlés : sa
beauté est admirée, mais crée aussi la surprise.
S’E N TR AÎ N E R À L’É C R I TU R E D ’I N VE N TI O N
La structure du texte doit être conservée : la première phrase doit indiquer la présence d’autres personnages qui découvrent le héros (ou héroïne) ; son
nom doit apparaître tardivement ; un court récit
rétrospectif qui permet d’éclairer la personnalité du
personnage précède le portrait physique. Le
contexte, moderne, doit être inventé : le personnage
doit apparaître dans un lieu où il peut être remarqué
(salle de spectacles, par exemple). La dimension
sociale, importante au xviie siècle, doit être oubliée
au profit d’autres critères.
P I STE C OMP L É ME N TAI R E
➤➤ Confrontation de textes
Ce portrait peut être mis en relation avec d’autres
textes de la même période, comme celui de Cléomire, dans Artamène ou Le Grand Cyrus (1652) de
Mlle de Scudéry, dont voici un extrait :
Au reste, les yeux de Cléomire sont si admirablement
beaux qu’on ne les a jamais pu bien représenter ; ce sont
pourtant des yeux qui en donnant de l’admiration n’ont
pas produit ce que les autres yeux ont accoutumé de
produire dans le cœur de ceux qui les voient ; car enfin en
donnant de l’amour, ils ont toujours donné en même temps
de la crainte et du respect, et par un privilège particulier, ils
ont purifié tous les cœurs qu’ils ont embrasés. Il y a même,
parmi leur éclat et parmi leur douceur, une modestie si
grande qu’elle se communique à ceux qui la voient ; et je
suis fortement persuadé qu’il n’y a point d’homme au
monde qui eût l’audace d’avoir une pensée criminelle en la
présence de Cléomire. Au reste, sa physionomie est la
plus belle et la plus noble que je ne vis jamais ; et il paraît
une tranquillité sur son visage qui fait voir clairement quelle
est celle de son âme. On voit même en la voyant seulement,
que toutes ses passions sont soumises à raison et ne font
point de guerre intestine dans son cœur ; en effet je ne
pense pas que l’incarnat qu’on voit sur ses joues ait jamais
passé ses limites et se soit épanché sur tout son visage, si
ce n’a été par la chaleur de l’été, ou par la pudeur ; mais
jamais par la colère, ni par aucun dérèglement de l’âme ;
ainsi Cléomire, étant toujours également tranquille, est
toujours également belle.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2
➤➤ Question de corpus : Quelles qualités
des personnages ces portraits mettent-ils
en avant ?
La beauté des personnages, visible, suscite dans les
deux romans de l’« admiration ». Mais les deux
auteurs soulignent leurs qualités morales : « vertu »
pour Mlle de Chartres, « tranquillité » d’âme pour
Cléomire. Mme de La Fayette accentue la noblesse
du personnage, tandis que Mlle de Scudéry fait de
Cléomire un personnage mesuré.
Texte 2 – Stendhal,
Le Rouge et le Noir (1830)
p. 74
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Étudier un portrait dont le mode d’insertion est
original.
–– Montrer les liens qui unissent le personnage
de roman, l’histoire et les lieux de la fiction.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Une présentation progressive
Le personnage de M. de Rênal, qui n’est pas le protagoniste du roman, est ici présenté pour la première
fois au lecteur. Stendhal emploie une technique originale qui permet de faire le portrait du personnage
de façon progressive. Il est tout d’abord remarquable que celui-ci soit indissociable du lieu qu’il
occupe. Le narrateur, dans le passage qui précède,
a décrit la ville de Verrières, théâtre des événements
qui vont suivre. La plupart des paragraphes qui
constituent l’extrait sont centrés sur un lieu : le premier concerne « cette belle fabrique de clous qui
assourdit les gens qui montent la Grande-Rue »
(l. 2), le deuxième, « cette Grande-Rue de Verrières »
(l. 4-5), le troisième se concentre sur le portrait de M.
de Rênal proprement dit, le quatrième se consacre à
la description de la « maison d’assez belle apparence » (l. 20-21), les deux derniers apportent des
informations complémentaires sur M. de Rênal. Le
portrait de M. de Rênal semble tenir une place assez
ténue dans cet extrait. Le narrateur élabore la fiction
d’un voyageur entrant à Verrières, et découvrant les
lieux et les personnages pour la première fois. Le
passage est introduit par une hypothétique (l. 1 :
« Si… ») qui introduit le lecteur dans cette fiction. La
description des lieux et de M. de Rênal est donc
motivée par la présence de ce personnage, qui les
découvre, en même temps que le lecteur. Ainsi, les
éléments visuels sont privilégiés : M. de Rênal « a
l’air affairé et important » (l. 7). Le portrait physique
suit immédiatement sa découverte : « cheveux […]
grisonnants », « vêtu de gris » (l. 8-9), « grand front »,
« nez aquilin » (l. 10). Le lexique de la vue ou des
modalisateurs accompagnent ses caractéristiques :
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« au premier aspect » (l. 11), « un certain air de
contentement de soi » (l. 14), « mêlé à je ne sais quoi
de borné » (l. 14-15), « on sent enfin », (l. 15). Les
autres informations sur M. de Rênal sont délivrées
par d’autres personnages rencontrés par le « voyageur » ; ceux-ci détaillent ses biens, en particulier,
dans des discours directs, indirects et indirects
libres : « on lui répond avec un accent traînard : Eh !
elle est à M. le maire. » (l. 2-3) ; « on lui apprend que
cette maison appartient à M. de Rênal » (l. 26) (la
suite constitue du discours indirect libre). Le portrait
de M. de Rênal progresse donc en même temps que
le voyageur effectue sa promenade. Le narrateur
souligne sa puissance et son autorité. Celui-ci est
d’abord caractérisé par son autorité politique : il est
présenté d’emblée comme « M. le maire » (l. 3) et le
narrateur souligne la « dignité du maire de village »
(l. 11-12). Mais il représente aussi une autorité financière : ses nombreuses possessions témoignent de
sa réussite sociale (la fabrique de clous, la belle
demeure), et la position de sa maison, en haut de la
grande rue de Verrières, témoigne de son succès.
Cette propriété domine la ville, mais aussi offre une
vue sur « une ligne d’horizon formée par les collines
de la Bourgogne » (l. 22-23), symbolisant ainsi l’ambition du personnage. Les autres personnages sont
indifférenciés dans cet extrait : le pronom personnel
indéfini « on » les représente, ou bien ils ne sont
désignés que par leurs vêtements, « leurs chapeaux » (l. 8), dans une synecdoque. Seul personnage à posséder une identité, M. de Rênal acquiert
un statut supérieur. Malgré toutes les possessions
de M. de Rênal et son autorité, l’univers présenté
semble étriqué, borné, tout comme l’est ce personnage. Le narrateur emploie le mot « borne » et
« borné » à deux reprises, lignes 15 et 16. Mais le
paysage semble lui aussi porter la marque de cette
étroitesse de vue. Après avoir fait la description de
Verrières, « jusque vers le sommet de la colline »
(l. 5-6), le narrateur décrit la maison de M. de Rênal,
ses jardins dont la vue est limitée « par les collines
de la Bourgogne » (l. 22-23), et nous fait redescendre jusqu’au Doubs : « ce magnifique jardin qui,
d’étage en étage, descend jusqu’au Doubs 
»
(l. 32‑33). Le riche provincial est parvenu au faîte de
sa réussite qui se limite à la Bourgogne.
La satire du riche provincial
L’ensemble de l’extrait mentionne la ville de Verrières et effectue sa description, en même temps
que celle du personnage qui occupe la position
sociale la plus importante de la ville. En soulignant le
fait que le « voyageur » qui arrive dans cette ville
soit « parisien » (l. 13), le narrateur amplifie la distance qui sépare celui-ci des provinciaux rencontrés. Ainsi, tout doit surprendre ce voyageur, double
du lecteur, jusqu’à l’« accent traînard » (l. 3) des
habitants. Le narrateur circonscrit ainsi la puissance
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Français 1re – Livre du professeur
de M. de Rênal à Verrières et laisse présager une
réussite limitée dans l’espace. Mais cette mention
de l’identité du voyageur offre aussi la possibilité au
narrateur d’émettre sur le personnage toute une
série de jugements qui évoluent au cours de l’extrait. Ainsi, M. de Rênal est tout d’abord vu comme
un personnage important, « au premier aspect », sa
physionomie « réunit à la dignité du maire de village
cette sorte d’agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans » (l. 11-13).
Le lien logique « mais » vient apporter une restriction, et la phrase qui suit juxtapose quatre défauts :
« contentement de soi », « suffisance », « borné »,
« peu inventif » (l. 14-15). Dans une sorte d’élargissement, le voyageur émet aussi ses impressions
négatives sur la ville 
où règne « 
l’atmosphère
empestée des petits intérêts d’argent dont il commence à être asphyxié » (l. 24-25). La puissance
financière de M. de Rênal, soulignée notamment à
travers l’emploi à deux reprises du mot « payer »
(« se faire payer », « payer lui-même », l. 16-17),
contribue à mettre le voyageur mal à l’aise.
Synthèse
Pour les autres personnages mentionnés dans le
passage, M. de Rênal symbolise la réussite sociale :
c’est « M. le Maire », propriétaire d’une fabrique de
clous. Il est respecté : devant lui, on lève son chapeau. Le voyageur, dans sa première impression,
partage leur avis avant de se rétracter : un portrait
négatif du personnage est alors constitué.
G R A MMA I R E
L’expression « pour peu que » indique une hypothèse, et pourrait être remplacée par « si ».
S ’ E N T R A Î NE R À L A DI SSE RTAT I O N
Le sujet attend une réponse personnelle, argumentée et suivie d’un exemple, qui peut être suivie d’un
débat pour préparer à l’exercice de dissertation.
On peut apprécier un personnage de roman dont le
portrait est fidèle à la réalité parce qu’il transporte
mieux le lecteur dans un univers vraisemblable. Mais
lorsque le portrait s’écarte de la réalité, en proposant, notamment, des commentaires du narrateur,
des comparaisons, des images, il peut également
présenter un intérêt : il donne une autre dimension
au personnage : le lecteur entre alors dans un univers onirique ou fantastique. L’émotion est alors privilégiée par rapport à l’illusion.
P I S T E COMPL É ME NTA I R E
On peut inviter les élèves à réfléchir sur le lien entre
la phrase de Stendhal, citée dans l’exercice de dissertation, et le texte lui-même :
Comment cet extrait de roman met-il en évidence le
principe de Stendhal selon lequel le roman « est un
miroir qu’on promène le long d’un chemin » ?
La fiction du voyageur, la représentation de la société
de son époque, la physionomie du personnage privilégiée par rapport à une étude de détail constituent
des éléments de réponse.
Texte 3 – Honoré de Balzac,
Eugénie Grandet (1833)
p. 76
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Étudier un portrait réaliste, fait selon le point
de vue d’un personnage
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Portrait d’un amour naissant
L’extrait adopte essentiellement la focalisation
interne : le portrait de Charles est fait selon le point
de vue d’Eugénie. Le verbe de perception « crut
voir » qui ouvre le passage, ligne 2, annonce d’emblée que le portrait qui suit est motivé par le regard
d’Eugénie. Aux lignes 16 et 17, le narrateur emploie
deux verbes de vision, « en voyant », « Eugénie
regarda », qui le rappellent. À ces verbes de vision
s’ajoutent d’autres verbes de perception, dont
Eugénie est le sujet : le sens olfactif est envisagé
avec « Elle respirait » (l. 3), et le sens tactile se
retrouve avec « elle aurait voulu pouvoir toucher »
(l. 5), signe d’un désir de plus en plus fort. Charles
est décrit physiquement de manière méliorative,
comme le montre la comparaison initiale, qui l’assimile à un ange, à « une créature descendue de
quelque région séraphique » (l. 3), à cause de sa
« perfection », mais aussi de la surprise que crée
l’arrivée d’un personnage si différent d’Eugénie. Ce
mélange de surprise et d’admiration se retrouve
dans la métaphore finale : « ce phénix des cousins »
(l. 23). La « chevelure si brillante, si gracieusement
bouclée », d’abord évoquée (l. 4), puis « les petites
mains de Charles, son teint, la fraîcheur et la délicatesse de ses traits » (l. 6-7), composent un portrait
élogieux, renforcé par l’utilisation de l’adverbe intensif « si », répété dans des phrases qui s’allongent et
miment la montée du désir. Le narrateur emploie une
comparaison pour montrer l’émotion causée par
Charles sur Eugénie : des lignes 12 à 14, Charles est
assimilé à une gravure de femme illustrant les Keepsake anglais. Sa perfection est telle qu’il paraît
l’œuvre de dessinateurs qui visent à faire rêver le
lecteur. La phrase, qui s’étire, cherche à rendre également compte de cette rêverie.
Le jugement du narrateur
Si l’essentiel du passage est constitué de focalisation interne, le narrateur n’en intervient pas moins
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2
ponctuellement. Différentes remarques, en effet, ne
peuvent être le fait d’Eugénie : elle ne pourrait se
désigner comme une « ignorante fille » (l. 8) (d’autant
plus que le déterminant « une » la fait entrer dans la
catégorie des types de personnages) ; elle ne peut
savoir que le mouchoir a été « brodé par la grande
dame qui voyageait en Écosse » (l. 15-16) ; enfin, les
sentiments de Charles ne peuvent être connus par
celle-ci (« son impertinence affectée, son mépris
pour le coffret qui venait de faire tant de plaisir à la
riche héritière », l. 19-20). Par ces remarques anodines, le narrateur souligne le décalage entre ce que
pense Eugénie de Charles et ce qu’il est réellement.
Il met en évidence les différences entre ces deux
personnages. Ainsi, par exemple, Charles a connu
l’amour (le mouchoir en est un vestige), contrairement à Eugénie. Le narrateur indique donc, en filigrane, que l’amour que lui porte Eugénie est voué à
l’échec. Il est tout à fait remarquable, dans un premier temps, qu’il nous fasse partager ses pensées et
non celles de Charles. Les sentiments de celle-ci
sont indiqués clairement. Ce qui plaît à Eugénie,
c’est d’abord la nouveauté (elle a passé sa vie « sans
voir dans cette rue silencieuse plus d’un passant par
heure 
», l. 
10-11), mais surtout l’apparence de
Charles, ses habits, ce qui brille, à l’image de la chevelure. Eugénie est donc amoureuse d’une ombre,
d’un rêve, et une telle relation ne peut être heureuse.
Charles, quant à lui, semble se composer un rôle,
celui du dandy, qui se doit de mépriser tout ce qui
est provincial, de marquer son « impertinence »
(l’adjectif « affectée » indique clairement qu’il joue le
jeu des apparences). Parisien, élégant et ruiné (la
suite du roman l’apprendra au lecteur), il s’oppose
entièrement à Eugénie, provinciale, sans élégance et
« riche héritière » (l. 20).
Synthèse
Dans l’œuvre de Balzac, Charles représente le type
même du dandy, du « jeune élégant » (l. 8), véritable
gravure de mode. Ses « petites mains » trahissent
son oisiveté, et le narrateur s’attache à détailler les
différents accessoires dont il use : « la peau blanche
de ces jolis gants fins » (l. 5) est comme le prolongement de sa propre chair ; le « mouchoir brodé »
attire la curiosité de la jeune fille : il n’est visiblement
pas destiné à un usage traditionnel, mais il est la
marque du dernier chic. Le « lorgnon » (l. 19) ancre
définitivement ce personnage dans le dandysme du
xixe siècle. Les jugements mélioratifs, qui sont le fait
d’Eugénie, s’opposent aux remarques effectuées
par le narrateur, dans les quelques passages où le
point de vue omniscient est adopté. Charles paraît
beau, il ressemble aux héros de roman. Mais le portrait moral esquissé laisse percevoir un jeune homme
frivole, expérimenté dans la vie, et tout entier dans
les apparences.
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P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
➤➤ Confrontation de textes
L’émerveillement d’Eugénie dans cet extrait peut
être mis en relation avec celui d’Emma lors du bal
chez le marquis d’Andervilliers dans Madame
Bovary. Voici le passage en question :
À sept heures, on servit le dîner. Les hommes, plus
nombreux, s’assirent à la première table dans le vestibule,
et les dames à la seconde, dans la salle à manger,
avec le  marquis et la marquise.
Emma se sentit, en entrant, enveloppée par un air chaud,
mélange du parfum des fleurs et du beau linge, du fumet
des viandes et de l’odeur des truffes. Les bougies
des candélabres allongeaient des flammes sur les cloches
d’argent ; les cristaux à facettes, couverts d’une buée
mate, se renvoyaient des rayons pâles ; des bouquets
étaient en ligne sur toute la longueur de la table, et, dans
les assiettes à large bordure, les serviettes, arrangées en
manière de bonnet d’évêque, tenaient entre le bâillement
de leurs deux plis chacune un petit pain de forme ovale.
Les pattes rouges des homards dépassaient les plats ; de
gros fruits dans des corbeilles à jour, s’étageaient sur la
mousse ; les cailles avaient leurs plumes, des fumées
montaient ; et, en bas de soie, en culotte courte, en cravate
blanche, en jabot, grave comme un juge, le maître d’hôtel,
passant entre les épaules des convives les plats tout
découpés, faisait d’un coup de sa cuiller sauter pour vous
le 
morceau qu’on choisissait. Sur le grand poêle
de porcelaine à baguettes de cuivre, une statue de femme
drapée jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine
de monde.
Madame Bovary remarqua que plusieurs dames n’avaient
pas mis leurs gants dans leur verre.
Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces
femmes, courbé sur son assiette remplie et la serviette
nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait,
laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il
avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée
d’un ruban noir. C’était le beau-père du marquis, le vieux
duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans
le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le
marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de
la reine Marie-Antoinette entre MM. De Coigny et de
Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches,
pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait
dévoré sa 
fortune et effrayé toute sa famille. Un
domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut,
dans l’oreille, les plats qu’il désignait du doigt en bégayant ;
et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes
sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur
quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu
à la Cour et couché dans le lit des reines.
On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna
de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle
n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. Le
sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin
qu’ailleurs.
Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres
s’apprêter pour le bal.
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Français 1re – Livre du professeur
➤➤ Questions de corpus
• Comment se manifeste l’émerveillement des deux
héroïnes ?
• Montrez que les narrateurs prennent de la distance par rapport au jugement de leurs personnages.
connaître ses émotions et ses pensées, comme le
prouvent aux lignes 17 et 18 les interrogatives indirectes qui se succèdent (« ne sachant s’il fallait […],
ni pourquoi […] et pourquoi […] ») montrant ainsi
l’affolement du personnage.
Un personnage symbolique
Texte 4 – Gustave Flaubert,
Madame Bovary (1857)
p. 77
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Montrer la fonction symbolique d’un portrait
réaliste
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Un portrait réaliste
Le personnage décrit est un personnage secondaire
du roman. La description est motivée par le narrateur : la présence des autres personnages aux
Comices Agricoles justifie le portrait de Catherine
Leroux, au moment où elle est appelée pour recevoir
sa récompense. Le verbe de perception « on vit »
(l. 1), et le groupe prépositionnel indiquant un lieu
visible par tous (« sur l’estrade ») annoncent la description qui suit. Le lecteur est ainsi dans la même
position que les autres participants aux Comices : il
découvre ce personnage. Le portrait s’organise en
deux temps : le narrateur commence par effectuer le
portrait physique du personnage avant d’entamer
son portrait moral. La description physique suit une
certaine progression du regard : le narrateur commence par évoquer ses pieds (les « galoches de
bois », l. 3), puis le tablier « le long des hanches »
(l. 3), avant d’en arriver au « visage maigre, entouré
d’un béguin sans bordure » (l. 4). Il insiste sur l’âge
du personnage, grâce à une comparaison : « Son
visage […] était plus plissé de rides qu’une pomme
de reinette flétrie » (l. 4-5), mais aussi sur la vie de
travail menée par le personnage, en se focalisant sur
ses mains qui sont « encroûtées, éraillées, durcies »
(l. 8). Le narrateur souligne également les vêtements
portés par Catherine Leroux, qui complètent le portrait physique. Ainsi, les pieds sont chaussés de
« grosses galoches de bois », elle porte « le long des
hanches », « un grand tablier bleu », le visage est
« entouré d’un béguin sans bordure » ; enfin, ses
mains dépassent « de sa camisole rouge ». Cette
précision dans les vêtements permet d’insister sur
l’importance du travail dans sa vie (elle conserve son
tablier, même pour recevoir une récompense), sur sa
simplicité aussi, comme le prouvent les matières
employées ou l’absence de recherche dans la coiffe.
Le portrait physique est complété par un portrait
moral, à la fin de l’extrait : « mutisme », « placidité »
la qualifient (l. 13). À partir de la ligne 15 (« intérieurement effarouchée 
»), le narrateur nous fait
Au-delà de la description réaliste, Gustave Flaubert
entend dresser le portrait d’un personnage symbolique. Il opère une progression dans la façon dont
elle est désignée : d’abord nommée « une petite
vieille femme » (l. 1), elle est présentée par une
image à la fin du texte : « ce demi-siècle de servitude » (l. 19). Cette expression insiste encore sur
l’âge avancé du personnage, mais le mot « servitude » signale au lecteur que le personnage doit être
considéré comme emblématique : il marque la souffrance au travail, l’exploitation, l’abnégation. Le narrateur se focalise plus particulièrement sur les mains
du personnage, qu’il décrit longuement afin de montrer le travail mené par Catherine Leroux. Des énumérations au rythme ternaire (« La poussière des
granges, la potasse des lessives et le suint des
laines », l. 6-7 ; « encroûtées, éraillées, durcies »,
l. 8), contribuent à amplifier cette idée. Les mains
« entrouvertes » (l. 9), présentant « l’humble témoignage de tant de souffrances subies » (l. 10-11), ces
paumes que l’on imagine tendues, font penser à la
figure du Christ : Catherine Leroux est présentée
comme une martyre. Ce personnage hors du commun s’oppose à tous les participants : son absence
apparente de sentiments (« Rien de triste ou d’attendri n’amollissait ce regard pâle » l. 12) contraste
avec le sourire des « bourgeois épanouis » (l. 19) ;
son immobilité s’oppose au mouvement de la foule
qui la pousse (l. 18) ; enfin, elle porte des vêtements
humbles, contrairement aux « messieurs en habit
noir » (l. 16). Placée devant tous, elle est la représentation de la souffrance. En présentant ainsi ce personnage, Gustave Flaubert entend nous faire
éprouver de la compassion.
Synthèse
Du portrait physique, on accède aux pensées du
personnage : la description change d’objet en même
temps que le regard évolue. En effet, dans un premier temps, le lecteur adopte le point de vue des
participants aux Comices. Mais en nous faisant
entrer dans les pensées du personnage, le narrateur
change la focalisation et le personnage accède à
une autre dimension, symbolique.
VOC ABU L AI R E
L’adjectif « monacal » renvoie au nom « moine »,
issu du grec monos, qui signifie « un », « seul », et
transformé en latin en 
monachus qui signifie
« ermite ». Catherine Leroux représente ici une
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2
martyre, dont la vie est faite de souffrances. Par ses
mains ouvertes, elle est dans une position d’offrande, de prière.
P I S T E C OMPL ÉME NTA I R E
➤➤ Confrontation de textes
Lisez le début de Madame Bovary
(l’arrivée de Charles à l’école).
➤➤ Questions de corpus
1. Montrez que ces deux passages présentent des
êtres singuliers.
2. Commentez la place des vêtements et des accessoires dans ces deux extraits.
3. Quels sentiments Flaubert cherche-t-il à susciter
chez le lecteur en face de ces deux personnages ?
Texte 5 – Marguerite Duras,
Un barrage contre le Pacifique (1950)
p. 78
OBJECTIFS ET ENJEUX :
–– Mettre en évidence l’intérêt dramatique
du portrait.
–– Sensibiliser à l’écriture filmique de Marguerite
Duras.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
L’esquisse d’un portrait
Le personnage décrit, M. Jo, est un personnage
secondaire du roman. La description qui en est faite
se limite à quelques traits physiques : « la figure »,
« les épaules », « les bras », « les mains ». Elle insiste
sur la maigreur du personnage, avec par exemple
ses épaules « étroites » (l. 12) : M. Jo, dont le nom
paraît raccourci, semble chétif. Le narrateur met
aussi en évidence le caractère presque féminin de
celui-ci, avec la mention des mains « soignées, plutôt maigres, assez belles ». Celles-ci sont évoquées
à deux reprises, lignes 4 et 13. L’attention du narrateur se focalise plus particulièrement sur la bague,
« un magnifique diamant » (l. 4), qui symbolise la
richesse et la réussite sociale. Les objets et les vêtements occupent une place importante dans ce portrait : le narrateur se concentre sur ceux-ci dans le
premier paragraphe : le « costume de tussor grège »,
le « feutre du même grège » (l. 2‑3) signalent le statut social de M. Jo, un riche « planteur du Nord »
(l. 23). Le choix de la matière, le « tussor », rappelle
l’Asie, où se passe l’histoire, mais manifeste un certain souci de l’élégance. La couleur grège, pâle,
semble souligner la fadeur du personnage. Par les
choix opérés par le narrateur, M. Jo et Joseph s’opposent (l’élégance de l’un contraste avec la vulgarité
des paroles de l’autre). L’écriture adoptée par
Marguerite Duras se rapproche des techniques
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cinématographiques comme on peut le voir dans la
façon dont le personnage est décrit. Le narrateur
commence par montrer le personnage dans sa globalité, en présentant ses vêtements (l. 2‑4). Le
regard s’attache ensuite sur différentes parties du
corps, dans un mouvement descendant, avant
d’aboutir à la main, et plus particulièrement au diamant, dans une sorte de gros plan (l. 14). Le portrait
semble ainsi se préciser et s’enrichir par la présence
d’objets symboliques.
Une vision subjective
M. Jo est décrit selon les points de vue particuliers
de la mère, Suzanne et Joseph, en focalisation
interne. Le passage s’ouvre sur le rappel d’un événement passé (avec le plus-que-parfait « avaient
vu », l. 1), mais le verbe de vision employé introduit
la description qui suit, avant d’être repris ligne 4 :
« ils virent ». Le regard est d’ailleurs un thème important de l’extrait : « la mère se mit à regarder » (l. 5),
« il regardait Suzanne » (l. 16), « la mère vit qu’il la
regardait » (l. 16), « la mère à son tour regarda sa
fille » (l. 16-17). Le portrait s’accompagne de jugements de la part de la famille. Les paroles de Joseph
et son jugement dévalorisant (« Pour le reste, c’est
un singe », l. 6) amorcent une série d’opinions, qui
viennent confirmer la sienne comme à la ligne 11,
« C’était vrai, la figure n’était pas belle ». Le personnage est également l’objet d’une fiction élaborée à
partir de son costume, de son apparence : « Le chapeau mou sortait d’un film… » (l. 8). La richesse du
personnage, visible grâce au costume, à la voiture
de luxe et au diamant, fait fantasmer ceux qui le
regardent, et M. Jo, désormais, devient une proie.
Son isolement, signalé à deux reprises (l. 1 et 15), le
rend particulièrement repérable et vulnérable : la
phrase brève, au rythme ternaire, « Il était seul, planteur, et jeune » (l. 15), désigne les « qualités » du
personnage, selon la mère. La présence du diamant,
qui semble métamorphoser le personnage (il
« conférait [aux mains] une valeur royale, un peu
déliquescente », l. 14‑15) attire sa convoitise. Si la
scène est quasiment muette, les regards que la
mère jette au diamant, puis au planteur et enfin à sa
fille, trahissent ses intentions, précisées par les
paroles qui suivent : Suzanne doit être « aimable »
pour plaire au planteur, visiblement séduit. M. Jo est
alors une proie qu’il s’agit de conquérir. À travers le
portrait de M. Jo se construit alors celui des autres
personnages, en particulier celui de Suzanne. Le
regard jeté par la mère à Suzanne est l’occasion
d’un portrait de la jeune fille, dont la jeunesse est
soulignée avec insistance (« elle était jeune, à la
pointe de l’adolescence », l. 19-20), ainsi que son
caractère « pas timide » (l. 20). Elle peut ainsi entrer
dans les desseins de sa mère : tout doit être mis en
œuvre pour séduire le planteur et obtenir les moyens
de vivre, encore, dans la concession.
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Français 1re – Livre du professeur
Synthèse
Le portrait de M. Jo insiste sur le statut social de
celui-ci par la focalisation sur ses vêtements et surtout sur le diamant. Les regards des personnages
préfigurent la suite de l’histoire : en observant
Suzanne, le planteur manifeste son désir, mais celuici est perçu par la mère. M. Jo devient alors l’objet
de toutes les convoitises : il symbolise la richesse,
l’aisance, mais représente aussi la possibilité pour la
famille de conserver leur concession.
P I ST E COMP LÉ MEN TA I RE
Consultez sur le site de l’INA l’interview de Marguerite Duras sur les adaptations cinématographiques de
romans. Quelle est son opinion ? Pour quelle raison
un romancier est-il poussé à adapter ses œuvres  ?
Partagez-vous le point de vue de l’auteur ?
Texte 6 – Alain Robbe-Grillet,
La Jalousie (1957)
p. 79
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Étudier une description dans le cadre
du Nouveau Roman.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Un portrait fragmentaire
L’extrait évoque une femme dont nous ne connaissons pas le prénom, mais seulement l’initiale : A…
Le portrait qui en est constitué est tout aussi énigmatique, puisque le narrateur se concentre seulement sur quelques aspects du personnage comme
les « cheveux » (l. 8 et l. 7), ou la « main » (l. 11 à 15).
Les adjectifs qui la caractérisent sont minces : seule
la chevelure est d’abord désignée comme une
« masse noire » (l. 8), puis « lustrée », elle « luit de
reflets roux » (l. 17) ; elle est progressivement désignée comme une « coiffure trop mouvante » (l. 11),
possédant des « ondulations » (l. 12), composée de
« boucles » (l. 17). Le portrait se précise donc, mais
le lecteur dispose de peu d’éléments pour saisir
l’identité et la singularité du personnage. La position
de la femme et ses actions, en revanche, sont largement détaillées : elle « est assise » (l. 1), « elle se
penche en avant » (l. 2), « elle redresse le buste »
(l. 8-9), puis est « penchée de nouveau » (l. 16).
Le narrateur insiste sur les mouvements de celleci : « des vibrations saccadées » (l. 7-8), « elle rejette
en arrière » (l. 10), « les doigts effilés se plient et se
déplient » (l. 12). Toutes ces expressions, qui renvoient au haut du corps, s’opposent à l’immobilité
du reste du corps, à « l’apparente immobilité de la
tête et des épaules » (l. 7) ; il n’est pas « possible de
voire remuer, de la moindre pulsation, le reste du
corps » (l. 19). Ce portrait, fait de contrastes, paraît
donc énigmatique. Les éléments du corps de la
femme semblent fonctionner de manière autonome :
le narrateur le souligne aux lignes 14 et 15, les doigts
étant agités, « comme s’ils étaient entraînés par le
même mécanisme ». La comparaison ainsi effectuée
ôte au personnage toute volonté : le narrateur refuse
de nous laisser entrer dans la conscience de celuici. Les verbes de mouvement comportent un sujet
renvoyant à une partie du corps, comme à la
ligne 12 : « les doigts effilés se plient et se déplient ».
A… est souvent placée en position de COD dans la
phrase, comme aux lignes 17 et 18 : « de légers
tremblements […] la parcourent ». Toute volonté
semble ainsi refusée au personnage.
Les interprétations du narrateur
L’activité du personnage est mystérieuse : elle est
vue de dos, et seul le mouvement du haut du corps
est perceptible. Les différentes teintes que prend la
chevelure, en particulier, montrent que le narrateur
est attentif. Celui-ci, qui n’est pas omniscient, émet
un certain nombre d’hypothèses sur l’activité de la
jeune femme, des lignes 3 à 6, mais chacune est
balayée, après le lien logique d’opposition « mais »,
à la ligne 4. Sans avoir de certitudes sur son interprétation comme le prouvent les conditionnels (« elle
se serait placée », l. 5 ; « elle n’aurait pas choisi »,
l. 6), il se révèle incapable d’être précis. En mettant
en relation différents éléments, le lecteur peut imaginer ce que A… est en train de faire : « la petite table
à écrire », le « travail minutieux et long » qui requiert
de se pencher, mais qui permet aussi quelques instants de répit, les « ondulations » du haut du corps
peuvent faire penser à l’acte d’écriture. Le narrateur
se révèle attentif aux moindres gestes du personnage féminin, aux moindres détails, comme la présence de « légers tremblements, vite amortis »
(l. 17‑18). S’il n’intervient pas directement comme
un personnage de l’histoire, il manifeste toutefois sa
connaissance du personnage, comme il l’indique
avec le présent d’habitude : « Mais A… ne dessine
jamais » (l. 4). Le narrateur peut être la figure du
jaloux, comme le titre du roman nous invite à le penser. L’observation attentive de A… se fait à son insu,
comme si elle était épiée.
Synthèse
Le narrateur, qui ne s’avoue pas personnage de
l’histoire, décrit le personnage et raconte la scène
vue en proposant différentes interprétations, comme
s’il cherchait à savoir, à se rassurer peut-être. La
femme décrite reste irrémédiablement mystérieuse,
comme si la focalisation choisie était externe. Mais
quelques indices montrent que le narrateur est en
fait un personnage de l’histoire, même s’il ne dit
jamais « je ». L’auteur crée ainsi une énigme, dans
son roman, que le lecteur doit déchiffrer.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2
G RA MMA I R E
Le présent possède ici plusieurs valeurs : tout
d’abord, on peut considérer qu’il a une valeur de
présent de narration, puisque le narrateur emploie, à
la ligne 16, un passé composé. La scène semble se
passer sous les yeux du lecteur, et on a souvent
l’impression qu’il s’agit davantage d’un présent
d’énonciation. La phrase « Mais A… ne dessine
jamais » (l. 4) évoque une habitude, comme le
montre la négation « ne… jamais ».
LI E N MI N I
www.lienmini.fr/magnard-el1-18
Selon Robbe-Grillet, le roman doit montrer le poids
du monde et des objets en évitant toute interprétation. L’analyse psychologique des personnages
fausse, selon lui, toute cette vision. Le texte proposé
ici en est une parfaite illustration : le personnage de
la femme appelée « A… » est décrit avec une grande
minutie, ses faits et gestes sont scrupuleusement
notés. Dans le premier paragraphe, le narrateur s’interroge sur ce qu’elle fait et non sur ce qu’elle est.
P I S T ES C OMPL ÉME NTA I R ES
➤➤ Confrontation des textes
Dans le cadre d’une étude sur le personnage dans le
Nouveau Roman, on peut comparer le portrait de
A… et l’incipit de La Modification de Michel Butor
(étudié p. 67 du manuel).
➤➤ Question
Comment les romanciers de ce mouvement font-ils
participer le lecteur à la construction de leur œuvre ?
Texte 7 – Jérôme Ferrari, Le Sermon
sur la chute de Rome (2012)
p. 80-81
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Étudier un portrait de groupe dans un roman
contemporain.
–– Montrer l’importance du regard du personnage
dans la description.
LE CT U RE A NA LY T I QUE
La description d’une photographie
L’essentiel de l’extrait est composé d’un texte descriptif : les lignes 3 à 16 correspondent à un portrait
de groupe, introduit par un verbe de vision, ligne 4 :
« On y voit », auquel fait écho à la ligne 5 : « on ne
distingue ». Le narrateur s’attache d’abord à énumérer les sujets présents : « ses cinq frères et sœurs »,
« sa mère », ligne 4, avant de les décrire plus
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précisément, en commençant par la mère (l. 7 à 10).
Il poursuit par les enfants : d’abord le fils (l. 10), puis
les filles aînées (l. 12), et enfin la plus petite, JeanneMarie, ligne 14. La description s’effectue au présent : la photographie rend compte d’une époque
passée, rendue présente à chaque fois qu’on l’observe. La place occupée par chacun dans l’espace
est précisée (« Autour d’eux », l. 4 ; « au premier
plan », l. 14), ainsi que leur position les uns par rapport aux autres : la mère « est assise », ligne 7, le fils
est « contre elle », ligne 12 ; les « filles aînées, alignées derrière elle », ligne 13. La mère est le personnage central de la photographie, seul personnage
assis, autour duquel se groupent tous les autres. La
description s’attache aussi aux vêtements de chacun : la mère est « en robe de deuil » ; elle porte un
foulard (l. 7) ; le fils, quant à lui, est « coiffé d’un
béret à pompon » (l. 11) ; il a « un costume marin
trop étroit » (l. 12). Les filles sont « endimanchées »
(l. 13), tandis que la dernière est « pieds nus et en
haillons » (l. 15). Ces informations, a priori anodines,
visent à rendre compte d’une époque : une date est
livrée dans cette page, « une journée caniculaire de
l’été 1918 », ligne 20, et le portrait de groupe qui est
fait s’inscrit dans le contexte particulier de la fin de
la guerre. La robe de deuil de la mère suggère que
son époux a été tué lors de la guerre. Le fils, seul
homme de la famille, jouit d’une position privilégiée
près de sa mère. La prise de cette photographie
constitue un événement important pour la famille,
comme le prouve le choix des habits. La présence
de la cadette, pieds nus et mal habillée, surprend. La
description effectuée tend à rendre l’immobilité, la
fixité des personnages 
: ainsi le narrateur se
concentre-t-il sur la posture de la mère (l. 7), sur son
regard (l. 8-9 : « elle fixe si intensément un point
situé bien au-delà de l’objectif… »), sur l’attitude des
filles, « alignées », « raides », « les bras figés le long
du corps », lignes 13-14.
Le récit d’un instant passé
Après la description de la photographie, l’extrait
s’attache à raconter cet événement : à partir de la
ligne 19, les verbes au passé composé sont plus
importants (« un photographe ambulant a tendu »,
l. 20-21 ; « ils ont sorti les habits de fête », l. 24, etc.)
Le narrateur s’attache à relater les circonstances. Il
précise d’abord la date : « pendant une journée
caniculaire de l’été 1918 », lignes 19-20, puis le lieu :
« la cour de l’école » (l. 20). Chaque élément de la
photographie semble expliqué par ce passage narratif : ainsi, les personnages de la photographie
semblaient entourés de « brume étrange », ligne 6.
L’explication en est fournie ligne 20 : « un photographe ambulant a tendu un drap blanc entre deux
tréteaux ». Les vêtements concentraient l’attention
de celui qui regardait la photographie (les filles
étaient qualifiées d’« endimanchées », à la ligne 13) :
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Français 1re – Livre du professeur
le narrateur, qui connaît les personnages et leur
passé, précise qu’« ils ont sorti les habits de fête
qu’ils ne mettent jamais d’un placard truffé de naphtaline » (l. 24-25). L’absence d’habits de la cadette
est justifié par la suite : elle « ne possède encore ni
robe neuve ni chaussures », lignes 26-27, elle a une
« robe trouée », des « pieds nus » ligne 35. Le narrateur connaît également les raisons pour lesquelles
ce personnage est « boudeur » (l. 15) : « il leur a fallu
consoler Jeanne-Marie », lignes 25-26, qui « avait
honte » (l. 34), et sa présence, au premier plan, surprenante, se trouve expliquée : sa famille a dû « tolérer qu’elle reste debout toute seule, au premier rang,
à l’abri de ses cheveux ébouriffés » (l. 36-37). L’instant fixé par la photographie s’anime, des verbes de
mouvement ou d’action sont utilisés et contrastent
avec la fixité des postures et des regards (par
exemple, « monter », l. 27). D’autres personnages
interviennent, spectateurs anonymes de la prise
de la photographie 
: d’abord le « 
photographe
ambulant », lignes 20-21, puis les autres personnes
qui ont été photographiées le même jour, et que
le narrateur énumère : « femmes », « enfants »,
« infirmes », « vieillards », « prêtres », lignes 31-32.
L’imparfait employé alors (« défilaient » l. 32), allié à
ce verbe de mouvement, semble prolonger l’instant
de la prise de la photographie et dilater le temps.
Un « témoignage »
Le narrateur, qui manifeste discrètement sa présence dans cette description par des modalisateurs
(« ils semblent flotter », l. 5 ; « on la dirait indifférente », l. 9) semble adopter le point de vue du personnage, Marcel Antonetti, cité avant la description :
on connaît les noms des personnages, leurs liens les
uns avec les autres, leurs sentiments, parfois (le narrateur décrit l’attitude du fils et emploie l’adverbe
« craintivement », l. 12 : le personnage connaît le
caractère de son frère et peut interpréter son attitude). Il donne l’âge de la cadette, quatre ans (l. 26).
Il sait leurs habitudes : par exemple, il mentionne le
fait que les habits de fête ne sortent jamais d’un placard rempli de naphtaline (l. 25). Les circonstances
de la prise de la photographie ont sans doute pu être
racontées par la famille du personnage qui n’y figure
pas, comme le rapporte le narrateur : l. 21-22,
« Marcel contemple d’abord le spectacle de sa
propre absence ». Cette idée de l’absence se trouve
reprise dans les lignes qui suivent grâce aux négations : « aucun d’eux ne pense à lui et il ne manque
à personne », dans une tournure en chiasme (le personnage, « lui », « il », est entouré de négations,
« aucun », « personne »), et à la fin de l’extrait : « Ils
sont réunis et Marcel n’est pas là ». Il interprète le
regard de sa mère, fixe : « Marcel a l’irrépressible
certitude qu’il lui est destiné et qu’elle cherchait
déjà, jusque dans les limbes, les yeux du fils encore
à naître, et qu’elle ne connaît pas » (l. 17-19). Tout
semble donc opposer le personnage aux autres
membres de sa famille : il se singularise. Pour les
désigner, il emploie une comparaison, au début du
texte : ils ressemblent à « des spectres dans la
brume étrange qui va bientôt les engloutir et les effacer », ligne 6. Si cette « brume » est expliquée, par la
suite, par la présence d’un drap blanc qui est tendu
derrière les personnages, l’image des « spectres »
connote l’idée de mort, accentuée par le verbe
« effacer ». La mention du futur proche des personnages, avec l’adverbe de temps « bientôt », manifeste une connaissance qui dépasse celle du passé :
le personnage qui contemple la photographie, Marcel Antonetti, semble être le seul à avoir survécu. Ce
fait provoque certainement l’incompréhension du
personnage : il évoque l’« énigme de l’absence ». Il
est absent de cette photographie, pas encore né ;
sa famille est absente, tandis que lui est vivant. Le
roman s’ouvre sur ces expressions parallèles et
opposées, énigmatiques : « témoignage des origines », « témoignage de la fin », la photographie
permet de saisir les visages de disparus.
Synthèse
La photographie fige un instant : les personnages
apparaissent tels qu’ils ont été à un moment donné
de leur vie, selon des circonstances bien précises.
Pensons par exemple à la mine boudeuse de
Jeanne-Marie, ce jour-là. Les personnages du
passé, visiblement disparus, ressurgissent dans le
présent : toute la description, d’ailleurs, est élaborée
avec ce temps. Mais à travers cette photographie,
c’est tout le passé qui apparaît, appartenant à la fois
à la sphère familiale, mais aussi à une époque,
comme ici la fin de la guerre.
GR AMMAI R E
Le verbe « dirait » est employé au conditionnel : il
manifeste une incertitude, une hypothèse que peut
formuler le narrateur, qui n’est alors pas omniscient. Celui-ci adopte en effet le point de vue du
personnage, Marcel Antonetti, qui contemple la
photographie.
S’E N TR AÎ N E R À L’É C R I TU R E D ’I N VE N TI O N
Le sujet, très balisé, invite à exploiter un texte
source, celui de Ferrari, et à s’approprier ses procédés d’écriture. Le choix d’une photographie d’une
ou de plusieurs personnes est préférable, dans cette
séquence sur le portrait.
Critères d’évaluation :
• Les caractéristiques du texte descriptif : organisation spatiale, termes caractérisants.
• La photographie : sujets photographiés, cadre,
immobilité ; instant figé ; description au présent.
26
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2
• Les circonstances : récit au passé ; reprise et
explication d’éléments figurant sur la photographie ;
cohérence de l’ensemble.
• Le respect du texte initial : personnage extérieur à
l’histoire ; focalisation interne (verbe de vision introduisant la description) ; manifestation discrète de la
subjectivité.
P I S T E S COMPL É ME NTA I R E S
➤➤ La photographie dans le roman/dans l’autobiographie : il est possible de montrer la particularité de
ce portrait de groupe dans le roman, en examinant
des pages d’autobiographie qui constituent des
descriptions de photographies : on peut citer, par
exemple, Georges Perec dans W ou le souvenir
d’enfance, au chapitre X, ou au chapitre VIII. Différentes photographies sont décrites : elles constituent un support pour la mémoire. L’importance de
la photographie pour saisir l’identité de l’être réel ou
fictif peut se lire également dans Souvenirs pieux de
Marguerite Yourcenar (la photographie de la mère de
l’auteur, sur son lit de mort). Roland Barthes, dans
La Chambre claire, peut apporter un éclairage critique intéressant. On peut également consulter l’article de Véronique Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », dans Le Français
aujourd’hui, Armand Colin/Dunod, 2008.
➤➤ Histoire des Arts : la BNF propose une exposition
virtuelle consacrée au portrait en photographie :
http://expositions.bnf.fr/portraits/.
Histoire des arts –
Le portrait en peinture
p. 82-83
Voici quelques pistes pour traiter ce dossier :
De la fonction magique, ou commémorative, pour
assurer la survie du modèle, à une finalité essentiellement plastique qui s’affirme à la fin du xixe siècle,
la notion de portrait et ses limites ont toujours été
source de discussion dans les arts plastiques. Pour
qu’il y ait portrait, il doit y avoir nécessairement
intention de l’artiste et possibilité de consentement
de la part du modèle.
Le portrait est un genre protéiforme. Il appartient à
divers domaines : littérature, peinture, sculpture,
photographie, cinématographe. En arts plastiques, il
peut être de tête, en buste, en pied, équestre, de
face, de profil ou trois-quarts. Il joue avec un fond
neutre, un paysage ou un espace intérieur. La figure
est parfois accompagnée d’accessoires banals ou
symboliques, d’attributs. Le portrait possède une
dimension religieuse, allégorique, sociale. Le portrait d’apparat est marque du pouvoir.
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I. De la naissance d’un genre à son âge d’or
Au xve siècle : la naissance d’un genre
Après une éclipse au Moyen Âge, due à la querelle
des images, le portrait réapparaît avec celui des
donateurs qui commanditaient les retables. Le
xve siècle est celui où il devient autonome. Le portrait proposé à l’étude, Marguerite Van Eyck par Jan
Van Eyck vers 1465, est le reflet de son origine géographique. Les Flamands préfèrent les portraits de
trois-quarts face lui donnant une dimension très réaliste. Chez Van Eyck, le spectateur est happé par le
regard du modèle qui le fixe, il ne peut d’échapper,
le fond neutre fermant l’espace.
On pourra comparer ce tableau au Portrait de jeune
femme d’Antonio del Pollaiolo, peint en 1439. En Italie, la jeune femme est montrée de profil, suivant la
tradition antique de l’art du portrait. La nudité du
cou et la sobriété du traitement de la coiffure
contrastent avec l’opulence vestimentaire qui
indique que la dame doit avoir appartenu à l’aristocratie florentine du xve siècle. Le fond paysagé est
idéalisé, lieu improbable non identifiable qui se
retrouve dans d’autres portraits de la Renaissance
comme celui de La Joconde. Sa douceur s’oppose
à l’air peu avenant de Marguerite Van Eyck aux
lèvres pincées. L’idéalisation l’emporte sur
l’individualisation.
Aux xvie et xviie siècles : portrait de cour,
portrait équestre
Le genre du portrait équestre, abandonné depuis
l’Antiquité a été remis à l’honneur à la Renaissance
italienne avec les statues équestres des condottieres. Au début du xviie siècle, Rubens choisit, pour
Le portrait équestre du duc de Lerma, un troisquarts face inhabituel, qui accentue la présence du
groupe : le duc et le cheval nous regardent. La ligne
d’horizon très basse qui crée un effet de contreplongée, la lumière qui irise le duc à gauche affirment l’importance du personnage. Le mouvement
du cheval prêt à bondir est contrebalancé par l’attitude posée du cavalier.
L’âge d’or du portrait
Au xviiie siècle, le portrait connaît un âge d’or. Audelà des portraits de cour, portraits officiels, l’intimité, la sensibilité gagnent leurs lettres de noblesse.
Une approche plus psychologique des individus voit
le jour.
Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) peintre et graveur français proposé à l’étude, est reconnu non
seulement pour ses portraits mais surtout pour ses
scènes galantes pleines de grâce et de vivacité. Son
œuvre L’Étude, daté de 1769 appartient, par sa date
de réalisation et son format, à la période des portraits dits de fantaisie. Ceux-ci montrent des
hommes ou des femmes, richement costumés, vus
à mi-corps derrière un premier plan, ici le support
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Français 1re – Livre du professeur
qui porte le livre de musique. Le grand col blanc, le
collier de perles, les étoffes soyeuses, l’occupation
(un clavecin est situé derrière la jeune fille) caractérisent l’appartenance à un milieu aisé.
La notice du musée du Louvre indique que le modèle
n’est pas identifié, bien que tous ces portraits soient
ceux d’amis ou de clients de Fragonard. La jeune
fille dégage une impression de timidité : vue de
trois-quarts, regard qui se dérobe, mais également
de plaisir par le sourire et la carnation. Ces portraits
enlevés, touche rapide, impression de mouvement
(la jeune fille semble se tourner à l’appel de son
nom, la page du livre est soulevée en un mouvement
suspendu) rappellent ceux de Franz Hals.
Marguerite Van Eyck et L’Étude s’opposent autant
dans la facture que dans la présentation du modèle :
–– un rendu net pour une touche rapide qui joue sur
les flous pour l’autre ;
–– un modèle qui pose de face et nous regarde droit
dans les yeux, un trois quarts d’une jeune fille surprise dans son activité qui baisse les yeux.
technique (1935), pour reprendre le titre de l’essai de
Walter Benjamin. La technique permet la reproduction : gravure, photographie, cinéma, et maintenant
technologie numérique. En multipliant une photographie de presse par le procédé de la sérigraphie, il
dévoile le procédé, dénonce la commercialisation de
l’image. La présentation en bande, la succession des
photographies suggèrent la succession des photogrammes sur la pellicule. L’image de l’icône se dissout dans la répétition de la même image tout en
subissant des effacements ponctuels. Au-delà du
portrait n’aurait-on pas affaire à une vanité ?
Tous deux accentuent l’individualisation du portrait,
mais l’un montre le statut alors que l’autre montre la
vie.
La reproduction du manuel étant un détail, il est possible de consulter le tableau dans son intégralité sur
le site du musée du Louvre :
http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=obj_view_
obj&objet=cartel_10890_25554_p0001170.002.jpg_
obj.html&flag=false
2. D E L’AD JE C TI F AU N OM
II. Nouveaux mouvements artistiques :
une remise en question des techniques
traditionnelles
Du xixe au xxe siècle : crise du portrait
et renouveau des techniques
Le titre même de l’œuvre de Matisse, Portrait de
Madame Matisse à la raie verte, fait du procédé créatif le sujet du tableau. La ligne verte sépare la tête en
zones d’ombre, non pas grises, mais colorées de
jaune et de vert, et en zones de lumières plus fidèles
à la réalité, exaltation de la couleur chère aux Fauves.
Le portrait comme les autres sujets se libèrent du
carcan de la mimesis pour questionner les constituants même de la peinture : couleurs pour Matisse,
formes pour Picasso. Dans le portrait de David-Henry
Kahnweiler, Picasso s’intéresse à la relation forme et
fond et refuse une représentation illusionniste. Le
cubisme analytique prône une représentation simultanée de plusieurs angles de vue. David-Henry Kahnweiler, riche marchand d’art, auteur d’un essai,
Chemin vers le cubisme, achetait et exposait les
œuvres cubistes. Cette relation fait de ce portrait le
reflet d’un rapport d’égal à égal entre le peintre et
son modèle. Andy Warhol, artiste appartenant au
mouvement du Pop’art, utilise dans Ten Lizes, la
technique de la sérigraphie. Nous sommes face à
une œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité
Vocabulaire –
La description des caractères
p. 84
1. AN TON Y ME S
1‑6 – 2‑4 – 3‑5.
1. fierté – 2.  enjouement – 3. adresse – 4. humilité –
5. présomption – 6. allégresse – 7. obséquiosité –
8. candeur.
Cet exercice peut être l’occasion d’un travail sur les
suffixes : -ité (fierté).
3. SY N ON Y ME S
1. affable ➞ aimable (« affable » vient du latin affari,
« parler avec quelqu’un ») – 2. superbe ➞ orgueilleux (sens du latin, qui prend une valeur méliorative
siècle, et devient d’usage courant au
au xvie 
xviiie siècle) – 3. sémillant ➞ enjoué (« sémillant » est
le seul mot conservé de la famille de « sémille », qui,
en ancien français, désigne « la progéniture » ou
« l’action valeureuse ») – 4. pédant ➞ vaniteux
(« pédant » vient de l’italien pedante qui désigne « le
professeur »).
4. E X P R E SSI ON S R E N VOYAN T
À U N AN I MAL
a. 1. une tête de linotte (le mot « étourdi » viendrait
de la composition de ex et turdus et signifierait « agir
follement comme une grive ») – 2. une mule, un
mulet – 3. une fine mouche (allusion à la vivacité de
l’insecte) – 4. une fouine (le verbe « fouiner » est
d’emploi péjoratif courant et a eu la même évolution
que « fureter »).
5. E X P R E SSI ON S R E N VOYAN T À U N OBJ ET
1. Un grand guerrier, qui suscite la crainte. L’expression est ironique de nos jours (le mot « foudre », au
masculin, est une survivance de la rhétorique classique) – 2. Quelqu’un qui ne cesse de parler (sens
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 2
du xviiie siècle) – 3. Le fait de ne pas pouvoir
répondre sur le moment – 4. Être rigide dans ses
principes et prétentieux (le collet monté désigne une
sorte de col, à la mode sous Louis xiii) – 5. Personne
qui dépense sans compter (au xviie siècle, l’expression désigne quelqu’un qui ne retient rien).
6. E X P RE SSI ONS R E NV OYA NT A U C OR P S
1. Avoir les dents longues (au xive siècle, cette
expression signifiait « avoir faim ») – 2. Avoir un poil
dans la main (apparaît au xixe siècle) ou avoir les
côtes en long – 3. Avoir le cœur sur la main (apparaît
au xviiie siècle) – 4. Avoir les yeux plus gros que le
ventre (expression que l’on trouve déjà chez Montaigne) – 5. Avoir la tête sur les épaules.
E X P R E SSI ON É C R I TE
➤➤ Sujet 1
La comparaison d’un personnage en animal tend à
dévaloriser celui-ci : on peut penser en particulier au
portrait de Mme Vauquer dans Le Père Goriot de
Honoré de Balzac (comparée à un « rat d’église »,
par exemple), ou à celui de Mme Verdurin dans Du
Côté de chez Swann de Marcel Proust (comparée à
un oiseau). La juxtaposition des images pour rendre
compte des caractéristiques morales tend à faire du
personnage créé un être monstrueux. On peut prolonger ce travail d’écriture par l’étude de tableaux de
Giuseppe Arcimboldo.
➤➤ Sujet 2
Les mots suivants sont classés, du niveau de langue
familier au niveau de langue soutenu : 1. grognon,
triste, renfrogné – 2. sympa, agréable, amène –
3. soupe au lait, colérique, irascible – 4. trouillard,
craintif, timoré.
L’exercice permet de montrer que le portrait est
rarement objectif : il implique souvent un éloge ou
un blâme de la part du narrateur qui oriente la lecture du roman. Mais cet exercice met en évidence
une catégorie particulière du portrait : le portrait en
actes. Il permet de s’interroger sur les « Frontières
du récit » (voir l’article de Gérard Genette, dans
Figures II, coll. « Points », © Le Seuil, 1979).
8. M O T S DE L A MÊ ME FA MI L L E
BI BL I OGR AP H I E
7. NI V E A UX DE L A NG UE
1. Doux et doucereux ont été synonymes jusqu’au
xvie siècle. Doucereux désigne ensuite quelqu’un à
la douceur affectée. – 2. Le nom droit désigne la
justice ; le mot droiture, jusqu’au xviie siècle, a été
synonyme de celui-ci, puis a désigné la qualité d’une
personne loyale. – 3. Loyal et légal ont la même étymologie (lex, legis, la loi), et, à l’origine, le mot
« loyal » a le sens juridique, avant l’apparition du
mot « légal » au xive siècle. Ils fonctionnent comme
doublets jusqu’au xviie siècle, « loyal » obtenant
alors le sens de « qui a le sens de l’honneur ». –
4. Probe signifie « droit, honnête » ; probant se rapproche de probare et évoque ce qui constitue une
preuve.
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Essais
–– Marlène Guillou et Évelyne Thoizet, Galerie
de portraits dans le récit, « Parcours de
lecture », Éditions Bertrand-Lacoste, 1998.
–– Gérard Genette, Figures II, coll. « Points »,
Éditions Le Seuil, 1979.
–– Philippe Hamon, La Description littéraire, de
l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie,
Éditions Macula, 1991.
–– Émile Zola, Du Roman, « De la description »,
« Le Regard littéraire », Éditions Complexe,
1989.
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Français 1re – Livre du professeur
Séquence 3
p. 86
De la rencontre à la séparation
Problématiques : Comment l’identité des personnages romanesques se construit-elle à partir des
scènes de rencontre amoureuse et de séparation ? Comment les actions et les sentiments des
personnages révèlent-ils la vision du monde du romancier et les valeurs de la société de son époque ?
Éclairages : Il s’agira d’envisager les textes de rencontre et de séparation comme un ensemble en montrant la façon dont les circonstances et le déroulement de la rencontre annoncent déjà sa fin. Il s’agira
aussi et surtout de montrer comment la construction du personnage romanesque est étroitement liée aux
représentations sociales de l’écrivain, et donc aux circonstances d’écriture.
Texte 1 : Madame de La Fayette,
La Princesse de Clèves (1678)
p. 86
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Montrer l’importance de l’ancrage dans une
réalité sociale et historique : la cour d’Henri II.
–– Introduire un exemple de rencontre appelé
à devenir un topos : le coup de foudre.
–– Découvrir les héros : un couple de héros
parfaits.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Mise en scène d’un coup de foudre
La rencontre se déroule d’une manière bien particulière. La narratrice nous invite à partager les sentiments de l’héroïne et ses préparatifs, dans l’attente
impatiente d’une grande soirée à la cour : « elle
passa tout le jour des fiançailles chez elle à se
parer » (l. 1). L’arrivée du duc de Nemours au bal se
fait en décalé par rapport à celle de la princesse et
c’est au travers du regard de celle-ci que le lecteur
découvre pour la première fois ce personnage :
« elle se tourna et vit un homme qu’elle crut d’abord
ne pouvoir être que M. de Nemours » (l. 7-8). La rencontre commence donc par un échange de regards :
celui de Mme de Clèves sur M. de Nemours auquel
répond le regard du gentilhomme sur l’héroïne. Tous
les termes choisis par la narratrice omnisciente
insistent sur l’éblouissement que représente cette
rencontre pour les deux personnages (« surprise »,
l. 10 ; « étonnement », l. 14 ; « surpris », l. 15) Cette
rencontre se déroule cependant dans un cadre
public et le regard des membres de la cour, et particulièrement du roi et des reines, pèsent sur eux :
« Le roi et les reines […] trouvèrent quelque chose
de singulier de les voir danser ensemble sans se
connaître » (l. 18 à 20). C’est d’ailleurs leur intervention qui va permettre de faire progresser la rencontre
en leur donnant l’occasion pour la première fois de
se parler. Le dialogue, rapporté au discours direct,
permet en effet au duc de Nemours en particulier de
montrer toute sa galanterie et sa modestie à la fois :
il révèle clairement au roi et aux reines qu’il a reconnu
Mme de Clèves – ce qui est un hommage appuyé à
sa beauté et à la réputation qu’elle s’est acquise à la
cour. Le lecteur est ainsi éclairé : la rencontre est
bien celle de deux héros faits l’un pour l’autre et qui
se sont immédiatement reconnus.
Amour et jeu social
Le cadre de la rencontre est un lieu public, le Louvre,
le palais royal, donc, lieu de faste et d’apparat. Les
circonstances (des fiançailles royales) imposent à
tous élégance et raffinement comme le démontre
l’insistance de la narratrice sur les préparatifs du bal
et sur la parure des personnages : « on admira sa
beauté et sa parure » (l. 2‑3). Mais dans ce milieu où
les apparences comptent plus que tout, on voit que
les deux héros sont distingués par tous, au centre
de tous les regards : « il s’éleva dans la salle un
concert de louange » (l. 17‑18). Le roi et les reines
jouent un rôle bien particulier dans la rencontre des
deux héros : il faut d’abord noter que, curieusement,
le roi se présente comme l’ordonnateur de la rencontre puisqu’il invite Mme de Clèves à danser avec
M. de Nemours, à qui elle n’a pourtant pas encore
été présentée : « le roi lui cria de prendre celui qui
arrivait » (l. 7). Dans le dialogue qui suit, il apparaît
de plus que la reine dauphine, en particulier, cherche
à semer le trouble dans le cœur des jeunes gens en
les mettant face à leurs sentiments. La narratrice lui
prête des répliques pleines d’allusions et lourdes
d’implicites. Elle donne d’abord à entendre par sa
première réplique, prudemment modalisée par le
verbe « Je crois » (l. 28), que Mme de Clèves a
reconnu le duc de Nemours : le trouble de Mme de
Clèves se comprend bien : « Mme de Clèves […]
paraissait un peu embarrassée » (l. 30-31). Admettre
qu’elle a reconnu M. de Nemours, c’est reconnaître
en sa présence le charme et la séduction qui sont
les siens. D’une certaine manière, la deuxième
réplique de la reine dauphine place Mme de Clèves
dans une situation encore plus délicate puisqu’elle
suppose que celle-ci est troublée au point de ne
vouloir pas admettre ses sentiments. Le roi et les
reines sont donc à la fois les ordonnateurs de la rencontre et ceux qui mettent les deux héros face à
leurs sentiments naissants, en même temps qu’ils
sont les maîtres des cérémonies.
30
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3
Synthèse
➤➤ Lecture d’image (p. 87 du manuel)
Le lieu commande le luxe et l’élégance, et encore
plus le moment choisi : des fiançailles royales. Toute
la rencontre est donc marquée par le culte du
paraître. Les personnages présents donnent à la
rencontre tout son sens : il s’agit d’une rencontre
placée sous le regard des autres, largement organisée et commandée par les personnes royales : le
duc de Nemours et la princesse sont donc contraints
de masquer leurs sentiments.
La Princesse de Clèves, film réalisé par Jean Delannoy en 1960.
Ce plan de demi-ensemble concentre l’intérêt sur le
couple formé ici par J.-F. Poron et Marina Vlady,
entouré de toute la cour. Le travail sur ce plan illustre
bien ce que le texte donne à comprendre : l’élégance des parures et le raffinement de la salle de
bal, brillamment éclairée, sont manifestes. Les mouvements des personnages qui dansent en rythme
sont commandés par des codes très précis. On
entrevoit aussi la place centrale du couple qui vient
de se former, placé sous le regard des autres. Leurs
costumes assortis, en blanc et discrètes touches de
noir, montrent l’harmonie qui règne entre eux, sensible aussi à la perfection de leurs gestes.
G R A MMA I R E
Cette phrase qui s’organise autour de l’adversatif
« mais » établit un strict parallèle entre les sentiments de M. de Nemours et de Mme de Clèves. Le
parallélisme est d’ailleurs souligné par l’adverbe
« aussi ». À la première proposition « il était difficile
de n’être pas surprise de le voir » répond ainsi la
deuxième partie de la phrase « il était difficile […] de
voir Mme de Clèves sans un grand étonnement ».
Dans les deux cas, la narratrice omnisciente insiste,
grâce à une litote (« il était difficile de n’être pas surprise de le voir […] »), sur la brillante apparence de
chacun des deux personnages qui attirent nécessairement sur eux un regard ébloui. Le mot « étonnement » a encore au xviie siècle un sens très fort :
comme sous le coup d’une commotion.
S ’ E N T RAÎ N E R À L’É CR I T UR E D’I NV EN TI ON
Quelques critères d’évaluation
• Le point de vue interne doit être strictement
observé (aucun aperçu, donc, sur les sentiments de
la princesse, sauf ce que le duc de Nemours peut
en deviner).
• Les données principales devront être respectées :
les préparatifs du bal (à envisager du point de vue
du duc), son arrivée en retard au bal, le regard ébloui
qu’il pose sur elle, leurs yeux qui se rencontrent.
P I S T E S COMPL É ME NTA I R E S
➤➤ La Princesse de Clèves et le cinéma
La lecture du portrait de Mlle de Chartres (p. 72) permet d’éclairer le récit de rencontre ici présenté. La
beauté incomparable de l’héroïne et sa vertu sont
des données essentielles pour l’action à venir. Le
roman de Mme de Clèves a inspiré nombre de réalisateurs : La Belle Personne de Christophe Honoré
transpose en 2008 l’action du roman dans le
contexte moderne des lycéens d’aujourd’hui. Par
ailleurs, le film documentaire de Régis Sauder, Nous,
princesses de Clèves, sorti en 2011, montre comment des adolescents vivent et comprennent ce
roman de Mme de La Fayette.
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Texte 2 – Madame de La Fayette,
La Princesse de Clèves (1678)
p. 88
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Montrer l’échec de la liaison.
–– Étudier une scène romanesque.
–– Découvrir une héroïne sublime
par son renoncement.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Un dialogue argumenté
Ce dialogue a un caractère argumentatif fort. Mme de
Clèves exprime ici les raisons qui lui font refuser
d’épouser le duc de Nemours, même après la mort
de son mari. Deux raisons sont successivement évoquées. La première est la peur de la jalousie et de
l’infidélité. La princesse rappelle avec précision à son
amant son pouvoir de séducteur. La progression des
adverbes (« Il y en a peu à qui vous ne plaisiez […] il
n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire », l. 1 à 3)
fait ressortir le charme irrésistible de M. de Nemours.
La princesse analyse avec lucidité ses faiblesses
tout autant que celle de son amant : « Je vous croirais toujours amoureux et aimé et je ne me tromperais pas souvent » (l. 3-4). Elle dresse ainsi un tableau
hypothétique du malheur qui l’attend si elle cède à
ses sentiments. Cet argument du malheur possible
et même probable vient s’ajouter à un argument plus
conventionnel : sa fidélité, par-delà la mort, à un mari
du déclin de qui ils sont tous deux quelque peu responsables. La question rhétorique (« 
pourrais-je
m’accoutumer à celui de voir toujours Monsieur de
Clèves vous accuser de sa mort […] », l. 8-9)
témoigne de son désarroi et de la force du sentiment
de culpabilité. À cet argumentaire, M. de Nemours
oppose la réalité de l’expérience comme le montre
sa question : « croyez-vous le pouvoir, Madame ? »
(l. 14). Pour le duc, la raison est impuissante face à la
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Français 1re – Livre du professeur
force des sentiments partagés. Une phrase résume
sa pensée, en lui donnant une valeur généralisante
grâce à l’emploi du « nous » et du présent de vérité
générale : « il est plus difficile que vous ne pensez,
Madame, de résister à ce qui nous plaît, et à ce qui
nous aime » (l. 16-17).
Une scène pathétique
Ce passage est une scène romanesque : le narrateur raconte comme en temps réel les faits et gestes
et les propos des personnages. Le dialogue privilégie des répliques longues, à la manière des tirades
au théâtre. Les propos des personnages sont marqués par des exclamations fortes, des questions :
toute une ponctuation expressive qui fait ressortir
leur émotion. Mais cette émotion apparaît aussi
dans les gestes et les attitudes des personnages
qui, comme au théâtre, soulignent le discours. Les
larmes des deux héros, le geste de M. de Nemours
se jetant aux pieds de Mme de Clèves, tout fait ressortir une émotion forte, marque du registre pathétique. La dernière réplique de la princesse invoque
d’ailleurs la cruauté du destin qui les sépare au travers d’une série de questions rhétoriques, suscitant
la pitié du lecteur pour ces amants malheureux.
La naissance d’une héroïne sublime
Cependant, cette scène empreinte d’émotion voit
naître une héroïne nouvelle. Mme de Clèves, belle et
vertueuse, se dépasse ici, par la difficulté de son
choix, comme elle le souligne elle-même, grâce à
l’hyperbole : « Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends » (l. 23 à 25). En cela,
elle répond d’ailleurs à la question posée plus haut
par M. de Nemours : « croyez-vous le pouvoir,
Madame ? » (l. 14). À deux reprises, elle emploie la
même expression : « je me défie de mes forces »
(l. 22), « je me défie de moi-même » (l. 25-26) pour
montrer la fragilité du cœur humain. Mais elle oppose
toute sa volonté à sa passion dans un geste sublime
qui fait d’elle une véritable héroïne. Les épreuves
qu’elle a traversées, et notamment la mort de son
mari, ont fait d’elle une femme déterminée : elle lui
rend ici un hommage ému, en parlant de la force de
« son attachement » pour elle. Une phrase résume
d’ailleurs la position de la princesse et le nœud d’arguments qui fonde son renoncement : son devoir
(« Ce que je crois devoir à la mémoire de Monsieur de
Clèves », l. 23) est conforté par « les raisons de son
repos » (l. 24) : l’aspiration à la sérénité et au calme
des passions. Par sa méfiance des passions et son
désir d’une forme d’ataraxie, Mme de Clèves représente l’exemple même de l’héroïne classique. Mais,
par la force de sa volonté, qui touche au sublime, elle
fait surtout penser aux héros cornéliens.
Synthèse
La confrontation de ces deux textes permet de
mesurer l’évolution de Mme de Clèves et la naissance d’une héroïne. Dans le texte 1, la princesse
est une très jeune femme qui vient juste de se marier
et qui tombe sous le charme de M. de Nemours,
même si elle ne veut pas l’avouer ou se l’avouer. Elle
subit donc la séduction d’une soirée brillante et d’un
homme. C’est une tout autre femme que nous
découvrons dans le texte 2 : elle a connu toute la
passion et les affres de la jalousie, elle a vécu la douleur du deuil et de la séparation d’avec un homme
qui l’aimait tendrement. Elle est capable maintenant
de faire ses choix et de définir les valeurs qui sont
pour elle une priorité, son repos et son devoir – et
elle est donc prête à renoncer à la passion.
S’E N TR AÎ N E R À L A D I SSE RTATI ON
Le sujet contient une notion simple, qu’il faut d’abord
définir : le personnage positif se caractérise par un
ensemble de qualités physiques et/ou morales.
Dans la première partie de la dissertation, on peut
attendre deux ou trois paragraphes argumentatifs
montrant pourquoi le lecteur de roman peut préférer
un personnage positif :
–– parce que cela facilite l’identification au héros, on
est donc plus impliqué dans le roman ;
–– parce que le personnage positif incarne des
valeurs, peut servir de modèle au lecteur ;
–– parce que le personnage positif fait rêver, se distinguant par sa simplicité même de la complexité
des personnes réelles.
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
➤➤ Les deux Princesses de Mme de La Fayette
La Princesse de Montpensier est une autre nouvelle
historique de Mme de La Fayette qui met en scène
un personnage dans une situation assez comparable : Mme de Montpensier a fait un mariage de raison, sans amour, mais elle est éprise du duc de
Guise. Il est possible de comparer et d’opposer ces
deux princesses, puisque Mme de Montpensier
oublie son devoir jusqu’à avouer son amour au duc
de Guise, et lui fixer un rendez-vous privé dans ses
appartements. La nouvelle finit d’ailleurs de manière
tragique.
➤➤ Confrontation des textes
On peut aussi comparer Mme de Clèves aux grands
héros cornéliens qui font taire leurs passions et se
maîtrisent dans un élan héroïque de générosité. On
pense à Cinna (1643) de Pierre Corneille : à l’acte V
scène 3, Auguste domine sa colère et pardonne à
ceux qui l’ont trahi et qui ont voulu l’assassiner :
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3
« Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être. O siècles, ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous. »
On pense enfin à Lise, la servante de L’Illusion
comique (1635) de Pierre Corneille qui, à l’acte IV
scène 3, décide de sacrifier par générosité son
amour pour Clindor et de l’aider dans sa conquête
d’Isabelle.
➤➤ Sujet d’invention
Mme de Clèves écrit une lettre à son parent, le
vidame de Chartres, pour lui exposer la décision
qu’elle a prise à l’égard de M. de Nemours et les
raisons qui l’y ont conduite. Vous veillerez à respecter les termes du débat intérieur qui a été le sien.
Texte 3 – L’Abbé Prévost,
Manon Lescaut (1731)
p. 90
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir le récit rétrospectif à la 1re personne.
–– Étudier une passion fatale.
–– Découvrir comment la fatalité détermine
le comportement des personnages.
timide […] », l. 13) contraste avec l’assurance de la
jeune femme : « […] elle reçut mes politesses sans
paraître embarrassée. » (l. 15-16). Toutes ces différences montrent donc combien cet amour sera difficile, voire impossible. On comprend que cette
passion ne pourra aboutir qu’à la séparation, au
moins à la souffrance des deux amants.
S’E N TR AÎ N E R AU C OMME N TAI R E
Dès le texte de rencontre, on peut déceler en effet la
mise en scène d’un héros victime de la fatalité. Cette
fatalité ressort d’abord des circonstances et du
déroulement de la rencontre : le hasard funeste qui
conduit le jeune homme dans une cour d’auberge au
moment de l’arrivée de Manon (« Nous n’avions pas
d’autre motif que la curiosité », l. 5‑6) ; la naissance
d’une passion aussi brutale qu’improbable. Le narrateur se plaît à souligner le caractère improbable de
cette passion en rappelant avec emphase quel jeune
homme il était (« moi, qui jamais n’avais pensé à la
différence des sexes […] moi, dis-je, dont tout le
monde admirait la sagesse et la retenue […] », l. 10
à 12). Mais les réflexions du narrateur contribuent
aussi à donner toute son ampleur au motif du destin,
puisqu’il insiste sur les différences entre Manon et
lui, donc sur l’impossibilité d’une passion qui ne
peut avoir qu’un avenir malheureux.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Grâce à ce choix d’un récit rétrospectif, fait à un
interlocuteur compatissant, le récit de cette scène de
rencontre prend une dimension particulière, éclairée
par son expérience, le narrateur fait ainsi une analyse
particulièrement lucide de sa rencontre avec Manon :
il donne des informations sur l’histoire familiale et
personnelle de Manon qu’il n’a pu découvrir que bien
après : « C’était malgré elle qu’on l’envoyait au couvent […] » (l. 22-23). On peut même parler d’une prolepse dans laquelle le narrateur évoque, dès le récit
de rencontre, l’avenir malheureux de son amour :
« […] son penchant au plaisir qui s’était déjà déclaré
et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les
miens » (l. 23‑24). Le regard qu’il porte sur son passé
est désabusé. La joie de la rencontre et son éblouissement se teintent d’emblée de mélancolie.
Le narrateur s’attache à faire observer toutes les différences entre le jeune homme qu’il était et Manon.
L’ingénuité du jeune homme qu’il était (« moi, qui
jamais n’avais pensé à la différence des sexes […] »,
l. 10) contraste avec le caractère averti de la jeune
femme : « car elle était bien plus expérimentée que
moi » (l. 21‑22). Le jeune homme s’apprête à entrer
au couvent par conviction religieuse, alors que
Manon y est envoyée pour freiner sa nature
dévoyée : « […] pour arrêter sans doute son penchant au plaisir […] » (l. 23). La timidité du jeune
homme (« J’avais le défaut d’être excessivement
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Texte 4 – L’Abbé Prévost,
Manon Lescaut (1731)
p. 91
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir le récit rétrospectif à la 1re personne.
–– Étudier une passion fatale.
–– Découvrir comment la fatalité détermine
le comportement des personnages.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Le narrateur s’adresse à son interlocuteur qu’il prend
à témoin de son malheur. Les marques personnelles
et l’emploi du présent de l’énonciation permettent
d’identifier clairement la situation de communication : « Pardonnez si j’achève en peu de mots un
récit qui me tue » (l. 1-2). Le narrateur s’excuse et
s’explique des difficultés à mener son récit. Le terme
« horreur » (l. 4) témoigne de la force de ses sentiments. De la même manière, la conclusion du récit
ressemble à une promesse, un engagement que
Des Grieux vieilli adresse à son interlocuteur : « Je
renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse. » (l. 20-21).
C’est un récit pathétique de la mort de Manon que
dresse le narrateur dans ce texte. L’émotion est ici
double : celle du narrateur redouble celle du jeune
homme qu’il était. Le narrateur utilise des hyperboles
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Français 1re – Livre du professeur
pour faire ressortir ses émotions, au moment de
raconter ce terrible épisode de sa vie : « un récit qui
me tue » (l. 2). Une prolepse nous montre l’avenir de
chagrin qui l’attend : « toute ma vie est destinée à le
pleurer » (l. 3). Mais l’ampleur du chagrin conduit le
narrateur à abréger son récit : « C’est tout ce que j’ai
la force de vous apprendre […] » (l. 18). La force de
l’émotion conduit donc à une sorte d’ellipse : « Je la
perdis » (l. 16-17).
Le dernier paragraphe du texte s’inscrit clairement
dans le registre tragique avec la mort cruelle de
Manon. Le narrateur nous montre en effet la fatalité
en marche, la colère de Dieu qui s’acharne contre les
jeunes amants qu’ils étaient : « Le ciel ne me trouva
point […] assez rigoureusement puni. » (l. 19‑20).
L’expression qui précède « ce fatal et déplorable
événement » (l. 18) souligne bien les sentiments de
terreur et pitié inspirés par cet événement. Le personnage de Des Grieux, amant tendre et fidèle, mais
qui a mené une existence assez frivole aux côtés
d’une courtisane, devient ainsi un héros tragique et
gagne une profondeur nouvelle. Si la passion aboutit
à la mort, ce dénouement paraît d’autant plus cruel
que le narrateur s’attache à montrer la rédemption
de Manon. La jeune femme, qui a cruellement fait
souffrir son amant par sa légèreté et sa frivolité apparaît ici métamorphosée. La maîtresse de Des Grieux
se fait tendre et cette métamorphose finale n’est pas
sans rappeler celle de Des Grieux lui-même au
moment de sa rencontre avec Manon : le jeune
homme découvrait l’amour passion tout comme
Manon découvre ici la tendresse. Les derniers
moments du jeune couple sont donc des moments
de douceur et d’émotion qui s’expriment par des
gestes tendres : « […] le serrement de ses mains,
dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes
[…] » (l. 14). Ce sont des moments où l’amour enfin
peut s’exprimer. Le narrateur souligne l’ironie cruelle
du sort qui fait que l’amour de Manon se manifeste
ainsi, trop tard : « je reçus d’elle des marques
d’amour au moment même qu’elle expirait. » (l. 17).
Synthèse
Le choix d’un récit à la première personne présente
ici deux avantages manifestes. D’abord, on épouse
le point de vue de Des Grieux, on partage donc ses
émotions, ses sentiments, et donc on ressent plus
douloureusement toute l’horreur de la mort de
Manon. Ensuite, le narrateur, qui a vieilli, analyse avec
plus de lucidité les événements qu’il a vécus et donc
enrichit son récit de ses réflexions personnelles.
V OCA BUL A I R E
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
➤➤ Confrontation de textes
On pourra prolonger cette étude en proposant un
autre texte de ce même roman, situé entre les Textes
3 et 4. Des Grieux est plongé dans un profond
désarroi : Manon, qui l’a quitté pour un vieil amant
riche, lui propose de se faire passer pour son frère et
venir vivre aux frais de cet amant.
Je m’assis en rêvant à cette bizarre disposition de  mon  sort.
Je me trouvai dans un partage de sentiments, et par
conséquent dans une incertitude si difficile à terminer, que
je demeurai longtemps sans répondre à quantité de
questions que Lescaut1 me faisait l’une sur l’autre. Ce fut
dans ce moment que l’honneur et la vertu me firent sentir
encore les pointes du remords, et que je jetai les yeux, en
soupirant, vers Amiens, vers la maison de mon père, vers
Saint-Sulpice2, et vers tous les lieux où j’avais vécu dans
l’innocence. Par quel immense espace n’étais-je pas
séparé de cet heureux état ! Je ne le voyais plus que de
loin, comme une ombre qui s’attirait encore mes regrets et
mes désirs, mais trop faible pour exciter mes efforts. Par
quelle fatalité, disais-je, suis-je devenu si criminel 
?
L’amour est une passion innocente ; comment s’est-il
changé, pour moi, en une source de misères et de
désordres 
? Qui m’empêchait de vivre tranquille et
vertueux avec Manon ? Pourquoi ne l’épousais-je point,
avant que d’obtenir rien de son amour ?
1. le frère de Manon, qui lui sert ici d’intermédiaire.
2. le séminaire où Des Grieux a passé quelques années.
Ce court passage permet de retrouver les caractéristiques de l’écriture du roman : l’écriture rétrospective et les réflexions du narrateur qui épouse le
drame de la conscience du jeune homme qu’il était ;
le héros tragique, en proie ici au remords ; la délibération intérieure.
➤➤ Autre synthèse possible
Le roman de l’Abbé Prévost a eu un succès immédiat mais teinté d’une aura scandaleuse. Un critique
écrit en 1733 : « Ce livre est écrit avec tant d’art et
d’une façon si intéressante, que l’on voit les honnêtes gens même s’attendrir en faveur d’un escroc
et d’une catin. » (Journal de la cour et de la ville,
21 juin 1733). Pourquoi ce roman a-t-il pu justifier un
tel jugement ?
➤➤ Contexte historique
Le roman se déroule au début du xviiie siècle, dans
une ambiance de libertinage et de corruption qui
n’est pas sans rappeler le film historique de Bertrand Tavernier, Que la fête commence : on pourra
en proposer quelques extraits aux élèves.
Le mot « fortune » vient du latin fortuna, le sort, le
hasard. Il désigne donc ici ce que l’on ne maîtrise
pas, les forces qui nous échappent et nous accablent
parfois, accentuant ainsi l’idée du destin.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3
Texte 5 – Gustave Flaubert,
L’Éducation sentimentale (1869)
La mise en scène d’un idéal féminin
p. 92
L E CT U RE A NA LY T I QUE
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Revoir le point de vue interne.
–– Étudier un portrait de femme.
–– Découvrir un récit de rencontre moderne.
Une rencontre : un coup de foudre
Pour ce récit de rencontre, le narrateur utilise exclusivement le point de vue interne : le lecteur est
plongé dans la conscience de Frédéric et partage
ses sensations, ses sentiments, au moment où il
découvre Mme Arnoux. Le mot « éblouissement »
(l. 3), l’emploi du verbe « regarda » (l. 5) juste avant la
description de Mme Arnoux, tout montre ici le point
de vue interne, comme le fait d’ailleurs que la belle
inconnue ne soit jamais nommée, puisque Frédéric
ne la connaît pas encore. On épouse le cheminement sentimental du jeune homme. D’abord ébloui,
stupéfait (« Il considérait son panier à ouvrage avec
ébahissement », l. 19‑20), il est en proie ensuite à
une « curiosité douloureuse » (l. 23) qui s’exprime
par les questions qu’il se pose, rapportées au discours indirect libre. L’imagination de Frédéric s’enflamme, au fil de cette observation, et on découvre
les hypothèses qu’il fait : « Il la supposait d’origine
andalouse […] » (l. 30). L’emploi du modalisateur
« Elle avait dû, bien des fois, […] » (l. 33) témoigne
des réflexions de Frédéric : l’impatience de mieux
connaître la jeune femme aboutit à la reconstruction
imaginaire de son passé. Ce récit de rencontre,
parce qu’il est mené au travers de la conscience de
Frédéric, nous permet donc de mieux le connaître :
on voit la candeur du jeune homme, sa naïveté, son
besoin d’aimer et d’être aimé, son imaginaire romanesque. Ces traits de caractère sont d’ailleurs aussi
sensibles au travers des tentatives maladroites du
jeune homme pour approcher la jeune femme : « il se
planta tout près de son ombrelle » (l. 14-15). Le narrateur n’est pas sans exprimer ici une pointe d’humour à l’égard de ce qu’il appelle d’ailleurs « une
manœuvre » (l. 14). Cependant, toute cette rencontre
à sens unique, d’une certaine manière, finit par
aboutir à cette remarque, mise en valeur par la disposition typographique, le « blanc » qui la sépare et
l’isole : « Leurs yeux se rencontrèrent. » (l. 38) Le lecteur peut donc supposer que cette rencontre ne sera
pas sans lendemain, même si les circonstances et le
déroulement de la rencontre semblent rendre difficile
l’établissement d’une relation partagée et harmonieuse entre les personnages.
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La première phrase du texte évoque un vers blanc, un
octosyllabe pris dans la prose, conférant d’emblée à
l’écriture un caractère poétique. Il s’agit de souligner
l’importance de ce premier regard, comme le montre
aussi l’emploi du mot « apparition » (l. 1) qui s’inscrit
dans un lexique religieux. Le mot « éblouissement »
(l. 3) confirme l’aura presque religieuse de la jeune
femme aux yeux de Frédéric, tout comme son geste
réflexe : « il fléchit involontairement les épaules »
(l. 4). On peut en déduire que cette rencontre aura
une influence déterminante sur le reste de sa vie. Le
portrait de Mme Arnoux témoigne de son côté de l’influence de la peinture sur l’écriture de Flaubert. Il
s’agit d’un portrait en pied, qui suit le regard de Frédéric : du « chapeau de paille » (l. 6) jusqu’à la « robe
de mousseline claire » (l. 9). L’importance des notations de couleur ou de nuance (« rubans roses », l. 6 ;
« bandeaux noirs », l. 7 ; « mousseline claire », l. 9 ;
« air bleu », l. 11-12) témoigne de ce travail presque
pictural, tout comme le jeu sur les contrastes entre le
personnage et « le fond de l’air bleu » (l. 11-12). Le
portrait ainsi dressé contient de nombreuses indications de mouvement : il s’agit comme d’un instant
arrêté, d’une vie immobilisée et saisie sur le vif par
l’écriture du narrateur : « palpitaient » (l. 6), « contournant » (l. 7), « descendaient » (l. 8), « presser » (l. 8),
« se répandait » (l. 9-10). La technique rappelle évidemment ici celle des peintres impressionnistes.
Enfin, Mme Arnoux incarne d’emblée, aux yeux de
Frédéric, un idéal féminin. De nombreux termes
signalent l’admiration du jeune homme : le lexique
mélioratif associé à la description dans un groupe ternaire (« splendeur de sa peau brune », l. 17 ; « séduction de cette taille », l. 17-18 ; « finesse des doigts »,
l. 18) témoigne de sa fascination. Le mot « amoureusement » (l. 8), curieusement associé aux bandeaux,
pourrait être aussi une hypallage et témoigner plutôt
du sentiment du jeune homme. Mme Arnoux représente en fait un modèle de beauté exotique, idéal
féminin qui s’impose en cette fin de xixe siècle. La
« peau brune » (l. 17) et les « bandeaux noirs » (l. 7)
composent cette beauté nouvelle. L’imagination de
Frédéric prête d’ailleurs à Mme Arnoux une « origine
andalouse, créole peut-être » (l. 30) : hypothèse renforcée par la présence de la nourrice : « elle avait
ramené des îles cette négresse avec elle » (l. 30‑31).
Synthèse
Différents facteurs font l’originalité de ce récit de
rencontre : le choix d’un récit en point de vue interne
d’abord qui ne nous permet pas d’avoir accès au
vécu de Mme Arnoux ; le choix du cadre (un lieu
public, mais qui autorise en même temps des aperçus sur la vie privée des gens) ; l’absence de rencontre à proprement parler, puisque l’action se limite
aux tourments de la conscience de Frédéric et à un
échange de regards.
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Français 1re – Livre du professeur
L E CT UR E D’I MA G E
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Comprendre les enjeux de la peinture
impressionniste.
–– Être sensible à la nouveauté d’un tableau,
à sa modernité. Le confronter à une tradition.
–– Comparer un style pictural et un style littéraire.
Une image printanière
La composition de ce tableau joue sur plusieurs plans.
Au premier plan, la végétation, ondoyante, qui effleure
et masque la robe de mousseline blanche du personnage principal ; au deuxième plan, la jeune femme
elle-même ; au troisième plan, à sa gauche, le buste
d’un petit garçon qui émerge des hautes herbes ; au
dernier plan, un ciel nuageux de printemps. Les
modèles sont sans doute la compagne de l’artiste et
son fils, qu’il se plaît à dessiner à cette époque dans
les paysages du Val d’Oise qui lui sont chers. Les personnages occupent une place importante dans la toile
et le centre géométrique de celle-ci se trouve entre les
deux modèles. Le spectateur se trouve comme situé
légèrement en contrebas par rapport à la toile. Cet
angle d’observation produit comme une contre-plongée qui contribue à agrandir et affiner la silhouette du
personnage féminin principal. Par ailleurs, l’ombre de
la jeune femme qui se détache au premier plan montre
que la lumière est derrière les personnages, ce qui
contribue aussi à les mettre en valeur.
Un instant d’éternité
L’impression de mouvement est ici donnée par le
caractère tourmenté du ciel, déchiré par des nuages :
il occupe les deux tiers de la toile. La végétation
semble comme balancée au vent. Le mouvement de
la jupe de la jeune femme, emportée, le travail sur les
tissus légers, tout contribue à créer ici l’illusion du
vent. Il s’agit ici d’un instant que l’artiste a voulu
comme arrêter, saisir sur le vif. C’est là une des
caractéristiques essentielles de l’impressionnisme,
cette tentative de fixer un moment fugitif sur la toile.
Le peintre crée une ambiance d’harmonie par un travail sur une palette de couleurs opposées, chaudes
(notes jaunes et orangées dans l’herbe) et froides (le
ciel, l’herbe). À bien des égards, le travail du peintre
rappelle celui de l’écrivain Flaubert, quand il évoque
l’« apparition » de Mme Arnoux : la jeune femme
d’une beauté aérienne semble ici surgie de nulle
part, mais elle capte toute l’attention du spectateur.
L’artiste peintre cherche comme l’écrivain à capter
la magie d’un moment. Comme lui, il est sensible à
la beauté d’une jeune femme : l’importance du
modèle féminin dans la toile rappelle le développement et la précision de la description de Mme Arnoux.
Comme lui, il fait un portrait en pied en privilégiant
des nuances claires et des tissus légers, qui donnent
le sentiment d’une beauté aérienne. Comme lui
enfin, il cherche à susciter l’émotion du spectateur,
en créant un mouvement éphémère.
Pistes complémentaires
➤➤ On pourra étudier des toiles phares de
l’impressionnisme : Impression soleil levant ou Le
Parlement de Londres au soleil couchant. Ces
paysages permettront d’aborder sous un autre
angle l’œuvre de Monet en en rappelant la
modernité. Peintre épris de lumière naturelle, et de
travail en plein air, Monet aime ces ambiances dans
lesquelles les formes se dissolvent au rythme de la
lumière.
➤➤ Les liens entre littérature et peinture peuvent
être abordés au travers de l’intrigue de L’Œuvre de
Zola : Claude Lantier est un peintre de génie qui se
heurte à l’incompréhension du public et finit par
sombrer dans la folie.
GR AMMAI R E
Cette question rapporte les pensées de Frédéric au
discours indirect libre. Le narrateur nous plonge
dans la conscience de Frédéric et nous fait partager
ici sa « curiosité douloureuse » pour Mme Arnoux. Il
s’agit donc d’une question que le jeune homme se
pose à lui-même. D’autres exemples de ce même
discours sont présents dans le texte : aux lignes
30‑31 peut-être (« elle avait ramené des îles cette
négresse avec elle »), aux lignes 33 à 35 sûrement
(« Elle avait dû, bien des fois […] dormir dedans ! »)
comme le montre ici la modalité exclamative.
S’E N TR AÎ N E R À L A D I SSE RTATI ON
Différents arguments permettent d’étayer l’idée que
le roman peut donner un accès privilégié à la
connaissance du cœur humain. Le lecteur a d’abord
la possibilité de découvrir ces états de conscience
de l’intérieur puisque le narrateur peut privilégier le
point de vue interne ou omniscient. Il peut expérimenter, au travers de personnages de fiction, des
sentiments qu’il n’a pas encore éprouvés : la violence de la jalousie par exemple, ou la douleur d’un
amour non réciproque. Le romancier, analyste du
cœur humain, peut déployer grâce à son talent des
états de conscience subtils et les faire partager au
lecteur : dilemmes, sentiments contradictoires.
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
➤➤ Confrontation de textes
On peut opposer à cette série de récits de rencontres amoureuses la première page d’Aurélien
d’Aragon, nettement plus provocatrice : « La première fois qu’Aurélien rencontra Bérénice, il la trouva
franchement laide. »
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3
➤➤ Sujet d’invention
Le texte se prête à réécriture avec changement de
point de vue, soit en point de vue omniscient, soit en
empruntant le point de vue de Mme Arnoux pour
mieux faire ressortir la cruelle disproportion des sentiments entre personnages.
➤➤ Autres sujets possibles pour l’oral
• Comment le personnage de la belle inconnue estil mis en valeur ?
• Pourquoi le travail de l’écrivain ici peut-il être rapproché d’un peintre de la vie moderne ?
Texte 6 – Gustave Flaubert,
L’Éducation sentimentale (1869) p. 94
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Identifier un récit moderne.
–– Apprécier l’importance du temps dans
l’évolution des personnages.
–– Comprendre la remise en question des clichés
romantiques.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Des clichés romantiques mis à mal
D’emblée, le texte fonctionne en écho avec le récit
de la rencontre. On retrouve la mention du chapeau
et des cheveux de Madame Arnoux, mais avec un
contraste dû aux effets du temps : fascination pour
les cheveux noirs / répulsion causée par les cheveux
blancs. Ce contraste est renforcé par les parallélismes syntaxiques : « ce fut comme une apparition » / « Ce fut comme un heurt en pleine poitrine. »
Du coup, le narrateur s’attarde beaucoup moins sur
la description… Et autant Frédéric était dans une
attitude d’admiration, de contemplation au sens religieux du terme, sa gestuelle épouse son mensonge.
À noter que les « tendresses » correspondent au
passé, les verbes dans la description sont à l’imparfait, qui exclut toute actualisation. L’ironie est perceptible dans le discours de Frédéric, en particulier
dans le recours aux clichés romantiques : « Vous
me faisiez l’effet d’un clair de lune par une nuit
d’été, quand tout est parfums, ombres douces,
blancheurs… »
L’attitude de Madame Arnoux, conquérante, inaccessible dans le premier extrait devient pathétique :
« Elle acceptait avec ravissement ces adorations
pour la femme qu’elle n’était plus. »
Les désillusions de l’amour
L’attitude de Frédéric, quant à elle, est prosaïque,
très pragmatique (« une autre crainte l’arrêta, celle
d’en avoir du dégoût plus tard. ») et frôle la vulgarité
(« il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette »). Le contraste est d’autant plus souligné par
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la méprise de Madame Arnoux : « Comme vous êtes
délicat ! »
Les mentions de la pendule, de l’heure soulignent le
thème du temps irrémédiablement destructeur et
montrent aussi l’impasse dans laquelle sont les personnages, le côté pesant de cette rencontre.
Les trois dernières phrases sont par leur syntaxe
sommaire, expéditives, et renforcent ce sentiment
que « tout est dit. » (« Elle monta dedans. La voiture
disparut. Et ce fut tout. »)
« Et ce fut tout » fait cruellement écho à la dernière
phrase du texte de la rencontre : « Leurs yeux se
rencontrèrent. ». Nous avons là une vision très pessimiste de l’évolution des relations amoureuses.
Synthèse
La comparaison des deux textes fait ressortir l’évolution du personnage de Frédéric. Le jeune-homme
admiratif d’autrefois découvre comme un choc la
métamorphose physique de Mme Arnoux. Le jeunehomme plein d’espoirs, qui voulait tout connaître
de la belle inconnue, est très loin du désir qui
l’emplissait.
Frédéric a évolué, sous l’effet des événements, des
rencontres, il a perdu ses idéaux de jeune-homme ;
de romantique idéaliste il est devenu un réaliste
cynique.
GR AMMAI R E
Le conditionnel passé est une forme composée qui
correspond à l’irréel passé. Son emploi de la part de
Flaubert vise à montrer que le bonheur est définitivement impossible.
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
➤➤ D’autres rencontres
Les Mémoires d’un fou de Gustave Flaubert est un
roman de jeunesse de l’écrivain, en partie autobiographique, inspiré par son amour pour une femme
plus âgée que lui, Élisa Schlésinger. Ce roman servira de matrice à L’Éducation sentimentale. Voici le
récit de leur rencontre.
J’allais souvent seul me promener sur la grève. Un jour, le
hasard me fit aller vers l’endroit où l’on se baignait. C’était
une place, non loin des dernières maisons du village,
fréquentée plus spécialement pour cet usage ; hommes et
femmes nageaient ensemble, on se déshabillait sur le rivage
ou dans sa maison et on laissait son manteau sur le sable.
Ce jour-là, une charmante pelisse rouge avec des raies
noires était laissée sur le rivage. La marée montait, le rivage
était festonné d’écume ; déjà un flot plus fort avait mouillé
les franges de soie de ce manteau. Je l’ôtai pour le placer
au loin – l’étoffe en était moelleuse et légère, c’était un
manteau de femme.
Apparemment on m’avait vu, car le jour même, au repas
de midi, et comme tout le monde mangeait dans une salle
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Français 1re – Livre du professeur
commune, à l’auberge où nous étions logés, j’entendis
quelqu’un qui me disait :
– Monsieur, je vous remercie bien de votre galanterie.
Je me retournai, c’était une jeune femme assise avec
son mari à la table voisine.
– Quoi donc ? lui demandai-je, préoccupé.
– D’avoir ramassé mon manteau ; n’est-ce pas vous ?
– Oui, madame, repris-je, embarrassé.
Elle me regarda.
Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet ! Comme
elle était belle, cette femme ! Je vois encore cette prunelle
ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil.
Elle était grande, brune, avec de magnifiques cheveux noirs
qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était
grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement
arqués, sa peau était ardente et comme veloutée avec de
l’or ; elle était mince et fine, on voyait des veines d’azur
serpenter sur cette gorge brune et pourprée. […]
Elle avait une robe fine, de mousseline blanche, qui laissait
voir les contours moelleux de son bras.
Quand elle se leva pour partir, elle mit une capote blanche
avec un seul nœud rose ; elle le noua d’une main fine et
potelée, une de ces mains dont on rêve longtemps et
qu’on brûlerait de baisers.
On pourra faire travailler les élèves sur les points
communs entre ces textes : la beauté brune, le coup
de foudre, le décor maritime ou fluvial, le motif du
châle qui relie les personnages. Mais on peut aussi
monter comment les matériaux présents dans le
texte source sont transformés par l’écriture poétique : la magie de la rencontre opère en silence
dans le seul Frédéric subjugué.
➤➤ Confrontation des textes
On pourra comparer les trois textes de séparation
(textes 2,4 et 6) pour examiner les formes de l’échec
de l’amour : la rupture, la mort, le renoncement. La
confrontation du héros au monde aboutit à des
choix différents : acte sublime de l’héroïne classique, issue fatale pour les héros libertins qui se sont
rachetés trop tard, enlisement et médiocrité pour les
âmes bourgeoises qui n’ont pas fait de l’amour une
priorité.
Textes 7 et 8 – Marcel Proust,
Du côté de chez Swann (1913)
p. 96
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Étudier le point de vue narratif.
–– Comprendre la peinture proustienne du sentiment
amoureux.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
De la rencontre…
Les nombreux connecteurs exprimant l’opposition
(« mais », lignes 1, 6, 9, 15 ; « en revanche », ligne 4)
permettent de tracer le portrait psychologique de
Swann, d’amorcer le portrait d’Odette et de souligner la singularité de leur rencontre. Swann apparaît ainsi comme un grand séducteur, que l’amour
vient surprendre en déréglant le jeu habituel des
rouages qui gouvernent chez lui la naissance du
sentiment amoureux. Odette, qui ne correspond
pas à l’image des femmes qu’il désire à l’ordinaire,
se fraie un chemin par son étrangeté même. La
conjonction de coordination « mais » attache donc
Swann à Odette par un lien amoureux puissant et
morbide. La première phrase du texte prend la
forme d’une période et s’articule autour d’un énoncé
principal, simple et central : « … elle était apparue à
Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre
de beauté… ». Gravitant autour de cet énoncé, des
propositions subordonnées conjonctives (« tandis
que… », « quand… », avant la principale ; « comme
tout le monde a… », après la principale) et relatives
(situées de part et d’autre de la principale et s’accumulant à la fin de la phrase) apportent un éclairage
tournant. Ces subordonnées révèlent les circonstances qui ont constitué le passé de la rencontre ou
son cadre immédiat ; elles définissent l’idéal féminin vers lequel tend Swann. La longueur de cette
première phrase offre donc au lecteur une appréhension diachronique de l’événement singulier fixé
par le récit, et fournit une explication qui prend une
valeur proleptique.
Le lexique évaluatif employé pour tracer le portrait
physique et moral d’Odette exprime un jugement de
nature axiologique 
: les adjectifs en particulier
montrent la rencontre, chez elle, du beau (ligne 15)
et du laid (« mauvaise mine, mauvaise humeur »).
Les adverbes « trop » (lignes 13-14), « si » (ligne 15)
dénoncent l’irrégularité de ses traits. La subjectivité
qui s’exprime ici est celle d’un observateur qui a
épousé le point de vue de Swann (« elle était apparue à Swann… », ligne 9), qui révèle sa réaction prévisible (« répulsion » ligne 11) et qui assiste au
développement imprévu de sentiments voués à
l’échec.
Le portrait d’Odette se dessine également dans un
commentaire du narrateur : cette femme a été présentée à Swann par un ami empressé, mais peu
scrupuleux. Le parallélisme des comparatifs de
supériorité (« plus difficile qu’elle n’était » / « quelque
chose de plus aimable », lignes 7-8) exhume en partie les causes d’une illusion dont Swann est la victime. On (Charlus) l’a trompé en feignant de lui
rendre service, et on a dissimulé l’identité d’Odette.
L’euphémisme adoucit une réalité brutale : Odette
est une femme facile, et appartient à la catégorie
des demi-mondaines.
Les anglicismes (« home », « confortable », « smart »)
apportent au portrait d’Odette une précision d’ordre
psychologique : cette Française de modeste extraction anoblie par son mariage emploie des termes qui
peuvent laisser entendre qu’elle a toujours fréquenté
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3
le vaste monde ; elle parle d’ailleurs avec un accent
anglais et se déclare anglophile. Mais il peut aussi
s’agir chez elle d’un stratagème : elle compose ce
rôle de femme cosmopolite pour séduire Swann.
…à la séparation
Les deux passages placés en regard sur cette
double page appartiennent à une partie du roman
Du côté de chez Swann intitulée « Un amour de
Swann ». Cette section, qui s’apparente à un roman
enchâssé dans le roman, possède sa cohérence
propre. La narration y est en effet conduite à la troisième personne, tandis que, dans le reste de
l’œuvre, elle est menée à la première personne.
Dans les premières lignes du passage, les temps
et les modes employés traduisent une posture
­narrative « idéologique » (Gérard Genette, Figures
III). L’emploi du présent de vérité générale et l’irruption du pronom personnel de première personne
« nous » opèrent un glissement du récit à la troisième personne vers un discours où s’élabore une
réflexion psychologique. Dans la phrase suivante,
on discerne une rotation du point de vue. Inaugurée
par la formule « Qui sait même… si », l’attention du
narrateur semble à la fois se glisser à l’intérieur de
la pensée du personnage et scruter l’acte narratif
lui-même. Le système conditionnel à l’irréel du
passé envisage en effet un autre possible narratif
(« dans le cas où il se fût trouvé ailleurs »). Il pourrait
d’agir d’une réflexion sur la destinée à laquelle se
livre Swann, et que le point de vue interne dévoile.
Mais la phrase suivante rend cette lecture difficile
(« Mais ce qui lui semblait l’avoir été, c’était ce qui
avait eu lieu », ligne 7). On peut vraisemblablement
lire dans ces lignes ce que Gérard Genette nomme
« focalisation sur le narrateur ». Le narrateur, qui
rapporte une pensée à laquelle il n’a pas pu avoir
accès (« je restais souvent jusqu’au matin à songer
[…] à ce que […] j’avais appris au sujet d’un amour
que Swann avait eu avant ma naissance », Du
côté de chez Swann, « Combray »), laisse peut-être
poindre sa connaissance d’événements ultérieurs
similaires, ou s’interroge sur la création romanesque
et fait allusion aux circonstances dans lesquelles il a
recueilli le récit qu’il raconte. Le passage peut en
tout cas être lu comme une digression, qui étaye la
maxime énoncée, en soulignant le caractère « providentiel » (ligne 8) de nos actes ; il assure également une transition permettant le retour au récit à la
troisième personne. Swann apparaît alors dans ces
lignes comme un objet d’observation et s’offre à
l’analyse du narrateur.
L’analyse prend dans ce texte la forme de deux
amples périodes qui s’étirent respectivement
sur sept et huit lignes (« Mais ce qui semblait
l’avoir été… une sorte d’enchaînement nécessaire »,
lignes 7 à 14 ; « Mais tandis que, une heure après
son réveil… la sensation exacte », lignes 15 à 22).
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« Mais ce qui lui semblait l’avoir été, c’était ce qui avait
eu lieu,
et il n’était pas loin de voir quelque chose de providentiel
dans ce fait qu’il se fût décidé à aller à la soirée de
Mme de Sainte-Euverte,
parce que son esprit désireux d’admirer la richesse
d’invention de la vie et incapable de se poser longtemps
une question difficile,
comme de savoir ce qui eût été le plus à souhaiter,
considérait dans les souffrances qu’il avait éprouvées
ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient
déjà – et entre lesquels la balance était trop difficile à
établir –
une sorte d’enchaînement nécessaire. »
Dans la première de ces périodes, la principale (en
caractères gras), donne naissance à une arborescence syntaxique reposant sur l’élan de deux
branches dont la première régit la seconde : une
complétive d’abord, introduite par « ce fait que »
que prolonge une circonstancielle, introduite par
« parce que ». Cette deuxième branche, circonstancielle, produit à son tour deux bourgeonnements
successifs : le premier se forme d’une complétive
prolongée par une relative (« de savoir ce qui eût
été »), le second devient lui-même bifide en donnant
naissance à deux relatives dont les antécédents
(souffrances/plaisirs) sont coordonnés.
L’élan de la phrase repose donc sur le dédoublement des propositions, qui forment comme une fontaine dont les eaux s’élancent les unes au-dessus
des autres et retombent symétriquement après
s’être partagées en leur sommet. Ces ramifications
stylistiques imitent l’étagement des pensées : la
pensée du narrateur, qui se perçoit comme le continuateur de Swann, restitue et déchiffre les mouvements de l’esprit de ce moi passé. La première
branche présente un récit des pensées de Swann,
qui considère comme providentielle sa décision
d’aller chez madame de Sainte-Euverte, où il a
acquis la certitude qu’Odette ne l’aimerait plus
jamais. La seconde branche relève de l’analyse psychologique, et l’énoncé qu’elle véhicule traduit la
profonde connaissance qu’a le narrateur des
­mécanismes psychologiques qui dirigent la vie de
Swann. Cette écriture permet une appréhension
synthétique du temps, dans laquelle le passé et
l’avenir s’éclairent de reflets réciproques. La longueur de la phrase analyse le long cheminement qui
a amené Swann à envisager les événements de sa
vie comme convoqués par « 
un enchaînement
nécessaire ». Entre l’épisode douloureux de la soirée
chez Mme de Sainte-Euverte et la germination de
« plaisirs encore insoupçonnés » – ceux d’un nouvel
amour –, la pensée de Swann établit un lien esthétique : il comprend la vie comme une œuvre d’art,
qu’il n’a qu’à « admirer ». Le narrateur, quant à lui,
par le style, analyse la « question difficile » en prenant le temps de se la « poser longtemps ».
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Français 1re – Livre du professeur
Dans la deuxième phrase, des circonstances prosaïques signalées dans une proposition subordonnée indiquant la simultanéité (les préparatifs d’un
voyage que Swann se décide enfin à accomplir,
alors que son amour pour Odette le retenait à Paris)
favorisent l’analyse du rêve dans lequel Swann a
enseveli son amour pour Odette. À sa conscience se
manifeste alors l’histoire de son illusion amoureuse :
l’énumération de la ligne 18 étire la phrase en décrivant Odette comme elle était apparue aux yeux du
personnage le jour de leur rencontre. Une incise
interrompt cette énumération en séparant le relatif
de la proposition qu’il introduit (« tout ce que… il
avait cessé de remarquer »). Cette incise, très étirée,
semble imiter le long enfouissement d’une réalité
qu’on finit par ne plus apercevoir. Une dernière relative extrait de sa proposition rectrice l’antécédent
« les premiers temps », qui constituent ce lieu
exploré par le rêve, mais devenu inaccessible au
souvenir. La longueur de la phrase dessine donc les
contours du temps vécu, et fait ici surgir la vérité
comme un fulgurant présent du rêve.
La dernière phrase du texte rapporte au discours
direct les paroles émises par Swann dans son for
intérieur. Elle dissipe tout à coup le clair-obscur que
fait régner une narration analytique et intériorisée
quêtant les mouvements d’une âme disparue. Soudainement, le texte livre une certitude paradoxale,
celle de paroles qui, sans avoir été entendues, ont
pu être restituées exactement, objectivement, par
un témoin. Il semble que le point de vue adopte le
coefficient de vision du personnage : ce serait alors
Swann qui serait narrateur ; mais le verbe introducteur de parole, conjugué à la troisième personne,
suggère qu’un témoin extérieur a pu avoir accès à
une pensée qui est restée muette, et a pu la retranscrire de façon objective. Ce monologue interne oralisé par un témoin opère donc la rencontre du point
de vue interne et du point de vue omniscient. Ce
procédé opère la fusion de la voix du héros et de la
voix du narrateur qui se perçoit comme son héritier.
Cette proclamation brutale de fin d’amour conclut
« Un amour de Swann ». Elle fait de l’aventure amoureuse un cruel échec, et un gouffre dans lequel
s’amasse le temps perdu.
Synthèse
La naissance de l’amour apparaît chez Proust
comme une surprise : Swann tombe amoureux
d’Odette non par l’effet d’un saisissement des sens,
mais au terme d’un cheminement qui s’apparente à
une cristallisation stendhalienne. Il en vient à ne plus
voir les traits physiques qui ne lui plaisent pas, et
finit par aimer l’idée qu’il se fait d’Odette. Cette passion s’apparente ainsi à une maladie de l’âme, dans
laquelle l’amoureux recherche ardemment ce qui ne
lui plaît pas. La jalousie est quant à elle un ferment
délétère, qui contribue à faire croître la passion, et,
avec elle, la douleur ; puis, en s’effaçant, elle
emporte le sentiment amoureux. Cette double page
fait donc le tableau d’un amour manqué. Le traitement narratif de la passion amoureuse repose sur
des procédés subtils qui délivrent à la fois une vision
omnisciente, instruite des faits et des pensées des
personnages, mais aussi une vision hésitante, intériorisée, qui recherche, par des tâtonnements dont
rend compte la syntaxe périodique, une vérité
cachée à un narrateur instruit par des moyens
imparfaits.
GR AMMAI R E
Les propos retranscrits par la narration sont extraits
d’une lettre qu’a envoyée Odette à Swann. L’usage
de la troisième personne et d’un temps du passé
relevant du récit est donc le signe du discours indirect. L’absence de conjonction de subordination
délivre ce discours de la syntaxe qui forme le berceau de la citation. En rapportant les paroles
d’Odette au discours indirect libre, le narrateur
cherche à faire entendre la mélodie particulière de la
langue très artificielle qu’Odette compose comme
elle compose son rôle. Les mots qu’elle rédige
constituent un témoignage, que le narrateur recueille,
comme il a recueilli tous les témoignages qui lui ont
permis de raconter « Un amour de Swann ». Ils se
fondent donc insensiblement dans le tissu narratif,
qui ne peut prendre corps que parce qu’il assimile la
chair de tous les discours qu’il accueille.
P I STE C OMP L É ME N TAI R E
Le Restaurant (école russe), 1907, huile sur
toile, Trétyakov Gallery, Moscou.
La date de composition de ce tableau correspond, à
deux ans près, à la période où Proust a amorcé la
rédaction des premiers textes de la Recherche.
Ce tableau traite ici un sujet familier : cette scène de
genre permet au peintre de faire le portrait de deux
bourgeois aisés, qui s’apprêtent à quitter un restaurant, où se réunit la haute société. Un jeu d’ombres
et de lumière donne à cette scène une atmosphère
paradoxale, où intérieur et extérieur semblent s’enchevêtrer. La salle est en effet plongée dans une
demi-pénombre où la forme circulaire de la voûte,
derrière laquelle on aperçoit un escalier, dessine une
ouverture. Le mur du fond, sur lequel se reflètent de
faibles lueurs, semble se fondre en un ciel nocturne
piqué d’étoiles, et forme le point de fuite qui doit
engloutir la scène très lumineuse représentée au
deuxième plan.
Le couple représenté au deuxième plan est encore
suspendu entre un repas copieux dont on aperçoit
les reliefs sur la table placée au premier plan, dans le
coin inférieur gauche, et la sortie que la lumière ocre
d’un jour finissant baigne encore. L’itinéraire que
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3
suivront les dîneurs pour quitter la salle est représenté en perspective. Il est encombré par la succession de tables quadrangulaires aux nappes blanches
et de chaises aux dossiers arrondis ; il semble avoir
été agencé de façon à ralentir la marche du temps et
la sortie du couple. Les lumières rouges qui filtrent à
travers les abat-jour font écho à la rose rouge que
porte à son corsage la jeune femme, et jalonnent le
chemin que doit emprunter le couple pour gagner la
sortie. Le peintre a ainsi fixé un moment fugitif, et l’a
comme enfermé. Pris dans le halo d’une lampe
polychrome de style Art nouveau, les personnages
posent dans le geste suspendu de l’homme qui, en
plaçant sur les épaules de sa compagne un délicat
voile blanc, va éteindre le miroitement de la robe de
soirée. L’homme adopte une posture raide et cérémonieuse. Son attitude contraste avec le mouvement sensuel qu’accomplit la jeune femme, qui
semble ajuster sa coiffure de la main droite tandis
qu’elle tend son voile, de l’autre main, à son
compagnon.
Les jeux de regards donnent à la scène un caractère
très théâtral : les personnages principaux dirigent
leurs yeux vers l’observateur du tableau, tandis
qu’un couple, à l’arrière-plan, regarde les personnages principaux, dont il constitue le double obscur.
Ce tableau peut commodément être mis en relation
avec le texte de Proust : par leur date de composition, les deux œuvres sont contemporaines : les
événements racontés dans « Un Amour de Swann »
se déroulent à la fin du xixe siècle ; Du côté de chez
Swann a été publié en 1913. Comme La Recherche,
ce tableau met en scène un couple, appartenant à la
bourgeoisie aisée et cultivant un mode de vie raffiné.
Le milieu que représente le tableau, c’est le milieu
que fréquente Marcel Proust, qui doit à la fortune de
sa mère et à la situation de son père d’appartenir à
la grande bourgeoisie, et de fréquenter la haute
aristocratie.
D’autre part, le regard de l’homme peut être considéré comme un signe de défiance et de menace
adressé par un jaloux à celui qui échange avec sa
compagne un regard complice. Le tableau peut
alors être lu comme la suggestion d’un dialogue
silencieux dont est exclu l’homme en frac.
Enfin, les regards qui se posent sur le couple principal peuvent évoquer les témoins qui ont raconté au
narrateur de la Recherche l’histoire de Swann. L’atmosphère nocturne qui nimbe un sujet principal
vivement éclairé peut alors rappeler cette quête
d’une vérité que les apparences dissimulent, mais
dont le rêve fournit les clefs.
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Texte 9 – Albert Cohen,
Belle du seigneur (1968)
p. 98
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Étudier un récit de rencontre décalé.
–– Découvrir un choc de personnages.
–– Examiner un style novateur.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Un récit de rencontre singulier
Le narrateur propose ici un récit de rencontre qui
renouvelle complètement les lois du genre.
Ariane, qui découvre ici Solal sous les traits d’un
vieillard grimé, est en effet en proie à un sentiment
dominant d’horreur. Cette répulsion est rendue sensible par les fragments de monologue intérieur qui
nous permettent de plonger dans ses pensées.
L’anaphore « Atroce » (l. 1 et 2) marque ce sentiment
dominant, tout comme les fragments de description
qui nous montrent Solal tel que le voit Ariane : « ce
sourire sans dents » (l. 1‑2), « cette bouche vide »
(l. 2). La répulsion engendre une peur panique qui
s’exprime en une phrase qui a tout d’une prière :
« mon Dieu, qu’il parte. » (l. 4). La peur panique se
traduit aussi chez Ariane par des signes quasi physiologiques (« ses lèvres sèches », l. 10) et dans sa
réaction incontrôlée quand il s’approche d’elle :
« recula avec un cri rauque » (l. 16). La comédie
montée par Solal est l’élément essentiel qui contribue au renouvellement du topos. Il se présente en
vieillard horrible et suppliant aux pieds d’Ariane.
Quelques indices cependant sont assez révélateurs
de la comédie qu’il joue : l’insistance avec laquelle le
vieillard présumé signale sa décrépitude (« deux
dents seulement », l. 6-7), la question absurde :
« Deux dents seulement, je te les offre avec mon
amour, veux-tu de cet amour ? » (l. 8-9). On n’est
pas loin ici du registre burlesque, à cause du travestissement de Solal bien sûr, mais aussi à cause du
contraste plaisant entre l’apparence affichée et le
rôle de pseudo séducteur. Cependant, les raisons
de cette comédie transparaissent dans la suite de la
scène au travers du discours furieux de Solal déçu,
qui a jeté son déguisement. Il avait bien avant tout
l’espoir de trouver une femme à nulle autre pareille,
celle qui l’aurait aimé indépendamment de son
apparence physique, celle qui aurait su dépasser les
apparences seules : le vieillard évoquait d’ailleurs
« celle qui rachetait toutes les femmes » (l. 15), « la
première lumière » (l. 12). Solal exprime avec fureur
ses regrets sur cette rencontre qui ne s’est pas réalisée comme il le voulait : l’emploi du conditionnel
passé (« nous aurions chevauché », l. 33 ; « je t’aurais emportée », l. 35) signale son amertume.
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La mise en scène du seigneur
L’apparition de Solal derrière les traits du vieux juif
grimé a tout du coup de théâtre. Le narrateur insiste
d’abord sur la promptitude de la métamorphose
grâce à l’accumulation des verbes d’action qui montre
Solal en train de se débarrasser de ses accessoires :
« il se débarrassa […] ôta […] détacha […] ramassa »
(l. 23 à 25). On épouse ensuite le regard de la jeune
femme et on découvre avec elle l’apparence réelle de
celui qui l’a tant effrayé : « elle reconnut celui que son
mari lui avait […] montré de loin » (l. 28-29). Les éléments de description physique évoqués alors sont
bien ceux que perçoit Ariane, et le portrait de Solal est
conçu en complète opposition avec le vieillard grimé
qu’il jouait. L’expression « haut cavalier » (l. 27) insiste
sur sa prestance et sa virilité, renforcée d’ailleurs par
l’accessoire de la cravache. Le « visage net et lisse »
(l. 27) est celui d’un tout jeune homme dont la beauté
est soulignée par la métaphore immédiate : « sombre
diamant » (l. 28). L’objectif du narrateur est bien d’insister d’emblée sur la séduction physique exercée par
le jeune homme, d’autant plus grande sans doute
qu’elle contraste avec l’horreur éprouvée juste avant
– le sourire « à belles dents » (l. 30) s’oppose au « noir
sourire de vieillesse » (l. 14). Cependant, les derniers
propos de Solal sont révélateurs de sa fureur et de
son mépris : les insultes pleuvent, termes dégradants
qui visent la personne d’Ariane, comme « idiote »
(l. 20) et surtout « femelle » (l. 38) qui ravale la jeune
femme à un stade animal. Le mépris éclate aussi en
paroles humiliantes : « ton nez est soudain trop grand,
et de plus il luit comme un phare. » (l. 36-37). Solal
reproche à Ariane d’être comme toutes celles de son
sexe, uniquement attachée au charme extérieur : il
parle au nom des « vieux » et des « laids » (l. 42) et de
« tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire »
(l. 42‑43) – et l’emploi du « vous » montre bien que sa
colère ne vise pas ici la seule Ariane. Son arrogance
éclate ici aussi dans les menaces qu’il agite, persuadé
de son pouvoir de séduction et déterminé à la
conquérir à sa guise : « c’est bassement que je te
séduirai, […] en deux heures, je te séduirai. » (l. 38 à
40). L’emploi du futur, la répétition du terme, tout
montre ici la fureur de Solal. Mais sa colère donne
aussi la mesure de l’intensité de sa déception, lui qui
espérait rencontrer la « Belle du seigneur ».
Synthèse
Ce récit de rencontre est dérangeant pour de nombreuses raisons. Les sentiments des personnages
sont à l’opposé de ce qu’on attend : horreur pour
Ariane, déception et mépris pour Solal. Le déroulement de la rencontre est aussi surprenant à cause
de la mascarade imaginée par Solal, et des risques
pris par son intrusion dans l’intimité. Enfin, et comme
on pouvait s’y attendre, la rencontre tourne à la
catastrophe et aboutit à une désunion complète
entre les deux personnages.
GR AMMAI R E
Le caractère impérieux de Solal ressort des phrases
exclamatives employées, des verbes à l’impératif
présent. Quelques phrases nominales à la ligne 28
montrent son autorité. Les insultes (« femelle »,
l. 38), les termes répétés (« les sales, les sales
moyens », l. 41), les termes péjoratifs montrent son
arrogance naturelle qui confine même au machisme.
S’E N TR AÎ N E R À L’É C R I TU R E D ’I N VE N TI O N
Critères d’évaluation
La construction de la situation d’énonciation, une
lettre argumentée. Plusieurs arguments sont possibles : le désir de construire un personnage d’exception avec Solal, son exigence, sa déraison, son
arrogance, sa pureté aussi ; la volonté de surprendre
avec la mascarade affreuse imaginée par Solal ; le
désir de déstabiliser en jouant des sentiments diamétralement opposés à la rencontre conventionnelle.
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
➤➤ La complexité de la figure du narrateur
L’œuvre d’Albert Cohen est profondément marquée
par ses origines juives. Il est sans doute nécessaire
d’y faire réfléchir ici les élèves. Le narrateur montre
comment Solal, par défi, construit une figure affreuse
de juif : vieux, édenté, fou. Mais ce personnage
construit ainsi cherche à être aimé tel qu’il est, compris, respecté. Le narrateur joue donc sur un étonnant
mélange de registres, entre burlesque, et pathétique,
pour construire une figure quasi archétypale.
➤➤ Autres sujets pour l’oral
• Comment ce texte narratif propose-t-il une
réflexion sur les rapports entre hommes et femme ?
• Que découvrons-nous des personnages, au travers de ce récit de rencontre ? Pourquoi peut-on
dire que ce récit de rencontre est violent ?
Texte 8 – Albert Cohen,
Belle du seigneur (1968)
p. 100
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Étudier un monologue intérieur.
–– Observer la mise en échec de la passion
par la routine et la médiocrité sociale.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Les sentiments d’Ariane
Pour nous faire entrer dans la conscience d’Ariane,
le narrateur utilise ici le monologue intérieur.
­L’objectif de ce procédé, particulièrement utilisé au
xxe siècle par de grands romanciers anglo-saxons
42
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3
(James Joyce, Virginia Woolf, etc.) est de restituer le
flux de la conscience, les pensées telles qu’elles se
bousculent, dans un flot continu, sans lien logique
nécessaire. Le procédé se repère ici particulièrement bien : chaque paragraphe commence par une
phrase narrative liminaire, puis l’apostrophe qui suit
montre la plongée d’Ariane dans ses souvenirs :
nous entrons dans sa conscience, et nous revivons
avec elle le passé, rapporté ici au discours indirect
libre : « Toujours, elle lui avait dit. Ensuite, le choral
qu’elle avait joué pour lui. » (l. 5‑6). Les phrases,
parfois nominales, et souvent brisées, témoignent
du flux continu de la pensée.
Le registre est ici avant tout lyrique et amoureux,
puisqu’Ariane replonge avec émerveillement dans
l’émoi des débuts de l’amour. Les apostrophes, les
exclamations, les énumérations sont des caractéristiques de ce registre : « Ô les débuts, leur temps de
Genève, les préparatifs, son bonheur d’être belle
pour lui […] » (l. 11‑12). De nombreuses répétitions
scandent aussi le monologue intérieur, lui donnant
presque un caractère musical, la répétition du mot
« baisers » (l. 6 ; 17 ; 18 ; 22 ; 23 ; 24). Le champ
lexical de la religion, très présent dans le texte,
montre la ferveur amoureuse d’Ariane pour Solal :
« fervent retour » (l. 22), « elle et lui religieux » (l. 20),
« roi divin » (l. 34), « Pentecôte » (l. 33). L’être aimé
est clairement sacralisé.
Le bonheur perdu
Les souvenirs surgissent dans la conscience
d’Ariane dans un ordre chronologique. C’est d’abord
l’émotion de leur premier soir d’amour qui lui revient
et qui est longuement évoqué dans le premier paragraphe : « Ô le petit salon du premier soir, son petit
salon » (l. 1‑2) : Ariane s’attarde sur chaque détail de
cette première soirée et se rappelle, même, toutes
ses paroles comme autant de promesses : « Toujours, elle lui avait dit […]. Ta femme, elle lui disait
[…] » (l. 5 à 7). Puis reviennent dans sa mémoire tous
« les débuts » : le deuxième paragraphe est une
sorte de sommaire qui évoque leurs rituels passés,
les joies des rendez-vous amoureux, la difficulté des
séparations : une seule et longue phrase, rythmée
par quatre apostrophes (« Ô les débuts […] ô l’enthousiasme […] ô splendeur […] ô fervent retour
[…] », l. 11 à 20) contient et resserre dans un même
élan leurs propos, leurs actions, leurs sentiments
d’époque. Enfin, le dernier paragraphe évoque les
joies des séparations mêmes, puisqu’elles rendent
possibles les retrouvailles. De la même manière, une
longue phrase (l. 28 à 34), rythmée par deux apostrophes, évoque tout ce qui habille et embellit l’absence, et d’abord l’attente quand elle est une
promesse : « […] elle chantait […] la venue d’un roi
divin » (l. 33-34). La métaphore religieuse, audacieuse, compare l’attente de Solal à celle du Messie,
du Sauveur, composante de beaucoup de religions.
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Ainsi, revit-elle un bonheur passé qu’elle regrette,
avec une nostalgie poignante : ce bonheur est celui
d’une passion fusionnelle, empreinte de sensualité
bien sûr, et dans une atmosphère de luxe et d’élégance : « son petit salon » (l. 2), « sa robe romaine »
(l. 14), « ses longs télégrammes » (l. 30), « les commandes chez le couturier » (l. 32-33).
La fin de l’amour
La construction du texte fait ressortir cruellement
l’échec du sentiment amoureux. Chaque paragraphe
commence en effet par une plongée dans la
conscience exaltée d’Ariane, mais le flot des souvenirs heureux se brise à chaque fois sur une même
évidence cruelle : « Et maintenant… » (l. 10). La
répétition de cette expression en chaque fin de
paragraphe oppose la réalité cruelle : l’évidence de
la fin de l’amour. De paragraphe en paragraphe se
complète progressivement cette évocation de la
désillusion amoureuse : « ils s’ennuyaient ensemble,
ils ne se désiraient plus » (l. 34-35). De même, cette
lucidité d’Ariane s’affirme de plus en plus clairement : « elle le savait bien, le savait depuis longtemps » (l. 36). Au moment même où elle plonge
dans le souvenir du bonheur passé, Ariane est donc
parfaitement consciente que ce bonheur est révolu.
Le lyrisme amoureux est donc aussi élégiaque. La
seule issue pour elle est le suicide et cette évidence
est nettement inscrite dans le récit grâce à l’évocation de l’éther qu’elle respire. La même phrase,
reprise trois fois, fonctionne comme une annonce de
l’issue fatale qu’elle va proposer à Solal pour tenter
de transcender leur sentiment dans la mort.
Lecture d’image
Munch est un expressionniste allemand : on sait que
ce mouvement se traduit par la projection dans
l’œuvre d’une subjectivité. Il s’agit de susciter un
impact émotionnel sur le spectateur par la vision
d’une réalité souvent déformée et angoissante, qui
traduit un état d’âme. Ici, le tableau au titre éloquent
montre bien la douleur angoissante d’une séparation amoureuse, par le choix des coloris, la posture
des personnages qui se tournent le dos, la déformation de la femme transformée en un spectre. On
pourrait mettre cela en relation avec le travail de
l’écrivain qui donne aussi à voir la douleur de l’échec
de l’amour grâce à la plongée dans la conscience du
personnage qui affronte avec douleur le contraste
entre aujourd’hui et hier.
Synthèse
La mise en parallèle des deux textes permet de
contenir toute l’évolution du personnage d’Ariane.
Dans le texte 7, on découvre son horreur et sa répulsion au moment de sa rencontre avec Solal grimé.
Mais les dernières paroles de Solal forment une
annonce de la séduction à venir. Et en effet, dans le
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Français 1re – Livre du professeur
texte 8, on découvre, grâce au monologue intérieur,
comme mise en abyme, toute l’histoire d’amour
heureux entre les deux amants. Mais cette histoire
d’amour n’apparaît dans la conscience d’Ariane,
que pour mieux être mise en opposition avec l’ennui
et la désolation présentes.
L I EN MI NI
www.lienmini.fr/magnard-el1-20
L’écrivain fait la lecture d’un passage des débuts de
l’amour, évoquant les baisers échangés par Solal et
Ariane. Ces moments de bonheur éperdu sont aussi
bien présents dans le texte du manuel où Ariane se
rappelle le bonheur perdu.
P I S TE S COMP LÉ MEN TA I RE S
➤➤ Confrontation de textes
Pour mieux comprendre la fin du roman, on peut
proposer à la lecture un texte important qui fait ressortir, du point de vue de Solal, l’échec de la passion
sublime : elle s’est enlisée dans la routine et l’ennui.
Même l’argent et le luxe qu’il autorise n’ont pu sauver ces exilés sociaux : ils n’ont plus de refuge possible, depuis qu’ils ont quitté lui sa carrière, elle son
mari. On peut trouver ce texte dans des annales : il
a été donné au baccalauréat 2008 en Polynésie
Française, dans un ensemble de trois textes, portant
sur l’échec de la relation amoureuse, avec un extrait
de La Duchesse de Langeais, d’Honoré de Balzac et
de La Prisonnière de Marcel Proust.
➤➤ Sujet d’invention
Sur l’un des textes de la séquence, proposez une
réécriture à la manière d’Albert Cohen : un monologue intérieur qui fasse revivre toute la passion perdue et l’échec présent.
Perspective – Charlotte Brontë,
Jane Eyre (1847)
p. 102
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir la modernité d’un texte ancien.
–– Mettre en perspective les textes du groupement
avec un texte source.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Ce récit de rencontre, entre Jane Eyre et M. Rochester, est assez insolite, pour plusieurs raisons. Cette
rencontre se fait d’abord à l’occasion d’un accident :
M. Rochester est tombé de cheval. La narratrice,
puisqu’il s’agit d’un récit à la première personne,
insiste non sans un certain humour sur une péripétie
qui ne met pas en valeur le héros : les indications de
bruit et de mouvement sont nombreuses (« à grands
renforts de tractions, de battements de pieds, de
claquements de sabots […] », l. 4‑5) et montrent le
grand embarras dans lequel le cavalier se trouve. De
la même manière, le portrait de M. Rochester n’est
pas extrêmement valorisant. Il est dressé au travers
du regard de la jeune femme qu’elle était, comme le
montrent les verbes de perception : « je le vis donc
distinctement » (l. 21‑22) et « je discernai » (l. 24).
Ce portrait n’est pas celui d’un idéal masculin : les
termes choisis, comme « le teint brun, le visage
sévère et le front lourd » (l. 25‑26) sont même plutôt
péjoratifs. Il s’agit là du portrait d’un homme mûr
comme le montre l’hypothèse de la jeune fille (« il
devait avoir dans les trente-cinq ans », l. 28-29) qui
n’a pas un charme irrésistible, mais de qui émane
cependant une grande virilité : « une largeur de poitrine considérable » (l. 25). Enfin, la rencontre ellemême est plutôt orageuse. La narratrice rapporte
leurs paroles échangées et l’on mesure la brutalité
un peu cavalière de M. Rochester, qui refuse l’aide
que lui propose la jeune fille : « Vous n’avez qu’à
vous tenir à l’écart » (l. 2). L’offre d’aide réitérée ne
donne lieu à guère de plus de considération, comme
le montre la réplique du jeune homme : « Merci, je
vais m’arranger » (l. 17). Paradoxalement, ici, la rencontre est presque un échec : les personnages ne
sont pas attirés l’un par l’autre, la conversation entre
eux tourne court, et l’amabilité de la narratrice personnage se heurte à la brusquerie d’un homme peu
décidé à accepter son aide. La dernière phrase du
texte se termine cependant enfin sur un échange de
regards qui donne à entendre au lecteur que cette
rencontre ne restera pas sans lendemain.
Le choix d’un récit à la première personne nous permet d’entrer dans la conscience à la fois de la narratrice et de la jeune femme qu’elle était. La narratrice
se penche sur son passé, qu’elle éclaire de différentes remarques, dans un exercice de lucidité. Elle
dessine par là même un portrait de son moi
d’époque. On la découvre aimable et même courtoise, puisqu’elle s’inquiète pour le voyageur blessé
et ne peut se décider à passer son chemin – la narratrice souligne cette amabilité non sans un certain
humour quand elle écrit : « je ne pouvais pas me
laisser chasser définitivement […] » (l. 7). Le verbe
« chasser », quoiqu’un peu inattendu, correspond
bien à la réalité des faits. On découvre surtout l’extrême timidité, le caractère presque farouche, de
Jane Eyre jeune fille. La narratrice utilise ainsi une
hypothèse sur le passé pour montrer sa peur des
hommes et de l’amour : « S’il s’était agi d’un beau
gentilhomme aux airs héroïques, je n’aurais pas osé
rester ainsi à le questionner […] » (l. 39 à 44). L’emploi de l’irréel du passé se retrouve un peu plus loin
aux lignes 35 à 38 pour montrer le même trait de
caractère. La narratrice n’hésite pas à ironiser à son
sujet : il s’agit de montrer combien, par sa vie solitaire et pleine d’obstacles, la jeune fille qu’elle était
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3
n’a pas été préparée à rencontrer « la beauté, l’élégance, la bravoure, le charme » (l. 34‑35) – au point
d’en avoir peur : « je les eusse évitées comme on
évite le feu, la foudre ou tout autre objet lumineux »
(l. 37‑38). Les comparaisons, ici plutôt décalées,
prêtent évidemment à sourire. Cependant, cette
jeune fille si timide et sauvage, ne manque pas de
force de caractère : elle tient bon à l’inconnu qui
cherche à la renvoyer. L’expression « je restai à mon
poste » (l. 45-46) a ici des accents militaires assez
savoureux, et montre l’énergie et la détermination
d’une jeune fille peu sociable, mais animée malgré
tout d’un grand esprit de charité.
Lecture d’image
Jane Eyre semble prise dans un tourbillon : mouvement du visage, de la robe, de la cape. On la sent
ébranlée.
Cette image est très construite : le vêtement prolonge deux branches de l’arbre pour dessiner des
lignes de force qui se croise. Les branches décharnées répondent à l’austérité de la facture et de la
couleur des vêtements. La nature ne se présente
pas ici comme un havre de paix refuge de l’homme
mais plus comme un miroir du tourbillon de son
âme. On peut penser aux tableaux de Friedrich. L’atmosphère inquiétante peut faire aussi songer au
romantisme noir.
PR OL ONG E ME NT S
➤➤ Charlotte, Émilie et Anne sont les trois sœurs
Brontë. Toutes les trois ont écrit très tôt des poèmes
et des romans, d’abord sous des pseudonymes
masculins, mais seul le roman de Charlotte, Jane
Eyre, a eu un succès immédiat. Cependant, Les
Hauts de Hurlevent d’Émilie et Agnès Gray d’Anne
ont fini aussi par conquérir le public et la notoriété.
➤➤ Le roman gothique est à la mode à la fin du
xviiie siècle en Angleterre et au début du xixe, en liaison avec l’essor du Romantisme et d’une sentimentalité macabre. Les femmes, et en particulier Ann
Radcliffe, se sont illustrées dans ce genre : roman
d’angoisse, mettant en scène des personnages typés (la femme fatale, le bandit, le prêtre, le hors-laloi), dans des lieux bien précis (le château, une
crypte, une prison…), et dans des situations de
mystère et de suspense.
Lecture d’images p. 104
Johannes Vermeer, La Liseuse à la fenêtre (1657)
Cette peinture appartient aux scènes d’intérieur ou
scènes de genre qu’affectionnait Vermeer.
Nous sommes dans un univers clos sur lui-même
qui protège l’intimité du personnage, car, même si
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elle offre une source de lumière, la fenêtre, par son
emplacement latéral, ne nous permet pas de voir le
paysage extérieur, l’œil ne peut s’échapper.
Dans La Liseuse, le cadre du tableau est redoublé
sur trois côtés : par la fenêtre à gauche, par la tenture
à droite et par la table au premier plan en bas. De fait,
cette composition nous exclut de la scène en nous
tenant à distance. L’isolement de la jeune femme est
renforcé par sa position : étant de profil, son regard,
le contenu de la lettre, son émotion ne nous sont pas
accessibles, son intériorité est préservée.
Vermeer joue avec les contrastes entre clair et
foncé : la fenêtre ouverte est une plage blanche qui
éclaire la liseuse, le mur et la tenture derrière elle. Le
visage, la poitrine, les mains et la lettre sont d’autant
plus lumineux qu’ils se détachent sur un fond
sombre. La lumière circule de l’un à l’autre en renforçant cette impression d’intériorité qui nous échappe.
Seule la nature morte peut nous apporter un indice
sur ce que nous voyons. En effet, ces compositions
d’objets, de fruits, de fleurs ont toujours une portée
métaphorique ; elles permettent d’exprimer ce que
la convenance ou la pudeur n’autorisent pas à faire
clairement.
Dans ce tableau, la nature morte est située à
l’aplomb du visage de la jeune femme, ses avantbras sont parallèles à la coupe oblique qui laisse
échapper des fruits. Cette position indique un lien
symbolique entre ces deux éléments. En outre, le
rapprochement entre les attraits d’une jeune femme
et les fruits est habituel, le fruit coupé du premier
plan peut se comprendre soit comme une invitation
à goûter les charmes de la jeune femme, soit comme
le signe d’une consommation accomplie.
Sous le calme apparent de l’attitude du personnage,
les fruits laissent supposer son émoi amoureux
intérieur.
Sophie Calle, Prenez soin de vous. Juge, X. (2007)
Sophie Calle est une artiste qui pratique la photographie, l’écriture et le cinéma. La réduire à des
techniques ne rend pas compte de la dimension de
son œuvre dans laquelle elle propose une mise en
scène de l’intime, le sien ou celui des autres. De ce
fait, son travail emprunte au roman-photo, au journal
intime, à l’autofiction, mais aussi à la télé-réalité.
C’est une œuvre hybride au croisement de l’art et
des médias.
Pour l’exposition au pavillon français de la Biennale
de Venise en 2007, elle décide de réaliser une installation qui mêle écrits, photographies, cinéma et
sons. Les murs du pavillon sont envahis par les
comptes rendus de cent sept femmes auxquelles
Sophie Calle avait passé une commande : analyser
la lettre de rupture, qu’elle avait reçue par courriel, à
travers leur langage professionnel.
Le déclencheur est un événement intime et réel, son
amant lui envoie une lettre de rupture dont la phrase
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Français 1re – Livre du professeur
finale est « Prenez soin de vous ». Émue, étonnée,
décontenancée, elle décide d’exorciser ce moment,
de prendre soin d’elle en confiant cette lettre à l’analyse de ces femmes, manière de mettre à distance
mais aussi de faire œuvre.
Le protocole est le même pour chacune : après un
regard analytique professionnel, la personne est
prise en photo ou enregistrée en train de rendre
compte de son exploration. Les chanteuses l’interpréteront, la grammairienne fera une étude scientifique de la langue, la commissaire cherchera des
indices, etc., et, dans l’extrait proposé, la juge y verra
un parallèle avec la rupture d’un contrat immobilier.
Dans le document iconographique, la posture de
l’interprète répond à sa fonction ; le décor est son
lieu de travail. La juge garde son anonymat, placée
dos à la fenêtre, elle adopte la place que se réserve
l’interrogateur, le contre-jour.
D’un message intime entre deux personnes, cette
lettre devient un objet d’étude livré à l’expertise d’un
panel de femmes, tel que le choisirait un enquêteur
de sondage, puis devient une œuvre exposée au
regard de tous.
Synthèse
Ces deux œuvres s’inscrivent entièrement dans leur
époque.
Les éléments les plus flagrants sont le décor, l’attitude des deux femmes : se présenter sous un profil
timide pour l’une, faire face (cachée) pour l’autre :
leur habillement qui reflète leur appartenance à une
bourgeoisie montre toutefois une certaine ambiguïté
chez la juge qui a adopté un costume masculin,
symbole des femmes actives. S’ajoute à cela le
motif : Vermeer est extérieur à l’événement peint, il
préserve l’intimité de la jeune femme, le contenu de
la lettre n’est pas donné, tandis que Sophie Calle
met en scène sa propre intimité en dévoilant le message et les circonstances de l’événement ; les
moyens de communication et les techniques
reflètent également l’époque, le message électronique se substitue à la lettre manuscrite ; les techniques audio-visuelles à la peinture à l’huile,
l’installation à l’œuvre unique isolée dans son cadre.
Ces deux œuvres sont à l’image de l’évolution de la
société. Au xxie siècle, les personnes s’exposent et
exposent leur vie privée au moyen des outils de
communication ; l’œuvre devient hybride.
Cinéma – Rencontre et séparation à l’écran
Ingmar Bergman, Scènes de la vie
conjugale (1973)
p. 106
Scènes de la vie conjugale est, à l’origine, une série
télévisuelle en six épisodes de cinquante minutes
chacun. Pour répondre au succès télévisuel,
­Bergman opère un remontage pour le cinéma en
réduisant la durée de plus de deux heures. Toutefois, il garde la présentation en épisodes séparés
par des titres insérés.
Le découpage en épisodes de la vie de ce couple
sur dix ans convient au réalisateur : les ellipses temporelles permettent d’aller à l’essentiel pour montrer
l’évolution des relations entre Johan et Marianne.
L’absence de musique, les cadrages pour la plupart
serrés nous font entrer dans l’intimité de ce couple.
La scène d’introduction (photogramme 1) avec la
mise en abyme du regard sur ce couple (nous assistons à un reportage), nous met d’emblée dans la
peau d’un voyeur. À ce moment-là, ils se donnent en
spectacle et jouent le jeu de la vérité. Mais le cadrage
distancié (plan d’ensemble), la mise en scène organisée par la journaliste, les hésitations dans les
réponses du couple introduisent le doute : cette harmonie annoncée est-elle vraiment si parfaite ?
Pourtant, à la fin d’un dîner avec un autre couple qui
s’est entredéchiré, la complicité semble sincère
(photogramme 2). Un cadrage plus serré (plan rapproché), un enlacement yeux dans les yeux, un
abat-jour au premier plan nous excluent de l’espace
d’intimité entre Johan et Marianne. La lumière crue
de la première image laisse place à une ambiance
tamisée, adoucie. Notre première intuition ne seraitelle qu’illusion ?
Quelques quarante minutes plus tard, le faux-semblant tombe. Johan rejoint Marianne dans la maison
de campagne où elle passe l’été avec leurs filles
pour lui annoncer qu’il la quitte et part avec une de
ses étudiantes.
Le cadrage du photogramme 3 est le même que
celui du photogramme 2, un plan rapproché. De la
cuisine nous passons à la chambre ; l’explication se
déroule au lit, lieu symbolique de l’union conjugale.
Pourtant les composants de l’image sont désarticulés : le couple est côte à côte, chacun refermé sur
lui-même : Johan lit, indifférent à la douleur exprimée par Marianne.
Bergman installe l’homme au premier plan, ce qui le
place à contre-jour, visage impassible, au contraire
de la femme, rejetée au second plan, baignée dans
une lumière crue qui révèle son expression de
détresse. Ils ne sont plus dans le même espace.
L’écart entre eux se creuse dans le photogramme 4 ;
une cloison marque visuellement une frontière.
Johan fuit (le flou indique la précipitation) la chambre
conjugale où Marianne reste sidérée par l’abandon.
Le plan plus large permet de voir les deux espaces :
chambre/couloir ; les verticales qui marquent la
séparation deviennent de plus en plus nettes : les
rideaux (photogramme 2), la cornière à droite (photogramme 3), enfin le chambranle de la porte (photogramme 4). Le mari se détache définitivement de
sa femme, il est à nouveau à contre-jour et de profil,
comme s’il évitait aussi le regard de la caméra,
c’est-à-dire notre regard.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 3
Pour ce film, Bergman tourne avec une économie de
moyens, un casting restreint : à part Liv Ullman et
Erland Josephson présents dans toutes les scènes,
ensemble ou séparés, les autres acteurs ne font
qu’une apparition fugace. Deux décors principaux
servent de cadre au film : l’intérieur de l’appartement, et celui de la maison de campagne ; très peu
de plans sont tournés en extérieur. Les cadrages se
focalisent majoritairement sur le couple uni ou
désuni.
Le titre et tous ces choix de scénographie renforcent
l’impression de huis clos et de théâtre de l’intime
chers à Bergman.
Vocabulaire –
L’expression des sentiments
p. 107
1. E X P R E SSI ON DE S SE NT I ME NTS
L’amour parfait comble sous tous ses aspects
l’amant. – Le grand amour engage tout l’être par
opposition aux amourettes. – L’amour platonique
est une affection idéalisée, qui ne s’adresse qu’à
l’âme et ne suppose pas d’accomplissement physique. – L’amour illégitime se vit en dehors du
mariage. – L’amour matériel s’oppose à l’amour spirituel et se tourne d’abord vers les biens extérieurs.
2. V ER BES D E SE NT I ME NT
a. lorgner : regarder avec convoitise – contempler :
regarder avec admiration – scruter : regarder avec
une curiosité inquiète – toiser : regarder avec
mépris – dévisager : regarder avec une curiosité
indiscrète – aviser : regarder par hasard – mirer :
regarder avec avidité.
b. Le duc de Nemours contemple la personne de
Mme de Clèves. Le chevalier Des Grieux avise la
présence de Manon dans une cour d’auberge. Frédéric Moreau dévisage Mme Arnoux, Ariane toise
Solal au moment de sa déclaration.
3 . ORI G I N E D ES MOT S
Le bovarysme désigne, par référence à l’héroïne de
Flaubert, la propension à fuir la réalité dans l’imagination. L’héroïne cherche en effet, dans ses lectures
romanesques et ses rêves de grandeur, le moyen de
fuir la médiocrité qui l’entoure. – Le narcissisme fait
référence au mythe antique de Narcisse, ce beau
jeune homme qui s’était épris de sa propre image. Il
désigne couramment aujourd’hui l’amour de soi.
L’histoire la plus détaillée des aventures de Narcisse
se trouve dans le livre 
III des Métamorphoses
d’Ovide : Narcisse éconduit avec brutalité tous ses
soupirants : la nymphe Écho jette sur lui une
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malédiction qui fait qu’il s’éprend de sa propre image
dans une source. – Le sadisme désigne, par référence au marquis de Sade, une perversion dans
laquelle la personne n’éprouve du plaisir qu’au travers de la souffrance qu’elle impose à autrui. Le marquis de Sade (1714‑1840) est un homme de lettres
français, qui laisse dans son œuvre une large part à
l’érotisme et la violence. Il a passé l’essentiel de sa
vie en prison ou interné. – Le masochisme désigne
une autre perversion par laquelle une personne se
complaît dans la souffrance ou l’humiliation.
4. SY N ON Y ME S D E L’AMOU R
La prédilection est l’affection marquée ou particulière que l’on porte à une personne, une forme de
préférence. – Le désir est un amour nuancé de sensualité. – La sympathie est un sentiment de simple
bienveillance. – Le penchant est un début d’amour
qui nous porte vers autrui. – L’adoration est un
amour quasi religieux. – L’engouement est un sentiment impulsif qui nous pousse brutalement vers
autrui. – L’idolâtrie est un sentiment religieux qui fait
de l’autre une divinité.
5. D OU BL E SE N S
Les préjugés sexistes sont visibles sous tous ces
termes. L’expression garçon manqué suppose
qu’on aspire à ressembler aux hommes sans y parvenir. – Le sexe faible s’oppose au sexe fort et souligne la primauté physique et intellectuelle des
hommes. – Le beau sexe est une expression méliorative mais qui définit les femmes uniquement à partir de leur physique. – Le deuxième sexe suppose
qu’il y en a un premier. – La ménagère suppose que
la femme est vouée à l’économie domestique,
puisque le mot n’existe pas au masculin.
6. C L I C H É S E T L I E U X C OMMU N S
Cette déclaration de Rodolphe est pleine de clichés
romantiques. « Je suis une force qui va » dit Hernani
à Dona Sol dans le drame romantique de Hugo qui
porte son nom. De la même manière, Rodolphe
reprend ici ce lieu commun de la fatalité en marche,
qui convient mieux à un banni malheureux, un
pauvre proscrit qu’à un gentilhomme de village : « je
ne sais quelle force […] ». Le clair de lune, et la nuit
étoilée, la fenêtre de la bien-aimée constituent aussi
depuis Roméo et Juliette de Shakespeare et la
scène du balcon (« lève-toi, clair soleil, et tue cette
envieuse lune […] ») des topoï que l’on retrouve ici :
« le toit qui brillait sous la lune ». On peut deviner
aussi le motif du pèlerinage sentimental, vrai topos
romantique : « la nuit, toutes les nuits, j’arrivais
jusqu’ici […] »
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Français 1re – Livre du professeur
E X P R E SSI ON É C R I TE
7. M AN I F E STAT I ONS P HY S I QUES
a. soupirer : fatigue, ennui, soulagement – lever les
yeux au ciel : agacement – se montrer nonchalant : paresse, oisiveté, fatigue, épuisement.
se tenir droit : courage, dignité, détermination,
combativité – sautiller : amusement, désœuvrement, joie – siffloter : embarras, gaieté, allégresse.
rougir : gêne, embarras, confusion, plaisir, pudeur,
timidité – regarder à terre : consternation, honte,
désarroi, hypocrisie, duplicité – rentrer la tête dans
les épaules : peur, abasourdissement, embarras,
honte.
8. M AN I F E STAT I ONS P HY S I QUES
E T  P S Y CHOL OG I QUE S
a. L’intérêt de Charles pour Emma se manifeste au
travers de son empressement pour rejoindre la
ferme (« il se levait de bonne heure, partait au galop
[…] »), du soin avec lequel il se prépare pour la voir,
de sa coquetterie même (« il descendait pour s’essuyer les pieds […] et passer ses gants noirs »). Cet
intérêt amoureux se voit aussi dans l’euphorie qui
accompagne son arrivée et qui touche les choses
plus modestes : « il aimait à se voir arriver dans la
cour ».
b. Ces jours-là, il avait du mal à se lever, attrapait la
première redingote venue. Il traînait pour seller son
cheval et empruntait les chemins de traverse. À son
arrivée, il hésitait à pousser la barrière, avançait en
traînant des pieds, et haïssait jusqu’au coq qui
chantait sur le mur.
➤➤ Sujet 1
Voici quelques clichés présents dans les exercices : amour comme force irrésistible, amour/adoration, amour et nature sous un ciel étoilé (exercice  6),
amour qui embellit chaque instant et les éléments
les plus dérisoires (exercice 8).
➤➤ Sujet 2
Pistes possibles : le contraste de sentiments entre
les deux personnages. Lui : contempler (admiration
désir…). Elle : dévisager puis toiser (indifférence,
mépris, ironie…)
BI BL I OGR AP H I E
➤➤ Quelques figures d’artistes
dans la littérature du xixe siècle
–– Honoré de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu
et La Cousine Bette.
–– Émile Zola, L’Œuvre.
➤➤ Autour du thème de la séquence
–– « Leurs yeux se rencontrent », les plus belles
premières rencontres de la littérature. Paris :
Éditions Gallimard, coll. Folio, 2003.
–– Émilie Brontë, Les Hauts de Hurlevent.
–– Gustave Flaubert, Les Mémoires d’un fou.
–– Madame de La Fayette, La Princesse
de Montpensier.
➤➤ Lecture critique
–– Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent.
Paris : Éditions José Corti, 1981.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4
Séquence 4
p. 108
Personnages comiques
Problématique : Quels sont le rôle et les enjeux du personnage comique dans le roman ?
Comment permet-il de soutenir une vision critique de l’homme et du monde ?
Éclairages : Les extraits de romans qui constituent cette séquence mettent tous en scène des personnages comiques, qu’ils soient principaux ou secondaires. Ces extraits s’échelonnent du xvie siècle au
xxie siècle. Le comique des extraits tient d’abord au caractère du personnage mais le narrateur veille à
exploiter les ressorts habituels du comique comme les situations, le jeu avec les mots mais aussi avec la
langue elle-même, et l’ironie. On constate que ce comique vise à donner du plaisir au lecteur mais aussi à
lui proposer une vision critique des hommes et du monde.
Texte 1 – Voltaire,
Candide ou l’Optimisme (1759)
p. 108
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir le conte philosophique et l’ironie de
Voltaire.
–– Montrer comment le comique se met au service
de la critique.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Une scène libertine
• De l’observation…
Le narrateur met ici en scène trois protagonistes du
conte : le docteur Pangloss, Cunégonde et Candide.
Le philosophe Pangloss ne se contente pas de discourir sur l’Optimisme mais devient expérimentateur
auprès d’une domestique « docile » (l. 4) – qui vient
du latin docere, « enseigner » – et qui suggère aussi
qu’elle est un peu facile. La leçon que Pangloss
donne à cette dernière n’a cependant rien de scientifique puisque Pangloss initie la femme de chambre
aux plaisirs de la chair. L’euphémisme particulièrement plaisant suggère que « physique » (l. 3) rappelle
le physique de la « petite brune très jolie » (l. 4) ou
l’exercice physique que réclame l’acte sexuel – répété
à plusieurs reprises comme le souligne « sans souffler » (l. 5) – et non pas la science physique.
Cunégonde voit « entre les broussailles » (l. 2) – et le
narrateur emploie malicieusement le passé simple
« vit » – les ébats de Pangloss et de la femme de
chambre et plus encore elle « observ[e] ». En exploitant les ressources de l’euphémisme, le narrateur
rappelle le caractère sensuel de Cunégonde (l. 5) et
aussi qu’elle est une jeune femme de tempérament
(l. 8). Grâce au recours au vocabulaire philosophique
qui laisse poindre l’ironie du narrateur à l’égard de
cette science (« raison suffisante », l. 6-7), le lecteur
comprend que la leçon a porté ses fruits et le
« désir » d’apprendre et de s’initier à l’amour envahit
Cunégonde ; la longue phrase que l’on doit lire
« sans souffler » souligne le trouble de l’héroïne.
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• … à la pratique
Le hasard faisant bien les choses, Cunégonde, dans
le paragraphe suivant, rencontre le héros. Comme
se souvenant de Racine, le narrateur relate en cinq
propositions dominées par une assonance en [i] le
coup de foudre et ses symptômes entre les protagonistes (l. 10-12). Le jeu entre la juxtaposition, la coordination et des propositions brèves ou plus longues
traduisent la rapidité de l’action et le désordre des
sens qui agite les personnages. Le temps n’ayant pu
apaiser l’ardeur de Cunégonde et Candide, la rencontre du lendemain et ses circonstances favorables
vont entraîner Candide à sa perte. Ne dédaignant
pas les stéréotypes de la rencontre amoureuse, le
narrateur multiplie les procédés qui lui sont propres
pour évoquer toutes ses étapes : le thème du mouchoir, la juxtaposition, l’énumération, le rythme. On
notera cependant que le baiser vient avant le regard,
ce qui suggère que la sensualité domine ici.
Le retour des parents de Cunégonde, ici désignés
par leur statut, interrompt brutalement le déroulement des ébats. La familiarité lexicale ramène la
situation à une réalité prosaïque et vulgaire : Candide est davantage chassé pour sa qualité qui autorise les « grands coups de pied dans le derrière »
(l. 20) – péripétie vécue par l’auteur – que pour avoir
succombé aux charmes de Cunégonde.
Une satire
• Satire de la philosophie et des philosophes
Cette scène libertine donne au narrateur l’occasion
de mettre à mal la philosophie et la figure du philosophe. Le philosophe devient un personnage
lubrique et la philosophie est mise au service des
entreprises les plus luxurieuses. Pangloss, caractérisé par son nom qui suggère son goût pour le discours, l’abandonne ici pour s’adonner à la chair.
L’on perçoit toute sa couardise quand le narrateur,
par l’usage d’un vocabulaire philosophique, sousentend qu’il abuse du discours philosophique pour
mieux abuser une simple « femme de chambre »
(l. 3). Il en va de même pour Cunégonde qui voile
pudiquement sa passion pour le plaisir des sens par
une libre interprétation du système philosophique.
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Français 1re – Livre du professeur
• Satire de l’aristocratie
La suffisance aristocratique est aussi moquée. La
jeune aristocrate se révèle dominée par ses sens et
les codes de la séduction lui permettent de les
assouvir. Le « paravent » (l. 13), le « mouchoir »
(l. 14) donnent à une Cunégonde dévergondée l’occasion de séduire le naïf Candide. La pudeur, la
réserve d’une bonne éducation ne résistent pas à la
tentation de la chair.
Le nom de la baronne et du baron soulignent l’orgueil et la vulgarité des aristocrates et les « grands
coups de pied dans le derrière » (l. 20) les limites de
la bienséance.
L’hyperbole ironique vient conclure la charge contre
l’aristocratie suffisante, cible appréciée de l’auteur.
Synthèse
Le comique de l’extrait tient aux portraits de personnages paradoxaux :
–– un philosophe lubrique ;
–– une jeune aristocrate libertine ;
–– un jeune bâtard trop candide ;
–– des aristocrates ignobles.
Le comique tient aussi à l’ironie du narrateur :
–– le décalage entre les péripéties relatées et le
vocabulaire dont use le narrateur ;
–– les possibles antiphrases concernant le charme
de Cunégonde ;
–– l’antiphrase décrivant le château ;
–– l’euphémisme.
Texte 2 – Marcel Proust,
Du côté de chez Swann (1919)
p. 109
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir l’écriture proustienne.
–– Montrer comment le rire devient une arme
à double tranchant.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Madame Verdurin démasquée
• Une construction
Si le narrateur construit le personnage, il met ici en
scène un personnage en train de se composer un
« personnage » d’aimable hôtesse. Le narrateur traduit la volonté de Mme Verdurin de se montrer ou de
paraître « aimable » (l. 13) et le signale en décrivant
l’attitude enthousiaste perceptible dans « 
avec
entrain » (l. 1-2) ou dans son attention à être prête à
rire « au moindre mot » (l. 8-9). De la ligne 8 à la
ligne 21, le narrateur décrit avec précision chaque
étape du « petit cri » (l. 16) jusqu’à « sa figure » qui
« plong[e] » « dans ses mains » (l. 19). Cette mise en
scène d’un rire « aux larmes » (l. 8), impossible à
faire entendre, le caractère hyperbolique de la dernière phrase suggèrent la théâtralité d’un acteur
construisant son personnage. Mme Verdurin en
choisissant un « poste élevé » (l. 1) se met évidemment en scène pour mieux montrer l’étonnante attitude finale exprimée par un non moins étonnant et
expressif oxymore.
• Une déconstruction
Le plaisir de l’extrait tient à la subtile – et simultanée
à sa construction – déconstruction de son personnage. Rapporter « l’accident » (l. 3-4) et plus loin
« un spectacle indécent » (l. 18) que le personnage
s’efforce d’assumer, de mettre en scène tout en le
cachant, invite à rire du ridicule du personnage qui
ne trompe pas le narrateur. Ce narrateur déchiffre
au-delà des apparences, qui trompent tous les habitués du salon, la rouerie de Mme Verdurin et régulièrement nous le fait savoir. Il la démasque sans pitié
et invite le lecteur à rire aux dépens du personnage
mais aussi à devenir acteur et complice de cette
déconstruction.
Une satire
• Le règne de l’hypocrisie
Les habitués du salon s’amusent sans bienveillance
aux dépens de personnages qu’ils ont jugés indignes
de rester dans leur cercle. L’un est dégradé, il est
jugé « 
ennuyeux 
» (l. 
10), l’autre l’est devenu
(l. 10-11) et pour cette raison a été « rejeté » dans un
autre « camp » (l. 11). Le texte suggère que la principale occupation, le principal sujet de conversation
qui intéresse les amis, c’est la « médisance » (l. 22).
Cette médisance suffit à susciter « la gaîté » (l. 22), à
resserrer les liens de « camaraderie » (l. 22) et
montre que la malveillance anime les « fidèles » (l. 2)
justement prêts à toutes les infidélités vis-à-vis de
ceux qui ont eu le malheur de se montrer «  ennuyeux  »
(l. 10). Cette médisance, suggère le narrateur, s’accompagne cependant d’un besoin de reconnaissance rassurante qui passe par un assentiment des
fidèles, soulignant ici une certaine crainte de se sentir seul à médire et nécessitant l’instauration d’une
lâche complicité.
• Le règne du rire
Susciter l’ennui apparaît comme le pire des crimes
ou la pire des maladies qui risquent de contaminer
les habitués dont la gaîté et le rire sont hissés au
rang suprême. Rire, savoir rire, faire rire ou au
contraire susciter l’ennui séparent en deux camps
les hommes et les femmes de la société parisienne
aux yeux de Mme Verdurin et de ses amis. Il suffit de
songer à la véritable comédie de Mme Verdurin, à sa
« ruse d’une incessante et fictive hilarité » (l. 16)
pour ne pas risquer de paraître ne pas rire. La volonté
de M. Verdurin de rivaliser avec sa femme sur ce
terrain mais « qui s’essoufflait vite » (l. 15) trahit
encore cette obligation de rire. Ces personnages
doivent rire : ce rire est devenu un gage d’existence
et le narrateur nous invite à nous en moquer et à
nous en désoler.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4
Synthèse
I. Rire aux dépens des personnages
Les personnages rient de leurs « fumisteries » (l. 3)
et leur « gaîté » (l. 22) trouve son origine à la fois
dans la bienveillance à leur égard et dans la malveillance « contre » les autres. Le narrateur, lui, cherche
avant tout à faire rire aux dépens de ses personnages. Le rappel de « l’accident qui était arrivé à [la]
mâchoire » (l. 3-4) de Mme Verdurin vise à affaiblir
l’autosatisfaction du personnage et à souligner une
péripétie qui la ridiculise. « Juch[er] » son personnage sur « son perchoir » (l. 23), la comparer tout au
long du portrait à un « oiseau » (l. 16), c’est se
moquer et inviter le lecteur à s’en moquer.
M. Verdurin, tant dans sa rivalité avec sa femme que
dans sa défaite, paraît un mari ridicule.
II. Se moquer de l’artifice
Le narrateur souligne à plusieurs reprises le recours
à l’artifice en des termes dévalorisants. La
« mimique » est « conventionnelle » (l. 6-7), Mme Verdurin fait « comme si » (l. 18), use d’une « fictive hilarité » (l. 16) et feint de « réprimer » son rire (l. 20).
Le narrateur souligne encore qu’elle veille à ne pas
être mise à l’écart : « Au moindre mot » (l. 8-9), elle
paraît prête à mettre en scène son hilarité. Les nombreuses hyperboles soulignent l’excès de sa mise
en scène dont aucun des personnages ne semble
avoir conscience sinon le narrateur qui fait partager
au lecteur l’acuité de son regard.
G R A MMA I R E
La seconde phrase du texte, si propre à l’écriture
proustienne, se développe sur une dizaine de lignes.
Elle s’ouvre par ce qui entraîne chez Mme Verdurin
tout un simulacre comportemental suffisamment
complexe et retors pour qu’il nécessite ces longues
explications qui le démasquent et le dénoncent. On
notera que l’incise consacrée à M. Verdurin semble
mimer son emprisonnement et sa soumission et
pourrait suggérer son essoufflement.
Texte 3 – Louis-Ferdinand Céline,
Voyage au bout de la nuit (1932)
p. 110
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir la force comique de l’écriture de
Céline.
–– Montrer le point de vue de Céline sur l’Amérique.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Un personnage hors du commun
• Le comique du personnage
Le narrateur se construit ici un personnage qui vise
à déclencher le rire du lecteur :
–– un personnage roué :
–– le narrateur signale qu’il sait profiter de la
situation (l. 1) ;
–– il joue un rôle « sans en avoir l’air » (l. 1) ;
–– il montre sa capacité à saisir l’effet qu’il produit
(l. 3-4) ;
–– il anticipe pour mieux tromper (l. 9-11).
–– un personnage moqueur :
–– il se moque de lui-même (l. 4-5 et 11) ;
–– il se moque du « Surgeon général » (l. 7) ;
–– il use d’un vocabulaire familier ou inventif et
plaisant (l. 4-5 et 6-7).
• Un comique de l’absurde
Le narrateur construit un discours qui tient de
l’absurde :
–– l’incrédulité souligne l’invraisemblance du discours :
–– les doutes rapportés par l’interro-négative au
discours direct (l. 8-9) ;
–– le jugement définitif (l. 18 et 20) ;
–– le dénouement envisagé (l. 24).
–– un savoir-faire qui tient de l’absurde :
–– une tâche impossible (l. 14-15) ;
–– le narrateur se montre avec aplomb et insistance sûr de lui (l. 1) ;
–– les affirmations les plus étonnantes sont soutenues par un discours scientifique (l. 3 et 12-15).
–– l’absurdité rejoint la réalité :
–– la « chute » de l’extrait plonge le lecteur dans
la plus grande perplexité : un « aide-major » avait
lui aussi effectivement et réellement besoin d’un
« agent « compte-puces » » (l. 23).
Une satire de l’Amérique
• Une critique plaisante de la suffisance
américaine
Si le narrateur use du comique pour amuser le lecteur, ce comique soutient une satire de l’Amérique.
Critique du personnage du Surgeon général :
–– sa grossièreté (l. 7) ;
–– les paroles méprisantes du Surgeon rapportées
au discours direct (l. 8-9, 18 et 20) ;
–– l’insistance sur son goût de l’autorité perceptible
dans le lexique et les exclamations (l. 16-17 et 24) ;
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Français 1re – Livre du professeur
–– sa prédilection pour les possessifs (l. 21-22) ;
–– son mépris des émigrants (l. 16-19) ;
–– son mépris du narrateur dans un vocabulaire
familier (l. 24).
On peut y percevoir un jeu avec les mots : tiquer
dans ce contexte de puces peut aussi faire songer
aux tiques, autre parasite.
L’ironie du narrateur :
–– la relation de son arrivée (l. 6) ;
–– l’analogie du nom du commandant et de celui du
poisson (l. 7) ;
–– le lieu qui abrite la statue de la Liberté (l. 21) ;
–– l’expression de la qualité supposée de l’Amérique
(l. 13).
S’E N TR AÎ N E R À L A D I SSE RTATI ON
• Une critique acerbe des services
de l’immigration
Le narrateur souligne à la fois les faiblesses du service et la méfiance méprisante à l’égard des
émigrants.
Le désordre du service :
–– l’intérêt et les doutes du personnel (l. 3-5) ;
–– la demande absurde de l’agent « compte-puces »
(l. 23) ;
–– le choix du nom de l’aide-major « Mischief » qui
peut signifier « sottises » ;
–– une certaine impuissance du service (« Depuis
deux mois », l. 22).
La représentation des émigrants :
–– les immigrants sont sales et réduits à leurs puces
(tout l’extrait) ;
–– les Européens mentent (l. 18) ;
–– les émigrants sont dangereux pour l’ordre : ils
sont tous « anarchistes » (l. 19) ;
–– ils émigrent pour des raisons politiques et non
parce qu’ils cherchent à échapper à la misère
(l. 19-20).
Synthèse
Les principaux procédés comiques :
–– comique de caractère : le narrateur lui-même, le
Surgeon général et Mr. Mishief ;
–– comique de mots : expression et lexiques familiers (l. 5, 10, 18 et 24) ;
–– comique de situation : l’absurde décompte scientifique des puces (l. 11-15) ;
–– ironie du narrateur (l. 6, 7, 13, 21).
Le comique soutient une critique de l’Amérique :
–– des représentants de l’Amérique ;
–– des représentations des émigrants ;
–– de l’autosatisfaction américaine ;
–– de la représentation que l’Amérique véhicule
d’elle-même.
V OCA BUL A I R E
Le verbe « tiquer » s’emploie généralement au
sens de manifester une réaction désapprobatrice.
Le verbe ici est employé dans le sens vieilli de
remarquer un être ou une chose pour son intérêt,
son charme ou sa valeur.
I. La fonction critique des personnages
comiques dans le roman : vision pessimiste des
hommes et du monde
1. Se moquer des vices des hommes
2. Critiquer les institutions à travers
leurs représentants
3. Se moquer de soi
II. La fonction plaisante des personnages
comiques dans le roman
1. Un contrepoint aux personnages sérieux ou un
faire-valoir du héros
2. Un agent de bonne humeur
3. Une virtuosité appréciée du lecteur : la construction du personnage comique
Texte 4 – Louis-Ferdinand Céline,
Guignol’s band (1944)
p. 111
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir une parodie de l’épique.
–– Reconnaître l’évolution et les traits du style de
Céline.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
La parodie d’un duel épique
• Les traits de l’épopée
Le narrateur adopte, pour relater ce duel entre
Angèle et la Joconde, les procédés de l’épopée. Le
duel est grandi par le narrateur. Le choix du présent
de narration donne évidemment une plus grande
réalité et actualité à la scène qui se passe sous les
yeux du narrateur (« je vois », l. 17). Les actions rapportées, grâce aux nombreuses énumérations,
paraissent se multiplier sous les yeux du narrateur
(l. 1-6, 11-13 et 23-26). L’exagération domine quand
il s’agit de rapporter les provocations et les réactions de la Joconde. Le vocabulaire et les images
hyperboliques (l. 6 et 11) sont dignes des héros
épiques et suscitent des commentaires admiratifs
du narrateur : « c’est merveille à voir », l. 4 ; « c’est le
grand défi », l. 5. Les exclamations omniprésentes
traduisent le caractère exceptionnel de chacune des
attitudes du personnage et le recours régulier aux
points de suspension accélère le rythme du duel,
rythme si rapide qu’il tient du surnaturel. Les pluriels
(l. 19), par l’exagération qu’ils expriment, contribuent
encore au registre épique. La violence d’Angèle qui
« écume » (l. 13) et qui « hurle » (l. 14), armée d’une
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4
« lame » (l. 17) qu’elle plante « Dans le cul de la
vieille » (l. 18), le « cri » de la Joconde qui a une puissance hors du commun puisqu’il « déchire tout »
(l. 19) rapprochent les personnages de ceux des
grandes épopées.
• L’héroï-comique
Les personnages, qui sont d’abord des femmes et
des prostituées, le lieu du duel, un bar louche situé
dans une « rue » près d’un « square » (l. 19-20), la
qualité du représentant de l’ordre, un simple sergent
de police, ne correspondent ni au cadre, ni aux
héros de l’épopée. La langue du narrateur, tant dans
sa syntaxe familière (l. 14, 21 et 25) que dans son
lexique lui aussi familier et dévalorisant, pour nommer ses personnages comme « la vieille » (l. 1 et 18)
ou les parties du corps (« poigne », « cul », l. 17-18)
ou argotique comme « traviole » (l. 17) ou encore
dans le recours aux onomatopées tout au long du
récit (l. 7-15, 17-18 et 26), n’est bien entendu pas
celle de l’épopée. La langue d’Angèle (l. 14) n’est
pas non plus celle d’une héroïne épique. Le choix de
la partie du corps où se plante le couteau rabaisse la
grandeur du duel. Par ses choix, le narrateur donne
au texte un caractère parodique qui tient de
l’héroï-comique.
Une invention stylistique
• L’invention d’un style
L’invention tient d’abord au recours aux points de
suspension, qui est un des traits essentiels du style
de Céline (voir Entretien avec le professeur Y, 1955).
Ils sont présents à chaque ligne et aussi bien après
de très brèves phrases verbales ou nominales
comme de beaucoup plus longues (l. 1-3, 4 et 5-10).
Ils peuvent suivre les points d’exclamation (l. 12).
Manifestement, ce procédé soutient un rythme très
particulier fait de rupture ou d’un sentiment d’accélération. On remarque que les points de suspension
ne sont cependant pas systématiques. Leur
absence, comme par exemple aux lignes 7 ou 16,
participe à la variété du rythme du récit. La syntaxe
à la fois fautive et proche d’une syntaxe plus relâchée propre à l’oral caractérise encore l’invention
stylistique. Si Angèle s’exprime trivialement à la
ligne 14, c’est surtout le narrateur qui use tout au
long du texte de cette syntaxe, a priori éloignée de
la littérature et qui lui permet de donner une vélocité
et une animation si particulières à son récit. À cette
syntaxe se mêlent un lexique familier et de nombreuses onomatopées traditionnelles ou plus originales (« hop », l. 10 ; « tzix », l. 9 ; « Mouac », l. 26)
qui se soucient peu de la belle langue attendue dans
un roman. Tous ces procédés s’allient néanmoins à
des procédés plus littéraires comme l’énumération
9782210105010_.indb 53
présente dans tout le texte, un lexique soutenu
(« campée », l. 4-5, « transe », l. 6) ou encore le travail sur les rythmes croissant ou décroissant (l. 1-3
et 15). Si l’on compare l’écriture célinienne de
Voyage au bout de la nuit et celle de Guignol’s band,
on peut percevoir le travail stylistique accompli par
le romancier.
• Une écriture poétique
Cette langue apparemment si peu littéraire tient
pourtant de la langue poétique. Il est remarquable
que, dans certains passages, le narrateur exploite
les ressources du langage poétique. Si par exemple
l’on observe le travail d’écriture des lignes 7 à 10, on
découvre une écriture qui s’attache à une musicalité
liée aux sonorités et aux rythmes. Pour évoquer les
castagnettes, le narrateur tente d’en reproduire les
sons à travers des allitérations en [cR] ou [gR] ou
encore [tR] et [R] et surtout l’étonnant [tziks] mais
aussi une sorte de diminuendo qui part de « menu »
pour aller jusqu’au « silence » en passant par un
lexique qui le dénote comme « minuscule » ou qui le
connote comme « grains » suivi d’un crescendo
dans le rythme croissant de « 
et volte 
! et
volute ! bonds de panthère ». On peut ici parler
d’écriture poétique qui parvient à atteindre la
musique des castagnettes.
Synthèse
La simplicité langagière d’Angèle dans sa crudité et
sa franchise peut susciter le rire d’autant qu’elle suit
de près le langage quasi précieux des lignes qui
précèdent.
Ce contraste, source de comique, tient aussi aux
langages choisis par le narrateur qui alterne la
langue la plus délicate avec la plus argotique et c’est
encore cette opposition provocatrice qui peut amuser un lecteur amateur de littérature, capable de saisir la poésie et peut-être l’ironie du narrateur.
GR AMMAI R E
On peut par exemple relever les lignes 14 à 18 et
proposer la translation suivante : « Tu ne parviendras pas à tes fins, méchante femme », hurla-t-elle.
Elle regardait sa rivale fixement avec des yeux écarquillés comme si elle voulait l’hypnotiser. Alors, dans
un vif mouvement, Angèle jaillit, le couteau en main
et se précipita si rapidement sur la Joconde qu’elle
ne put contrôler son geste qui n’atteignit pas la cible
escomptée mais qui se planta malencontreusement
dans une partie qu’on ne préfère pas nommer ici. »
Cette correction peut amuser mais amène une distance plus explicite du narrateur avec la péripétie,
distance cependant présente dans le texte initial.
53
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Français 1re – Livre du professeur
Écho – François Rabelais,
Gargantua (1534)
p. 112
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Montrer comment se construit un personnage.
–– Découvrir la verve comique de Rabelais.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Un héros comique
• La construction d’un personnage comique
Le personnage de Gargantua s’éloigne de la normalité, on le découvre ici dans ses premières années et
le narrateur prend soin de construire un personnage
hors du commun en train de se construire librement
par la relation de ses habitudes et de goûts qui
prêtent à rire :
–– un goût pour la fange : l. 5-11 ;
–– un goût pour le paradoxe : l. 10-17, 23 et 30 ;
–– un goût pour l’excès : l. 12-15 et 32-33 ;
–– un goût pour le rire : l. 13 et 19-20 ;
–– un goût pour les bêtises : l. 17 et 35 ;
–– un goût pour le blasphème ou l’irrévérence :
l. 20-21 ;
–– un goût pour les jeux avec les animaux : l. 19,
22-23 et 34-35 ;
–– un goût pour les jeux dans la nature : l. 24-27 ;
–– un goût pour la sexualité : l. 36-40.
Gargantua dresse le portrait d’un personnage sans
hygiène, sans religion, sans mesure, qui se plaît
avec les animaux plus qu’avec les hommes, dominé
par ses désirs et qui aime rire et qui fait rire.
• L’instauration d’une complicité
Les énumérations qui relatent les habitudes de Gargantua sont constituées essentiellement d’expressions lexicalisées ou tournures populaires ou
proverbes. Elles sont source d’un comique de mots
et invitent le lecteur à percevoir l’humour du narrateur quand il les met au service du portrait de Gargantua. Elles instaurent une complicité liée à la
capacité à les distinguer dans cet absolu désordre
et d’en percevoir les modifications apportées par le
narrateur mais aussi leur emploi détourné ou à
contre-pied :
––
––
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––
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––
––
––
––
––
« bayait souvent aux mouches » (l. 6)
« courait après les papillons » (l. 6-7)
« se mouchait sur ses manches » (l. 8)
« se couvrait d’un sac mouillé » (l. 12)
« le cul à terre entre deux chaises » (l. 11-12)
« crachait souvent au bassin » (l. 13-14)
« pissait contre le soleil » (l. 14)
« battait froid » (l. 15)
« songeait creux » (l. 15)
« faisait le sucré » (l. 15)
« écorchait le renard » (l. 15) ; « écorchait tous les
matins le renard » (l. 32-33)
––
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––
« disait la patenôtre du singe » (l. 15-16)
« revenait à ses moutons » (l. 16)
« menait les truies au foin » (l. 16)
« battait le chien devant le lion » (l. 16-17)
« mettait la charrue avant les bœufs » (l. 17)
« tirait les vers du nez » (l. 18)
« trop embrassait mal étreignait » (l. 18)
« mangeait son pain blanc le premier » (l. 19-20)
« ferrait les cigales » (l. 19)
« faisait chanter Magnificat à mâtines » (l. 20-21)
« perdait pied » (l. 23)
« prenait de la bouteille » (l. 23-24)
« comptait sur son hôte » (l. 24)
« battait les buissons sans attraper les oisillons »
(l. 24-25)
« prenait les nues pour des poêles de bronze ou
des vessies pour des lanternes » (l. 25-26)
« avait plus d’un tour dans son sac » (l. 25)
« faisait l’âne pour avoir du bran » (l. 26)
« à cheval donné regardait toujours les dents »
(l. 28-29)
« sautait du coq à l’âne » (l. 29)
« en faisait des vertes et des pas mûres » (l. 29)
« remettait les déblais dans le fossé » (l. 30)
« espérait prendre les alouettes si le ciel tombait »
(l. 30-31)
« faisait de nécessité vertu » (l. 31)
« faisait des tartines de même farine » (l. 31-32)
« se souciait des pelés comme des tondus » (l. 32)
Si certaines de ses expressions sont prises dans un
sens habituel comme « écorchait le renard » ou « faisait de nécessité vertu », d’autres s’éloignent de leur
sens proverbial comme « se couvrait d’un sac
mouillé » ou « mangeait son pain blanc » ou encore
sont employées à contre-pied comme « à cheval
donné regardait toujours les dents ». On peut noter
aussi le jeu de mots qui repose sur une paronomase
dans « manger sa fouace sans pain » au lieu de
« sans faim ». Tous ces jeux avec l’usage du langage
instaurent une complicité amusée avec le lecteur.
L’excès, l’abondance symbolisent ceux du personnage et la répétition de « écorchait le renard » suggère que le lecteur aussi pourrait être pris d’une
indigestion en lisant toutes ces expressions qui
construisent le personnage.
Un personnage instrument d’une critique
de l’éducation
• La domination nuisible de la nature
Le narrateur précise que l’éducation de Gargantua
respecte « les dispositions prises par son père »
(l. 2-3). Cette remarque ironique laisse entendre que
le père abandonne son autorité à la nature et à celle
de l’enfant. L’instinct naturel de Gargantua le conduit
à se comporter comme un jeune animal : « manger,
dormir et boire ».
Gargantua se plaît en la compagnie des animaux
(l. 33-35) et assouvit comme un animal ses besoins
naturels (l. 
7-8). De nombreuses expressions
54
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4
rappellent l’analogie entre l’homme et l’animal
(l. 16-17, 20 et 26). Marquée par l’excès, sa nature
paraît pire encore que celle de l’animal. Découvrir le
comportement de Gargantua rappelle les bas instincts de la nature humaine et suscite le dégoût de
cette nature, même si elle devient l’occasion de rire.
Dominé par sa nature, l’enfant devient un « petit
paillard » (l. 36), qui est donc celui qui couche,
comme un animal, sur la paille et qui mène une vie
dissolue.
• Une critique humaniste
Le narrateur rappelle le rôle de l’éducateur premier
qu’est le père. Quand ce dernier n’assume pas sa
responsabilité comme le suggère la ligne 2 ou
encore l’évocation de Gargantua qui court « après
les papillons de son père » (l. 6-7) – expression qui
signifie que le père se préoccupe essentiellement de
futilités – et enfin la mention des « petits chiens de
son père » (l. 33) qui souligne que le père s’intéresse
plus à ses chiens qu’à son fils, l’enfant abandonné à
ses instincts ne paraît se soucier d’aucune préoccupation des humanistes. Gargantua ne se soucie ni
de tempérance, ni d’hygiène, ni de connaissances
tirées de l’observation de la nature ni de « toutes les
disciplines qu’il convient » (l. 3) et qui rappellent
l’idéal humaniste et préfère « boire, manger, dormir »
(l. 3-4), activités qui alternent et se répètent. Ainsi ce
portrait plaisant suggère une philosophie : la nature
de l’homme ne peut s’exprimer si elle n’est façonnée par l’éducation « dans toutes les disciplines
qu’il convient ». L’éducation est nécessaire pour former un homme digne de ce nom. Le sens de la
prière est perdu quand Gargantua dit « la patenôtre
du singe », expression détournée de son sens, qui
signifie sans doute ânonner une prière sans en comprendre le sens. Son attitude quant à l’écriture paraît
un véritable sacrilège puisqu’il « ratissait le papier,
gribouillait le parchemin » (l. 23) au lieu d’en faire
meilleur usage.
V OCA BUL A I R E
Cette expression argotique signifie vomir, rejeter par
la bouche ce qui embarrasse l’estomac.
Gargantua mange et boit trop ; il est un personnage
qui ne peut vivre que dans l’excès.
L E CT UR E D’I MA G E
• L’échelle et la passerelle, l’architecture du berceau
traduisent le rapport que le personnage entretient
avec son environnement. Les serviteurs chargés de
le nourrir ont des proportions à peine égales au seul
visage de Gargantua. La main attachée suggère le
danger qu’il représente pour les serviteurs ou rappelle sa gloutonnerie.
• Les sept serviteurs et la fermière qui trait une vache
soulignent la démesure attachée au personnage.
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Chaque serviteur porte des plats ou des marmites de
grandes dimensions qui ne semblent pas suffire à
satisfaire l’appétit de Gargantua. Deux vaches sont
nécessaires pour abreuver le héros. La situation de la
vache aux pieds du berceau suggère l’exigence et
l’impatience de Gargantua.
Texte 5 – Raymond Queneau,
Zazie dans le métro (1959)
p. 114
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir un personnage emblématique
du roman moderne.
–– Découvrir l’originalité d’une écriture
romanesque.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Un dialogue comique
• Comique de caractère
Même si le personnage de Zazie a été incarné au
cinéma par une actrice, le personnage de roman
n’est pas construit en vue de son incarnation. Il reste
cependant que le ressort du comique de caractère
existe bien dans le roman. C’est le caractère de
Zazie, que l’on cerne grâce à ses répliques, qui
amuse aussi bien les témoins de la scène que le lecteur – c’est du moins l’intention du narrateur. Marceline « sour[it] » (l. 1) et Gabriel est « enthousiasmé »
et « se tape les cuisses » (l. 46) quand ils entendent
le point de vue de Zazie. Son aplomb, sa méchanceté et ses excès la rendent comique. On rit d’elle
mais aussi avec elle quand elle énonce ses affirmations déconcertantes comme : « je veux aller à
l’école jusqu’à soixante-cinq ans » (l. 4) ou « je leur
enfoncerai des compas dans le derrière » (l. 25-26)
ou encore « je serai astronaute pour aller faire chier
les Martiens » (l. 45-46). Son obsession d’empoisonner tous les enfants jusqu’à « dans mille ans » (l. 21)
dénote un caractère de fâcheux, souvent source de
comique. L’exagération caractérise aussi Zazie et
son goût pour une telle démesure traduite par de
nombreuses hyperboles et une imagination débordante amuse aux dépens de la « mouflette » (l. 2).
• Comique de mots
Un comique de mots soutient ce comique de caractère. Il est présent dans les répliques de Zazie, dans
celles des autres personnages ainsi que dans les
commentaires souvent ironiques ou simplement
amusés du narrateur. La grossièreté dans la bouche
d’une enfant pourrait choquer mais fait surtout rire :
l’inattendu « Retraite mon cul » (l. 10) ou le violent
« pour leur larder la chair du derche » (l. 27-28) et
enfin le définitif « pour aller faire chier les Martiens »
(l. 45). Elle use également d’un argot saugrenu dans
la bouche d’une enfant comme « mômes » (l. 20) ou
« derche » (l. 28). Les personnages eux-mêmes usent
55
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Français 1re – Livre du professeur
de réparties plaisantes et amusées à l’égard de Zazie
comme aux lignes 2 et 3 mais aussi à la ligne 47. Le
recours à une orthographe phonétique pour traduire
la prononciation de Gabriel (« espliquer », l. 14 ;
« 
tévé 
», l. 
37) ou l’emploi par le narrateur, au
contraire, d’un adverbe rare (« approbativement »,
l. 42) amusent l’amateur de langage qu’est le lecteur.
Les commentaires du narrateur jugent avec humour
et ironie le propos stéréotypé de Marceline et visent
à établir une complicité avec le lecteur. On peut
noter 
: « 
Elle ajouta ça automatiquement parce
qu’elle connaissait bien la langue française » (l. 8-9)
ou le recours au présent dans « se tape les cuisses »
(l. 46) qui met en valeur cette action qui traduit le
bonheur du personnage.
Zazie, une caricature de l’institutrice
• Un portrait fantasmé de l’institutrice
La représentation que se fait Zazie tient à la fois de
l’expérience et du fantasme. Les instituteurs comme
les institutrices ont, pour les générations plus
anciennes, une réputation de violence et d’iniquité.
La question de Marceline (« est-ce qu’on t’a brutalisée à l’école », l. 33-34) suggère le bien-fondé de la
vision de Zazie. C’est à cette représentation qu’adhère Zazie. Selon elle, l’institutrice n’a pas pour
fonction d’enseigner mais comme elle le dit crûment
de « faire chier les mômes » (l. 20) en détournant
notamment de leur usage quelques-uns des outils
de l’enseignement comme « l’éponge » qu’elle fera
manger à ses élèves (l. 25) ou le compas qu’elle
enfoncera « dans le derrière » des enfants (l. 25-26).
Elle cherchera aussi à humilier en faisant « lécher le
parquet » (l. 24) et se montrera particulièrement violente grâce à des « éperons » pour « leur larder la
chair du derche » (l. 27-28). On notera que les
« bottes » « hautes comme ça » (l. 26-27) ainsi que
le lieu privilégié de la violence appellent un motif
sexuel qui renvoie au marquis de Sade. L’institutrice
vue par Zazie correspond à une époque pour nous
reculée mais révèle aussi tout le ressentiment du
personnage et d’une génération à l’égard de cette
figure de l’institution scolaire.
• Des conceptions contrastées
La conception que Zazie défend a de quoi inquiéter
et met en cause certains représentants de l’institution scolaire dont de nombreux auteurs ont pu témoigner par le passé. La question de Marceline, elle
aussi, peut inquiéter et rappeler de mauvais souvenirs. Gabriel, s’appuyant sur une source peu fiable
– « les journaux » (l. 29) –, se réfère à de nouvelles
pédagogies toutes empreintes de modernité des
lignes 29 à 38. Le propos de Gabriel ne cherche pas
la polémique et le narrateur précise qu’il s’exprime
« avec calme » (l. 29) comme pour apaiser Zazie et
donner plus de sérieux à son propos. L’institutrice
moderne ne sera plus violente mais au contraire
– c’est ce que souligne l’énumération – l’incarnation
de « la douceur, la compréhension, la gentillesse »
(l. 31) et l’institutrice ne sera même plus du tout,
puisque « y aura plus d’institutrices » (l. 36). Les journaux anticipent donc partiellement sur les pratiques
pédagogiques à venir – et qui se trouvent actuelles –
qui vont s’appuyer sur les moyens modernes et « des
trucs comme ça » (l. 37). Seule l’institutrice n’a pas
disparu.
Le narrateur ne prend pas clairement parti ; on peut
discerner une légère réticence dans la source exploitée et dans le vague « des trucs comme ça » (l. 37)
mais la conception de Zazie est, elle, plus clairement
rejetée tant elle est excessive et chargée d’une violence condamnable : la vérité à venir ne sort pas de
la bouche de Zazie même s’il y a du vrai quant à des
pratiques passées.
Synthèse
Voir la première partie de la lecture analytique qui
démontre que le comique tient au caractère du personnage et aux jeux avec les mots.
VOC ABU L AI R E
Synonymes de « déluré » : dégourdi, éveillé, malin,
fripon, effronté.
S’E N TR AÎ N E R À L A QU E STI ON
SU R  C OR P U S
I. Un plaisir du jeu avec le langage commun aux
deux auteurs
Rabelais comme Queneau aiment jouer avec le langage pour amuser, s’en moquer ou le renouveler.
En recourant à des expressions lexicalisées pour
rapporter les habitudes de Gargantua, le narrateur
de Rabelais amuse le lecteur attentif et se moque en
même temps de ces expressions et de l’art littéraire
qu’il traite là avec désinvolture. En faisant parler son
personnage avec une telle grossièreté, Queneau et
son narrateur nous amusent mais aussi provoquent
l’idée du roman et de la littérature. L’intention de
Queneau vise aussi à inviter à la réflexion quant au
langage et à son évolution et renouvellement : l’orthographe ne devrait-elle pas prendre en compte les
différentes évolutions langagières ?
II. Une critique de l’éducation
Les textes de Rabelais et Queneau décrivent deux
conceptions opposées mais qui sont toutes les deux
mises à mal. Dans le premier texte, la liberté totale
offerte à Gargantua conduit au désastre et l’autoritarisme prôné par Zazie n’est jamais défendu par le
narrateur qui rend Zazie ridicule en l’envoyant sur
Mars. Le père comme l’institutrice sont condamnés.
Le roman de Rabelais défendra plus tard un idéal
humaniste dont « 
l’éducation moderne 
» se
réclamera.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 4
Perspective – Tom Sharpe,
Outrage public à la pudeur (1973)
p. 116
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Un texte burlesque
L’opposition entre la tranquille progression du texte
vers l’inéluctable, celle de la caissière inconsciente
du danger (l. 15, 18-19 et 23) de son obstination à
faire respecter les règles (l. 27-28) et l’affolement de
l’agent 74 53 96 (l. 16-17, 24-25 et 31) et l’obstination de l’autruche (l. 4 et 8-13) est la première source
du comique de l’extrait.
La répartie inattendue de l’agent (l. 28), le titre du
film choisi (l. 14) et la remarque du narrateur qui tient
du jeu de mots avec une expression prophétique et
le simple fait d’avoir épuisé la réserve de papier
hygiénique (l. 32) doivent aussi faire rire.
L’explosion finale, retardée un instant par « un
étrange silence » (l. 35), et la relative discrétion du
narrateur quant à la description de l’explosion, le
choix de l’adverbe « lentement » (l. 37) qui là encore
entre en opposition avec l’attendu de la situation et
enfin l’ellipse presque pudique cherchent à provoquer une hilarité qui rappelle peut-être celle provoquée par le cinéma burlesque américain de Chaplin
ou de Laurel et Hardy ou par le théâtre de l’absurde
et les procédés comiques des Monthy Pythons.
Une vision des hommes et du monde
Si le texte amuse et paraît bien loin de toute ambition philosophique, il reste que la qualité de l’auteur
et son engagement invitent à se montrer sensible à
l’ambition critique de l’extrait. Les agents représentent la sottise d’une société obsédée par des
ennemis imaginaires et qui sont prêts à tous les
complots pour discréditer leurs opposants.
Les agents et la quantité excessive d’explosifs soulignent la violence absolue d’un régime qui ne respecte ni la vie humaine ni la vie animale.
Il règne également dans ce texte un affolement qui
s’oppose à une tranquillité obstinée de la caissière
comme des autruches qui donne le sentiment d’un
monde soumis à un équilibre fragile ainsi qu’à
l’inconscience.
Perspective – Jonas Jonasson,
Le Vieux qui ne voulait pas fêter
son anniversaire (2009)
p. 118
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Deux personnages comiques
L’extrait invite à rire avec le héros et à se moquer du
procureur. Allan se montre particulièrement respectueux de l’autorité et du procureur : les précautions
oratoires, les formules de politesse, les interrogations
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prudentes ou faussement naïves mais aussi le caractère saugrenu des anecdotes que le héros se propose de raconter suggèrent qu’il se moque du
procureur et invite le lecteur à s’en amuser avec lui.
Le personnage du procureur devient lui aussi source
de comique mais le narrateur tente de le ridiculiser,
avec une certaine bienveillance toutefois. Les premières remarques du narrateur le concernant sont à
ses dépens. Il perd le contrôle de lui-même d’abord
en posant une question et surtout en tutoyant son
témoin. Constamment ses interventions sont coupées par Karlsson. Il perd son autorité en suppliant
le héros et avant de se taire définitivement, il doit
subir une vérité qui a des allures d’une vérité philosophique qui fait de Karlsson un sage.
Une satire des conventions
Le vieil homme en position d’accusé nous fait
découvrir un monde riche de fantaisie, d’anecdotes
invraisemblables, de personnages historiques les
plus rares, des contrées lointaines. Sa relation est
marquée par la simplicité, la modestie et le souci
– sans nul doute hypocrite – de contenter la supposée curiosité du procureur. Le procureur, qui n’a
jamais quitté son pays et qui est tout entier dans sa
fonction, se trouve débordé au point qu’il en perd le
respect des conventions mises à mal par l’originalité
du héros. La vie du héros est hors de toute convention et il bouleverse le monde ordonné du procureur
pour le plus grand plaisir du lecteur prêt à prendre le
parti du désordre et de la malhonnêteté.
L E C TU R E D ’I MAGE
• Tout d’abord, le costume est un déguisement d’enfant et non celui d’un « vieux » et à ce titre éclaire sur
le personnage qui ne veut pas entrer dans son costume de « vieux ». Le costume contribue ainsi à la
construction du personnage dans le film. Allan Karlsson se montre habile à tromper son monde et notamment le procureur. Le choix de ce costume permet
de suggérer les traits principaux du personnage.
• Karlsson est chevelu et ses cheveux sont en
bataille. On peut lui trouver une ressemblance avec la
personne d’Einstein qui cristallise intelligence et fantaisie à l’image du héros. Son costume clair le range
du côté du bien alors qu’il a surtout vécu dans l’illégalité. Assis à une table, il est en position d’accusé.
Le procureur, au contraire, paraît engoncé dans son
costume, prisonnier des conventions et de la loi qu’il
représente. Partiellement chauve, portant des
lunettes, pointant un doigt accusateur, il incarne le
représentant de l’ordre. Son costume noir le range
plutôt du côté du mal ou de la mort.
On peut noter que le décor qui représente une pièce
délabrée déstabilise : s’agit-il déjà d’une cellule ou
s’agit-il d’un lieu inadapté à la situation et qui peut
mettre en péril l’autorité du procureur ?
57
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Français 1re – Livre du professeur
Séquence 5
p. 120
Visages de la folie
Problématique : Comment la folie est-elle représentée dans les romans ? Pourquoi les romanciers
choisissent-ils de l’incarner ?
Éclairages : Ces textes – romans et tragédie – permettent de repérer les traits permanents de la représentation de la folie de jeunes femmes ainsi que l’évolution de ces traits dans des œuvres plus récentes. Ils
établissent tous un lien entre la passion amoureuse et la folie. Ils donnent à ces visages de la folie des
fonctions critiques à l’égard des passions, des hommes qui les ont suscitées et des sociétés dans lesquelles elles sont nées.
Texte 1 – Choderlos de Laclos,
Les Liaisons dangereuses (1782)
p. 120
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Montrer les effets d’une passion coupable
–– Réfléchir aux fonctions de cette peinture
de la folie
–– Montrer une vision très théâtralisée de la folie.
–– Étudier la construction du personnage
dans le roman épistolaire.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Un portrait contrasté de Valmont
Cette lettre destinée à Valmont, mais qui ne lui sera
pas remise, et qui n’influencera pas directement son
destin, dépeint un homme dangereux et ignoble,
mais aussi aimable et aimant selon Madame de
Tourvel et ses amies. Le lecteur dégagera de ces
regards et jugements des personnages le portrait de
Valmont. Ce portrait est d’abord sans ambiguïté et
les premiers mots de Madame de Tourvel révèlent
un personnage séducteur, incarnation du mal et de
la cruauté. En recourant aux champs lexicaux de la
torture et de la souffrance (l. 1 à 11) et à une accumulation au rythme signifiant (l. 2), l’héroïne résume
ce que Valmont lui a fait subir dans un passé proche,
ce qu’elle a perdu en lui accordant sa confiance et
ce qu’il lui fait encore subir en lui rappelant sa
déchéance au regard de ce passé vertueux. Celle
qui se présente comme une victime confirme ce portrait dans son hallucination (lignes 32 à 51) où Valmont lui apparaît en « monstre » (l. 47). Ce point de
vue est partagé par ses amies qui invitaient Madame
de Tourvel « à le fuir » (l. 48). Cependant, dans son
délire, et écrasée par sa culpabilité, Madame de
Tourvel fait de Valmont un instrument de la vengeance divine : elle se sent coupable, il devient
l’« auteur de [ses] fautes » (l. 11) que « Le Ciel »
(l. 22) a choisi pour « les punir » (l. 11), métamorphosant celui qu’elle aime en un être « différent de luimême » (l. 28-29). Ainsi, à ses yeux, celui qu’elle
aime n’est pas « ce monstre » (l. 47) et n’est pas responsable de cette séparation qui lui fait perdre la
raison. Madame de Tourvel, plus implicitement, au
milieu de la lettre et dans la même hallucination,
offre encore un autre portrait. Valmont est alors un
être aimable et aimant, tendre et protecteur : « un
aimable ami » (l. 34) et le verbe « revoir » (l. 33) sousentend que Madame de Tourvel rappelle un passé
proche et vécu. Les insistances « c’est toi, c’est bien
toi » (l. 36) veulent souligner la vérité de ce portrait
opposé à celui qui précède et suit. Les impératifs,
les phrases exclamatives, le champ lexical de la
relation amoureuse (l. 32 à 45) nous font entrer dans
l’intimité de leur passion. Portrait antithétique
dominé par la figure négative et condamnée mais
qui laisse transparaître un visage aimable que seul
peut connaître Madame de Tourvel et qui est révélé
au lecteur par cette lettre. Ce visage aimable peut
faire comprendre que Madame de Tourvel ait succombé à Valmont, montre aussi une représentation
nouvelle et troublante du personnage, ou au contraire
confirme et décuple sa perversité et démontre ainsi
les dangers que représente le libertin.
Madame de Tourvel, une héroïne tourmentée
C’est à travers la parole même de l’héroïne que se
dessine le visage de la folie que veut transmettre le
romancier. Cette folie naissante, durable ou encore
provisoire se caractérise par des traits assez communs, voire stéréotypés : un accablement physique,
une parole confuse et une perte du lien avec la réalité qui font de l’héroïne une figure pathétique et tragique. Que Madame de Tourvel fasse écrire cette
lettre par sa femme de chambre révèle une épuisement physique, conséquence des « tourments »
(l. 7 ; 19 ; 53) et des souffrances – dont le champ
lexical est omniprésent – qu’elle endure et qui,
« insupportables », risquent d’excéder « ses forces »
(l. 7) : elle a « perdu le repos » (l. 10), elle « meur[t] »
(l. 14). Cette grande fatigue et le recours à l’oral – qui
rapproche cette lettre d’une tirade rappelant le genre
théâtral 
– favorisent l’expression d’une parole
confuse. Cette confusion se traduit d’abord par la
présence de destinataires multiples et qui ne sont
pas clairement nommés. Le nom du destinataire initial n’est pas indiqué : « La Présidente de Tourvel
à… ». Si le premier paragraphe est adressé à Valmont, comme permettent de le comprendre les
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5
dernières lignes, le troisième s’adresse à son mari,
deuxième destinataire – elle évoque la « femme infidèle » (l. 19) et « ta honte » (l. 21) – et la fin du cinquième est destinée explicitement à ses « amies »
(l. 47). Le passage du premier destinataire au deuxième n’est pas non plus marqué par un indice précis et oblige le lecteur à l’identifier en s’appuyant sur
les propos tenus. À la ligne 17, le pronom personnel
« toi » représente son mari. Le même pronom
désigne Valmont (l. 36). Dans le cinquième paragraphe, deux destinataires sont successivement
présents. Le passage du tutoiement au vouvoiement
dans le dernier paragraphe confirme et entretient
cette confusion. La variété des types de phrases,
leur succession, leur alternance (l. 1 à 11 et 32 à 57)
donnent à cette lettre un caractère décousu et
révèlent l’agitation de son auteur. Plus la lettre progresse vers sa fin, plus l’héroïne se sent abandonnée et isolée : « personne ne pleure sur [elle] » (l. 13).
« Où êtes-vous toutes deux ? » s’interroge-t-elle à
propos de ses amies (l. 50), et elle prend congé par
un définitif « Adieu, Monsieur » (l. 57). Mais c’est par
la véritable hallucination des lignes 32 à 47 que
Madame de Tourvel révèle cet état délirant dans
lequel elle croit véritablement voir Valmont qui, sous
ses yeux, se métamorphose en « monstre ». Cette
hallucination montre évidemment que Madame de
Tourvel perd le lien avec sa situation réelle et
annonce sa fin tragique marquée par une formule
finale conventionnelle mais qui, ici, prend tout son
sens.
Synthèse
Cette peinture de la folie vise à susciter la compassion par l’omniprésente évocation des souffrances,
par l’acceptation de sa culpabilité, par le rappel de
« la douce émotion de l’amour » (l. 43-44), de la solitude de l’héroïne abandonnée de tous, qui confèrent
à la lettre son registre pathétique, mais vise également à susciter la crainte d’un « séjour de ténèbres »
(l. 3) où « l’espérance est […] méconnue » (l. 4).
Cette lettre prend alors une dimension tragique,
mais aussi cathartique.
V OCA BUL A I R E
« Tourment » vient du latin tormentum, de torquere
« tordre ». 1er sens : supplice, torture. 2e sens : très
grande douleur physique ; vive souffrance morale.
Les trois occurrences du substantif que compte la
lettre se rapportent à une vive souffrance morale
mais subie comme un supplice menaçant l’esprit et
le corps.
w w w. l i e n m i n i .fr / m a g n a rd -e l 1 -21
Le Vicomte de Valmont se dit « heureux » auprès de
Madame de Tourvel. Il brosse un portrait élogieux
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des attraits physiques et des qualités morales de
l’héroïne. Il prend le parti de sa simplicité et de sa
franchise contre « le regard menteur » des « femmes
coquettes ». Le début de la lettre révèle qu’il est
sensible aux charmes de Madame de Tourvel mais
Valmont insiste davantage sur l’heureux caractère
de cette jeune femme qui lui a rendu, à lui qui se sent
prématurément vieux, « les charmantes illusions de
la jeunesse ». Ce portrait est celui d’un homme
amoureux qui l’avoue en évoquant « le bandeau de
l’amour ». La lettre rappelle cependant que ses
intentions sont celles d’un libertin cynique : Il veut
« [avoir] eu cette femme » et il sait que cet amour
s’évanouira quand il aura atteint avec elle « la
volupté », quand il l’aura physiquement possédée.
La lettre se termine ici par de froids calculs sur le
temps nécessaire pour que Madame de Tourvel « se
donne ». Sami Frey interprète avec une certaine gravité la lettre de Valmont. Il paraît d’ailleurs la lire plus
que l’interpréter mais on ne perçoit aucune trace de
cynisme et l’illustration du portrait par un bref planséquence sur une actrice interprétant Madame de
Tourvel confirme la beauté mais aussi la jeunesse et
la simplicité du personnage.
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
➤➤ Visionnez les scènes 27 à 30 du DVD du film de
Stephen Frears, Les Liaisons dangereuses (1988).
Analysez le portrait que le cinéaste et l’acteur John
Malkovich proposent du personnage de Valmont et
comparez-le à celui vu par Madame de Tourvel dans
cette lettre.
➤➤ On pourra comparer les cheminements, choix et
destins de Madame de Tourvel à ceux de Madame
de Clèves (p. 86 à 89).
Texte 2 – Honoré de Balzac,
Adieu (1830)
p. 122
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Montrer un visage original de la folie : la folie
comme retour à l’état sauvage.
–– S’interroger sur la fonction de la peinture de la
folie qui permet de mettre en évidence la
responsabilité des hommes et de leurs actions.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Le retour à l’état sauvage
Le narrateur souligne, par l’emploi d’un champ lexical de la grâce, la légèreté et la souplesse de Stéphanie, qui devient un animal au fil des lignes. Cette
agilité est déjà implicitement présente à travers le
choix du chevreau ou de l’oiseau ou de cet animal
que le narrateur ne nomme pas et qui bondit de
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Français 1re – Livre du professeur
branche en branche. C’est d’abord « légèrement »
(l. 2) qu’elle se met debout ; elle se « balanc[e] avec
une légèreté », insiste encore le narrateur par l’emploi de l’adjectif hyperbolique, « inouïe » (l. 19-20),
puis elle descend « 
doucement 
» (l. 
31) et
« voltig[e] comme un feu follet » (l. 31-32). Le vent
peut aussi imprimer des « ondulations » (l. 32) à son
corps qui devient alors végétal. Le lecteur comprend
– par la focalisation interne – que c’est Philippe qui
remarque « sa jolie main brune » (l. 51). Le narrateur
établit ainsi un rapprochement entre l’animalité et la
grâce. Notons cependant que Stéphanie peut aussi
se transformer en animal agressif qui pousse un « cri
sauvage » (l. 45-46) animé d’une « passion bestiale »
(l. 50) « pour saisir sa proie » (l. 52).
La folie de Stéphanie, « cette pauvre folle » (l. 24-25),
à travers un grand nombre d’analogies, la relation
qu’elle entretient avec les animaux et son comportement se caractérise par une régression vers l’animalité, régression atténuée dans la majeure partie du
texte par le choix des comparants. Stéphanie est
passée d’une figure humaine, « quand elle était
femme » (l. 42), à une figure animale et plus précisément, dans les premières lignes, à la figure de l’oiseau : sa voix se confond avec un « petit cri
d’oiseau » (l. 5) : « oiseau sifflant son air » (l. 12).
C’est aussi par son comportement qu’elle s’animalise : « elle grimp[e] » (l. 7) dans un arbre, elle se
« nich[e] » (l. 7), elle regarde « avec l’attention du
plus curieux de tous les rossignols de la forêt »
(l. 8-9) et le mouvement de la tête vers la poitrine
(l. 29-30) évoque un mouvement propre à l’oiseau.
C’est aussi « en voltigeant » (l. 31) qu’elle descend
du sapin. D’autres traits rappellent davantage un
animal agile et familier de la vie dans les arbres : elle
se déplace d’un arbre à l’autre par « un seul bond »
(l. 17) et « se balan[ce] de branche en branche ».
Enfin, le narrateur la compare, quand Philippe lui
offre un sucre, à « ces malheureux chiens » (l. 48).
Le narrateur souligne par ailleurs l’étonnante
confiance qui lie Stéphanie à « un jeune chevreau »
(l. 1) en notant que cet animal est justement « capricieux » et qu’il est pourtant « son compagnon » (l. 4).
Cette relation, par son invraisemblance, souligne
combien la frontière entre les espèces s’est effacée.
Le narrateur propose un visage peu conventionnel de
la folie. Visage régressif, a priori dégradant, mais qui
ne manque cependant pas de grâce et qui rappelle
davantage un état heureux, une innocence, un âge
d’or où les hommes et les animaux vivent dans une
parfaite harmonie. Cet état est cependant menacé
par la proximité de l’homme ou plus exactement d’un
homme qui réveille une sauvagerie animale.
Le colonel, symbole d’un danger
Si le colonel aime Stéphanie – qui l’a aimé – s’il veut
« l’apprivoiser » (l. 23), Stéphanie ne peut vaincre sa
crainte et perçoit le colonel comme un danger ce qui
invite à envisager la fonction critique de cette page.
Remarquons que si le personnage se caractérise luimême par son prénom (l. 14) le narrateur rappelle
ses différentes natures et notamment l’une d’entre
elles connotant la violence et la guerre. Il est « le
colonel » (l. 5, 44) ou « colonel » (l. 20, 37), « le pauvre
militaire » (l. 15), même s’il est aussi « Philippe »
(l. 3-4, 42, 46, 51), et enfin « son amant » (l. 52). Il est
pour Stéphanie « l’étranger » (l. 8), expression reprise
par le narrateur ligne 
33. Ce dernier suggère
constamment et alternativement le caractère familier
et paisible, mais aussi lointain et guerrier du personnage masculin. Alors que Stéphanie et le chevreau
sont immédiatement dans une relation confiante et
complice, Stéphanie « se sauv[e] » (l. 4) à la vue de
Philippe. Il provoque chez elle « une expression
craintive » (l. 17) et qui pourrait, selon Fanjat, évoluer
vers « une aversion […] insurmontable » (l. 21). Stéphanie se laisse approcher par le chevreau alors
qu’elle fuit le colonel. Le lecteur doit être sensible à
l’évolution du comportement de Stéphanie à l’égard
de Philippe tout au long de ces lignes. Protégée par
son nid (l. 7), Stéphanie peut « regarder » (l. 8) Philippe. Mais elle s’éloigne (l. 17-19) dès qu’il s’approche, et ce n’est que parce qu’il reste « immobile »
(l. 34) qu’elle avance vers lui « d’un pas lent » (l. 35).
Quand Stéphanie – attirée par le morceau de sucre
(l. 44) – finit par se trouver devant Philippe, elle se
retrouve dominée par « la peur » (l. 47) et surtout par
« la passion bestiale » (l. 50). Ainsi, la proximité de
Philippe non seulement ne l’humanise pas mais la
rend plus animale, et même « bestiale » comme si
elle éprouvait « instinctive[ment] » (l. 47) que son
amant représentait pour elle, paradoxalement, un
danger. L’extrait condense le bref roman : Stéphanie
est devenue folle à la suite de sa séparation d’avec
Philippe soulignée ici par les seules paroles qu’elle
prononce (l. 10) et qui furent celles qu’elle adressa à
Philippe quand ils durent se séparer, mais elle est
aussi devenue folle parce qu’à la suite de cette séparation, elle a dû subir les violences des soldats. Le
texte suggère donc que, pour Stéphanie, Philippe
incarne l’histoire d’amour mais aussi l’Histoire,
l’amant, mais aussi le soldat, dont Stéphanie fut et
est encore la victime. L’homme et ses entreprises
sont ainsi accusés de représenter un danger pour les
femmes, de les rendre folles et de les obliger à
s’échapper d’une société régentée par les hommes
pour se réfugier dans le monde animal ou végétal. C’est la fonction critique de ce texte appartenant
d’abord aux Scènes de la vie militaire que Balzac a
finalement intégré à ses Études philosophiques, suggérant ainsi une plus large ambition.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5
Synthèse
Les élèves devront montrer que le texte porte un
regard sensible empreint de sympathie et d’attention sur la folie de Stéphanie. Cette folie s’exprime
par une régression animale mais le narrateur met en
évidence la douceur, la fragilité et la grâce qui rappellent l’harmonie et l’innocence plus que le désordre
ou le délire. Cette peinture de la folie ne vise ni à
inquiéter ni à effrayer. Les élèves devront montrer
qu’en dépit d’intentions louables – sauver Stéphanie, lui permettre de retrouver la raison – Philippe
représente un danger. À travers l’insistant rappel de
son état militaire et l’évolution du comportement de
Stéphanie quand elle se rapproche de son ancien
amant, le monde et les hommes sont implicitement
accusés d’être la cause de la folie de Stéphanie et
une menace pour un calme retrouvé. Il faudra enfin
nuancer la condamnation en s’appuyant sur le personnage de Fanjat, oncle de Stéphanie et médecin,
qui protège Stéphanie en lui permettant de vivre
comme un animal dans un monde isolé et clos, ironiquement nommé « Les Bons-Hommes ».
G R A MMA I R E
Les figures de rapprochement s’inscrivent dans une
animalisation généralisée – équivalent de la personnification – de Stéphanie. Le narrateur use de nombreux verbes, substantifs et adjectifs métaphoriques.
Les comparaisons s’expriment par l’outil habituel
« comme » ou un équivalent « avec l’attention de ».
La variété des comparaisons tient aussi à leur concision ou à leur développement et à leur caractère
plus ou moins explicite.
S ’ E N T RAÎ N E R À L’É CR I T UR E D’I NV EN TI ON
Le sujet invite à réfléchir aux modalités narratives et
descriptives (narrateur, focalisation, portrait en mouvement ou non, système des temps, champs lexicaux, registres), à imaginer un cadre spatio-temporel,
à donner une identité au personnage (homme,
femme, jeune, vieux, etc.) et à choisir un monde où
puiser les comparants (humain, animal, etc.) Le personnage devra devenir plus inquiétant au fil des
lignes.
Lecture d’images
p. 124
1. Théodore Géricault,
La Folle monomane du jeu (1820)
Théodore Géricault est un peintre français né en
1791 ; il mourra en 1824 à la suite d’une chute de
cheval. Par son génie et son destin tragique, il
incarne l’artiste romantique. Le Radeau de la Méduse
(1817‑1819) reste son œuvre la plus célèbre. Le travail que lui a demandé la réalisation de ce tableau
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aurait plongé le peintre dans un état dépressif. Soigné et guéri par le docteur Georget, aliéniste et
médecin-chef de l’hôpital de la Salpêtrière à Paris,
celui-ci lui aurait demandé de peindre dix études
d’aliénés entre 1819 et 1822, dont La Folle monomane du jeu, à des fins didactiques. La « monomane », terme utilisé au xixe siècle pour classer une
forme de folie, est sans doute une malade du docteur Georget qui devient ici une incarnation de la
folie. Elle est représentée sur un fond sombre, avec
lequel se confond presque son corps, qui met en
valeur le visage du personnage au contraire lumineux. La mise en valeur tient aussi aux deux taches
de couleur blanche, une coiffe et un foulard, qui
encadrent ce visage. C’est évidemment le titre et les
conditions dans lesquelles cette œuvre a été peinte
qui nous renseignent sur l’état mental du personnage représenté, mais on se demandera quelles
sont, pour le peintre, les représentations de la folie
que ce tableau suggère. Le peintre s’attache essentiellement à la représentation du visage, ce qui trahit
qu’il est pour lui – point de vue partagé par son
époque – le lieu de l’expression de la folie, mais il
peut également exister une physionomie propre à la
folie. On notera une curieuse implantation des cheveux : une mèche semble vouloir échapper à la
coiffe, indice d’un désordre physique connotant le
désordre mental. C’est cependant par le regard, levé
peut-être vers le peintre mais pas tout à fait vers le
spectateur du tableau, que Géricault a cherché à
traduire la folie du personnage. Vide, ce regard traduit le vide du cerveau, l’absence des facultés mentales, signe de la folie, d’une raison perdue. Ce
regard traduit aussi une absence de communication
entre la monomane et le peintre. On peut toutefois
s’attarder sur le point de vue en légère plongée – le
personnage paraît assis – et à la superposition des
vêtements qui couvrent « la monomane » et qui
contribuent à donner le sentiment que le personnage est accablé et écrasé, comme anéanti, par sa
folie. Si le regard paraît vide, il traduit aussi une tristesse et peut-être une longue souffrance si l’on s’attache à la vieillesse du personnage, représentée par
les rides, un certain affaissement du bas du visage,
les paupières rougies, le jaune orangé choisi pour
peindre la peau qui donnent à ce personnage une
humanité qui dépasse la représentation réaliste
voire scientifique des signes de cette monomanie.
L’ambition du peintre paraît aller au-delà de la documentation concernant les monomanes. Géricault
représente une figure bouleversante d’humanité si
l’on veut bien percevoir dans ses yeux levés sinon
une prière, du moins une humble supplique.
2. Odilon Redon, Le Fou ou la Folie (1833)
À la fin du xixe siècle, le courant symboliste – auquel
on peut rattacher Odilon Redon – explore les tréfonds de l’âme. Ces artistes voient dans la folie une
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Français 1re – Livre du professeur
distanciation de la conscience face au matérialisme
désenchanté du monde contemporain dans lequel
ils évoluent et dont le réalisme n’a rien à voir avec
l’univers idéal qu’ils se sont forgé. Il s’agit pour eux
de peindre le secret des choses, l’expérience intime
des êtres, le mysticisme transcendant. Les Symbolistes ne représentent que des émotions. Leur onirisme nie la réalité sordide et simplifie les figures à
l’extrême pour atteindre une merveilleuse abstraction. Ils annoncent à leur manière l’art du xxe siècle.
Odilon Redon (1840‑1916) est l’un des maîtres de
l’art moderne – les Surréalistes s’en réclamaient – et
occupa dans l’art de son temps une place particulièrement originale. Alors que ses contemporains s’intéressent à la conquête de la lumière et à l’alchimie
des couleurs, il utilise les seules ressources du noir et
du blanc. À partir de 1875, et pendant plus de dix
ans, l’artiste va s’adonner à ses « Noirs », réalisés à la
mine de plomb ou au fusain, une série de dessins aux
tonalités sombres qui tentent d’approcher le clairobscur de Rembrandt ou le sfumato de Léonard de
Vinci. Ce travail sur le clair-obscur renvoie à une
période très sombre de la vie du peintre, à un moment
d’intense souffrance morale dont la fin coïncidera
très précisément avec la redécouverte de la couleur
et l’introduction des pastels dans son œuvre à partir
de 1890. Ses « Noirs » – dessins, fusains et lithographies – expriment non seulement la réalité vue, mais
la réalité sentie, révélant un monde invisible issu de
ses rêves. L’allégorie de La Folie appartient à cette
série. Il s’agit du portrait d’un personnage asexué
dont le visage émacié est coiffé d’un bonnet parsemé
de clochettes. Les yeux immenses, inexpressifs, dissimulent un monde intérieur clos, douloureux, où
l’étrange le dispute au fantastique. Comme dans ses
diverses représentations carcérales, Odilon Redon
reprend ici le vieux thème de l’âme prisonnière.
(Notice d’Alain Galoin, http://www.histoire-image.org)
Odilon Redon a choisi de représenter indirectement
la folie par le dessin – un fusain sur papier – par une
instabilité et une absence au monde du personnage.
➤➤ La présence du monde dans ce dessin
• On peut déjà remarquer la présence du monde
par la présence d’un décor – la porte, l’esquisse
d’un mur – qui sépare deux lieux ou deux mondes et
qui suggère l’enfermement.
• La démesure des yeux suggère qu’un monde
intérieur se confronte au monde extérieur.
• Les clochettes, qui sont un attribut traditionnel du
fou, avertissent le « monde », de la présence du fou
et permettent au « monde » de s’en éloigner.
• Le personnage lui-même est une figure humaine
qui appartient au monde des hommes par le mouvement de son corps, ses vêtements, son visage et
son regard.
➤➤ Instabilité et absence
• L’instabilité et l’absence tiennent au trait délicat
du dessin, aux jeux entre les noirs et les gris, les foncés et les clairs, la transparence du bonnet derrière
lequel se devine le cadre de la porte qui donnent à la
fois une impression d’inachèvement et de confusion
entre le décor et le personnage.
• La tête, le visage, les orbites, la maigreur sont
cadavériques. Par une ombre qui part du col du
vêtement pour remonter jusqu’au bonnet, le peintre
détache la tête du buste. Le mouvement lui-même
donne un sentiment d’équilibre fragile et de retrait
ou de crainte du monde. La position des clochettes
suppose d’ailleurs un mouvement du personnage et
probablement un mouvement de recul.
• La douceur et l’inquiétude du regard, la délicatesse du col, la finesse des traits du personnage,
comme celle du peintre, fragilisent le personnage
pouvant susciter le désir de prendre soin, comme
celui de s’éloigner, du fou ou de la folie.
• On peut s’interroger sur la fragilité du dessin luimême et de son support, le papier dont on perçoit le
grain mais aussi sa couleur jaunissante.
Synthèse
L’incarnation et l’allégorie expriment toutes les deux
la folie dans des intentions plus ou moins explicitement didactiques mais par des moyens différents.
1. L’incarnation
–– L’incarnation de la folie par une folle réelle vise à
créer le personnage-type de la folle qui a donc une
portée plus ambitieuse que de portraiturer le seul
modèle.
–– Le caractère réel du modèle impose cependant
au peintre sa réalité, son époque et prend donc un
caractère réaliste limitant sa portée universelle.
–– L’intention du peintre suggère que le portrait
concentre, cristallise des traits de la folie dans un
même personnage mais ces traits n’appartiennent
pas au seul modèle.
–– Le caractère réaliste de l’incarnation permet au
peintre de ne pas limiter la portée de son œuvre à sa
visée didactique.
–– Du caractère réaliste de l’incarnation découle une
proximité du spectateur avec la folle qui entraîne une
hésitation quant à sa perception de l’œuvre : reconnaissance, identification ou regard plus intellectualisé.
2. L’allégorie
–– L’allégorie a une visée plus explicitement didactique, et l’œuvre qui exprime la folie ne représente
pas un modèle de folle mais une image de la folie.
–– L’image de la folie est définie par des attributs
symboliques : les clochettes, qui, au xixe siècle, ne
sont plus utilisées pour distinguer les fous, sont
néanmoins historiquement un attribut du fou, et
notamment du fou du roi.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5
–– Le décor et son rapport au personnage sont euxmêmes symboliques et clairement didactiques :
rapports du fou au monde et du monde au fou qui
sont eux toujours vrais au xixe siècle et qui n’ont pas
perdu aujourd’hui leur actualité.
–– Plus que l’incarnation, mais aussi comme l’incarnation, le fou de l’allégorie évoque un personnagetype mais la folie le dépasse pour atteindre l’idée
même de la folie – le titre donné par le peintre souligne cette ambition.
–– L’image concentre plus que l’incarnation tous les
traits de la folie qui sont nettement symbolisés dans
et par le dessin (voir l’étude du dessin plus haut).
–– L’absence de réalisme de l’image la rend plus
intemporelle et lui donne donc une portée plus
universelle.
–– L’image néanmoins suscite aussi l’émotion (voir
l’étude du dessin plus haut).
PR OL ONG E ME NT S
➤➤ On pourra comparer la représentation de
Géricault à celle de Zola dans Le Docteur Pascal
(1893), p. 309‑310, éditions Le Livre de poche.
Et Tante Dide le regardait de son regard vide, où il
n’y avait ni plaisir ni peine, le regard de l’éternité
ouvert sur les choses. Pourtant, au bout de quelques
minutes, un intérêt parut s’éveiller dans ses yeux
clairs. Un événement venait de se produire, une
goutte rouge s’allongeait, au bord de la narine
gauche de l’enfant. Cette goutte tomba, puis une
autre se forma et la suivit. C’était le sang, la rosée de
sang qui perlait, sans froissement, sans contusion
cette fois, qui sortait toute seule, s’en allait, dans
l’usure lâche de la dégénérescence. Les gouttes
devinrent un filet mince qui coula sur l’or des images.
Une petite mare les noya, se fit un chemin vers un
angle de la table ; puis, les gouttes recommencèrent,
s’écrasèrent une à une, lourdes, épaisses, sur le carreau de la chambre. Et il dormait toujours, de son air
divinement calme de chérubin, sans avoir même
conscience de sa vie qui s’échappait ; et la folle
continuait à le regarder, l’air de plus en plus intéressé, mais sans effroi, amusée plutôt, l’œil occupé
par cela comme par le vol des grosses mouches,
qu’elle suivait souvent pendant des heures. Des
minutes encore se passèrent, le petit filet rouge
s’était élargi, les gouttes se suivaient plus rapides,
avec le léger clapotement monotone et entêté de
leur chute. Et Charles, à un moment, s’agita, ouvrit
les yeux, s’aperçut qu’il était plein de sang. Mais il
ne s’épouvanta pas, il était accoutumé à cette
source sanglante qui sortait de lui, au moindre heurt.
Il eut une plainte d’ennui. L’instinct pourtant dut
l’avertir, il s’effara ensuite, se lamenta plus haut, balbutia un appel confus.
– Maman ! maman !
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Sa faiblesse, déjà, devait être trop grande, car un
engourdissement invincible le reprit, il laissa retomber sa tête. Ses yeux se refermèrent, il parut se rendormir, comme s’il eût continué en rêve sa plainte, le
doux gémissement, de plus en plus grêle et perdu.
– Maman ! maman !
Les images étaient inondées, le velours noir de la
veste et de la culotte, soutachées d’or, se souillait de
longues rayures ; et le petit filet rouge, entêté, s’était
remis à couler de la narine gauche, sans arrêt, traversant la mare vermeille de la table, s’écrasant à
terre, où finissait par se former une flaque. Un grand
cri de la folle, un appel de terreur aurait suffi. Mais
elle ne criait pas, elle n’appelait pas, immobile, avec
ses yeux fixes d’ancêtre qui regardait s’accomplir le
destin, comme desséchée là, nouée, les membres et
la langue liés par ses cent ans, le cerveau ossifié par
la démence, dans l’incapacité de vouloir et d’agir.
Et, cependant, la vue du petit ruisseau rouge commençait à la remuer d’une émotion. Un tressaillement avait passé sur sa face morte, une chaleur
montait à ses joues. Enfin, une dernière plainte la
ranima toute.
– Maman ! maman !
Alors, il y eut, chez Tante Dide, un visible et affreux
combat. Elle porta ses mains de squelette à ses
tempes, comme si elle avait senti son crâne éclater.
Sa bouche s’était ouverte toute grande, et il n’en
sortit aucun son : l’effrayant tumulte qui montait en
elle lui paralysait la langue. Elle s’efforça de se lever,
de courir ; mais elle n’avait plus de muscles, elle
resta clouée. Tout son pauvre corps tremblait, dans
l’effort surhumain qu’elle faisait ainsi pour crier à
l’aide, sans pouvoir rompre sa prison de sénilité et
de démence. La face bouleversée, la mémoire éveillée, elle dut tout voir.
➤➤ On pourra trouver de nombreux exemples
de tableaux et sculptures allégoriques sur le site
du musée du Louvre.
➤➤ On pourra analyser le tableau La Folle (1919)
de Chaïm Soutine.
Texte 3 – François Mauriac,
Thérèse Desqueyroux (1927)
p. 126
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Montrer par quels procédés le romancier fait
entrer le lecteur dans l’intimité du personnage.
–– Montrer un visage moderne plus proche
de la dépression que de la folie.
–– Analyser les causes du vacillement
de la raison, la fonction critique nuancée
et le parti pris du texte.
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Français 1re – Livre du professeur
L E CT UR E A NA LY T I QUE
Échapper à la réalité
Dans ces lignes, Thérèse, enfermée dans sa
chambre, échappe au monde et à elle-même par
des évasions qui apparaissent comme le fruit d’une
volonté de se construire une vie heureuse et une
personnalité attachante et innocente, voire admirable. Les première et dernière phrases de l’extrait,
en évoquant un monde extérieur à la chambre où
Thérèse reste cloîtrée, encadrent les évocations de
Thérèse et redoublent par l’organisation du texte
son enfermement effectif et les frontières qui délimitent son univers. Ce monde extérieur n’invite pas
à l’évasion réelle tant il est connoté négativement
par « la pluie épaisse » et « le crépuscule » (l. 1-2) et
« un soleil froid » (l. 57). C’est dans ce monde clos
que peut se déployer ce qui permet à Thérèse
d’échapper par « la pensée » (l. 22) à la réalité, à ce
monde et ces personnages hostiles (l. 9 à 21 ; 43 à
47), mais aussi à elle-même et à sa propre réalité
monstrueuse : « elle cherchait, dans son passé »
(l. 4) ; « Elle composait un bonheur […] un impossible amour » (l. 7-8) ; « inventait une autre évasion »
(l. 24) ; « elle imagine » (l. 36) ; « Elle voit » (l. 37).
Cette volonté est soutenue par un travail méthodique, une abnégation. Thérèse cherche en effet
« avec méthode » (l. 4) et elle « suscit[e] » sa pensée
(l. 21), elle « invent[e] » (l. 24) malgré un entourage
pour qui elle est une « faignantasse » (l. 18) qui doit
« se lev[er] de gré ou de force » (l. 48-49), entourage
qui parvient à la ramener à une réalité définie par le
regard des autres et par le sien propre : « Un vrai
parc à cochons ! » (l. 47) ; « Thérèse regarde avec
stupeur ses jambes squelettiques, et ses pieds lui
paraissent énormes » (l. 50 à 53). Ses « évasions »
sont donc provisoires et s’échouent dans une réalité
douloureuse dans laquelle le réconfort de ses cigarettes (l. 55) qu’elle ne parvient pas à saisir (« sa
main retombe dans le vide », l. 56) lui est refusé.
Rêverie ou délire ?
Les évasions de Thérèse peuvent apparaître comme
des rêveries nostalgiques d’une vie heureuse qui
eût été possible si les circonstances le lui avaient
permis, mais par différents procédés le narrateur
nous invite à y voir un glissement vers la folie, le
délire. Si la présence du narrateur extérieur est présent tout au long du texte par son omniscience et
ses commentaires, il laisse aussi entendre d’autres
voix, celles des domestiques, et accorde parfois à
Thérèse une autonomie qui donne le sentiment
qu’elle lui échappe et qu’elle s’échappe. Des
lignes 24 à 27 le lecteur se trouve au milieu d’une
scène inventée par Thérèse, « une évasion », que le
lecteur découvre par le point de vue interne, celui de
Thérèse ; on entre plus loin avec les deux points
(l. 24) dans « d’autres rêves » desquels s’efface
aussi le narrateur. De même l’emploi du présent de
narration à partir de la ligne 35 et l’énumération
d’objets associés à des sensations (l. 
37‑38)
entraînent le lecteur à voir, entendre, sentir avec
Thérèse. Le caractère non systématique de cet
emploi, puisque le narrateur y mêle son commentaire (l. 39‑40), la variété des valeurs des présents
(présent d’énonciation : « songe-t-elle », l. 35 ; présent de vérité générale : « existe », l. 36 ; présent
de narration : « entend-elle », l. 42) brouillent les
repères redoublant ainsi le sentiment de temps, de
lieux, d’une raison dont les frontières s’effacent et
qui suggèrent que Thérèse entretient un lien de plus
en plus ténu avec la réalité. Certaines « évasions »
s’ancrent d’abord dans son passé (l. 4) pour produire des rêveries, que le narrateur nomme luimême des « rêves » (l. 27). Ces rêves soulignent un
manque d’amour exprimé hyperboliquement dans
la proposition « l’amour dont Thérèse a été plus
sevrée qu’aucune créature » (l. 40-41) et qui définissent implicitement ce que serait pour elle le bonheur : « une maison au bord de la mer » (l. 28), un
homme, « quelqu’un » (l. 34), qui « l’entour[e] des
deux bras » (l. 34-35), « un baiser » (l. 35) dans
lequel elle se donne à voir en femme aimée et
aimante. Un bonheur simple et stéréotypé dominé
par l’amour et qui ne signifie pas que Thérèse perd
la raison, mais qui la rend humaine et proche du lecteur, à moins que ce bonheur trop simple suggère
les limites de Thérèse. Cependant, cet amour, souligne le narrateur, « la poss[ède] », la « pén[ètre] »
(l. 41) et les présents donnent à cette évocation le
caractère d’une vision plus forte qu’une rêverie,
d’une véritable évasion hors de la réalité et de la
raison. Au milieu du texte, encadrée par des « rêves
plus humbles » (l. 27), s’impose une évasion plus
délirante : Thérèse se place au centre de personnages indéfinis, représentés par « on » (l. 24), et en
position de prière et d’adoration. Elle rappelle le
personnage de l’ermite ou de la sainte vivant misérablement sur un « grabat » (l. 24) et qui possède le
pouvoir de guérir miraculeusement un enfant mourant en « pos[ant] sur lui sa main toute jaunie de
nicotine ». Ce dernier détail très pictural porte sur la
main, qui la relie encore à sa réalité et confirme
aussi qu’elle est bien à ses yeux ce personnage
inventé, c’est-à-dire qu’elle n’est plus elle-même.
Ici, Thérèse s’est véritablement échappée de la réalité et d’elle-même, et offre le visage de la folie. Ces
rêveries ou ce délire mettent en évidence la cause
de son geste et d’un possible basculement dans la
folie : un désir avide d’aimer et d’être aimé, un désir
d’amour auquel son mari est étranger, mais qui, par
la mise en scène théâtrale suggère la volonté d’annuler à ses yeux son crime par son miracle, de se
déculpabiliser. Le texte invite à s’apitoyer sur
­Thérèse mais le bonheur stéréotypé, une certaine
complaisance à se sanctifier insinuent un doute sur
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5
les intentions de l’auteur : Condamne-t-il un homme
et le monde qu’il représente incapables de donner
ou de recevoir de l’amour ou suggère-t-il la démesure insatiable – mais cependant admirable – de
Thérèse ?
volonté de Balionte et de celle de Thérèse. Les
futurs simples (« rentrera », l. 44 ; « dira » et « verra »,
l. 46) situent les actions dans une époque future plus
ou moins déterminée et sont envisagées comme
certaines.
Synthèse
Les élèves devront montrer que si le texte rappelle
explicitement la situation de Thérèse, voulue et
subie, les procédés de narration – choix d’un narrateur omniscient, commentaires, recours au point de
vue interne, exploitation des imparfaits et présents
de l’indicatif et de leurs valeurs – permettent à la fois
d’entrer dans l’intimité de Thérèse, dans son monde
et de voir et de ressentir avec elle, mais aussi de
brouiller les références temporelles et spatiales,
réelles et imaginaires pour mieux traduire la fragilité
mentale de Thérèse. Il faudra montrer que les paroles
exprimées au discours direct ou indirect libre soulignent la présence d’un monde hostile et que l’organisation du texte renforce l’idée d’enfermement et
met en relief le délire religieux de Thérèse en lui
octroyant une place centrale.
G R A MMA I R E
Si l’identification des temps ne présente pas de difficulté – sinon « a été sevrée » (l. 40-41), passé composé à la voix passive ; « est possédée, pénétrée »
(l. 41), présent à la voix passive et « se lève » (l. 48),
présent du subjonctif – l’analyse de leurs valeurs est
plus complexe. Les verbes à l’imparfait des lignes 32
à 35 peuvent s’analyser comme des imparfaits narratifs auxquels on pourrait substituer des présents
de narration. Thérèse imaginant une vie qu’elle
aurait pu vivre dans le passé, ils peuvent aussi être
compris comme des imparfaits de perspective équivalant à des futurs proches et exprimant l’avenir
rêvé de Thérèse. Certains des verbes conjugués au
présent de l’indicatif des lignes 35-36 et 42 à 58
nous ramènent à la narration et sont des présents
de narration : « songe-t-elle », « imagine », « entendelle », « crie », « regarde », « paraissent », « enveloppe », « pousse », « cherche », « retombe »,
« entre ». D’autres présents (« voit », « grince » et
« parfument », l. 37-38), qui nous transportent dans
le rêve de Thérèse, peuvent s’analyser comme des
présents de narration, mais aussi comme des présents prophétiques avec des enjeux semblables à
l’emploi de l’imparfait dans les lignes précédentes.
Les verbes « existe » (l. 36), « doit être » (l. 39) et
« dépasse » (l. 40) sont des présents permanents ou
de vérité générale. Les présents « est possédée,
pénétrée » (l. 41) sont des présents dits étendus. Le
passé composé « a été sevrée » (l. 40-41) exprime
aussi un espace de temps très étendu, mais antérieur. Par ailleurs, « il faut que Madame se lève »
(l. 48) exprime un procès à venir et dépendant de la
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Cinéma – Georges Franju,
Thérèse Desqueyroux (1962)
p. 128
Georges Franju, qui avait auparavant réalisé Judex
et Les Yeux sans visage, adapte pour le cinéma le
roman de Mauriac : Thérèse Desqueyroux. Ce film
reste fidèle au roman, il en garde la structure et respecte le caractère des personnages ainsi que les
lieux.
Le retour de Thérèse Desqueyroux vers Argelouse,
depuis sa sortie du tribunal jusqu’à l’accueil de son
mari sur le seuil de la propriété familiale, se déroule
sur les deux tiers du film.
Ce temps de trajet donne lieu à une longue introspection de Thérèse qui essaie de comprendre la raison de son geste : l’empoisonnement de Bernard.
Le chemin sera long et sombre. La route et les gros
plans sur Thérèse sont plongés dans le noir, en écho
avec ses pensées. Par contraste, le visage est
éclairé pour laisser voir son regard inquiet et interrogatif. Aucune parole ne sera prononcée par Thérèse,
seule sa voie off accompagnera les gros plans sur
son visage, comme dans le photogramme 6, ou les
flash-back.
La barrière du passage à niveau marque un double
arrêt : celui de la voiture et celui de la réflexion de
Thérèse. Cet immobilisme physique favorise la montée des souvenirs qui ne la quitteront plus jusqu’à
son arrivée ; Thérèse se montre attentive à reconstituer les faits.
Les flash-back des photogrammes 4 et 5 ont toutefois des valeurs différentes. Le fondu-enchaîné du 4
fait transition entre le présent, visage de Thérèse
perdu dans un environnement sombre et flou, et le
passé, portrait de Bernard figé dans un cadre. L’inclinaison de la tête de la femme, ses yeux dans le
vide contraste avec le regard droit et frontal de son
mari : elle est l’intruse qui a tenté sans succès de
s’adapter à ce monde où tout est réglé, attendu.
Dans le photogramme 5, la place qu’occupe chacun des deux protagonistes renseigne sur leur relation. Le mariage est un arrangement entre familles,
pas d’effusion entre époux ni de recherche de connivence. Cette image symbolise l’absence de communication entre Thérèse et Bernard : lui, au premier
plan, lumineux, s’instruisant des nouvelles en se
tenant face à la cheminée, elle, à l’arrière-plan, fondue avec le vaisselier, sombre comme le bois, l’arrondi du visage en écho avec les assiettes, déçue de
ne pouvoir partager avec lui, elle se sent réduite à un
rôle dans cette organisation sans faille. Elle exprime
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Français 1re – Livre du professeur
d’ailleurs cette désillusion : « Je perdais le sentiment
de mon existence individuelle ».
Franju multiplie le motif de l’enfermement qu’il soit
physique ou psychique.
La grille derrière laquelle Thérèse apparaît la première fois (photogramme 1) crée une ambiguïté et
amène à penser, de prime abord, à l’enfermement
plus qu’à la libération. Assise dans la voiture, lieu
clos, elle suit une route de nuit, bordée d’arbres
(photogramme 2) qui ne laisse aucune échappatoire à l’œil. La barrière du passage à niveau (photogramme 3) interdit le passage.
Les doubles portraits des photogrammes 4 et 5 et
son visage inquiet du 6, symbolisent son enfermement dans son statut d’épouse.
Enfin, le photogramme 7 illustre sa séquestration et
sa lente dégradation, son isolement progressif
d’avec son entourage. Elle abandonne toute volonté
d’être au présent et se réfugie dans la boisson, le
tabac et les rêves (voir l’extrait proposé p. 126).
Dans le photogramme 8, Thérèse ouvre la porte,
signifiant son retour dans la société et le commencement de son chemin vers la liberté.
Bernard, ému par la dégradation de son état, décide
de lui redonner sa liberté.
Photogramme 9, ils se retrouvent à Paris, parmi la
foule, à une terrasse de café, image de l’ouverture,
au contraire d’Argelouse, image du repli. Le dialogue
s’établit entre les époux qui se font face (à l’opposé
du photogramme 5), Bernard esquisse même un
sourire. Franju a choisi symboliquement le Café de
la Paix, place de l’Opéra pour cette ultime rencontre
de réconciliation.
Texte 4 – Marguerite Duras,
Le Ravissement de Lol V. Stein (1964)
p. 130
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Montrer l’originalité des procédés
de la construction du personnage
et de sa folie.
–– Découvrir un exemple d’une héroïne luttant
contre un état dépressif menaçant de l’entraîner
dans la folie.
–– Montrer la perception de la folie par l’entourage.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
La construction du personnage de Lol
et de son histoire
Lol est au centre du récit mené par un narrateur difficilement définissable, apparemment extérieur,
mais, en fait, personnage témoin de l’histoire de
Lol. Lol est aussi entourée de nombreux personnages qui sont autant de regards portés sur l’héroïne
s’ajoutant à ceux de Lol elle-même et du narrateur
construisant ainsi une figure de l’héroïne éponyme
et de sa folie. Cet extrait rappelle également la péripétie qui a amené Lol à perdre momentanément la
raison. Les modalités de la narration, les informations amènent le lecteur à s’attacher à l’héroïne. La
nomination de l’héroïne est omniprésente dans la
majeure partie du texte. Le prénom – original et retenant l’attention – apparaît à sept reprises et son nom
à deux reprises ; les autres personnages sont représentés par le pronom indéfini « on », repris dix fois.
Le narrateur peut lui-même s’inclure dans ce « on »
(l. 19). L’amant, celui qui l’a abandonnée, est caractérisé par une périphrase et par son nom. Ces procédés de nomination ont pour effet de mettre en
relief l’héroïne, de la mettre au centre du texte et de
l’attention de tous mais aussi de la distinguer, de
l’isoler nettement des autres personnages présents
mais indéfinis, à la fois proches de Lol, mais aussi
peu capables de la comprendre et enfin de la relier à
l’amant – définitivement absent – par la présence de
leur nom propre. L’état de Lol est présenté par le
narrateur ou par des propos et des jugements qu’il
rapporte. Il est caractérisé à deux reprises (l. 1 et 24)
par le substantif « prostration », explicité en « accablement » et « grande peine » (l. 24). Cette prostration est la conséquence d’une souffrance aussitôt
interrogée par le narrateur pour souligner la difficulté
à la définir, à la comprendre (l. 2) mais rappelée
explicitement ou implicitement tout au long du texte
par « des signes » (l. 1). Ces signes d’abord spectaculaires et inquiétants (l. 3 à 12) se font plus discrets
et plus rassurants (l. 13 à 23) jusqu’à laisser entrevoir une possible guérison (l. 24 à 40). Ces signes
sont donnés à connaître sans commentaire quant à
leur gravité et sont perçus par l’entourage dont le
narrateur se fait l’écho et peut-être le commentateur
(l. 20 à 24). Les modalités de la narration laissent le
lecteur à distance et ne lui donnent pas d’assurance
quant à l’état de Lol. Ces lignes ont pour fonction de
poursuivre la construction du personnage et de sa
folie sans pour autant leur donner des contours définitifs : le narrateur construit une héroïne par l’intermédiaire de différents points de vue mais laisse
aussi au lecteur la possibilité de douter de ces points
de vue. Ces lignes rappellent également les événements qui ont amené Lol à « son délire premier »
(l. 25). Ce rappel se fait par l’intermédiaire d’un point
de vue mal identifiable « on » et d’un discours indirect glissant vers un discours indirect libre (l. 24 à
30). Dans une proposition causale (l. 28‑29) se
trouve résumée l’histoire de Lol : la péripétie, le lieu,
les protagonistes et une cause présentée comme
certaine « l’étrange omission de sa douleur ». À
cette histoire s’ajoutent la fin de l’intrigue entre son
fiancé et Anne-Marie Stretter représentés par le
­pronom personnel « eux » – qui connote une mise à
distance du couple –, et la fin supposée de l’amour
que Lol éprouvait pour « Michael Richardson ».
Là encore ces informations sont davantage des
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5
interprétations, des suppositions de l’entourage que
des certitudes sur lesquelles pourrait s’appuyer le
lecteur qui en est privé dans toutes ces lignes. Ces
insistances sur la souffrance de Lol mais aussi sa
bonne volonté, ses efforts pour conserver un lien
avec la réalité qui l’entoure, la comparaison avec
« l’impatience d’un enfant » (l. 10) mais aussi le
doute quant à sa guérison dont les signes ne sont
rassurants que pour l’entourage – qui se montre
cependant attentif –, le rappel de sa situation de
femme abandonnée font de Lol une héroïne attachante qui suscite compassion.
Une résistance à la folie
L’intérêt de cet extrait tient à l’expression d’une
crise, d’un délire mais aussi à son évolution vers une
guérison envisagée qui semble tenir à l’entourage et
à l’héroïne elle-même. À la différence des extraits
précédents où les héroïnes paraissent ne pouvoir ni
ne vouloir retrouver la raison, Lol paraît au contraire
vouloir échapper à la folie.
a) On montrera comment le texte progresse explicitement vers la « raison retrouvée » (l. 39) de Lol mais
aussi comment il insinue un doute.
b) On étudiera l’attention portée par l’entourage et
ses *efforts pour sortir Lol de son délire.
c) On analysera comment le texte suggère le désir
que montre Lol de ne pas s’isoler totalement du
monde qui l’entoure (l. 31‑34).
Cette résistance à la folie et même cette victoire promise sur la folie sont toutefois sujettes à caution
puisque le narrateur ne confirme pas explicitement
les impressions ou espérances de l’entourage. Lol
échappe ainsi à toute certitude et le titre apparaît
bien polysémique et énigmatique : Lol est-elle ravie,
enlevée ou bien sera-t-elle ravie, heureuse ? Légère
comme les diminutifs de ses prénoms le suggèrent
ou lourde et dure comme la pierre de son nom ?
Synthèse
L’évolution de la folie de Lol vers une « raison retrouvée » et le regard porté sur Lol et sa folie sont décrits
et relatés par des procédés qui contribuent à donner
un sentiment de proximité et d’éloignement par rapport au personnage et d’incertitude quant à son
destin. L’ordre de la narration est chronologique et
fortement marqué par des adverbes temporels et
l’emploi du passé simple et des imparfaits itératifs
mais aucune indication précise de durée n’est donnée par le narrateur. Certains adjectifs, adverbes et
remarques des personnages suggèrent une durée
assez longue ce qui donne donc un rythme de narration rapide mêlant résumés, ellipses et scènes
répétées pour décrire et relater l’évolution vers la
guérison en laissant le lecteur dans une relative
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ignorance de la durée de l’amélioration de son
état mais suggérant la volonté que Lol guérisse
­rapidement. Si cette évolution est présentée par le
narrateur, elle l’est aussi, simultanément et successivement, à travers le regard de témoins indéterminés représentés par le pronom indéfini « on » devant
lesquels s’efface plus nettement le narrateur à partir
des lignes 24 à 30. Si l’entourage, représenté par le
pronom, porte un regard bienveillant (l. 11), il évolue
vers un agacement ou un renoncement (l. 13‑16, 19,
23) et finalement vers l’impuissance à la guérir
(l. 24‑30) espérant que le temps fera son œuvre. La
confiance affichée dans le dernier paragraphe
confirme cet espoir de l’entourage sans que le narrateur signale clairement son adhésion à ce point de
vue, privant le lecteur de certitudes.
GR AMMAI R E
On compte huit occurrences de « on » dans le texte.
Ce pronom indéfini représente une personne ou un
ensemble de personnes identifiés ou non. Certaines
occurrences, comme aux lignes 11, 16, 32, 36, renvoient d’après le contexte aux proches de Lol impliqués dans les événements. Quand il est associé au
verbe dire, le « on » est beaucoup plus indéterminé
et élargi à d’autres témoins ou à la rumeur dont le
narrateur se fait l’écho et ne permet pas de situer
dans le temps le moment où les paroles ont été rapportées. Le « on » (l. 20) pourrait aussi représenter le
narrateur si l’on oppose l’ambition de l’analyse (l. 20
à 23) aux autres explications ou hypothèses comme
par exemple « seul le temps en aurait raison ».
S’E N TR AÎ N E R À L A D I SSE RTATI ON
Cette partie de la dissertation démontrera que le
roman, par différents procédés de narration suggère
la fonction critique de la peinture de la folie dans le
roman.
Trois arguments peuvent être attendus :
1. Critique du personnage masculin qui, par sa
trahison, provoque la folie du personnage féminin.
Exemples : textes 1 et 4 dans une moindre mesure.
2. Critique d’une société dominée par l’homme,
ses valeurs et ses actions dont la femme est la
victime.
Exemples : textes 1 (religion et morale), 2 (guerre) et
3 (hypocrisie et bienséance bourgeoises).
3. Critique plus implicite d’une société qui ne paraît
laisser à la femme délaissée que le choix de la folie.
Exemples : textes 1 à 4.
Des textes qui prennent donc implicitement le parti
des femmes contre les hommes et la société.
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Français 1re – Livre du professeur
Perspective – William Shakespeare,
Hamlet (1603)
p. 132
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir un visage incontournable de la folie.
–– Montrer comment les procédés du théâtre
peuvent exprimer la folie.
–– Rappeler le lien entre texte et représentation.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Cette scène qui est chronologiquement la première
représentation de la folie dans cette séquence offre
le portrait, comme dans le texte de Balzac, d’une
jeune femme ayant des symptômes spectaculaires
de la folie et d’une folie empreinte d’un mystère qui
la place en marge de la condition humaine. La folie
d’Ophélie est d’abord immédiatement identifiée et
nommée par le personnage de Laertes dans sa première réplique lorsqu’il s’adresse à sa sœur au milieu
d’exclamations traduisant sa douleur ou sa colère
« ta folie » (l. 4) puis, s’adressant au monde divin « Ô
cieux » (l. 6), il évoque « la raison […] mortelle »
(l. 6-7) de sa sœur. Simultanément cette folie est
indiquée par la didascalie décrivant la coiffure
d’Ophélie : « bizarrement coiffée de fleurs et de
brins de paille » (l. 2), dernier détail qui ajoute à l’aspect désordonné de cette coiffure que pourra rendre
la coiffure de l’actrice. Cette folie se traduit aussi par
toute une série de décalages. Un décalage entre
l’attitude d’Ophélia et la situation : elle chante et
offre des fleurs alors que son père vient de mourir.
Un décalage entre les paroles de la chanson : « Ils
l’ont porté tête nue sur la civière » (l. 11), qui rappellent son père, et ses commentaires : « Adieu,
mon tourtereau ! » (l. 14), qui rappellent son amant
Hamlet, le meurtrier de son père. Décalage dans le
système du dialogue puisque les personnages ne
répondent pas à Ophélia quand elle leur distribue
des fleurs tout en commentant ses choix (l. 22-24) et
son propos devient un soliloque. Elle-même ne réagit pas aux réflexions de son frère tout au long de la
scène. Décalage aussi entre Ophélie qui juge « ce
refrain à propos » (l. 19) ou Laertes qui devine ce
que ces propos sous-entendent alors qu’ils ont un
caractère énigmatique pour le lecteur. Cette folie se
caractérise aussi, et comme dans tous les textes
que nous avons lus, par son rapport à la réalité. Si
Ophélie est incohérente, sa chanson comme ses
répliques entretiennent encore un lien avec les événements connus comme le montrent les derniers
couplets (l. 43 à 52) et « quand mon père est mort
[…] on dit qu’il a fait une bonne fin » (l. 35-36), ses
derniers mots (l. 53‑54) mais aussi « Adieu, mon
tourtereau ! » qui suggère qu’elle a pleine conscience
des enjeux, pour elle tragiques. Ophélie, bien qu’elle
ait perdu la raison, en souligne la cause en oscillant
entre le maintien d’un lien avec la réalité et la perte
de ce lien. Dans la dernière partie de la scène, la
folie de sa sœur suscite chez Laertes dans quatre
dernières répliques ses commentaires sur la folie.
Selon lui, elle semble avoir le pouvoir de dévoiler
« ces riens-là en disent plus que bien des choses »,
d’enseigner « leçon donnée par la folie », de métamorphoser le mal en bien « Mélancolie […] elle
donne. charme […] grâce ». On rencontre dans la
bouche de Laertes le mystère de la folie et de la folle
qui sont, certes perte de la raison, mais aussi langage énigmatique que seuls peuvent tenir les fous.
Le texte offre à l’actrice les moyens de représenter
cette folie. C’est d’abord sur l’apparence que Shakespeare invite l’actrice à paraître folle. C’est également par la chanson intempestive qu’elle peut
souligner son déséquilibre et peut-être plus encore
par le passage soudain de la chanson à la parole.
L’alternance de propos aimables, graves ou sibyllins
invite à proposer dans un intervalle très court une
variété d’interprétations et suggérer l’incohérence et
le trouble. La relation aux autres personnages permet à l’actrice de paraître étrangère aux acteurs qui
l’entourent tout en les choisissant comme récepteurs muets de ses fleurs et de sa parole et en les
impliquant dans une proximité physique. La représentation théâtrale permet d’exploiter un texte qui
est le support à l’expression de la folie.
L E C TU R E D ’I MAGE
Ernest Hébert, Ophélie (1876)
Alors que la tragédie de Shakespeare date du début
du xviie siècle, au xixe siècle de nombreux peintres
(Waterhouse, Millais, Delacroix, Redon) et écrivains
(Dumas, Laforgue, Rimbaud), des musiciens (Berlioz, Brahms), se sont attachés au personnage
d’Ophélie et notamment à sa folie et à sa mort.
Ophélie devenant ainsi une figure mythologique
presque indépendante du personnage créé par Shakespeare et qui peut influencer sa perception
➤➤ La représentation picturale d’un visage
de la folie
Hébert (1817‑1908), peintre académique français
(contemporain du Romantisme, du Réalisme et du
Symbolisme), se montre ici fidèle au texte et à la
didascalie en coiffant Ophélie d’une guirlande de
fleurs. On peut noter que les brins de paille sont
oubliés et l’arrière-plan représentant des feuillages
situe la représentation à un moment ultérieur à la
scène 5 et qui précède évidemment sa mort notamment représentée par le peintre préraphaélite Millais
en 1851. C’est d’abord la connaissance que nous
avons du personnage qui nous invite à voir dans ce
portrait une Ophélie devenue folle, nous pouvons
cependant être sensibles à la volonté du peintre
de représenter cette folie par certains traits qui
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 5
suggèrent désordre et étrangeté mais aussi sensualité et innocence. Le portrait met en valeur la sensualité d’Ophélie par l’abondante chevelure
dérangée d’un roux flamboyant mais aussi par une
bouche nettement dessinée et colorée d’un rouge
insistant qui contrastent avec les sourcils noirs, les
cernes et enfin le corsage noir. Se mêlent à cette
sensualité qui rappelle l’amante passionnée, des
attributs plus virginaux comme les fleurs blanches,
mais aussi la pâleur du front et les cheveux plus
blonds que roux au sommet de son crâne qui rappellent la jeune fille et même la fille – celle de Polonius. Ces oppositions sont soulignées par les
contrastes créés par l’ombre et la lumière et symbolisent ce qui fait perdre à Ophélie sa raison : un père
tué par celui qu’elle aime et l’impossible conciliation
de deux amours. Le désordre mental se traduit donc
par un désordre physique perceptible dans sa représentation. Ces oppositions se retrouvent dans la
peinture des yeux, eux-mêmes isolés au centre d’un
espace lumineux. Le regard d’Ophélie fixe le spectateur avec gravité. L’attitude d’Ophélie, l’encadrement des yeux par les cheveux suggèrent un désir
de s’isoler ou une crainte. Ophélie est présente par
son regard mais se met aussi en retrait, s’absente
déjà. Par cette hésitation entre la présence et l’absence, le peintre traduit la situation d’Ophélie qui fuit
la réalité et qui va bientôt mourir. On peut d’ailleurs
percevoir dans ce portrait des indices anticipant les
conditions de sa mort. La rivière dans laquelle elle se
noiera, sa couleur, sont ici annoncées par les ondulations de la longue et abondante chevelure d’Ophélie et le vert de l’arrière-plan. On pourra comparer ce
tableau à celui de Millais peint vingt-cinq ans plus
tôt qui représente lui aussi une Ophélie rousse se
noyant dans une rivière dominée par le vert.
➤➤ La lecture
La représentation de l’héroïne tragique, sa construction invitent à s’interroger sur son influence quant à
la perception du personnage d’Ophélie par le
lecteur.
Le portrait du peintre, fruit de son imaginaire et du
texte, donne un visage à un personnage qui peut se
substituer à l’imaginaire du lecteur et donc influencer son appréhension du personnage : Ophélie
décrite par la didascalie de Shakespeare prend les
traits du portrait d’Hébert. De même le lecteur se
verra imposer par l’actrice et le metteur en scène un
certain visage d’Ophélie qui sera le fruit d’un choix
d’une actrice, d’une construction du personnage
s’appuyant sur le texte et pourra s’imposer lors
d’une relecture du texte après avoir assisté à une
représentation. On peut ici se reporter à la photographie de Dominique Blanc interprétant Phèdre. Ajoutons qu’évidemment l’actrice se déplace, joue des
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expressions de son visage et de son corps et surtout interprète le texte, exploite sa voix et sa technique pour créer le personnage en s’appuyant
essentiellement sur le texte de Shakespeare. Rappelons toutefois que le metteur en scène et l’actrice
peuvent exploiter les différentes représentations
proposées au fil des 
siècles par les différents
artistes. Tout ceci soulignant combien un texte, un
personnage s’enrichissent de leurs diverses représentations au point parfois de devenir un mythe qui
échappe à son créateur.
P R OL ON GE ME N TS
1. Audition de « l’air de la folie » dans l’opéra
Donizetti intitulé Lucia di Lammermoor (1835)
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Approche de l’opéra.
–– Étudier l’expression de la folie dans l’opéra.
–– Comparer opéra et genres littéraires.
➤➤ Rappel de l’action
L’action se déroule dans l’Écosse de la fin du
Les familles luttent entre elles, tandis que
les guerres entre catholiques et protestants font
rage. Les Ashton, depuis longtemps les grands
rivaux des Ravenswood, ont pris possession du
château de ces derniers, situé près de Lammermoor.
Henri Ashton, frère de Lucia, peut sauver sa famille
de la ruine si sa sœur Lucia épouse un homme riche
et puissant, Lord Artur Bucklaw. Lucie se croyant
abandonnée par l’homme dont elle est éprise,
Edgard Ravenswood, accepte finalement le mariage
arrangé. Après de nombreuses péripéties et apprenant qu’on l’a trompée et qu’Edgard désire toujours
l’épouser, Lucia tue Arthur et en perd la raison. La
jeune fille hagarde, échevelée et ensanglantée, alors
qu’ont commencé les festivités du mariage, chante
devant l’assemblée l’air de la folie. À la fin de cet air,
elle s’effondre ; on l’emporte, mourante.
xvie siècle.
➤➤ Analyse
On se limite ici à l’audition de l’extrait de cet opéra
et on s’interroge sur sa perception sans nécessairement se préoccuper dans un premier temps des
paroles prononcées par Lucia. Cet air traduit-il particulièrement et de façon évidente l’état de délire du
personnage ? Montrer que l’air fait alterner des états
de calme apparent et de désordre extrême. Quels
aspects de cet air peuvent suggérer le délire du
personnage ?
Quels liens l’orchestre entretient-il avec la cantatrice 
? Comment l’accompagne-t-il, l’isole-t-il 
?
Comparer les moyens de la musique, du théâtre, du
roman pour peindre la folie.
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Français 1re – Livre du professeur
2. François Truffaut, Histoire d’Adèle H. (1975)
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Découvrir une héroïne luttant jusqu’à en perdre
la raison pour se faire aimer par un homme qui
ne l’aime plus.
–– Étudier l’interprétation de la folie par une actrice
au cinéma.
–– Comprendre les intentions du réalisateur.
➤➤ Rappel de l’action
1863. Sous un faux nom, Adèle H. (Hugo) arrive à
Halifax afin de retrouver le lieutenant de hussards,
Albert Pinson, qu’elle considère comme son fiancé.
Par l’entremise du mari de sa logeuse, elle entre en
contact avec le jeune homme qui la repousse définitivement. Adèle, obsédée par l’idée du mariage,
supplie son père de lui adresser son consentement
écrit. Pendant ce temps elle tente désespérément
de reconquérir Albert. Mais alors que Victor Hugo
lève enfin son opposition, Albert Pinson reste sur
ses positions. Adèle, dont l’identité a été percée à la
suite d’une maladie, ne renonce pas à son unique
projet. Elle s’efforce de revoir Pinson, lui propose de
régler ses dettes, lui paie des filles de joie, fait
échouer ses fiançailles avec une jeune fille fortunée
et proclame la célébration de leurs noces. Désargentée, elle est forcée de quitter sa chambre et se
retrouve dans un hospice avec pour seul trésor son
journal qu’elle n’a cessé d’écrire. Elle se rend aux
îles de la Barbade où le 16e Hussards vient d’être
muté. Malade, en butte aux moqueries, elle erre
dans les rues où elle ne reconnaît même pas Pinson
et sa jeune épouse. Une noire, Mme Baa, la recueille
et la ramène chez ses parents. Elle meurt en 1915 à
l’asile de Saint-Mandé.
➤➤ Analyse (les scènes renvoient au DVD)
➤➤ Un combat pour une impossible passion
La passion qu’éprouve Adèle Hugo pour le lieutenant Pinson la conduit à mener un véritable combat
pour épouser celui qu’elle aime. Le cinéaste le suggère en inscrivant dès les premières images du film,
l’histoire personnelle d’Adèle Hugo dans l’histoire
américaine (scène 1), la guerre de sécession, et
dans l’histoire française avec l’évocation de l’exil de
Victor Hugo à Guernesey à la suite du coup d’état
de celui qui deviendra Napoléon III mais aussi avec
celle de la Première Guerre mondiale qui est rappelée à la fin du film et dans l’histoire du grand homme
(scènes 13 à 16). Un individu dont le destin est en
partie lié à L’Histoire mène son propre combat pour
gagner le cœur de celui qu’elle aime mais certainement aussi une reconnaissance. À plusieurs reprises,
Adèle, par de nombreuses lettres, assiège son père
pour obtenir son consentement au mariage et
l’argent nécessaire à son combat (scènes régulières
qui se situent dans une banque, poste d’Halifax) et
qui rythment en partie la narration. Lutte aussi contre
l’échec de son entreprise symbolisée par des scènes
de cauchemar dans lesquels elle lutte contre la
noyade (scène 3). Adèle lutte pour s’affirmer au sein
de sa famille dominée par la figure de sa sœur Léopoldine morte par noyade dix ans plus tôt, justement, lutte visible dans le journal qu’elle écrit avec
rage (scène 9 par exemple). Deux scènes répétées
(scènes 13 et 16), avec cependant des différences
de traitement, et qui apparaissent comme des flashback font d’Adèle Hugo par le décor qui l’entoure,
son attitude et son discours une héroïne qui surmonte les obstacles les plus infranchissables et a
conscience de la nouveauté et de la grandeur de
son entreprise. Le film montre et relate tous les stratagèmes, les ruses, l’imagination que doit employer
pour parvenir à ses fins (du début jusqu’à son arrivée à la Barbade). Le film mène progressivement
jusqu’à l’internement d’Adèle dans un asile d’aliénés
à Saint-Mandé (scène 13) et montre comment cette
lutte pour sa passion sans retour lui fait perdre la
raison. Il suggère aussi que ce combat est jugé
excessif, déraisonnable par la plupart des personnages du film mais aussi qu’Adèle l’assume, le
défend et le justifie jusqu’à ce qu’il dépasse ses
forces.
➤➤ Folie et perte d’identité
Dès le titre du film le nom propre d’Adèle est occulté
alors que s’inscrit sur l’écran que les personnages et
les événements sont authentiques : Truffaut montre
ainsi que pour Adèle Hugo la question de l’identité
se pose et paraît fondamentale. Tout au long du film,
Adèle use de fausses identités, se fait appeler Léopoldine dans une très brève scène (scène 7), se
déguise en homme, annonce son mariage avec le
lieutenant et prend donc le nom de son mari
(scène 14), qu’elle utilisera à la Barbade mais qui est
porté par une autre femme que Pinson a finalement
épousé, et finalement perd toute identité à ses yeux
et ne répond pas quand, à la Barbade, le lieutenant
Pinson l’appelle par son prénom. Du nom, il ne restait que l’initiale dans le titre, dans cette scène, il ne
reste ni l’initiale ni le prénom. Truffaut relie la question de l’identité, de la difficulté à trouver son identité, et plus encore de l’impossibilité à se faire
reconnaître à celle de la folie. Le voyage qu’elle
entreprend à la Barbade pour suivre Pinson ne nous
est montré que lorsque nous la découvrons dans le
quartier noir de l’île. Ce voyage est la dernière
bataille qu’elle a menée et qui lui a fait perdre la raison. Nous le comprenons quand dans ces scènes,
Adèle erre sans but, indifférente à ce qui l’entoure et
même à Pinson qu’elle ne reconnaît pas quand il la
croise et l’appelle. Entre le départ d’Halifax et l’arrivée à la Barbade, la folie a gagné. Adèle a renoncé à
être quelqu’un, à sa passion.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 6
➤➤ L’expression de la folie
De nombreuses scènes, tout au long du film, suggèrent la fragilité mentale de l’héroïne ou une attitude marquée par l’excès. On pourra étudier
quelques scènes montrant le travail de l’interprète,
Isabelle Adjani, et du cinéaste exprimant la folie et
ses progrès :
–– la scène 6, alors qu’elle observe Pinson dans la
chambre de sa maîtresse, montre brièvement un
visage inquiétant d’Adèle ;
–– la scène 11 propose un bref moment où Adèle
délire. On étudiera le cadrage, le point de vue, la
mise en scène, le maquillage, le jeu de l’actrice
(corps et voix) pour traduire ce délire ;
–– les scènes 14 et 15 montrent Adèle ayant définitivement la raison : errance en robe rouge – qu’elle
porte dans la plus grande partie du film – devenue
une loque, cape noire qui en fait une ombre, chevelure désordonnée.
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
On peut aussi visionner deux films qui mettent en
scène deux jeunes femmes sombrant dans la folie
pour des raisons proches de celles qui touchent les
héroïnes des romans de la séquence :
Claude Goretta, La Dentellière (1977)
Bruno Nuytten, Camille Claudel (1988)
Séquence 6
Un roman de l’Absurde : Albert Camus, L’Étranger (1942)
p. 134
Problématique : Meursault est-il un héros ou un anti-héros ?
Quelle vision du monde se dégage du personnage de Meursault ?
Éclairages : Le roman d’Albert Camus, qui continue à donner lieu à de nombreux commentaires et interprétations, à des recherches et jusqu’à des réécritures, donne à lire, dans un contexte historique très
marqué, une philosophie de la condition humaine « incarnée » par le personnage de Meursault. Il s’inscrit
également dans un courant littéraire et philosophique qu’il a contribué à fonder : l’Absurde.
Il s’agira de montrer comment la construction du personnage romanesque est étroitement liée aux représentations de l’écrivain, aux circonstances de son écriture, comment elle crée une singularité qui renvoie
chaque lecteur à sa propre relation au monde et aux autres.
Texte 1 – L’incipit
p. 134
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Entrer dans l’univers du roman et découvrir
le personnage principal.
–– Interpréter le comportement du personnage
principal.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Un incipit singulier
La première phrase du roman est saisissante à plus
d’un titre : sur le plan thématique, l’information fait
entrer de plain-pied dans un deuil et fait augurer un
récit pathétique ou tragique, et ce tout particulièrement ici, puisqu’il s’agit de la relation mère-enfant
nécessairement perçue par le lecteur comme étroite
et essentielle. L’emploi du nom familier « maman »
(l. 1) renforce d’ailleurs l’anticipation de tels registres.
Enfin, la brièveté de l’énoncé rend la nouvelle très
brutale : on connaît les rites d’annonce du deuil qui
visent habituellement au contraire à préparer à
l’entendre.
L’énonciation du texte contribue à l’étrangeté de
cette entrée dans un récit à la première personne,
repérable à l’emploi de « maman » (l. 1), dans un
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énoncé ancré dans le moment de l’énonciation,
comme en témoigne aussi l’emploi du présent et du
déictique « Aujourd’hui » (l. 1). La perspective narrative est celle du personnage, sujet de l’histoire, selon
un point de vue interne ; le narrateur hésite sur la
date des faits dans une phrase nominale qui ressemble à un discours intérieur (« Ou peut-être hier »,
l. 1). Le récit semble s’écrire sur le même mode
d’écriture que le télégramme reçu. Néanmoins, dans
ce dernier message, la nouvelle est mise à distance,
écrite dans un registre moins familier : « Mère décédée. Enterrement demain » (l. 2).
Certes, cet incipit transgresse les règles d’écriture
traditionnelles du début de récit en ouvrant in medias
res et sans ménagement sur un événement dont
l’annonce est généralement euphémisée. La temporalité est également brouillée, sans moyen de la
dater, entre présent de l’écriture et passé récent et
un futur qui anticipe sur la suite proche des événements (l. 4-6). La suite des informations est lacunaire
et implicite et le lecteur doit recomposer les données : la mère du narrateur vivait dans un asile à
Marengo et c’est donc là qu’il doit se rendre pour son
enterrement. La suite du texte (l. 5-14) évoque l’enchaînement nécessaire des actions pour se rendre à
l’enterrement de sa mère. C’est bien un début de
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Français 1re – Livre du professeur
récit étrange mais qui joue tout de même son rôle :
celui de donner les premiers éléments de l’espacetemps et des événements qui s’enclenchent.
Un étrange personnage principal
Cet incipit offre également les premiers éléments de
la construction du personnage principal et narrateur
du roman dont l’identité n’est pas encore dévoilée.
Sa réaction à l’annonce du décès de sa mère peut
sembler étonnante : il ne fait preuve d’aucune émotion et semble surtout fasciné par le brouillage
qu’amène l’emploi de l’adverbe « demain » (l. 2)
entre la temporalité de l’émetteur du télégramme et
celle de son récepteur. Il se lance également dans
l’organisation de son voyage à Marengo, des
horaires et du congé qu’il doit demander à son
« patron ». (l. 7). On pourrait croire que cette insensibilité ressortit de la difficulté à prendre conscience
d’un événement dont la réalité lui échappe encore
(« c’est un peu comme si maman n’était pas morte »,
l. 12), mais une expression semble démentir cette
interprétation : la réalité de la mort de sa mère sera
bientôt « une affaire classée » (l. 13). Aucun sentiment n’est associé à cette évocation du deuil et de
ses suites.
Meursault ne semble pas non plus entretenir de relations attendues avec les autres. Avec un patron qui
ne lui prodigue aucune compassion, il adopte une
attitude un peu enfantine, parle d’« excuse » (l. 7)
pour dire le motif de son absence, emploie l’expression « Ce n’est pas de ma faute. » (l. 8). C’est
a posteriori qu’il analyse l’échange qu’ils ont eu pour
regretter ses propos. Il anticipe son retour de l’enterrement et fait l’hypothèse absurde que son patron lui
présentera ses condoléances, car son deuil « aura
revêtu une allure plus officielle » (l. 13-14).
Il ne montre pas davantage d’émotion à ses amis :
au contraire, ce sont eux qui ont « beaucoup de
peine » (l. 16) pour lui. Nulle réaction non plus aux
propos de consolation. Et quand le lecteur peut
croire que Meursault ressent enfin quelque chose
(« j’étais un peu étourdi », l. 18), il rationalise aussitôt
en évoquant l’effort qu’il a fait pour trouver « une
cravate noire et un brassard » (l. 19).
Le personnage qu’est Meursault semble éprouver
des difficultés à s’exprimer, à adopter l’attitude
attendue dans les échanges, le ton qui convient à la
situation dans son espace professionnel comme
avec ses amis. Il est peu enclin à rencontrer les
autres, même lorsqu’ils semblent lui prêter une
attention aimable à l’instar de ce « militaire qui [lui] a
souri » (l. 25).
Synthèse
Cette page qui donne à voir, à entendre le personnage principal de l’intérieur, constitue une entrée
dans une fiction étonnante, étrange. Meursault se
construit dans des pensées qui se succèdent sans
lien explicite. C’est cette succession qui construit la
trame narrative et causale. Le personnage semble
agir selon des règles qui s’imposent sans que n’interviennent ni sa volonté ni ses sentiments. Uniquement occupé à enregistrer le monde qui l’entoure, à
identifier et rationaliser ses perceptions (« c’est à
cause de tout cela sans doute », l. 21-22), le personnage semble absent du monde, incapable de ressentir des émotions même à l’occasion d’un deuil
qui le touche de très près, incapable d’entrer en dialogue avec les autres. C’est un personnage étrange
dont le comportement incompréhensible interroge
le lecteur. Cette insensibilité, cette étrangeté du
­personnage principal renvoie à une lecture figurée
du titre.
Texte 2 – Le meurtre
p. 135
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Lire une scène romanesque : « la scène de
meurtre ».
–– Comprendre, interpréter un univers métaphorique,
des images d’une nature agressive.
–– Interpréter le récit et les actes du personnage
principal.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Meursault assailli
Le récit de la scène du meurtre se fait dans une
focalisation interne marquée par les pensées et
­perceptions de Meursault : « J’ai pensé », l. 1 ; « j’ai
senti », l. 5 ; « Je savais », l. 9. L’emploi dominant du
passé composé rapproche les événements du
moment de l’énonciation, dans un passé proche et
surtout leur donne un aspect accompli. Le choix de
cette focalisation crée une proximité entre le personnage et son lecteur qui voit la scène, partage ses
sensations et l’interprétation des événements, voire
ses incertitudes. On le voit clairement à la ligne 4
dans un énoncé mis à distance par la modalisation
qu’apporte l’adverbe « peut-être » suivi de la locution « à cause de » qui marque à l’inverse un lien de
causalité clair. La locution verbale « il avait l’air de
rire » installe une nouvelle distance du narrateur sur
le fait qu’il rapporte. Le lecteur comprend que
l’Arabe ne riait pas et que le narrateur le sait, qu’il
n’est pas abusé totalement par un effet de la lumière
qui pourra cependant lui permettre de dire qu’il
s’était senti agressé par ce rire supposé.
Mais c’est surtout le soleil qui va jouer dans le
texte le rôle de moteur à l’action, le rôle de l’agresseur 
: « 
toute une plage vibrante de soleil se
­pressait derrière moi » (l. 2). La métaphore se fait
synesthésie dans cette évocation d’un espace en
mouvement (« une plage […] se pressait ») qu’anime
le soleil (« vibrante »). Cette métaphore exprime les
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 6
sensations de Meursault et motive ses gestes : le
mouvement de la plage mue par le soleil le projette
en avant (« J’ai fait quelques pas vers la source »,
l. 2-3). Quant à l’évocation de la source, elle constitue un autre motif qui pousse Meursault à avancer :
l’eau pourrait apaiser l’effet du soleil. Si l’on suit ce
motif du soleil tout au long du texte, on comprend
que c’est lui qui devient le moteur de l’événement
dans un enchaînement et une progression inéluctables : la métaphore explicite « La brûlure du soleil »
(l. 5) va se développer, « cette brûlure » (l. 8) faisant
encore avancer Meursault (« j’ai fait un pas », l. 11).
Enfin, le couteau vient renforcer, redoubler l’effet du
soleil jusqu’à l’insupportable : « l’Arabe a tiré son
couteau qu’il m’a présenté dans le soleil » (l. 12). Un
deux­ième effet du soleil va se conjuguer et contribuer à aveugler le narrateur : la sueur (« la sueur
amassée dans mes sourcils a coulé », l. 14). Tous les
sens de Meursault sont affectés dans une synesthésie qui renforce l’intensité des sensations éprouvées : le bruit des « cymbales du soleil » (l. 17),
l’humidité du « rideau de larmes et de sel » (l. 16),
l’évocation indistincte de la mer et du vent (« la mer
a charrié un souffle épais et ardent », l. 19-20), les
éléments qui se fondent, tout culmine dans une
vision apocalyptique : « le ciel s’ouvrait sur toute son
étendue » (l. 20) et laisse « pleuvoir du feu » (l. 21).
Un meurtre annoncé
Dès la première phrase, le lecteur comprend au travers de l’utilisation du mode conditionnel que Meursault ne rebroussera pas chemin et que l’affrontement
va avoir lieu : « je n’avais qu’un demi-tour à faire et
ce serait fini » (l. 1). Ses gestes sont hésitants ; il ne
progresse que lentement, attend. Dans son discours
intérieur, il avoue même avoir su qu’il faisait une
erreur : « Je savais que c’était stupide ». (l. 9-10).
Les connecteurs qui font progresser le texte sont
des adverbes, des prépositions ou des locutions,
voire des tournures impersonnelles qui marquent le
lien de cause à effet, la succession dans le temps ou
l’opposition, comme on le voit avec les emplois de
« mais » (l. 1), « malgré tout » (l. 3), « Peut-être à
cause » (l. 4), « À cause » (l. 8), « Mais » (l. 11), « Et
cette fois » (l. 11), « Au même instant » (l. 14), « C’est
alors que » (l. 19), « Alors » (l. 25), « Et c’était » (l. 26).
Le récit du meurtre enchaîne des actions dans un
lien de causalité qui semble les rendre inéluctables,
les oppositions ne servant qu’à balayer les objections que le narrateur se fait le plus souvent à luimême. Les marques de la temporalité reconstituent
également la logique d’un enchaînement qui peut
cumuler également deux causes : « au même instant la sueur […] a coulé » (l. 14). Les formes
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impersonnelles comme « c’est alors », ou l’adverbe
« alors » soulignent les conséquences des actions.
La cause du premier tir est présentée comme le
mouvement involontaire d’un corps agressé par la
nature. Dans une progression de phrases à thème
constant où Meursault est le sujet de la plupart des
verbes, ce premier tir est présenté comme le résultat
d’un mouvement indépendant du revolver : « La
gâchette a cédé » (l. 22). Les autres tirs prennent
une autre valeur : à leur origine, il semble y avoir la
prise de conscience de Meursault des conséquences de cet acte : « J’ai compris que j’avais
détruit l’équilibre […] d’une plage où j’avais été heureux » (l. 24-25). Ces quatre tirs sur « un corps
inerte » (l. 26), que les balles ne semblent plus meurtrir, se transforment grâce à la dernière comparaison, « comme quatre coups bref » (l. 27), en acte
d’acceptation du malheur, une posture de revendication de cet acte involontaire et absurde.
Synthèse
Le soleil joue dans ce passage crucial un rôle éminent
car il devient l’agent du crime, le moteur des gestes
de Meursault et contribue à faire du meurtre la conséquence fatale de ce soleil aveuglant qui transforme
Meursault en jouet d’un destin inéluctable.
Le récit des événements, perçu au travers du discours intérieur de Meursault, et son articulation
logique contribuent également à le dédouaner de
son acte, du moins à en atténuer la responsabilité :
d’emblée, il montre son intention de passer son chemin, de ne pas prendre le risque d’une altercation
(« je n’avais qu’un demi-tour à faire », l. 1), mais il se
dit victime de l’enchaînement des actions, jusqu’au
mouvement involontaire qui constitue le meurtre. Si
Meursault se pose en victime des événements, il
semble vouloir assumer son acte en le répétant sur
un corps, qu’il présente toutefois comme mort et
insensible, pour endosser le malheur qu’il a provoqué, et sa condition.
F I GU R E S D E STY L E
La métaphore est de loin la figure majeure de cet
extrait. Souvent filée et répétée, elle se développe
en synesthésie, comme on l’aura relevé dans la lecture analytique. « Les cymbales du soleil sur mon
front » en est une illustration.
« J’ai secoué la sueur et le soleil » est un zeugme : le
verbe est suivi de deux compléments dont l’un est
pris au sens propre tandis que le second est figuré.
Le soleil renvoie ici à toutes les images suggérées
dans le texte : la brûlure du soleil, son souffle,
jusqu’à l’aveuglement.
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Français 1re – Livre du professeur
Texte 3 – Le procès
p. 136
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Se demander si l’interrogatoire est un débat
argumentatif.
–– S’interroger sur le sens de la vérité.
Il s’agit ici de comprendre comment la scène de
procès s’inscrit à la fois dans un débat qui
recherche tout autant la vérité des faits que la
moralité des hommes et la conformité des actions
aux attentes d’une société normée. Dans ce
contexte, Meursault ne respecte pas dans son
comportement ni dans son propos les codes
d’une société qui de ce fait le rejette et le juge
coupable.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Interrogatoires
Le concierge de l’hospice de Marengo appelé à
témoigner montre d’emblée sa gêne face à Meursault en détournant rapidement ses yeux de l’accusé. Une phrase au discours narrativisé qui remet
en contexte son rôle (« Il a répondu aux questions
qu’on lui posait », l. 1-2) est suivie d’une séquence
de discours indirect qui fait de Meursault un autre
témoin de son procès. Quatre faits sont reprochés à
Meursault qui tiennent à un comportement inattendu
lors d’un deuil : ne pas avoir voulu voir sa mère une
dernière fois, avoir cédé au sommeil et à l’envie de
fumer et de boire un café au lait, un comportement
implicitement jugé inapproprié mais des gestes du
quotidien et d’une banalité insigne qui ne peuvent
être considérés comme des crimes. Toutefois l’occasion semble offerte à l’accusation de souligner ce
qui ressemble à de l’insensibilité : « L’avocat général
m’a regardé avec une lueur ironique » (l. 6-7).
La réponse de l’avocat de Meursault consiste à
minorer la faute en la faisant partager par le concierge
qui a également fumé. Le procureur profite de cette
accusation retournée pour se lancer dans une
double question rhétorique qui a vocation à provoquer l’adhésion du public (« Quel est le criminel ici »,
l. 9) doublée d’un distinguo qui ramène l’attention
sur celui qui est jugé quand l’opposition entre
« « minimiser » (l. 9) et « écrasants » (l. 11) souligne
la gravité des reproches faits à l’accusé. Le procureur veut ici renforcer la mauvaise impression faite
auprès du public par l’image de Meursault ne respectant pas la dignité du deuil : « J’ai senti alors
quelque chose qui soulevait la foule […] j’ai compris
que j’étais coupable » (l. 4-5). En s’indignant sur une
stratégie qui inverse les rôles, qui transforme le coupable en accusateur, il ajoute au crime de Meursault
la malhonnêteté du procédé.
Meursault est toujours soucieux d’exactitude et il
attache peu d’importance aux enjeux de l’interroga-
toire, dont il a pourtant compris qu’il ne lui est pas
favorable. En précisant que c’est lui qui a offert la
cigarette au concierge, il minore la supposée culpabilité de ce dernier, voire aggrave sa position en se
présentant comme le tentateur, celui qui non seulement ne respecte pas les règles sociales mais qui
entraîne les autres dans ce comportement déviant.
Ce faisant, il provoque la surprise du témoin qui ne
l’ignore plus : « Le concierge m’a regardé alors avec
un peu d’étonnement et une sorte de gratitude »
(l. 16-17). Mieux, il semble analyser le propos de
Meursault comme la volonté d’endosser la responsabilité de cet acte et fait alors assaut de générosité
en avouant que c’est lui qui avait offert le café (l. 18).
Par un effet de réciprocité, il annule en quelque sorte
leur double culpabilité. Si l’avocat de Meursault
semble penser que cette précision est favorable à
son client, le procureur, lui, opère un nouveau distinguo, dans une posture que le lecteur peut aisément
se représenter, au-dessus du public à la tribune,
parlant fort comme l’indique la métaphore « a tonné
au-dessus de nos têtes » (l. 19-20). Distinguant
l’« étranger » (l. 21) du « fils » (l. 21), il apprécie leur
attitude différemment, en fonction de leur situation :
contrairement au concierge, Meursault se trouvait
« devant le corps de celle qui lui avait donné le jour »
(l. 22.). L’évocation du corps de la mère désignée
par la périphrase convenue, mais pathétique qui
rappelle le lien essentiel de la maternité, constitue
une dernière attaque virulente qui ne peut être favorable à Meursault.
Présumé coupable
Meursault prend rapidement conscience de l’hostilité du public, alerté peut-être par le regard fuyant du
concierge déjà relevé, par la quadruple accusation
portée contre lui et surtout par des réactions qu’il
enregistre (« quelque chose qui soulevait toute la
salle », l. 4) ou le regard ironique de l’avocat général
qui semble annoncer que l’accusé est pris au piège.
D’autres indices renforcent ce sentiment : le procureur tonnant : « oui, MM. les jurés apprécieront »
(l. 20).
Lors de son témoignage, Pérez offre l’image pathétique de l’ami qui suit avec douleur l’enterrement de
celle qu’il a aimée : d’emblée, son âge et sa santé
défaillante sont soulignés par l’aide apportée par un
huissier. Puis dans son témoignage, il rappelle sa
peine à trois reprises : « c’était pour moi une très
grosse peine » (l. 29), une peine si forte qu’il s’est
« évanoui ». (l. 29-30). Ce détail est important car il
nourrit le quiproquo : Pérez n’a pas vu le narrateur
pleurer non parce que Meursault n’a pas pleuré mais
parce qu’il n’a rien vu, vu qu’il était évanoui. Ce
témoignage de Pérez est censé prouver la fragilité
du témoignage. Et d’ailleurs le quiproquo fait rire.
Pourtant cela ne semble changer en rien l’opinion de
chacun sur la culpabilité de l’accusé.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 6
Du malentendu au non-sens
L’énoncé « Tout est vrai et rien n’est vrai ! » (l. 36)
constitue un énoncé paradoxal, voire contradictoire,
car les deux propositions sont opposées : elles ne
peuvent donc pas être vraies en même temps
comme le signifie la coordination. Par cette formule,
l’avocat de Meursault semble dire que la vérité et
son contraire sont posés comme justes dans le
même temps, ce qui est incompatible sur le plan
logique. Dès lors, autant dire que la quête de la
vérité est impossible, qu’elle conduit au non-sens.
Les interventions de l’avocat de Meursault apparaissent au fil du texte comme inefficaces et contreproductives. Et il ne semble pas se rendre compte
de ses maladresses, contrairement à Meursault qui
enregistre comme on l’a vu l’hostilité que sa défense
produit, voire renforce.
C’est ce que marque nettement la dernière phrase
de l’extrait. Si l’avocat triomphe avec son air
« péremptoire » (l. 35), le procureur, par son attitude,
signifie que le destin de Meursault est scellé. Deux
indices le montrent : son « visage fermé » (l. 36-37)
et le geste automatique de piquer « un crayon dans
les titres de ses dossiers » (l. 37), geste métaphorique de la condamnation du coupable « épinglé »
qu’est devenu Meursault. Cette dernière phrase du
texte semble bien constituer l’annonce de sa mort…
Synthèse
Dans cet extrait, les reproches adressés à Meursault
montrent le caractère absurde du procès qui lui est
fait. Il est d’abord question de faits aussi banals et
véniels que d’avoir fumé une cigarette et bu un café
au lait. Pire, on lui reproche d’y avoir été invité (ou
non), d’avoir (ou non) offert la cigarette. Ces arguties
semblent bien au-delà de la question de sa responsabilité d’un meurtre, ce qui est l’objet du procès.
Les envolées de l’avocat général paraissent dès lors
bien dérisoires sur de tels motifs. Les questions
posées à Pérez sont du même ordre : savoir par
exemple si Meursault a pleuré. L’implicite de ces
questions fonctionne comme un syllogisme visant à
montrer qu’un fils aimant ne pourrait être coupable
d’un meurtre. L’effet produit par cette rhétorique
montre que Meursault est coupable parce qu’il a l’air
coupable, parce qu’il ne réagit pas comme attendu,
comme tout le monde : parce qu’il est étranger,
l’Étranger.
G R A MMA I R E
Le discours rapporté peut être source de confusion :
à la question de savoir si Pérez a vu pleurer le narrateur, la réponse est non. « L’avocat général lui a
demandé si, du moins, il m’avait vu pleurer. Pérez a
répondu non. » (l. 30- 31). L’interrogation peut porter
ici sur le verbe « voir » ou « pleurer » : le quiproquo
naît de la confusion entre les deux. Cette confusion
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peut également surgir au discours direct, dès lors
qu’on emploie un verbe à l’infinitif.
P R OL ON GE ME N T
L’étranger, comme on le voit dans l’incipit du roman
éponyme, est aussi celui qui ne sait pas ordonner sa
vie, ses relations pour y trouver une signification :
qui juge absurdes les actes et propos des uns et des
autres avec qui il a beaucoup de peine à entrer en
relation.
Les textes 2 et 3 soulignent tout particulièrement la
dimension absurde de la vie, de la condition
humaine. Comme on l’a lu, la scène du meurtre est
présentée comme la suite d’un enchaînement de circonstances en dehors de la volonté de Meursault.
Rien n’a de sens, sinon les derniers coups de feu qui
semblent constituer l’acceptation d’une certaine
fatalité. Les accusations ne sont pas plus sensées
dans la scène du procès. Le roman L’Étranger est
donc à lire et interpréter : il s’agit de voir en l’étranger l’homme qui sait que la vie n’a pas de sens mais
qui tente de faire sens avec ce caractère absurde en
l’assumant comme sa condition première.
Écho – Kamel Daoud,
Meursault contre-enquête (2013)
p. 138
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Lire l’incipit du roman de Kamel Daoud.
–– Interroger l’intertextualité au travers d’une
« continuation » de L’Étranger de Camus.
–– Situer le roman dans son contexte historique.
Cette « continuation » de L’Étranger témoigne de
l’intérêt, voire des débats, que suscite encore
aujourd’hui le roman de Camus. Kamel Daoud
évoque ainsi l’histoire de la décolonisation de
l’Algérie, la difficulté de ses habitants à se
réapproprier un espace, à construire une histoire
de la liberté. En parodiant, en incorporant les
phrases de Camus à son roman, il montre surtout
comment le texte de L’Étranger reste signifiant et
ouvert pour comprendre – 
ou continuer à
interroger – le sens de la vie, le sens que l’on
donne à sa vie, à l’instar de d’Haroun, son héros
contemporain. Ce faisant, il analyse aussi le
rapport de l’Algérie contemporaine à son histoire,
à la religion ouvrant à des débats qui témoignent
de la vitalité de la liberté de penser et de l’esprit
critique.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Enquête sur un meurtre
La première phrase du roman qui s’inscrit dans une
réécriture de l’incipit de L’Étranger s’écrit au présent
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Français 1re – Livre du professeur
de l’énonciation comme en témoigne l’adverbe
« Aujourd’hui » (l. 1) et le présent. Le narrateur
évoque une « histoire » (l. 3) « qui remonte à plus
d’un demi-siècle » (l. 5). C’est sur cette durée que
pourrait se dérouler l’histoire.
L’histoire racontée est celle d’un meurtre (« il a réussi
à faire oublier son crime », l. 9), un thème préparé
par d’autres éléments du récit (une affaire qui a fait
grand bruit, « et on en a beaucoup parlé », l. 6, où il
est question de deux morts, d’un « meurtrier ». Le
titre même du livre évoque une enquête policière,
contradictoire à une première.
Le narrateur du récit se présente comme le frère de
la victime : « celui qui a été assassiné est mon frère »
(l. 13-14). Son portrait s’esquisse : ironique comme
en témoigne la première phrase du roman, il emploie
également un ton véhément pour reprocher à tous,
et à Camus en particulier, l’injustice faite à son frère,
(« sans honte vois-tu », l. 7), celle de l’avoir surtout
privé d’une identité (« un anonyme », l. 11), de l’avoir
réduit à son destin, celui « [de recevoir] une balle » (l
10-11). Sa présence fréquente dans un café, sa tendance à « ressasser cette histoire » (l. 3), son âge,
nous permettent d’esquisser le portrait du personnage stéréotypé qui ne vit que pour raconter à tous
son histoire, ses plaintes et récriminations.
Le narrateur s’adresse à un universitaire, selon le
paratexte de cet incipit et, comme on le voit, dans
un enchaînement de questions-réponses qui ne font
pas pour autant entendre la voix de ce protagoniste.
Il joue pourtant un rôle important en ce qu’il offre
l’occasion au narrateur de raconter son histoire,
selon son point de vue et ses émotions, dans une
parole libre et familière. Sa position d’universitaire
oriente également l’interprétation du propos : le personnage de Daoud peut ainsi argumenter contre la
lecture faite du roman de Camus, les commentaires
des spécialistes, de ceux qui étudient et célèbrent
son œuvre.
Une réécriture de L’Étranger
La première phrase du roman de Daoud évoque
immanquablement le début de L’Étranger parodié
familièrement en « Aujourd’hui m’ma’ est toujours
vivante ». Le titre du roman de Daoud éclaire le projet du narrateur : dire sa version du meurtre de son
frère, faire exister celui qui n’a pas de nom, « parler
à la place d’un mort » (l. 19-20).
« Le premier savait raconter, au point qu’il a réussi à
faire oublier son crime » (l. 8-9) : le narrateur semble
confondre ici le personnage de Meursault et Camus,
l’auteur du roman. L’accusation portée contre l’écrivain qu’est Camus, c’est d’être l’auteur d’une
­histoire qui ne donne pas d’identité à l’un de ses
deux personnages, désigné sous le seul nom de
« l’Arabe », et dont il fait un illettré sans voix et sans
histoire. Le narrateur de Kamel Daoud semble reprocher à Camus de ne pas savoir témoigner de la
réalité et de la diversité de la société algérienne des
années 1930, d’avoir centré son récit sur le seul
Meursault. Ce reproche est en même temps un
hommage rendu au pouvoir de la langue française,
celui de pouvoir bien écrire des histoires. La langue
française est donc la langue de la littérature, la
langue lettrée qui permet de « parler à la place d’un
mort » (l. 19-20), c’est-à-dire être écrivain.
La dernière phrase du texte – « Les mots du meurtrier
et ses expressions sont mon bien vacant. », l. 26-27 –
est éclairée par la comparaison, « bien vacant » qui
désigne les maisons laissées par les colons après
leur départ et qui ont trouvé de nouveaux habitants.
La langue française est investie par le narrateur qui
l’apprend pour libérer la parole. La langue de Camus
et son roman deviennent dans le roman de Kamel
Daoud le lieu et l’instrument de la liberté.
P R OL ON GE ME N T
Au travers de leurs recherches, les élèves pourront
découvrir la théorie de l’intertextualité et l’image du
palimpseste, chère à Gérard Genette. Ils comprendront mieux ainsi les enjeux de la réécriture d’une
œuvre célèbre, qui peut allier la parodie comme
en témoigne la première ligne du récit de Daoud, à
l’écriture dans les blancs du texte à l’image du personnage reconstruit qu’est la victime de Meursault,
à la citation qui incorpore au texte la voix de Camus
toujours vivante, à une continuation de l’œuvre qui
en offre une nouvelle lecture, une interprétation
renouvelée.
Œuvre intégrale – Étude d’ensemble p. 139
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Recomposer le personnage au travers de la
narration.
–– Interpréter la fonction du personnage.
–– Dégager une vision du monde et de la condition
humaine.
U N R É C I T, D E S P E R SON N AGE S,
D E S  SC È N E S R OMAN E SQU E S
Première partie
La première partie dure environ dix-huit jours tandis
que la seconde se déroule sur une année, le temps de
l’instruction du procès et du jugement. La première
partie est rythmée par les jours qui se succèdent et
s’approche ainsi du journal intime. Les chapitres les
plus longs sont ceux qui développent des scènes
romanesques, parmi lesquelles celles de l’enterrement ou du meurtre. La vie de Meursault semble pouvoir changer dans la première partie avec la rencontre
avec Marie, avec qui il semble avoir découvert le bonheur, ce que rappelle la fin du chapitre 6 : « J’ai
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 6
compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le
silence exceptionnel d’une plage où j’avais été
heureux ».
Deuxième partie
C’est bien évidemment le meurtre qui sert de charnière entre la première et la deuxième partie, qui
dure environ un an. Les chapitres s’organisent selon
les grandes étapes de l’instruction du procès : l’interrogatoire, la vie en prison, le procès, les visites de
l’aumônier puis l’attente de l’exécution.
Un personnage : Meursault
• Le portrait
Aucune indication ne nous permet de nous représenter le personnage principal de L’Étranger dont on
ne connaît que le nom, Meursault.
La psychologie : Meursault semble davantage un
être de sensations que de réflexion au début de
l’œuvre. Il est peu intéressé par son travail, et semble
plutôt regarder ce qui se passe autour de lui, de sa
fenêtre ou chez ses voisins. Plutôt indifférent, il est
tout de même sensible à l’amitié qu’on lui accorde.
Il paraît surtout très sensible aux sensations
agréables, que cela soit la chaleur du sable, la fraîcheur de la mer ou les baisers de Marie.
La biographie : le récit qui s’attache au personnage
au moment de la mort de sa mère ne nous donne
pas d’informations sur sa vie antérieure. Le récit
s’achève sur l’évocation de sa mort prochaine. C’est
donc l’histoire de la dernière année de la vie de
l’Étranger que raconte le roman.
• Les actions
Héros du roman, Meursault ne répond jamais aux
attentes des personnages qui peuplent son univers
ni à celles du lecteur de romans. S’il répond aux sollicitations des autres, il semble bien incapable, dans
la première partie du roman, de mener sa vie. C’est
dans la seconde partie qu’il assumera son geste et
refusera d’adopter le comportement qu’on attend
de lui.
• L’importance hiérarchique
Meursault est le personnage central du récit. La
perspective romanesque est centrée sur lui et le
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récit s’achève avec sa disparition. Son importance
hiérarchique se dit aussi dans le caractère étonnant
de ce qui lui arrive et dans ses réactions à ce qui se
passe dans sa vie, cette « étrangeté au monde » qui
rend incompréhensible son attitude.
PAR C OU R S D E L E C TU R E : L E C TU R E S
AN ALY TI QU E S OU C U R SI VE S
Le parcours de lecture pourra se construire au fil des
extraits isolés ici ou qui figurent dans le manuel. Tout
dépendra du projet de lecture retenu qui peut ne pas
imposer l’étude de tous ces moments de l’histoire.
On a retenu les scènes romanesques, ces passages
souvent narratifs, descriptifs et dialogués où sont
expansés les topoï romanesques.
R É C E P TI ON , I N TE R P R É TATI ON
Mourir pour la vérité c’est, selon Meursault, ne pas
s’imposer le comportement que l’on attend de vous,
c’est aussi de pas expliquer ce qui a pu donner lieu
à une interprétation erronée. C’est ainsi que tout
commence avec cette incapacité du narrateur de
pleurer la mort de sa mère au moment où l’on attend
qu’il le fasse. C’est aussi ne pas vouloir expliquer
pourquoi la chaleur, puis un reflet, ont pu donner lieu
à un comportement que tous veulent interpréter
comme le signe de l’indifférence ou de la violence.
Lors de son interrogatoire, Meursault exclut aussi de
manifester son regret ou d’afficher une foi qu’il
n’éprouve pas. Refusant ainsi de jouer au coupable
anéanti par son geste, il se perd dans l’esprit du juge
d’instruction. Enfin, au nom de la vérité, il refuse que
la crainte de la mort ne lui fasse accepter un réconfort auquel il ne croit pas et c’est ainsi qu’il n’accepte plus les visites de l’aumônier. Seul, il ne lui
reste plus qu’à espérer les cris de haine de la foule
qui pourront donner sens à sa mort en témoignant
de la totale incompréhension de son attitude et de
son refus d’acheter par le mensonge une quelconque mansuétude. Meursault affiche ainsi – et
revendique – sa liberté entière. C’est ainsi qu’il
échappe aussi au désespoir.
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Français 1re – Livre du professeur
Séquence 7
Un roman contemporain : Laurent Gaudé, Eldorado (2006)
p. 140
Problématique : La séquence vise à faire percevoir la manière dont le roman contemporain prend
en charge des questions politiques et sociales de son temps dans une perspective réaliste qui
veut aussi assumer une vision de l’humanité au travers d’un récit construit aussi comme une fable
intemporelle.
Éclairages : L’originalité du roman de Laurent Gaudé réside dans le choix qu’il fait d’une structure qui fait
alterner les chapitres consacrés aux deux personnages au cœur du récit et dont la route va se croiser à la
fin de l’histoire. C’est la rencontre de ces deux destins qui ouvre à une interprétation du rêve des hommes,
en écho à d’autres quêtes qui les poussent à aller toujours plus loin à la recherche du pays d’Eldorado.
Texte 1 – L’incipit
p. 140
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Lire l’incipit.
–– Construire l’horizon d’attente du roman.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Il s’agit là de l’incipit du roman. Le roman commence
par un long paragraphe descriptif pris en charge par
un narrateur qui s’exprime à la troisième personne
avec l’emploi prédominant de l’indicatif imparfait.
On y découvre la ville de Catane en Sicile, son marché aux poissons, la mer : le décor est planté. Nulle
information quant à la date du début du récit inscrit
dans le présent d’énonciation (« en ce jour », l. 1).
Pour autant, le narrateur, qui, dans un premier
temps, semblait n’être qu’un spectateur extérieur
neutre, laisse bientôt paraître un point de vue omniscient, témoigne de ses impressions et jugements
(« sentait la poiscaille », l. 1-2 ; « l’œil plissé du commerçant aux aguets », l. 6 ; « les jeunes gens, eux,
venaient trouver de quoi distraire leur ennui »,
l. 10-11).
Ce spectacle fait surgir chez le narrateur deux
images, deux points de vue contrastés sur la mer :
–– une mer nourricière dans laquelle on puise –
image renforcée par la métaphore « les entrailles de
la mer » (l. 3-4) ou la comparaison « Les thons et les
espadons étaient exposés comme des trophées
précieux » (l. 4-5) ; une mer généreuse, bienveillante
(« C’était comme si les eaux avaient glissé de nuit
dans les ruelles laissant au petit matin les poissons
en offrande », l. 12-14) ;
–– une mer qu’il faut craindre, qui pourrait être
redoutable – image proposée sous forme d’une
métaphore filée, la présentant quasiment comme un
Dieu vengeur (« L’homme a tant fauté qu’aucune
punition n’est à exclure », l. 20-21).
En fait, la mer semble pouvoir exercer sur les
hommes le droit de vie et le droit de mort – les
hommes qui lui doivent respect et reconnaissance
(« Tant qu’elle offrait, il fallait honorer ses présents »,
l. 21-22). Ces images convergent aussi dans une
image matricielle de la mer, à l’origine de tout, image
que renforce l’homophonie qui unit « la mer » et « la
mère ».
De cet incipit aux images contrastées peut déjà
naître chez le lecteur un sentiment ambivalent de
respect mêlé de crainte, voire de dégoût : la mer
peut être à la fois généreuse et redoutable ; c’est la
conduite de l’homme qui semble déterminante
(« Tant qu’elle offrait, il fallait honorer ses présents »,
l. 21-22).
Cette description double s’achève sur une perspective plutôt menaçante soulignée par l’emploi du
conditionnel : « elle refuserait d’ouvrir son ventre »,
l. 18 ; « La mer, un jour, les affamerait peut-être »,
l. 21).
Et c’est après ce long paragraphe que le personnage de Piracci entre en scène, apparemment fasciné par ce spectacle et peut-être habité par les
interrogations du narrateur.
Synthèse
Tous ces indices nous laissent imaginer un personnage fasciné par la mer et vraisemblablement tourmenté, « happé » (l. 26) par le spectacle des poissons
« yeux morts et ventre ouvert » (l. 25) qui renvoient
aussi à d’autres images, celles des corps qu’il croise
en mer, dans sa recherche d’embarcations d’immigrés clandestins comme le veut son métier.
S’E N TR AÎ N E R AU C OMME N TAI R E
Dès la première phrase, l’irruption du mot « poiscaille » et l’emploi d’un mot très familier constituent
une surprise au sein de l’évocation d’une cité
ancienne, caractérisée comme tant d’autres par ses
ruelles pavées et son Duomo. Le contraste est renforcé par l’expression quasi religieuse de « en ce
jour » (l. 1). Deux tons se rencontrent qui désorientent le lecteur.
On en trouvera d’autres exemples dans le texte
structuré par des images attendues, celle du soleil
d’une ville méditerranéenne, traité pourtant de
manière inattendue : il est engendré ici par des
« poissons morts ». La chaleur et la vie naissent de
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7
la mort. On pourra aussi montrer comment l’oxymore « La foule se pressait, lentement » (l. 7-8)
détourne le stéréotype de la scène de marché italienne, vivante et bruyante. La métaphore « les
entrailles de la mer » (l. 3-4) ouvre elle aussi à plusieurs oppositions : l’image valorisée de la mer
matricielle rencontrant l’évocation triviale des fonctions basses, l’immensité liquide rencontrant la
matière. Plus loin on évoque une mer qui « refuserait
d’ouvrir son ventre aux pêcheurs » (l. 18) dans une
nouvelle métaphore polysémique, figure de l’acte
amoureux, de la générosité ou de la mort. Le lecteur
comprend dès lors que la mer jouera dans le roman
un rôle essentiel jusqu’à en être un des personnages, mais un personnage ambigu.
Ainsi les élèves pourront percevoir au travers de ces
oppositions, dont ils trouveront d’autres exemples
encore, comment le cliché de la scène de marché
typique est ici détourné pour ouvrir à un roman au
ton plus sombre dans lequel le thème de la mort est
déjà souligné.
Texte 2 – Chapitre i « L’ombre
de Catane », Le récit du naufrage
p. 141
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Étudier la construction d’un personnage.
–– Analyser la progression et la dramatisation
du récit.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
La construction d’un personnage
Au travers de son récit, la jeune femme met en scène
ses sentiments, et ceux de ses compagnons d’infortune (« On rigolait à bord. Certains chantèrent »,
l. 1-2), dans une brutale gradation. On passe du fol
espoir (« Le nouveau continent était au bout », l. 7) à
la panique et au désespoir (« La mort serait monstrueuse », l. 29-30) ; et du désespoir à l’anéantissement. Entre ces deux moments, sa détermination et
son courage se disent dans la juxtaposition des propositions courtes qui évoquent sobrement ce qu’elle
endure : « Il faisait chaud. Ils étaient trop serrés. Elle
avait faim. Son bébé pleurait. », l. 4-5. Les sentiments qu’éprouve le personnage se disent aussi
dans l’évolution du récit, d’une action qui ne se
centre plus que sur des cris d’alarme évoqués à trois
reprises et qui sonnent le glas de son voyage. Mais
les sentiments évoqués sont aussi ceux qui suivront
la deuxième partie du voyage, le « second voyage »
(l. 13-14) comme elle le qualifie et qui se poursuit
jusqu’au moment du récit qu’elle fait à Piracci. Trois
propositions construites sur un modèle disloqué
d’antéposition d’un complément soulignent les
conséquences de ce qu’elle a vécu et qu’elle ne
peut oublier (« elle se rappelait chaque instant »,
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l. 14 ; « elle le revivait sans cesse », l. 15) jusqu’à
provoquer une mort métaphorique (« elle n’était
jamais revenue », l. 16).
C’est la promesse d’une vie meilleure faite à son
enfant qui a donné à cette femme toute cette énergie, cette force morale et physique pour affronter
une traversée qu’elle savait difficile.
Pour autant, si les conditions matérielles – longueur
du trajet, chaleur, manque de nourriture, promiscuité
– étaient prévisibles, la lâche conduite de l’équipage
ne l’était pas, l’absence totale d’eau et de nourriture
pas davantage.
Vers l’Eldorado
Dans le récit de cette quête d’un Eldorado, l’utilisation de la valeur modale du conditionnel marque le
caractère hypothétique du futur pour lequel la jeune
femme s’était préparée et qui ne s’est pas réalisé :
« Elle se serait sentie capable… », l. 6 ; « Elle aurait
tenu vaille que vaille », l. 9. Dans le second paragraphe, le conditionnel exprime le futur envisagé, les
faits redoutés, ceux qui construisent le désespoir :
« si l’errance se prolongeait, la mort serait monstrueuse. Elle les assoifferait. Elle les éteindrait. Elle
les rendrait fous… », l. 29-31.
Entre le fol espoir du début et l’anéantissement final,
le contraste est saisissant. Dans un premier temps,
la force du rêve permet d’oublier les contraintes du
moment (la faim, la chaleur…). Puis tout devient
« lent et cruel » (l. 31-32). Le récit change de perspective : d’une focalisation interne permettant, dans
le premier paragraphe, de partager les sentiments
de la jeune femme, on passe, dans le dernier paragraphe, à une focalisation externe, à une vision distanciée, purement descriptive. La description suit
pas à pas l’évolution dramatique de la situation et
semble s’épuiser comme les passagers : les phrases
deviennent plus courtes et se répètent (« Personne
ne savait piloter pareil navire. Personne ne savait
non plus… 
», l. 
21-22). Les phrases nominales
disent l’impuissance : « Encerclés par l’immensité
de la mer. », l. 26 ; « Dérivant avec la lenteur de
l’agonie. », l. 26-27 ; « Plus de force. », l. 34.
À la première phrase de l’extrait – « La vie allait enfin
commencer. », l. 1) – s’oppose, à la fin, une sorte de
paraphrase de la mort : « Bientôt ce ne fut plus que
le silence. », l. 39. De l’espoir d’un Eldorado au
désespoir absolu… Cette opposition illustre la tonalité tragique de cet épisode du récit.
Synthèse
La photographie proposée est quasiment superposable au récit proposé. Mais l’image permet de se
représenter, mieux que le récit peut-être, le péril qu’il
y a à cette navigation sur un bateau surchargé et en
piètre état. La vision en plongée accentue la fragilité
de la situation des migrants et la seule bouée de
sauvetage que l’on aperçoit semble bien dérisoire.
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Français 1re – Livre du professeur
L’image comme le texte posent les questions redondantes et sans réponse de l’accueil des immigrés,
des raisons de cette immigration, de l’indifférence
quasi générale des pays européens. Une réflexion
sur les raisons de ces tentatives s’impose : les
famines, les guerres, l’exploitation des populations
sont autant de thématiques à engager pour mieux
aborder le problème des responsabilités à partager.
Fuir son pays est certainement d’abord un acte de
désespoir. C’est ce que montrent et l’extrait et la
photographie car pour quelles autres raisons des
hommes accepteraient-ils de vivre de semblables
tragédies ?
Texte 3 – Chapitre i « L’ombre
de Catane », Le projet de vengeance
p. 142
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Analyser les ressorts de la vengeance.
–– Comprendre les termes d’un dilemme et
la  progression de la réflexion vers une solution.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
La mort de son enfant constitue de toute évidence
pour le personnage de la jeune femme l’événement
central qui conditionne la suite de son existence,
une vie dont on a vu qu’elle n’est plus qu’apparente
après ce « second voyage » dont « elle n’était jamais
revenue » (texte 2). Le seul moteur qui reste à sa vie
est celui de la vengeance. Mais de qui se venger ?
Le texte nous apprend qu’elle a choisi Hussein
Marouk, « un homme de paille qui s’occupe des
basses œuvres » (l. 2-3). Le dialogue avec Piracci et
la question de ce dernier (« Pourquoi Hussein
Marouk ? », l. 1) permettent au lecteur de comprendre le raisonnement de la jeune femme, qui
prend la forme d’une concession première. Certes
elle reconnaît que ce personnage n’est pas le seul
coupable, ni le plus coupable de la tragédie, mais
son choix est avant tout fondé sur des raisons pratiques : elle est persuadée de pouvoir le retrouver
(« j’aurais peut-être le moyen de l’atteindre. », l. 7-8).
Pour la jeune femme, ce qui importe, c’est de venger
la mort de son enfant et un coupable – quel qu’il soit
– doit payer.
Cette attitude provoque chez Piracci un débat intérieur au cours duquel s’affrontent plusieurs points
de vue traitant de cette même question : qui est le
premier responsable du drame ? Et spontanément
sa condamnation va d’abord vers les hommes
d’équipage qui ont abandonné, sans réserve d’eau,
tous les occupants du bateau. On peut en effet
comprendre que pour le commandant d’un bateau
comme l’est Piracci, l’abandon d’un navire est le
crime le plus grave que peut commettre un
équipage. La mission qui est la sienne – apporter un
secours à ceux qui sont en détresse en mer – le rend
certainement plus sensible à ce forfait. Cette première analyse est vite ébranlée par la ferme décision
de la jeune femme : ne serait-ce pas plutôt celui qui,
à l’abri de tout risque, s’enrichit sur ces morts ?
Dans tous les cas, la vengeance semble une évidence pour les deux personnages. Leur situation les
rend certainement incapables d’une autre attitude.
Le texte le montre clairement : ils ont jugé les responsables et les ont déclarés coupables.
C’est ce qu’attestent les mots « coupable » (l. 6),
« venger » (l. 2), « châtier » (l. 19), « crime » (l. 27) et
« obscénité » (l. 28) qui constituent un champ lexical
relevant, de façon claire, du procès et du jugement
prononcé par les deux personnages.
Dans l’expression « au crime, il ajoutait l’obscénité
de l’opulence » (l. 27-28), qui condense les termes
de l’accusation, tout est dit de l’inacceptable : la vie
aisée, confortable du responsable se nourrit de l’exploitation d’une misère avérée et, pire encore, d’une
extermination programmée.
Dans son monologue intérieur, Piracci examine les
conditions de la culpabilité des uns et des autres. De
qui se venger ? C’est au conditionnel que s’énonce
d’abord son point de vue, un conditionnel qui l’installe dans un hypothétique jeu de rôle qui le conduit
à des certitudes – voire des évidences : s’il était la
jeune femme, « il aurait eu à cœur avant toute chose
de se venger » (l. 9-10), « il leur aurait fait payer » (l.
14). Ce conditionnel est renforcé par un acte d’accusation – « C’étaient eux » – répété plusieurs fois (l.
10 et 12). Puis, ces certitudes deviennent des
doutes. Dans ce long discours intérieur, le commandant fait se succéder de nombreuses phrases interrogatives qui sont autant de tentatives à mieux
comprendre la décision de la jeune femme.
Finalement, Piracci met fin à ce dilemme en énonçant une certitude qui intègre et partage la décision
de la jeune femme : « L’important » (l. 29), c’était
« ce désir puissant qu’elle avait de frapper à son
tour. » (l. 30-31).
Synthèse
Dans Eldorado, les personnages et leur psychologie
se construisent très souvent au travers des discours
des personnages. Le discours indirect libre contribue ici à mieux faire comprendre les valeurs, réactions et hésitations de Piracci dans son monologue
intérieur. Son questionnement, sous la forme de
phrases interrogatives, l’emploi de modalisateurs
(« sans doute », « peut-être ») qui nuancent le jugement, marquent le doute. Peu disert dans le dialogue, il ne souhaite pas alimenter la soif de
vengeance de la jeune femme et ne cherche pas non
plus à obtenir des réponses à toutes ses questions.
Il ne veut retenir finalement que son désir de
vengeance.
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7
G RA MMA I R E
Le discours direct au début de l’extrait exprime
l’échange entre Piracci et la jeune femme : un
échange bref qui, en deux répliques, traduit l’essentiel des deux points de vue (« Si vraiment vous voulez vous venger, remontez plus haut. », l. 1-2 / « Je
ne prétends pas que cet homme soit le seul coupable. Je dis seulement qu’il l’est. », l ; 6-7).
Le discours indirect (« Le commandant pensa qu’à
sa place… », l. 9 et suivantes) introduit le monologue
intérieur de Piracci, un monologue qui se poursuivra, sur quasiment tout le paragraphe, au discours
indirect libre (« Oui, sans doute il aurait essayé »,
l. 13-14 ; « Et puis peut-être avait-elle raison. »,
l. 16). Ce choix syntaxique marque de façon subtile
le glissement de la pensée du commandant vers
celle de la jeune femme (« Le commandant chassa
ces pensées de son esprit. L’important n’était
pas… », l. 29-31).
Texte 4 – Chapitre ii « Tant que
nous serons deux »
p. 143
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Recomposer l’univers et l’histoire
du  personnage.
–– Comprendre les motivations des personnages
du roman.
L E CT U RE A NA LY T I QUE
Soleiman et Jamal vont quitter le Soudan. C’est
Soleiman qui, à la première personne du singulier et
au présent de narration, prend en charge le récit de
ce départ.
D’une focalisation zéro, d’un narrateur omniscient
prenant en charge les faits et pensées des personnages – et, notamment, de Piracci – nous passons à
une focalisation interne qui nous amène à partager
au plus près les tourments et l’évolution psychologique de Soleiman.
« La poussière » (l. 2), le chaud « soleil de la journée » (l. 3-4) sont les premiers indices d’un cadre
africain, soudanais, en l’occurrence. Mais il convient
d’y ajouter « la place de l’Indépendance » (l. 11) liée
à l’histoire de l’Afrique ; et aussi les embouteillages,
le thé pris avec les amis, et le nom même de
« Fayçal » (l. 13).
Le passage constant du « je » au « nous » montre à
l’évidence que les deux frères ne font qu’un. Soleiman intègre Jamal à toutes ses pensées. Une communion qu’illustre bien son affirmation « je sais qu’il
pense à tout cela » (l. 34-35).
Malgré le caractère irrémédiable de la décision prise
de quitter son pays, « la tristesse et la joie se partagent » (l. 8) en l’âme du narrateur. Son attachement
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reste très fort, la famille y a toutes ses racines (« Nous
allons laisser derrière nous la tombe de nos ancêtres  »,
l. 24-25) et il faudra également laisser tous les amis.
Le paradoxe est total lorsque, avec lucidité et sans
illusion, Soleiman envisage l’avenir : « Là où nous
irons, nous ne serons rien » (l. 32). L’oxymore « J’ai
doucement mal de ce pays » (l. 9) illustre ce choix
dans lequel la volonté de se reconstruire un destin
n’efface pas ce que le passé a construit.
De nombreuses comparaisons et métaphores renforcent et éclairent cette expression : « Nous laisserons ce nom ici, accroché aux branches comme un
vêtement d’enfant abandonné que personne ne
vient réclamer », l. 29-32 ; « nous buvons nos thés
comme des chats laperaient de l’eau sucrée. »,
l. 39-40.
Le narrateur fait une liste de tout ce qu’il abandonne.
Cet aspect énumératif est donné par les reprises
anaphoriques « Nous allons laisser… » (l. 24-25,
l. 25-26), par un recours constant à la parataxe, aux
phrases très brèves, parfois nominales (« 
Des
pauvres. Sans histoire. Sans argent. », l. 32-33), par
des constructions syntaxiques quasi superposables
construisant des rythmes binaires, ternaires : « Nous
n’achèterons plus rien… », l. 17 ; « Nous ne boirons
plus de thé, ici. », l. 18. Les répétitions de « Sans »,
« rien », « aucun », « jamais » martèlent ce vide
angoissant qui va engloutir tout un passé.
Synthèse
Tout le texte dit l’attachement des deux frères à leurs
pays. Les lieux et plaisirs de leur vie sont longuement évoqués et les sensations visuelles, sonores,
olfactives d’un pays du sud, l’importance d’une
sociabilité amicale et familiale, sont soulignées, donnant à l’ensemble un caractère nostalgique alors que
le départ n’a pas encore eu lieu. Le paradoxe tient à
la difficulté mais aussi à la nécessité de ce départ.
S’ils sont convaincus qu’il faut partir, ils savent aussi
qu’ils vont tout perdre, et avant tout le souvenir de
leur histoire familiale, puis le souvenir tout court de
leur passé. Cette décision d’un départ qui n’est pas
vraiment souhaité pour un avenir d’emblée
condamné redouble le sentiment de déchirement
des deux frères, voire d’absurdité de leur destin.
S’E N TR AÎ N E R À L’É C R I TU R E D ’I N VE N TI O N
Le texte 4 offre de nombreux arguments qui pourront nourrir le dialogue à rédiger entre les deux personnages 
: toutes les pensées de Soleiman
constituent autant de raisons de ne pas partir.
L’élève trouvera aussi dans le récit de la jeune
femme (texte 2) l’occasion d’évoquer les dangers du
périple. Enfin le texte 3 propose des outils d’écriture
du dialogue, du monologue intérieur et du débat qui
peuvent être réinvestis efficacement au service de
ce projet d’écriture.
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Français 1re – Livre du professeur
Texte 5 – Chapitre viii
« Je me perdrai à Ghardaïa »
Synthèse
p. 144
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Poursuivre l’analyse du personnage et de ses
motivations.
–– Interpréter le récit au-delà du projet réaliste et
de l’évocation des questions contemporaines.
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Piracci, qui a tant secouru de clandestins, tant
côtoyé leur désespoir, tant pris la mesure de leurs
malheurs et de leurs désillusions, décide pourtant
de tout abandonner et de partir seul vers l’Afrique,
de faire, en quelque sorte, le chemin à l’envers pour
mieux comprendre le sens de tout cela. La mise en
scène du départ de nuit, sur une modeste barque,
constitue une scène romanesque propice à l’évocation d’un décor mimétique des sentiments et pensées du personnage. La mer et les images qui lui
sont associées depuis le début du roman ouvre à
deux visions, l’une protectrice et maternelle, l’autre
inquiétante mais aussi vivifiante, régénératrice : « Il
était une infime partie de l’immensité qui l’entourait,
mais une partie vivante. », l. 2-3. L’évocation de la
nuit renforce cette image paradoxale, ambivalente :
« La nuit l’entourait avec douceur », l. 10. Aussi
Piracci éprouve-t-il de la peur, mais une peur « qui
lui fouettait les sens » (l. 4). Ce départ de Catane
peut être lu comme une fuite vers une renaissance et
cette quête paradoxale ressemble bien à une quête
identitaire, soulignée par deux phrases interrogatives : « Comment fait-on pour obtenir ce que l’on
veut quand on n’a rien ? De quelle force et de quelle
obstination faut-il être ? », l. 29-30.
Cette quête identitaire qui passe par le renoncement
au présent, par le rêve d’un ailleurs pour d’autres
lendemains est certainement ce qui est commun à
ces deux destins croisés : celui de Soleiman et celui
de Piracci. Aucun des deux personnages ne semble
pourtant se faire d’illusion sur un possible Eldorado,
c’est sa quête qui leur importe. Chacun sera « un
pauvre homme de plus sur la route de l’Eldorado »,
l. 41. Mais leur parcours sont opposés, inversés, ce
qui offre sur le plan narratif la possibilité de leur rencontre, moment charnière du roman. Ces trajectoires ouvrent également à l’interprétation du titre :
l’Eldorado ce n’est que le lieu qu’on a choisi comme
destination ; cela n’existe que par le désir des
hommes et conduit le lecteur à dépasser une seule
lecture sociale et politique du roman.
C’est essentiellement par le discours indirect libre
que le lecteur accède aux pensées du personnage
(« Comme il était doux de n’être rien », l. 40), à ses
choix, à sa réflexion, à ses doutes (« Comment faiton pour obtenir ce que l’on veut quand on n’a
rien ? », l ; 29).
Contrairement à Soleiman, c’est moins la destination qui compte pour Piracci, que le départ, le
voyage dans une dimension quasi expérimentale : le
commandant qui ne supporte plus sa vie à Catane
veut éprouver toutes les sensations, les sentiments,
vivre toutes les étapes du parcours de l’émigrant
pour partager son « éclat de volonté » (l. 20), « se
fondre dans la foule de ceux qui marchent, avec
rage » (l. 35-36), et faire avec lui l’expérience d’une
humanité retrouvée : « Comme il était doux de n’être
rien. Rien d’autre qu’un homme de plus », l. 40).
GR AMMAI R E
Deux courts passages seulement sont au discours
direct : « Je suis nu, pensa-t-il. Comme seul un
homme sans identité peut l’être. » (l. 9-10) et
« L’herbe sera grasse […] Et la vie passera comme
une caresse. » (l. 13-15). Il s’agit, dans les deux cas,
de ne pas trahir les termes des discours. La pensée
de Piracci et les paroles de l’inconnu sont les deux
faces du miroir : une même recherche sur deux chemins opposés.
Texte 6 – Chapitre x « L’assaut »
p. 145
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Partager avec le lecteur une scène d’action.
–– Mettre en scène la force de la solidarité.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
Il s’agit là d’une scène d’action, une scène où tout
se joue de manière cruciale, comme on peut en
juger par la situation critique des personnages, Boubakar et Soleiman : « Nous sommes maintenant
coincés entre les Marocains et la grille », l. 3-4. Tout
échec deviendrait irrémédiable : « Il n’y a plus
d’autre solution », l. 4-5. Chaque geste est décisif,
vital : « « Il faut monter », l. 4.
Le rythme très vif donné à la narration est souligné
par l’emploi quasi constant de la parataxe, par la
succession de phrases brèves, par les nombreux
verbes d’action : « J’entends des coups de feu. Des
corps tombent », l. 5-6. La juxtaposition rend les
deux actions simultanées dans une perception d’ensemble qui ne permet pas au narrateur d’identifier
clairement les victimes et leur nombre. Cette écriture
très visuelle peut être qualifiée d’écriture cinématographique : la scène s’ouvre avec l’arrivée en trombe
d’une voiture de police, un événement qui, dans les
films, enclenche fréquemment l’action. La dramatisation de la scène vient également des ruptures
dans le rythme de la narration, avec ce qui ressemble à des moments de pause (« Il ne bouge
plus », l. 9 ; « Il me regarde avec étonnement »,
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7
l. 13) ; des moments d’incertitude qui figent l’action
et peuvent aussi conduire à l’échec de l’entreprise.
L’action semble aussi se ralentir, se décomposer au
gré des perceptions du personnage dans un temps
démultiplié : « je n’ai plus de forces et me laisse
tomber. Je chute. Je sens l’impact dur du sol. Les
genoux qui me rentrent dans le ventre. », l. 19-21.
L’action ouvre à quelques plans plus larges qui
montrent les autres assaillants de la barrière : « Chacun tente de sauver sa vie. », l. 17-18.
La prise en charge de cette scène au présent de narration par le narrateur-personnage la fait vivre au
lecteur au rythme de ses gestes, de ses sensations,
de ses sentiments, de ses pensées : « Il faut faire
vite », l. 15 ; « Nous y sommes presque. », l. 22.
L’ensemble donne l’impression forte d’assister à un
reportage en direct, angoissant, à l’issue incertaine.
C’est avec une série d’images que le narrateur souligne à la fois la condition de fuyards des personnages et l’exploit qu’ils viennent d’accomplir. La
comparaison « Je le sens respirer comme un gibier
après la course » (l. 23-24) dit leur épuisement à la
mesure de l’effort qu’ils viennent de fournir, mais
aussi la manière dont ils sont traités : comme des
bêtes. La métaphore « une force de titan » (l. 25)
oppose cette condition animale au sentiment pour le
narrateur de s’être métamorphosé en divinité. La
métonymie « J’ai sauté sur l’Europe » (l. 25), redoublée par les métaphores hyperboliques « sauté pardessus des montagnes », « enjambé des mers » (l.
26), traduit l’euphorie d’une apparente réussite,
euphorie à la dimension de l’obstacle franchi.
Pour autant, la fin du texte propose une cataphore
inquiétante qui ouvre, pour le lecteur, sur une nouvelle attente angoissante : « Nous ne nous doutons
pas que le pire est à venir. », l. 29. On peut remarquer alors que le narrateur se détache de l’action
pour se transformer en narrateur omniscient. Sur le
plan narratif, le procédé relance le questionnement
du lecteur et le conduit à élaborer de nouvelles
hypothèses quant à l’orientation du récit, quant au
destin des deux personnages jusqu’ici solidaires.
Synthèse
Laurent Gaudé bâtit son roman sur une réalité
contemporaine : les drames de l’immigration. Il
confronte Soleiman, personnage de fiction, aux
mêmes réalités que les acteurs réels dont les propos
résonnent clairement dans ce passage. Il n’est qu’à
se référer au témoignage de George paru dans
Courrier international du 27 
mars 2014 (voir
page 147) pour s’en convaincre : « Ça a été un saut
difficile […] d’abord une barrière puis une autre…
Quand on arrive à la dernière, on est déjà épuisé. »
Nul mystère à cela : les témoignages des migrants
sont très nombreux et ils ont ainsi nourri la construction des personnages romanesques.
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GR AMMAI R E
Les nombreuses reprises anaphoriques des pronoms personnels « Je », « il » et « nous » mettent les
personnages au centre de l’action et ces rapides
changements de perspectives accélèrent le rythme
du récit en éclairant tous les aspects de cette scène
très dense.
Texte 7 – Chapitre xiii « L’ombre
de Massambalo »
p. 146
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– Comprendre le dilemme auquel est confronté le
personnage.
–– Interpréter la vision du monde que porte le
roman.
L E C TU R E AN ALY TI QU E
À Ghardaïa, Piracci croise Soleiman. Le commandant s’est métamorphosé en un vagabond qui n’attend plus rien de la vie et qui a déjà tenté de mourir.
Il comprend, pour avoir entendu des migrants parler
de Massambalo, le Dieu des voyageurs, que le jeune
homme l’a pris pour un des envoyés du dieu, une
ombre qui doit veiller sur lui. Dans le débat intérieur
auquel se livre Piracci, deux idées s’opposent : dire
la vérité, dire qu’il n’est pas un envoyé de Massambolo, le dieu des immigrés, au risque de voir le jeune
homme céder au désespoir, ou bien lui laisser croire
en cette assistance divine et entretenir ainsi son
rêve illusoire d’Eldorado. Le dilemme est renforcé
par le choix qu’a fait Piracci de s’abandonner aux
événements : il ne cherche plus à travailler et veut
attendre la mort en mendiant sur cette place animée
où sa présence passe inaperçue. Acceptera-t-il
encore de jouer un rôle dans la vie d’un autre ? L’intensité de la scène est renforcée par le silence dans
lequel elle se déroule et par la question réitérée trois
fois du jeune homme sous la forme lapidaire du nom
du dieu : « Massambalo ? » (l. 6, 7 et 27).
Piracci, lui, ne cherche plus d’Eldorado. Il est au
bout de sa quête, il ne recherche maintenant qu’« un
évanouissement au monde » (l. 22). Il choisit cependant de ne pas briser le rêve de Soleiman, de lui
redonner force et espoir. Cette rencontre constitue
le point d’intersection de deux chemins inverses.
Tout se joue dans les regards échangés : « Le jeune
homme continuait à le regarder », l. 1 ; « Piracci
cligne des yeux… », l. 7 ; « Il y avait ce regard qui
l’avait frappé… », l. 17 ; « le regard bienveillant de la
fortune », l. 16, etc. L’auteur du récit scelle dans ces
regards la vaine recherche d’une nouvelle vie, le
bout d’un chemin pour l’un et le vif espoir d’un Eldorado, d’une nouvelle vie à construire pour l’autre.
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Français 1re – Livre du professeur
Synthèse
L E C TU R E D ’I MAGE
Par une habile construction narrative, Laurent Gaudé
fait se croiser les chemins des deux personnages
principaux du roman : Piracci et Soleiman. Cette
rencontre donne au roman sa portée symbolique :
plus qu’atteindre l’Eldorado, c’est en faire la quête
qui est essentiel. Ce qui importe c’est donc d’entretenir l’espoir qui pourrait y conduire, c’est avoir des
raisons de croire en demain. Et c’est précisément ce
que veut transmettre Piracci. En crédibilisant l’existence de Massambalo auprès de Soleiman, il lui
transmet précisément cet espoir, cette force qui
­permet de croire en son rêve.
S ’ E N T RAÎ N ER À L’É CR I T UR E D ’I NV E N TI ON
Le roman de Laurent Gaudé use fréquemment du
discours indirect libre, du monologue intérieur pour
contribuer à la construction du personnage et à son
analyse psychologique. L’élève pourra donc investir
cette forme et les arguments examinés par Piracci
dans ce texte pour imaginer le bonheur, le soulagement et l’espérance que l’acquiescement du commandant vont provoquer.
Perspective – Récit de presse
p. 147
L EC T UR E A N A LYT I QU E
Le journaliste rapporte le témoignage d’un émigré
qui, après plusieurs tentatives, a réussi à franchir
ces redoutables barrières métalliques pour poser le
pied en Espagne.
Il y traduit à la fois, selon le point de vue de George,
l’« enfer » (l. 1) de la vie au Tchad qu’il a voulu quitter
pour un avenir meilleur pour lui et surtout pour son
fils, les dangers, les peurs de l’éprouvant périple à
l’issue incertaine et le fol espoir d’une vie meilleure
(« le paradis espagnol qu’il convoite », l. 2).
Ce périple est comparable en de nombreux points à
celui de Soleiman qui doit lui aussi échapper aux
« limbes marocains » (l. 2) et franchir ces redoutables barrières métalliques. Le fol espoir d’un
­Eldorado est également la motivation suprême et,
comme dans le roman, « une partie [du] voyage
s’achève et une autre commence », l. 7-8. L’article
de presse garde cependant ses spécificités : les
lieux sont précisément décrits, le journaliste rapporte des faits. Si le journaliste emprunte au discours direct c’est pour donner plus de force à son
reportage, c’est pour sensibiliser le lecteur, à travers
un exemple précis, aux drames humains qui se
jouent au quotidien, ajouter à la présentation des
faits la force du témoignage.
Plantu représente l’Europe comme un ensemble de
pays qui sont autant de forteresses juxtaposées.
L’une d’elles, l’Italie, semble particulièrement hermétique : un haut mur la rend infranchissable et,
derrière cet obstacle, les migrants s’entassent.
Le point de vue du dessinateur est clair. Il souligne
l’impossible accès à l’Eldorado rêvé et les murs
d’indifférence dressés par chaque pays face au
­
problème.
Le roman de Laurent Gaudé s’arrête justement
au pied de ce grand mur : Soleiman pourra-t-il le
­franchir ? Que trouvera-t-il derrière ? Telles sont les
questions que le lecteur se pose et dont il trouvera
des pistes de réponses dans l’actualité et dans les
débats politiques qui naissent des tragédies dont
Gaudé s’est fait le témoin et le rapporteur.
Œuvre intégrale – Étude d’ensemble p. 148
P OU R C OMME N C E R …
Eldorado n’est pas un titre qui, a priori, porterait
au pessimisme. Il est surtout représentatif d’une
recherche d’un monde idéal ; et, la mer bleue, le
bateau à l’horizon, le ciel bleu de la première de
­couverture ainsi que l’atmosphère sereine qui s’en
dégage peuvent conforter cette idée première.
­L’éditeur a visiblement choisi d’illustrer la part de
rêve qui pousse à la quête d’un monde idéal, d’un
« Eldorado ».
Dans la biographie de Laurent Gaudé, et après avoir
cité quelques-unes de ses œuvres théâtrales, il faudra noter qu’il a puisé plusieurs de ses thèmes
romanesques dans des réalités contemporaines qui
mettent l’homme aux prises avec la violence – Cri,
publié en 2001 et qui a pour cadre la guerre de 19141918 –, avec les cataclysmes naturels – Ouragan,
publié en 2010 et qui a pour cadre la NouvelleOrléans ravagée par un cyclone, Danser les ombres,
publié en 2015 et qui a pour cadre un tremblement
de terre à Haïti. Ces romans, comme Eldorado,
racontent « la vie courageuse, obstinée de ces
hommes et de ces femmes qui luttent chaque jour
contre la dureté de la vie » (Laurent Gaudé).
U N R E C I T, D E S P E R SON N AGE S,
U N E  P R OGR E SSI ON D R AMATI QU E
Deux récits se combinent dans ce roman dans une
parfaite alternance : celui de Piracci pris en charge,
à la troisième personne du singulier, par un narrateur
omniscient, et celui de Soleiman écrit à la première
personne. C’est à la fin du roman que le destin des
deux personnages va se croiser, au moment où
Piracci arrive au bout du chemin, au bout de sa
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7
quête et qu’il finit sa vie en donnant à Soleiman la
force d’espérer en la sienne.
Laurent Gaudé a fait de Piracci son personnage
central : son récit ouvre et clôt le roman ; son récit
occupe quasiment le double de pages ; et c’est le
seul personnage dont on connaîtra le destin.
L’itinéraire des deux personnages se lit dans la plupart des titres de chapitres « Catane », « Lampedusa », « Al Zuwarah » pour l’un ; « La frontière »,
« Ghardaïa » pour l’autre. Il est à remarquer que les
titres des premiers et derniers chapitres sont superposables « L’ombre de Massambalo » faisant écho à
« L’ombre de Catane ». D’une ombre à une autre, le
symbole d’une vie, d’une quête identitaire : « Dans
combien de vies peut-on être ainsi soi-même » se
disait-il lors de son départ. Et pourtant, il va devenir
« L’homme Eldorado » (chapitre VII) – ce qui le désigne
clairement comme le personnage central du roman.
« Le petit collier de perles vertes » et « Massambolo » sont des indices posés dont on peut mesurer
la portée narrative dans la construction du roman.
Jamal, condamné à une mort certaine, doit laisser
son frère poursuivre seul, il lui remet ce collier de
perles vertes qu’il a toujours porté lui donnant une
force symbolique (« Je voudrais lui rendre son collier
et prendre sa maladie… Je me remplis de lui pour ne
jamais oublier le visage qu’il a à cet instant. »).
C’est lorsqu’il est abandonné sur la route de Ghardaïa que Piracci entend pour la première fois la
légende de Massambalo, le Dieu des immigrés qui
peut, dit-on « revêtir différentes formes ». Si le voyageur qui le croise devine son identité, « alors, il peut
lui laisser un cadeau. L’ombre de Massambalo prend
l’offrande et la conserve. C’est signe que le périple
se passera bien. »
Et c’est précisément ce collier qui permettra au lecteur d’identifier Soleiman lorsqu’il croisera le chemin
de Piracci et le lui remettra en pensant qu’il est Massambalo. Cette rencontre est d’ailleurs annoncée
beaucoup plus tôt sous forme d’une mystérieuse
cataphore (chap. VII p. 152-153) : « C’est lui. Oui. »
« – Qu’as-tu fait de ton collier ? – Je l’ai offert à
quelqu’un. Là-bas. Sur le marché. » ; « Je sais qui
j’ai rencontré. »
Les personnages et leur destin
Les deux personnages principaux, Piracci et Soleiman, ont en commun cette recherche d’Eldorado.
Cependant, Piracci, son parcours, sa transformation
psychologique occupent plus d’espace dans le
développement du roman. L’évolution du personnage est construite par paliers : une réflexion sur sa
condition de marin le conduit à prendre conscience
de l’absurdité de sa mission, puis, de cette prise de
conscience naît le désir de comprendre ce qu’il y a
derrière ces regards désespérés des migrants, puis,
enfin, arrive la décision de donner un sens à sa vie
en remontant à la source de ces désespoirs.
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Soleiman, narrateur-personnage, confère à l’histoire
son caractère d’authenticité en faisant partager au
lecteur son cheminement physique et psychologique, en lui faisant mesurer la nature et l’importance des obstacles et la force physique et morale
nécessaires pour les franchir.
Le parcours des deux personnages principaux se
construit également par et avec leurs rencontres. On
peut repérer des rencontres de deux types :
–– celles qui vont déclencher leur départ ;
–– celles qui vont jalonner leur périple.
Pour Piracci, la première rencontre, celle de la jeune
femme qu’il avait interceptée deux ans plus tôt, est
déjà décisive, elle lui fait prendre conscience de
l’ampleur des drames qui se jouent. La deuxième
rencontre marquante est celle du clandestin à qui il
refuse son aide ; une attitude qui va l’entraîner dans
le remords et le convaincre de partir. Angelo, son
ami de toujours, va être le dernier confident et aussi
celui par qui le lecteur va mieux connaître ses motivations et ses doutes ultimes (« Où vais-je ? » ;
« Mourir cette nuit, me dissoudre en haute mer, estce que c’est cela que j’entreprends de faire, sans
oser me le dire ouvertement ? »).
Son périple sera marqué par des rencontres hostiles
comme celle du chauffeur de camion qui l’abandonne ou encore celle de la reine d’Al-Zuwarah – un
personnage marquant qui symbolise physiquement
et moralement la laideur absolue de ceux qui
exploitent sans vergogne la misère des gens pour
amasser toujours plus d’argent. Reste le personnage du conteur qui lui révèle la légende du dieu des
émigrés : Massambalo.
Soleiman sera également confronté à la violence
des passeurs mais aura la chance de croiser le chemin de Boubakar qui se montrera un allié précieux.
De tous les personnages du roman, seul le destin de
Piracci sera connu. Tous les autres seront laissés en
chemin dans leurs quêtes diverses. La jeune femme
assouvira-t-elle son désir de vengeance ? Soleiman
atteindra-t-il son rêve ? Ce qui semble importer est
davantage la quête des personnages que son aboutissement, le chemin vers l’Eldorado que l’Eldorado
lui-même. Partout est soulignée la force donnée par
l’espoir.
PAR C OU R S D E L E C TU R E
Tout au long du roman, certains passages se font
écho d’un chapitre à l’autre.
• Texte A
Dans le premier passage, la jeune femme explique
l’aspect politique du problème de l’immigration et
des drames qu’elle engendre. Elle donne son avis
sur ceux qu’elle pense être les vrais responsables.
Le texte écho donne une explication complémentaire et tout aussi sordide : l’immigration est une
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Français 1re – Livre du professeur
aubaine pour ceux qui ont décidé de s’enrichir en
exploitant la misère.
• Texte B
« Mon frère il n’y aura que toi pour moi. Et moi pour
toi. Plus frères que jamais… » « Nous ne pouvons
que vieillir ensemble désormais… » C’est la force de
la fraternité qui donne la force du projet, celui de
construire à deux un autre avenir pour les futurs
descendants, pour planter de nouvelles racines. Et,
dans le texte écho, c’est à la source de cette même
fraternité que puise Soleiman pour porter seul un
rêve commun : « Je sens tout autour de moi une
force calme qui me presse de marcher. C’est celle
de mon frère qui m’enveloppe. »
• Texte C
La colère de Piracci s’exprime par la violence parce
qu’il lui faut un coupable à qui il fait également payer
ses échecs – l’interprète qu’il n’a pas secouru, les
barques qu’il n’a pas retrouvées. Le texte écho
oppose à cette violence une autre violence peut-être
plus difficilement justifiable et qui entraîne les
remords de Soleiman : il a agressé un innocent uniquement parce qu’il avait besoin d’argent… La
misère suffit-elle à justifier cet acte désespéré ?
• Texte D
Le texte écho reprend ce qui a hanté la vie de Piracci
et scellé son destin : « Ces sons tristes et puissants
qu’il avait fait retentir durant la tempête pour saluer
les morts. »
RÉ C E P T I ON, I NT E R PR É TAT I ON
Une quête violente
Tout au long de leurs parcours, les deux personnages sont confrontés à la violence ; une violence
dont ils sont tour à tour auteurs, victimes ou spectateurs. Ainsi, par exemple, Soleiman après avoir été
lui-même victime d’une violente agression par les
chauffeurs qui l’ont abandonné avec ses compagnons d’infortune, devient plus tard agresseur.
À Ouargla, lors d’un arrêt du camion qui transporte
une trentaine d’hommes vers Ghardaïa, il frappe violemment un marchand pour lui voler l’argent des
bêtes qu’il a vendues. Cet argent va lui permettre de
gagner de précieuses semaines sur la durée du
voyage. Soleiman regrette cependant très vite ce
geste et le vit comme une trahison : « Je pense à
mon frère qui me cracherait dessus ». Boubakar, son
compagnon d’infortune semble avoir tout compris
mais ne porte aucun jugement : il choisit le silence.
Un silence qui peut laisser penser qu’il a, lui aussi,
eu recours à des actes inavouables et qu’une situation extrême entraîne des comportements extrêmes
même si elle ne les légitime pas.
Le dénouement : atteindre l’Eldorado ?
« C’est cela, au fond, qu’elle est venue me dire, qu’il
était temps de me mettre en route pour trouver ma
mort. », dit Piracci. Ses dernières pensées sont :
« Que l’Eldorado était là. Et qu’il n’était de mer que
l’homme ne puisse traverser. » Un aboutissement
paradoxal qui fait de la mort l’aboutissement d’une
quête. Piracci meurt serein, il a compris ce qui donnait la force d’accomplir un rêve : l’espoir, l’espoir
qu’il a transmis à Soleiman.
Le lecteur quitte Soleiman emplit de cet espoir
« Plus rien, maintenant, ne pourra m’arrêter. » Le
reste est une autre histoire : celui de sa vie future.
« Eldorado » vaut donc par le mythe qu’il désigne :
celui d’un pays rêvé, celui d’une quête identitaire qui
permet d’aller à sa conquête.
Un roman ancré dans un contexte réaliste
Les villes et pays cités dans le roman de Laurent
Gaudé – Ghardaïa, Al-Zuwarah, l’Algérie, le Maroc,
l’Espagne, Catane, Lampedusa… – sont ceux que
les informations distillent quasiment chaque jour
évoquant les parcours souvent dramatiques des
nombreux immigrés. L’exploitation et la violence
dont ils sont victimes – racket, abandon, conditions
inhumaines – sont tout aussi présentes dans le
roman de Laurent Gaudé. Pour autant, l’auteur n’argumente pas sur le sujet ; il donne à voir, et même à
partager, la misère humaine à travers ses divers
personnages.
Les drames de l’immigration très présents dans l’actualité sont au cœur des débats politiques. Pourquoi
cette immigration ? Qui est responsable ? Quelles
solutions ? Les médias offrent une grande diversité
de supports qui peuvent être la source de nombreux
débats régulés.
Au-delà du réalisme : la mer
La mer est quasiment un personnage du roman. Elle
est sans cesse personnifiée, toujours vivante. On la
trouve sous tous ses aspects notamment au chapitre III. Elle y apparaît, sous forme de métaphores,
comme rassurante, généreuse, « sauvage » (p. 66),
puissante (« masse puissante qui se cabrait et roulait »), capricieuse (« la mer avait décidé de redevenir
opaque et brusque »), belle aussi (« On aurait dit que
les flots chantaient » ; « la mer semblait vouloir manger les étoiles »). De nombreuses métaphores vont
jusqu’à la présenter comme un monstre redoutable
et anthropophage (« on ne laisse pas la mer manger
les bateaux 
» 
; « 
les extirper de la gueule de
l’océan » ; « une masse puissante qui se cabrait et
roulait »). Face à elle, l’homme ne peut que montrer
respect (« 
ne pas la heurter frontalement 
») et
impuissance (« les hommes sur le dos de la mer ne
sont rien »).
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7
L’Eldorado dans l’Histoire et la littérature
Le mot « Eldorado » renvoie à l’époque des Conquistadors espagnols et désigne le pays imaginaire
qu’ils pensaient découvrir – un pays imaginaire qui
regorgerait de trésors.
Le texte de Montaigne (p. 326) en est une illustration. Mais il dénonce surtout l’attitude des conquérants qui, derrière une apparente générosité, feront
des Indiens les innocentes victimes d’une quête
cupide, une quête qui se fait par le pillage, la cruauté
et l’asservissement.
Les gravures de Théodore de Bry (p. 327 et 329)
dénoncent également cette conquête en prenant
clairement le parti des Indiens.
De cet ensemble émerge une image toujours présente : celle de la violence, donnée ou subie, qui
jalonne les chemins de l’Eldorado.
Quant à Voltaire, il a pris le parti de décrire « Le pays
fabuleux d’Eldorado » : le pays rêvé, le pays idéal. Et
cet idéal n’est pas fait que de richesses matérielles,
il y est aussi question de richesse de l’âme. C’est un
pays de liberté, sans justice, sans prison ; mais c’est
aussi un pays où se côtoient les sciences et les arts.
Ce texte fait directement écho au discours que tient
ce personnage inconnu rencontré par Piracci au
cimetière de Lampedusa et qui décrit l’Eldorado
ainsi : « L’herbe sera grasse, dit-il, et les arbres chargés de fruits. De l’or coulera au fond des ruisseaux,
et des carrières de diamants à ciel ouvert réverbéreront les rayons du soleil. Les forêts frémiront de
gibier et les lacs seront poissonneux. Tout sera doux
là-bas. Et la vie passera comme une caresse. L’Eldorado, commandant. » (p. 111)
Et au-delà des souffrances, d’un monde qui change
et rend intolérables à ceux qui les subissent la pauvreté et l’enfermement, la guerre et l’oppression, il y
a la curiosité de l’ailleurs et de l’autre, le rêve immémorial de rivages paradisiaques et du bonheur
paisible.
Débats littéraires
Le personnage de roman doit-il avoir une part de réalité ?
OBJECTIFS ET ENJEUX
–– S’interroger sur le statut du personnage et son
rapport à la réalité.
–– Débattre en utilisant les textes de la séquence
et les connaissances acquises.
P R É PA R E R L E DÉ BAT
Les textes proposés mettent en jeu le rapport qu’entretiennent les romanciers avec leurs personnages,
et le rapport au réel et à la création que cette
conception du personnage implique. On verra que le
débat n’est pas manichéen mais qu’il explore un
large spectre de points de vue que l’on pourra élargir
au-delà de la diachronie courte qui est celle des
textes proposés.
Les deux premiers textes inscrivent le personnage
dans une vision large : politique et scientifique chez
les Goncourt, qui, au titre d’écrivains « naturalistes »,
veulent promouvoir l’accès de la figure issue des
« basses classes » au rang de personnage romanesque. Le roman offre dès lors une représentation
de la réalité du monde qu’il est chargé d’étudier,
d’expliquer de manière scientifique. On pourra renvoyer les élèves au modèle du personnage de Germinie Lacerteux, nourri de la vie de la domestique
des deux frères, cette Rose Malingre dont ils ont
découvert la double vie au moment de sa mort. La
référence à Zola s’impose également ici et le personnage de Thérèse Raquin (voir le texte A du corpus vers le Bac, p. 154) pourra illustrer l’étude qu’il
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p. 152
entreprend dans son projet d’une « Histoire naturelle
et sociale d’une famille sous le second empire »,
celle des Rougon-Macquart.
François Mauriac défend un point de vue comparable en ce qu’il reconnaît que les personnages
romanesques sont bâtis à partir d’emprunts faits au
réel, à partir de « l’observation des autres hommes ».
Il dénie aussi toute autonomie à sa « créature » qui
se nourrit aussi de ce que le romancier sait de soi.
Toutefois son projet n’est pas de constituer un discours scientifique, voire moral : le romancier crée
« un monde idéal » qu’est l’espace de la fiction. Le
rapport au réel est le rapport du texte à son lecteur,
et la manière dont il lui permet de se connaître
mieux. Cette connaissance de soi devient dès lors
connaissance des autres et la source de « la compréhension », de la reconnaissance de l’altérité.
C’est un projet humaniste que celui de Mauriac.
Le texte extrait du Journal des Faux-monnayeurs
d’André Gide rompt avec cette vision. Le personnage du roman semble échapper à son créateur, du
moins quand ce dernier est un « vrai romancier ».
Deux conceptions s’opposent : celle du personnage
construit et celle du personnage observé et réfléchi
dans une mise à distance, un éloignement de soi :
« dès que j’induis, je tire à moi. » Gide se méfie d’un
personnage construit sur « la communauté de sentiments et de pensées », c’est-à-dire de stéréotypes
sociaux renvoyant à des catégories historiques et
culturelles, et donc à un réel partagé, « commun ».
On pourra explorer avec les élèves la signification du
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Français 1re – Livre du professeur
titre de son roman et cette fausse monnaie qui ressemble de si près à la vraie, comme le faux personnage tente de ressembler à de véritables hommes.
Ainsi le personnage du roman gidien, opaque et parfois mutique, renvoie-t-il davantage à une réflexion
sur l’esthétique et la création qu’à une vision du
monde.
Le point de vue d’Alain Robbe-Grillet est emblématique de ce temps « du soupçon » pour reprendre
l’image de Nathalie Sarraute. Prenant acte du rapport du personnage à la réalité, celle de son temps à
l’instar du personnage balzacien, il le disqualifie au
nom de ce monde disparu. Alain Robbe-Grillet fait
donc une lecture historique du roman du xixe siècle,
un modèle qui témoigne de l’émergence de l’individualisme mais qui ne correspond plus au monde de
la seconde moitié du xxe siècle. Un « nouveau
roman » s’impose pour un monde « moins sûr de luimême ». Dans un monde en crise, crise du roman et
du personnage, le roman conserve bien un rapport
étroit au monde et de ce fait doit comme lui
évoluer.
On pourra conduire les élèves à élargir le débat pour
s’intéresser à la littérature telle qu’elle a été renouvelée à partir du « 
Nouveau Roman 
» jusqu’à
aujourd’hui pour les conduire à donner également
leur point de vue sur des œuvres qui leur sont un
peu plus proches. C’est l’occasion également
d’aborder la question du personnage, sous l’angle
de sa réception. Personnage de parole, Zazie se
construit dans son discours et celui des autres
quand ils parlent d’elles dans un langage renouvelé,
questionné par Raymond Queneau (voir l’extrait proposé p. 114). Quant à Céline, il met en scène Angèle
dans Guignol’band (voir l’extrait proposé p. 111) par
la voix d’un narrateur qui finit par anéantir la syntaxe
du récit, qui la décompose dans une parole heurtée
et sonore qui abolit la narration au profit des sensations et des émotions qu’elle évoque et provoque.
Ces personnages semblent s’éloigner de leurs
modèles et d’une écriture mimétique pour provoquer des effets variés : Duras raconte les paroles de
son personnage, Lol V. Stein (voir l’extrait proposé
p. 130) et tente de percer ainsi le cœur de sa folie. Le
roman du xxie siècle continue à réfléchir sur ses personnages : c’est le cas de Laurent Binet dans HHhH
(voir l’extrait proposé p. 68) qui se demande comment célébrer par la fiction les exploits de deux personnages historiques. D’autres exemples doivent
montrer comment cette question du personnage et
de son rapport à la réalité continue à dynamiser le
roman contemporain et à offrir de nombreuses voies
et expériences d’écriture et donc de lecture.
P I STE S C OMP L É ME N TAI R E S
On pourra proposer aux élèves ces deux extraits
en complément des textes du manuel.
➤➤ Nathalie Sarraute, L’Ère du soupçon, 1956
Et selon toute apparence, non seulement le romancier
ne croit plus guère à ses personnages, mais le lecteur,
de son côté n’arrive plus à y croire. Aussi voit-on
le personnage de roman privé de ce double soutien, la foi
en lui du romancier et du lecteur qui le faisait tenir
debout, solidement d’aplomb, portant sur ses larges
épaules tout le poids de l’histoire, vaciller et se défaire.
Depuis les temps heureux d’Eugénie Grandet où parvenu
au faîte de sa puissance il trônait entre le lecteur et
le romancier, objet de leur ferveur commune, tels
les saints des tableaux primitifs entre les donateurs,
il n’a cessé de perdre successivement tous ses attributs
et prérogatives.
Il était très richement pourvu, comblé de biens de toute
sorte, entouré de soins minutieux ; rien ne lui manquait,
depuis les boucles d’argent de sa culotte jusqu’à la loupe
veinée au bout de son nez. Il a peu à peu tout perdu :
ses ancêtres, sa maison soigneusement bâtie, bourrée
de la cave au grenier d’objets de toute espèce, jusqu’aux
plus menus colifichets, ses propriétés et ses titres
de rente, ses vêtements, son corps, son visage, et,
surtout, bien précieux entre tous, son caractère qui
n’appartenant qu’à lui, et souvent jusqu’à son nom.
➤➤ Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881
Ils lurent d’abord Walter Scott.
Ce fut comme la surprise d’un monde nouveau.
Les hommes du passé, qui n’étaient pour eux que
des fantômes ou des noms, devinrent des êtres vivants,
rois, princes, sorciers, valets, garde-chasses, moines,
bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent,
combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent,
chantent et prient, dans la salle d’armes des châteaux,
sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses
des villes, sous l’auvent des échoppes, dans le cloître
des monastères. Des paysages artistement composés
entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit
des yeux un cavalier qui galope le long des grèves.
On aspire au milieu des genêts la fraîcheur du vent,
la lune éclaire des lacs où glisse un bateau, le soleil fait
reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes
de feuillage. Sans connaître les modèles, ils trouvaient
ces peintures ressemblantes, et l’illusion était complète.
L’hiver s’y passa.
BI BL I OGR AP H I E
–– Jean-Louis Chrétien, Conscience et roman, II,
2011
–– Jacques Dubois, Les Romanciers
du réel. 2010
–– Christine Montalbetti, Le Personnage, 2003
–– Pierre-Louis Rey, Le roman, 1992
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7
p. 154
Corpus vers le Bac – Récits de meurtres
Émile Zola, Thérèse Raquin (1867) ; André Malraux,
La Condition humaine (1933), André Gide, Les Caves
du Vatican (1914).
LA Q UE S T I ON S UR L E COR PUS
Vous montrerez l’importance
de l’environnement dans l’attitude
des personnages.
Les trois textes, empruntés à des romans du xixe et
xxe siècles, mettent en scène des héros masculins,
figures de meurtriers : Laurent, Tchen et Lafcadio
commettent un assassinat. Zola, Malraux et Gide
inscrivent ces actes dans des lieux qui soulignent
leur gravité.
• Dans les trois textes, il s’agit d’une scène nocturne :
–– chez Zola : paysage crépusculaire d’automne
avec une lumière qui décroît au fur et à mesure que
le meurtre se prépare ; le décor « rougeâtre » devient
« blanchâtre » (faire un relevé des nombreux adjectifs de couleur qui font référence à l’apparition progressive de la nuit) ;
–– chez Malraux : présence de la nuit : « minuit et
demi », et récurrence du terme « nuit » ; une lumière
extérieure : « La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d’électricité pâle » ;
–– chez Gide, la scène se déroule dans une relative
obscurité : le contraste est établi entre l’extérieur
plongé dans la nuit et les éclairages dans le train
(premier paragraphe).
• Le silence est installé dans les trois textes mais
avec des variantes :
–– chez Zola, le déclin de la lumière correspond à la
montée du silence ;
–– chez Malraux, le bruit de la ville (« quatre ou cinq
klaxons grincèrent ») fait place peu à peu au silence ;
–– chez Gide, le silence est relatif : « Fleurissoire ne
poussa pas un cri », bruissement implicite lié à
l’acte : le voyageur jeté hors du train tente de se
débattre (dernier paragraphe).
• La scène du meurtre se situe à l’extérieur :
–– paysage aquatique et végétal chez Zola ; la nature
est décrite avec précision dans un jeu de clairobscur ;
–– paysage extérieur chez Malraux : la ville moderne,
avec ses buildings et ses klaxons, s’oppose au lieu
intimiste du crime : la chambre ;
–– paysage extérieur chez Gide : lieu intermédiaire
(de l’intérieur du train vers l’extérieur), campagne
présente à travers le « sacré talus » et les feux
allumés.
• La nature participe du meurtre :
–– chez Zola, la nature constitue le cadre et le témoin
du forfait. Place importante de la description de la
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nature. D’un point de vue symbolique, le meurtre est
inscrit dans le décor naturel et dans le changement
de saison : « la campagne… sent la mort venir » :
relever les nombreux indices qui invitent à une lecture plurielle ;
–– chez Malraux, la nuit cristallise les sentiments du
personnage, notamment l’angoisse ;
–– chez Gide, la nature devient complice du crime
malgré elle : lieu de l’acte gratuit, « crime immotivé » ; le meurtre est associé à un jeu de hasard :
« Si je puis compter jusqu’à douze… le tapir est
sauvé ».
• La voix narrative qui prend en charge le discours
entretient un lien particulier avec le décor :
–– chez Zola, un narrateur omniscient ; le meurtre
est inscrit dans le décor. Effroi et malaise de Thérèse, témoin muet. Inquiétude de Laurent : « il regardait les deux rives… » ;
–– chez Malraux, variation des points de vue à la
mesure de la complexité du héros. Approche du
personnage de l’extérieur et de l’intérieur à l’instar
du décor (la ville et la chambre) ;
–– chez Gide, le narrateur, confondu avec le personnage de Lafcadio, livre ses impressions et réflexions
en lien avec le décor (train éclairé de l’intérieur,
lumières dans la campagne qui contrastent avec
l’obscurité). Présence du monologue intérieur
(« pensait Lafcadio », « continuait Lafcadio », etc.)
Le personnage désire commettre un acte gratuit
pour se prouver qu’il est libre.
Un environnement cadre du meurtre ; un décor,
symbole de la tragédie qui se joue, et reflet des pensées et sentiments des personnages.
C OMME N TAI R E
Vous commenterez le texte d’André Malraux
(Texte B).
Introduction
La Condition humaine (1933) constitue le troisième
roman dans la trilogie asiatique après Les Conquérants (1927) et La Voie royale (1930). Cette œuvre est
la première à mettre en scène une action collective et
non plus seulement individuelle ; elle préfigure le travail plus radical que l’écrivain accomplira dans L’Espoir (1937). Dans ce roman historique, philosophique,
comme le suggère son titre, et profondément romanesque, l’auteur participe au renouvellement du
genre dans l’entre-deux-guerres, en s’inspirant du
découpage en séquences qui s’apparente à la fois
au roman américain et aux techniques de montage
cinématographique. Il a obtenu le prix Goncourt en
1933. L’action se situe en Chine, en 1927, dans un
contexte révolutionnaire : insurrection communiste
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Français 1re – Livre du professeur
réprimée par le général Chang-Kaï-Chek rallié à l’aile
droite du Kuomintang. Il s’agit de la première page
du roman qui met en scène un personnage en pleine
action. Tchen, jeune Chinois, engagé dans l’action
terroriste, converti au marxisme par le professeur
français Gisors, doit assassiner un trafiquant d’armes
afin d’approvisionner le groupe révolutionnaire
auquel il appartient. Un meurtre prémédité ; préparatifs de l’acte, concentration du héros, mais hésitation
et malaise ou angoisse du meurtrier, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de lui-même. Introspection d’un
terroriste dans une scène d’une grande intensité
émotionnelle. On pourra s’interroger sur le traitement
spécifique de cet incipit romanesque où le lecteur
est plongé in medias res.
Plan
I. Les informations de l’incipit
II. L’habileté de l’incipit
Développement
I. Les informations de l’incipit
Les catégories spatio-temporelles, généralement
associées, semblent dissociées dès l’ouverture du
roman.
1. Le temps
• Les premiers éléments du texte : des dates en
exergue et aucune information sur le lieu.
• Fonctions des repères temporels en ouverture :
–– une fiction enracinée dans le temps historique,
une chronologie aux effets de réel ;
–– une allusion historique qui mobilise la culture du
lecteur : 21 mars 1927, début de l’insurrection de
Shangaï, d’où l’hypothèse du lecteur : lien entre l’insurrection (mot « révolution » dans le texte) et le
meurtre.
–– un temps symbolique et mythique : 21 mars,
printemps ;
–– temps du sacrifice aux Dionysies, rituel de mort et
de renouveau, comme le soulignent les images
« sacrificateur » et « sacrifice à la révolution » ;
« Minuit et demi » : minuit = heure habituelle du
crime mais refus du stéréotype, expression détournée « et demi ».
• Toute l’action semble saisie dans un seul instant
dilaté, en suspens :
–– rôle des nombreux verbes à l’imparfait ;
–– rôle du participe présent « vivant » ;
–– reprises dans le texte : « la moustiquaire » ou le
couple « ce pied/cet homme » ;
–– impression d’un temps éternisé : « le temps
n’existait plus » (fin du deuxième paragraphe) ;
« non, il ne se passait rien ».
2. L’espace
• Aucune référence à l’espace dans l’exergue :
dans quel pays l’action se situe-t-elle ?
• À l’inverse, dans le corps du texte, c’est le temps
qui s’efface au profit de l’espace.
• Quelques indications spatiales :
–– la ville : grande agglomération animée et très
bruyante. Enfer sonore suggéré : « vacarme, quatre
ou cinq klaxons, embarras de voitures » = « là-bas
dans le monde des hommes » ;
–– la pièce/une chambre ? Deux lieux séparés par une
frontière symbolique, « les barreaux de la fenêtre », et
une rupture très nette entre l’ici et l’ailleurs ;
–– un resserrement de l’espace : extérieur/intérieur ;
–– du vacarme au « silence » ;
–– de la vie à la négation de la vie (sommeil et mort
imminente).
• Une proximité relative à travers les objets :
« le lit », « la moustiquaire » (effet de séparation
entre les deux personnages), « ce tas de mousseline
blanche » = un cadre oriental suggéré = un décor
minimaliste.
• Un espace fragmenté à travers les éléments
géométriques qui évoquent le cubisme dans les
années 30 :
–– des formes géométriques : « grand rectangle »,
« rectangle de lumière », « coupé par les barreaux
de la fenêtre », « l’un rayait le lit »//impression de
verticalité :
« tombait »,
« moustiquaire » =
enfermement.
3. L’atmosphère
• Un lieu clos qui rappelle l’univers fermé de la
tragédie.
• Mise en scène de l’espace où se prépare un
meurtre à travers les formes géométriques (Cf. infra).
• Un jeu de clair-obscur
• Des éclairages contrastés, source d’angoisse :
« mousseline blanche », « seule lumière », « électricité pâle », « rayait », « rectangle de lumière ».
• Références à « la nuit » : antithèse : « cette nuit
écrasée d’angoisse n’était que clarté ».
• Une atmosphère pesante.
4. Des personnages en situation
a. Tchen
Identité révélée dès le premier mot ; écho d’une tradition romanesque mais silence sur le passé du personnage, les causes de l’action. Un personnage
troublé.
Sensations
• Manifestations de l’angoisse, au sens étymologique : « angustus » = étroit, resserré et plusieurs
occurrences dans le texte.
• Malaise physique du héros : « L’angoisse lui tordait l’estomac », « nausée », « cette nuit écrasée
d’angoisse » ; « les paupières battantes » ; « les
mains hésitantes ».
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7
Sentiments et pensées du personnage
II. L’habileté de l’incipit
• Préméditation de l’acte et concentration sur le
geste à accomplir.
1. Une attaque romanesque in medias res
Attaque percutante différente d’un incipit balzacien :
deux phrases très brèves jettent le lecteur au milieu
de l’action comme le suggèrent les verbes « lever »
et « frapper ».
• Résolution et hésitations : « sa propre fermeté…
mais avec hébétude » + jeu de questions en ouverture et à la fin du premier paragraphe dans une
composition circulaire : « Découvert ? » = accès à la
conscience du personnage.
Interrogations sur le choix de l’arme : « rasoir/
poignard ».
• Angoisse double face à l’acte à accomplir et
devant la révélation soudaine de la profondeur de
l’inconscient (pulsions obscures).
• Idée d’une souffrance intérieure à travers une
durée subjective.
= Complexité du personnage confronté à lui-même
à travers le meurtre.
b. La victime
• Reste anonyme.
• Une présence physique saisie à travers des
éléments :
–– premier paragraphe : « un corps… ce pied… de
la chair d’homme » ;
–– troisième paragraphe : « cet homme… ce pied…
cet homme » ;
• Jeu d’échos 
: reprises, rôle des déictiques,
synecdoque du « pied ».
5. L’action
2. L’effet d’attente
• La première phrase nous plonge d’emblée dans
le « suspense » d’une mise à mort.
• Les questions qui encadrent le paragraphe liminaire rappellent l’ambiance des romans policiers.
Hésitations et doutes au moment de perpétrer un
meurtre.
• Une découverte progressive et incomplète :
–– aucun renseignement sur le protagoniste, si ce
n’est son nom. On est très éloigné de la technique
du portrait balzacien ;
–– aucune explication sur les motivations de l’acte.
La réponse est différée.
• Une approche partielle de la victime à travers son
corps ; l’anonymat subsiste.
• Cela participe d’une vision existentialiste du
monde où l’événement et sa perception précèdent
sa compréhension.
3. L’identification au personnage
• Accès à la conscience de Tchen : ses pensées et
ses sentiments (Cf. I, D).
• Un début in medias res.
• Les techniques narratives : pluralité et croisement
des points de vue.
• Le lecteur est introduit brutalement dans une
action violente : « cet homme devait mourir », « il le
tuerait », « frapper ».
• L’omniscience narrative, forme assez
traditionnelle.
• Le lecteur ignore qui sont les protagonistes, leurs
motivations et les enjeux de la scène.
• Longue réflexion sur l’arme du crime.
• Un roman qui s’ouvre par deux questions
concises.
• Ambiguïté de l’énoncé :
–– focalisation externe : un narrateur qui refuse d’aller au-delà de la perception immédiate de la scène
–– ou focalisation interne avec style indirect libre qui
permet d’accéder à la conscience du personnage et
à ses doutes ? Technique de l’introspection.
Un incipit romanesque, entre tradition et écart, qui
joue sur les codes et qui invite le lecteur à percevoir
événements comme personnages différemment.
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• Le narrateur omniscient sait ce qui se passe à
l’intérieur de son personnage :
–– premier paragraphe : « l’angoisse lui tordait
l’estomac » ;
–– deuxième paragraphe : « dans cette nuit où le
temps n’existait plus » : commentaire du narrateur.
• La focalisation externe.
• Ouverture du texte au statut problématique : on
peut y voir un narrateur externe ignorant des événements à venir.
• La focalisation interne qui place le lecteur dans la
conscience du personnage.
• Questions initiales que peut se poser un Tchen
hésitant :
–– deuxième paragraphe : étonnement du héros
face au monde « il y avait encore des embarras de
voitures, là-bas »
–– début du troisième paragraphe et l’acte prémédité : « Il se répétait… il savait ».
= Approche de l’extérieur et de l’intérieur ; épaisseur
et profondeur du personnage qui découvre en lui
« un sacrificateur ».
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Français 1re – Livre du professeur
4. L’écriture de la rupture ou l’esthétique
de la discontinuité
a. Variation des types de phrases
• Modalité assertive très présente, souvent associée aux passages de description et de commentaire.
• Modalité interrogative en ouverture avec ambivalence du point de vue : focalisation externe ou
interne.
• Modalité exclamative : résolution du meurtrier et
hésitation : désir de combattre de face et à égalité
(fin du premier paragraphe, focalisation interne).
• Modalité impérative présente indirectement à travers le lexique de l’obligation et le passage au discours indirect : « Il se répétait que cet homme devait
mourir ».
= État complexe du personnage sujet à des émotions contradictoires.
b. Variation des structures syntaxiques
• Des phrases nominales : « Découvert ? » correspondant à l’agitation de Tchen.
• Des phrases minimales : « L’angoisse lui tordait
l’estomac » traduisant les sensations immédiates.
• Des phrases brisées fonctionnant par à-coups :
« Et pas seulement aux dieux qu’il avait choisis ».
• Des phrases complexes mimant la complexité
des sentiments de Tchen : « il connaissait… chair
d’homme ».
• Une parataxe dominante : vision successive et
morcelée des éléments constitutifs de la scène.
5. Une écriture cinématographique ou « une littérature de montage »
• Liens entre André Malraux et le cinéma : intérêt
pour cet art.
• Projet de scénario avec Eisentein pour La Condition humaine. Esquisse d’une psychologie du cinéma
en 1946.
a. Des éléments visuels
Champ : Tchen et la victime.
Hors champ : la rue présente à travers le bruit.
= Rupture entre l’ici et l’ailleurs, entre le microcosme
et le macrocosme
Échelle des plans
• Jeu sur les plans : gros plan sur le « pied » et plan
de demi-ensemble (corps).
• Une composition plastique de l’image avec les
formes géométriques.
Les éclairages
• Un corps dans la pénombre que fait ressortir « la
mousseline » (deux occurrences).
• Un éclairage vif coupé par les barreaux : « rectangle d’électricité ».
= Un contraste noir/blanc qui a une valeur métaphorique : angoisse de Tchen et qui rappelle l’influence
du cinéma expressionniste.
b. Des éléments sonores
L’affrontement de deux univers : vacarme de la rue/
silence de la chambre.
c. La caméra subjective
La vision de Tchen annoncée par le participe passé
« fasciné » et la précision du regard (premier paragraphe), par les verbes de parole : « se répétait » et
de perception : « Tchen découvrait ».
= Plongée dans l’univers intérieur d’un terroriste et
introspection.
Conclusion
• Grande richesse d’un incipit particulièrement
original :
–– dans le traitement du cadre spatio-temporel : un
espace dilaté et un temps ralenti, voire suspendu ;
–– la construction du personnage : découverte immédiate de la complexité du personnage à travers l’expression de la solitude, d’une souffrance intérieure et
d’une angoisse double : acte à accomplir et pulsions
de l’inconscient. La représentation tragique de
l’homme en situation est donnée à voir au lecteur.
• L’écriture romanesque :
–– variété des points de vue, personnage vu de l’extérieur et de l’intérieur ;
–– le jeu croisé des focalisations permet de faire
émerger l’épaisseur et la profondeur de l’être ;
–– une écriture qui emprunte à d’autres arts contemporains comme la peinture cubiste et le cinéma
expressionniste.
• Un meurtre initiatique : premier acte terroriste
à rapprocher de l’attentat-suicide dirigé contre
Chang-Kaï-Chek et figure tragique du héros (personnage en souffrance, résolutions/hésitations,
destin en marche…).
• Une page qui préfigure les thèmes fondamentaux de l’œuvre : l’angoisse existentielle, l’absurde,
le corps torturé et le « bourreau de soi-même », le
face-à-face de l’homme et de l’univers.
D I SSE RTATI ON
Pour apprécier un roman, un lecteur a-t-il
besoin de s’identifier au personnage principal
et de partager ses sentiments ?
Amorce : Le personnage principal est celui qui
retient l’attention du lecteur. Personnage dont on
relate les aventures, il est souvent proche du
lecteur.
Analyse du sujet : Le lecteur apprécie souvent le
roman quand il s’identifie au personnage principal et
qu’il partage ses sentiments. Mais l’identification au
personnage principal n’est pas toujours possible :
un personnage est une image de l’homme, un
« masque », étymologiquement : à ce titre, il peut
représenter une réalité qui ne plaît pas au lecteur, ou
qu’il est difficile de comprendre. Le roman ne se
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Le personnage de roman, du xviie siècle à nos jours – Séquence 7
limite pas non plus au personnage principal : outre
l’identification au lecteur, quels éléments constitutifs
du genre romanesque le lecteur peut-il apprécier ?
I. Le processus d’identification à l’œuvre dans le
roman
1. Le cas des romans à la première personne : il
permet une meilleure identification du lecteur au
personnage principal. En racontant son histoire, le
personnage livre ses sentiments, et prend le lecteur
comme confident. Ce dernier éprouve alors un sentiment d’empathie.
Ex. : L’Abbé Prévost, Manon Lescaut (p. 90) : Des
Grieux raconte sa propre histoire.
2. Le choix de la focalisation interne : le narrateur
nous fait vivre les événements à la place du personnage. Les sentiments de celui-ci sont livrés. La distance entre le personnage et le lecteur semble
abolie.
Ex. : André Malraux, La Condition humaine (texte B
du corpus bac).
3. Un personnage terriblement humain 
: les
romanciers choisissent de mettre en scène des personnages vraisemblables, aux sentiments humains.
On suit leur progression et on s’attache à eux,
comme à de véritables personnes.
Ex. : Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale
(p. 62).
II. Mais l’identification au personnage principal
n’est pas toujours possible
1. Le problème du mal : le personnage qui incarne
le mal n’est pas toujours celui à qui l’on s’identifie,
même s’il est le personnage principal du roman.
Ainsi en est-il des figures de meurtriers. Le personnage fascine, et c’est davantage ce qui plaît.
Ex. : Albert Camus, L’Étranger (œuvre intégrale
p. 134).
2. L’incompréhension : le personnage principal
peut être énigmatique. Les mobiles qui le font agir
ne sont pas toujours éclairants. Son étrangeté peut
être un frein au processus d’identification.
Ex. : Lafcadio et l’acte gratuit « crime immotivé »
(texte C du corpus bac).
3. Les faits, rien que les faits : les actions du personnage principal peuvent être relatées, mais ses
sentiments ne sont pas livrés. C’est une des caractéristiques des romans du xxe siècle.
Ex. : Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol
V. Stein (p. 130).
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III. Le roman ne se limite pas au personnage
principal 
: d’autres éléments constitutifs du
genre peuvent plaire au lecteur
1. L’intrigue, l’histoire : le récit peut être énigmatique. Il suscite la curiosité du lecteur, indépendamment de la présence du personnage principal. Le
Nouveau Roman, en particulier, récuse la notion de
personnage : le lecteur n’a pas besoin de tout savoir
sur lui pour apprécier le roman.
Ex. : Alain Robbe-Grillet, La Jalousie (p. 79) où l’intrigue se construit petit à petit, sans qu’il y ait un
personnage principal facilement identifiable.
2. L’ambiance du roman : le personnage principal
ne contribue pas seulement à faire apprécier un
roman. En choisissant d’insérer celui-ci dans une
ambiance qui fait rêver ou qui inquiète, le romancier
cherche à provoquer une émotion chez le lecteur. Il
lui délivre une vision du monde particulière, qui doit
plaire.
Ex. : le faste de la Cour dans La Princesse de Clèves
de Madame de La Fayette (p. 72).
3. La multiplicité des personnages : certains
romans choisissent de ne pas mettre en scène un
unique personnage (le personnage principal), mais
de montrer différents personnages, aux personnalités différentes, dont l’évolution est racontée.
Ex. : les romans d’André Malraux, comme L’Espoir
ou La Condition humaine (texte B du corpus).
É C R I TU R E D ’I N VE N TI ON
Lors de son procès, Thérèse doit raconter au
juge la scène que vous venez de lire (Texte A)
mais elle veut le convaincre, lui et les jurés, de
l’entière responsabilité de Laurent dans le crime
commis.
Quelques aspects à considérer lors de la rédaction
du texte :
–– les contraintes d’écriture : il s’agit d’un texte
argumentatif ;
–– l’énonciation : Thérèse s’adresse aux juges lors
de son procès ;
–– la visée du discours : convaincre (appel à la raison) et persuader (appel aux sentiments) les juges
de la responsabilité de Laurent dans le crime ;
–– les registres : jeu sur les registres didactique et
pathétique (procédés d’écriture à mobiliser) ;
–– la vision de Thérèse : description des lieux et de
sentiments en opposition avec le texte A.
On veillera enfin à la qualité de la langue.
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