William Burroughs et les drogues – Parcours

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William Burroughs et les drogues – Parcours
William Burroughs et les drogues
Parcours
A. Dervaux *
William S. Burroughs, romancier américain emblématique de la “Beat
Generation” et de ses figures sulfureuses et amies, Jack Kerouac et Allen
Ginsberg, est connu pour ses romans hallucinés mêlant drogue, homosexualité et anticipation. En particulier Le Festin nu, adapté au cinéma
par David Cronenberg en 1992. Inventeur de l’expression “heavy metal”, il collabore, dans les années 1980 et 1990, avec des musiciens
tels que Laurie Anderson, Tom Waits, Robert Wilson, Kurt Cobain, U2,
R.E.M, des cinéastes tels que Gus van Sant.
Grand écart : à la fin de sa vie (il meurt en 1997), Burroughs a milité
contre l’usage des drogues. Contre l’idée qu’elles favorisaient la créativité… La biographie (1914-1997)
uand je serai grand,
Q
je fumerai de l’opium
William Seward Burroughs est né à SaintLouis dans le Missouri en 1914 d’un père
commerçant et d’une mère fille d’un homme d’Église. Il est le petit-fils d’un autre
William Seward Burroughs, inventeur de la
première machine comptable, fondateur de
la “Burroughs Adding Machine Company”.
Un de ses oncles, qui consommait régulièrement de la morphine, s’est suicidé en
1915. Dans ses souvenirs d’enfance, Burroughs se souviendra “d’avoir entendu une
femme de chambre parler d’opium et dire
qu’en fumer faisait faire de beaux rêves. Et
je me dis : quand je serai grand, je fumerai
de l’opium”.
Diplômé de littérature anglaise à l’université de Harvard en 1936, Burroughs écrira
plus tard dans Junky : “J’ai haï l’université
(…) tout y était mort.” Il commence à voyager, étudie la médecine à Vienne pendant un
an et se marie une première fois en Autriche
avec une femme juive qui fuyait les persécutions nazies. De retour aux États-Unis,
Burroughs s’installe à New York en 1940
où il travaillera d’abord pour une agence
de publicité, puis comme dératiseur et détective privé. À l’époque, il commence à
consommer des drogues, en particulier de
* Service d’addictologie du Dr X. Laqueille, centre
hospitalier Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, 75014
Paris.
l’héroïne. En 1944, il s’installe avec Joan
Vollmer dans un appartement qu’ils partagent avec Kerouac et sa femme. Burroughs
et Kerouac resteront longtemps en relation.
Burroughs sera notamment Old Bull Lee
dans On the Road de Kerouac.
Il fréquente également beaucoup Allen
Ginsberg. Il se marie pour la deuxième
fois en 1946. Un fils, William S. Burrough
Jr., qui naîtra de cette union en 1947, décédera à l’âge de 37 ans d’abus d’alcool et
de drogues. En septembre 1951 à Mexico,
alors qu’il était en état d’ivresse, Burroughs
tue accidentellement son épouse en voulant
imiter Guillaume Tell. Il s’enfuit en Amérique du Sud, puis s’installe à Tanger en
1953. En 1956, il arrête sa consommation
d’héroïne à Londres avec le Dr John Dent
à l’aide d’apomorphine dont il fera l’éloge.
Par la suite, il recevra de la méthadone.
L es couper/coller/copier
aléatoires
À la fin des années 1950 : Burroughs vit au
“Beat Hotel”, rue Gît-le-Cœur à Paris où il
développe, avec Brion Gysin la technique
du “cut-up” initiée par Tristan Tzara et les
surréalistes. Le cut-up consiste à découper,
coller, répéter des mots ou des fragments de
phrases découpées et mélangées au hasard
afin de recréer un texte et leur donner un
sens totalement nouveau et inattendu. Le
titre The Third Mind du livre conçu selon
cette méthode, a été choisi en raison du tex-
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te final qui semblait écrit par une troisième
personne, synthèse de leurs deux personnalités (1 + 1 = 3). Brion Gysin adaptera la
technique à la peinture et au cinéma.
En 1960, Burroughs s’installe à Londres et
en 1970 à New York. Sa production littéraire est intense durant ces décennies. Inventeur de l’expression “heavy metal”, il collabore dans les années 1980 et 1990, avec
des musiciens tels que Laurie Anderson,
Tom Waits, Robert Wilson, Kurt Cobain,
U2, R.E.M, des cinéastes tels que Gus van
Sant. En 1983, il est invité en résidence à
l’université du Kansas où il restera jusqu’en
août 1997, date à laquelle il meurt d’une
crise cardiaque. À la fin de sa vie, Burroughs a milité contre l’usage des drogues, la
subculture des années 1960 et l’idée que les
drogues favorisaient la créativité. Il disait
que cette expérience était, en fin de compte,
désagréable et ennuyeuse (7).
Opiacés, le piège
Burroughs a longuement
évoqué sa consommation
de substances dans la préface de Le Festin nu, écrit
en 1957 à Tanger à partir
du manuscrit Interzone, et
réorganisé avec son ami
Allen Ginsberg (3). Le titre
fut suggéré par Jack Kerouac. Publié par Olympia Press à Paris en
1959, le roman ne fut autorisé aux ÉtatsUnis qu’en 1962, après deux procès pour
obscénité. Il sera adapté au cinéma par David Cronenberg en 1992.
Dans la préface de Le Festin nu, Burroughs écrit qu’il a été “la proie” de la toxicomanie, c’est-à-dire “prisonnier”, pendant
quinze ans, en particulier de l’opium et de
ses dérivés, y compris tous les produits synthétiques, du dolosal au palfium dont il a
“fait usage sous toutes ses formes : héroïne,
morphine, dilaudide, eucodal, pantotal, dicodide, opium, dolosal, méthadone, palfium… (...) Je l’ai fumée, avalée, reniflée,
injectée dans le réseau veines-peau-muscle,
absorbée en suppositoires” (3).
Burroughs perçoit bien le phénomène de
tolérance pharmacologique induit par la
consommation répétée d’opiacés : “plus
on en prend et moins on en a. Corollairement, plus on en a et plus on en prend” (3).
Ailleurs, il ajoute : “Le camé est un homme
dévoré par un besoin absolu de drogue. Audelà d’une certaine fréquence, ce besoin
ne peut plus être freiné et ne connaît plus
aucune limite.” Il a évoqué aussi – toujours
dans Le Festin nu (page 49) – l’impact émotionnel de la consommation d’héroïne à long
terme : “(…) autisme, absence totale d’affect
et quasi totale d’activité cérébrale. Le drogué
peut rester face au mur sept ou huit heures
d’affilée. Il a conscience de son environnement, mais celui-ci est dénué de toute implication émotive et, partant, d’intérêt. Évoquer
une période, même récente, d’intoxication
intensive, c’est comme (…) un constat impersonnel et purement extérieur.”
Burroughs rapporte encore l’état ultime
de la dépendance atteinte lorsqu’il vivait
dans un taudis d’un quartier populaire de
Tanger : “Depuis plus d’un an, je n’avais
pas pris de bain ni changé de vêtements. Je
ne me déshabillais même plus – sauf pour
planter, toutes les heures, l’aiguille d’une
seringue épidermique dans ma chair grise
et fibreuse, la chair de bois du stade final de
la drogue. Je n’avais jamais balayé ni rangé ma chambre. Boîtes d’ampoules vides et
détritus de toutes sorte s’entassaient jusqu’au plafond. L’eau et l’électricité avaient
été coupés depuis longtemps faute de paiement. Je ne faisais absolument rien. Je pouvais rester immobile huit heures d’affilée, à
contempler le bout de ma chaussure. Je ne
me mettais en branle que lorsque le sablier
de la came s’était écoulé” (3). Les vétérans de la drogue sont décrits comme “tous
pareils. À la seule vue de la camelote, ils
commencent à mouiller et gargouiller. Pendant qu’ils mitonnent leur sauce blanche,
la bave leur dégouline du menton, ils ont le
ventre clapoteux et les tripes qui papillotent
en péristole, et le peu de peau intacte qui
leur reste sur les os se dissout, tu t’attends à
voir le protoplasme en gicler sur le coup de
seringue et retomber en pluie” (3).
S timulants et hallucinogènes :
distance et critiques
Le rapport aux dealers est constant dans
son œuvre : “Le trafiquant ne vend pas
son produit au consommateur, il vend le
consommateur à son produit”. Il stigmatise
les rapports de pouvoir : “Dans l’industrie
de la came, retards et délais sont de règle.
Le vendeur n’est jamais au rendez-vous à
l’heure dite, et ce n’est pas par hasard…
(...) On ne laisse jamais le drogué oublier
ce qui arrivera s’il n’a pas de quoi payer
sa ration de came... Débrouille-toi pour
trouver le fric, sinon tu n’auras rien…”
(3). Burroughs rapporte aussi ses capacités
à trouver ses “contacts” “au radar” dans
une ville étrangère : “Pas cette rue-ci, la
prochaine à droite… maintenant à gauche… encore à droite, et il était là, avec son
masque de vieille femme sans dents et ses
yeux abolis” (3).
Toujours dans Le Festin nu, Burroughs a décrit aussi les effets stimulants de la cocaïne
: “Quand elle entre (dans la veine) tu as l’impression de la flairer au passage, ça te fait tout
froid, tout propre dans le nez et dans la gorge,
et puis tu sens comme une bouffée de bonheur
à l’état pur qui te transperce le cerveau en allumant toutes les lampes témoins du circuit,
une succession d’explosions blanches qui te
défoncent le citron. Dix minutes plus tard, il te
faut une autre piqûre, tu traverserais la ville à
pieds pour trouver du rabe.” Et encore : “(…)
ça file directement au cerveau en allumant
des plots de jouissance pure. La jouissance
d’une piqûre de morphine est viscérale : on
s’écoute vivre tout au fond de soi-même. Mais
la coco c’est de l’électricité dans le cerveau.
En d’autres termes, le crâne chargé de coco
est comme un billard électrique détraqué qui
éjacule ses petites lumières bleues et roses.
Un cerveau électronique serait sans doute capable de ressentir l’extase de la cocaïne, un
peu comme le grouillement initial d’une vie
d’insecte immonde” (3).
Il distingue aussi avec insistance les substances opiacées, “la came”, et les drogues
hallucinogènes “sacrées” telles que le
peyotl, les champignons, le haschisch qui
peuvent donner lieu à un culte : “Il n’y a
pas de culte de l’opium”, dit-il (3). Mais
il exprime tout de même une certaine distance à l’égard du cannabis dont les effets
sont décrits dans “le ticket qui explosa”,
page 259 : “John prit une cigarette la passa
à Bill. Aspirez à fond et retenez la fumée…
C’est ça… Bill ressentit un picotement sur
ses lèvres. Les tentures luisaient. Puis il se
mit à rire plié en deux sur le lit riant jusqu’à ce que ses côtes lui fassent mal. Mon
Dieu, j’ai pissé dans mon pantalon” (4).
Il est plus critique avec les barbituriques,
dont il décrit les consommateurs comme
embrouillés, chamailleurs, stupides, incapables de coordonner leurs mouvements, qui
chancellent, tombent de leur chaise au bar,
s’endorment au milieu des phrases, avec la
nourriture tombant de leurs bouches.
Enfin, Burroughs est beaucoup moins loquace en ce qui concerne la consommation d’alcool. Le psychiatre universitaire
Kramer, venu l’interviewer soulignera laconiquement qu’à la fin de l’entretien, alors
que l’heure du verre de gin tonic semblait
venue, après un premier verre, un autre a
suivi, puis encore un autre… (7).
21
R ichesse des sensations, pauvreté
des émotions : alexithymie ?
Il est frappant de constater à quel point dans
les romans de Burroughs, les sensations des
héros sont décrites de façon extrêmement
riche et détaillée, mais contrastent avec
la rareté de l’expression des émotions et
affects, si tenté qu’il ne s’agisse pas d’un
choix d’écriture délibéré. La rareté des
éprouvés émotionnels, notamment dans
ses œuvres majeures, illustre le concept
d’alexithymie développé par Sifneos (11),
à partir des travaux sur la pensée opératoire
des psychanalystes Marty et de M’Uzan
(8). L’alexithymie, trouble émotionnel caractérisé par la difficulté ou l’incapacité à
exprimer ses émotions, sentiments et affects, sans représentation de l’affect, est
marquée par l’amplification des sensations
corporelles associées à la vie émotionnelle
(1, 10, 11). Les sujets ont tendance à décrire de façon détaillée les faits, les événements, les symptômes physiques comme
dans les œuvres de Burroughs. Néanmoins,
contrairement aux descriptions classiques
d’alexithymie, Burroughs fait preuve d’une
vie imaginaire particulièrement riche. Dans
une perspective psychodynamique, Joyce
McDougall a, elle aussi, décrit l’alexithymie, chez des patients dépendants d’une
substance, qui rapportent des sensations
physiques au lieu de décrire des sentiments
et des affects (9).
Étudiée de façon systématique à l’aide
d’échelles spécifiques, l’alexithymie est
fréquente chez les sujets présentant des
addictions : entre 40 et 60 % chez les
patients alcoolodépendants (5, 12), 40
à 50 % chez les patients toxicomanes
(5, 13, 14), contre 10 à 20 % en population générale (5, 13). Il est difficile cependant, en l’absence d’études spécifiques,
de savoir si l’alexithymie est induite par
la consommation prolongée de substances
ou si elle est un facteur de prédisposition
aux addictions. Des études d’imagerie cérébrale récentes ont montré que des sujets
alexithymiques, lors de la présentation
d’images ou de vidéos à forte connotation
émotionnelle, activaient certaines régions
cérébrales de façon différente par rapport
aux sujets témoins, en particulier dans le
cingulum antérieur (2, 6).
Le concept d’alexithymie, fréquemment
associé aux addictions, est bien illustré
dans les romans de Burroughs par la richesse des descriptions des sensations
corporelles opposée à la rareté des descriptions d’états émotionnels.
n
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Références bibliographiques
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Encéphale 1992;18:121-30.
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of emotions on frontocingulate cortices: an fMRI
study of men with alexithymia. Am J Psychiatry
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1979.
4. Burroughs WS. La machine molle – Le ticket qui
explosa – Nova Express. Paris : Christian Bourgois,
1994.
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alexithymia. Br J Psychiatry 2008;192:32-8.
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8. Marty P, de M’Uzan M. La pensée opératoire.
Rev Fr Psychanal 1963;XXVII:345-56.
9. McDougall J. L’économie psychique de l’addiction. Rev Fr Psychanal 2004;68:511-27.
Actualité du syndrome indien
ou délires d’Occidentaux
et sentiment océanique
R. Airault *
Régis Airault raconte dans son livre Fous de l’Inde, paru aux éditions
Payot, comment, de Bombay à Goa, il a aidé des voyageurs à la dérive,
les accompagnant dans un parcours initiatique qui pourrait bien être
celui du passage à l’âge adulte. Psychiatre, il a exercé au consulat de
France à Bombay, puis a effectué de nombreux rapatriements sanitaires
pour le compte d’une compagnie d’assurances. Il a ensuite mis en place
et dirigé pendant dix ans, l’unité d’écoute, d’orientation et de situations
de crise, spécialisée dans la prise en charge des adolescents suicidaires
au centre hospitalier de Longjumeau. Médecin chef à Mayotte de septembre 2001 à septembre 2006, il a créé le premier secteur de santé
mentale dans cette île jusque-là vierge de toute psychiatrie.
Il pose la question : l’Inde rendrait-elle fou ? Ou simplement, chaque
culture n’aurait-elle pas besoin de désigner à ses membres un lieu où il
leur est plus facile de décompenser qu’ailleurs ? Pour l’Occident, c’est
nettement l’axe oriental… Réponses…
Je me suis posé la question lors de mon
séjour en tant que médecin du consulat de
France à Bombay (Mumbai), dans les années 1985-1986, après avoir constaté l’existence d’un véritable “syndrome indien”
touchant les Occidentaux – pour la plupart
des adolescents et des jeunes adultes – qui
vont dans ce pays.
* Psychiatre, pôle addictions, hôpital Paul-Guiraud
Villejuif (clinique Liberté).
Dissous dans le Grand Tout
Ici plus qu’ailleurs, et de manière plus
spectaculaire, il semble que notre identité
vacille. Des personnes jusque-là indemnes
de tout trouble psychiatrique, et n’ayant
consommé aucune drogue, éprouvent soudain un sentiment d’étrangeté et perdent
contact avec la réalité. Plus curieux : ces
troubles sont presque tous sans lendemain.
Même dans les conditions les plus dramati-
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10. Pedinielli JL. L’alexithymie : un traitement particulier des affects et des émotions ? Rev Fr Psychiatr Psychol Med 2001;5:29-34.
11. Sifneos PE. Alexithymia: past and present. Am J
Psychiatry 1996;153(suppl.):137-42.
12. Taieb O, Corcos M, Loas G et al. Alexithymie et dépendance à l’alcool. Ann Med Interne
2002;153(suppl.):1S51-1S60.
13. Taylor GJ, James DA, Parker JDA, Bagby RM.
A preliminary investigation of alexithymia in men
with psychoactive substance dependence. Am J Psychiatry 1990;147:1228-30.
14. Troisi A, Pasini A, Saracco M, Spalletta G. Psychiatric symptoms in male cannabis users not using
other illicit drugs. Addiction 1998;93:487-92.
ques, de retour chez lui, le voyageur semble en garder un bon souvenir. Et quelques
mois ou quelques années plus tard, il n’a
souvent plus qu’une idée en tête : revenir
en Inde…
Qu’est-ce qui attire les jeunes en Inde ?
Pourquoi sommes-nous si fragiles là-bas ?
Et que nous apprend sur nous-mêmes cette
expérience qui, de l’aveu de ceux qui l’ont
vécue, transforme en profondeur la vision
que nous avons du monde ?
À mon avis, la réponse est à chercher du
côté du sentiment océanique, ce “sentiment
d’union indissoluble avec le Grand Tout et
d’appartenance à l’universel” dont Freud
parle au début de Malaise dans la civilisation. En Inde, le voyageur se sent littéralement absorbé par une autre réalité, où tout
paraît possible, où tous les fantasmes semblent pouvoir se réaliser. La tentation est
grande, alors, de lâcher prise, de se laisser
phagocyter par Mother India…
La question que je pose ici est la suivante :
les épisodes d’allure psychotique de ce
“syndrome” ne peuvent-ils pas avoir valeur initiatique dans une société occidentale qui laisse de moins en moins de place à
l’imaginaire ? Ne sont-ils pas création d’un
espace de liberté – une aire de jeu au sens
où l’entendait Winnicott – pour sortir des
sentiers rebattus par les médias (télévision,
cinéma, DVD, informatique, Internet...) où
l’individu est de plus en plus formaté (ambiance Matrix ou 1984, revisité troisième
millénaire) ? Bien sûr, il faut en exclure tous
les “délires” que l’on peut définir comme
une bouffée délirante aiguë déclenchée par
le voyage, en l’occurrence en Inde : ceux dus
au choc culturel (à l’arrivée dans le pays),
à un voyage pathologique (patient porté en
Inde par son délire ou patient toxicomane),
ou thérapeutique (patient présentant des
troubles avant son départ qui vient se soigner
en Inde). Bref, tous ceux que l’on pourrait

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