VII - Librinova
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Céline VAY LES VIBRATIONS DE PQ Ou le complexe de Pierre © Céline VAY, 2015 ISBN numérique : 979-10-262-0321-6 Courriel : [email protected] Internet : www.librinova.com Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. I Tu viens de te lever. Je sais que tu as déjà déjeuné, j’ai entendu les bruits, dans la cuisine, tout à l’heure. J’ai entendu le bruit de tes pieds d’enfant qui cherchaient leurs pantoufles, sur le carrelage. J’ai alors compté le temps, avant que tu ne viennes me voir. La porte du « boudoir de Papa » a été stupidement close, mais tu n’as rien remarqué. Tu ne te doutes pas que je demeure derrière comme un idiot, les yeux rivés sur ce ventail monolithique, il condamne résolument cette pièce de l’appartement où je passe mes journées, parfois mes nuits, quand il fait trop chaud dans ma chambre. Cette pièce que tu as si joliment rebaptisée « boudoir ». Le mot t’avait plu, tu venais de le découvrir en lisant l’histoire de la petite duchesse d’Aquitaine, Aliénor. J’avais souri. Emu aux larmes mais tu n’en as rien su. Tu aurais aussi bien pu la baptiser « grotte de Lascaux », j’entrais déjà dans ta préhistoire, mais mon trait d’humour eut été trop noir, n’est-ce pas, mon amour, mon ange. Tu ne veux pas me voir en homme des cavernes, même si je ne quitte guère mon antre. Le pas serait néanmoins vite franchi. Sans la toilette effectuée tous les matins par les aidessoignantes, ma barbe brune cesserait de n’être que naissante. Un jour pourtant, bientôt même, je cesserai de faire partie de ton histoire. Dans ton évolution, je ne serai que celui qui a précédé ta vie de femme. Je ne te verrai jamais…je ne te verrai jamais femme, je veux dire. Putain de porte qui m’amène à pleurer, j’aurais les yeux rougis, le nez baveux quand tu vas venir tout à l’heure. Tu vas prendre un mouchoir pour m’essuyer le visage, tu feras mine de ne pas être écœurée, mais, tu le seras pourtant. On le serait à moins, je ferais semblant d’être dégouté pour toi, une grimace sur un visage qui n’est plus que ça, pour t’obliger à rire. Enfin, à sourire. Ce « putain » arraché à mes brumes ne suffit pas à conjurer ma haine. Il faut que j’en rajoute, même à mi-voix, les yeux fermés, pour que rien ne franchisse vraiment le barrage de mes lèvres, mais que je m’en imprègne quand même, en interne. C’est avec moi que je tape la discute, dans cette pièce, je suis le seul qui joue l’incruste. Ma vie me tient en laisse. Parfois, elle me file une contredanse, pour excès en tous genres. Enfin, parfois seulement, quand je divague, car je suis trop las d’attendre, que rien ne vienne. Tous les jours, à heures plus ou moins régulières, j’attends des mains, externes. Je suis leur obligé, à ces mains. Un merci. Toujours dire, merci, l’infirme, il n’a pas le droit de se défiler, question politesse. Merci, même quand ce sont des mains de salope qui me tripotent, m’exécutent. Comme celles de cette nouvelle aide-soignante, Natacha. En guise de présentation, elle m’avait confié qu’elle venait de réussir son diplôme d’aide-soignante à « l’Ecole de la deuxième chance ». Une façon pour elle de mettre un terme à sa vie d’avant. Elle n’avait jamais précisé ce qu’avait été sa vie, avant. Moi, j’avais reçu l’information comme une mise en garde. J’avais ri, cachant un premier sentiment d’angoisse. Elle avait esquissé un sourire, ses lèvres avaient alors découvert des dents de carnassier. Je n’en avais pas été surpris. Cela allait de soi, une dentition d’ogresse. Mon regard était descendu, plus bas, s’était paralysé à la vue des seins contrefaits comme une contrepèterie. Le chirurgien avait inversé la gravité, cherchant la courbe meurtrière. Comme de fait, sur les tétons laissés libre dans l’échancrure du haut léger, deux pointes métalliques dardaient leur offense aux bonnes mœurs. Un long frisson m’avait parcouru. C’était à elle, que le service d’hospitalisation à domicile m’avait confié. Ça crève les yeux pourtant, ce qui la motive à s’occuper de types comme moi. Humilier à son tour, comme elle vient de l’être, la veille au soir, le matin, pour s’offrir trop, trop tôt, trop vite, même pas en prenant des gants, la culbute ne souffre parfois pas qu’on prenne de la hauteur, du recul, qu’on minaude. Je pourrais m’en foutre, de ce qu’elle fait, en dehors d’ici, même si elle rentre dans la pièce en sentant l’homme. Sauf qu’elle s’acharne sur moi, de manière non conventionnelle, pas d’échange de consentement, au contrat de tripotage, et que je ne bouge plus ni mes mains, ni mes jambes. Elles pendent, à ce corps, en berne. Je sue à grosses gouttes, je suis mal, c’est tenace la colère, quand elle ne s’exprime qu’en vain. Penser à Amélie. Penser à Amélie pour ne pas pleurer, ni maintenant ni plus tard, devant elle. Ma chère et délicieuse Amélie. Elle ne doit rien savoir, c’est là ma dernière pudeur, il ne me reste plus grand-chose, que je puisse encore cacher. Elle, je l’ai choisie, pour les soins à l’infirme. Elle, j’ai su comprendre de son regard qu’elle ne me fera jamais de mal. Elle le pose sur moi, d’égal à égal, je l’accueille, le recueille, comme une offrande. Je lui suis reconnaissant. Elle est de celles qui aident à vivre, et le moment venu, préparent à mourir. Le moment venu, elle me guidera, je me perdrai, m’effacerai dans la sonorité de sa voix, d’une exquise suavité. J’oublierai de respirer, confiant, les yeux tournés vers ses mains longues et fines, soucieux seulement de ne rien perdre de leur dernière caresse. Je m’oublierai dans sa façon de mouvoir son corps androgyne. J’aime tellement me perdre dans les détails de sa nuque, des boucles blondes s’y attardent sur quelques centimètres carrés, à peine de quoi me cacher la délicatesse du grain de peau. « Exquise esquisse, délicieuse enfant ». Salut Gainsbourg. Je n’ai pas mieux que vous, pour parler d’elle. Je manque de talent. Je ne pourrais pas expliquer, avec des mots légers, délicats, comme « cette exquise esquisse » pourquoi j’ai voulu poser mes lèvres, une fois, à la naissance de son cou. Cette fois-là, elle s’était un peu trop penchée sur moi pour arranger les oreillers derrière ma tête. L’aide-soignante venait de me mettre au lit. Elle, elle était repassée un peu tard dans la soirée, inquiète de mon début de fièvre. Elle avait posé ses doigts sur mes lèvres, mi-fâchée, mi-amusée, me repoussant avec une adorable délicatesse. Je n’avais qu’esquissé les prémices d’un chaste baiser. Plus, je ne pouvais pas, plus rien ne bougeait, dans ce squelette d’escarres. Elle avait perçu néanmoins, du mouvement, l’intention. J’avais songé devenir rouge, mais je l’étais déjà, de fièvre. Qu’avait-elle alors cherché à me faire comprendre ? Que je n’étais qu’un putain de tétraplégique ? Cela, je n’arrivais pas à le croire, il y avait trop de tendresse dans ses yeux couleur d’émeraude. Alors quoi ? Peut-être rien, je me faisais des idées, le geste ne se faisait pas, simplement. Ou peut-être n’osait – elle pas me dire que j’étais trop vieux. « LemonIncest », même si elle n’était pas ma fille. La parenthèse s’est close, seule, j’y repense souvent, j’en frémis encore, empli d’une légère honte. Je me suis résigné, je crois. Je me contente de la laisser me troubler, m’obliger à admirer combien elle est frêle, menue, fragile comme un coquelicot. Assurément, elle ne peut se faire cueillir sans risquer de perdre ses pétales. Elle n’a jamais été déflorée. Quelques allusions faites sur l’importance de la virginité avant le mariage me l’a donné à penser. Au demeurant, l’idée que mon Amélie soit encore vierge me séduit. Mon Amélie est un ange d’un autre temps. Je n’aurais probablement pas eu envie de le faire, même quand j’étais grand, athlétique. Lui faire l’amour et l’épouser, je veux dire. Il y a trois ans, j’étais grand et pas mal athlétique, mais déjà vieux, pour elle. Tous deux nous ne nous conjuguons pas au même temps, c’est cela l’explication à retenir, de cette absence entre nous. Je l’appelle Amélie elle m’appelle Monsieur Damien. Si seulement je pouvais être encore « Monsieur » Damien, pour les autres. Mais je vois bien que je ne suis plus qu’une chose, une pompe à fric. « L’entité » qui m’envoie Natacha reçoit des subventions pour ses méthodes expérimentales de soins à la personne. Je fais avancer la recherche scientifique, à ce qu’il paraît. Dans mon état, on n’est plus à une connerie près. Tout se subventionne. Même les histoires de bite. Sauf que je croyais que le don d’organe, cela en est un, puisque mon corps est mort, ne pouvait se faire qu’à titre gratuit. Sauf, surtout, que je ne veux pas qu’on me laisse avec l’allumeuse. Ça y est, elle a gagné, j’en pleure, comme un bébé, de toute façon je suis comme lui en couche, en mal de continence, je ne me l’approprie plus. Il n’y a personne qui nous accompagne, ma fille et moi, dans ma vie, pour savoir ce que j’endure. Le matin, le matin est une chose, qui n’est rien, à côté du soir. Le matin, elle se cache comme une enfant sage derrière sa blouse blanche, les yeux bouffis de sa veille, la bouche presque tuméfiée de ses frasques. Elle lave, décalotte, joue un peu, histoire de. Le soir… Le soir, c’est cette deuxième partie de spectacle, bien plus terrible encore. Quand elle revient, en début de soirée, pour sa dernière virée, elle agite sa petite jupe courte, évasée, sur ses jambes chasseresses, me jette des petits coups d’œil furtifs, s’attarde une fois encore, d’une main, sur mon anatomie qu’elle a pourtant manipulée tôt le matin. Attrapée en plein vol, secouée, et cette fois-ci, ce n’est plus histoire de. Le jeu devient la prise d’un selfi, se fait viol, ma pudeur, cette douleur, elle me blesse, avec ses griffes, ses dents, son piercing, du bout de langue. Et le portable, qui filme. Mais il n’y a rien. De tous mes muscles, celui-ci fut le premier à jeter l’éponge, cesser le combat. Je ne cherche plus le corps à corps depuis trois ans. Peut-être au début ai-je tenté de m’accrocher à un semblant d’érection, au matin, histoire de. L’histoire cessa très vite d’être convaincante, mais n’étais-je déjà pas las moi-même de toutes ces simagrées…S’accrocher à la proéminence d’un sexe d’avance dépité de l’inutilité de sa démarche me parut pitoyable, au regard de ce que je vivais, autour. Autour des testicules, la révolte gronde, l’influx s’affole, irrigue à outrance, narguant ce dont je tirais vanité quand je fus un homme. La dernière cigarette, quand déjà le peloton d’exécution face à soi s’agite, s’apprête à tenir en joue, est l’ultime jouissance du condamné. L’at-il jamais savourée autant, seulement ? Amélie m’est cette dernière cigarette, je ne la consomme pas, le plaisir en est infiniment plus suave. C’est moi qui m’éteindrais, sans connaître l’effroi de voir déjà la dernière lueur d’incandescence. Mes songes sont sublimes, ils portent aux nues la bouche câline de la jeune femme. Je sens sa douceur sur ma joue, sur mes lèvres, comme si j’étais son Prince. Je joue à « il était une fois ». Il était une fois une bouche. Je me perds dans son dessin, ses lèvres charnues sont ourlées dans une absence totale de pudeur, j’aurais presque qualifié cette ravissante proéminence de simiesque si les proportions n’avaient relevé de l’excellence, comme si un alchimiste de génie avait aidé la nature de quelques-unes de ses formules occultes. Cette explication me convient parfaitement : j’éprouve pour cette bouche un attrait qui frise l’obsession. Quand elle est face à moi, la beauté de l’instant s’enrichit de la timide hardiesse de mes songes solitaires. Honteux, je suis contraint à baisser les yeux, à ne pas soutenir son regard, de peur qu’elle n’y lise le désir salace, c’en est un, dans mon état, la douceur de sa bouche, sur mes lèvres. Je suis laid, répugnant. Immondes immondices, moi, dans ce fauteuil. Mais je suis le condamné. Il a droit à ses derniers instants d’immoralité. Je ne suis plus à ça près, dans mon contradictoire. Mon corps est déjà le plus grand organisateur d’orgie que la terre ait jamais porté. Je bas Caligula et Néron, je ne suis que frissons orgasmiques. Mes muscles, tendus à l’extrême, vivent une immense branlette. Je dois cet état de priapisme à un dérèglement de mon système neurologique. Et je songe pauvre fou à la douceur des lèvres d’Amélie sur ma bouche comme à un droit. Mon Amélie, j’aime à me l’approprier, je me berce de la délicieuse illusion qu’elle n’est là que pour moi. Au demeurant, dans cette pièce, il n’y a généralement que nous et je me refuse à croire à l’existence d’autres patients, d’autres malades, qu’elle côtoierait, ailleurs. Mon Amélie, donc, s’étonne de l’exquise impertinence de ses vingt-cinq ans. Ils se posent là, en vainqueur, ils conquièrent, elle doute pourtant de leurs pouvoirs. En témoigne l’éclat sans cesse interrogatif de ses yeux d’amande. Toutes voiles dehors, ils émergent de son enfance, tandis que je me noie dans mes trente-huit balais. Dans leur maturité. L’allégorie est belle, elle m’absout, je ne suis pas si tant, si rien, infirme jusqu’au bout de la queue. Laisse-moi m’en convaincre, allégorie, de cette odeur de sainteté, autour de moi. Cette dernière douceur, de fin de vie, Amélie… Ce n’est rien que de songer à la grâce du contact de ses lèvres. L’image, l’image du condamné quand je doute. Immonde, je suis pur. Mes pensées ne sont plus que jeu de mémoire, du temps où j’ai caressé les femmes, du temps où je les ai fait jouir. Et jamais ma mémoire ne joue avec le corps d’Amélie. Elle joue, pour que mon temps se passe, avec d’autres femmes que j’ai connues, avant mon grand amour, mon épouse, ma Lise, rarement après qu’elle nous ait quittés. Je suis mon seul compagnon de jeu. Je ne tends pas les bras, mes doigts ne bougent qu’à peine, je suis immuno-dépendant, l’infirmière est mon insuline. Et la porte fermée qui se dresse devant moi une parodie du dernier jour d’un condamné de Victor Hugo. Je vais le vivre à ma manière, en présente mes plus plates excuses à l’auteur. Metteur en scène, comédien, allez, Monsieur Damien faites-moi la grâce d’une dernière tirade, avant que de devenir fou. Parcourez donc votre estrade, elle roule, votre bosse, vos mains sont à plats, mais pas votre esprit, tirez le moi donc, votre trait. Oui, ducon, qu’est-ce que tu attends, vis là, ta grande scène. Mes pieds me démangent. La turgescence est poussée à son extrême. Ils s’animent, d’une envie presque meurtrière, que je m’efforce de calmer pour n’en retenir que cette délicieuse pensée, je me lâche, sous les invectives de mon public, moi. Mes pieds à présent bote un cul prisonnier de la culotte de grand-mère dont j’affuble la salope. Les dessous sexy sont une noble cause, prémices d’une rêverie. La culotte de grand-mère est une invite, elle pendouille, lamentablement, elle me vengerait déjà, si l’affront n’était pas trop grand, si mon corps ne se liquéfiait pas, de mes larmes, et du reste. Je sens presque mes ongles, dans mes paumes. Crie salope. Crie nom de Dieu, Natacha. Je parviens à me convaincre de la réalité de chacun de mes coups, je n’effleure pas le rebondi de chair, j’y enfonce avec joie le bout de mes pantoufles, mes charentaises de malade. Celles dont Homer squatte le dessus, me menace d’un doigt, je lui réponds que je l’emmerde en soulevant un chapeau imaginaire. J’éprouve un léger pincement de cœur, cependant. Même dans mon délire, je n’ose pas enfiler une véritable paire de chaussures. Je ne suis pas bien sûr de parvenir à nouer mes lacets, mes doigts sont devenus si gourds, si difficiles à remuer. De tout ce qui me manque, je crois que c’est cette absence-là de mouvement qui m’effraie le plus. Je n’ai jamais été particulièrement grossier. Mais maintenant, l’envie me taraude de lever haut, unique, isolé dans son état d’âme, le majeur de ma main droite. Allez tous vous faire mettre. Mais toi, Natacha, c’est moi qui vais te la mettre, quoi que le « la » puisse être. Elle a niqué le bon Dieu, ou quoi, ta mère, pour qu’il autorise un tel marché de dupes? Tes seins, ta bouche, tes fesses, sont du vol à l’étalage. Que Dieu me pardonne de parler ainsi. J’ai trop de colère, elle m’étouffe. Il faut être prisonnier d’un corps pour comprendre la désespérance qu’engendre l’impuissance. Enterré dans un corps qui se bouge, se malmène, selon l’humeur, les mains s’amusent, elles peuvent tout, me terroriser, m’emmurer davantage encore. En fermant une porte. Simplement en fermant une porte. Je suis là, comme un con, planté devant cette porte, crevant de ne pouvoir entrapercevoir la silhouette de ma fille quand elle passe dans le couloir. J’entends ses petits pas furtifs. Elle n’a pu que se rendre compte que la porte était close. Elle se dispense avec l’insouciance des enfants, je ne lui en veux pas, ce sont les mains de pute, les fautives, d’un léger signe, un baiser de la main…Cela fait plusieurs fois qu’elle repasse depuis qu’elle a déjeuné. Je suis trop tourmenté pour somnoler. Je darde à présent depuis des heures un regard sans espoir sur un bloc de bois peint à l’arrache, sans charme. Qui résisterait à un tel tableau ? Je vagabonde comme je peux. Ecoute, en moi, quelque part, cette petite voix, elle me pousse à l’insurrection, me supplie de ne pas museler mon esprit de bourgeois bien éduqué. Je suis déjà vieux à trente-huit ans, demain, ou après-demain je serais mort. Débride –toi Damien, explose, t’as le tréfonds qui bout Damien, ta couple est pleine, déborde Damien, nom de Dieu, déborde. Avant qu’il ne soit trop tard. Difficile. Je suis un reste, de gamin bien élevé comme d’un homme courtois. Elle a raison, pourtant, la voix. Mes pensées, ma colère, inexorablement reviennent à Natacha. Il faut que ça pétarade. Règlement de compte à « Ok chorale ». Je ferais tous les cœurs, dans un seul unisson, pas d’autre choix que de me démerder moi. Dans ma tête. J’éprouve trop de honte pour informer par téléphone sa hiérarchie de ce que j’endure. Et puis, j’ai peur d’un rire ironique : -Mais Monsieur, c’est pour cette raison qu’on vous l’envoie, parcequ’elle n’hésite pas à sucer. Son petit piercing du bout de la langue a même franchement plaidé en sa faveur, pour son embauche. Et compenser son manque d’expérience. Mais nous sommes certains que vous avez gagné au change. D’après les dernières études scientifiques, il ne faut surtout pas négliger le sexe, chez un malade. Ca les aide à garder le moral, ils ont droit comme tout le monde aux petits plaisir de la vie. Et puis il ne faut pas oublier que l’éjaculation chez l’homme retarde le risque d’infarctus. Bref, tout ça, c’est pour vous garder bien vivant. Air satisfait que je ne vois pas au bout du fil, la certitude de m’avoir cloué le bec. Mais je vais vous dire ce qui me rend bien vivant, bande d’enculés que je ne vais pas appeler. Vous traiter de « connards ». Et votre bimbo de « salope ». Ce qui me rend bien vivant, c’est d’imaginer ce que je lui dirais à l’instant, si elle était là, devant moi, je le sens, ça monte, je vais te le jeter en pleine face, mon slam, en avant pour le grand show : Je ne viens pas du neuf trois, je ne suis pas rappeur, mais t’es qu’une bouffonne. Et tu veux que je te dise ? Ta mère en short devant l’prisu. Je kiffle la phrase, elle n’a aucun sens, je ne te connais pas ta mère, et je n’ai pas envie de mater ses jambes, mais je trouve que « c’est d’la balle ». La phrase, pas ta mère. Elle n’a pas de chute. Ta mère non plus. Elle a un trop gros cul, elle fait fuir les gens de la rue comme une menace nucléaire. Je ne vais pas emprunter la beauté de ses mots à Grand corps malade, juste me servir de ceux que le mien m’inspire. Bien plus adaptés à mon sens, à ce corps de plastique, à cet esprit de pouffe. Pour son corps comme le mien, les docteurs ont trop joué avec, il n’en reste que l’illusion de ce qu’il a été. J’aime bien, le truc de « ta mère ». Les gosses s’amusent avec : « ta mère, elle est tellement grosse que lorsqu’elle se baigne, les satellites déclenchent une alerte au tsunami ». Je veux jouer moi aussi. Trouver la blague, l’épithète, qu’à son retour, je lui servirai sur un plateau. Même si je ne lui ferais pas grand mal. Une blague de paralytique, ce n’est quand même pas comme si le botox n’était plus efficace sur la ride du lion. Ça semble facile, sur Internet. Ou quand on écoute les gosses, dans la rue. Enfin, ce que me rapporte ma fille, ou les fenêtres ouvertes. Je ne suis pas de cette génération, je commence par des phrases trop longues, comme: ta mère, elle a tellement les cheveux délavés, qu’il y a plus d’eau potable sur terre et que les magnats de la lessive ont fait faillite. Putain, c’est nul. Je m’entête, j’en ai besoin, de ces « ta mère ». Comment déglinguer une « meuf » qu’on ne peut pas kiffer, quand on n’est qu’un type qui a passé toute son enfance dans un atelier de peinture ? Je n’ai pas de manuel à ce sujet, à ma portée. Je cherche, encore et encore, la colère devrait me faire sortir les tripes, en faire un chapelet de « ta mère ». Je parviens sans trop de mal à déverser un flot d’insanités, superbes. Et puis tout d’un coup, il y en a un, qui fuse, je le tiens, mon « ta mère », enfin : « Ta mère et toi, vous vous ressemblez tellement, qu’il y en a une qui peut s’épiler la moustache rien qu’en regardant l’autre.» L’infirme s’amuse, il fait sa caillera, morve au nez et bave aux lèvres. N’empêche qu’il s’amuse. Et avec tac. Du tac au tic. Je suis content de moi. Je ris, les yeux fermés. J’entends très bien ces croassements qui fusent. Au début sourds, ils montent en puissance. Je m’approprie ce langage des rues. La rue, elle bruisse, elle grouille de vie, elle me porte. Je respire, je suis debout, je t’accule contre un mur, Natacha, mes doigts te fouillent, tu me supplies, tu veux que je te sonde. Cette fois, ce n’est plus toi qui joue à poser mes doigts sur tes seins, c’est moi qui te contrains. Mes mains courent, ton champ est vaste, je t’insulte, bouche close. Tu gémis, je commence à te donner du plaisir. Tu oublies ta pudeur, ta main dans ma nuque joue avec mes cheveux, tu t’étonnes que je les porte aussi longs, je te fais taire, c’est mon histoire. Tu me respires, je pus la testostérone, celle des matadors. Tu chavires, cherche à poser mes mains sur mon sexe. Je te brise. Un claquement sec. Je l’entends, il me délivre, de toi. J’ai serré trop fort ton poignée, la fermeture de ton bracelet s’est brisée, net. Je n’ose rouvrir les yeux de peur que le décor autour ne me ramène à l’odieuse réalité. La pièce est petite, plutôt dépouillée, je n’avais pas eu le temps de terminer de l’aménager. Les murs sont tapissés de blanc et de gris, les rayures se juxtaposent bien sagement, tout comme le peu de meubles déposés là sans grande conviction. Un canapé deux places en cuir marron, devant, une petite table basse accueille des verres à moitié vides, des bouteilles improbables, de jus de légumes bio et d’eau. Les pailles pendouillent lamentablement, mâchouillées, je m’ennuie souvent. Des détritus médicaux témoignent des soins que je reçois, au demeurant parfaitement inutiles. Mais je ne veux pas que la mort me souffle son haleine au visage. A sa figure macabre, je préfère celle de ma petite Una, ses jolis cheveux bruns, ils ont toujours la même coupe, un carré doublé d’une frange courte décliné long sur les épaules. Ma fille vit sa dernière année d’école primaire, sa silhouette se détache peu à peu de l’enfance, elle a beaucoup grandi ces derniers temps. Ses bras, ses jambes, paraissent disproportionnés, exagérément longs. Ses hanches ne se distinguent qu’à peine, encore peu marquées. Elle est entre deux âges. Son petit menton volontaire contraste bien volontiers avec l’expression rêveuse du visage. Ma petite fille vit sa vie ailleurs, dans un monde de notes de musique, d’éclats de rire, ceux de sa mère. Elle les retient prisonniers depuis sa mort. Je sais qu’elle s’angoisse à l’idée qu’ils lui échappent, elle a si peur de la dernière image qu’elle conserve d’elle ! Parfois je soupçonne Una de ne pas toujours parvenir à reléguer au fond de sa mémoire l’image du corps rougi étendu sur la route. Une triste histoire que la nôtre, depuis cinq ans, que je ne veux m’évoquer là, devant une porte fermée, qui ne s’ouvre pas : je ne reçois pas le baiser auquel j’ai droit, sur ma joue. Il faut que je me calme, je n’ai plus assez de force pour vivre mes colères. Ou mes tristesses. Tu finiras bien par me revenir. Il me suffit de patienter, encore. De toute façon, j’ai épuisé toutes mes ressources. Ce qui grouille au fond de moi, ne s’appelle plus la vie. De petits vers me ronge, je songe à Victor Hugo quand je t’attends : Sois bonne et douce, et lève un front pieux. Comme le jour dans les cieux met sa flamme, Toi, mon enfant, dans l'azur de tes yeux Mets ton âme ! D’habitude ces rîmes m’apaisent. Ils sont un sésame. Je fixe la porte. Elle ne s’ouvre pas. J’envoie un bordel de merde au chambranle, aux charnières qui ne jouent pas. Mais le bloc de bois peint en gris demeure immobile. Curieusement, la suite de la poésie de Victor Hugo me revient. La gaîté manque au grand roi sans amours ; La goutte d'eau manque au désert immense. L'homme est un puits où le vide toujours Recommence. Je souris. J’ai eu ma part d’amour : ma mère, ma femme, ma fille. Je me récite le poème en son entier, à présent. C’est curieux que je puisse si bien m’en rappeler. D’habitude, je ne me souviens que d’une seule strophe. Est-ce les derniers instants de vie, ne vais-je me ranimer que pour mieux mourir ? Des bruits de pas, ils se rapprochent. Je vois que la poignée s’abaisse. Enfin. Quelques secondes où je crève encore, de me dire que ce ne sera pas elle, ma douce petite fille, mais « les mains » II Tu me regardes depuis quelques instants déjà, avec tes grands yeux noirs. Tu ne trouves rien à me dire. Depuis que tu as ouvert la porte. Tu n’as d’ailleurs pas commenté « mon » évènement, cette porte close. Je suis là, qui t’observe, et je n’ai pas non plus les mots, ou même la voix pour les prononcer. Je ne suis plus que sons, rauques, pour toi à peine audibles. Je perds pied. Ton petit air triste, ton petit visage amaigri… Ils me soufflètent, me crachent à la figure, me réclament réparation de cet outrage à ton enfance. Invoquent le droit au jugement de Dieu. Je n’ai pas quitté l’arène pour autant, mon trésor. Certes, mon destrier est pitoyable, ce fauteuil roulant ne peut égaler les héros de tes films, il te faut déployer des trésors d’imagination pour croire que je chevauche une Furie Nocturne .Mais tu en as, n’est-ce pas, mon amour, mon ange, de l’imagination ? Il t’en faut, à présent, pour croire que ce rictus sur mon faciès contracté est un sourire. Il n’en a pas la douceur, il n’est qu’une grimace qui donne envie de fuir, comme à tous ceux que je n’approche plus. Et pourtant tu restes. Mon amour, mon ange. Les minutes passées à te contempler sont précieuses, elles vont me garder pour le reste de cette journée si mal commencée. Alors, maintenant, va jouer. Mon enfant. S’il te plait. III Je n’ose plus t’avouer tous ces mots d’amour qui se disent de Papa à enfant. Ils sont là, pourtant, prisonniers de mes lèvres, de mon corps de pantin défait. Ma langue se paralyse. Ils sonneraient mal n’est-ce pas, dans cette arythmie. Bientôt je ne te verrais plus. Je voudrais à la fois que tu viennes moins et à la fois te retenir encore, près de moi. Mais cette petite pièce où l’on m’installe le matin est bien trop triste pour toi. Elle n’est pas à vivre, mais à mourir. Tu ne le sais pas, tu viens avec sur ta joue douce une trace, de la terre peut-être, et dans tes cheveux une fragrance légère. Comme le printemps embaume en ces temps ! Et comme tu me le ramènes, à ton insu sans doute ! Je m’en délecte. Tout m’est prétexte, de peu je fais un instant de suave bonheur. J’aurais dû savoir vivre ainsi, avant. Mais je ne le savais pas. J’ai été bête, nous le sommes tous, n’est-ce pas, moi, je peux me racheter, maintenant que j’ai compris. Alors, je m’attarde, encore. Je peux bien t’avouer, puisque mes lèvres à peine remuent, et que tu ne m’entends pas, que je suis pris d’une coquetterie de vieille femme. La mort me courtise, je flirte avec elle, sans jamais m’abandonner tout à fait. Elle ne m’effraie pas. Elle est laide. Je le suis davantage encore. Amélie a voilé le miroir de la salle de bain. Elle a bien fait, je ne lui en veux pas. De toute façon, il me reste mes yeux pour voir dans le regard des autres ce que je suis devenu. IV Una est contente de s’échapper. Elle étouffe dans la petite pièce. Elle n’ose pas dire à son père qu’il ne sent pas bon. Elle n’ose pas non plus ouvrir la fenêtre, de peur qu’il prenne froid. Elle sait que si elle le laisse, il restera là, dans le courant d’air, jusqu’à ce qu’elle revienne. L’infirmière passe à heures régulières, pourtant. Mais une journée compte presque treize heures, et elle ne vient que quatre fois. L’aide- soignante, moins qu’avant. Deux fois seulement, depuis que son père est entouré de ces drôles d’appareillage, aux noms compliqués, qu’elle ne parvient jamais à retenir. Elle se retrouve dehors. C’est un petit matin d’avril et elle n’a rien de spécial à faire. Juste quitter l’appartement pour prendre l’air. Elle n’a pas le droit de s’aventurer trop loin, le quartier est bien trop vaste. Il est fait d’une vingtaine d’immeubles, de peu d’étages, certains sont même plutôt de véritables maisonnées sur deux niveaux, mitoyennes. Aucunes règles ne semblent avoir dicté leurs implantations. Le tout n’en forme pas moins deux quadratures de cercle, comme Una se plait à dire, conquise par le mot « quadrature ». Elle l’avait trouvé sur Internet, alors qu’elle cherchait des informations sur ce quartier situé non loin des bords du Rhône, vieux d’une dizaine d’année seulement. La végétation tende timidement d’être méditerranéenne, les lauriers fleurissent les espaces verts, les agapanthes s'enivrent des parfums des massifs de lavande. Des plantes grasses ont rejoint le sol en contrebas de la plupart des escaliers. Ici et là, elles constituent le principal ornement des perrons, chaque bâtiment a sa propre identité végétale. Récemment, des palmiers ont rejoint la colonie arborisée. Plus tard, ils seront de taille à donner la réplique aux saules qui ombragent les abords du ruisseau. Son père Damien avait décidé de quitter leur grande maison de centre- ville un an après la mort de sa mère. Il n’avait pas donné d’explications, elle n’en avait pas demandé, cela ne se faisait pas, dans sa tête de petite fille. Quatre années se sont écoulées depuis leur arrivée dans ce quartier. Elle sent bien que ces quatre années ne servent qu’à lui permettre un drôle d’apprentissage. Elle ne se le dit pas vraiment, elle n’emploie pas ce mot là, d’autres parfois le font pour elle : elle apprend à être orpheline. Il n’y a pas d’autre sens à cette vie. Elle se projette devant un mur, sa vie. Elle voudrait que son père ne soit pas cette chose de brique et de vrac, elle a mal de le voir ainsi, elle a mal que les autres le voient ainsi. Par chance, les autres se réduisent à une peau de chagrin, ils ne sont plus que des voisins. La famille de son père s’est dispersée, elle ne les connaît pas. Quant à sa mère, il lui semble qu’elle n’en a jamais eu, de famille. En tout cas, elle n’en avait pas, à son enterrement. Elle a eu une mamie, à un moment donné, de ça, elle se rappelle bien, mais son nom ne devait plus être prononcé à la mort de sa Maman. Au début, elle le disait parfois, dans sa tête, puis elle n’a plus trouvé les lettres pour le composer. Tout était mort, ou en sur le point de l’être, pourquoi sa grand-mère Lili échapperaitelle à cette règle de vie ? Heureusement, elle a immédiatement aimé l’endroit où son père l’avait amené, quand sa maman fut morte, et surtout, son joli cours d’eau. Ses bords sont joliment aménagés. Pour elle, il a les allures d’un port de méditerranée. Il dessert, à la façon d’une marina imaginaire, ses rêves d’évasion les plus secrets. Dans sa tête, elle est la dernière prêtresse d’une très ancienne lignée. Elle a appris ce mot dans un livre. Elle ne sait pas très bien ce qu’il signifie, la définition du dictionnaire étant un peu obscure, mais elle maîtrise les quatre éléments dont le récit parlait: l’eau de ce ruisseau, qu’elle dirige avec un grand bâton, le feu, elle sait depuis un an déjà gratter une allumette, la terre. Filtrée à l’aide de son petit tamis, celleci fait le plus beau chocolat au monde. Et pour ce qui est de l’air… elle n’en a jamais assez, elle étouffe souvent, trop pour ne pas avoir besoin de le respirer, goulûment, chasser ainsi les relents de la petit pièce d’à côté de sa chambre. Elle frissonne, elle est sortie en toute hâte, sans même prendre un vêtement chaud. Plus encore que l’odeur, il y a l’étrangeté de ce corps, face à elle. Le filet de salive au coin de la bouche, elle lui essuie souvent, pourtant. Ces jambes inertes, ces mains décharnées au bout de bras à jamais immobiles sont autant de morceaux de chair qui composent son père à la façon d’un pantin privé de ses fils. Le plus déconcertant étant peut-être la tête. Elle doit, à elle seule, résumer toute une vie, se livrer dans le regard noir, inquisiteur. Affalée sur l’épaule, flanquée de son cou, elle git, abandonnant toutes ses prétentions à être un homme. Una s’en énerve parfois, remarquant à voix haute : - Papa, même nounours se tient mieux que toi !! - C’est bien pour cela que je te l’ai acheté. Nounours promettait d’être fort bien éduqué. Elle fait semblant de rire. Elle a mal. Elle voudrait ne pas être elle. Elle n’a pas le courage de regagner sa petite chambre. Elle ne pourrait le faire sans aller une fois encore embrasser son père. Elle l’a pourtant fait, déjà, ce matin. Elle a sagement déposé un baiser sur sa peau grise. Il ne veut pas que l’on ferme sa porte. Alors, dans sa tête, quand elle passe devant la pièce où il attend, elle doit s’assurer qu’il va bien, ne manque de rien. Sauf qu’elle n’en a pas toujours envie. Elle n’en a même plus envie du tout. Aujourd’hui, elle n’est pas en classe, c’est Mercredi, c’est un jour de Congé, pour l’Ecole. Pour elle aussi, elle est fatiguée de jouer les infirmières. Elle se culpabilise bien un peu, son père est si seul ! Mais elle ne veut pas y penser. Elle s’efforce avec application de ne pas y penser, hausse les épaules… C’est un mouvement qu’elle fait souvent. Les choses ne pèsent plus, elles sont rejetées loin, en arrière, d’elle-même, ainsi. Et puis, si cela n’était pas suffisant, il y aura toujours la petite phrase magique « ce n’est pas mon problème ». De toute façon, récemment, l’infirmière a installé le ficus de l’entrée près de lui. Elle trouvait que la pièce était moins triste ainsi. De toute façon, c’est de sa faute, si elle est là, dehors, alors qu’elle meure d’envie de retourner dans sa petite chambre. Bien que l’appartement situé au rezde-chaussée soit souvent froid la nuit, elle aime s’attarder dans son lit, s’amuser des facéties d’un rayon de soleil aventureux, comme curieux du désordre de sa petite chambre d’ordinaire léger. C’est de son lit, éveillée, qu’elle s’invente les plus belles histoires. C’était bien la peine de lui faire un Papa si sa vie doit être comme ça ! Parfois, Una en veut au monde entier. Elle sait que le monde s’étend par-delà les étoiles visibles dans le ciel de son petit balcon. Elle a dès lors beaucoup de gens à détester. Debout sur la contre-allée gravillonnée qui longe l’immeuble, elle attend. Ses pieds jouent, tracent les contours d’une maison imaginaire. Elle ne sait pas quand, elle cessera d’être seule, ici. Elle a un compagnon de jeu qu’elle aime beaucoup, Julien. Il la rejoint souvent, dehors. Tout le temps, même. Elle finit par se décider à s’approcher du bord du ruisseau. Ici, les arbres la prennent dans leurs bras, quand elle a le cœur trop lourd. Il y a là un vieux saule dont les branches en forme de lianes s’enroulent comme les cheveux d’une mère autour de son visage, lui faisant oublier que la vie pour elle y est allée de son couplet de diva mal lunée. Le jour de sa naissance, la vie s’est montrée capricieuse, choisissant les cartes les plus sombres de son destin de petite fille. Elle a pu faire semblant d’être une enfant comme tout le monde, quelque temps. Du moins jusqu’au jour où l’infirmière est venue la chercher à l’Ecole, un samedi à midi, poussant l’infirme dans son fauteuil. Elle s’est approchée, l’a embrassé furtivement, s’éloignant presqu’aussitôt. Espérant que personne ne l’ait vue. Crevant de trouille que les battements de son cœur, il cogne, fort, ne la trahisse. Pour se rassurer, elle n’a eu de cesse de jeter de petits coups d’œil autour, constatant d’abord avec soulagement que ses camarades disparaissaient dans les bras de leur père. Puis avec amertume qu’elles étaient couvertes de baisers. Sauf une, que seule sa mère était venue chercher. C’était un samedi, pourtant, le jour des Papa. La fillette avait aussitôt sonné l’alerte, d’un « qui c’est celui-là, c’est quand même pas ton père ? ». La voix était cristalline, enfantine, mais les mots blessants, les mots fouettaient de leur dure réalité. Elle avait eu honte. Plus tard, le lundi, elle s’était défendue : « bien sûr que non, c’était pas mon père. Juste un malade dont ma tante s’occupe. Mon père, il n’a pas pu venir ». Elle ne mentait pas, pas vraiment, son père n’avait pas pu venir. Certaines ont fait semblant de la croire. Mais leurs mots ont fait plus mal encore, « elle n’a pas de chance, ta tante, de devoir s’occuper d’un triso ». Bien sûr que c’était la faute à pas de chance, elle le savait, c’était un coup du sort, ou d’un magicien, ou d’une sorcière, de n’importe qui, mais pas la sienne. Elle était devenue en quelques secondes la fille d’un « taré ». Les tares sont génétiques, elle avait cherché sur internet, comme si ce n’était pas assez de cette maladie dont on lui taisait le nom, par peur de ce qu’elle pourrait découvrir sur google. Il a suffi d’un mot d’enfant pour qu’elle soit cette petite fille contrainte à la solitude dans la cour de récréation, ou dans la classe, qui serre les poings, les mâchoires, son visage s’en souvient. Il est à son tour blessé. Autant de moments de tristesse que le miroir garde en mémoire et lui restitue dans leur petite salle de bains. Ils s’affrontent tous deux dans son silence à elle. Seule sa main s’exprime, n’ayant de cesse de suivre les contours de son visage, est-ce par là qu’elle lui ressemble ? Car elle lui ressemble c’est un fait, une certitude, balancé à tout trac par un inconnu qui devient connaissance, on l’a croisé mais il n’a pas passé son chemin…ou ses voisins, ils sont là, coupables de voir cette évidence qui saute aux yeux. Elle est brune Una, ses yeux se sont habillés de noir, dès sa naissance, avant même que de comprendre que le Monsieur aux cheveux aussi sombres que la prunelle était son père. Cela ne la rassure pas. Effrayée, Una fuit, souvent. Un champ de coquelicots. C’est là qu’elle oublie. Elle a des pouvoirs Una, le champ de coquelicots a fini par être son royaume. Il n’a pas la couleur des champs de blé. Mais elle n’est pas blonde. Et elle n’aime pas les renards. Elle n’a pas de planète, juste un champ de coquelicots, dont elle chasserait les roses, si par hasard une venait à montrer son nez. Aucune rose ne vient jamais : le champ de coquelicots est un tableau. V Au bord du ruisseau, il fait vraiment humide, et elle a de plus en plus froid. Elle décide d’inventer un nouveau rituel. Pour cela, il lui faut construire un dolmen. Pas très loin d’elle, il y a un petit monticule de cailloux. Des enfants ont dû les abandonner, la veille. Elle les prend, se concentre sur sa construction. Elle serait bien, si elle n’avait pas si froid. Avec un brin d’angoisse, elle se demande si elle ne devient pas bleue, elle aussi. Comme son père. Mais il ne sort jamais dehors, pour prendre l’air. C’est pour ça que le manque d’oxygène amène une ombre bleue audessus de sa bouche, et sur le reste du visage, aussi. Dehors, il ne deviendrait pas bleu. Enfin, elle ne croit pas. Elle sourit, le soleil n’est jamais bleu, seul le ciel, autour, mais le ciel, c’est le Paradis. Toute à sa construction, elle n’entend pas son ami Julien s’approcher et lui demander : - A quoi tu penses ? -Au bleu du ciel. -Ah ! La réponse du petit garçon est laconique mais elle ne s’en offusque pas. Il n’a qu’à peine pris le temps de déjeuner, il s’est levé bien plus tard qu’elle, ce matin, et parle la bouche pleine. Des miettes de sa tartine sont restées au coin de sa bouche, sur sa joue gauche. Doucement, elle pose ses lèvres sur les miettes, riant pour lui dire : - voilà, c’est mieux comme ça, tu es plus propre. Il rougit. Prenant un air détaché, il lui demande : -Tu veux qu’on joue à quoi ? - A Cendrillon. -On y a déjà joué Dimanche - S’il te plait… Le garçonnet fait semblant d’hésiter, histoire de réaffirmer cette fois encore qu’il ne cède pas à toutes ses demandes, contrairement à ce que disent les autres gamins du quartier. Alors elle reformule sa demande, d’une voix encore plus douce, les yeux presque mouillés de larmes. Elle se sait de jolis yeux expressifs, même noirs, n’hésite d’ailleurs pas à s’en servir, comme en ce moment où elle a besoin de la présence de son ami. Ses prunelles sombres contrastent avec la pâleur de son teint, elle le regarde avec une intensité qui le met presque mal à l’aise. - Arrête ! -Arrête quoi ? -De me dévisager comme ça. -Je ne te dévisage pas. -Si tu le fais. -Non. -Je te dis que si. Elle préfère baisser les yeux, par peur de se retrouver à nouveau seule. -On pourrait jouer à être les minions ! Son ami la regarde, interloqué. - On n’est que deux, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? De toute façon, les minions, c’est pour les bébés. -C’est pas vrai ! -Si ! C’est pour les bébés. -Non, et j’aime bien « Moi, moche et méchant ». J’ai pas arrêté de regarder le DVD. -Je croyais que tu adorais la Reine des Neiges ? -Aussi, mais on va pas faire de la glace avec la terre. Bon, c’est vrai que je pourrais faire le personnage d’Anna. -t’es pas rousse. -Si, regarde, avec le soleil, mes cheveux ils ont des reflets roux. C‘est Papa, qui me le dit. -Oh, ton père, qu’est-ce qu’il peut en savoir ? -Pourquoi tu dis ça ? -Pour rien. Le petit garçon était gêné. Il ne parlait jamais de son père à son amie. Sa mère lui avait expliqué qu’il était malade, gravement malade, et qu’il allait mourir. La nouvelle l’avait rendu triste. Il pensait à son amie, qui allait se retrouver toute seule. -Et Una ? -Il vaut mieux qu’il meure le plus vite possible. Ce n’est pas une vie pour elle. -Mais qu’est-ce qu’elle va devenir ? -Oh, elle a de la famille. Une grand-mère, je crois. De toute façon, ce n’est pas notre problème. -Mais… Sa mère l’avait coupé : -La discussion est close, maintenant Julien. Il avait baissé la tête. Les mots s’étaient étranglés dans sa gorge, il peinait à retenir ses larmes. Il ne verrait plus son amie. Elle était son amoureuse, il ne lui avait pas vraiment dit, mais c’était un fait admis. Pour la Saint Valentin il lui offrait toujours quelque chose. Pour son anniversaire aussi. Mais Una ne faisait plus de fête, n’invitait plus d’amis, ce jour -là. Comme il avait lieu au mois de Mai, elle sortait souvent dehors, et il la rejoignait. Elle apportait deux énormes bouts du gâteau qu’avait acheté l’aide à domicile qui venait pour le ménage et les courses, deux fois par semaine. Cette dernière n’était ni méchante ni gentille. Elle était juste une étrangère. La réponse de son ami au sujet de son père a énervé davantage encore la fillette. A présent en colère, elle insiste : -C’est pas vrai, tu dis pas ça pour rien. Personne ne dit jamais les choses pour rien. Ils les disent parce-qu’il faut qu’elles soient dites, c’est tout. Alors, j’attends ! Pourquoi tu as dis ça, que mon père il pouvait pas savoir, pour mes cheveux au soleil. -Oh mais tu m’énerves à la fin ! Et bien, puisque tu veux tout savoir, c’est parce-que ton père, il sort jamais dehors ! Elle a mal. Elle ne veut pas de cette phrase, même si elle-même y songeait encore tout à l’heure, que son père ne sortait pas dehors. Elle reste un moment interdite, cherche même son souffle. C‘est si difficile à entendre à voix haute, cette évidence murmurée tout bas, en confidence à une peluche froissée d’être trop étreinte, avec violence, parce-que le désespoir est trop grand. Le petit chien avec des yeux violets en bouton, une croix de couture en guise de truffe est souvent inondé de ses larmes. Elle lui avoue toutes ces vérités tues dans la journée, dans la journée, elle fait comme si. Il y a les autres, autour, et elle dans un cercle fermé. Au sol il y a une ligne imaginaire que personne ne franchit jamais. Elle n’en sort que le soir. Ou pour être avec son ami Julien. Le petit garçon évite de la regarder. Avec la pointe du pied, il trace quelque chose dans les graviers de la cour. Elle ne bouge pas, l’observe entre les fentes de ses doigts, elle a posé ses deux mains sur ses yeux, pour cacher ses larmes, elle les a senties perler tout à l’heure. Elle est obligée de tourner la tête pour suivre le sillon du dessin, se contorsionne pour que son mouvement passe inaperçu. C’est un cœur. Julien a dessiné un cœur…Elle ravale ses larmes, renifle, s’essuie le visage d’un geste brusque, elle est à nouveau elle, une petite fille qui se bat pour que rien ne se devine jamais, de ce qui l’étouffe. Cette maladie. Son père. D’une toute petite voix, rendue tremblante par l’émotion, un cœur, elle a un cœur, pour elle, comme la Louise et l’Amandine, à l’Ecole, qui se promènent avec leur dessin de papier toute la journée, elle répond : -Il n’était pas comme ça, avant. -Ah ! La réponse du petit garçon est courte, sûr qu’il aimerait bien savoir, mais il n’a pas les mots pour le dire. Son amie parfois réagit avec violence. Et puis tout cela le dépasse. - Oui, tu sais, avant, il n’était pas malade, il était un Papa. Ils n’en diront pas plus, ni l’un ni l’autre, ils ont onze ans, ils ont à jouer. VI Elle s’endort toujours très tard, tournant et retournant dans son lit, ne sachant quelle position adopter, cherchant désespérément comment faire taire la douleur tapie au fond de la poitrine. Elle n’a que onze ans, ou du moins les aura dans quelques jours. Et déjà, sa vie tourne autour de cette chose étrange qu’on appelle la mort. Son odeur, celle qui reste après le dernier baiser déposé sur la joue de son père avant de se coucher, fait naître un haut le cœur, et des coulées de larmes au coin des yeux. Elle étouffe son souffle dans des hoquets qu’elle dissimule en enfouissant la tête dans son oreiller. Pour la fuir, elle gagne un autre rivage, elle y est seule, comme Robinson Crusoe. Elle y fait naître de jolies images, s’apaisant de nouvelles couleurs. Un bruissement d’ailes, une nuée d’oiseaux s’envole autour, l’emmenant dans leur ciel. Elle aime beaucoup les oiseaux depuis qu’elle a vu les DVD de Cendrillon et Blanche Neige. Elle a l’impression de connaître leur langage. Quand elle est trop fatiguée, elle ne les suit pas. Elle préfère s’étendre sur l’herbe, ailleurs, plus loin, au milieu des coquelicots, guidée par un oiseau différent des autres. Elle ne peut en définir la couleur, toutes les teintes se mêlent, se confondent, éclatent chacune à leur tour. Elles sont en mouvance. L’oiseau n’est que halo lumineux. Il caresse ses cheveux, ses plumes semblent se faire une main, avant de l’abandonner à l’entrée du champ. Il ne reste jamais près d’elle dans le champ, même lorsqu’elle l’appelle, elle ne sait pas pourquoi. Elle s’endort. VII Je décline encore, je le sais. La conscience que j’ai de mon état n’a jamais été aussi aigue. Ce matin, je me suis réveillé, plus faible qu’hier, si tant est que cela soit possible. J’ai du mal à me remettre de mon slam d’il y a deux jours. J’ai fait ma caillera pour la dernière fois, ce fut aussi la première, il en fallait une, j’ai ri, d’être autant absurde. Mon souffle se cherche, moi, j’abandonne, mes poumons ne se dilatent plus. J’ai mal au nez, le tuyau qui s’y engouffre m’irrite. Mes muqueuses nasales semblent prendre un malin plaisir à rivaliser avec les esquarres de mon cul. Je vais aller au trou. Salut M’sieurs dames, pour un dernier tour de piste, j’rempile pas. Amélie n’est pas encore venue, c’est étrange, ce retard. Je n’ai plus la force nécessaire à suivre des yeux les images qui défilent inlassablement sur l’écran de mon ordinateur portable. Il est posé sur la petite table à roulette rapprochée à la hâte par Natacha ce matin. Mue par une condescendance nouvelle, je pue donc tant la mort que ça, elle ne me suce plus, je ne le regrette pas mais m’en affole, elle s’est assurée que je sois en mesure de ne rien perdre de l’écran. Le programme est en boucle. Je lui ai affirmé que tout allait bien. Je vois. Je n’ai pas menti, je vois. Mon reflet dans l’écran à certaines séquences de film, il me surprend, je ne m’y attends pas, il s’impose. Mon reflet est sans gêne, moi je le suis pour lui, pour son outrage à la pudeur. Il viole mon intimité. Il pourrait laisser cela aux autres, aux aides-soignantes, aux infirmières, à qui je ne peux rien cacher. Ni l’urine, ni les excréments dont je suis parfois souillé, malgré mon régime alimentaire sans selles, malgré mes efforts pour en découdre avec mon trou du cul. J’ai refusé la sonde. Je ne suis pas couché mais assis dans la journée, il y a déjà trop de fils, autour de ce fauteuil. J’en veux à mon reflet de ne pas me laisser en paix. Je n’ose pas demander qu’on ne laisse défiler en boucle sur mon Pc que des photographies de ma vie. J’accepte encore celles où je me trainais de pas en pas, avec mes cannes, lesté de chaussures orthopédiques. J’étais encore l’illusion d’un homme. Il faut que je m’économise. Je vais même suspendre les battements de mes paupières. Au demeurant, mes yeux ne resteront pas secs bien longtemps. Je vais chialer, me vider, c’est un corps sec qui va descendre dans le four. La crémation va être belle, je vais m’embraser dans une unique flamme, les crépitements fuseront, ils seront autant d’acclamation, on applaudira ma dernière échauffourée. Una, si tu savais comme je m’en veux, de ce qui nous arrive. Je ne vais pas réussir à ne pas partir. De nous deux, mon âme est la plus inhumaine, quand mon corps va lâcher prise, elle va s’envoler sans même se soucier de t’emmener. J’aimerai pouvoir te dire qu’elle va se retourner, te couvrir des yeux une dernière fois, t’envoyer un dernier baiser. Mais je crois qu’elle n’en fera rien. L’âme n’a pas de cœur. Elle est vague, inconstante. Elle se défile. Elle ne sait pas aimer. Quand elle a décidé de partir, aucun sentiment n’est assez fort pour la retenir. Et même la peine que je ressens déjà à l’idée de te laisser n’y pourra rien. Ma fille. Mon amour. Ma fille, mon amour, ne sois jamais ma chair, j’en viens à prier Dieu et ses saints, pour que tu ne le sois pas. Ma chair grouille, gronde. Ma chair est Dien Ben Phu. J’ai fini par souhaiter que tu ne sois pas de moi, mon ange. Je ne veux pas de ça, pour toi. Je t’ai caché le plus longtemps possible ce qui m’arrivait. Ne voulant pas t’affoler, j’ai inventé les prétextes les plus fous pour te mentir quand le sol s’effondrait sous mes pieds, que je cherchais désespérément quelque chose à quoi me raccrocher. Tu m’as même demandé une fois pourquoi je ne me tenais jamais éloigné d’un mur, pourquoi on ne sortait plus comme avant. Nos balades à vélo te manquaient. Je t’ai adressé un pauvre sourire, n’ai rien trouvé à te répondre. Tu as cru que je me moquais de toi, tu as quitté le salon en pleurant. J’aurais voulu te rattraper, te prendre dans les bras, te serrer fort, effacer la blessure que je t’avais faite bien involontairement. Mon corps en avait décidé autrement. Mes muscles avaient recommencé leur étrange voyage sous ma peau, à défiler. Mon être tout entier devenait une parodie du quatorze juillet. Chaque armée s’était mise à parader en cadence, et tout ce beau monde tambourinait par vagues assassines. Je n’ai pas réussi à bouger. Je me suis contenté de rester là, à perdre pied, à t’écouter pleurer. Ta peine anesthésiait ma souffrance, mon angoisse. Je ne songeais qu’à toi, mon amour, mon ange. Je t’appelais doucement, pour que tu ne m’entendes pas : mon amour, mon ange. Toujours dans le même ordre. C’était un nouveau rite, en réponse au rituel absurde auquel mon corps de plus en plus fréquemment se pliait. Il exécutait les ordres d’un tyran. Un déréglé. Un sclérosé. Latéralement atrophié. Tu avais fini par te calmer. J’ai entendu que tu allumais ton Pc. Tu allais sans doute regarder la rediffusion de ta série préférée sur you-tube. J’ai réussi tant bien que mal à me relever, à regagner ma chambre. Tu avais fermé la porte de la tienne. Nous demeurions encore dans la grande maison en ce temps- là. Je pensais que j’allais pouvoir reprendre ma vie, du moins que j’allais être tranquille pour la fin de la journée, le diable ne frappait jamais deux fois de suite. Je m’étais trompé. Une heure plus tard, tout recommençait. Je me suis précipité dans ma chambre aux premiers signes annonciateurs de la crise. J’ai fermé la porte. Tu n’as pas entendu que je tombais, lourdement. Le rebord de la fenêtre n’a pas suffi à me retenir, mon bras était trop faible, mon corps encore trop lourd. A présent, il suffit d’un coup sec, pour me bloquer les genoux, pour parvenir à me trimbaler d’un endroit à un autre. La descente de lit avait amorti ma chute. Sous mon pantalon, l’improbable sarabande avait repris. Je me rappelle être resté là à regarder hagard mes deux pattes folles m’oublier, elles ne jouaient plus que pour elles seules. Je m’étais même mordu le bras jusqu’au sang pour ne pas hurler. Et puis, je n’eus plus qu’une idée en tête. Voir, il fallait que je voie. Pardonne-moi, mon amour, mon ange, je sais que je t’ai terrorisé ce jourlà. J‘aurais dû vaincre ma peur, dominer mon angoisse. Je ne l’ai pas fait. Je ne sais même pas si j’ai pensé à toi... J’étais obsédé par ce qui se jouait là, dans mon corps. Dénouer la ceinture, dégrafer le bouton, me furent le supplice de Tantale. J’ai mis un temps infini à quitter mon pantalon, mes mains se refusaient à le tenir assez pour parvenir à le faire glisser le long de mes jambes. Elles aussi étaient en transe. Je n’ai même pas songé que tu pouvais entrer. Dans ma précipitation, je n’avais pas condamné la porte, fait jouer la serrure. Je ne m’appartenais plus. Je me suis trainé avec des cris qui n’avaient plus rien d’humain jusqu’à mon armoire. Je savais qu’elle était là, cette bouteille de whisky de mes soirs d’infortune, cachée derrière une pile de linge. Je me suis aidé de mes coudes, de mes dents que j’ai plantées dans l’étagère pour me hisser jusqu’à elle, ma main gauche ne suffisait pas. Ma main droite pendouillait, lamentable. J’ai réussi à m’en emparer, pourtant, ainsi que d’un vieux tee-shirt rêche. Je me suis écroulé sur le sol. J‘ai débouché la bouteille avec les dents, la calant du mieux que je pouvais, l’ai renversée d’un coup de tête. J’ai regardé le liquide doré se répandre sur le tissu. Je n’avais que ma main gauche pour accomplir le reste : m’emparer de ma trousse de toilette entrouverte posée sur l’étagère du bas, où je savais pouvoir trouver mes lames de rasoir. J’allais enfin savoir ce qui se passait sous la peau. J’étais ivre de rage, je n’ai pas senti la morsure des lames de rasoir, ni celle de l’alcool quand j’ai posé le tee-shirt noyé de whisky. Je fus lâche, n’entaillais la peau que sur un centimètre de profondeur. Les muscles ont continué de valdinguer, indifférents au sang qui coulait, bien à l’abri sous la chair à vif. Alors j’ai hurlé, mon amour, mon ange, comme si je n’avais plus à avoir de dignité, que tu n’existais pas, que tu n’étais pas là près de moi, dans une pièce à côté. J’ai hurlé comme un possédé du diable ou de son suppôt. Et je devais l’être en effet, pour t’oublier. Je vais vous soûler la tronche, bande d’enfoirés, c’est moi qui vais avoir votre peau. C’est moi. Allez, cul sec ! J’appelais, j’attendais le coma éthylique, pour eux, pour moi. J’ai vidé le reste de la bouteille. Je te demande pardon, mon amour, mon ange. Tu as dû te douter de quelque chose, la chambre empestait l’alcool, très certainement le couloir aussi. Tu m’as découvert ainsi, une heure plus tard. Et…je sanglotais. Recroquevillé sur le sol, tassé, tu n’avais plus que l’ombre d’un père. Tu avais voulu savoir. Tu avais soulevé les étranges cataplasmes, je n’ai rien fait pour tant t’empêcher. J’étais brisé. Les jambes tailladées ne grouillaient plus, les muscles avaient cessé de se contorsionner en petits vers frémissants, ils se taisaient, laissant les plaies de la peau s’épancher, raconter leur mal-à-être. J’ai gardé la tête baissée, je ne pouvais affronter ton regard. Tu avais huit ans, mon amour, mon ange. Tu t’es agenouillée à côté de moi, tu m’as montré mes jambes mutilées de la main, d’un geste hésitant, vague. Tu étais blanche. Tu fus prise d’un haut le cœur, le sang, l’odeur, tu allais vomir. J’ai réussi à récupérer un peu de moi-même, te prendre dans mes bras et t’emmener à la salle de bain. Mes jambes ployaient sous moi mais je tenais. Debout. Mes pieds tant bien que mal suivaient ma cadence, je répétais mon amour, mon ange. Je te couvrais de baiser, ton front, tes cheveux. Tu avais posé ta tête dans mon cou. J’ai senti un liquide chaud se répandre, d’une toute petite voix, tu m’as demandé pardon. Je t’ai déshabillée, mis dans la baignoire, tu claquais des dents. Maladroitement, je t’ai savonné le visage et le cou, l’eau très chaude ramenait un peu de couleurs sur tes joues. Je t’ai enveloppée dans un peignoir, celui de ta mère. Tu disparaissais dedans. Tu m’as demandé : je peux le garder ? Bien sûr, mon ange, mon amour. Tu avais l’air bien. Tu t’es mise à bailler. Je t’ai soulevée du sol, tu as souri, m’a murmuré : mon papa… Avant d’ajouter : toi aussi, tu devrais te laver, tu sens mauvais. J’avais promis. Tout ce que tu voulais pour effacer de ta mémoire l’horrible spectacle auquel tu avais assisté. Je t’ai déposé dans ton lit. Tu as eu un dernier sourire, avant de me dire bonne nuit. Bonne nuit, mon amour, mon ange. Mon ange, mon amour. Cette fois-là, j’avais inversé. Ma nuit fut agitée, j’étais ivre, je ne savais comment te parler, maintenant que tu savais. Quoique, savoir était un bien grand mot. Tu m’avais vu à terre, un père n’est jamais à terre. En avais-tu seulement appris pourquoi nous ne faisions plus de balade à vélo ? Tu étais si malade, tes vomissements étaient si forts, tu ne tenais plus debout, tu n’as pas eu le temps de me demander, de ta voix légèrement nasillarde : qu’as-tu Papa ? Tu t’es endormie, épuisée, sans que je t’explique, qu’un jour, une bien étrange maladie avait décidé de tenter une nouvelle expérience. Elle avait trouvé un nouveau sujet pour se reproduire, c’était un peu comme le virus d’un rhume qui chercherait à muter, je te l’avais appris quand tu m’avais demandé pourquoi les gens mourraient puisqu’il y avait des médicaments. Tu ne m’as jamais demandé le nom de cette maladie. Tu m’as juste dit, le lendemain matin, quand je suis monté dans ta chambre pour te réveiller : Papa, tu as attrapé un vilain Rhume transgénique? J’avais eu du mal à ne pas éclater de rire, j’avais mieux réussi à te cacher que tes paroles, même si elles m’amusaient, contenaient un fond de vérité : ma maladie était une mutation génétique. Ce matin-là, je t’ai fait une surprise : j’avais sorti les vélos. Je savais que je pouvais nous octroyer une petite balade d’une heure, sans trop nous éloigner. Nous roulerions sur les trottoirs, s’il le fallait, j’expliquerais à Monsieur l’Agent que cette balade était un cadeau que je faisais à ma petite fille, j’étais malade, j’allais mourir. Instants que ma caméra gopro fixée au guidon avait immortalisés, et que le logiciel movie maker avait agencés. Ils passent en boucle, sur mon PC. Ils seront là pour toi, maintenant, mon amour, mon ange. Je suis content de cette dernière balade, et de toutes les bêtises que nous avons faites pour rattraper le temps perdu. Et oublier celui que nous n’avons pas. Je m’en vais, mon amour, mon ange. Je n’ai même plus la force d’être rapide, cela peut prendre encore quelques heures, quelques jours. Mon amour, mon ange. J’ai aimé ta mère d’un amour absolu. Elle occupait toutes mes pensées. Quand je l’ai rencontré, elle avait la beauté exquise des premiers crocus, dès le premier regard je sus que je sortais d’un long hiver. J’étais déserté de ne pas l’avoir connue. J’étais tombé en amour. Mon enfant, j’ai nourri envers ta mère la plus absolue des passions. Charnelle, spirituelle, je n’imaginais pas avoir une âme si ce n’était la sienne. Elle était de la plus exquise des essences, j’en venais même à douter qu’elle fut humaine. Elle le fut au-delà de toutes espérances, pourtant, mon ange : d’elle, tu naquis. Mon amour, mon ange, si j’ai survécu à sa mort, c’était parce-que tu étais là. Je voulais voir. Ta façon de grandir, d’abord. Qui allais-tu être ? De lui ressembler ensuite. VIII Mon amour, mon ange, rentre. Il faut que je te parle. Il faut que je te dise toutes ces choses, elles m’étouffent, comme si cela n’était déjà pas assez de cette maladie qui consume jusque mon souffle d’air. Parfois en toi je retrouve l’espièglerie de ta mère, elle était si prompt à rire, me donnant parfois à penser qu’elle n’était qu’une enfant. Cela m’arrangeait. Je pouvais la chérir. Peut-être plus encore comme un père que comme un amant. Ne rougis pas au mot, par amant, il faut entendre celui qui aime, les gestes ne sont qu’envie de le faire comprendre. Tu joues encore, j’ai crié ton nom, mais tu ne l’entends pas. Je te parle, de ma voix fausse, gênée par cette langue qui vire de bord à tribord, elle se place mal, le son ne se fait pas comme il devrait. Tu n’aimes pas, le son qu’a pris ma voix. Je délire, je crois. Je ne peux pas toucher mon front pour savoir s’il est chaud. Mais peut-être n’ai-je de fièvre que ce désir brûlant de te parler encore, une dernière fois. Une dernière fois… Pourquoi, je ne voudrais pas, je peux tenir encore, quelques heures, quelques jours, peut-être même vraiment plusieurs… Ou alors, qu’on me permette de ne pas le savoir, que c’est la dernière fois, feindre tous deux que nous pouvons continuer d’ignorer que nous ne nous reverrons pas. J’aurais voulu, Una, que ton enfance ne se vive que sur des paroles de Renaud, te rappelles-tu qu’un jour j’avais fait gravé sur un de mes teeshirts, « ma môme, je suis morgane de toi »… J’ai tant de regrets, mon amour, mon ange, et une seule prière, il faut que je prie, n’est-ce pas, si je veux aller vers la lumière ! Je m’en fiche, de la lumière. Je la donne, au plus prenant. Mon amour, mon ange, dis-moi que ta vie, ce n’est pas moi qui te l’ai faite. Dis-moi qu’un homme un jour pourra t’apprendre de jolis mots, que tu ne détourneras pas le regard. Dis-moi que nous ne t’avons déjà pas tout enseigné, à nous obstiner à te quitter, ta mère et moi. Je te pisse à la raie, la mort, fais – moi crever, si tu veux, mais attends que ma fille me dise que ce n’est pas de ma faute, tout ça, dans sa vie. Tu ricanes, la « faucheuse » ? Je la vois, ta face de carême. Et tu sais quoi ? Tu te pointes dans ma cour de récré, mais j’ai « même pas peur ». « Casse- toi tu pues, et marche à l’ombre ». Il n’a pas son pareil, Renaud, toi si, la mort : ton image, c’est la mienne, depuis des mois. J’ai eu le temps de m’y habituer. On ne fait pas d’émission de relooking pour les infirmes. Tu ne rentres pas, Una? Una ! J’ai dû hurler. Puis je me suis assoupi, d’épuisement, de fièvres conjugués. Una n’est pas rentrée. Dans le fond, c’était peut-être aussi bien. Je deviens con. C’est si étrange, ce pré-état, je ne suis pas encore mort, mais je ne suis plus vivant. J’en perds mes pédales, dans ce dédale de rumeurs, dans ma tête. Elles ne me font pas de quartier, j’en perds mon latin de pauvre type, je n’ai pas ri, depuis des heures, à présent, c’est long sans le rire, d’attendre de mourir. Je voudrais que putain et vie jamais ne s’accordent plus, pour ma fille. Je voudrais qu’un type nouvellement crevé me rejoigne dans ma dernière demeure, bien des années plus tard et me dise : j’ai croisé ta fille, elle va bien, elle respire. Ne t’inquiètes plus, pour elle, tu n’étais qu’un mauvais moment, qu’elle a déjà passé. Je sais que j’en chialerais. Des larmes de boue. Ça pleure, une tombe, mais ça ne le dit pas. J’ai trop juré ces derniers temps, sous prétexte de vouloir encore être vivant, sous prétexte de savoir que mon âme, si j’écoute ses jolies phrases, elle va m’emmener, c’est certain. Sais-tu Una ce que ta grand-mère avait écrit, placardé sur un mur de son atelier, au milieu de ses toiles ? La silhouette de noir, de couleur, sur la feuille est un chant gravitationnel, Le pinceau est une accroche, Les mots des livres arriment, Les notes sont une portée Les arts sont notre faim. Ces mots étaient notre tatouage, notre panoplie de loubards, ceux qu’au fond on rêvait d’être, par passion, par fureur. Des soixante-huitards de l’art. Elle me manque. En ce temps-là, elle n’avait pas besoin d’un autre atelier de peinture que le sien, des élucubrations de ce taré de Louis, que tu ne connais pas, elle avait su faire de ma vie de môme un enchantement de couleurs. Jamais le ciel ne m’avait semblé gris, il était juste dans un moment d’absence, comme celle que l’on avait au moment de s’endormir. Louis, t’es plus qu’une saleté de carcasse rongé par les vers maintenant, mais t’es quand même qu’un fumier. Et moi plus encore, car je t’ai laissé prendre les deux femmes qui ont fait ma vie… Tu n’es jamais rentrée, à temps, je veux dire, pour entendre que mes lèvres ne retenaient plus mes mots, après avoir épuisé mes souvenirs, ils se sont mis à couler, au fil d’une chanson : je suis morgan de toi, ma môme, ne l’oublie pas… Comme un affluent se jette dans un fleuve, ils ont rejoint les rimes de Renaud, c’était mon meilleur arrimage. « Allez viens avec moi j't'embarque dans ma galère Dans mon arche y'a d'la place pour tous les marmots Avant qu'ce monde devienne un grand cimetière Faut profiter un peu du vent qu'on a dans l'dos. 'reus'ment qu'j'suis là que j'te r'garde et que j't'aime. » Au fond, ce sont peut-être les siennes, les seules phrases à te dire. Loin de tous mes délires. Il est possible que je devienne fou, n’est-ce pas un rire de dément que j’entends, dans ma tête. Il résonne, il est aussi seul que moi. Peut-être est-ce pour ça, qu’il éclate de rire, comme un taré, un grand malade. Tais-toi, le rire, que j’écoute encore, la chanson, ses paroles. « Allez viens avec moi j't'embarque dans ma galère » Mais tu demandes à vivre, n’est-ce pas, mon amour, mon ange, malgré… moi ? IX Malgré tout, malgré son immense fatigue, malgré l’air de commisération de Natacha, malgré celui inquiet d’Amélie, il se refusait à admettre que la dernière fois allait maintenant finir par être la bonne, et cesser de n’être qu’une répétition. L’absurde arrive en fin de semaine, il avait déjà commencé à cesser de vivre, cette fois, doucement, stupéfait, gardant le silence, il commence à mourir, dans une absence totale de souffle. Amélie le découvre à temps. Il sera malmené par les ambulanciers, la cage thoracique presque brisée par les massages cardiaques puis brulée à coup d’électrochocs. Une trachéotomie est pratiquée. Il ne pourra plus appeler. Ce ne seront pas les lèvres d’Amélie, sa dernière douceur de vie. Mais celles inodores d’une étrangère, à peine affolée, qui s’est penchée, pour voir que s’inscrivait dans son regard, une fin. 12 avril 2015, 15h30 :décès de Damien Ragazzoni Age : 38 ans. Service : soins intensifs Décès constaté par le Docteur Antoine Sysley Hôpital de Valence X Elle ne l’accompagnera pas à l’hôpital. Par deux fois, Damien mourra sans sa fille. La première fois, elle jouait trois étages au-dessus, avec son ami Julien, dans l’appartement de sa mère. Un coup bref frappé à la porte d’entrée attira son attention. Derrière, quelqu’un n’a manifestement pas le temps de s’appesantir, d’attendre. Una trouve cela étrange. Elle songe à son père. Elle ne s’avance qu’à peine dans le couloir, attend que la mère de son ami sorte de sa cuisine. Les verrous jouent, en hâte. Quelques mots prononcés d’une voix hachée, presque mécanique, lui apprennent qu’elle devra rester ici jusqu’à ce que sa grand-mère vienne la chercher. Le regard clair d’Amélie s’est voilé d’une ombre, Una n’ose pas venir vers elle. Elle reste en retrait, dans le hall. Elle a entendu, pour le départ de son père, mais ne trouve rien à y redire. La jeune femme dans l’encadrement de la porte ne demande pas non plus à lui parler. La deuxième fois, elle ne sera donc pas là, non plus. Una n’a pour seule famille que sa grand-mère paternelle, elle ne sait pas très bien pourquoi. Et encore, elle ne venait plus les voir. Elle était trop petite au début pour vraiment s’en étonner. Puis elle a pris l’habitude de ne plus songer à elle. Elle a quand – même rejoint le salon pour voir par la fenêtre l’ambulance emmener son père. Elle garde le silence, ne pleure pas non plus. Elle ne veut pas réfléchir. Elle aime bien la maman de Julien. Elle aime sa façon de parler à son fils. La voix est douce, elle ne crie pas. Sa Maman non plus, ne criait pas. Elle ne veut pas y penser. Ils ont à jouer. C’est devenu une nécessité : elle a à rattraper tout ce temps perdu à ne pas être une enfant comme les autres. Elle a fixé l’ambulance jusqu’à ce que celle-ci tourne au coin de la rue, disparaissant de son champ de vision. Elle ne détache pas son regard de la rue. Elle n’a pas envie qu’ils changent d’avis, lui ramènent ce Monsieur qui ne sent pas très bon, dont la voix rauque résonne désagréablement à ses oreilles. Elle ne veut plus l’entendre dire qu’il est son père, qu’il l’aime. Elle a eu un papa, elle aussi. Il était beau, il était fort, il la soulevait dans ses bras, lui faisant croire qu’elle pourrait atteindre le ciel. Elle l’a vu, sur les photographies. Elle s’en souvient, un peu. Il la serrait contre lui quand elle était triste. Lui riait toujours, surtout lorsque sa mère était encore en vie. De cela, elle se souvient très bien, les éclats de rire, dans la maison. L’homme, dans le fauteuil ne riait plus. Ce soir, il n’était plus son père. XI Comme l’infirmière et les aides-soignantes, elle avait les clefs de l’appartement, elle ne s’en séparait jamais. Elle était descendue tard dans la soirée récupérer ses affaires pour la nuit. Elle avait longuement hésité, à l’entrée, c’était si étrange, cet appartement vide. Il semblait garder la trace d’un drame qui se serait déroulé quelques heures auparavant. Comme les traces d’une lutte. Elle ne savait pas vraiment, que son père était mort ici. Amélie n’avait parlé qu’à mots couverts. Elle avait frissonné, en regardant : des compresses tachées de sang gisaient au sol, des seringues et un petit outil tranchant avaient été oubliés, dans la pièce noire, le boudoir de son père. Lugubre, le tout était lugubre, la scène était une mauvaise farce, dame la vie était cruelle, encore. Y’en a marre de toi, la vie, t’es jamais de bonne humeur ! Una accepta de se laisser gagner par la colère. Elle était dans un de ses jours « où ».Un de ces jours où elle n’irait pas dans son champ de coquelicot. Elle se dépêcha de récupérer ses affaires, dans sa petite chambre, à côté. Elle aussi était affectée par la lourdeur des évènements passés. Elle ne baignait plus dans sa luminosité tendre, le mauve n’irradiait plus. Ses murs éclataient d’une densité nouvelle, étrangement haute en mélange de couleurs. Una avait toujours eu l’intuition de ce qui était de ce monde, ou de ce qui ne l’était pas. Elle sut, immédiatement, que ces couleurs n’étaient pas de ce monde. Elle se rendit rapidement compte qu’une fenêtre était demeurée ouverte. L’air se souciait d’une odeur de rue, ce soir, le canal sentait la bourbe, la vase. La végétation hésitait, le feuillage se mêlait d’exhaler une odeur d’essence, parfois de gasoil, une voiture venait de démarrer. Elle ne savait pas, pour l’odeur. Elle s’approcha pour refermer la fenêtre, tenant précieusement sa peluche et son pyjama serrés contre elle. Elle n’avait allumé qu’une petite lumière et faisait attention où elle posait les pieds. Elle ne tarda pas à remarquer la petite plume de rouge, de bleu et d’orange amalgamés. Sur le plancher clair, elle faisait une tache étrangement colorée. Elle s’était approchée, s’était exclamée : -C’est drôle une plume d’oiseau avec de la poussière d’étoile. La lumière s’éteignit brutalement. Elle crut entendre un bruissement d’ailes, quelque chose la frôla. Curieusement, elle n’eut pas peur. Au demeurant, elle n’avait jamais peur des choses les plus étranges. Ce monde-là était le sien, elle le choisissait, d’une certaine manière. A sa façon d’être « une enfant de la lune et du soleil », elle aimait cette expression, elle se l’appliquait parfois, depuis la mort de sa mère, et plus encore depuis que son père n’était plus « Papa ». Juste un homme posé là, non loin d’elle, dont elle n’arrivait pas à se défaire. La lune et le soleil disparaissaient, tour à tour, l’un, l’autre, sans jamais mourir. Ce qui brille ne meurt jamais. C’était décidé. Une chose attendue, pour Una. Elle n’avait peur que de la réalité. La nuit, l’autre monde tardait à venir. Il y avait d’abord le bisou du soir, une dernière fois le mot « Papa » qui la terrifiait. Et ses prémices à l’endormissement, compromis par le noir, autour, du corps immobile. Dans ses mains, la petite plume luisait. Elle lui souffla : -Tu seras mon porte-bonheur, désormais, je te garderai toujours avec moi. Tu m’éclaireras la nuit, quand j’aurais peur. De toute façon, tu verras, j’ai presque tout le temps peur, des fois. Mon Bony le sait. D’ordinaire, c’est lui qui me réconforte. Mais parfois je le sens qui tremble, c’est parcequ’il fait tout sombre sous les couvertures, et il n’aime pas ça. T’inquiètes pas, c’est pas un vrai chien, il coure pas après les oiseaux ! Elle quitta l’appartement avec un étrange sourire aux lèvres, sa vie allait changer, elle ne pouvait pas faire autrement que changer. De toute façon, rien ne pouvait être pire que ces dernières années. XII Le lendemain, tout sembla s’accélérer. Elle se réveilla la première, n’osa pas bouger. Elle avait passé la nuit sur le canapé du salon. La situation était provisoire, sa voisine le lui avait expliqué la veille, quand elle était remontée. Sa grand-mère allait être prévenue par l’hôpital, et venir la chercher. Elle n’avait pas osé demander pourquoi ce n’était pas Amélie, qui appelait. Una a songé à un moment que peut-être personne n’avait pensé à prendre le téléphone portable de son père. Tous les numéros de téléphone y étaient consignés. La liste était longue, elle s’en était amusée, souvent, de tous ces noms, dans le répertoire, et qu’il n’y ait personne de tous ces noms, pour venir les voir. Elle n’a rien dit, juste haussé les épaules. Elle n’était déjà plus concernée. Plus tard elle songea que sa grand-mère s’appelait Lili et qu’elle aimait les oiseaux, comme sa mère. Sa mère les aimait au point d’en mourir. Elle était drôle, cette petite phrase, dans sa tête. Una se demanda ce qu’elle faisait là. Et toi, tu aimes les oiseaux ? Elle frissonna. Elle avait à nouveau six ans. C’était quand son monde commença à s’écrouler. Dans la rue, une femme ne voit pas la voiture, celle-ci surgit de nulle part, de derrière une bande blanche franchie sans se soucier des conséquences. Plus encore qu’un cri, un hurlement. Il n’a rien d’humain. Il tient à la fois de l’homme et du chat qu’on égorge. Una n’a jamais entendu égorger de chat, auparavant. Mais l’idée fait son chemin, d’une bien curieuse façon, que ce cri pouvait être celui d’un chat. La maison se prolongeait sur la rue par un petit jardin, elle aimait à y jouer, sa mère parfois la rejoignait, parfois la regardait par la fenêtre de la cuisine. Elles s’adressaient un petit signe. Una un léger mouvement de doigts, elle est occupée, sa mère un plus prononcé, doigts serrés, doigts qui volent, le baiser est envoyé. Le sourire, par contre, était commun aux deux. Sa mère ne lui sourira plus. Elle git à présent, inconsciente, dans cette rue, où les voitures se sont tues, comme les gens autour. Elle la voit, d’un peu loin, elle est restée à la grille du jardin. Son père la bouscule, se précipite, elle ne voit plus le corps de sa mère, il le cache, écroulé, sur elle, dans le sang, il coule autour de la tête, et des jambes aussi. « Tordues les jambes, tordus les bras. Le corps tout entier. » Elle chantonne Una. Elle attend. Elle songe qu’elle ne fera plus la même chose à ses poupées. C’est très laid. C’est sans la regarder que son père lui intime l’ordre de s’enfermer dans sa chambre. Il ne bouge pas, du corps allongé. Il crie, il est loin. Elle prend peur, elle n’a pas l’habitude, de l’entendre, crier, comme ça. Elle regagne la maison en courant. Plus tard, elle ne sait pas quand, Una entend la sirène des pompiers. Elle se recroqueville davantage encore, dans la position du fœtus, allongée sur son lit. Elle n’a qu’à peine tiré sur elle une couverture. Elle ne peut pas rejoindre le ventre de sa mère. Elle a six ans. Elle a compris. L’Oiseau va - t’en. Pourquoi t’étais là, dans le jardin ? Une main sur sa tête, une voix qui se faisait douce, comme celle d’une mère. Laurence Lunéal l’avait rejointe, s’était assise, près d’elle, sur le canapé. -Bonjour tu as bien dormi ? Qu’est-ce que tu veux déjeuner ? Una voudrait pouvoir sourire à la mère de son ami. Elle ne le fit pas. En cette journée, elle n’avait pas le droit d’être gaie, ni de sourire. Personne ne comprendrait. D’habitude, elle se préparait son petit déjeuner toute seule. Elle fut prise d’une idée folle, un rêve insensé, si son père venait à mourir, elle n’aurait plus jamais à se débrouiller toute seule le matin, il y aurait à nouveau une main pour se poser sur son front. Le caresser. Une main qui ne serait pas le feuillage léger d’un saule de bord de ruisseau. Elle hésita, choisit ses mots pour répondre, l’instant était si parfait ! Elle n’aurait pas supporté qu’il soit troublé. Elle finit par avouer, sous le regard insistant : -D’habitude, je prends des céréales, papa et l’infirmière, ils ont dit que c’était le plus facile pour moi. Una scruta, s’attacha à chaque détail, sur ce visage, elle ne voulait pas décevoir. Le visage ne se ferma pas, un sourire tint lieu de première réponse, avant les paroles d’approbation. -Bien sûr. Où avais-je la tête ? C’est aussi ce que prend Julien. D’ailleurs, c’est pour ça que je n’en ai plus. Mais j’ai des brownies. Au chocolat. Laurence a menti sciemment, elle ne pouvait pas entrer dans l’intime de l’enfant, sa vie auprès d’un infirme. Elle n’avait jamais voulu savoir, de peur à avoir à intervenir. La situation n’était pas dans les normes, la fillette aurait dû être enlevée à son père. Il était évident qu’il ne pouvait plus s’en occuper. Elle avait fermé les yeux, pusillanime. Elle le regrettait, à présent qu’elle devait héberger Una. Elle se dit qu’elle ne le fera pas longtemps, les prétextes ne manquent pas, les prétextes ne peuvent pas manquer. L’enfant pourrait partir d’elle-même, sans qu’elle le sache. C’était si imprévisible un enfant. Elle-même avec son fils…On la croirait, bien sûr, elle avait appris dès l’enfance, à ce qu’on la croit, toujours. Quand elle l’avait aperçu pour la première fois, lors de leur emménagement dans l’appartement du rez-de-chaussée, Damien donnait encore le change. Il y avait bien ces béquilles, mais elle avait pensé qu’il venait de se blesser, qu’elles étaient provisoires. Il était tout en muscles. Elle raffolait de ce genre d’homme, au charme latin, qui affichait sa virilité dans une barbe mal rasée. Elle avait immédiatement succombé. Au début, leurs regards se croisaient, ils se souriaient. Lui avec déférence et courtoisie, elle, en affichant un air béat qu’elle se reprochait, après. Ils échangeaient quelques mots, dans la cage d’escalier. Elle, une fois, lui fit remarquer que son petit garçon aimait beaucoup sa petite fille, d’ailleurs elle serait ravie si il acceptait qu’elle vienne jouer chez eux, quand il n’y avait pas d’Ecole. Il l’avait remerciée avec chaleur, un grand sourire, pour lui expliquer qu’Una avait perdu sa maman plusieurs mois auparavant. Presqu’un an même. Ou un an, il ne savait plus, il n’admettait toujours pas, qu’elle ne soit plus là. Elle n’avait qu’à peine écouté l’explication, de cet automobiliste qui avait grillé un stop, pour lire un SMS sur son portable. Déjà son imagination courrait : il n’était pas marié, elle s’en était doutée mais... Elle avait hoché la tête. Elle n’avait pas vraiment remarqué qu’il n’invitait pas son fils, à venir jouer, à son tour. Son voisin semblait jouir d’une certaine aisance financière. Une fois, elle questionna la fillette : -Il fait quoi, ton papa, comme métier ? -Des audits financiers. Elle avait alors estimé son salaire mensuel, hoché la tête. Décidemment, béquilles ou pas, il était mariable. Quelques semaines s’écoulèrent sans qu’ils ne s’aperçoivent. Quand elle le croisa à nouveau, il avait troqué ses béquilles contre un fauteuil roulant. Elle avait caché sa surprise, s’était absorbée dans la contemplation de ses mains. Elle n’avait jamais remarqué qu’elles avaient une pose si particulière. Elles donnaient l’impression d’être crispées sur leur réceptacle, cette poignée de fauteuil, ou le réceptacle de la roue. Elle lui sourit. Tout aussi gentiment. Plus encore même. L’amour d’une femme se double de l’amour d’une mère. Privé de l’usage de ses jambes, il n’était que démuni. Elle ne savait pas, si tout cela était définitif. Parfois, pour lui parler, il ramenait les mains sur ses jambes, le geste n’était-il pas un peu lent…Il avait changé sa façon de s’habiller, il ne moulait plus sa musculature. Les tissus étaient choisis en matières soyeuses, les coupes amples des chemises et des pantalons taisaient son corps. Elle ne devina pas l’anéantissement sous le linge raffiné. A présent, elle pouvait surplomber son visage, mon Dieu que la longueur de ses cils ajoutait au charme de son regard ! Il avait la courbe de la lèvre douce, sensuelle. Ses cheveux retombaient en boucles brunes, désordonnées, elles encadraient un visage aux traits réguliers. Elle se demanda si une part de sa virilité avait été atteinte. Elle n’avait jamais fait l’amour avec un homme privé de l’usage de ses jambes. Il continua malgré tout de lui plaire. Elle aimait son raffinement, cette façon posée de s’exprimer, son regard tendre envers la petite Una. L’enfant ne manquait de rien. Elle exclut d’elle-même la maladie. La maladie, elle ne pouvait pas. La mort, si. Elle avait du mal à s’en sortir, financièrement. Elle élevait seule son fils, la pension alimentaire était modeste, son ex-mari avait rencontré une nouvelle femme, elle lui avait donné de nouveaux enfants. Les jambes ne servaient qu’à se tenir debout. On passe les trois quarts de son temps assis. De l’homme, Damien conservait toujours l’épaule et le compte en banque. Elle se mit en frais. Pour rien. Elle le croisa de moins en moins. Il semblait ne plus sortir de chez lui. Un jour, elle sut que le fauteuil roulant avait été mécanisé. Le livreur avait sonné à l’interphone au hasard. Elle était là, en cette matinée, avait écouté les explications de l’inconnu, apporté les précisions qu’il demandait. Elle voulut en savoir davantage, s’invita à la porte de Damien, une fin d’après-midi. Una jouait chez elle, avec son fils. Elle s’était contentée de passer la tête dans l’entrebâillement de la chambre de Julien, prétextant une course à faire, pour s’absenter. Une infirmière vint lui ouvrir. Elles échangèrent quelques mots. Du reste elles se connaissaient, de vue du moins. Elle essaya de voir par-dessus l’épaule de la jeune femme, entendit une voix rauque, essoufflée, demander : -Qu’est-ce qu’il se passe Amélie ? Je reconnais la voix de la Mère de Julien. Il est arrivé quelque chose à ma fille ? Elle avait voulu répondre elle-même, avait bousculé l’infirmière, libérant l’entrée. Elle s’était avancée d’un pas décidé dans le hall, avait rejoint la voix qui insistait, cherchait à savoir. C’est alors qu’elle l’avait vu. Il ne restait plus rien de la silhouette massive. Il n’y avait plus qu’un tronc d’où s’échappaient presqu’à contrecœur, la tête, les bras et les jambes, désaxés, à contresens de la vie. Il avait cessé d’être dans la force de l’âge. Elle sut qu’il était à la fin de son voyage, il vit dans son regard que la mort lui avait déjà délivré une lettre d’obédience. Elle recula sans pouvoir détacher son regard de ce visage livide, bleui, bafouilla : -Pardon, je ne savais pas. Elle n’eut en retour qu’un mouvement de paupière, elles s’abaissèrent, quelque part sur le visage, une ombre passa, furtive. L’espace d’un dixième de seconde, elle reconnut le visage de son séducteur du rez-de-chaussée. Elle sourit, s’attarda encore, cherchant une réponse, la trouva dans le filet de salive qui perlait au coin de la bouche. La courbe des lèvres avait cessé d’être douce, pour se contracter dans un rictus douloureux. Elle jugea l’ensemble hideux, en conclut que le cerveau avait subi une attaque cérébrale. Il ne restait rien, de l’homme. Son fils refusa d’accéder à sa demande de ne plus voir Una. Elle se fâcha, menaça. Il tint bon. Elle dut continuer d’accueillir l’enfant. La petite fille était étrange, elle inventait des histoires idiotes, elle en entendait parfois des bribes, elles lui parvenaient dans un éclat de voix de la chambre de son fils. Aucun arbre ne murmure à une oreille, ne berce un enfant, il ne fait pas naître le vent. Les champs de coquelicot ne s’étendent pas à perte de vue, au milieu des barres d’immeuble, lorsque la nuit s’installe, et que le monde, celui qui n’est pas du règne végétal, dort. Elle aurait voulu pouvoir dire à Una de ne plus venir. Mais régulièrement, elle recevait de beaux bouquets de fleur, des boîtes de chocolat, de bonbons, avec épinglé, un petit mot de remerciement. L’écriture était celle d’une femme, mais la signature masculine. On devinait que quelqu’un avait conduit la main, serré les doigts sur le crayon. L’enfant restait, donc. Elle patientait. Sa présence aujourd’hui était le résultat conjugué de l’entêtement de son fils et du savoir- vivre d’un infirme. En aucun cas, il n’était celui de la pitié. Elle s’efforça toutefois de faire preuve de gentillesse, on ne savait pas toujours, ce qui se disait, dans les couloirs. Prête, elle devait être prête au plus tôt. Una songea au moment même où son petit déjeuner fut déposé devant elle qu’elle pouvait avoir à partir. Elle était bien ici. Mais l’hôpital allait appeler, la maman de son ami le lui avait dit. Et puis, il y avait sa grand-mère, Lili. Elle viendrait, comme elle était venue, la dernière fois, quand sa mère avait été emmenée à l’hôpital. La fillette savait déjà que personne ne revenait de l’hôpital. Elle orthographiait d’ailleurs toujours très mal le mot. Il y avait le « h », le « h » qui aspire, mais elle, elle ne voulait pas de cette consonne qui aspirait les vies. Et la petite coiffe sur le « o »…pour lui réchauffer la tête, comme au « i » de boîte, avant la réforme de l’orthographe. Mais la maîtresse n’en voulait pas, de cette réforme qui privait les mots de leur uniforme : elle s’obstinait donc à coiffer les « i » et les « o ». Una avait un jour appris une curieuse expression, « se faire coiffer au poteau », elle lui avait longtemps cherché un sens, avait fini par lui en trouver un. Elle prêtait aux choses de bien étranges pouvoirs, les accents revêtaient une signification particulière et elle arrangeait l’orthographe selon ses trois sceaux d’humeur, qui étaient : grave, en fête, ou en colère; elle changeait les accents, ce dernier mot, elle l’écrivait avec un accent aigu, comme l’éclair de la colère de Zeus. Le « ô » d’hôpital dérogeait à sa règle. Il n’était pas en fête. Le « h » aspirait, le « ô » coiffait la vie au poteau. Le tout dans une atmosphère aseptisée, l’infirmière lui avait expliqué l’importance de ce mot, pour son père. Elle ne voulait pas aller dans cette usine à mettre les gens en boite aseptisée. Boite, dans ce sens- là ne prenait pas d’accent circonflexe. On ne mettait pas de chapeau de fête. Les gens, là-bas, ce n’était pas en vie qu’on les conservait. Elle avait peur des ouvre-boîtes. Le téléphone ne sonna pas ce matin-là. Ni l’après-midi même. L’infirmière ne repassa pas, contrairement à sa promesse. Una était échouée, elle avait fait naufrage, dérivant du rez-dechaussée au troisième étage. Ici, en fin de soirée, le ton monta. La fillette avait tenté d’expliquer à son ami que l’hôpital était une usine de mise en conserve. Il l’avait regardé stupéfait. Elle avait ajouté, d’un ton docte : -Oui. Ils mettent en conserve les gens avec de la bière. Ils n’étaient pas seuls dans la pièce. Laurence avait souri, finalement, elle n’avait pas eu longtemps à attendre. Les enfants fournissaient toujours les prétextes, aux maux des adultes, inévitablement. Laurence avait fini par se convaincre que c’était là leur seul but à atteindre, faire souffrir, obliger à la violence. Elle éclata, comme elle aimait à le faire, frapper, ne retenir aucun coup. Ce n’était que des mots, ils ne laissaient pas de traces sur le corps : -Tu dis n’importe quoi. C’est quoi, cette famille de tarée ! Ton père, c’était pas un accident, hein ? C’est une maladie du cerveau non ? Au début, tu peux croire qu’il est normal, puis avec l’évolution de la maladie, tu te rends bien compte qu’il manque une case. Et c’est génétique de surcroit, d’après ce que les voisins m’ont dit. Elle se déclare quand, cette maladie ? A douze, quinze, vingt, trente ans ? Et ta mère, elle était pareille ? C’est dans un centre de débiles qu’ils se sont rencontrés ? Fais pas semblant de ne pas comprendre, et cesse de me regarder avec tes yeux de merlans frits. Una songea un instant à baisser la tête, submergée par la honte. Dans sa main, une petite chaleur douce se répandit, la réconforta, lui signifiant : « tu n’es pas seule, je suis là ». Comme une petite voix, dans sa tête, encore. Elle s’arma de courage, fermant plus fort encore les doigts sur la plume. Que c’était bon, de la sentir ainsi ! Elle la chatouillait, assurément, elle voulait l’obliger à rire, de tout cela. -Vous dites n’importe quoi ! Vous le savez, n’est-ce pas, que vous dites n’importe quoi ! Laurence resta interdite. Ni les mots, ni le regard n’étaient ceux d’une enfant. D’ailleurs, en cet instant, Una n’en était pas une, d’enfant. Elle se tenait droite, presque grandie. On eut dit que la fillette la toisait, oui c’est cela, Una la toisait. Elle ne pouvait pas le lui permettre, ça, c’était déconcertant, cette gamine, qui la prenait en faute. Laurence perdit pied. Toutes ces années, elle avait triché avec sa réalité, celle de femme abandonnée, qui en crevait, de cette humiliation, de l’autre, plus jeune, plus diplômée, dans son couple. Elle mendiait son chèque de pension alimentaire, en fin de mois, la rage au ventre, le sourire aux lèvres. Elle se déplaçait à leur domicile, toujours le 28 du mois, la porte s’ouvrait devant le visage ironique d’une petite fille comme Una…La nouvelle égérie du père de son fils avait su lui donner une fille, en plus d’un garçon. Il était enfin comblé. Elle ne rabattait pas sa superbe, pourtant, elle avait le merci cassant, la lueur dans le regard qui amenait à baisser les yeux… Elle songea un instant à gifler Una. Sa main se leva à hauteur du visage, puis s’arrêta, s’obligeant à une courbe douce, les doigts caressèrent la joue, insistant juste assez pour que la fillette comprenne la menace. -Tu comprends que tu ne peux pas rester, n’est-ce pas ? Tu as mal, très mal agis. Elle joua encore, avec les doigts, sur la joue. Una se demanda si elle devait répondre, la petite voix dans sa tête lui souffla que non. Elle afficha un immense sourire. La petite plume irradiait très fort à présent, mais ne la brulait pas. Oh, non. Elle aimait bien, sentir s’animer la paume de sa main. Cela lui donnait du courage. Les doigts se retirèrent de la joue doucement, se posèrent à présent à la naissance du coup, où légèrement plus haut, à cette légère proéminence, elle appuya un peu, Una la sentit pourtant, cette insistance, sa gorge se contracta, douloureuse. « va-t’en Una, elle est folle ». Elle dit « oui ». Dans sa tête. Pour la voix. Elle ramassa ses affaires, affichant un calme qu’elle était loin d’éprouver. Julien, aux éclats de voix, avait quitté son lit, s’était approché d’elles, dans le salon, à égale distance l’une de l’autre. Sa mère, du regard, la dissuada de s’approcher de son fils. Una le fit pour lui. Elle planta un baiser sonore sur sa joue, murmurant à son oreille : on se reverra un jour, je te le promets, mais ne dis rien, ne dis jamais rien. Le jeune garçon acquiesça de la tête, c’était tout ce qu’il pouvait faire au demeurant. L’état de choc devait demeurer longtemps encore, et il ne pardonna pas. Le lien de l’enfant à sa mère venait de se briser. Les mois d’Avril se vivent toujours sur un fil. Ce jourlà, il cassa. Una le regarda avec tendresse, elle tournait le dos à sa mère. Cria presque : -Adieu Julien, prend bien soin de toi. T’inquiète pas, tout ira bien pour moi. D’ailleurs, je suis contente de m’en aller. Ici, ça pue. Elle était à nouveau une enfant. La petite plume dans sa main se taisait. Elles étaient fatiguées toutes deux. Elle referma seule la porte de l’appartement derrière elle. Dans le salon, la colère était contenue, chez l’un, chez l’autre. Julien avait les yeux bleus. Ce jour-là, ils brillèrent d’un éclat métallique, virant au gris. Les lames d’un ressac noient les personnes fragiles. Ce jour-là, Laurence se rappela qu’elle ne savait pas nager. XIII Una descendit l’escalier presqu’en courant. Elle venait d’avoir peur, malgré tout, malgré la plume. Il lui semblait que les doigts de Laurence continuaient de s’enfoncer dans son cou. Elle fit jouer la serrure de la porte d’entrée avec précipitation, se débarrassa de ses affaires sans même ralentir son allure, manqua de glisser sur le carrelage de la salle de bain, se posa enfin face au miroir au-dessus du plan vasque, y pris appuis des deux mains, cherchant son souffle. Elle examina son cou avec le plus grand soin. Deux traces rouges légères témoignaient d’un passage en force. Elle frictionna avec un gant, du savon, laissant couler l’eau, jusqu’à noyer les traces dans une étendue rouge plus grande. La petite plume voletait autour d’elle, se tenant à distance de la vasque remplie d’eau. Elle ne s’étonna pas, de ce que la petite plume volette. Elle se sentit mieux, songea seulement à cet instant-là qu’elle n’avait pas verrouillé la porte d’entrée. Elle se dépêcha de le faire, se rendant compte que la nuit était déjà tombée. Elle ferma tous les volets, elle n’aimait pas voir le noir, dehors. Elle quitta ses chaussures, se dirigea vers sa chambre. Rien ne semblait vraiment avoir changé. C’était la même douceur de sol, des lames de Pvc ressemblant à s’y méprendre à du plancher cérusé. Le mobilier lui était toujours familier, de gris et de blanc mêlé. Deux tapis reproduisant le tableau de « la petite danseuse de Degas » encadraient le lit de part et d’autre. Les couleurs en avaient légèrement été modifiées par contre, pour donner l’illusion d’un mauve. Elle avait machinalement enfoui la petite plume dans la poche de son gilet. Elle s’agenouilla devant le petit ange de bronze qu’arrimait un carton recouvert de tissu rouge, il ne tenait plus qu’à peine debout, appuyé contre le trépied de sa lampe de chevet. Celle-ci en forme de chevalet, posée à même le plateau du meuble de bois gris, diffusait son éclairage par le jeu subtil d’ampoules à led blanc. Elle sortit la plume de sa poche, la déposa devant le séraphin. Un halo lumineux se mit à en épouser les formes, la statuette semblait s’animer. Mais l’enfant ne voulait pas. Elle ne voulait pas, pour sa plume. Elle était d’oiseau faite. Elle ne pouvait devenir ange. L’ange se nicha au fond d’un tiroir, l’enfant était impatiente de s’en défaire, Dieu ce soir n’existait pas. Elle verrait demain. La plume demeurerait sa seule amie pour la nuit, avec son petit chien Buny. Elle ne se déshabilla pas, se coucha encore vêtue de ses vêtements de la journée dans son lit. La peluche l’y attendait. Elle l’embrassa, presque distraitement, l’écarta, pour faire un peu plus de place à sa main, sa main qui gardait l’oiseau. Dans le monde de la nuit, la plume était oiseau, elle pouvait croire que la plume était oiseau. Elle ne voulait pas déranger l’oiseau. Elle s’endormit. Elle n’était pas seule. Elle avait pour compagnie une plume- oiseau, qui irradiait sa lumière sous les draps mauves. Elle s’envola. XIV La clef joue dans la serrure. L’infirmière rentre dans l’appartement, en trombe, elle si calme d’habitude. Elle avait d’abord sonné chez la voisine. Laurence d’une petite mine contrite avait avoué d’un ton navré qu’Una avait échappé à sa surveillance et était descendue se refugier chez elle. Elle avait bien essayé de lui parler, lui demander de remonter, mais la petite fille l’avait prié « de ficher le camp ». Amélie avait rétorqué d’un ton sec : -Et bien, vous viendrez raconter votre jolie histoire au Commissariat. La « non -assistance à personne en danger, vous connaissez ? Une mineure, de surcroit. J’espère que votre fils, il a un père, pour s’occuper de lui. Elle n’attendit pas la réponse, un peu honteuse d’avoir légèrement exagéré ses menaces, dégringolant les marches, manquant de se tordre la cheville. La pimbêche du dessus qui draguait ouvertement son patient, elle n’avait jamais pu la souffrir. Elle redoute un geste inconsidéré de la petite fille. A peine a-t-elle ouvert la porte de l’appartement, qu’elle est déjà gagnée par un curieux sentiment de malaise. Dès les premiers instants, elle n’aime pas le calme qui y règne. Elle le juge pesant. Une enfant de l’âge d’Una ne se tient pas tranquille, supporte mal le silence, s’invente, se créé des bruits de vie, quand il n’y en a pas. Amélie a travaillé quelques temps en psychiatrie. Elle sait que certains mots sont exclus des pathologies infantiles. Pourtant l’enfance est fragile, un choc, un monde d’adulte qui s’impose, insiste, et elle chancèle, éclate. L’axiome de l’enfance a volé, le môme est brisé. Elle aime bien ce mot, « môme », Amélie. Comme « galopin ». Ils riment avec jeu de paume, copains, ils s’enchainent avec des débordements, de rire, de joie. Le jeu de paume n’a plus de cour. Elle s’en fout, Amélie. Elle n’a pas d’enfant. Elle n’a trouvé personne pour rendre son ventre rond : elle veut se marier, avant. Una n’a pas entendu la porte s’ouvrir. Elle dort, son souffle est régulier, il rassure la jeune femme, quand elle se penche sur le corps recroquevillé. Elle s’attarde un instant, s’assit sur le lit de la fillette, elle n’a pas fait un bruit, même pour se déchausser. Elle retarde le moment où il faudra parler. Elle regarde autour d’elle, son cœur se serre. Elle songe que Damien a perdu sa vie, à quelques pas de là, dans le salon d’à côté à présent déserté. Celle que le médecin lui a redonné n’était qu’artificielle. Si fragile qu’elle n’est déjà plus. Sa mort se respire, elle l’a sentie dans le hall, déjà, dans ce calme que même l’enfance n’avait osé troubler. Il n’y avait que quelques pas pour parvenir à la chambre d’Una, mais ses jambes ont traîné, elle a eu du mal à les mouvoir. Curieusement, à l’entrée de la pièce, la mort n’était plus. La petite chambre ne s’est pas fait antichambre. Elle diffuse au contraire une douce lumière. La teinte en est bien étrange, elle ne se définit pas, mais elle apaise, berce. Elle se sent mieux. Elle attend, quelques minutes, encore. Elle ne sait pas les mots. Amélie ne sait pas les mots, elle aimerait pourtant, et parvenir à prendre la petite fille dans ses bras, lui dire en la consolant que son père vient de mourir. Elle ne sait pas, alors, elle renonce à faire bien. Elle va faire mal, mais elle espère qu’après, elle pourra consoler, bercer. Elle annonce d’un ton brusque à l’enfant étonnée de la voir là, elle a fini par se réveiller, dérangée par le poids sur le lit, à côté d’elle : - Ton père n’a pas survécu à de nouvelles intubations. Il est…il est parti au ciel. La phrase fut courte, il ne devait pas y en avoir d’autre. Juste un geste, une main qui se pose, la caresse sur les cheveux est furtive, elle ne s’est qu’à peine attardée. Elle se lève, elle n’a pas le courage de rester, elle va s’y obliger mais... Elle n’ose pas regarder Una. Celle-ci n’a pas une larme : elle tient bien serrée dans sa paume la petite plume douce mais Amélie ne le sait pas. Elle ne bouge pas de son lit. Elle se sent fatiguée. Amélie comprend, pour les larmes. Les enfants les retiennent parfois, quand ils ne veulent pas de cette réalité, qu’on leur annonce. Elle, elle sent qu’elle ne parviendra pas à les contenir trop longtemps, ni son haut le cœur. Elle voudrait que tout soit terminé, très vite. Pouvoir tourner la page. Elle a d’autres patients qui l’attendent, elle devra rester concentrée sur ses soins, malgré sa peine. A l’hôpital, ils lui ont annoncé qu’ils n’avaient pu prévenir personne, son patient n’ayant pas repris suffisamment connaissance pour leur donner un nom. C’est à elle alors de faire le nécessaire. Elle préfère qu’Una reste dans son lit. Elle referme la porte de sa chambre. Elle aime autant se débrouiller seule, malgré toute sa répulsion à s’immiscer davantage dans la vie de Damien, pour trouver une attache, avec quelqu’un. La tâche sera difficile, les gens autour semblent s’être évanouis. Elle grommèle entre ses dents en y songeant. Una ne l’entend pas. Les images de Damien se bousculent dans sa tête, achevant de la mettre à sac, comme toutes ces affaires qu’elle remue. Elle ne s’était jamais vraiment interrogée sur la nature des sentiments qu’elle éprouvait pour lui. C’était inutile, la maladie les amènerait à évoluer, dans leur définition. Elle avait préféré les ignorer. Il était doté d’une charme fou, au début, elle oubliait souvent leur différence d’âge. Il aimait à rire. Elle s‘était très vite rendu compte qu’elle ne lui était pas indifférente. Alors, elle s’était efforcée de mettre dans leur début de tendresse une légère distance. Elle ne voulait pas commencer une histoire d’amour avec un homme dont la honte serait bientôt la seule maîtresse, et qui serait contraint à abandonner toute prétention à être, encore. Un homme qui pleurerait sans pouvoir s’en cacher de ses mains. Sur sa déchéance. Et sur la vie qu’il fait à sa môme. Amélie à présent ne sait pas si elle doit le regretter ou pas. Elle sait juste qu’il était de ces hommes qui rendent une histoire avec une femme, belle. Elle a peur des regrets, alors elle soulève à la hâte des couvertures sur le canapé, elles ont dû être jetées là par les ambulanciers, d’ordinaire elles enveloppaient les jambes de Damien. Les souvenirs la submergent, il ne faut pas, elle n’a d’autre choix que de vite trouver le téléphone si elle veut pouvoir partir. Et oublier. Elle entend que la fillette saute à bas de son lit. Ses pieds nus claquent sur le parquet vinyl. Elle l’a rapidement rejointe. -Mets tes pantoufles, tu vas prendre froid. -Le sol est chaud. C’est pas comme le carrelage. -Non, mais ce n’est pas une raison. Una ne mettra pas ses pantoufles. Elle n’a pas le temps. Elle regarde intriguée Amélie fouiller dans tout l’appartement. -Tu cherches quelque chose ? La réponse fuse plus sèchement qu’elle ne le voudrait. -Le téléphone de ton père. La jeune femme se sent de plus en plus mal à l’aise. Elle fouille sans pudeur une vie d’homme, dans l’espoir du moindre détail qui lui permettrait de se débarrasser de la petite fille. Retourner à sa vie. Dehors, des enfants jouent, rient. Dans cet appartement glacé, une enfant attend qu’il y ait quelqu’un sur cette terre de tarés pour s’apercevoir qu’elle n’a que onze ans et qu’elle vient de subir un choc, la mort une fois encore s’est payée sa tête. Una est son souffre-douleur. Il ne reste presque personne, de sa famille, pour être encore en vie. Elle jure, Amélie, dans sa tête. Elle n’est pas une habituée des vilains mots pourtant, elle attend le mariage, pour connaitre un sexe d’homme, mais elle n’a d’autres choix que de jurer. Nous ne sommes tous qu’une belle bande d’enfoirés. Les mots remuent sa boue, celle qui monte de son estomac : elle vomit. L’estomac s’est soulevé à une cadence folle, elle n’a rien pu réprimer. Ses jambes sous elle se dérobent, elle s’affaisse doucement sur le sol. Sa vision se trouble, elle croit entendre un bruissement d’ailes, puis un chant. La mélopée d’un oiseau, presque humaine. Elle sombre dans une relative inconscience. Elle ne bouge plus. Une petite voix douce à côté la ramène à la réalité. Elle ne comprend pas, pas immédiatement. La voix n’est qu’un son. Elle se redresse, ne se met pas encore debout, esquisse un signe de la main, invitant Una à répéter. Les mots reviennent à nouveau, cohérents cette fois. Elle les entend. -Je vais mouiller un gant à la salle de bain et te le ramener avec une serviette. -Mais… -Ne t’inquiète pas, j’ai l’habitude avec Papa. Mentalement, Amélie avait corrigé : tu avais l’habitude. L’imparfait atténue l’absurdité du mot. Elle aimerait pouvoir faire quelque chose pour l’enfant, pourquoi sa vie a-t-elle pris un si mauvais cours ? Elle lui joue un tour à sa façon, granguignolesque. Elle s’acharne, elle n’a pas le droit, la vie, de se conduire comme ça. Elle est tout autant une enfoirée que la mort. L’innocence permet à l’enfance de grandir, au jeune adulte de se former, il a tant à apprendre. La maladie, la mort, sont contraires aux lois de l’évolution. Elle regarde Una, ne parvient pas à arracher à son visage cet air de consternation, qui en cet instant, elle le sait, lui fige les traits. Ce n’est pas ce masque qu’elle voudrait lui offrir. En cet instant, Amélie voudrait avoir le visage d’une mère, qui cajole, rassure. Una se méprend sur cet air de contrition. Gentiment, elle déclare : -Ce n’est rien, tu sais, ça arrive à tout le monde, de vomir. Elle lui décoche un immense sourire, pour déclarer : -Mais tu ne sens pas bon. Pouah. Elle s’est pincée le nez. Un geste enfantin qui ravit la jeune femme. Elle respire. Tout va bien, elles vont s’en sortir. XV Elles n’auront guère mis de temps à elles deux à retrouver le téléphone portable de Damien. Amélie avait d’abord essayé une première fois de faire retentir sa sonnerie, tendant l’oreille dans le timide espoir d’entendre le faible écho en réponse à son appel. En vain. La batterie durant ces deux jours s’était déchargée. Le modèle était ancien, Damien en riait mais ne le changeait pas. L’appareil avait pourtant remplacé le téléphone filaire, l’infirme ne conservant un lien au monde extérieur que pour sa fille. Le portable dès lors suffisait à assurer une brève communication avec le monde d’ailleurs. Ailleurs était une tournure de leur langage, Una n’aimait pas employer le mot « dehors » devant son père, depuis que son corps était devenu ce mur sans vie. « Dehors » dans son esprit avait pris une connotation autre. Alors, l’un, l’autre, avaient décidé que l’extérieur serait « ailleurs ». Face à Una, il y avait ce mur, et son père dedans. L’un empêchait de voir l’autre, elle devait puiser dans ses souvenirs pour parvenir à murmurer « Papa ». Au demeurant, elle ne le disait jamais bien fort. Damien les derniers temps avait renoncé à l’entendre. Elles perdent un temps infini à retrouver le chargeur du téléphone. Il avait atterri dans le coffre où Una rangeait ses « légo friends ». Geste d’humeur d’une enfant qui ne veut plus. Etre des bras, des jambes. Etre ce corps qui bouge, s’éreinte, supplée aux carences de l’autre, cependant que la mémoire se concentre pour dépasser l’enfance. Il y avait les gestes à savoir, pour Una, son père risquait à tout instant de s’étouffer, mourir d’une gorgée, une bouchée de nourriture qu’aucun muscle ne guidait plus. Et quand le manque d’air venait à se faire sentir, qu’ouvrir une fenêtre ne suffisait pas, il fallait calmer l’angoisse, le souffle était trop court, le visage était bleu, mais son père obstinément refusait de partir. Il ne voulait pas la laisser. Elle aurait voulu, pourtant. Elle voulait à nouveau être une enfant. Elle l’est maintenant, la douce présence d’Amélie l’y incite. Et puis, il y a la petite plume, elle gagne souvent sa main, elle n’a pas toujours sa vie propre. Una ne sait pas pourquoi. Elle sait juste qu’elle aime la sentir au creux de ses doigts, de sa paume. Le téléphone est mis sur secteur, Una était un peu honteuse, pour le tendre à Amélie. Lentement, il se charge, le code pin est facile, l’infirmière d’une main fébrile inscrit sur le clavier les quatre zéro. Au bout de cinq minutes, il est capable d’afficher son répertoire. Il faut encore chercher un nom. Damien ne parlait pas de sa mère, il s’était toujours refusé à ce qu’elle soit appelée, convoquée à son chevet. Il n’y avait plus, cette habitude de se voir, entre eux. La jeune femme avait respecté. Les malades progressent, évoluent dans une logique qui leur est propre, l’apprentissage de la mort les phagocyte, ils deviennent unicellulaires, et personne ne les rejoint plus. Elle espère qu’il y aura un contact enregistré au nom de Maman, c’est la seule personne vers qui se tourner, pour Una. Ses yeux se gorgent d’eau, elle ne voit plus. Les noms défilent, elles les ignorent, elle cherche un mot en « M ». Les caractères la narguent. Flous, elle doit les deviner. Ils s’impriment, s’agitent, dansent, elle leur décoche une flèche sur le côté. Ils disparaissent, reviennent, un nouveau nom s’inscrit. Ce n’est pas lui. Personne ne s’appelle Maman, les contacts sont en bande inopportune. L’un d’eux s’amuse à jouer les intrus, gardant son anonymat. A moins que Damien n’ait sciemment choisi de le réduire au silence, lui gommant son identité, le méprisant d’un titre, celui « d’Inconnue ». Les battements de son cœur se précipitent, elle s’affole, c’est sa dernière carte à jouer. Elle joue, Amélie, à faire semblant qu’elle est capable de le donner, ce coup de téléphone. Elle cherche du regard la fillette, celle-ci était près d’elle il y a quelques minutes encore. Elle s’inquiète, crie : -Una ! -Je suis là, Amélie. Qu’est-ce qu’il y a ? La voix vient de la chambre d’à côté. La jeune femme a eu peur, les larmes se déchainent, la tempête dévaste ce qu’il lui reste de contenance. Elle hoquette. -Rien, enfin, si, je crois que j’ai trouvé. -Le numéro de ma grand-mère ? Una s’est rapprochée, son petit visage brille. Une lueur d’espoir anime son regard. -Oui ma chérie. -On va l’appeler, alors ? -Il le faut bien, tu ne peux pas rester comme ça. Elle non plus d’ailleurs. La fillette ne répond pas, pas immédiatement. Elle songe à cette nuit passée seule dans cet appartement, à cette colère qui a éclaté hier, sans qu’elle en comprenne les raisons, trois étages au-dessus. Elle songe au saule au bord du ruisseau. Elle songe qu’il y a trop longtemps que personne d’autre que lui ne la berce. Elle voudrait qu’il y ait d’autres bras qui l’enserrent, dans ses cheveux, la caresse des lianes laisse des brindilles, des bribes de feuillage à la senteur âcre. Elle blesse, parfois, même, quand de légers branchages s’emmêlent. Elle hésite, se lance : -Tu crois que grand-mère Lili, elle va m’aimer ? Amélie est surprise. C’est à son tour d’observer un instant de silence. Il est de trop, Una la presse. Elle s’arme de courage, il lui en faut en cet instant, elle ne sait rien de l’histoire de leur famille, elle va devoir en inventer une, une qui plaise, qui réponde aux attentes de la petite fille. -Toutes les grands-mères aiment leurs petites-filles. -Comment tu peux le savoir ? -C’est ma grand-mère qui me la dit. -Comment elle pouvait le savoir ? -Parce-que c’est une grand-mère. -Et alors ? -Et alors ? Amélie a eu le temps de réfléchir à toute vitesse. Elle enchaine sans même reprendre son souffle : -Quand tu deviens grand-mère, un oiseau vient se poser sur ton bras, il n’est là que pour toi, il sait que le moment est d’importance. Il te confie alors le secret que doit savoir toute grand-mère, pour être digne de ce nom. -C’est quoi ce secret ? La jeune femme éclate de rire, cache sa tristesse, son grand-père paternel était veuf bien avant sa naissance, la privant de grand-mère. La généalogie était encore plus mince du côté de sa mère, celle-ci était née sous X. Elle était donc orpheline, de son absence de grand-mère. Elle n’en réplique pas moins avec malice, c’est tout ce qu’elle peut faire, pour l’enfant. -Et comment veux-tu que je le sache, je ne suis pas grand-mère, moi. La fillette est déçue. Alors, elle reprend, d’une voix douce : -Mais je crois qu’il a un rapport avec l’amour, ce secret. Gagné. Elle a gagné, le visage de Una s’est éclairé, rendant l’enfant jolie. Elle n’a même jamais vu l’enfant sourire, rire, parfois, mais pas sourire, du moins, pas de cette manière-là. Les lèvres s’étirent, poussant leur commissure à la fossette, celle-ci creuse les joues, les dents se dévoilent, il en manque sur le côté droit. Il y a là comme un enchantement, une grâce qu’elle trouve divine. Elle jette le mot dans sa tête. C’est l’image qu’elle veut garder de l’enfant. Un instantané de vie qui ne soit pas cliché, rien n’est de soi dans l’existence de la petite fille. Elle n’a rien à lui offrir, Amélie, dans le silence retrouvé de l’appartement. Si ce n’est son sourire. Alors elle sourit en retour, Amélie. Ensemble, elles n’auront pas d’avenir. Elles ne se reverront pas, ou alors plus tard. Parfois des destinées se croisent, se décroisent, l’au revoir est leur seule route. Et se croisent, à nouveau. Il y a encore cet instant, il les fige, ensemble, une dernière fois. Bientôt, il ne sera plus là. La jeune femme sélectionne le numéro qui s’affiche à « Inconnue ». Elles collent toutes deux leur oreille à l’appareil. Elles comptent à voix haute cinq sonneries. Une voix prononce un « allo » tonitruant. Elle est masculine. Ni l’une ni l’autre ne s’y attendaient. Amélie parle, seule. XVI Les mots tombent une matinée ensoleillée de la fin du mois d’Avril. Lili, de son atelier, n’entend pas la sonnerie du téléphone. Elle ne peint pas vraiment, elle n’en a pas envie. Elle se contente de jouer avec les couleurs, elle les projette de la pointe d’un pinceau indécis. Celui-ci cherche, comme elle. Peut-être plus encore. Il n’est qu’un assemblage de fibres, qu’aucune âme n’imprègne plus. Lili, elle, parvient encore à feinter, duper, son compagnon en bas, lui faire croire qu’elle va bien. Depuis la mort de Louis, celui-ci avait cessé de l’envahir, de s’imposer. Et c’était tant mieux. Elle supportait de plus en plus mal cette façon de chercher à savoir, l’air de rien, ou plutôt, l’air de « au fond tu fais ce que tu veux, je m’en fiche », quand elle rejoignait l’atelier de Louis. Louis avait pourtant toujours été la condition sine qua non, de leur contrat de concubinage, à tous deux. Elle n’avait pas manqué de le lui rappeler à plusieurs reprises, mais il ne changeait rien, à sa façon de faire. Elle non plus, au demeurant. Elle parle toujours de leur relation en termes de contrat. Entre eux, il ne peut y avoir qu’un consensus matériel, elle réservait l’immoral à Louis. Antoine avait pris le type pépère, il ne l’était pas, quand ils s’étaient rencontrés. Sinon, elle ne l’aurait pas aimé. Elle le lui avait fait remarquer, une fois. Il avait répondu, avec son éternel sourire, un sourire falot, cet air de cul titillait sa main de l’envie de le gifler, « c’est depuis toi ». Elle n’avait pas répondu, bien qu’elle n’ait pas compris l’ellipse. Elle s’était contentée de réprimer son geste, son agacement, devant son air fat. Au demeurant, elle s’en fichait. Antoine au lit était reposant. Elle pouvait baiser, assouvir cet appétit insatiable, qui l’alarmait même, la ménopause bien sûr était l’excuse avouable de cet allant, presqu’un dérèglement, sans craindre d’être blessée, dans son corps, son intimité de femme. Louis fouillait trop loin, trop fort, il la meurtrissait, sous couvert d’atteindre une dimension autre, celle parallèle où des âmes se rejoignent, pas toutes, non, seulement celles qui comportent un L dans leur prénom. Son amant dès lors dévoyait les prénoms de ceux qui fréquentaient son atelier de peinture. Il ne s’embarrassait pas de détail inutile, il proposait une meilleure vie, sur le principe éculé de l’abandon du corps terrestre. L’autre monde était « à vol d’Oiseau ». La phrase avait un sens caché, il s’en amusait, comme de tout ce qui relevait de cette démarche initiatique, approcher le monde de « l’Oiseau ». Il n’obligeait au demeurant personne à la faire, cette initiation, elle était juste la condition, à séjourner dans son atelier, et ne rien payer. Renommés dans le déclin des prénoms en L d’une liste arrachée aux légendes celtes, ils tressaillaient tous, tressautaient de tous leurs membres, élèves de la balle, assis en rang, autour du cercle de volutes, en transe supposée. Louis riait, les félicitait pour ces « battements d’ « L ». De fait, ils collaient leurs coudes aux corps, les décollaient, dans un clapotis irrégulier, cadençant leurs mouvements sans ne rien discerner vraiment, des mesures composées par Gaetano Donizetti. Lili comme les autres gobait toutes ces fadaises. Elle aimait par contre beaucoup l’opéra italien, et ce compositeur. De cela elle était sure, il n’y avait pas de fadaise, dans la musique. Les notes ne mentaient pas, l’art était beau, de toute son éclatante franchise. Sa patente était unique. Plus tard, plus tard elle se dit qu’en réalité, ces conneries l’amusaient, qu’elle n’y croyait pas vraiment, au fond, et cela, depuis le début. Elle avait juste fait semblant. On ne pouvait pas le lui reprocher, d’avoir fait semblant. Un jour Lili n’eut pas le choix, et dut reconnaître qu’elle avait fait semblant. Lili ce matin-là n’entend pas la phrase de convenance, celle que débite énervé ce mollasson d’Antoine. -Merci de nous avoir prévenus. Oui, bien sûr, elle va venir chercher sa petite fille. Aujourd’hui même. J’ai noté l’adresse oui. On fait au plus vite. Dans un état second, son compagnon ne réussit pas à raccrocher le combiné téléphonique. Celui-ci pend au bout de son fil, sur une tonalité coupée. Il demeure là, près de l’appareil, sans même oser bouger. L’issue est brutale, il n’est qu’à la moitié de son voyage avec Lili, il songe que celui-ci va prendre fin, du moins, il faut qu’il envisage, que cette fin est possible. Lili n’a jamais été qu’imprévisible. Il soupire, laisse échapper comme une confidence, même s’il n’y a que des vieux murs aux tapisseries psychédéliques pour les recueillir : -Dommage, j’étais bien, ici. C’est con, tout ça. Vraiment. Très con. XVII Amélie a dû partir. C’est elle qui a pleuré, laissant l’enfant interdite. Una n’aime pas les larmes, dans les yeux d’un adulte. Son père le savait. Il lui cachait toujours les siennes. Elle le devinait pourtant. Quand elle revenait le voir dans la petite pièce, les yeux étaient rougis, le nez avait coulé. Il ne pouvait pas l’essuyer. Elle essayait parfois. D’autres, elle faisait mine de ne rien voir. Elle n’a pas eu à essuyer le visage d’Amélie. Celle-ci avait reniflé, sorti un mouchoir en papier de la poche de son jean délavé. Il avait rejoint les compresses souillées dans la poubelle de la salle de bain. La jeune femme avait à la hâte enlevé les dernières traces de lutte où la mort avait d’abord perdu, avant de prendre sa revanche. Le khôl avait coulé de ses yeux tendres, elle l’avait essuyé d’un geste mécanique. Puis elle s’était résignée à quitter la fillette, en lui promettant de venir la voir chez sa grand-mère. Elle lui avait alors griffonné son numéro de téléphone sur un morceau d’enveloppe abandonné sur la petite table basse, le lui avait tendu dans un dernier sourire. Una le tient encore dans sa main, le regarde. Il y a déjà dix minutes que la porte s’est refermée sur la silhouette de l’infirmière. Ils sont jolis, les chiffres. Tout en courbes douces. Son père écrivait en hachant ses mots. Comme s’il avait toujours su que sa vie ne serait qu’une succession de ruptures, avec sa femme, sa mère, et quand l’étreinte de la maladie s’était resserrée, avec son corps. Jusqu’à ce que tout ne soit que gémissements rauques et se brise enfin dans un dernier son qu’elle n’aura pas entendu. Quelque chose la pousse à s’approcher de la fenêtre. La petite plume dans sa main la brule, avant de s’échapper par la vitre ouverte. Elle devient une autre incandescence. Peut-être est-ce elle qui vient de le faire, même, de l’ouvrir, la fenêtre. Elle était auparavant fermée. De cela, elle est certaine, Una. Elle ne sait pas, les secondes, avant. Des couleurs chatoient, un plumage vole, l’amène à fixer le ciel, incrédule. Un oiseau, il y a un oiseau à présent. La plume a pris corps. La plume a pris vie Una se retient d’applaudir. Elle aimerait, pourtant. Mais elle a peur, de ce bruit, des mains, qui tapent. L’Oiseau n’a pas suspendu sa course, dans le ciel. Elle cligne des yeux, ils lui brûlent presque, à force de l’observer, dans son sillage, la luminosité est forte, inhabituelle. L’oiseau joue ses couleurs. Les cercles décrits par l’oiseau cessent d’être des mouvements épars. Elle peut en comprendre désormais une lettre, de cette agitation dans le ciel : L. Elle ne sait pas que l’Oiseau vient d’écrire son alphabet, sa généalogie. Elle ne sait pas qu’elle vient de Lucia, Una. Sa mère ne le lui a rien dit, de cette femme, d’avant sa naissance. XVIII Lili vient d’ouvrir la porte de son atelier. Elle vient d’avoir envie que les bruits de vie de la maison lui parviennent, même de manière étouffée. Elle ressent une certaine urgence à ce qu’il en soit ainsi. Elle ne sait pas pourquoi. Elle cède à un désir de vie, cesser d’être une recluse. Antoine n’a pas envie que leur vie à deux prenne fin. Il a vieilli, Antoine, il fatigue. Il ne veut pas que quelque chose arrive, dans son existence. Parfois, il préfère se taire que dire. Lili ne sait pas que quand elle s’enferme il se tait, ne raconte rien de toutes ces choses qui se disent, se vivent. Leur entourage se réduit, à force de ces mots tus. Un bruit sourd en bas, un objet qui s’entrechoque avec un matériau plus dur que lui. Il semble provenir du hall d’entrée, du bas des escaliers. Ce n’est pas le bruit d’une porte qui claque. Ni d’un corps qui tombe. Mais c’est pourtant celui d’une rencontre, inopportune. Lili a une façon bien à elle d’interpréter « l’objet ». Elle lui prête une âme, l’objet se fait prophète, il évangélise sa vie. Elle, elle reste avec son indolence, ne la trouble qu’à peine, quand elle s’énerve. L’objet décide, pour elle. C’est pour cela que le pinceau court sur la toile et qu’elle n’intervient pas. Une voix a résonné. Antoine. Oui, bien sûr, elle se rappelle qu’il est là ce matin, il n’a plus de pote à retrouver. Le dernier a dû lui dire quelque chose comme « merde », mais elle n’en est pas sure. Juste que contrairement à son habitude, elle n’était pas loin, quand ils se sont disputés. Il avait dû parler en baissant la voix. Il parle toujours en baissant la voix, quand quelque chose le dérange, le contrarie. Il n’y a pas grand-chose qui le contrarie, Antoine, sauf un sentiment de perte, avant tout, de son petit confort. Elle se lève à contrecœur. Elle n’a pas envie de quitter son refuge, sa tanière. Sa vie s’y résume, des tableaux côtoient un pan de mur, jonchent le sol, dans un coin. Ils parlent d’elle, d’un autre, ravivent la mémoire d’un visage. L’enfant grandit au fil de toiles. Elle a aimé, qu’il soit son fils. Lili ne sait pas, pour le bruit, en bas. Juste qu’il faut qu’elle aille voir. Elle descend en soupirant, lasse avant que quelque chose ne commence, vraiment. Ce matin, elle s’est levée d’humeur folle, celle des mauvais jours, où l’envie lui prend d’en finir. C’est quand elle songe qu’elle a perdu trop de monde. Il ne lui sert de rien, de perdurer, ici. Ailleurs, il y a les couleurs, à nouveau. Elle aimerait être un champ rouge. Elle a dû mal à s’en remettre, de s’être mal levée, même si depuis, elle a refait surface, en cette fin de matinée. Son pas dans l’escalier est trainant. Il l’amène néanmoins à bon port, celui de sa dernière attache. Ainsi, malgré tout, à Antoine. Elle n’est parfois éprise simplement que de beauté. Elle aime qu’un corps se tienne, dans le sexe. Même un corps de vieux. Celui d’Antoine porte encore beau. Il est là, près du téléphone, il s’est baissé, ramasse au sol le portelettres. Il est tombé du petit meuble d’encoignure, dans le hall. Le combiné du téléphone pendouille. Il ne lui faut guère de temps pour s’en rendre compte. D’une voix plus agressive qu’elle ne l’aurait voulu, elle interroge son compagnon : -Quelqu’un a appelé ? -Oui. -Qui ça ? Antoine pousse un profond soupir, cherche à enfermer les mains de sa femme dans les siennes, pour prévenir un geste, une atteinte. Une méprise. Il la redoute. Elle est capable, parfois, des plus extrêmes violences. Avant de retourner à son indolence. Elle ne perdra pourtant pas pied, pas tout de suite. Elle écoute d’abord, questionne, déraisonne enfin, aussi. Il répond d’une voix basse, le calme est ténu, menacé par le moindre mot malhabile. Il pourrait en dire, il ne sait pas lequel. Il ne sait pas lequel entrainera un déferlement d’injures, de paroles blessantes. Ou pire encore. Bien que pour l’heure, il ne sache pas de quoi le pire puisse être fait. Alors, il a enchaîné, à tout trac : -Une jeune femme. Une infirmière, m’a-t-elle dit. -Il s’est passé quelque chose ? -Oui -Un ami à toi ? -Pas exactement. -Une de mes amies alors ? -Non Lili, pas une de tes amies. -Ah ! Il n’ajoute pas qu’elle n’en a plus, elle non plus. Il attend qu’elle questionne, encore. La bouche de Lili s’est ouverte sur ce petit mot, « qui ». Il l’a presqu’entendu. En tout cas, il fait comme si. Il ouvre les bras dans un geste d’impuissance. Il songe qu’il a l’air d’un imbécile, ce n’est pas ça qu’elle attend. Ce n’est jamais ça qu’elle attend. Il s’est toujours senti inférieur, par rapport à elle, par rapport à Louis. D’ailleurs, il avait pris le parti de ne pas lutter, pour Louis. Il n’a pas envie de combats inutiles. Il vieillit. Lili est sa dernière folie, il ne monte quasiment plus sur les planches. Il n’en est pas moins « déformé », habitué aux mises en scène. Le mot lui plait, même s’il regarde encore son corps avec un plaisir certain. Celui-ci parfois trépigne, demande à être autre chose que simplement beau. Il attend qu’on le grime, une fois encore, mais il n’y a plus de contes. Il ne part plus à la rencontre de ces gens, assis sur un fauteuil, ils ont les yeux d’une foule en délire, rivés sur l’estrade. Dans ces cas-là, pour calmer ce besoin de l’étreinte de la scène, il demande à Lili s’il peut lui faire la comédie de l’amour. Elle ne dit jamais non, Lili, elle sait qu’il lui sera l’amant de sa jeunesse. Il ne l’arpente plus, ou peu, la scène. Il n’a pas l’aisance financière nécessaire à se produire sur le retour d’âge. Pour lui, les tournées seraient difficiles, les loges communes, les chambres d’hôtel douloureusement remplacées par des nuits à même la banquette arrière du fourgon des costumes. Les autres s’en sont mieux sortis que lui. Ils ont les moyens financiers de « jouer petit », maintenant que l’âge n’y est plus, pour les grands rôles. Les tournées se font vacances, les hôtels choisis. Les textes parfois idiots, mais ils le sont devenus eux-aussi, pour confondre le théâtre avec une animation de club med. Excepté l’accessoiriste de leur troupe, qu’Antoine continuait jusqu’à peu de trouver sympathique. Il affichait un perpétuel sourire. Le siège de son véhicule était usé, pourtant. Sur un coin, un ressort s’obstinait à lui gratter le cul. Ensembles, ils picolaient, mais avec une élégance qui virait à la sobriété. Il ne noyait pas ses textes, Antoine, jamais. Il voulait qu’on en entende chaque mot, qu’on se gausse, ou pleure, mais qu’enfin on s’anime, de l’écouter. Antoine a malheureusement la mémoire invasive, elle fausse ses envies. Il s’en plaint, à son confident de tous les instants, son miroir. Il ne peut partager sa vie avec une femme inodore. Il aime être malmené, d’une certaine façon. Lili est magnifique, elle incarne toutes les démesures. Elle a l’indolence folle. Elle est son alternance. Avec elle, il apprend un nouveau registre, mais il est trop tard pour en faire carrière, de cette façon de jouer, entre deux mondes, en décalé. Elle n’est pas que rires, elle n’est pas que larmes, elle est une invite à partir à la dérive, toutes les dérives. Parfois, il se dit qu’il aimerait la suivre, il ne le formule pas, il ne saurait pas, de toute façon, passer le même cap, il barre avant. Il est pitoyablement soft, clean, il ne pète aucun câble, ne largue aucune amarre. Même pas celle de sa mémoire, de son passé. Lui le comédien qui a hurlé ses textes aux quatre bouts du monde, il ne fait pas de « bad trip », même sous couvert de l’art. Alors, il lui semble qu’il ne l’est pas, cet artiste, quelque part, il démérite. L’art est une équation, il se décline en tous les groupes affines, mais ne souffre pas le déclin du je. Toute la carrière de l’acteur se résume à l’achat d’un deux pièces dans le sixième arrondissement de Lyon. Il s’y rend quelque fois quand Lili s’approprie le rôle de chieuse. Il avait toujours songé qu’elle le faisait avec une conscience toute professionnelle qu’il ne manquait pas de saluer : « tu es parfaite, en emmerdeuse, Lili, surtout ne change rien ». Elle ne riait pas, lui non plus, il la quittait, de trop de perfection. Il ne connait pas le rôle de l’instant, la dévisage. Il ne cesse de la dévisager, même s’il ne supporte pas cet air, il ne traduit pas encore la peine, juste un début de haine, étrange. La bouche se déforme, elle est vilaine, ce n’est pas dans cette démesure-là qu’il l’aime. Elle n’est presque plus femme, ainsi. Elle est prête à glapir ses paroles. Il sourit, de manière infime, à peine perceptible, mais il le sent, il a souri. Il commente dans sa tête sa performance, pour ce mot qu’il vient de trouver, à l’instant, « glapir ». Excellent mot, le renard est vil, Lili est par nature rousse. Le renard glapit. Il savoure. Dans ce rôle de minable qu’elle l’oblige à jouer, il parvient encore à trouver les mots, il n’est pas à court de dialogue. Il pousse un profond soupir de soulagement. Antoine ne songe jamais aux peines qu’il cause. Il ne se soucie que de celles que les autres lui font. Il vole au temps quelques secondes encore, fait le tour de son texte, se dit soudainement qu’il va sonner faux, mais rien ne peut être juste, dans cette histoire, et surtout pas lui. Du coup, il se dispense de préliminaires, pour ce corps à corps. -Une histoire de malade, elle me donne envie de vomir. J’ai la gerbe tiens, rien que d’y penser. Comment, comment est-ce que tu as pu en arriver là ? Il ne quitte pas des yeux sa compagne, il reste prudent. Il va blesser, à coup sûr. Mais c’est un juste retour de choses, il n’en est pas responsable. De lui-même, il ne l’aurait pas fait, c’est elle qui le contraint, à lui faire mal. Il y a entre eux une rancune sourde, elle est jusqu’ici restée discrète. Antoine n’y songeait pas même, avant de s’approprier ce regard de haine. Elle le pose sur lui avec une violence rare, il ne l’en eut pas cru capable. Lili savait se faire l’amante aux courbes douces, qui apaisent, emmènent. Ils ont leurs moments de grâce, les moments qui l’amènent à songer combien il l’aime. Ces moments ne sont pas fugaces, ils ont leur permanence. Louis malheureusement venait, vient encore, malgré sa mort, prendre son tour de suppléance, dans les pensées de Lili. Il le devine à l’étrangeté du regard de sa compagne, sur lui, alors. Dans ces moments-là Antoine se persuade qu’elle le compare, les femmes l’ont toujours comparé. Il ne dit rien, se fissure seulement. C’est un véritable poison même, qui coule dans ses veines. Il est gangréné, Antoine, de tous ces mots tus, malgré elle, malgré lui. Il en prend conscience quand elle ouvre la bouche par deux fois, sans rien répondre, elle a le souffle court, il ne s’en émeut pas. Il reste impassible, elle soliloque : -Comment j’ai pu en arriver où ? Plus tard Antoine s’en voudra, il n’est qu’un connard en cet instant, mais il s’en dédouanera en songeant qu’il l’a bien joué, le rôle de mufle. Il s’est surpassé, même. Ce rôle-là, il avait eu à le jouer, sur scène, mais jamais il n’avait fait aussi bien. En cet instant, il peaufine. Il excelle, à oublier le réel, quand celui-ci le dérange. Les phrases s’enchainent, seules, il improvise à présent, comme lorsqu’il était jeune, frémissant de tout son être. Il assène, magistral : -A cette connerie tiens : tu n’as pas été prévenue de la mort de ton fils, du coup, ta petite fille a passé la nuit dans l’appartement de son père, seule, à attendre que quelqu’un te prévienne, et que tu viennes la chercher. Lili chancèle, elle perd pied, cherche en sa mémoire, un point d’accroche. Il lui semble en trouver un, elle jette à tout trac : -Elle aurait pu m’appeler, tu vois, elle aurait pu m’appeler. -Bon sang, Lili, elle ne l’a pas fait, elle était pourtant assez grande, non ? Il n’y a rien qui te choque ? Les syllabes s’entrechoquent, dans sa tête. Elle prend conscience en cet instant qu’Antoine joue, à lui faire mal. Elle se ressaisit, fait volte-face, lui balance un « si » au visage, qu’il reçoit comme un soufflet, avant de poursuivre : -Que tu me balances la mort de mon fils au milieu d’une phrase sur ma petite fille. La main se lève, il la voit. Quelque part, il l’attend. Il rendra le coup, il le sait. Dans son rôle de sale con, il est homme. Au demeurant, il n’éprouve pas de peine, Damien n’est qu’un nom murmuré les nuits de délire par sa compagne. Pour la petite, il songe « pauvre gamine ». Il ne s’appesantit pas. Ce n’est pas son histoire. Il constate que la main retombe, ballante au bout d’un bras qui ne se tient pas plus que le reste. Lili s’affaisse, sur elle-même. Elle va tomber s’il ne la retient pas. Il s’attarde sur les lèvres tremblantes, les yeux ne le fixent pas, ils sont noyés de trop de larmes. Les joues ne sont plus que l’ombre d’elle-même, dans la chair blafarde : le visage s’est creusé, toute vie semblant l’avoir désertée. Tout va très vite, à présent. Il a guidé son corps jusqu’au sol, l’aidant à s’assoir, s’agenouillant auprès d’elle, ouvrant les bras. Elle s’y réfugie, hoquetant au milieu de sanglots longs. Il ne lui demande pas pardon, c’est inutile. Il caresse ses cheveux, murmure : -Tu es belle quand tu pleurs. C’est comme ça que je t’aime. C’est pour ça que je reste. Elle renifle, arrête de pleurer, il se rend compte aussitôt de sa stupidité, bien sûr ses mots n’ont jamais été aussi vrais, mais ils ne se disent pas. Alors, il cite, il a encore tellement de textes en mémoire, Verlaine. Tout suffocant Et blême, quand Sonne l'heure, Je me souviens Des jours anciens Et je pleure Et je m'en vais Au vent mauvais Qui m'emporte Deçà, delà, Pareil à la Feuille morte -Tu es cette feuille, mon amour, je voudrais pouvoir te suivre, mais il va falloir que tu ailles retrouver ta petite fille seule. Moi, je serai de trop. C’est un moment qui n’appartient qu’à vous. -Tu…tu crois ? -J’en suis persuadé. - Je vais te croire, Antoine, je vais te croire parce-qu’il le faut. Elle n’en dira pas plus, elle a arrêté de pleurer, elle refait peu à peu surface. Elle pense qu’elle ne peut pas faire la route dans cet état, elle se sent chiffonnée, une boule de papier froissé qui ne se déroulerait plus. Elle file à la salle de bains, se recompose un visage, s’empare dans la pharmacie de deux aspirines, et de deux comprimés de Lexomil. De quoi tenir le choc. Deux heures plus tard, elle est prête à partir. Elle s’est installée avec le plus grand calme au volant de sa voiture. Grâce aux médocs. Sur le siège du passager, à côté d’elle, une adresse grimée sur une feuille de petit carnet lui indique la direction à prendre. XIX Antoine ne la connaissait pas, d’avant. Il y a longtemps. Il a l’amour paradoxal. Il laisse en sommeil ses craintes, ses soupçons. Il suit de loin, rêveur éveillé, impénitent, ses frasques, ces absences. Elle ne lui a rien caché de ce qu’elle était, elle lui a laissé le choix d’être ou pas en pénitence. Elle lui a simplement tu qu’elle avait recours à certaines substances, elles portent le nom de drogues. Auprès d’elle, Antoine est en léthargie, il ne dit rien. Antoine a simplement choisi d’être le dormeur du Val. Comme lui, il fait un somme, tranquille.Lili est ce petit val qui mousse de rayons, dans la montagne fière, sa vie, à lui. Il attend que le temps se passe. Un jour, il aura deux trous rouges au côté droit. Il l’aime. XX Elle cherche son petit chien en peluche, le trouve sous ses couvertures. Una le serre fort. Elle a encore le cœur froid. La peluche ne se blottit pas dans ses bras, comme à son accoutumée. Elle aussi est inanimée. Elle la détache d’elle, la pose à côté, sur son oreiller. Elle s’allonge, attend, son regard ne se détache pas de la petite tête soyeuse. Elle ne la gronde pas, elle n’en a pas le courage. -Si je t’ai fait de la peine, il faut me le dire. Tu sais, je ne suis pas comme eux. Moi, si je te fais de la peine, je m’en excuse. Et puis, c’est pas volontaire. Elle attend, pleine d’espoir. La peluche s’emmure dans son silence, elle a l’impression qu’elle est loin. -Bon, tu ne veux rien me dire. Et bien je sais ce qu’il faut que je fasse pour que tu ne sois plus fâché. Alors elle commence de lui raconter une histoire, une de ces histoires où le jouet prend vie. D’ailleurs, elle aussi s’apaise, au fil de son récit. Elle sent son corps se détendre, une douce chaleur l’envahit. Elle s’évade, déjà elle a gagné le coin de la rue, son petit chien trotte à côté d’elle. Il lui arrive aux genoux, il a beaucoup grandi ces derniers temps, elle ne peut plus le porter qu’à grand peine. Ils s’arrêtent beaucoup plus loin, essoufflés, riant de cette farce faite aux autres. Ceux-là même qui restent prisonniers de ces barres d’immeubles, qui les jugent, elle et son père. Devant ses yeux écarquillés, s’étalent, gommant ses blocs de béton, les rivages d’un champ de coquelicots. Ses jambes sont caressées par les tiges frêles croquées à coup de pinceau sur le tableau rencontré au détour des pages de son manuel d’écolière. Elle n’a pas envie de rentrer, rebrousser le chemin de ses pensées. Quelque chose dans sa main, la brûle, sans la blesser pourtant. Quelque chose qui vient de se poser, dans un bruissement de milliers d’ailes Elle n’a pas besoin de regarder pour savoir que la petite plume irradie à nouveau de toutes ses couleurs, nichée au creux de sa paume. L’Oiseau a cessé son vol dans le ciel. Una ne connait pas le mot « désincarné ». Elle ne l’emploiera donc pas. XXI Elle quitte sa vieille tenue à la hâte dans sa chambre, c’est ainsi qu’elle appelle sa tenue de la nuit. Elle n’a pas le courage d’aller faire ses ablutions dans la petite salle de bain, le miroir voilé d’une serviette lui rappelle de vilaines choses. Un corps qui rampe plus qu’il ne marche, il est amené là chaque matin avec peine, le fauteuil ne passe pas l’encadrement de la porte, celle-ci a oublié ses normes. Il faut le trainer, ou du moins, c’est l’impression qu’il donne. Dans sa chambre, il fait un peu froid, elle frissonne. Le soleil se montre encore timide, il ne tape pas vraiment à la fenêtre. Elle n’a pas rangé ses vêtements depuis plusieurs jours, ils jonchent le sol ici et là. Elle a tôt fait de les rassembler, de s’habiller, pour « sortir ». Elle souhaite perdre le moins de temps possible, elle a ses affaires à préparer. Elle ne sait pas encore lesquelles, elle ne sait pas où elle va. Elle songe à son Ecole, l’année scolaire n’est pas finie. Dans quelques mois, elle rentre en sixième. Elle hésite, et finit par réunir ses cahiers. Elle n’a plus guère de jouets, ils ne l’intéressent plus. Elle s’empare de sa tablette, de son MP4, les range dans un sac, à tout hasard. Elle se dépêche. Elle souhaite surtout avoir encore assez de temps pour écrire un petit mot pour son saule. Elle a peur qu’il se doute qu’elle ne reviendra pas, qu’il lui préfère une autre petite fille. Ses derniers temps, elle a vécu avec lui ses seuls moments d’espoir. Bien sûr, il y eu son père, à un moment, il y avait Julien, mais aucun des deux n’étaient ses confidents. A lui, elle pouvait tout dire, elle ne s’en privait pas. Qu’en sera-t’il avec sa grand-mère ? Una commence à s’inquiéter, de ne pas vraiment se rappeler d’elle. Elle ne l’a pas vue depuis l’enterrement de sa mère cinq ans auparavant. Durant toutes ces années elle ne s’est accrochée qu’à un seul souvenir, n’a cherché à fixer dans sa mémoire qu’un seul visage. Elle n’a appelé désespérément qu’une seule présence. Le besoin de sa mère était si fort qu’il en avait fait oublier les autres. Elle éprouve un léger sentiment de honte. Que dira-t’elle quand la vieille dame la questionnera ? Elle ne sait pas vraiment mentir. Les jolies histoires qu’elles inventent ne sont pas des mensonges, dans sa tête, elle vit ce que ses lèvres racontent. Elle est si loin de ce corps que les autres jugent ! Elle, elle est tapie dans l’ombre, en retrait. Elle observe. Elle n’est qu’une narratrice. Ils ont beaucoup travaillé sur la narration à l’Ecole. Elle a appris à différencier l’auteur du narrateur, ne pas se laisser abuser par le « je » en début de livre. Elle avait crié dans la classe : Maitresse moi je ne suis pas un auteur, je suis une narratrice. Les autres élèves avaient ri. Madame Scuffi l’avait regardé, elle ne portait pas de lunettes, pourtant, elle ne semblait jamais bien voir. Elle avait fait cessé le tumulte. Elle s’était approchée d’elle, s’était assise d’une seule fesse sur son bureau, puis avait dit, d’une voix étonnamment grave, qui ne lui ressemblait pas : -Un jour, tu seras un auteur, ma petite Una. Tu as l’imagination qu’il faut pour cela. Et ce jour-là, tu n’auras plus besoin de fuir. Elle avait voulu questionner davantage, la phrase presque lui faisait peur, mais sa maîtresse avait posé un doigt sur ses lèvres. Ce geste avait amené sa manche à découvrir une partie de son bras d’ordinaire invisible aux regards. Une partie de son bras qu’elle prenait d’ordinaire garde à ne jamais dévoiler. Un oiseau de toutes les couleurs y était tatoué. Elle avait ouvert grand la bouche puis l’avait refermée. Les autres se seraient moqués. Elle n’avait pas osé en parler à son père, l’oiseau pourtant était identique à celui que sa mère avait sur le bras. Elle s’en souvenait, malgré les années. Les mêmes couleurs, le même dessin. La tête était particulière, très arrondie, le bec s’en détachait avec douceur, même s’il était aussi pointu que celui d’un colibri. Elle connaissait les colibris suite à un reportage diffusé par une chaine de la télévision. La teinte des plumes par contre était tout autre. La teinte des plumes n’était semblable à celle de nul autre oiseau sur terre, elle avait cherché sur internet. Un jour, elle avait insisté auprès de son père pour en savoir davantage plus lourdement encore qu’à l’accoutumée. Il avait commencé par répondre d’un ton calme que « c’était une erreur de jeunesse, il le lui avait déjà dit, n’est-ce pas ?». Il avait affiché un grand sourire. Mais elle avait continué à l’interroger, sa curiosité la piquant au plus haut point, elle imaginait mal sa mère commettre des erreurs. Il avait alors froncé ses sourcils, toute trace de rire avait disparu de son visage. Il avait eu ces mots, d’une voix si grave qu’elle semblait venir d’outre-tombe. Elle avait été parcourue d’un long frisson. Elle était terrorisée. -Tu ne dois jamais, jamais tu entends, poser de question au sujet de cet oiseau, ni même dire à qui que ce soit que tu en connais l’existence. Jure le moi. Elle avait juré, fait le serment des pirates : « croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. Il avait eu un rire doux-amer. -L’enfer, tu ne connais pas mon amour, mon ange. -Papa, c’est juste dans le serment. Elle avait eu un ton de reproche, il ne s’était pas départi de son air grave, l’avait sermonnée. -Un serment n’est jamais anodin. Parfois, il en coûte une vie. Ne le fais plus, mon trésor, et promets-moi de ne jamais te laisser extorquer par qui que ce soit une promesse qui te liera au ciel ou à l’enfer. -Papa, ni l’un ni l’autre n’existent, tu le dis assez ! -Sous la forme que l’on t’enseigne au catéchisme, non, mais…Il y a tant de formes à prendre pour un esprit malin que tu ne peux jamais savoir à qui tu dois certains malheurs qui te frappent, juste que ce n’est pas l’œuvre d’un Dieu d’amour, juste que ce que tu vis là c’est l’œuvre de… Il s’était tu. -De… ? -Chut, mon cœur, il est temps d’aller dormir. -Mais il n’est que dix-neuf heures ! Una était interloquée. -Pour moi, pas pour toi. Ne te couche quand même pas trop tard. -Non, je sais, Papa, vingt et un heures, comme tous les soirs. Demain, il y a classe. -Bonne nuit, mon ange. -Bonne nuit. Sur le point de quitter la pièce, elle s’était ravisée, lui avait fait remarquer qu’il allait s’endormir avant que l’infirmière vienne. Elle allait devoir le réveiller. Il avait ri. -Et je vais encore avoir droit au scénario habituel ! Prise du pouls, éclairage des pupilles, contrôle de la tension…Tout ça pour avoir piqué un petit somme avant l’heure ! -Papa ! C’est quand même normal qu’Amélie s’inquiète, non ? -Elle ne devrait pas. Je me porte comme un charme. Il avait crispé ses traits, la fatigue l’empêchait de sourire, il espérait que sa fille ne s’en rendrait pas compte. Elle avait préféré ne pas le remarquer. D’ailleurs, déjà sa tête était ailleurs, elle avait raconté à sa peluche une histoire où les monstres chevauchaient de grands oiseaux de couleur. Une sorcière leur avait jeté un sort, pour qu’ils obéissent. Elle ne voulait pas qu’un oiseau soit autre chose qu’un symbole de paix. Elle ne sait pas pourquoi elle repense à cette conversation avec son père. Dans sa petite lettre pour son saule, elle a écrit : n’oublie pas de faire un abri avec tes branches à tous les oiseaux de couleur qui volent dans le quartier. Elle avait conclu : je t’envoie mille baisers, cherché après autre chose à ajouter, sans rien trouver. La lettre avait donc soigneusement été pliée, selon la technique un peu compliquée, pour la réalisation d’un avion. Dessus, elle avait écrit : pli aéropostal. Il avait pris son vol par la fenêtre, quelques secondes, avant de s’échouer sur le sol. Elle avait haussé les épaules, l’histoire déjà était oubliée. L’avion ne transportait aucun passager, et de toute façon, son saule ne savait pas lire. Elle regarde l’heure sur sa montre. Amélie est à présent partie depuis deux heures. Elle se demande dans combien de temps sa grand-mère sera là, échafaude mille hypothèses, n’en retient aucune. Elle ne sait pas vraiment où celle-ci habite, elle a vaguement entendu un nom, Lyon. Elle a essayé de regarder sur Internet, mais elle n’a pas vraiment envie de savoir. Peu lui importe au fond. Elle est en attente, elle a tous ses repères à reconstituer. Et un mystère à élucider. Una du haut de ses onze ans vient de décider qu’elle découvrira pourquoi des adultes ont un tatouage d’oiseau sur leur bras, il n’est pas là par hasard, sinon, ils ne lui interdiraient pas de savoir. Elle a posé la petite plume à côté d’elle, sur son bureau. Elle s’y est accoudée pour réfléchir, elle ne sait pas ce que lui réserve son avenir, elle ne sait pas si c’est vraiment important, au fond, toutes ces histoires de devenir. La petite plume ne tait pas ses couleurs, il faut qu’elle perce son mystère. Elle va s’inventer un personnage, à hauteur de cette énigme. Elle s’y accrochera le temps nécessaire à comprendre. Cette idée la remplit du plus fol espoir, et si sa vie n’était pas sa vie, si celle-ci n’était qu’une vie d’emprunt, en attendant que quelqu’un lui rende la sienne ? C’est peut-être ce que sa maîtresse avait voulu dire en lui disant qu’un jour elle serait un auteur… Son imagination, court, galope, Una la laisse faire. Elle est bien ainsi, c’est d’ailleurs comme ça qu’elle est le mieux, quand elle joue à inventer. Elle ne voit pas le temps passer, ni que les couleurs autour d’elle changent. Elle n’est plus vraiment assise à sa table, Una. Elle se balade, entre deux mondes. La petite plume menace de prendre feu à force d’’incandescence, mais elle ne la voit pas. Elle court après une silhouette évanescente. La petite plume est posée sur une feuille de papier. Elle irradie, s’inscrit dans la filigrane, des mots se posent : je m’appelle Lucia. Una lit, avec application. Soudain, l’évidence explose. La maîtresse ne s’appelait pas Lucia. Ce n’était donc qu’un tatouage ordinaire, que celui de son bras. Pour celui de sa mère, elle ne sait pas. Elle ne veut pas que sa plume et son oiseau ne soient pas de la même histoire. Elle réfléchit un instant, puis songe qu’ils le sont, de la même histoire. Il ne peut pas en être autrement, d’abord elle en serait trop triste. Et Una en a assez d’être triste. XXII Antoine avait programmé son GPS avec les coordonnées de l’adresse de l’avant-dernière demeure de son fils. Une heure et demi après, Lili se gare dans la petite cour, les immeubles s’opposent sur un espace de verdure soigné, un jardinier manifestement officie régulièrement, les massifs floraux ne souffrent pas des jeux des gosses. Elle ne peut s’empêcher de chercher à apprendre des façades repeintes à neuf, un détail, une explication sur cette fin d’existence que Damien lui a tue. Dérobée à ses regards, soustraite à son amour de mère, cette fin de vie s’est exercée à mourir dans le plus grand secret. Elle ne sait plus apprendre de ce qu’elle voit. Elle s’attend à une enfant tout en larmes et en reproches, hostile à sa venue. Elle ne l’a pas vue depuis cinq ans. La fillette promettait d’avoir du charme, et même d’être jolie, quand elle l’avait vue pour la dernière fois. Una pour elle est devenue « la fillette ». Elle ne sait plus, Lili, le chemin vers les mots « petite-fille ». Elle a oublié combien elle en a été proche, complice, autour des contes qu’elle lui lisait. Ou des dessins croqués au fil des pensées : - Mamie, dessine-moi un quelque chose. -Moi, je veux bien, mais, c’est quoi un « quelque chose » ? Sa petite fille réfléchissait, puis ses yeux se mettaient à briller, intensément, elle était sure d’elle. Elle s’écriait, ravie : -Un elfe. Tout bleu. -Mais les elfes ne sont pas bleus ! Una se mettait à chuchoter, regardant autour d’elle pour s’assurer que personne ne l’entende : -Celui que je connais si. Elle n’insistait pas, se mettait au travail, la fillette corrigeait, donnait quelques indications. Puis riait, applaudissant : -C’est exactement ça, Mamie, tu es magicienne. -Chut, c’est un secret. C’était il y a longtemps, ce temps, quand ce fut « avant ». Si longtemps qu'elle pouvait oublier. Pourquoi s’en souvenir ? Pourquoi maintenant que tout est clos, de ces histoires… Elle n’est plus dans cette démesure, elle n’apporte plus de rêves à l’enfance. Les dessins ne s’animent plus, ne prennent plus vie. Il ne suffit plus d’une histoire pour ouvrir une porte. Elle n’entend plus le bruissement des ailes de l’Oiseau. Depuis quand déjà ? Depuis quand déjà, cette idée, que Damien ne veut pas pour l’Oiseau. Elle ne sait plus les années, elle ne sait plus ses mots, c’était où, la dernière fois ? Ils se sont vus, n’est-ce pas, ils se sont vus pour qu’il lui dise, qu’il ne fallait plus, pour l’Oiseau. L’Oiseau rend malade, il tut. Il était venu, c’était après qu’il ait quitté la maison, il l’avait trouvé comme à un retour de voyage. Alors, il lui avait dit : Maman, il ne faut plus, maintenant. Elle s’angoisse, Lili, elle se dit qu’elle n’a plus toute sa raison pour songer à Damien ainsi, il n’est pas cet homme aux traits d’enfant qu’elle appelle. Il n’était déjà plus dans sa vie, avant sa mort. Elle, lui, ne se sont plus rien dit depuis déjà longtemps. Il lui semble qu’elle ne s’appartient plus vraiment, elle est étrangement autre. D’ailleurs, elle a peur de ce sentiment d’être autre. Elle hait cette sensation indéfinissable, tout est confus, quelque chose brouille ses ondes, elle. Elle songe que c’est la souffrance, les médicaments, et le souvenir cent fois plus présent de son fils. Elle préfère se dire que c’est simplement ça, il n’y a pas autre chose, dans sa tête, quelque chose dont lui avait parlé Louis… Elle chancèle, s’adosse à la portière. Il lui semble que c’est malgré elle, qu’elle gémit : «tu aurais dû le comprendre, Damien, que tu comptais plus que l’Oiseau, plus que Louis et sa philosophie de baltringue». Pour lui, elle avait renoncé à ses voyages sur fond d’essence de térébenthine. Cela elle le savait. Elle ne se noyait plus dans ses vapeurs, ne diluait plus ses couleurs. Elle ne touchait plus aux solvants, ni même aux pinceaux. Ils n’irradiaient plus leur essence vers ses contrées d’éphémérides. Elle rendait leurs colles aux menuisiers. « Je n’avais pas besoin de partir, tu sais, il suffisait que je te tienne la main, encore une fois, comme lorsque tu étais enfant. Tu aurais compris que j’étais encore celle vers qui tu courais quand tu étais blessé, ou malheureux ». Elle aurait voulu qu’il entende qu’elle était là, qu’elle ne serait jamais que là, cette mère aimante, qui n’avait rien d’autre à faire à présent de sa vie que de l’aimer lui. Comme elle n’avait jamais vraiment cessé de le faire. Mais sa voix était trop faible, elle n’avait pas porté, elle avait essayé encore et encore, luttant contre une force supérieure à la sienne. Une force qui faisait taire, ses lèvres. Les réunissant, l’une contre l’autre, pour le séparer d’elle. On ne voulait pas, qu’il soit d’elle, le fils. Il y avait eu ce bruissement d’ailes, une dernière fois, à son oreille. Comme un rire, une raillerie, quand elle referma la porte derrière elle. C’en était fini, d’eux. Elle ne reviendrait plus, dans cette maison où Lise avait ri avec Una, et elle avec Lise et Una. La colère fit place à ce premier sentiment d’anéantissement, elle se mêlait de son chagrin. Elle vit rouge, bleu, jaune, les teintes primaires défilaient devant ses yeux, ricanant. Les teintes ne la quittèrent pas, quand elle fit le trajet en sens inverse, pour rentrer chez elle Alors elle s’empara d’une couleur blanche, elle allait leur opposer l’absence, à ces couleurs. Sur un pan de mur où voletait un oiseau, dans une ancienne chambre, elle dessina un fil, comme les mailles d’une chaine, à peine perceptible au regard. Un gémissement plaintif, presqu’humain, avait résonné longtemps. Parfois, la nuit, il lui arrivait encore de l’entendre. Allongée dans son lit, elle s’éloignait alors d’Antoine, se mettait à songer « chat », en lettres noires. C’était étrange le pouvoir de ce mot, absurde même, le silence s’ensuivait, elle n’avait rien besoin de faire d’autre. Et pourtant, elle en était certaine, aucune des sept vies de l’animal n’avait d’emprise sur la dimension parallèle où évoluait l’Oiseau. Mais Louis disait toujours que le chat mangeait les oiseaux. Alors elle aussi s’était mise à croire, à cette cruelle histoire. Hier au soir, elle ne savait pas, pour Damien, les gémissements s’étaient faits plus forts, dans la pièce d’à côté, là où elle avait emprisonné l’Oiseau. Elle avait crié, « chat, viens », avait saisi une feuille, elle en avait toujours à côté d’elle, sur la table de chevet. Qu’il lui avait été facile de croquer au crayon de mine la silhouette de l’animal. Un dernier cri, plaintif, puis plus rien. Elle avait tendu l’oreille, espérant presque, le volatile avait-il encore sa vie, elle ne souhaitait pas la lui prendre, juste qu’il rende celle qu’il avait pris cinq ans auparavant. Celle de Lise, sa belle-fille, la mère d’Una. Il ne se passait rien. Elle sentit son cœur se glacer, comme si la mort rodait, elle avait senti une légère odeur de terre et d’humus. Alors, sur la feuille qu’elle tenait toujours dans sa main, elle avait écrit: j’ai tu l’Oiseau. La phrase avait jailli, presqu’à son insu, elle n’était d’ailleurs pas très sure qu’elle trahisse sa propre pensée. Elle en trahissait une autre, mais elle ne savait pas de qui. C’était là qu’elle était entrée en flottaison, comme entre deux mondes. Un long frisson l’avait saisi, elle avait relu les mots jusqu’à ce que sa vue se brouille. Ses yeux avaient fini par s’emplir d’étranges larmes, brûlantes. Quand elles s’étaient mises à couler, elles étaient rouge sang, noyant l’encre de papier. En lettres désormais de feu, ne s’inscrivait plus que le mot « Oiseau ». Le rouge avait continué de se répandre, elle avait arrêté de pleurer pourtant. Elle ne voyait plus qu’à peine, elle s’obstinait néanmoins à regarder. La folle couleur s’attaquait au chat, le mordant à la patte, puis à la gorge. Le minois du félin, étreint d’une main de sang, gargouillait d’une béance rouge. Il n’existait déjà plus, le corps tout entier n’était que vomissure, couvert d’une lave aux teintes incendiaires. Elle crut entendre un miaulement plaintif. Elle hurla, entendit un bruit de pas, en bas, une chaise tomba, bousculée par une silhouette massive. Celle-ci grimpa l’escalier à une vitesse folle, le visage d’Antoine alarmé apparut dans l’encadrement de la chambre. Livide, elle lui montra la feuille de papier avant même qu’il n’ait le temps de l’interroger. Il s’en empara, la regarda, puis ses yeux se levèrent vers elle, pendant qu’il déclarait, intrigué : -Je ne vois rien. Il lui avait rendu le papier sans cesser de guetter son visage. Il la vit ouvrir et refermer la bouche sans rien dire quand ses doigts se refermèrent sur la feuille vierge de toute écriture. Elle balbutia : -Mais, mais… tout à l’heure, il y avait un chat. Il l’avait regardé, indécis, ne sachant quelle conduite adopter. Aucune odeur, aucune essence particulière ne se trahissaient pourtant dans leur chambre, et la pupille des yeux de sa compagne, si elle était dilatée, ne l’était que d’effroi. Il préféra adopter un comportement prudent, il se sentait fatigué, répugnait à un débat, trop long, qui prendrait inévitablement les allures d’un combat, d’avance perdu. -Tu avais dû t’endormir, mon cœur, et un miaulement t’aura réveillé. Il m’a semblé entendre le chat des voisins, tout à l’heure, mais avec le bruit de la télé, je n’ai pas vraiment fait attention. La balle était à présent dans son camp, Lili le savait, comme elle savait qu’il n’osait pas soutenir son regard, se contentait de rester debout face à elle, face à cet immense lit dont elle n’émergeait qu’à peine. Depuis qu’il était entré, elle s’était laissée glisser sous les couvertures, les remontant jusqu’à son menton. Elle avait l’air d’une petite fille apeurée, cela se lisait, dans les yeux d’Antoine. Il la tentait. Il la tentait avec son air rassurant, il l’affichait parfois quand il la sentait en peine. Il ne cherchait plus à la séduire, il l’avait déjà fait, quinze auparavant, d’un jeu de scène, une pièce de théâtre qu’il avait écrite, et qu’elle avait découvert un soir de septembre dans le théâtre de la ville. La salle était pleine, elle avait été la première à se lever, à la fin de spectacle, pour applaudir. Il n’avait pu que la remarquer. Elle empruntait aux peintres leur démesure, dans les gestes, le maintien, elle bouillonnait d’un feu intérieur. Ce soir-là, elle était vêtue d’une robe noire, que ne rehaussait qu’un châle. Un vêtement ample aux couleurs improbables, indéfinissables, il tenait lieu de couverture, il faisait encore un peu frais malgré l’avancée dans la saison printanière. Il avait eu envie de découvrir le corps ainsi drapé, il le lui avait dit, crûment, sans manière aucune. Ils ne s’étaient plus quittés. Pourtant, il n’a pas proposé de l’accompagner aujourd’hui. Elle ne le lui a pas demandé, il ne peut pas être de cette scène, celle du cercueil où repose son fils. Celle-ci n’appartient qu’à elle. Elle ne songe pas à sa petite fille, à ce moment-là. Lili a fini par marcher comme une somnambule vers la porte d’entrée de l’immeuble. Elle l’a poussée dans l’absence d’elle-même, elle est trop en prise avec son histoire. Le rez-de chaussée a été conçu sans marches, deux portes de côté donnent sur un immense pallier. Face à elle, un escalier et un ascenseur rivalisent. Elle sait qu’elle n’a ni l’un ni l’autre à choisir, la porte de l’appartement de son fils donne sur la droite. Elle n’a pas été longue à le découvrir. Elle ne frappe pourtant pas encore à la porte, elle n’est pas prête, éparse, éparpillée sous le flux d’une encre indélébile, elle se dit que c’est encore cette souffrance, elles ne se quittent pas, l’une l’autre. Elle ne sait pas si elles sont deux ou si ils sont trois. Elle s’attarde. Elle est là sur ce palier, ne lui parvient aucun bruit de l’intérieur, elle aimerait pourtant que quelque chose la contraigne, la pousse à heurter la porte, à crier : Una, ouvre. Un miaulement déchire quelque chose. Le silence peut-être, à moins que ce ne soit elle. Il y a sa tête, qui entend des choses, comme ce miaulement, il est le même que la vieille au soir, elle ne sait pas d’où il provient. Elle tend l’oreille. Elle est glacée, sous sa peau chaude, en transe. La sueur menace de perler, elle sent déjà jaillir les gouttes froides, elles vont glisser sur sa peau, rejoindre les yeux, au niveau de l’arête du nez. Ceux-ci lui brûlent. Elle les frotte. Le geste lui arrache un hurlement. En écho, un autre cri lui parvient, quelqu’un s’est approché de la porte, elle en est certaine. Une petite voix se fait entendre : -Il y a quelqu’un ? Elle n’a d’autre choix que répondre. Un « Oui » sourd, presqu’Outretombe. D’ailleurs, elle vient à nouveau de faire ce même voyage, celui où le sang déserte le corps, il n’a qu’un seul mouvement, le reflux vers le cœur est suspendu, les battements s’espacent. L’odeur âpre s’impose, la terre franchement battue, remuée, exhale une odeur reconnaissable entre mille. Louis avait été mis en terre, réunissant une dernière fois ses élèves, les feuilles tournant semblaient confuses de l’absence de prêtre. Il avait pourtant voulu être rendu à la mère nourricière. Il n’était pas impie. La terre leur avait jeté au visage son dernier parfum. Elle ne devait jamais oublier cette odeur. Elle la sent à nouveau, sur ce palier, comme la veille au soir. Ses membres sont engourdis, elle peut à peine se mouvoir. Elle peine à entendre, la petite voix fluette, qui questionne à nouveau : -Grand-mère, c’est toi ? Elle explose, un grand vent d’air frais vient d’envahir ses poumons, dans un bruissement d’ailes, elle en est certaine : -Oui, ma petite Una. Elle n’a pas hurlé, cette fois. Elle a même murmuré cette phrase d’une voix douce. L’enfant, derrière la porte, qu’elle ne connait plus, a à nouveau six ans. XXIII Elle entend distinctement jouer les verrous, d’abord celui de haut, puis la clef se met à tourner à son tour, elle l’entend qui force dans son logement tandis que sa petite-fille s’exclame d’un ton angoissé : -Je n’y arrive pas, Grand-mère, je n’y arrive pas. D’habitude, ça marche tout seul. -Calme toi, respire un bon coup, c’est toujours comme ça que je fais quand quelque chose m’angoisse. -Parce-que toi aussi tu t’angoisses, Mamie ? C’est tout comme moi. -On en discutera toutes les deux dès que tu auras réussi à ouvrir la porte mon trésor. Repose-toi une minute puis recommence à nouveau. -D’accord, Mamie. Elle aime bien entendre le mot Mamie. Elle songe que cela fait si longtemps qu’aucune voix ne le lui avait plus murmuré à l’oreille, elle avait cru ne plus jamais l’entendre. Una ne l’emploiera plus bientôt, mais elle ne le sait pas. Lili, pour l’instant, sourit. Elle est presque pressée de voir la porte s’ouvrir, d’apercevoir le visage de sa petite fille, de la serrer dans ses bras, même. Surtout. Un hurlement, suivi d’un miaulement, encore. Lili crie à son tour : -C’est quoi ce chat, Una ? -Un chat du quartier. Il a dû rentrer par la fenêtre de ma chambre, je l’avais entrouverte. Il n’est pas méchant tu sais. -Ne le touche pas, tu entends, surtout ne le touche pas ! -Mais… -Il n’y a pas de mais, fait ce que je te dis, ne le touche pas. Lili est à présent gagnée par la panique. Elle se débat, l’animal est là, derrière, elle doit surmonter sa peur, s’accroche à la poignée, secoue la porte, elle ne bouge pas vraiment, solidement arrimée sur ses gonds, rivée à son chambranle par un penne qui ne veut pas jouer. Le vacarme est assourdissant. Il fait fuir le chat. Una a la présence d’esprit d’ouvrir la porte- fenêtre du salon. L’animal a entendu le geste, senti l’air, du dehors, pris son envol pour sauter par-dessus la balustrade et disparaître. Il aurait pu se faufiler entre les barreaux de métal noir. Una pense qu’il a préféré voler. Elle n’a pas eu le temps de le suivre des yeux, il n’est déjà plus visible. Elle retourne près de la porte d’entrée. Elle se sent étrangement calme. Lili s’en rend compte, le son de sa voix ne trahit plus la peur. -Il est parti, Mamie. Ne bouge pas, je fais le tour et je te rejoins. -Comment ça tu fais le tour ? Tu fais le tour par où ? Elle n’a pas de réponse, s’impatiente, essaie d’appeler, « Una », renouvelle, le prénom. Laisse un temps d’attente, chaque fois. Quelques secondes qui lui semblent infiniment longues. Elle ne s’y attend pas, la porte d’entrée de l’immeuble s’ouvre sur une petite figure pâle, une petite silhouette fine, elle ne reconnait qu’à peine sa petite fille. L’enfant a bien grandi, trop peut-être, ces cernes sous les yeux, ce regard sombre sur ces joues creusés, ne sont pas ceux d’une fillette de onze ans. Son cœur se serre. Elle ouvre grand les bras. Una hésite un peu, puis se précipite vers elle en courant. -Mamie, tu m’as manqué. -Toi aussi, tu m’as manqué. Elles ne se mentent pas. La formule ne trahit aucune envie de politesse. Elles se rendent compte à cet instant du besoin qu’elles ont eu de l’autre, et qui a dû se taire, mourir au fond de leur mémoire, inexprimé, étouffé. Il n’était pas de mise dans cette nouvelle vie. Lili la couvre de baisers. Elle respire le parfum de l’enfant, il apaise son cœur meurtri, elle en oublie presque que dans un instant, elles vont partir toutes deux pour une dernière veillée, une dernière prière. Il ne faut pas qu’elle y songe, elle a peur de ses larmes, elle a peur qu’elles soient rouges. Una en cet instant est un garde-fou à ses dérives. Lili depuis hier au soir a compris qu’elle est parfois allée trop loin, dans ses voyages, qu’elle pourrait à présent avoir peine à revenir, si elle devait une nouvelle fois partir. Elle n’est plus sure que cela soit si simple, à présent, de s’arrimer à ce paysage de chair et d’os, celui de l’existence charnelle. Les essences ont créé leur rivage, accentuant les clivages, gommant ce qui était encore sain, dans sa tête. Quelque part, quelque chose, elle ne lui donne pas le mot « porte » s’ouvre, se dérobe, se referme. Elle ne contrôle plus ses accès. Depuis son altercation avec Damien, elle n’a plus recours à ces solvants, à cette chimie élaborée par Louis dans de petites fioles, qu’elle a toujours gardées, chez elle, même depuis sa mort. Elle ne se noie plus dans les résidus d’absinthe de peinture. Mais sans doute est-ce trop tard. Elle s’efface, se dilue, s’enfonce dans ses marécages, sans rien tenter, entreprendre. Il suffit qu’elle se laisse envahir par la tristesse, le noir de son monde, elle ne voit plus les couleurs. Excepté, par intermittence, et depuis peu le rouge. Elle perd déjà ses contours, depuis hier soir, sa main n’est plus sa main, quelque chose s’est faufilée dans son esprit, dans la chair de son esprit, elle en est convaincue. Elle se sent observée de l’intérieur. Son regard se fausse de teintes nouvelles. L’enfant ne se détache qu’à peine d’elle, juste assez pour pouvoir la regarder, observer cette lueur étrange sur son visage, elle ne l’avait pas tout à l’heure, l’enfant sinon eut pris peur : -Qu’y a-t-il Mamie, pourquoi tu as un air bizarre, maintenant? -Ah bon ? J’ai quoi, comme air ? Una hésite, elle a du mal à expliquer ce bouleversement, sur le visage de sa grand-mère. -Tu as l’air … ailleurs. C’est à la fois toi et pas toi. Lili éclate de rire. -Dis donc, comme tu y vas toi ! Moi et pas moi ? Tu veux dire mon sosie ? -Tu en as un ? -Tout le monde a quelqu’un qui lui ressemble, sur cette terre. -Ah oui ? Et toi, ton sosie, tu le connais ? -Moi non, mais toi… -Quoi moi ? Lili rétorque, en apparence malicieuse : -Et bien, si c’est moi sans être moi, c’est que tu connais mon sosie. Lili aimerait pouvoir se rattacher à cette idée, elle se dédouble, s’évade de son corps, elle l’a presque fait, d’ailleurs, avec Louis, mais c’était toujours elle. Tout, plutôt que cette effroyable impression que quelque chose la gobe, de l’intérieur. La fillette arbore une moue boudeuse, de reproche : -Mamie, ne recommencerais-tu pas à inventer tes histoires ? -Mes histoires ? Quelles histoires ? -Celles que tu inventes tout le temps. Una ne voit pas les yeux de sa grand-mère se noyer de larmes, cellesci a baissé la tête, blessée. C’était si soudain, l’instant. Elle n’ose qu’à peine demander, dans un souffle, d’une voix presqu’éteinte : -C’est ton père qui t’a dit ça ? -Oui. Même qu’il m’a expliqué que c’était pour ça qu’on te voyait plus. Elle songe à se justifier, mais elle a du mal à réfléchir, son cerveau n’est que brumes, il n’en peut ressortir que des platitudes, qu’elle débite, sans conviction aucune : -Mais ma chérie, ce n’est pas si grave d’inventer des histoires, elles sont faites pour rendre gai tout ce que de ta vie tu trouves triste. -Mamie, tes histoires à toi, elles tuent les gens ! Lili reçoit l’accusation de plein fouet. D’une voix étrangement basse, elle se perd, Lili, elle questionne : -C’est ton père qui a dit ça ? -Oui. Même qu’il a dit que tes histoires, elles avaient tué Maman ! Sous le choc, elle blêmit, ses mains se mettent à trembler, ses jambes flageolantes semblent vouloir se refuser à continuer de la porter. Elle ne s’attendait pas à ce que son fils puisse, aux yeux de sa petite fille, la rendre responsable de la mort de sa mère. Que lui avait-il dit encore ? Qu’avait-il raconté à l’enfant pour la détourner d’elle, éviter qu’elle ne la réclame ? Elles avaient pourtant beaucoup ri toutes les deux, les jeux étaient facéties, trésors d’imagination. Elle exultait, sa petite fille s’animait, le dessin n’était que prétexte à ce que la vie fuse, tumultueuse, dans une floraison d’idées. Una aimait le monde de la musique. Sa voix franchissait les octaves lorsqu’elle était en proie à l’émotion. Parfois aucune syllabe ne sortait plus de sa bouche, juste un son, une croche, une noire que Lili invitait à être ronde. La mesure se composait alors de quatre, cinq, six, sept notes, jamais huit, l’enfant se calmait, reprenait son souffle, adressait un petit sourire confus. Sa mère déposait un baiser sur son front, émue. Elle comprenait. Elle savait que sa petite fille n’était pas comme les autres. Elle n’était qu’à peine sortie de l’âge de porter des couches qu’elle était déjà capable de reproduire à l’identique une mélodie sur son petit piano. Pour parler, elle mêlait les signes aux mots, parfois, ils s’y substituaient, Una vivait alors ses phrases en véritable tragédienne par le geste, l’expression du visage, elle était… intense. Lise disait que sa fille était intense, qu’un trop plein d’émotion venait bousculer ses phrases, les heurter, les empêcher de sortir. Elle écartait toute hypothèse rationnelle de trouble du langage. Son enfant avait le sien, voilà tout, il était fait de notes de musique, elle s’envolait par-delà les nuages, en écoutant le chant d’une soprano, le gémissement déchiré d’un violon, et son petit visage extatique témoignait de la beauté de son voyage. Un jour, elle lui apprendrait à suivre le vol d’un oiseau et elle lui ferait tatouer son effigie sur le creux de son poignée. Comme toux ceux de son « Eglise ». Ils avaient fini par surnommer ainsi l’atelier de Louis. C’était avant que Lili ne découvre le charnier humain, dans la pièce de derrière. Elle n’avait jamais rien dit à Lise. Elle avait respecté, leurs liens. Lise n’avait pas eu le temps, pour le dessin, sur la peau. Elle était morte avant. Les poignées de la fillette sont vierges de toute empreinte. Elle y a jeté machinalement un petit coup d’œil furtif avant de la serrer contre elle. Mais elle savait déjà. -Tu te souviens ? -Quoi donc, Mamie ? Elle éprouve le besoin irrépressible de savoir ce que son père a pu lui dire. Elle sait que Antoine l’en dissuaderait, et sans doute aurait-il raison. Mais elle n’a pas le temps d’être raisonnable, d’apprendre à nouveau à être une grand-mère. -De tout ce que l’on faisait ensemble quand…quand tu étais petite. Una fronce les sourcils, elle ne se souvient de rien, ou presque, et n’ose pas l’avouer. Timidement, elle demande : -Comme quoi ? -Comme ces dessins que tu me demandais de faire pour toi. La fillette ose à présent une réponse prudente : -Peut-être que je m’en souviens, en réalité, Mamie, mais là, je crois que je suis trop triste. Elle essuie une larme imaginaire, Lili fait semblant d’y croire. -Tu as raison. On en reparlera plus tard. Si…si tu le veux bien. - Bien sûr. On fait quoi à présent ? -A présent… Lili redoutait ce moment. Comment expliquer à l’enfant qu’elles vont devoir accomplir un dernier devoir, qui obéit au nom de « veillée mortuaire » ? Elle avait été de tous les rires, pour sa petite fille, maintenant, elle apprenait qu’elle était aussi de toutes ses souffrances, son père le lui avait dit. Elle ne s’y attendait pas, à ce que Damien ait parlé d’elle ainsi. Il avait toujours été son fils, l’homme qui mentait à sa petite fille ne pouvait pas l’être. Cela lui ferait trop mal, s’il l’avait été. C’était un accident, la mort de sa belle-fille. S’il y avait tout ce rouge autour de sa tête, personne n’y était pour rien. Le rouge ne venait pas d’elle, avant l’Oiseau ne l’était pas, cette béance de couleur et Lise aimait à ce qu’il vienne à elle, ne fasse jamais que venir à elle. Elle soupire. Elle n’apprendra rien d’autre, de ce qui a été dit à Una. -A présent, nous allons rassembler toutes tes affaires, et rejoindre ton père à l’hôpital. -Mais Mamie, il est mort ! On ne te l’a pas dit ? -Si bien sûr, ma chérie, c’est une façon de parler. Nous allons nous rendre auprès de lui, enfin de son corps que les médecins ont déposé dans une petite salle exprès, accomplir une dernière prière, lui dire…. -Lui dire ? -Lui dire… tout notre amour. Les mots ont manqué s’étrangler dans sa gorge, elle a fait un effort surhumain pour ne pas les garder prisonniers, encore une fois. -Ca je veux bien. Una ne ment pas, elle est vraiment prête à aimer son père, ou à croire qu’elle peut le faire. Il se dit qu’il suffit qu’elle pense à ces photographies qu’elle a de lui, avant qu’il n’ait cet horrible visage, ce corps affreux, qui lui faisaient un peu peur. Il ne commandait plus à son corps. Comment un cerveau pouvait-il cesser de diriger des bras, des jambes, quand un chef d’orchestre commande à des archets d’effleurer des cordes, des doigts de se poser sur des touches, noires, blanches, des clapets métalliques, dorés, de s’abaisser… La tâche était immense, pour un seul Monsieur, tous ces corps, ces instruments qui n’étaient pas les siens… Son père n’avait qu’un seul corps à diriger. A l’âge de neuf ans, Una décida que son père avait été puni. Elle chercha longtemps l’explication, la trouva dans leur différence à tous deux. Son père ne savait jouer d’aucun instrument de musique, pas comme elle ou sa mère. Elle ne serait donc jamais punie. Il n’aimait pas la musique, elle ne sait pas si il l’avait aimé, avant. De ça, elle lui en veut. Una songe donc d’abord aux photographies qu’elle aime. Elle aimerait ne pouvoir songer qu’à elles. Mais il y a les autres, très peu, certes, mais elles existent, elles ne s’effacent jamais. Ce sont ces selfi, qu’ils avaient fait ensemble, quand elle s’était demandée s’il allait encore être là. Les selfi grondent, ils sont tout noir, la pièce était mal éclairée…Le noir grignote chaque moment de vie. Elle s’affole, elle ne veut plus aller là-bas, près de lui. Una cherche à ne plus avoir peur. Elle retourne son cerveau de petite fille dans tous les sens, elle en fait le tour, ne trouve rien dans cet amas de souvenirs distordus. Elle cherche encore, la voix de son père résonne étouffée, elle semble venir de très loin. D’une image un peu floue, elle joue avec sa mère sur le piano droit du salon, son père debout à côté d’elle bat une mesure imaginaire à l’aide d’un crayon. La photographie existe, elle la connait, elle est rangée dans cet album aux souvenirs fabriqués en numérique. En surnombre parfois, sans qu’elle en comprenne toujours l’urgence. Son père s’imposait de nombreuses prises, souvent les mêmes, il cherchait un détail, quelque chose, qui arrête l’objectif. Elle le lui reprochait parfois, le lui disait : -Papa, on en a déjà pris plein des photos comme ça ! -Pas d’accord. Il en faut plus. Elle se contentait de répéter Papa, trois fois, la première avec indulgence, la dernière d’un ton de découragement. Il souriait, malicieux, avant de rétorquer : -Tu sais bien que je fais un film. -Oui, je sais, tu me l’as déjà dit. Tu fais un film avec des photos, tu ne veux pas te servir de la fonction caméra. Il concluait invariablement : -Tu sais bien que c’est beaucoup moins imaginatif. Une fois, elle avait grandi, la séance durait plus longtemps qu’à l’accoutumée, elle avait explosé : -Mais tu ne l’es pas, Papa, justement, imaginatif ! -Tu crois ? Pourtant, moi je sais que je te pousse à faire fonctionner ton imagination. -Ah oui ? Et en faisant quoi ? -En t’obligeant quand tu regarderas les clichés à imaginer le mouvement que j’ai fait jusqu’à la nouvelle prise ! -Mais tu n’en fais jamais aucun ! -C’est là justement qu’on voit bien que tu manques d’imagination. -Parce-qu’il faut de l’imagination pour voir que tu n’as pas bougé ? Il avait rétorqué d’une voix douce, qui pourtant n’admettait aucune réplique : -Non mon ange. Il en faut pour compenser que tes yeux ne puissent pas percevoir la rapidité de mes mouvements. C’est le principe de l’illusion. C’est ton cerveau qui fait le lien entre deux images, uniquement ton cerveau. L’imagination est une bien belle chose, tu sais, quelque chose de précieux dont il faut prendre soin. Elle ne veut pas penser aux autres photos. Elle ne veut pas songer qu’il lui mentait. Elle ne veut pas se dire qu’il avait toutes les raisons du monde de lui mentir. Pour elle, il n’en avait aucune, pas même une excuse. Qu’il ne bougeait plus comme avant, elle le savait, elle lui servait souvent de canne, ou de chien rapporteur. Rarement de petite fille. Elle ne voulait pas de son film. Il était idiot, ils n’y faisaient rien, il n’y avait même plus une histoire qu’elle pouvait raconter à sa peluche, le soir, quand l’envie de pleurer la prenait. Il semble à Una qu’elle a réfléchi longtemps. En tout cas, Lili n’a rien dit, de son silence. Elle ne veut plus garder tout ça pour elle, ces photos, ces souvenirs. Rien n’est gai, dans ces tableaux, et elle, elle n’aime que les peintures des champs de coquelicots. Alors, elle lance: -Mamie, j’ai plein de photos de Papa, tu en veux ? Lili ne parvient pas à répondre immédiatement, elle a peur de ces phrases, qui trottent, comme venant de nulle part, elle en a de plus en plus conscience, maintenant, dans sa tête. Una interprète mal cette absence de réponse. Elle préfère ne pas insister. Le silence s’installe, il est pesant, la petite fille le rompt au bout de quelques minutes. -Mamie, on peut peut-être rentrer maintenant ? Les idées de Lili sont confuses, elle parvient néanmoins à se ressaisir. Il lui semble qu’elle contrecarre quelque chose, dans sa tête, un dessein, plus indéfinissable qu’une émotion, plus impalpable qu’une sensation. -Oui, bien sûr, où avais-je la tête ? Tu me donnes les clefs ? Una s’exécute. -Tiens, c’est la plus grande, pour le verrou du milieu. Lili n’a pas le choix, elle le sait. Elle est déjà mal, une partie d’elle-même est mal, celle qu’elle parvient encore à contrôler. Pour l’autre, elle ne sait plus, elle ne lui appartient pas. Elle n’est jamais venue ici, elle ne sait pas à quoi s’attendre, elle hésite une dernière fois, la clef dans la serrure a joué déjà… Mais pas elle. Elle, elle ne joue pas à faire semblant, rien ne va de soi. Elle se traine, elle est un poids mort, pour elle-même. Ses bras, ses mains, ses jambes, semblent répugner à obéir. Les minutes à nouveau sont longues, insidieuses, elles la trahissent, elle n’a plus aucun courage. Elle se décide enfin à lâcher la poignée de la porte. Una achève de la pousser. L’immense couloir qui partage les pièces est impersonnel. Rien de la présence de Damien n’est trahi. Les teintes, sont neutres, aucun tableau n’orne les murs. Una la bouscule presque, s’en excuse sans en avoir l’air, ou plutôt l’air de rien, lui fait remarquer qu’elle n’a pas encore osé s’avancer. -Pardon, Mamie, je croyais que tu allais entrer. Enfin, du moins, tu as fait comme si. Lili prend son courage à deux mains, s’arroge un semblant de contenance, histoire de ne pas montrer qu’elle est défaite, éparse, ne rassemble plus ces morceaux d’elle-même. C’est difficile, sa petite-fille l’observe, elle sait déjà qu’elle ne parviendra pas à la duper. Elle est dotée d’une sensibilité particulière, plus encore qu’à fleur de peau. Una la vit à sa manière, cette sensibilité est prémices à sa mémoire, elle est présage à chaque phrase, sursaut de chaque geste, ordonnatrice de la façon qu’a son corps de se mouvoir, se maintenir, même immobile. Lili s’avance. Elle sent qu’une petite main s’empare de la sienne, la guide. Les présentations ne sont pas faites avec le corps de l’appartement, Una rit, songe qu’elle pourrait commencer ses phrases par « Mamie, je te présente ma chambre ». L’instant en serait simplement rendu solennel, au lieu de terriblement pesant. Elle observe sa grand-mère, discrètement, elle est rapide, à déduire, d’un visage. Elle se dit que ce n’est pas le moment d’être ainsi, presque gaie, presque fière de montrer cette pièce, qu’elle aime tant. Elle se contente d’entraîner doucement sa grand-mère vers sa chambre. Elles s’arrêtent toutes deux sur le seuil. -Alors c’est ça ta chambre… Lili a la gorge nouée par l’émotion. Elle se retranche derrière une phrase banale, sans évidence. -Oui, toute la chambre a été repeinte comme je le voulais. Una s’est exprimée d’une voix emplie d’orgueil. Elle demande, certaine de la réponse, elle ne peut qu’être affirmative, personne ne peut ne pas aimer, ce qui a été fait ici, pour elle: -Tu aimes ? -C’est…c’est vraiment très joli. Lili n’est pas contente, de cette hésitation. Elle s’en console en songeant que tout cela n’est si grave, s’il le faut, elle expliquera que son attention a simplement été attirée par autre chose. De fait, du chevet à la droite du lit de l’enfant, émane une lumière qui ne provient pas de la lampe posée là pour parfaire un décor savamment mis en scène. Mais de quelque chose de plane, au pied du socle. Elle ne la perçoit pas vraiment, juste la luminosité. Derrière, la tapisserie expose des instruments de musique d’une conception naïve, qui défie les lois des perspectives. Le lit, en bois peint, n’a plus d’âge. Un dessin d’oiseau en orne tout le fronton. Elle ne l’a pas encore vu, ne pouvant détacher son regard du spectre lumineux. Elle cherche, se concentre, la nuance, là, elle n’est pas vraiment grise, davantage verte ou marron. L’effort est difficile, il n’y a trop longtemps qu’elle ne l’a pas fait. Depuis que Damien a claqué une porte cinq ans auparavant, matérielle, immatérielle. Au-delà-même du panneau de bois enclavé dans son chambranle, l’onde de choc avait brisé l’ultime passage. Elle a perdu sa vision des couleurs, celle qu’elle avait arrachée aux méandres de son inconscience, à cette perception fugitive, intuitive, d’un monde parallèle, et qui de prime abord ne s’affichait pas. Quelqu’un à sa naissance l’avait inscrit en elle, à la manière d’un code, et elle devait s’initier pour pouvoir le lire. Elle devait à apprendre à deviner que l’onde lumineuse était teinte, qu’elle avait un nom et qu’elle était puissance. Elle portait la vie dans un bruissement de plume, l’âme s’envolait à tire d’aile, elle se noierait diluée avant de ressurgir de la matière, ce magma de couleur étalé là par une main d’artiste. Elle ne sait pas vraiment, ces choses-là, Lili. Elle n’en a qu’une vague conscience. Elle n’a pas toujours eu envie de cette philosophie de bazar que Louis brade dans son atelier. Si elle avait été le petit prince, elle aurait demandé : dessine-moi les couleurs. Elle a peur du noir qui recouvre le monde autour, quand elle cesse de faire l’effort. Un immense champ de gris devient sa carte du tendre, bien sûr le jaune le vert, le bleu coexistent, mais ils sont atténués, ils n’ont qu’une réalité « mourante ». Elle n’a jamais pu trouver d’autres mots, les couleurs sont mourantes, elles entrainent sa vie. Les ondes de gris se propageant balayent le rose des joues, son sang ne pisse pas du rouge quand elle se coupe, elle a peur que, derrière ce teint livide dans la glace il y ait… Ne jamais prononcer son nom, Lili s’en empêche, il l’a dévorée une nuit de son sommeil d’enfant, une nuit de loup-garou. Elle avait grandi en oubliant ses terreurs de petite fille. Elle aurait pu continuer de vivre ainsi, se contenter de reculer ses limites, l’art s’apprivoise, elle aimait l’art, elle peignait, son œil s’était exercé à saisir d’autres nuances, les gens normaux ne les voyaient pas, et elle ne voulait pas être quelqu’un de normes. Sauf qu’elle avait rencontré Louis. Louis et ses séances d’hypnose, de penthotal. Louis et ses séances de bien d’autres choses, sa pharmacie était truffée d’anxiolytiques et d’anti-dépresseurs, de narcotiques. Lili souvent préférait ne pas savoir, ce qu’elle avalait. Elle y avait laissé des plumes, celles dont coule l’encre, elle en avait noirci des pages de « je t’aime, moi non plus ». Louis aimait Gainsbourg. Il l’avait croisé. Elle, jamais. Elle regarde attentivement, Lili, sa vision se trouble, se crée différente, se superpose à une autre, celle qu’elle avait hier matin, ou encore aujourd’hui, à certains moments. Elle finit par mieux voir le corps d’où émane le spectre lumineux. Rond en son centre, il départage quelque chose de duveteux. Elle n’associe pas immédiatement le mot plume. Puis le mot finit par s’imposer, elle a cessé de chercher, fatiguée. Mais il y a cette voix, profonde, elle oscille, inconstante, déformée, vibration plutôt que voix, qui lui souffle ce petit mot « plume. » « La plume est mauvaise, détruit la ». Sa voix chavire, c’est à son tour de parler. La voix est rauque, Lili s’entête, saisit impulsive la main de sa petite fille, lui montre la plume de la tête. -Où ? Son élocution n’est pas claire, pourtant Una comprend, elle est habituée à l’absence, à ce que le langage parfois déserte les lèvres. -J’ai trouvé cette plume sur le sol, dans le boudoir de Papa. Je l’ai vue parce-qu’elle brillait, il faisait noir, et j’ai cru entendre le bruissement d’ailes d’oiseau. La fenêtre était ouverte. Mais je n’ai pas vu d’oiseau. Juste cette plume. Papa était déjà parti pour l’hôpital. Una marque une pause, elle a besoin de reprendre son souffle, elle a parlé très vite. A présent, elle se sent mieux. Elle avait l’impression de porter un terrible secret. Elle jette un coup d’œil discret sur le visage de sa grand-mère, celle-ci semble émue, elle jurerait qu’elle est sur le point de pleurer. Elle hésite à demander si elle peut emmener la plume, mais il le faut pourtant, elle ne peut pas la laisser là, si elle le faisait, elle ferait mal, et elle serait punie. Elle ne sait pas par qui, personne ne le lui a dit. Elle sait juste qu’elle sera punie. Une voix dans sa tête le lui a fait comprendre. Elle était étrange, la voix, elle ne parlait pas. C’était des petits cris ressemblant à des notes de musique, mais elle était sure que c’était un avertissement. Ces petits cris semblaient tous au fond reproduire le même son, elle avait trouvé ça très bizarre, d’ordinaire, les notes, elles ont des sons différents, c’est d’ailleurs même pour ça que ça fait de si jolis musiques. Elle ne veut pas ré-entendre ces cris, ils faisaient mal à la tête, alors elle demande : -Je peux l’emmener, Mamie, la plume ? -Bien sûr ma chérie. Le coffre de ma voiture est grand. La phrase est bête, Lili le sait, mais elle ne parvient pas à se ressaisir. Elle est bouleversée. Tout se bouscule, la mort de son fils, la présence de sa petite fille auprès d’elle, l’enfant est étrange, et puis, il y a la plume. Elle n’a aucun doute, elle appartient à l’Oiseau, celui de Louis, celui qui leur a pris Lise. Même si elle peine à déchiffrer les séquences de ses couleurs, elle a fini par attraper la nuance première, celle qui domine toutes les autres. Elle n’a pas eu le courage de dire non. Elle aurait dû, pourtant. L’Oiseau n’est qu’une désespérance qui se pose d’un battement d’aile, pour un vol de vie. Oser s’avouer quel est le vrai visage de l’Oiseau est une déchirure. Il y a quelque part cette question sans réponse, elle ne peut pas, la peur est trop forte. L’Oiseau… l’Oiseau capture les couleurs. Ce qu’elle voit dans ses voyages n’est que ce tableau qui les fige. Elle hésite encore à comprendre. La phrase en sa tête ne se répète pas. On lui laisse choisir. Il y a eu le visage gris de Lise. Mais avant le visage, pour contrée unique, la beauté du mythe, et elle avait aimé, le mythe. Sauf que le visage de Lise se noya de rouge avant de devenir gris. Sauf qu’elle a aimé Louis. Louis était fou, brutal, il portait atteinte à leur corps, il cramait leurs neurones avec ses mélanges, mais Louis trahissait cette maîtresse quotidienne, la médiocrité, la répudiait, elle cessait d’être, de hanter les gens, autour. Grandiloquent, infatigable, les pupilles dilatées, il leur racontait de bien belles histoires, celle d’une voix qui se perd, une voix de diva, qu’un oiseau recueille, il la protège. Elle ne s’éteint pas. Lili doit s‘avouer qu’elle est perdue. Le souvenir de Louis est si vivace, depuis qu’elle est entrée dans l’appartement ! Louis l’a déjà emportée, une fois. Elle sent bien qu’elle n’est pas guérie, que toutes les histoires ne s’effacent pas. Elle ne sait pas si elle est en proie à une prise de conscience, elle sait juste qu’elle est une proie pour quelqu’un, dans sa tête, au point de ne plus savoir que croire. Ou qui. Ils sont tous, plusieurs, ils sont « ILS » quand Louis était Louis, pour elle, et non pas « IL », comme pour les autres. Elle se rend compte que Una sourit, elle ne cesse pas de sourire, elle voudrait lui demander pourquoi, mais elle n’en a pas le temps. Sa petite fille pose délicatement la plume dans sa main, lui fait remarquer : -Regarde, tu as vu comme elle est douce ? Elle réprime un mouvement de répulsion, à grand peine. Aucun son ne parvient plus à sortir de la bouche de Lili, à présent. Elle se voûte, se tasse, elle voudrait pouvoir se replier sur elle-même, ne plus exister. Sa paume la brûle, une lueur forte irradie, explose à travers la pièce, réunissant soudain tous ses rayons à l’approche du lit de l’enfant, n’effleurant que le motif peint. L’Oiseau illumine ses couleurs, prend vie, elle jurerait qu’il va s’envoler. Elle se penche, attentive, à la patte un fil presqu’invisible a été ajouté d’une main hâtive. Le même que celui qu’elle avait apposé sur un mur, dans l’ancienne chambre de son fils. Elle ne peut s’empêcher de retenir un cri, elle est blême, sa petitefille le lui fait remarquer : -Qu’est-ce que tu as, on dirait que tu as vu un fantôme ? Elle feinte, rit mal, elle veut le conjurer encore, cet oiseau, comme l’autre fois. A nouveau la question est la même : de quel monde vient – il, est-il déchu lui aussi, et ces couleurs que Louis lui a dit être si belles, ne sont – elles pas vomissures d’un monde sourd, d’un monde où la couleur n’en est pas une, et qui ne règne que par son absence ? Lili a une bien étrange manière d’affronter : elle maudit l’oiseau, sublime Louis, découd ses mots après avoir tricoté ses phrases. Elle n’est qu’en volte-face perpétuel. Et cette inconstance se complique d’une présence nouvelle, sa tête se partage. Elle la prend entre ses mains, la serre, elle s’est assise, sur le lit de sa petite fille. Elle demeure ainsi de longues minutes, sans prononcer un seul mot. Ses doigts laissent une empreinte rouge, sur le visage. Effrayée Una se détache, quitte ce rivage, elle aime les champs de coquelicots, ils sont là, ils embaument. Elle s’y attarde un instant, le temps à se remettre, de son angoisse. Puis quand elle sent mieux, mais sans rouvrir les yeux, sans quitter son champ, elle déclare d’une voix ferme : Grand-mère. Elle a clos quelque chose dans sa phrase, Lili le comprend, sans savoir trop quoi. Elle ne sait comment justifier, ses doigts qui griffent son visage. Elle se contente de rester là, imbécile, ses bras s’écartent de son corps dans un mouvement qu’elle n’achève pas. Una court toujours dans son champ de coquelicot, soudain se retourne, contemple stupéfaite la silhouette immobile. Songe qu’elle a l’air d’un épouvantail. S’en amuse, décide de taquiner Lili. Elle éclate de rire. -Grand-mère, tu sais, tu n’as pas besoin de faire l’épouvantail. Dans mon champ, ils sont inutiles, même s’il y a des oiseaux. Lili est trop abasourdie, elle rentre dans le jeu de sa petite fille, l’absurde ne l’est pas en cet instant. Seule sa réalité l’est. Elle s’applique à répondre : -Il y a toujours un épouvantail quand il y a des oiseaux. -Grand-mère, dans mon champ, les oiseaux, ce ne sont pas les graines qu’ils picorent ! -Ah bon ? Mais quoi alors ? -Les mots. Lili laissera juste échapper en réponse à sa petite fille un « ah », un ah de rire inavoué, elle est soulagée. Elle a moins peur soudain, elle s’octroie même quelques minutes de lâcher-prise, elle serre sa petite fille contre elle, celle-ci ne se raidit pas, elle s’abandonne même. Lili lui sourit, Una ne le voit pas, puisqu’elle a choisi de cacher son visage contre la poitrine de sa grand-mère. Elle pleure, doucement. Les larmes sont d’épuisement, de toutes ces années à jouer à être grande. Lili laisse faire. Elle ne sait pas, qu’Una ne s’abandonne pas vraiment. Elle ne sait pas non plus, ce qu’était le champ. XXIV Lili n’avait pas trahi les secrets de Lise. Elle avait tu que sa bellefille, durant ses neufs mois de grossesse n’avait pas cessé de fréquenter l’atelier de peinture de Louis, il avait sa filière pour se procurer les petites pilules d’extase, elle ouvrait grand la main pour les recevoir, Louis parfois préférait ses lèvres. Aidé de certains élèves, il avait construit un alambic dans le plus grand secret. Il s’y distillait les solvants les plus usités en peinture, ceux dont l’odeur lui rappelait celle du monde de l’Oiseau. Il était épris de pureté, inventait une quintessence, un cinquième élément. Sans nul autre talent que celui d’être un des meilleurs guitaristes au monde, il s’auto proclamait peintre, son atelier était un bateau, le monde en dessous les entrailles des tubes de peinture, il était Monnet. Son histoire en apparence était belle, elle était folie douce, au dehors, il y avait les heurts, il y avait les bruits, et cette fuite des gens. Rien ne s’appartenait plus. Le monde était financier, l’économie battait de l’aile, on se mourrait, seul, dans la rue, crevait la dalle, Louis apaisait les ventres qui grondent et les esprits en colère. Il était une main tendue, une épicerie fine, et son atelier un panier garni. Le sordide était dessous, il ne se voyait pas. Il cherchait. Celui, celle qui donnerait corps à l’âme de l’Oiseau. Il ne voulait pas le figer, juste éviter qu’il ne disparaisse, à force de n’être que poussières de lumière. Alors il diluait les esprits, les empêchaient de s’engluer dans une rigidité abscons, le sens était ailleurs. Le sens était dans cet univers psychédélique que seule la drogue permettait d’atteindre, il fallait saisir d’autres contours, accepter leur mouvance, les perspectives avaient leurs lignes de fuite, elles forgeaient une dimension. Louis avait ses vapeurs, il s’évanouissait, debout, immobile. Dans une absence de geste, il invitait les âmes à le rejoindre, à divaguer sur ces chemins décrits d’une voix rauque, hachée. Louis était en transe. Il cherchait les affamés, les oubliés, les cœurs en bohème, il détruisait leur cerveau pour en extirper la substantifique moelle, la promesse d’une création. Il était l’initiateur du bing bang. Lise avait été arrachée à la rue. Elle avait quinze ans, une guitare dans la main, elle n’était pas tzigane, mais l’instrument était commun à la manche, dans le métro, les coins de rue. Louis savait qu’elle était la fille de Lucia, il le lui avait dit. D’ailleurs, il la cherchait. Elle n’avait pas demandé pourquoi. Seule comptait la promesse qu’il ne la ramène pas à sa mère. Louis avait promis. Lise avait appris dès l’âge de quatre ans à jouer du piano. Il lui était refuge, oubli. Pour lui, elle était restée toutes ces années dans cette maison familiale devenue cloaque. Elle s’était enfuie une nuit de trop plein. Sa mère ne se ressemblait plus, ivre du matin au soir, depuis l’enlèvement de son frère et surtout, depuis son corps retrouvé sans vie sur les bords du Rhône, là où le terrain défriché invitait à l’accumulation de déchets. L’enfant gisait meurtri sur une sépulture de détritus. Un vieux matelas souillé trônait, imposant, non loin de sa tête. Elle aurait préféré le voir étendu là, sur le tissu ravagé, plutôt que sur les aspérités de ferrailles rouillées. Les photographies n’épargnaient aucun détail, la nuit, elles emplissaient sa mémoire, s’infiltraient sous ses paupières closes. Le jour, elles l’empêchaient de voir. Elle avait sombré, ne restait en vie que dans l’attente du verre de plus. Ses cordes vocales s’étaient mêlées de la détruire peut-être plus surement encore que son amour de mère. Malade, elles ne vibraient plus. Elle n’avait pas cherché à revoir sa fille. Un jour, Lise avait appris qu’elle était morte étouffée, encombrant ses bronches de vomissures. Cela avait été son dernier coma éthylique. Un article dans les journaux mentionnait son décès. Louis l’avait découpé, placardé au mur, dans leur amphithéâtre de 40 m2. Sa mère avait été une grande cantatrice, mais son nom ne disait plus rien à personne. Sauf à lui. Les yeux embués de larmes, il lui avait montré les quelques lignes qui décrivaient sa mort. Elle était restée un moment interdite, l’avait regardé pleurer. Un doute affreux germait dans son esprit. Elle n’avait pu s’empêcher de demander : -Qui ma mère était-elle pour vous ? Il n’avait pas levé les yeux vers elle, à présent, son visage était caché de ses mains. Sa voix lui parvint assourdi. La réponse tenait en deux mots : -l’Oiseau. Elle n’avait pas compris. Elle s’était refusé à questionner, Louis parfois ne s’approchait qu’à peine, il fallait choisir ses mots, ils devaient avoir un rapport avec l’Oiseau, dans ces moments-là. Elle s’était rapprochée de Lili. Lili avait essayé à son tour, elle avait emprunté les dédales d’une voie sans issue, avait été confronté à la même absence de réponse. Lili alors le haïssait, aurait voulu le quitter, sauf qu’elle ne savait pas très bien à quel titre. Louis jouait sur la confusion des genres. Il la fascinait. De cette simple absence de réponse à cette question « qui était-il, pour elle », il l’enchaînait. Elle ne se débattait pas. Elle ne savait pas contre qui, lutter. Louis n’était pas un père, il n’était pas un amant. Un amant caresse le corps, il cherche l’osmose, écoute la réponse, avant de donner la sienne. Un amant est parfois un dérivatif à l’ennui. Louis ne cherchait pas à s’accoupler, il ne serait jamais qu’un. Louis ne s’ennuyait pas. Autour était sa cour. Il lui parlait de lui, toujours, et toujours à la troisième personne. Pour elle il était « IL ». Il n’avait alors plus de nom ou de prénom, il était l’auteur d’un « je » comme d’autres d’une vie. Il aimait ce mot « auteur », il le définissait comme étant son signifiant et son signifié. Il se suffisait à lui-même dans sa théâtralité temporale. Le mot ne souffrait pas le féminin, ou alors par erreur. Le « e » était ailleurs, quelque part sur les ailes d’un Oiseau. Quelqu’un un jour dans l’atelier avait remarqué que ses propos tenaient « d’une philosophie de ses couilles », avant de partir d’un immense éclat de rire. Louis avait blêmi, il ne fallait pas que Louis blêmisse, il jouait alors avec les acides, les doigts s’attrapent, se trempent, et fondent jusqu’à l’os. Quelqu’un un jour s’était levé, avait jeté sa chaise au visage de « IL », Louis pour tout le monde n’était jamais que « IL » sauf pour Lili et Lise. Pour Lili et Lise, seulement, il était Louis. Quelqu’un avait réussi à s’échapper, ne jamais revenir, et mourir dans la rue, comme un chien dans sa merde, c’est Lili qui l’avait cherché, et trouvé. Il gisait le corps couvert de vomissures, des bouteilles vides jonchant le sol, elles puaient la vinasse. Elle n’avait pas eu de peine, il l’avait mérité. Elle disait que les mots de Louis étaient beau, c’était une musique, il n’y avait pas de sens à chercher, mais la musique à écouter. Elle disait qu’il lui mettait des notes dans la tête, elles dessinaient un escalier jusqu’à une porte, les notes pouvaient l’ouvrir. Mais elle, elle ne pouvait pas. Elle s’arrêtait avant, la porte, elle ne savait pas pourquoi. Louis adorait jouer avec l’acide sulfurique. Il s’en servait pour son folklore, celui des transes, l’animal du sacrifice expiatoire, toujours la même espèce, un chat, squelettique, des rues, devant se consumer dévasté au milieu d’une étoile à cinq branches. Lors de la première séance, elle s’était mordue les lèvres pour retenir son rire, il était mêlé d’effroi, était-elle la seule à ne pas trouver la scène grotesque et Louis fou? A plusieurs reprises, elle avait jeté des coups d’œil furtifs à la ronde, ils faisaient cercle autour de l’étoile, le visage de ses compagnons ne trahissait guère qu’une intense fatigue. Ou une absence. Elle s’était appliquée à faire de même, oubliant dans ses efforts que la peur la gagnait. Les vapeurs d’acide lui brûlaient les yeux, les bronches. Instinctivement, elle s’était reculée, s’éloignant même des plus éloignés de l’étoile. L’air puait. Elle s’était demandée pourquoi aucun muscle de leur visage ne bougeait, elle entendait pourtant leur souffle … Mais celui-ci s’était ralenti… Elle ne sut jamais ce que Louis leur avait donné. Il ne lui donna jamais rien, à elle, qui eut le même effet. Elle devait être consciente, jouir de chacune de ses émotions, le chuintement de l’acide était évocateur de la dégradation d’un corps, il ne faisait qu’éviter les étapes de la putréfaction. Sordides, elles nuisaient à l’élévation des âmes. Louis cherchait toutes les âmes, et une seule en particulier : celle du chat. Les corps devaient partir en fumée, la construction d’un incinérateur était dispendieuse, peut-être aussi trop voyante, mais Louis ne songeait pas qu’il pouvait être inquiété. Il avait des appuis, il était une star aimée du public, aujourd’hui celui-ci se raréfiait, les appuis aussi, il lui restait des listes, des noms et des photographies. De quoi lui assurait une joyeuse vie, il ouvrait là la voie de l’impunité, l’Oiseau accueillait les occis de la gendarmerie et des forces de police. Deuxième règle au règne de Louis. Plus tard, Lili comprit, mais il était trop tard, qu’en recueillant des anonymes, des oubliés, Louis pouvait se livrer à toutes les expériences. Elle n’était pas là, quand le chat n’était pas l’animal du rite, au demeurant, ce n’était parfois pas un rite, quand elle n’était pas là. Louis réglait parfois ses comptes, il y avait parfois des gens qui le demandaient, et que plus personne ne demanderaient plus. Les portes de son atelier ne s’ouvraient souvent que dans un seul sens. Louis était une contrefaçon, il faisait sienne les théories des autres. Il avait lu la « Théozoologie ou la tradition des singes sodomites et des électrons des Dieux ». Ou tout du moins en diagonale. En tout cas, le titre. Louis lisait beaucoup, de titres. Lili refusa la sodomie, il trouva d’autres singes. De tout, il ne prenait qu’un mot. Un terme qu’il vidait de son sens initial. Ainsi, il décida que son atelier serait une résurgence de l’Ariosophie. Lanz von Liebenfels avait son nom en petit, quelque part, un bout de feuille, de papier hygiénique, il s’en torchait le cul, quand il manquait d’idée. Sans baisser son froc, Louis était un franc – tireur, à sa manière, hâbleur culoté, sans scrupules, sans respect. Celui de l’art excepté. Il commérait l’art, il créait la race parfaite, capable d’un shoot de revenir à l’origine du monde, le cerveau n’était plus qu’une seule particule, il était le commencement. Il revisitait les formules, E n’était plus égal à Mc2. Mc était une mauvaise variable, ou une mauvaise constante, il ne différenciait pas l’une de l’autre, qu’il fallait remplacer par L. Il y avait deux ailes à l’Oiseau. L’enfance était le commencement, Louis prenait son inspiration dans son enfance. Troisième règle de Louis. Il appliquait l’une, l’autre, les unes et les autres, aucune quand il s’était agi de Lili. Lili pour entrer avait simplement dû montrer folie. Elle était encore belle. Elle était défaite, le chagrin abolissait ses défenses. Elle était une artiste, il lui en fallait une. Il lui réserva un sort particulier, elle comptait plus que les autres, Lise exceptée. Elle ne s’en étonna pas. XXV Una se détache de sa grand-mère, s’éloigne. Les larmes ont coulé sur ses joues, noyé le visage fatigué, il semble plus étroit encore qu’à l’accoutumée, le menton tremble un peu. Elle est presqu’une ombre, en cet instant. Una reste avec sa méfiance, malgré ce court instant, contre sa grandmère. La vie pour elle n’a pour jolies couleurs que celles d’un champ de coquelicot. Elle a déjà appris beaucoup, de ces adultes autour, qui la jugent, se moquent, la rejettent. Elle a passé la nuit seule dans un appartement qui sent la mort. Celle qui n’emporte pas tout de suite, consume un corps, jour après jour. Elle a imprégné l’enfant. Personne n’a songé à elle autrement que pour la chasser. Les autres enfants ne vivent pas ça. Les autres enfants ne vivent pas ce qu’elle vit, ils ont un père, ils ont une mère pour les protéger, les choyer. Elle n’a ni l’un ni l’autre, elle n’est donc pas une enfant. Elle le voudrait bien, pourtant, c’est si difficile d’être autrement. Elle voudrait pouvoir tendre la main à sa grand-mère, que celle-ci referme dessus sa paume chaude, l’emprisonne. Elle ne le fait pas. Il y a eu ce silence, après les mots. Et des mains qui s’ouvrent, se referment, caressent le dos frêle, les cheveux, le front. Elles se reconnaissent, l’une contre l’autre. Una petite aimait se réfugier dans les bras de Lili. Mais cela ne suffit pas. Il est bête, leur jeu. Elles y jouent comme deux gamines qui ne se rencontrent pas, qui n’ont pas encore compris qu’elles ne sont pas là pour un tour de marionnettes. La piste n’est pas non plus ronde. Rien n’est plus comptine. Una brandit sa plume, sa grand-mère se penche, la plume rencontre le nez. Lili éternue. Elle va mourir, il lui semble qu’elle va mourir, elle est encore là pourtant, c’est si étrange, elle s’ouvre, se ferme, ne sait pas vraiment, elle n’est plus indifférente, quelque chose se passe à nouveau, elle veut bien mourir une nouvelle fois, pour sentir encore, comme ça. Elle se penche, sur la plume, elle voudrait qu’elle embaume à nouveau, l’air était caresse, la peau a frémi, sur le visage, autour. La plume ne lui a pas vraiment chatouillé le nez, c’était autre chose, elle ne sait pas quoi. Quelque chose en tout cas qui a fait taire cette vibration sourde, qui semble ourdir un complot, dans sa tête, sa mémoire de rescapée. Elle songe qu’elle n’a pas le temps, de savoir, se dit qu’il faut qu’elles y aillent. Elle est prête, ou le croit. Elle dit : -On y va ? La réponse n’est pas immédiate, sa petite fille a pris le temps, elle rend la chose solennelle, mais l’instant ne l’est-il pas ? -Moi je veux bien. Tu sais, Grand-mère, ici, il n’y a plus rien. XXVI Elle ne veut plus jamais voir la même chose que sa maman. Elle, elle veut voir que des voitures roulent dans les rues, que des saules plantent leurs racines, aux bords des canaux, que les coquelicots se fanent dès qu’on les cueille, et qu’un enfant attend, dans sa chambre, que sa maman revienne. Lise avait renoncé à vivre six ans auparavant. Depuis, Una n’avait plus aimé le printemps. La jeune femme avait oublié sa petite fille, soucieuse seulement de la beauté de la mélopée d’un oiseau. Elle aimait cette extase, la subtile alchimie entre les essences diffusées et le chant. Elle avait ce jour-là mélangé plusieurs huiles, l’odeur des solvants était âcre mais elle ne la sentait plus. L’odorat était amoindri, les composants chimiques avaient, avec le temps, eu raison de son système olfactif. Elle avait cherché à le rejoindre dans la cour de leur maison, puis s’était engagée plus loin, au milieu des voitures, quand il avait poursuivi son vol par-delà les grilles de l’entrée. Elle n’écoutait que les notes, se soustrayant à la vision du monde. Là, dans la rue, elle n’avait rien vu. Le flot de la circulation était pourtant ininterrompu. Elle était devenue uniforme dans sa béance, noyée de rouge. Damien avait soustrait aux regards de sa petite-fille le corps dévasté de sa mère. Il lui avait enjoint de regagner la maison sur un ton qui n’admettait aucune réplique. La petite Una, déjà en état de choc, avait tremblé de tous ses membres. Contrainte de regagner seule sa petite chambre, elle s’était glissée dans son lit, sans cesser d’être parcourue par des salves de frissons. Affolée, elle avait fermé les yeux, rien ne semblait pouvoir calmer les battements de son cœur, les mouvements désordonnés de son corps. Elle avait longtemps eu peur d’être à nouveau en proie aux mêmes symptômes terrifiants, ce n’était plus son corps, mais celui d’une autre dont elle pouvait sentir les bras, les jambes, sans pouvoir les faire taire : les bras, les jambes, parlaient tout seul, racontaient un langage qu’elle ne pouvait comprendre. Le cri des sirènes de pompier était assourdissant. Elles s’imposèrent longtemps. Elle ne sut pas quand son père prévint Lili. Elle n’osait pas s’extirper de son lit. Il lui semblait que si elle le faisait, quelque chose de terrible pourrait se produire, quelque chose viendrait la chercher et l’emmènerait. Elle avait entendu la porte claquer, se refermer à clef sans un mot. Son père était parti, il ne lui avait plus parlé depuis le bruit. Elle l’avait entendu courir, dans la cour, ne pas cesser de hurler. Là-bas, des gens emmenaient sa mère, elle ne survivrait pas, elle le comprit aux accents déchirés dans la voix de son père. Elle avait appelé ça le « bruit », ce vacarme absurde qui avait fissuré l’air : les crissements des pneus, des cris, autour, au moment même où quelque chose se fracassait contre un capot, puis un pare-choc, avant de retomber, brisée, sur le sol de bitume. Ce quelque chose avait été sa mère. Elle ne l’était plus à ce moment-là. Des coups de klaxon, plus rien ne bouge, des gens s’amassent là, on ne passe plus dans la rue. Des voix, elle est trop loin, elle ne les comprend pas. Elle avait suivi sa mère, elle savait qu’elle ne pouvait pas la laisser, quand elle avait respiré la fumée qui se dégageait des petites lampes à huile, et qu’elle avait trop mélangé les couleurs des petites pilules. Elle avait suivi sa mère jusque dans la cour seulement. Son père l’avait dépassée, retranchée derrière lui. Ses souvenirs de petite fille ne sont rien d’autres que cette histoire de bruit. Elle aimait que sa mère rit, la voir tourner sur elle-même, les bras déployés, les yeux fermés, parfois même sous la pluie. Celle-ci ruisselait en gouttes sur son visage, elle sortait la langue pour les recueillir, l’invitait à faire de même. Quand elle s’arrêtait, c’était pour lui raconter combien il était beau le monde là-bas, c’était un lac immense de couleurs, celles-ci s’étalaient imprécises, elles participaient à une naissance, par endroit, elles n’étaient que deux à se diluer, d’autres, trois, ou quatre. Elle avait du mal à progresser, il y avait un corps sous ses pieds, parfaitement plat, elle essayait d’en deviner la matière sans y parvenir tout à fait. Elle sentait une odeur, la même que celle qui s’exhalait de la caisse de résonnance de son piano, là où se taisait les cordes, le bois avait été verni. C’était une erreur, il ne fallait pas. Il ne fallait pas que le bois étouffe. Una ne s’alarmait pas des propos décousus de sa mère, elle ne les comprenait pas, elle était trop petite. Elle aimait juste entendre son rire et voir l’éclat de ses yeux. Ses baisers étaient chauds, ils tombaient en bouquet sur son front, ses bras, ses mains, avant que sa mère ne s’attaque à nouveau au visage, elle appuyait ses deux mains sur ses joues avec force, et quand elle la regardait, elle était toute chose, toute remuée du dedans, elle voyait ce que sa mère avait vu. Un corps allongé sur une route de quartier, Lise désormais, ne voyait plus que le rouge d’un pare-choc et le cardan des roues. Una avait alors dessiné, dessiné, pour que les yeux de sa maman ne voient plus les roues, plié la feuille, l’avion s’envolait vers le ciel, elle regardait, jusqu’à ce que ses yeux lui fassent mal. Chaque jour, durant de longs mois. Mais dessiner chaque jour était contraignant. Alors une fois, ce fut la dernière, elle ne voulait plus, elle fit une ligne au crayon à papier qui partagea la feuille en deux. Elle décida qu’à gauche, il y aurait le mot « avant », à droite, le mot « après ». Elle n’écrivit ni l’un ni l’autre des deux mots. Il n’y avait que l’instant présent, et celui-là, elle ne voulait pas le vivre. La feuille blanche lui avait appris que la vie pouvait se jouer sans elle. Quand avait-elle décidé qu’elle allait s’extirper de son corps, encore et encore, jusqu’à ce que le champ de coquelicot du tableau de Monet lui devienne son seul refuge ? Peut-être jamais. Peut-être que quelqu’un d’autre le lui avait soufflé. C’était étrange, pourtant. Là-bas, il n’y avait personne. Il n’y avait jamais eu, que son désir d’y aller. XXVII C’est là-bas qu’elle voit le mieux. Elle capte l’immensité d’un monde, le champ n’a pas de fin, les coquelicots parfois se couchent, un corps caresse les tiges frêles. Elle sait que c’est un corps, pas une main. A la fois objet dur et chose douce, elle balaie, appose une touche nouvelle. De près, les coquelicots ne sont que taches posées, multipliées, elle songe qu’elle préfère les voir de loin. Tout est si différent là-bas. Les lumières, voir. Elle ne voit pas avec ses yeux. C’est quelque part au milieu de son front, elle met la main, parfois, appuie. Quand elle appuie, elle ne voit plus. Alors, elle rit. Elle dit à son petit chien, elle lui a attaché une tige de coquelicot, autour du cou, elle est assez grande, elle encercle le cou, puis dépasse, elle la tient, comme elle le ferait d’une laisse : tu fais le chien d’aveugle à présent. Elle rit, une deuxième fois, plus, elle n’aime pas, elle est sure d’avoir attendu un jappement, les peluches ne parlent pas. Elle danse, court, la tige de coquelicot ne quitte pas sa main. L’autre main ne quitte pas son front. Elle se lavera les mains, plus tard. Les tiges de coquelicot, ça tache. XXVIII Elle est sure que la plume qu’elle sert si fort contre elle deviendra à nouveau l’oiseau. Un oiseau gigantesque, qui, d’un seul battement d’aile, déchaînera les tempêtes et les raz-de-marée sur la terre. Il ne restera rien de ces hommes qui ne savent que faire le mal. Ils sont pires que le diable. Lui, elle n’en a pas peur. Il ne lui a rien fait. Elle regarde à cet instant sa grand-mère, elle semble ailleurs. Elle ne regarde jamais dans le rétroviseur, son Papa le faisait tout le temps. Sa maman, elle ne s’en rappelle pas. Elle n’ose rien dire, Lili l’impressionne, maintenant qu’elle la regarde, vraiment. Elle préfère l’appeler Lili que Grand-mère, ou Mamie, les deux font vieux, et Lili n’est pas vieille. Elle n’ose pas le lui demander, mais depuis tout à l’heure, elle voudrait l’appeler Lili. Sans trop savoir pourquoi. Depuis qu’elle avait éternué, peut-être. L’effort l’avait secoué toute entière, sa natte s’était défaite, des mèches vagabondes ondulées, rousses, pâles néanmoins, presque blondes, avaient volé. Ses grands yeux sombres s’étaient noyés de larmes, sous l’effet du picotement. Una avait ressenti un petit pincement de jalousie, sa grand-mère était incroyablement jolie. Le nez surtout. Avec dépit, elle avait constaté que son nez était tout petit. Pas comme le sien. Elle s’était dit qu’elle ne ressemblait pas à Lili, et que c’était encore une chose qui ne se faisait pas, dans sa vie. Lili n’est ridée qu’au coin des yeux, à peine au-dessus de la bouche, elle se tient bien droite, elle est encore très grande, elle porte un jean, même noir, une chemise ample, soyeuse, avec des fleurs sur fond noir, aussi, un blouson en cuir et des chaussures compensées. Elle est habillée comme des filles d’internet. Elle en est presque soulagée, de se dire que sa grand-mère fait fille, et pas grand-mère. Que c’est normal, alors de vouloir l’appeler par son prénom. Sauf qu’elle se dit aussi qu’elle lui en veut, un peu. A la télévision parfois, ils montrent des grands-parents. Ils ont les cheveux gris, surtout ceux pour les obsèques, ceux pour les dentiers, ils sont différents, ils essaient de ne pas avoir une vie de vieux. Ceux des dentiers, ils vont à la piscine, au restaurant. Les autres, ceux des obsèques, pour la colle, ils ne doivent pas savoir, à coup sûr, ça raccourcit leur vie. Du coup, elle n’aime pas quand elle perd une dent, elle a peur que cela lui mette des idées noires, qu’elle ne pourra pas chasser, quand elle ira se coucher, et elle ne pourra pas dormir. Pour se rassurer, elle se rappelle qu’à la télé, ils ne parlent pas des cercueils, pour les enfants. Mourir est une maladie de vieux. Sauf que devenir vieux, ça se commence à tout âge, et ça, ça ne la rassure pas vraiment. Finalement, elle n’est pas vraiment contente, de la tenue de Lili. Elle songe que Lili, elle ne devrait pas s’habiller comme ça. Elle devrait avoir la même tenue que les vieux des obsèques. Ou des assurances vies. Una a appris le mot circonstance à l’Ecole. Et il lui semble en réfléchissant qu’elles sont en pleines circonstances. Finalement, après plusieurs défilés de rue, elle ne lui en veut plus trop, elle voudrait juste pouvoir l’appeler « Lili ». Elles ont pris la voiture il y a déjà plus d’un quart d’heure, empruntant avec plus ou moins de bonheur les rues transversales avant de gagner l’artère principale. Elles se sont perdues plusieurs fois, ont dû faire demi-tour, revenir à leur point de départ. Una s’est bien rendue compte que Lili cherche, elle s’excuse avec un petit sourire, elle n’est pas d’ici, de cette ville de la Drôme qui longe le Rhône, dernière escale avant l’Ardèche. Les axes se multiplient, les sens de circulation s’atrophient. Elles mettent du temps à gagner le centre-ville. Là, trois direction s’offrent, les couloirs ne laissent aucune place au hasard, il faut choisir, vite, mais la conductrice ne peut pas. Elle demande à sa jeune passagère, elle a presqu’oublié qui elle est, en cet instant, l’enfant a l’air si mature, pourquoi tient-elle encore cette plume, elle devrait la ranger, la peluche, c’est mieux quand on est une enfant, mais la peluche est rangée dans un sac, à l’arrière… Elle a presqu’oublié parce-qu’un pan de sa mémoire s’est voilé de noir. A nouveau, différemment, elle ne sait pas. La menace se fait seulement plus précise, en elle. D’une voix mal assurée, elle demande : -Tu sais toi, par où on passe ? Lili lui répond d’une voix encore plus inquiète : -Non, pas trop. Papa, ça fait longtemps qu’il ne m’emmenait plus en ville. Avant, j’étais trop petite, je ne m’en rappelle pas. De toute façon, ils ont fait beaucoup de travaux, je le sais car la Maman de Julien, elle arrivait toujours en retard à son travail, à cause d’eux. Lili jette un bref coup d’œil à sa petite fille, elle se rend compte que son visage est sombre tout d’un coup. Sa voix s’est faite triste, presqu’un sanglot, qu’elle va contenir. Elle avait été surprise en arrivant de l’absence de larmes, sur le visage de l’enfant. Elle ne pleurait pas, quand elle était entrée dans l’immeuble. Elle ne se rappelle pas quelle avait été sa réflexion à ce sujet. Elle l’avait remarqué comme un détail auquel on ne prête pas garde, on ne s’attarde pas, il s’inscrit simplement dans la mémoire. Sa mémoire est un voile noir. Elle hésite à s‘arrêter, guette une place, n’en trouve pas. Elle ne saura pas, pour Una, pourquoi ce début de larmes, à présent. Elle se dit en appuyant sur l’accélérateur avec énervement qu’elle ne saura pas. L’idée la terrorise. Elle s’angoisse de tout ce qui a été dit à l’enfant, qui l’éloignera d’elle pour longtemps encore. Le monde se bouscule, tout concourt à faire de la circulation un contresens. Elle change de voie, les klaxons la heurtent, elle sursaute, jette un coup d’œil à la fillette assise à côté d’elle. Son petit visage est fermé, ses mains crispées sur le siège. La petite plume luit doucement. Lili remarque un panneau sur sa droite annonçant l’hôpital: c’est cette contre-allée-ci. Les bâtiments immenses du centre déjà apparaissent, ils font grises mine. Ils sont incertains. Lili a peur. Soudain, elle ne veut pas le voir, savoir que c’est vraiment vrai, cette histoire : son petit garçon est mort. Durant ces cinq années où ils ne sont pas vus, Damien l’adulte a fait place à l’enfant, parfois à l’adolescent, mais il n’est jamais redevenu grand. Grand, il ne l’aimait plus. Tout se fuit, elle est prise d’une ignorance folle, sa main droite cherche le levier de vitesse, ses pieds l’embrayage, le frein. Tout dérape, les roues, la vieille carlingue, le terre-plein, là, elle ne le franchit pas. Le véhicule s’immobilise, elle n’a pas encore gagné le parking, elle fait face à l’entrée. Le moteur se noie, l’essence afflue quand elle s’efforce de redémarrer, trop de fois. Elle soupire, se résigne : elle n’a plus qu’à attendre. Mais elle ne sait pas. Elle ne sait pas comment on fait, pour rester sans bouger, avec des souvenirs qui de toute part affluent, et la douleur sourde, là, elle monte, du bas-ventre, ses entrailles se souviennent de l’enfant qui est né. Elle se sent l’origine du monde, d’ailleurs Louis lui faisait souvent écarter les cuisses, s’asseyait devant, cherchait ce que Gustave Courbet s’était efforcé de traduire, tout œuvre d’art est un message, tout peintre un faussaire. Ou un émissaire de Dieu, Louis n’avait jamais pu trancher, Louis ne tranchait jamais rien. Elle s‘effondre sur son volant, en pleurs. XXIX Assise à la cuisine, elle avait attendu jusqu’à fort tard dans la nuit le retour de son fils. Elle ne savait pas si sa petite fille dormait. Elle ne le savait pas et pourtant elle n’allait pas voir. Elle ne bougeait pas de cette pièce de la maison de Damien, arrimée à sa chaise bistrot. Une chaise différente des autres, vieille, démodée, qu’elle avait arrachée à la cave où elle avait été reléguée quatre ans auparavant. C’était sur celle-ci qu’elle voulait attendre et aucune autre. Nulle autre ne pouvait contenir son chagrin. Cette chaise avait des traces de peinture sur sa tubulure, personne ne prenait la peine de les enlever. C‘était la chaise d’artiste, elle errait de pièces en pièces, là où l’inspiration portait Lise. Le tabouret de peintre face au chevalet n’avait fait son entrée que tardivement. Lise ne voulait pas se défaire de son siège. Il avait son histoire, son assise était la sienne. Elle l’avait trimbalé depuis l’atelier de Louis. Parfois, Damien la trouvait assise ainsi, lorsqu’il rentrait de son entreprise. Sur son visage, rien ne se jouait plus. Ses yeux étaient fermés. Elle semblait somnoler. Elle respirait un peu fort, pourtant, sa poitrine se soulevait, s’abaissait dans une totale arythmie. Son visage restait concentré. Seul son souffle semblait se déliter. Elle sentait l’essence de térébenthine. Ces fois-là, il cherchait quels comprimés avaient accompagné le solvant. Les effets des uns, des autres, différaient. Mais la nuance était infime, sur le visage rien ne se dessinait vraiment. Il n’y avait pas l’ombre d’une émotion pour le guider. Juste l’irrégularité du souffle, et peut-être les lèvres, les lèvres ne s’arque-boutaient pas de la même manière, légèrement plus crispées peut-être avec le clonazépam. Il aurait préféré qu’elle affiche un air extatique, il trouvait d’ailleurs étrange cet état de transe qui n’en était pas un. Le bonheur ne se lisait pas. Il aurait voulu savoir si elle souffrait, si au contraire elle était heureuse. Il assistait sans comprendre à ses dérives. Il ne l’en aimait que davantage, elle était mystères, elle lui échappait, pouvait choisir de ne pas revenir. La vie n’habitait plus son corps, elle se tenait rigide sur son siège. N’aurait été ce souffle à l’ouïe perceptible, ce sifflement aigu, étrangement musical, presqu’un chant d’oiseau, il aurait pu la croire morte. Il tremblait, n’osait la toucher, devait se contenter d’attendre, l’estomac noué, la gorge serrée sur un sanglot réprimé sur des mots, mon amour ne me laisse pas… Lili était au courant de voyages de sa belle-fille. Elles en avaient fait certains ensemble, de ces voyages, se joignant les mains, se joignant le front. Elles étaient l’une gauchère, l’autre droitière, quand elles revenaient, c’était d’un même mouvement qu’elles s’emparaient de leurs pinceaux et que leurs doigts filaient à l’instar de leur vie quelques minutes auparavant. Assise à la cuisine sur la vieille chaise de Lise, elle attend. Ses mains se referment sur la tubulure, elles rencontrent les traces de peinture, son cœur se serre. Sous chaque trace de peinture il y a l’Oiseau. Louis le leur avait dit, il répétait la même phrase souvent d’un air énigmatique, elle était réponse à toutes leurs questions de néophyte : « derrière chaque coup de pinceau, derrière chaque pigment, sur vos chiffons, dans vos palettes, il y a l’Oiseau ». Elle ne crie pas, ne l’appelle pas. Elle l’attend, ne l’entend pas, l’Oiseau pourtant devrait être là, puisque Louis le leur avait dit. Elle écoute, fort, ses ongles grattent malgré elle les traces de peinture, elle les porte à sa bouche, rencontre sa langue, insiste, elle a bientôt défait toutes les couleurs jetées sur la tubulure dans un mouvement de pinceau trop brusque. Pressé, il n’aura pas cherché à se poser avec délicatesse. Le pinceau est l’Oiseau, mais l’Oiseau n’est pas délicat, l’Oiseau est force, vie arrachée aux méandres d’une essence vapotée. L’Oiseau est un passé. Un bruissement d’aile, il lui semble qu’elle l’entend. Elle tend les bras, ses mains cherchent, rencontre le vide, elle tombe, ne se relève pas. Le sol est frais, c’est là qu’elle veut être, sur ce carrelage de noir et de blanc, sur cette faïence de notes, il est une portée. Tout n’est plus que musique. Tout n’est plus que la guitare de Louis. Parfois, quand ils faisaient l’amour, Louis faisait jouer les enregistrements qu’il avait faits de ses solos. Ils s’envolaient ensemble sur ses accords. Louis songeait alors à de nouvelles notes, il se levait, les griffonnait, retardait le moment où il les jouerait. Louis, Lise. Est-ce que Louis avait connu le corps de Lise ? Mais il ne pouvait pas, leurs sangs étaient mêlés, elle l’avait tout de suite compris en les regardant. Même si ni l’un ni l’autre n’avait rien dit. Elle avait préféré qu’il en soit ainsi, cette absence de mots, pour les désigner dans leur intimité l’un de l’autre. Elle ne se lève pas de ce carrelage, prostrée. En cet instant, elle est saisie par les affres du doute, elle entre en jalousie. Il ne le faut pas, Lise est morte. Elle tombe dans un gouffre. Quand son fils pousse la porte d’entrée, elle ne se réveille pas. Elle ne voit pas son visage fermé, bouffi par les larmes. Il titube, à la manière d’un homme ivre, trébuche sur elle, il n’a pas allumé la lumière de la cuisine. En la heurtant, il lui a fait mal. Un cri s’empare du silence, le sien peut-être, et des mains de ses bras recroquevillés. Il faut qu’elle s’extirpe de ses limbes. Elle entend de manière imprécise. Quelques mots chutent de lèvres qu’elle ne voit pas. Le timbre de voix la fait tressaillir, elle prend conscience que Damien, son fils, est enfin rentré. Elle se met debout à grand peine. Tout se précipite encore, mais cette fois-ci, pas dans un déferlement de couleurs. Tout est noir autour d’elle, il y a juste ces mots jetés dans le noir, elle ne se rappelle plus quand elle avait éteint la lumière. Quelque chose se raconte. Une histoire. Elle parvient à grand peine à comprendre que c’est une histoire. XXX A qui est cette histoire, il faut qu’elle se concentre, pourquoi son cerveau est-il si embué, elle a quitté le corps de Louis, elle ne se fond plus à lui, elle est là, sans lui. Damien est rentré. Des mots tissent une toile, quelqu’un peint, la lumière, elle est si faible, c’est comme si elle n’était que dans sa tête. Elle ne voit pas vraiment à qui appartient le bras qui se tend. Elle scrute, cherche, comprend, enfin, c’est elle qui peint. Elle regarde mieux : elle n’a rien dans les mains. Elle n’a plus de mains. Elles disparaissent, mais des membres fantômes continuent à peindre : tout se met en place, s’ajuste, sur cette toile étendue là devant elle, au milieu de la chambre noire. La silhouette immobile, abandonnée sur le milieu de la route, là où un coup de frein violent l’avait projetée. Le véhicule avait fait une embardée, le conducteur avait freiné trop brutalement, l’aile gauche était venue cueillir la vie d’une femme, son visage est incertain, il y a trop de rouge, il noie les traits. Un homme se tient à côté du corps effondré. Elle ne peint plus. Les mots ne se sont plus arrêtés pourtant. Mais ils sont trop rapides, hachés, ils racontent une autre histoire, ils crient, c’est à elle qu’ils s’adressent. Elle regarde les mains qui enserrent les siennes. Damien lui fait mal. Elle a repris ses esprits à présent. Elle l’écoute, il ne la regarde plus, il n’a cherché son regard qu’un instant, l’instant nécessaire à la faire revenir. Elle a eu un geste vers lui, comme si elle allait lui caresser le front. Elle ne le fait pas. Elle sait qu’en cet instant il ne faut pas qu’elle ose, il ne voudra pas qu’elle le touche. Entre elle et lui, bien avant d’y avoir Lise, il y avait Louis. Et ce malaise, qu’il n’a pas nommé. Il y a eu Lise, entre eux, pour qu’il continue de l’appeler « Maman ». Il n’y aura plus Lise, entre eux, pour qu’il l‘aime, encore. Il lui raconte, pour la dernière fois. Il raconte qu’il n’a pas pu rattraper Lise, l’empêcher de heurter le bitume. Le conducteur était sorti, hébété, marmonnant qu’il n’avait pas fait exprès, qu’il était désolé. Un coup de poing l’avait fait taire. - Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je tenais Lise enlacée, je n’osais pas soulever sa tête. Je m’étais allongé contre elle, sur la route, pour la protéger. Elle respirait encore. L’autre salaud s’est penché. Alors j’ai frappé. Après je ne sais plus. J’ai dû lui dire une chose comme « nous avons une petite fille. Et après… Les secours sont venus, je crois, presqu’immédiatement. Des gens avaient dû installer un barrage, les voitures ne passaient plus à côté de nous. Plus rien ne passera plus jamais à côté de nous. Il n’y a plus de nous. Les derniers mots de son fils entrent avec en résonnance avec un écho surgi de nulle part en sa mémoire. Louis avait déjà parlé de nous. Qu’avait-il dit, déjà ? Il faut qu’elle se rappelle, elle ferme les yeux, les réouvre, sous la douleur. Une main a claqué sur sa joue, son fils se dresse face à elle, son regard ne quitte pas celui que la gifle a fait naître. Haine et incompréhension se toisent, le noir de leurs prunelles entre en corps à corps. Elle ne comprend pas la haine. -Ne ferme pas les yeux, tu entends? Ne ferme pas les yeux ! Je ne pourrais pas le supporter. Tu le sais, ça que je ne pourrais pas le supporter ? Lili abaisse les paupières malgré elle, le mouvement est furtif, mais néanmoins perceptible. Elle recommence une nouvelle fois. Elle n’aime pas ce regard, sur elle. Elle garde un peu plus longtemps les paupières closes. Elle défie son fils, elle n’a jamais pu faire autrement que le défier. Elle entend un son rauque. Suivi d’un bruit sourd. Celui d’un poing, qui cogne. Elle songe immédiatement qu’elle connait cette douleur sur sa bouche. Sa lèvre s’est rompue sous le coup. Elle saigne. Louis lui demandait parfois de peindre avec son sang. De Louis elle pouvait comprendre, il avait tout à attendre de sa souffrance. L’artiste naissait de la douleur infligée au corps, de la corruption de son encéphale, il en suivait les dédales dans le tracé du pinceau, là sur la feuille. L’homme qui vient de la frapper attend quelque chose qu’elle ne comprend pas. Elle n’ose plus se dire qu’il est son fils. Elle le regarde sans même songer à essuyer le sang qui coule. Il a suivi le contour du menton avant d’obscurcir le blanc d’une faïence, comme à dessin. Il n’y a plus de blanche, seulement du noir et du rouge sur la petite portée que forme le carrelage. Il n’y a plus que le rythme accéléré des noirs, le sol tourne dangereusement devant ses yeux, elle voudrait pouvoir se laisse aller. Son poignée lui fait mal, une main l’enserre, elle ne peut pas fuir. La voix, cassée, reprend son monologue. Elle n’a pas le droit d’intervenir. -J’aurais voulu qu’elle lutte pour rester avec nous, et elle ne l’a pas fait. Elle est partie si vite, si vite que je n’ai pas eu le temps de lui dire à quel point je l’aimais. Elle n’a repris connaissance qu’un bref instant, dans l’ambulance. Quand elle m’a vu, elle a souri. Et elle est partie. Sans prononcer un seul mot, alors qu’elle allait faire le grand voyage. Elle s’est contentée de sourire et j’ai eu l’impression à ce moment- là qu’elle ne cherchait pas à me dire au revoir. Elle était juste heureuse de partir. Damien marque un instant de silence, il cherche ses mots, dans cette désespérance. Quand enfin il les trouve, Lili peine à croire qu’il respire, encore. Il ânonne, la leçon est difficile, il ne voulait pas, qu’un fou la lui donne, aujourd’hui. -Oui, juste heureuse de partir. Tu peux le croire, toi, qu’une chose pareille soit possible ? On ne meurt pas quand on peut faire autrement. A moins qu’un taré nous ait mis des « conneries « en tête. Elle a compris. Elle a compris qu’il parlait de Louis. Son regard est empli de haine, ses ongles se sont plantés dans la face intérieure de son poignée, là où se niche, sur une surface de 3 cm2, le tatouage de l’Oiseau. Elle n’ose pas affronter son regard, pour répondre : -Ne parle pas comme ça de Louis. -Ah oui ? C’est un connard ton Louis, un connard doublé d’un assassin. Que tu te sois envoyée en l‘air avec lui, je m’en fiche, tu peux t’envoyer en l’air avec tout ce que la création a fait d’hommes sur cette terre, je m’en contrefous. Mais …. Mais il fallait pas toucher à ma Lise. Il la secoue. Elle sent qu’elle ploie sous la contrainte, Damien est tout en muscles, le chagrin, la colère en décuple la force. Une douleur atroce à l’épaule lui arrache un cri. Il la lâche, ne s’excuse pas. Ses mains ont rejoint ses poches, dans un souci de prudence. Il regarde ailleurs. Ses yeux rencontrent la photographie de Lise enlaçant Una accrochée au mur. Il cesse de vomir de mots, des injures. Ces doigts se tendent, s’emparent des contours, ils ne cessent de s’emparer des contours, il cherche à les retenir, l’image dans le cadre se brouille, il y a trop d’eau, dans ses yeux. Quand enfin il se détourne, se retourne vers sa mère, sa voix est sourde, il faudra qu’il répète d’ailleurs, une deuxième fois, elle n’entend pas : -Va-t’en. Elle se recule, s’arrime au premier pan de mur, il la bouscule, sa tête ne peut aller plus loin, elle a heurté la surface dure. -Cela vaudra mieux pour toi. Si tu restes, je n’oublierai pas. Je veux dire, je n’oublierai pas que c’est à cause de toi, tout ça. -Mais… -Il n’y a pas de mais. Va –t’en. S’en aller…Elle ne peut pas dire qu’elle comprend, elle est là, face à son fils, avec tout son amour de mère. Il n’en veut pas. Il n’a pas le droit. Il n’a pas le droit de lui faire ça, elle est empêtrée de tout cet amour, il est guimauve, leur vie ne l’est pas… Il n’en démérite pas pour autant, il est à la hauteur, océan de tendresse, il est de nature à noyer le chagrin le plus incendiaire. Des larmes naissent toujours de nouvelles contrées, elles ne se ravagent plus, la vie reprend ses droits. Elle voudrait le lui dire, elle doit le lui dire. Il n’a pas le droit de l’en empêcher. Elle passe de la stupeur à la colère, sa tête lui fait mal, elle porte une main prudente à la bosse qui se forme, respire, il n’y a pas de sang. Elle aurait juré, pourtant, que quelque chose en elle se rompait, qu’elle devenait liquide, quand sa tête s’est approchée du mur. Près, trop près. Elle patauge dans cette marée de sentiments confus. Ses jambes sont molles, elle songe à s’en aller sans rien dire, mais elle ne peut pas, la rage monte, sournoise, dévastatrice. La digue se rompt, elle n’est que tempête, accuse, récuse. Elle ne choisit pas ses mots, elle userait d’un langage de charretier, pour convaincre, elle ne fait plus comme si Lili, c’est la douleur, dans son ventre, qui martèle ses phrases. -En somme tu voudrais que je remballe mes petites affaires et que je m’en aille comme si de rien n’était. Comme si je ne souffrais pas moi aussi. Pour qui tu nous prends, Damien, deux monstres d’égoïsme incapables d’unir leur douleur, de se soutenir quand leur histoire ne devient qu’un tas de merde? Elle avait fait une pause, pour retrouver le souffle nécessaire à passionner davantage ses mots, avant de reprendre : - Damien, derrière tout ce fumier, la vie ne s’éteint pas. On pourra reprendre nos labours, on aura toujours mal, mais on ne laissera pas nos vies devenir un terrain en friche. Il rugit. Son fils rugit, elle craint qu’il la frappe à nouveau, lève le bras à hauteur du visage. -Laisse la vie de côté. La tienne, la mienne, elles ne se connaissent plus à présent. Crève de douleur, si ça te chante. Je m’en fous. Sans toi, ma femme ne serait pas morte. -Sans moi, tu ne l’aurais pas connue. -Et il aurait mieux valu. Elle serait encore en vie. -Ca, tu n’en sais rien. Elle était fragile. -Non. C’est faux. C’est vous qui lui avez déglingué le cerveau. -Tu n’es pas juste. Tu sais bien que Louis l’a arrachée à la misère. -Pour la plonger dans la drogue. -Nous ne droguons pas. -Non, bien sûr, pas de chit, pas d’héroïne, vous êtes des petits malins. Rien que des substances légales. Vapotage d’essence et petites pilules pour le bonheur sur ordonnance, il fait dans son froc, Louis, surtout pas d’emmerdes, il assassine en douceur, avec style. -Il fait avancer l’art. -L’art de mes fesses. -Je t’interdis… -Toi, tu n’as rien à m’interdire, tu dégages, vite fait bien fait, et t’oublie que t’as un fils. Pour ma part, j’ai déjà oublié que j’avais eu une mère. La colère de Lili est à présent tombée, elle se replie sur cette dernière phrase, pourquoi l’a-t’il prononcée, pourquoi ne l’a-t’il pas tue…Toutes ces années, elle avait pu faire faire semblant d’ignorer, qu’il avait honte d’elle, qu’il lui répugnait, d’être son fils. Lorsqu’elle met la clef dans le neiman, dans les minutes qui suivent, elle est sortie vite de la maison, ne s’est pas retournée, elle songe à en finir. Quelque part, dans sa tête, trottent ces quelques phrases, elle les écrira le jour de la mort de Louis. Sur une page blanche, quadrillée de ligne, si on savait les lire, elles représenteraient une direction. Le chemin des écoliers. Mais c’était important, le chemin des écoliers. Louis le lui disait toujours. C’est dans l’enfance qu’est le grand secret. Elle va songer longtemps à la mort de Louis, jusqu’à ce que celle-ci lui semble une certitude, en fait, à ces phrases à écrire. Les couleurs ne riment plus. Elles ne sont plus d’aucun souvenir, Elles ne sont plus de mon avenir, De douleur, à ta mort elles se sont tues. Elle prononce ces phrases à voix haute, elles l’accompagnent du chant du moteur. Elle calque sa voix, dessus. Les rouages, les pistons, elle, chantent en canon. Elle fait crisser les pneus. C’est joli, ce cri, il vrille les tympans. Il y a de la fumée tout autour, une odeur de caoutchouc brûlé. Elle n’a pas enlevé le frein à mains. Elle continue d’appuyer plus fort sur les pédales de l’accélérateur, quelqu’un tape à sa fenêtre. Il la dérange, elle le soupçonne de savoir, cette grisaille dans sa tête. Il ne se décide pas à partir, c’est elle qui va le faire. Les rues défilent, vite. En noir, blanc et gris. XXXI Elle ne savait plus le nombre de mois depuis la mort de Lise, elle ne savait plus le nom des mois, des saisons. Elle ne sortait plus de chez elle, ou peu, demeurait cloîtrée le plus souvent dans son atelier. Elle ne peignait pas, les trois quart du temps. Elle ne savait plus non plus le nom des couleurs. Elle avait arraché leur nom sur les pots où les mélanges se taisaient. La main malhabile de son fils avait écrit des mots qui n’avaient plus de sens, désormais. Il avait six ans, déjà il avait perçu ce qu’elle avait toujours réussi à cacher. La nature avait joué au jeu des erreurs. Elle voyait le monde autour en demi-teintes. Damien lui avait appris à conjuguer de nouvelles épithètes. Ils qualifiaient les faisceaux de lumière, ceux-ci prenaient enfin un sens, magnifiés, sublimés, ils s’auréolaient, parce qu’ils avaient un nom. Il avait travesti l’orthographe, elle avait souri, lui avait dit : « tu as raison, les couleurs sont beaucoup plus jolies ainsi ». Ils étaient bien, il était l’Enfant, elle était la Mère, leur vie aurait toujours dû être ainsi. Elle aurait dû comprendre qu’ils n’avaient besoin de rien d’autre. Ils avaient su grandir dans un univers fait de dessins sur les toiles, de petits mots d’enfant, de ses récits à elle, elle était une merveilleuse conteuse d’histoires, elle le lisait dans les yeux écarquillés de son fils. Il en oubliait de battre ses immenses cils, si longs, que son regard en devenait presque féminin. Quelqu’un, de sa généalogie proche, avait décidé de mêler leur sang à celui d’une andalouse. Damien avait reçu en hommage la beauté des gens du Sud. Les traits de son visage étaient si fins qu’ils invitaient à la dérive, l’imagination se perdait, était-il homme, était-il femme… Le corps, élancé, s’enorgueillissait de relever d’une aristocratie fondée sur une longue lignée, là-bas, en Espagne. Elle n’avait pas cherché à en connaitre l’histoire, il y a des fouilles qui ne se font pas, des choses se laissent même enterrées, elles n’apportent rien à la trame d’une vie. Elle ne voulait pas le partager, avec une histoire qui n’était pas d’elle. Elle n’avait pas vécu la mort de son mari, elle ne le pouvait pas, tout simplement. Il fallait être sacrément culotté pour habiller le deuil. Elle ne s’ombrait que de couleurs. XXXII Un amour profond, au-delà des mots, comme seules des mères peuvent en éprouver, avait été le gage de toute son assiduité à inventer, encore, et encore, pour que rien n’existe dans sa banalité. Les choses étaient en leçon perpétuelle, elles devaient offrir mille visages aux regards de son fils. Lili lui apprenait à se saisir des plus beaux, leur vie ainsi n’était qu’une douce poésie, surannée, délicieusement démodée. Elle aima cette période de leur vie. Une course contre la montre. Et qui prit fin à l’adolescence, un an avant la mort de son mari, Guillaume. Aux gens de couleurs grimant une toile, Damien préféra le jeu des mitraillettes crachant leur haine de l’ennemi sur les écrans d’ordinateur. Elle laissa faire. Elle cacha sa peine quand il cessa de gravir les marches de l’escalier jusqu’à son atelier. Dans sa chambre, une autre toile, vivante, vibrante de tous ses échos mondiaux, les tchats, vint prendre la place du chevalet et de ses tableaux d’enfant. Elle se contenta d’accéder à sa demande et de débarrasser avec son aide la pièce de tout le superflu. Ne resta qu’un lit, un immense bureau où trônait l’ordinateur. Il s’étalait là, le clavier posé au centre avait relégué sur un proche côté le sous-main peint et les crayons de couleur. Damien ne les taillait plus. Ils gisaient dans un drôle de plumier, d’une taille peu banale. Il avait été travaillé dans un rondin de bois, poli puis huilé. Le jeune homme conservait l’objet en souvenir de son père, les crayons avaient donc encore leur place sur la grande surface de verre, non loin de l’écran de quatorze pouces. L’armoire, de conception plus commune, avait dû quitter la pièce. Un placard à portes coulissantes avait pris sa place, et un peu plus encore de l’espace. Les peintures cependant n’avaient pas été refaites, Damien s’y était opposé. Sa mère avait travaillé à recouvrir les murs d’une fresque. Il les vivait comme des tatouages, ils lui étaient devenus une seconde peau. Son enfance devenait un pan d’histoire, un bout de mur. Ils lui servaient d’aide-mémoire, de refuge quand sa vie n’allait pas. Sa vie un temps n’alla jamais. Lili le sut, il y avait tous ces bruits de guerre, dans sa chambre, qui ne désarmait pas. Elle laissa faire. Doucement, lentement, elle perdait ses repères. Guillaume s’amusait à d’autres questions de rhétoriques que de savoir s’il l’aimait encore. Il s’éprouvait, comme un homme. Il lui fallut un désert pour s’accomplir. S’accoupler. Elle, elle ne supportait pas l’absence. La sienne en tout cas, tous ces longs mois. Se désunir. Mais peu importait. De toute façon il fut mort. Dans ses conditions, il lui fut facile de rencontrer Louis, et plus encore, son sexe. Elle n’eut rien besoin de faire, même pas de s’allonger. Une porte cochère fit l’affaire, une fin d’après-midi, un début de soirée, ils restèrent en tenue. Elle mit plus de temps à se montre nue. XXXIII Lili pouvait s’enorgueillir auprès de bien des gens d’une réelle connaissance des peintres classiques, mais elle ne le fit pas. Elle avait longtemps fréquenté l’Ecole des Beaux- Arts, elle était un excellent faussaire, mais elle ne se proposa pas, en tant que copiste, quand bien même elle savait à qui le faire. Elle cachait au fond d’une armoire une reproduction de la toile de Pierre-Narcisse Guérin, « Morphée et Iris ». A la mort de Guillaume, elle sortit la toile, passa dessus un chiffon imbibé de diluant, se mit nue, la peinture colla à son corps, mais elle ne voulait pas s’en défaire, de ces traces d’un autre temps. Le psychotrope agissait, elle se fondait à Iris. Quand elle se recula, elle inclina la tête pour regarder les teintes étranges prises par sa peau, sur ses bras, sur son ventre. Elle dodelina de la tête dans une longue série d’onomatopée, « tsiou, tsiou », mais elle ne le savait pas. Quand enfin elle éclata d’un rire strident, ce fut en songeant qu’elle était un arc-en-ciel mais qu’elle ne voyait plus les couleurs. Elle en parla à Louis, au cours de l’une de leur rencontre. L’incident était passé pourtant, et elle n’y avait plus réellement songé. Il n’avait pas ri. Dans une pièce reculée de son atelier, il avait écrasé des graines de pavot avec une macération de fleurs de lys qu’il avait toujours en réserve, pour ses propriétés anti-inflammatoires. Il recueillit un liquide épais, sans parfum, celui du Lys ne se capturant pas. Pas comme elle. Elle était prête à se donner sans plus de pudeur, de retenue. Avec emphase, doublée de ridicule, il baptisa sa composition « huile d’Iris pour une femme, toi ». Elle avait mis sa main devant sa bouche pour cacher son sourire : Louis n’aimait pas qu’on se moque. Il ne se douta de rien, noua au contraire un bandeau fin sur ses yeux. Il lui proposa une coupe de champagne, un blanc de noir, la précision avait son importance mais elle ne demanda pas pourquoi. Elle accepta d’une voix rauque. Il ne demanda pas pourquoi. A ce moment-là, chacun ne semblait soucieux que de lui-même. Plongée dans un noir de dentelle, pas suffisamment ajourée cependant pour lui permettre de percevoir autre chose qu’une lumière diffuse, elle entendit distinctement le vin se verser dans sa coupe. Un frémissement autre se fit connaître, elle comprit que Louis avait ajouté quelque chose, l’effervescence de la boisson était de nature différente, le champagne d’ordinaire frémissait de manière plus subtile. Et cette légère rondeur en bouche, il se faisait vineux en fin de gorgée. L’assemblage était curieusement liquoreux. Elle ne posa aucune question. Elle n’en eut pas le temps. Elle tomba. Dans les bras de Louis, plus que dans une totale pamoison. Elle s’abandonna, contrainte, contrite, à ses mains, il la dépeça, quelle peinture lui suggérait-elle donc, son corps mis à nu, mis à mal, fit l’objet d’une rigoureuse analyse, elle aurait voulu pouvoir le gifler. Lui justifiait ses blasphèmes par la volonté de corriger ses imperfections, la rendre en tout point semblable à Iris, telle que croquée par Pierre-Narcisse Guérin. Elle regretta de lui en avoir parlé. Louis la croqua, la corrigea à sa manière, elle sentait ses dents sur la peau, elle aurait des marques, assurément, Louis délirait : -Viens à moi Pierre-Narcisse, je serai ta main, ton délié, et cette huile que j’ai composée, ta peinture. Elle sentit qu’il la badigeonnait de son mélange de fleur de pavot et de lys avec une fureur indicible. Lui arrachant la peau, il effacerait ses contours. Sa dernière pensée avant de s’évanouir fut qu’il était complétement taré. Elle aurait voulu lui crier : -Pauvre con, t’es qu’un grand malade, va te faire soigner. Elle n’en eut pas le temps. Elle partait déjà pour un tout autre voyage, son évanouissement se faisait sur fond de morphine, elle divaguait, aspirée par des cercles chromatiques. Elle n’avait jamais aussi bien perçu les nuances, chaque teinte semblait ne pas avoir de fin. Elle s’absenta probablement longtemps. Louis ne dit rien, à ce sujet. C’est ainsi qu’elle revit, un temps, les couleurs. Il l’avait allongée sur une banquette arrachée à sa vie d’artiste. Autrement dit la banquette arrière de sa camionnette de tournée, du moins de ses débuts. Avant que le succès ne l’amène à d’autres banquettes plus prestigieuses. Elle trônait là, derrière un paravent, de son atelier, banquette en mal de renommée. Quand il la vit revenir à elle, il l’agrippa, brutal, elle était toujours nue. Il plaqua ses hanches aux siennes, l’instant fut bref, il ne s’attarda pas. Elle hurla pourtant. Lui mordit l’épaule dans un flot d’injures, pour contenir cette fulgurance. Il n’était pas un amant, il était plus âgé qu’elle, elle avait cessé d’être dans la fleur de l’âge, pourtant ce jour-là elle connut l’ultime jouissance, doublée d’un regret : celle de devoir naître, quand son sexe se fut retiré, coupant le cordon ombilical. Qui enfanta qui ? Louis lui assura qu’il était venu pour la première fois à la vie. Ses yeux embués de larmes l’émurent. Elle chercha quelque chose à dire à son tour, ne trouva rien. Il attendait. Il ne la laisserait pas partir tant qu’elle n’aurait pas témoigné à son tour, de la prodigalité de cet orgasme. Elle n’aima pas le mot. Il gâchait tout. Louis parlait trop, de tout, et mal. Elle voulait s’en aller sur le champ, rentrer chez elle, s’enfermer sous sa douche. Elle voulait être lavée. Du bout des lèvres, elle laissa tomber : -Tu baises bien. Ce n’était pas ce qu’il attendait, elle le sentait déçu, mais elle s’en fichait. Il avait une autre idée en tête, il la pleura : -Tu reviendras, dit, tu reviendras ? Il la suppliait, elle se sentait faible, elle promit que oui. Elle claqua la porte de l’atelier. Dehors, elle respira. XXXIV Elle se moquait à présent de la perte de ses repères. Louis lui avait démontré qu’ils ne lui étaient d’aucune utilité. Ils ne lui servaient à rien, quand elle accomplissait ses voyages, pour un univers tout en mouvance, décalé, elle entendait distinctement les battements d’un cœur. Il grondait sourd, il était entrailles, il l’avalait. Puis l’effet des drogues s’affaiblissant, il la vomissait, la renvoyait à ce monde dont elle détestait la réalité. Guillaume était l’homme qu’elle avait aimé, Louis celui qui la baisait. Elle s’amusait de définir sa vie comme si elle avait été l’héroïne de romans à l’eau de rose. L’eau des fleurs, à présent, elle la sniffait, et les pavots s’égrenaient comme un chapelet dans l’atelier de Louis. Ils invitaient à de nouvelles prières, une nouvelle religion. Le retour était difficile, sa tête la faisait horriblement souffrir, son estomac la brûlait, elle avait en bouche le goût amer de la bile. Et sur la langue les mots étranges d’une nouvelle bible. Quand son fils quitta la maison, il lui fut facile de multiplier les escapades. Il refusait de venir la voir sans la prévenir, de peur de la trouver souillée de toute son amertume, son trop plein, corps ramassé sur le sol sans pudeur, qui se tordait de douleur. Il ne disait rien. Il avait compris que sa mère cherchait à oublier. Elle lui était reconnaissante de son silence, elle aurait voulu pouvoir le lui dire, s’excuser : je ne peux pas faire autrement, tu sais. J’ai toujours aussi mal, depuis ton père. Elle ne disait jamais depuis la mort de ton père. Sa mort n’était pas un prétexte suffisant pour se détruire. Elle lui en voulait terriblement d’avoir continué de jouer les gamins un peu fous lors de la guerre du Golfe, de s’être approché des avions de chasse, par une nuit sombre, dans l’enceinte militaire. Ce n’était pas sa place. Il avait été abattu sans qu’elle sache si il avait obtempéré aux premières sommations, l’information avait été classée confidentielle. L’absence de réponse la taraudait, c’était un véritable corps à corps, si elle ne pouvait savoir, il fallait alors qu’elle oublie. Louis lui avait promis l’horrible mélange de la connaissance et de l’oubli. Il lui avait promis un monde parallèle, il y ferait venir les morts, si elle donnait un corps à l’Oiseau. Elle n’avait pas cherché à savoir pourquoi il fallait un corps à l’Oiseau. C’était terriblement sans importance. Elle n’avait pas le temps de chercher à savoir, le temps est donné à ceux qui ne souffrent pas. Les autres cherchent à le remonter. Aux autres, on dit qu’il faut que le temps se fasse. A elle on disait, donne un corps à l’Oiseau avant qu’il ne soit trop tard. L’idée obsédait Louis, il en devenait tyrannique. Mais Louis était fou. Et ceux qui le suivaient des paltoquets qui n’avaient pas le courage de se foutre en l’air. Louis à un moment donné, serait la promesse d’un aller sans retour. Dans le fond, Louis excepté, tous voulaient crever, mais pas les tripes à l’air, d’un coup de lame blanche, dans une rue excentrée. Ils voulaient crever le cul au chaud. Lili s’en foutait, elle ne les aimait pas, ils étaient décharnés, desséchés, l’atelier de Louis ressemblait à un charnier d’illuminés. Parfois leurs peintures étaient belles. Toujours sur le même thème, Lili se disait qu’ils reproduisaient quelque chose, ils n’inventaient pas. Cette idée la mettait mal à l’aise, elle n’osait pas s’avouer qu’elle avait peur. S’étalaient impudiques des corps défaits, sexe béant, des corps de femmes à la gorge tailladée. Plus impudiques encore les cordes vocales, elles exposaient criant leur réalisme, le détail de leur anatomie. Les peintures s’enchainaient, elle aussi de son côté croquait l’Oiseau. IL ne l’aimait pas, quand il s’agissait de l’Oiseau, il cessait d’être Louis, pour elle. Elle ne voulait pas le voir. Elle, elle était toujours Lili, pas « toi », elle n’aimait pas devenir ce toi. Le toit à l’Oiseau, elle déchirait les croquis, le tracé du bec, le contour de l’œil, la ligne souple du dos, le bombé, là où s’amarrent les ailes, la filigrane de la patte, rien ne plaisait à IL, de son dessin. Elle lui disait, « laisse-moi apposer les couleurs, ce sont elles qui ont la clef », IL la fixait, elle n’aimait pas ce regard, il était sourd, rugissait, « tu n’es pas prête, tu n’as pas encore assez souffert, tu ne vois pas les couleurs ». Elle protestait, faiblement, il la faisait taire. L’idée lui vint de tuer Louis. Elle aima l’idée. C’était un peu avant la mort de Lise. XXXV Elle devint si lisse en apparence, comme si rien ne la touchait jamais. On pouvait tout lui dire, elle avait ses histoires, elle n’était pas vraiment là, au fond, alors… Elle ne sut jamais, si elle tua Louis, un jour. Pourtant, il mourut. Elle n’eut pas le temps, de le dire à Damien, qu’elle ne savait pas, si c’était elle, pour Louis. Il mourut, avant, aussi. Le jour de la mort de Louis, elle avait fait un tableau, de ses mains. XXXVI Lili a presque tapé trop fort le volant de la voiture. Elle est tout à ses larmes, ne se rend pas compte qu’une bosse se forme, sur son front. Quand elle relève la tête, une douleur, bien que sournoise, ne l’en rappelle pas moins à l’ordre. Elle ose une grimace. Légère, Lili déteste les attitudes outrancières. Juste les mots, vulgaires, parfois, dénotent qu’elle est femme, vibrante, chaleureuse, elle veut que son corps jamais n’oublie, la profondeur d’une caresse. Ses reins se cambrent, cherchent, trouvent parfois même juste l’endiablé d’une musique, une cadence. Ses mains touchent, souvent, toujours, elles aiment apprendre. Donner parfois aussi. Les couleurs d’un morceau de peintre. Lili n’est pas comique, d’ordinaire. Pourtant, en cet instant, elle a dû l’être, Una a ri, d’elle. Elle rit, alors, aussi, elle ne veut pas laisser seule l’enfant, dans son rire. Sa petite-fille l’a été assez, de ce qu’elle ne soit pas là, auprès d’elle. Elle ne veut plus qu’il en soit ainsi. Elle songe qu’elles ont vécu l’une, l’autre, des années de comédie, elle a pu faire semblant de ne pas avoir besoin de sa petite fille, elle a menti. Elle a fait semblant que c’était elle, qui décidait. Elle avait donc décidé de ne pas chercher à revoir son fils. Ne pas savoir s’il lui avait pardonné. Elle taisait ainsi qu’il ne l’appelait jamais. Plus tard, elle décida qu’il l’avait fait, lui pardonner, mais qu’il lui importait peu, de le savoir. De son fils, elle ne voulait que l’enfant, le petit garçon qui courait vers elle, passait ses bras autour de sa taille, c’était drôle, des bras d’enfant, à la fois terriblement menus et désespérément vigoureux. Elle ne pouvait desserrer son étreinte, même quand elle était pressée, elle avait à peindre, quelque chose en elle demandait à courir sur une toile, balayée par un pinceau. Toujours le même visage, indistinct, elle peignait de dos une face humaine, c’était étrange, elle ne savait pas qui. En même temps, elle avait peur que le visage ne se retourne. Peur que ce visage ne soit le sien, la silhouette longue aux cheveux flottants allait mourir. Pas vraiment maintenant, mais très certainement dans un temps suffisamment proche pour qu’elle ne soit jamais vieille. Elle ne voulait pas y penser, se concentrait sur les mains. L’effort était intense, elle était ruisselante de sueur, reprenait sans cesse, l’inclinaison d’un doigt, la courbe douce du mouvement, la main était en mouvement, elle accompagnait une naissance, un tourbillon se formait. Lili n’en saisissait que l’ombre, il allait trop vite, l’emportait malgré elle, l’obligeait à fermer les yeux, peindre d’après son âme. Quand l’enfant relâchait son étreinte, elle essuyait discrètement une larme au coin de ses yeux. Elle ne voulait pas partir avant qu’il ne soit grand. Dans toutes les choses qu’elle décida, ne pas revoir Louis fut probablement la décision la plus importante, pour sa vie, et certainement celle la moins difficile à prendre. Elle ne devait pas revoir Louis, il était l’émissaire, il avait volé une vie. A par une dernière fois, il en fallait une, pour ne plus le revoir, jamais. De cela elle était certaine, Lili, elle avait fait une promesse un jour. Un jour, Lise fut morte. Lili s’imagina quelques temps après figer Louis dans un espacetemps, un continuum. Plus, le tuer vraiment, elle le savait, le faire, mais c’était une idée, avant toute chose. C’est pour cela qu’elle ne sut jamais vraiment si elle avait eu plus que l’idée même. Il ne la remercia pas, de le figer, pour qu’il devienne tableau lui aussi. Il aurait dû pourtant. Elle le lui dit. Pour rien. Il garda sa bouche close, allongé de tout son long sur la banquette noire. Il ne cilla pas, les cils n’étaient pas peints, pourtant. Elle n’aurait pas cru que tout irait si vite. Elle ne s’étonna pas de son immobilité sur le lit détourné, quand elle entra dans l’atelier. Elle avait travaillé avec les mains, les couleurs, pour leur dernier moment. Elle avait entendu le chant de l’oiseau, il lui avait même semblé qu’il la frôlait, mais elle était devenue aveugle, d’une certaine manière, sans les drogues, sans respirer les essences, et depuis son fils. Elle devait se fier à son nez pour puiser dans les bidons de peinture, ses muqueuses brûlées par les excès d’inhalations de produits agressifs réagissaient de manière exacerbée au rouge et au jaune. Elle éliminait les couleurs ou les choisissait selon la mémoire qu’elle avait de celles de l’Oiseau. C’était fou ce que Louis conservait comme herbacées toxiques. Elle avait pris son temps pour choisir. Après tout, c’était la dernière fois. Depuis elle n’a plus envie de perdre des gens, dans sa vie. Dans sa mémoire, il y a toujours ce petit garçon qui joue, parfois il s’ennuie, elle est trop vieille à présent pour creuser les douves des châteaux forts, elle ne se met plus à genoux, celui de droite est souvent réticent. Elle ne construit plus de barrage avec des branchages, elle n’élague plus les abris des jardins. Ils poussent au vent mauvais, ploient, prêts à casser, ils sanglotent, elle est la feuille morte. Bientôt, elle rejoindra Verlaine, le petit garçon sera seul. Elle songe qu’elle a mal à la tête à présent, mais qu’elle n’en dira rien. Le petit garçon a besoin d’une amie. Depuis six ans déjà, il trône, singe malicieux sur un mur. En rentrant, elle lui rendra son visage, il est temps à présent, elle l’a assez puni. Lili ne veut plus de ce visage animal, grimé sur un mur le lendemain de la mort de Lise. Et si la petite fille assise à côté d’elle, dans ce carrosse de baltringue, veut bien rester, elle la peindra aussi, sur ce mur aux souvenirs. Lili a eu un voile, doucement il s’est posé, elle aurait pu aussi appeler ça une absence, mais l’absence n’ombre pas de noir les mots, dans la tête, elle ne crée pas un mirage dans un désert de mémoire, elle ne fait pas jouer des êtres qui ne sont plus. Elle fait un effort pour se ressaisir, ses mains se crispent sur le volant, elle ne veut pas voir rouge, elle sait que quelque part elle saigne, mais elle ne veut rien en dire, elle veut juste rentrer dans l’hôpital, là, accompagnée de sa petite fille. D’une voix rauque, elle quémande : -Prête-moi ta plume. « Ma douce ». Elle l’a ajouté, un peu tard. Elle n’a plus l’habitude, depuis Lise. Una connait la comptine, mais elle ne l’amuse pas. Pierrot n’a pas d’amis, elle non plus, elle n’en veut pas, cependant, dans sa vie, il est trop vieux, son visage est trop blanc, et son costume idiot. Les plumes sont ramage d’oiseaux, il n’y a rien d’autre à en dire, les disputes font couler l’encre, sa chanson aussi. Elle laisse Pierrot à sa lune, elle préfère le soleil. Un jour, il décimera la terre. Avec sérieux, elle répond : -Attend, je vais le faire. -Quoi donc, ma chérie ? -Te soigner. -Mais je ne suis pas malade. -Si Lili, même que tu vas mourir. Lili n’est pas surprise, juste attristée : -Cela se voit tant que ça ? -C’est la plume qui me l’a dit. Elle songe que c’est inutile de faire remarquer que les plumes ne parlent pas. D’ailleurs, elle n’en est pas vraiment sure, au fond. Elle sait juste qu’elle est fatiguée. Sa petite fille a des doigts cherché la blessure, sur ses tempes, posé la plume, fermé les yeux, ordonné à sa grand-mère de faire de même. La plume a lui, pour elle-même, elles l’ont su, pourtant. La douleur doucement s’est estompée, Lili a compris qu’elle était réparée. Elle a souri à sa petite fille, avec un petit pincement au cœur : fissurée comme elle l’était, la suture ne tiendrait pas longtemps. A moins… A moins que ce ne soit sa petite fille, et non elle-même, que Louis attendait. Elle la regarde, attentivement, songe, « pourquoi pas », se dit « c’est drôle la vie », mais à voix haute, alors elle a une réponse, une petite voix enfantine l’a murmurée, d’un ton docte : -Je ne trouve pas. La vie c’est une vacherie. Papa, il a bien fait, de s’en aller. Lili manque de s’étouffer, la phrase est des plus étranges, elle s’avoue une fois encore que sa petite fille ne semble pas éprouver de peine. Cette idée lui fait mal, au point que sa gorge se contracte, se noue sur une remarque qu’elle ne fera pas : tu ne l’aimais pas ? Una a le regard fixé sur la plume, elle la lâche, elle va de l’une à l’autre. Elle ne la quitte pas des yeux. Lili se dit qu’il suffit d’un rien, du souffle de la ventilation, dans la voiture, pour qu’elle vole, que ce vol ne signifie rien. Ou pas. Peut-être que ce n’est pas un rien, mais un tout. Elle n’a jamais bien su, dans cet amas de phrases, ce qu’il fallait comprendre, de Louis. Il n’avait pas pu tout inventer. Certaines choses étaient vraies, il n’était pas utile qu’il fouille, il n’était pas chirurgien. Il avait usé du scalpel comme un chat de ses griffes, lacérant, déchiquetant, c’était étrange, tous ces crânes, soigneusement répertoriés, dans son arrière - boutique. L’avant était sa chambre, et encore avant l’atelier, avec son officine, son coin cuisine, son réfrigérateur art-déco, une marque italienne. L’appareil avait peur du froid. Il l’affichait clairement, le voyant clignotait rouge, pour la température. Mais il ne risquait rien n’est-ce pas, à dix degré. C’était toujours moins que trente-cinq, parfois la température s’élevait à trente-cinq degrés, dans la pièce, Louis traficotait trop d’essences, les vapeurs montaient en puissance. Elle n’avait pas été dans la confidence, pour les crânes blessés. Elle les avait découverts la dernière fois, la dernière fois pour elle était le jour où… La mort de Louis pour Lili n’était jamais que « la dernière fois » », ou « le jour où … » C’était étonnant, que Louis ce jour-là n’ait pas compris sa présence, il avait murmuré son absence, par deux fois. Sans ciller, sans bouger, à peine les lèvres étaient – elles parvenues à remuer. Par deux fois, il l’avait appelée, elle avait posé un doigt sur sa bouche, il s’était contenté de la regarder, de son regard fixe, comme si elle était un vide. Peut-être l’était-elle, ce jour-là. Elle n’avait jamais vraiment eu le sentiment de s’être rendue dans l’atelier. A peine le souvenir d’une porte ouverte, entrebâillée. La peinture sur les doigts ne partait pas, sauf avec des diluants. Ses mains ne sentaient rien, de cela elle était certaine. Elle n’avait pas utilisé de rinces doigts, comme elle le faisait d’ordinaire dans ces cas-là. Ils avaient été rangés quelque part mais elle ne savait plus où. Et elle n’avait pas eu à chercher, de cela, elle était sure. Cela faisait partie des choses dont elle ne pouvait être que sure. Sa mémoire sélectionnait, pour elle, et ce genre de choses, elle le sélectionnait toujours. Lili n’a pas fait la remarque, qu’elle n’aimait pas son père. Pourtant, d’une voix monotone, Una répond, comme si la phrase finalement avait été dite : -Quand il était un Papa, je l’aimais beaucoup, tu sais. Vraiment beaucoup. J’aurais voulu que ça ne s’arrête jamais. Mais un jour, il a décidé qu’il n’était plus un Papa. -Tu crois…tu crois qu’il l’a fait exprès ? Sa petite fille ne veut pas répondre à la légère, elle s’absorbe un instant dans ses réflexions, avant de déclarer d’un ton docte. -Papa, il a voulu tuer l’oiseau : je l’ai vu donner de grands coups de couteaux, dans ses jambes. Lili marque à peine sa stupéfaction, elle demande, très vite, bouleversée : -Mais comment sais-tu que c’est pour tuer l’oiseau ? -Lili, il voulait qu’il n’y ait plus tous ces mouvements dans son corps ! -Oui, mais… Lili s’entête, elle n’a pas envie pourtant, elle ne peut pas tout comprendre en quelques phrases, sa petite fille est une enfant des drogues, elle ignore quels ravages elles ont pu commettre. Louis une fois avait parlé de ses recherches sur le troisième œil. C’était après l’amour qu’il lui avait donné, de lui. Elle avait refusé d’entendre, il avait attrapé ses mains avec rudesse, avait éructé, il avait une manière bien particulière de crier les mots quand il était en colère : - le troisième œil est en nous, nous avons juste perdu la faculté d’en faire usage. Regarde l’oiseau, l’oiseau n’a pas tu son troisième œil, il capte l’intensité lumineuse extérieure. Si je peux parvenir à en redécouvrir la maîtrise, je pourrais… -Tu pourrais ? -Que voudrais-tu Lili ? -Je ne sais pas. Il faut que je sache, Louis ? -Oui, Lili, il faut que tu saches. -Mais… Louis n’avait alors pu réprimer un sanglot dans sa voix, posant sa main sur son ventre, elle était toujours allongée nue près de lui, il avait poursuivi : -Je voulais t’offrir les couleurs, Lili, simplement t’offrir les couleurs. L’alchimie ne se fait pas sans blessures, il faut passer par tant de rites. Je n’aurais peut-être pas le temps. Mais peut-être quelqu’un de ta lignée… -Oui, Louis ? -Chut, j’en ai déjà trop dit. Donne-moi, encore, toi. Ce n’était plus l’amour qu’ils avaient fait, mais un tombeau qu’ils avaient ouvert. Una avait vu le jour peu de temps après, de Lise. Una n’était pas un oiseau. Elle ne le serait pas, même si Louis avait cru à la métamorphose chez les êtres les plus jeunes. Lili ne veut pas être folle, et croire à ce genre de choses. Elle n’a pas vraiment d’idée, Lili. Elle se dit juste encore que ce n’est pas possible, l’Oiseau n’avait pas non plus pris possession du corps de Damien, son fils avait décidé de ne plus y croire. Elle proteste, faiblement. -Ton père était malade, mon trésor, et la maladie fait faire bien des bêtises. -Comme quoi ? Una la regarde, soupçonneuse. -Comme croire qu’il suffit d’un couteau et de quelques blessures pour évacuer le mal. Ou le comprendre. Observer pour comprendre. Lili n’est pas convaincue, ses phrases ne sont qu’une façon pour le dire. Elle aimerait croire que son fils n’était pas devenu fou. Elle songe soudain qu’elle ne le connait plus, elle l’a porté, pourtant. Elle repense au chat, le chat qu’elle a appelé de toutes ses forces, l’autre soir, sans savoir pourquoi, sans autre justification que ce réflexe primaire, le chat mange l’oiseau. L’enfant le sait, et le grand secret est dans l’enfance, c’était la troisième règle de Louis. Louis n’était pas simple d’esprit. Il s’en donnait l’air parfois, créait une illusion, cela lui conférait une apparente innocence. Derrière tout cela, il y avait ce charnier, même de quelques crânes. Cela en était un, il réécrivait une histoire. Il n’en avait pourtant rien compris, de celle des nazis. Elle n’éprouvait pas le besoin de lui pardonner. Il ne l’avait pas offensée. Il lui avait demandé de l’appeler Louis. Les autres l’appelaient « Il ». J’ai deux ailes à l’Oiseau. Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça la phrase exacte, la phrase par laquelle Louis commençait le rite initiatique. Souvent d’entrer en elle. Elle panique. Elle avait cru qu’elle était « Elle » pour Louis, se dit qu’elle s’était peut-être trompée. Elle ne peut pas s’être trompée, tout cela n’avait été que parce-qu’elle avait été « elle » pour lui, et qu’elle ne l’était plus pour personne. Elle regarde à nouveau sa petite fille, le front à un endroit est plus pâle, sa peau est translucide, comme éclairée. Elle ne l’avait pas remarqué, tout à l’heure. Una tient toujours sa plume. Elle ne flotte plus, de l’une à l’autre. Depuis quand, cela, elle ne le sait pas. Ce détail ne peut pas prendre autant d’importance, Lili ne le veut pas, elle doit sortir de la voiture à présent. C’est comme une voix, à ses oreilles, qui l’appelle. Elle va la suivre, elle n’a pas le choix, elle est toute à son absence de choix. Tout à l’heure, il faudra toute la force de sa petite fille, pour qu’elle ne meure pas. Elle ne retrouve pas la petite phrase, que dit donc un enfant dans une cour de récréation ? Louis aimait ces petites phrases, dites d’enfant à enfant. -Lili, viens maintenant, j’en ai assez d’être là, on va voir Papa et on rentre. J’ai faim. XXXVII Elle sursaute, elle entend, quelque part dans sa tête : « ressaisis-toi Lili ». C’est drôle, d’habitude elle ne se parle pas. La plume s’est faite petite dans la main d’Una, elle ne dépasse pas. Elle ne le remarquera pas. Elle fait avec Una comme avec Louis. Elle ne dit pas, ce qu’elle voit. C’est pour ça qu’Il, elle l’appela Louis, toujours. Il y a toujours deux ailes à l’Oiseau. Les « elles » poussent Louis au cul. Il fuyait pour leur échapper, de trop les aimer. Lucia, Lise. « Donne un corps à l’Oiseau ». Elle gémissait : -Comment veux-tu que je fasse Louis, si je ne sais pas vraiment, qui est l’Oiseau. -A quoi ça te servirait de savoir, il te suffit d’imaginer, tout ce que tu as vu de son monde dans nos voyages. -Comment crois-tu qu’un peintre crée, il faut que son imagination court. -Et la tienne, elle ne court pas ? -Non, Louis, je… je suis désolée. -Moi aussi, Lili, car dans ce cas – là je ne peux rien pour toi. La même scène se reproduisait, indéfiniment, elle promettait de faire mieux. Il lui adressait un sourire indulgent, il avait cessé de lui serrer la nuque. Elle massait, les marques rouges. Lili voudrait pouvoir assembler tous ces morceaux épars de souvenirs. Elle les avait enfouis dans sa mémoire. Pas vraiment loin, elle en aurait eu trop de peine. Elle se désertait sans vouloir vraiment s’échouer. Elle sentait l’urgence dans ce présent, de leur résurgence. Parfois, quand il lui avait fait l’amour, quand il était dans ses moments tendres, la tendresse pour Louis était dans ses doigts qu’il laissait courir dans le creux de ses reins, il lui disait « là est ma chute, trouve mon commencement », il lui demandait de dire la comptine de son enfance. Elle ne la connaissait pas, s’en excusait. Il ne cessait pas de jouer, la mordiller, lui répondait, « elle est si simple Lili, une histoire de plume, une simple histoire de plume. » Le temps se passait qui mena l’amant de la fougue à la fatigue. Tu titubes, Louis, maintenant, après m’avoir fait l’amour, tu t’en vas, n’est-ce pas ? » Il ne répondait pas, sauf une fois, elle était de celles qui amènent à la dernière fois. Il avait dit « écoute l’Oiseau, il sera mon dernier chant, je ne suis pas un cygne ». « Qui es-tu Louis, alors ? » « Une métaphore, une allégorie. Ris, Lili, ris. Lucia, elle riait, avant que sa voix ne se perde, emmenée à vol d’oiseau » Elle n’avait pas compris, mais elle avait ri, comme il lui avait demandé, comme une enfant bien sage. C’était avant qu’elle ne sache que Louis pouvait faire du mal, aux autres. Son prénom claque dans l’air, une nouvelle fois, l’amène à revenir, dans ce présent. Il faut qu’elles y aillent, n’est-ce pas ? C’est étonnant, comme la voix de la petite Una est claire et forte, quand elle crie « Lili » A croire qu’elle n’est pas la seule à parler. A croire qu’une autre voix, plus sourde, unit la force à la sienne. Elle n’a pas le temps de s’étonner, de cette autre voix. Celle-ci enchaîne : Ne hurle pas. N’affole pas ta petite fille, elle croit encore que je suis dans sa main, mais je ne le suis plus. Elle n’a plus qu’une matière vide, de sens, puisque vide de moi. De toute façon, je ne suis pas un jouet de petite fille. Je suis plutôt content que tu sois enfin venue. Je commençais à me sentir un peu pédophile. A présent, bouge tes fesses. Mets y un peu d’énergie, car ton corps n’est plus de la première jeunesse, et je ressens les affres de ton nerf sciatique. Je me coltine ton corps depuis hier soir et j’ai déjà mal à ma hanche. T’as vraiment pris un cul de vieille, ma pauvre. Excuse – moi de te le faire remarquer, mais en six ans, tes formes se sont comme qui dirait affaissées, et au temps où Louis te baisait, j’ai le souvenir d’un rebondis qui moi-même ne m’a pas laissé indifférent, et ma bande son m’a plus d’une fois titillé. Aller zou, on décanille, ta petite – fille, elle ouvre grand une bouche de mérou, à ne plus savoir que dire. Ah, un dernier mot avant de sortir, tu ne me fais pas le coup des jambes qui flageolent, j’ai horreur des comportements de gonzesse. XXXVIII Le monologue se poursuit, tétanisant Lili. Elle a essayé de sortir de la voiture sans y parvenir, a esquissé un pauvre sourire, à l’intention de sa petite-fille. -Je crois que je ne me sens pas très bien. Laisse-moi quelques secondes encore, mon trésor. Una ne redit pas qu’elle s’impatiente. -Prends-ton temps, Lili. Lili se contenterait volontiers de la voix de sa petite fille, mais il y a l’autre, qui la percute, encore. Un peu de couilles, nom de Dieu. Même si t’en as pas plus que moi. Enfin, toi, t’en a jamais eu, mais moi, j’étais plutôt bien monté, ironie du sort, cette grosse queue sur un corps de freluquet. Sauf que j’ai mon paquet qui est resté comme qui dirait collé à l’emballage d’origine. Lequel emballage git sous terre avec un bel épigramme, un mot de mon cru. Pas piqué des vers, celui-là, t’imagine bien. Je te le donne pas à lire, il va falloir que tu le trouves, toute seule. Ca fait partie du rite. De ton initiation. Ton entrée dans mon monde. Six pieds sous terre. Asexué moi qui me suit cru phallocrate. Prêt pour l’androgynie primordiale, sauf encore que j’ai pas trouvé l’entrée du temple et que Salomon est devenu une marque de gourde. Comme quoi ce siècle est un siècle de con. Elle porte sa main à sa bouche pour ne pas hurler. Elle a l’impression que ses yeux roulent dans leur orbite, mais Una ne lui dit rien, à ce sujet. Ce n’est pas comme cette voix, qui ne se tait toujours pas. Laisse tomber ta prise de tête, Lili, t’es pas mon otage. On aurait pu faire un bout de parcours tous les deux, mais je n’ai pas envie de passer ma vie à me déguiser en donzelle. Tu abimes ton cristallin, avec ton mascara à deux balles. Tu encrasses tes cellules, avec ton fond de teint. Si je te faisais la liste de tous les produits de merde contenus dans tes produits de beauté, tu ne militerais plus pour le réchauffement climatique mais pour la pollution de tes cellules. Ton pot d’échappement, il émet des gaz plus toxiques qu’un quatre quatre Mercédès. Je prends Mercédès, mais j’aurais pu prendre une autre marque, Lili. T’arrêtes pas à ce détail. C’est juste histoire de te faire comprendre. Lili est à présent stupéfaite, de ce méli-mélo de mots, trop, pour trembler encore. Elle a l’impression que quelqu’un se rengorge, mais elle ne sait pas où. -Je vois que j’ai réussi à te calmer, avec mes histoires. C’est toujours la même chose, avec les femmes. Il faut causer, avant d’exiger. Les phrases ne se font pas dans sa tête, Lili ne parvient pas à formuler, quelque chose, pour crier sa peur, qu’elle ne comprend pas, ce qui se passe. Sors, nom de Dieu, on ne va pas continuer à se taper l’incruste dans cette caisse, avec ta petite fille qui ne sait même plus combien elle a de doigts à force de les tortiller dans tous les sens. Je ne sais pas pour toi, mais pour moi, le temps m’est conté. Et ce n’est pas une belle histoire, je te prie de le croire. Alors, oui Madame, je suis pressé. La portière claque. Lili est enfin sortie du véhicule. Elle marche droite, un balai vissé dans le cul. Mais au moins, ses jambes ne flanchent pas. Elle cache sa trouille Lili. Elle s’efforce de sourire, même. Elle craquera, plus tard, quand cet horrible cauchemar sera fini, qu’elle se réveillera auprès d’Antoine, non sans avoir, la veille au soir bordé sa petite fille dans l’ancienne chambre de son fils. Là où un oiseau irradie ses couleurs, il attend. A sa patte se déroule un fil, il a tiré dessus, beaucoup. C’est un fil d’argent. Ressemblant à s’y méprendre à ses cheveux, à lili. Elle sent qu’ils sont devenus presque blancs, comme hésitants. Jusqu’ici, ils n’étaient pas encore gris, en dessous des teintes artificielles, légères, pour prendre racine, le roux vénitien était celui de son enfance. C’est ce qu’elle se dit, Lili, pour faire face. Elle ne sait pas quand sera sa fin. Elle a vieilli ces dernières heures, le temps l’a rattrapée, elle avait une longueur d’avance sur lui, elle est à présent la proie des ondes, de l’ombre. Cela aussi, elle le sait. Elle continue d’avancer, sur ce parking, les pas l’enchainent au bitume, elle ne dit rien, sa petite fille non plus. Des bâtiments se profilent. Ils sont tous gris, dans leur façade de béton. Les couleurs ne sont plus de mise. C’est un immense découragement qui finit par la gagner. Elle progresse au milieu des voitures, devient pâture, au chagrin. Il dévaste, la noie, elle pleure, enfin. Se libère, de ses larmes. Elle songe que Louis aurait voulu les voir, ces larmes, il les avait souvent appelées. Elle lui avait opposé ses simagrées, de ne pas vouloir pleurer. Pourtant, Louis l’émouvait. Il avait le charme des beaux qui savent vieillir, parce-qu’ils ne l’ont jamais vraiment été au fond, beaux. Un nez un peu épaté, une bouche épaisse, qui dévoilait des dents écartées. Elles étaient un aperçu du paradis, refrain d’innocence, qui déjouait la trame, elle n’avait rien à éluder. Longs étaient les cils, bleus le regard, il la cueillait, lui Narcisse et elle Jonquille. Confusion des genres, elle l’attente et lui … Elle n’avait jamais vrai su, au fond, qui se mirait dans l’autre. C’était peut-être pour cela qu’elle ne pleurait pas. Ils s’aimaient dans l’image, c’était un phénomène physique, un autre espace-temps, mais elle ne le sait encore pas. Elle ne sait pas ce qu’était ce renvoi d’elle, de lui. Elle va l’apprendre, le jeu n’était qu’une distorsion. Sauf que tu n’as pas su que tu jouais Lili. Par omission, petite fille, ta peinture en eut souffert, si tu l’avais su. Elle accepte, la voix, en elle. Elle a toujours su, que la femme du tableau n’aurait pas sa voix. C’est pour ça qu’elle ne se retournait pas. La femme du tableau n’avait pas de bouche. XXXIX Elles se sont arrêtées, se sont assises sur l’herbe d’un talus du parking de l’hôpital. Lili ne parvient plus à avancer. Elle a fait un signe, à Una, sans parvenir à prononcer un seul mot, mais Una n’a pas besoin de phrases pour comprendre que quelqu’un ne va pas bien. Elle avait dû apprendre, pour son père. Elle n’est pas dans l’interrogation, Lili, elle n’a pas de défense, elle est en léthargie, à force de liturgie, la peinture a toujours été religion, pour elle. La religion suppose des rites. Quelqu’un avait choisi que les drogues étaient le rite initiatique, pour l’art. Ce quelqu’un était Louis, et pas cette voix en elle, qui précise : -C’est bon pour la peau, les larmes, l’hydratation naturelle, la salinité pour faciliter l’échange osmotique. En plus, je suis plus à l’aise, dans cette amplitude. Elle ne réfléchit pas, la réponse s’impose d’elle-même, avec un besoin d’une vulgarité comme le cri d’un nouveau-né vers la vie. Elle a admis le principe d’une voix, pas ses palabres inutiles : -T’en n’a pas marre, le chimiste, de me vriller le cerveau ? -Je suis physicien, Lili. Un temps d’attente, Lili interprète à sa manière l’information, c’està-dire sans négation, Louis l’avait habituée à apprivoiser l’étrange. Au point de s’étonner de ce qui ne l‘était pas, justement étrange. Et d’admettre ce visage sans bouche, sur un tableau, qui attendait une voix. -C’est quoi, ton registre ? En plus de taper l’incruste, il faut que tu tapes l’épate ? -Le terme exact est télépathie, Lili, je fais de la télépathie. Lili retient le mot, il est un coupe-gorge, celui de Louis. Parfois elle et lui se disputaient. C‘était quand Louis l’avait invitée à oser. Il lui disait : le clown fait le pitre sur des mots d’acrobate. Il fait rire l’enfant. Puis l’enfant se meurt, devient névropathe. Le p et le b sont la même lettre à l’envers, l’adulte est l’envers de l’enfant. Ils prenaient la liste des mots, Louis lui demandait qu’elle revienne au b sur une dernière rime. Elle se vide mécaniquement d’une de leur réplique, elle la balance en pensant à Louis, Louis qui prenait possession d’elle, elle ne voulait plus, il l’avait déjà fait, il n’y avait plus de voyage, juste un sexe qui lui faisait mal. La voix lui fait mal. - Je ne t’ai pas envoyé de carton d’invitation. -Je comprends que tu m’en veuilles, Lili. On peut jouer, si tu veux, le jeu résout bien des situations de crise. Lili perd sa maîtrise, elle sent le souffle de Louis, il a bu, il y a la drogue, elle ne veut plus, elle n’aime pas la lueur dans le regard qui s’arrime au sien. Elle twitte « névropathe » dans sa mémoire interne. -Excellent ! On peut effectivement faire tous les mots en pathe. Je continue avec « psychopathe ». A toi. - Pathogène. -Bien tenté, mais tu te goures, il n’y a pas de gène entre nous Lili. Entre ta petite fille et moi, peut-être, d’une certaine manière, un début de fréquence d’ADN, mais entre nous deux, ça ne sera même peut-être jamais rien d’autre qu’une histoire de cul par l’ouïe interposée. L’oreille pas Louis, je te précise, mon égo dans ton corps se satisfait de peu, et en l’occurrence, peu, ce sont mes jeux de mots. Même miteux. J’ai connu d’autres occurrences, en tant que physicien… -Tu me déclenches la migraine, avec tes histoires. -Ce sont les tiennes, Lili, ces histoires. XXXX Il n’est plus comme tout le monde depuis un jour, un seul jour, une journée de fou, mais elle fut, pourtant. Ce jour-là, une Diva, Lucia Delamonté, mélangea les notes d’un air d’opéra aux accords de la guitare de Louis, qui avait poussé jusqu’à l’ultime le son de son amplificateur, pour l’accompagner. L’improvisation fut étrange, à la limite de la discordance, le musicien cherchait d’autres fréquences que celles banalement utilisées. Quelque part, ailleurs, lui étudiait les trilles d’un Guêpier d’Europe stimulé neurologiquement. Le frêle animal avait subi une implantation d’électrodes, quelques jours auparavant. Il ne détachait pas les yeux des lignes sinusoïdales de l’écran, un variateur lui permettait de moduler les stimulations du cortex cérébral de l’Oiseau. Dans le même temps, il écoutait en boucle le même air d’opéra sur you tube. Celui que chantait la Diva, près de Louis. L’un était l’amant de l’autre. Louis ajustait son ampli avec un programme mis en réseau, sur internet, de manière à pouvoir le télécharger de n’importe quel ordinateur, où qu’il soit, dans ses tournées. Quelque part dans le monde, les Usa se livraient à des essais de fréquence, créant une nouvelle longueur d’onde, amplifiée par d’immenses émetteurs, captée accessoirement par des satellites. Un programme top secret, hot fréquences. Son sang de physicien n’avait fait qu’un tour. Il mourut, il était humain, malgré tout. Le café avait bouilli, cette fois, la cafetière explosait. Il n’en boirait plus. Le corps de l’Oiseau fut retrouvé en état de mort éminente. Mais l’Oiseau ne mourut pas. Surdosage en diméthyltryptamine. C’était étiqueté quelque part. Il s’étonna. Moins de se retrouver ailleurs. Amoindri dans sa fréquence. Une onde théta dans un cerveau, d’homme. Celui de Louis. XXXXI Fais pas ta larronne, Tu peux rien contre moi. Je suis pas ta galère, Tu crèveras pas dans ma bulle C’est pas moi ta misère, C’était l’autre la crapule, Avale donc la pilule, Ma voix s’est shootée à l’hélium m’suis soudé Vent d’est J’suis à l’Ouest En toi j’tourne ma veste Pourtant, t’es pas dans mon deal, Sois donc pas si haltière, Rend moi ma matière Tu sais pas ma bohème Combien je suis en peine Que maintenant j’ai la haine, Comme une sorte de grangrène Avant elle lui et toi, je causais M’accoquinais comme un trophée Un prix nobel pour bourrés Mais Je philosophais pas, Je bouffonnais, L’hémicycle du troisième œil Je connaissais pas, J’étais mordu par la science Elle creusait mon cercueil La physique était mon linceuil, Jsavais pas, jsavais rien, Ma vie, une peau de chagrin, Sans Louis, son toi, mon moi Y avait pas d’mouvement d’joie. Mes couleurs n’étaient pas d’épinal, Une rétine pour la glande pinéale Louis, moi, on s’est trop rincé l’œil, Ecorné nos matières, A poursuivre nos chimères Trouver le ying et le yang Chercher le bing et faire bang Et maintenant j’suis poussière Un grain de sable qui verra pas la mère C’était pas l’heure de ma mise en bière Pourtant, Mais les deux cons m’ont laissé Esseulé sur le flan. M’ont planté ont filé, Louis, elle, ont crevé J’ai perdu mon corps dél-étère. Mon moi, mon alter Lili écoute sans entendre, elle s’agace mais ne s’étonne plus de cette voix qui résonne en elle, progresse, semble fuser de toute part à la fois. Elle l’a toujours su, depuis le tableau, qu’il y en aurait une, de voix. Elle a décidé de surnommer le physicien « PQ ». Elle ne sait rien de la physique, juste que parfois, on parle de physique quantique, alors elle va l’appeler PQ. Elle le lui dit. Elle entend son rire. De nous deux, Lili, ce n’est pas moi qui ai des idées de merde. Je sais, celle-là, elle était facile à faire. Mais que veux-tu, dans un cerveau comme le tien, je m’ennuie un peu. Tu crois que tu domines, mais tu es trop facile à prendre Lili, t’as même pas besoin de faire le tapin, on te repère à dix lieux à la ronde. Une catin à cation. Entrez, ici, on rase gratis. Parole de tenancier. Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer. Louis confondait comptine et serment de pirate. Enfance et innocence. T’aimais, quand il faisait l’enfant. Tu lui pardonnais tout. Moi, enfant, on me reprochait d’être né petit. Il a fallu que je m’élève. De platitudes en platitudes, ma vie s’est bâtie en rêvant de cathédrales. J’ai taillé, Pierre. Lili, j’ai fait le tour de tous tes hémisphères, tes sinusoïdales sont à plat. Je suis vénère, que ce soit toi, mon dernier moi. Je pourrais crever, d’ennui, d’une telle apathie. T’as pas idée de la dramatique de la composante ennui dans l’équation « toi+moi ». Elle fustige mon couple, mon moteur décolle plus. Tu me bernes, Lili, avec ton Qi de moules, t’as passé la date de consommation, t’es même pas une ampoule basse tension. C’est clair que tu me chaufferas pas le filament. Tu me démotives, avec ton absence de leitmotiv. Tu me mets en berne, Lili, je hisse plus mon drapeau. Je te soule ? Je t’entends, tu sais. XXXXII Lili voudrait ne plus penser, elle est prise de frissons à présent. Ce n’était pas à ça qu’elle s’attendait, pour la voix. De temps à autre, elle jette un regard discret à sa petite-fille. Elle s’étonne, de ce que l’enfant demeure ainsi immobile, sans bouger, presque calfeutrée sur elle-même. Du moins est-ce l’idée qu’elle se fait du corps sans mouvement assis près d’elle, la tête est appuyée sur les genoux remontés haut sous le menton. Ses pensées s’égarent, elle cherche, ses souvenirs ne cessent de la ramener à Louis. Elle le sent lui sourire, l’implore, elle ne veut pas d’un PQ, dans sa tête. Elle a peur, elle a aimé à perdre la raison, il lui semble qu’il ne lui en reste pas assez, pour ne pas devenir folle. Pourquoi est-ce qu’elle l’a toujours su, pour le tableau? Sauf que la voix, la voix ça ne peut pas être ça, tous ces mots en anicroches, qui ne sont même pas une anecdote, à écrire. Ils sont laids, ces mots d’ailleurs. Elle, elle voulait en apprendre à dire les couleurs. Le train déraille, c’est elle qui part, le conducteur a ouvert la porte, elle va tomber. On la rattrape. Pleure plus, je te la fais, ta prière, remonte plus le temps, le cours de ta scène, les ponts, s’ils ne sont pas thermiques, ils me laissent froid. Je vais te laisser sur le pavé, même pas celui de Paris. Le parvis de NotreDame, mon Eglise, ça ne peut pas être toi, Lili. T’as pas assez de hauteur, la géométrie de ta voûte, elle joue pas les faussaires. Moi si, Lili J’ai besoin que tu soutiennes mon mouvement, comme une brave fille. Milite pour moi, Lili. Ou contre, si tu préfères. Tout, pourvu que tu t’agites. « Je vais et je viens, entre tes reins, et je me retiens ». Pas faux. Physicien, j’aimais déjà Gainsbourg. La naissance de l’onde est dans le mouvement, la fréquence la résultante d’une bonne partouse synaptique. Affole tes neurotransmetteurs, libère ta cytosine, je te ferais voir mes endorphines. J’ai toujours su causer aux femmes, même si je n’étais pas bio-chimiste. Quelques mots acides, à miner, je codifiais, pour amorcer l’entrée en matière. Dommage que je n’avais pas le physique qu’il fallait, pour conclure. Je n’ai jamais pécho, avant Louis. Misère, je suis mort puceau. A force d’être un enculeur de mouches, je suis resté sur le banc de touche, et personne ne m’a jamais fait entrer dans la partie. Bon sang, elles sont où, tes forces telluriques ? Avec Louis, tu ne cherchais pas l’osmose, l’harmonie parfaite entre l’art et la matière, l’existence, découvrir ce monde « à vol d’oiseau » ? J’ai d’ailleurs beaucoup ri de la phrase. Louis l’avait dite, sans malice, sans se douter de son sens caché. Tu ne sais pas ce que signifie le mot « tellurique » ? Tu n’as pourtant pas l’air d’une telle bourrique, rassure moi, Lili, tu es quand même bonne pour autre chose qu’un coup de… Non, il suffit. Même pour la rime. La vulgarité parfois est de trop, Lili, entre un homme et une femme. Louis n’avait pas toujours su le comprendre. Et pourtant c’est lui que tu aimais. C’est à ses phrases idiotes que tu riais. Pas à ma prose, à ma dépose, un mot, une idée, j’obligeais Louis, c’était moi, sur le devant de sa scène. Mais tu te détournais. Tu regardais ailleurs. Tu voulais le trouver. La voix se tait, Lili entend que la voix se tait. Elle est trop fatiguée pour être en état de transe, sa petite fille lui a saisi la main, l’a aidé à se relever. Elles marchent à présent toutes les deux en silence, elles savent où elles vont, leurs vies ont pris un sens, puisqu’elles sont deux. Les pas s’enchainent, les bâtiments se longent, se contournent, elles n’ont aucun mal à pousser la porte de la chambre mortuaire. Elles marchent mécaniques, elles sont une rythmique, dans l’attente d’une formule mathématique. Un epsilon qui attend son prologue. Elle n’aura pas vraiment le temps, d’être en colère. Elles sont parvenues à la porte d’entrée à présent. Aucun doute n’est permis sur la destination du bâtiment. Tout d’un bloc, aux ouvertures presqu’absentes, le toit curieusement n’accuse qu’à peine une pente, des gens s’y croisent, pas simplement des familles, des officiers de police judiciaire en sortent. Ils discutent, oublient que la voix doit être basse, elles n’osent pas les bousculer, pour entrer. Ils barrent le passage, pourtant. Elles se concertent du regard. Una a pâli, quelque chose ne lui plait pas, elle a mal à la tête, frotte la main sur son front, s’arrache un morceau de peau. Elle a oublié la plume dans la main. Celle-ci est affutée, au bout. Elle saigne, mais qu’un peu, mais qu’à peine. D’ailleurs, déjà la plaie se cautérise, sur une chair diaphane. Elle ferme les yeux, elle voit pourtant. Elle agrippe l’avant-bras de Lili. Le groupe s’écarte, devant elles. L’un des hommes s’excuse, de mauvaise grâce, l’autre le bouscule d’un coup de coude, « pauvre gamine », le troisième préfère se taire. -Ouais ben, j’avais pas vu. -Et ça se dit flic. -Me cherche pas, le blanc-bec. T’as déjà une tête de cul, inutile que j’y foute mon pied dessus. Elles n’entendent plus, elles ont déjà passé la petite bande. Lili voudrait se renseigner, à l’accueil, mais Una l’en dissuade. -Pas la peine, c’est la porte au fond à gauche. -Comment tu le sais. -Comment je sais quoi ? -Où c’est, pour ton père ? -Je le sais, c’est tout. C’est pas plus absurde que toi en ce moment. Des fois, je fais des trucs, c’est comme ça, je cherche pas à savoir. Personne ne les observe, personne ne vient vers elles. Elles poussent la porte du fond, bien sûr, il y a d’autres histoires, le bâtiment mortuaire ne leur est pas réservé. En ce moment même, une autopsie se pratique, il y a une salle plus loin dédiée à la mort d’enfants prématurés. Plus discrète, la porte d’accès se cache dans un renfoncement, elle ne s’aperçoit qu’à peine. Mais pas l’attroupement qui la condamne. Des gens, devant, pleurent. Une femme est assise par terre. Elle est livide. Elle ne songe pas à se moucher. Elle ne sait pourquoi ce matin, elle s’est tout de même maquillée. Reste d’habitude peut-être. Elle n’a pas eu le temps d’en changer, prendre celle d’être à trois, dans cet appartement. Son visage dévasté par les larmes est grimé de noir, quelqu’un, son mari peut-être, non surement, a eu la présence d’esprit de surélever ses jambes. Comme il l’avait fait plusieurs jours auparavant en salle d’accouchement, les passant dans les étriers. Avant que son enfant ne soit proclamé mort-né. Le personnel du service mortuaire leur enjoint de s’éloigner, quitter le couloir, leur enfant a été emmené pour de derniers contrôles, ils s’en rappellent, ils avaient signé les papiers, ils voulaient savoir, pour l’hérédité génétique. La mère ne s’en souvient pas. Elle veut partir avec le corps de son bébé, il est si petit, si fragile, ils n’ont pas été séparés pendant sept mois, il a besoin qu’elle le réchauffe dans son sein, il était si froid, les autres heures. Regarde ailleurs, Lili. C’est pas là que ca se passe Tout ça Ca te dépasse, Lili C’est pas là ta misère, Lili Laisse partir En croisière Ne rame pas Dans leur galère Faut pas croire tout ce qui se pleure, Lili, Sinon ta vie ça serait plus qu’une gageure, un haut le cœur, Lili. T’es pas sa chacune, A ce quelqu’un T’es pas sa lagune, A ce chacun Fais pas le con, Lili, Pas ce soir, Aujourd’hui, Laisse béton. La dernière phrase elle n’est pas de moi, je sais Lili, je connais Renaud, ne me casse pas les couilles, j’suis qu’un mec à frime, bourré d’aspirine, comme il dirait, le grand frisé. Ne m’en veux pas Lili. Je ne cherche pas ton amitié, j’ai squatté ta chambrée sans en être prié et je doute fort que mon intrusion soit pour te plaire. Je t’assomme, je le sens. Tu n’as aucun sens de l’humour Louis s’amusait, de moi, en lui. Il appelait ça « ses idées de génie ». Il se les imputait, je ne lui râpais pas la discute. Il aurait aimé être pédé, s’il n’avait trouvé le derrière des hommes si laid. Il s’est rabattu sur le corps des femmes, il a toujours été fainéant. Il aurait fallu qu’il change trop de choses, en lui, pour ne voir les hommes que de face. Si je n’avais pas été son parolier, il en serait resté à être le guitariste de talent d’un groupe de rock minable. Je ne crois pas qu’il ait eu envie d’établir un contact avec moi. Je suis resté son grain de folie, un parasite d’ondes, il ne m’a pas donné de nom, a préféré faire comme si je n’étais que son rien. J’étais sa loose. Etrange paradoxe. J’ai trafiqué tous ses sons, ses fréquences. C’était ça, où je n’aurais connu que des hôtels minables, des plans culs pour bite en berne, au lieu de ça, j’ai côtoyé les plus belles femmes du monde. Je peux te dire qu’avec mon physique de physicien taillé façon woody allen sans les cheveux, sauf sur la langue, j’avais intérêt à être ambidextre, avant Louis. XXXXIII Tout n’est plus qu’un long monologue à présent, que Lili ne parvient pas à feindre de ne pas écouter. Les voix ne s’écoutent pas toujours, parfois les gens parlent autour d’elle sans qu’elle ne saisisse le sens de leurs phrases. Elle voudrait qu’il en soit ainsi du récit de PQ. Sauf qu’il parle de Louis à présent, et que malgré elle, elle veut savoir, pour son amant. Louis, quand on s’est rencontré, il n’y avait vraiment que pour gratter ses cordes de guitare qu’il était bon. Pour ce qui est du vagin des filles, je l’ai souvent trouvé timoré. Il manquait de notions sur la gravité. Je lui avais pourtant refilé la bonne formule pour calculer la bonne distance, c’était quand même à la portée de n’importe quelle bite, mais non, lui il fallait qu’il intellectualise. Ce n’était pourtant pas faute de lui avoir dit de réactualiser ses données à chaque changement de parcours. J’avais beau avoir fait de son sexe un Gps, il fallait un minimum d’entrées. Louis était d’un chiant, à vivre, Lili, si tu savais, en dehors de ses tournées. Parait qu’il fallait que Monsieur se repose, que les concerts, c’étaient fatigant. Avec l’ampli que je lui avais trafiqué pourtant, qui corrigeait tout seul les fausses notes, et qui jouait sur le rythme cardiaque, tu penses, les fréquences, ça me connait, j’en ai suscité, des pamoisons. J’avais quarante années sans se faire sucer à rattraper. Pas une paille ! Le drame de ma nouvelle vie, c’est que Louis, il n’y avait que quand il se faisait un trip que je pouvais m’amuser. Du coup, je l’ai rendu accro à la drogue. Je suis même arrivé à lui faire fabriquer un dérivé du viagra presqu’aussi efficace, il a toujours été bon élève. Je lui en ai fait croire, des conneries ! Et tout ça sous l’anonymat le plus absolu. Maintenant, je veux qu’on m’aime. Qu’on dise « salut l’artiste ». Je veux qu’on crie mon nom dans la rue. Ca fera peut-être un électrochoc, mais la mort n’est pas une fin. C’est vrai, on n’a pas encore fait les présentations. Je connais tes seins, ton cul, la chute de tes reins, ton vagin, et tu ne connais pas mon nom. Comme quoi dans les histoires de baise, les préliminaires, ça n’est que de la foutaise. Elle a mal Lili, d’entendre parler ainsi de Louis. Louis était son mythe. Il était celui de Lise aussi. XXXXIV Elle se défend, de vouloir écouter, encore. Le dire ne servirait à rien. Peut-être à l’énerver. Louis ne supportait pas, qu’on le contredise. Lili se tait, pendant que PQ poursuit. Je m’en suis un peu voulu pour Lise. Mais je te jure que pour elle, je n’y étais pour rien, pour sa mort. Pour elle, c’était l’Oiseau. Celui de Louis, de la diva, le tien aussi, sur ton mur, pourquoi l’as-tu peint, là, après le départ de ton fils? Je ne te jette pas la pierre, tu ne pouvais pas savoir. Personne ne sait vraiment ce qu’est l’Oiseau, son champ des possibles, je l’ai trafiqué, sans le vouloir. Il a fallu tous ces évènements, toutes ces coïncidences, on avait tous joué avec les ondes ce jour-là. Louis, moi, les USA. Sa voix n’est plus animale, désormais il ne trille plus. Le jeu des passages. Etrange passage en vérité qui amène un oiseau à vriller comme s’il était doté de cordes vocales, à avoir cette tessiture capable de vocaliser sur les plus grands airs d’opéra. Lucia est morte en n’étant plus cette colorature tant prisée du public. Louis à ce sujet avait farouchement gardé le secret, même son entourage proche ne se doutait de rien. Il suffisait de faire défiler les enregistrements de ses séances de travail à heure fixe, fermer une porte à clef. La mort de son fils ne fut qu’un prétexte plus tard à ce qu’elle ne chante plus. Le garçon n’était pas de lui, ce n’est pas comme la fille, Lise, mais ça tu le sais n’est-ce pas ? Louis n’avait jamais supporté l’attachement de Lucia pour lui. Et encore plus qu’elle lui soit infidèle, un soir de gala. Et Louis n’aimait pas ce qui n’était pas de lui, et qu’on le trahisse. Ramène le sang sur tes joues, Lili, même si tu as peur de ce que tu entrevois. Et pousse cette fichue porte. Tu veux qu’on joue à un, deux, trois soleil ? Tape Lili, tape et j’accourrai. Je ne vais quand même pas compter mes mouvements oscillatoires. Si j’ondule, toi aussi, et si j’étais toi, je n’essaierais pas de jouer à ça avec moi. Si tu ne veux pas devenir comme ton fils. Lili n’obtempère pas, elle se bat, pour ne pas obéïr. Alors, Lili, tu la pousses cette porte ? T’as peur de quoi ? Il n’y a rien d’autre qu’un macchabé. Tout propre, tout parfumé. Coloré à souhait. Allez, dépêche. C’est que je suis pressé, moi. J’ai un corps à ré-habiter. Figure toi que ton rejeton, il m’a bousillé mon corps éthérique. Trucidé au whisky. Bon sang, tu ne lui avais donc rien appris ? Les âmes, le corps astral, les sciences cosmiques. Tu n’as quand même pas passé ta vie qu’à parler cosmétiques? L’ésotérisme, Lili, la religion. Dieu quoi. Tu sais, Adam et Eve, le péché originel. Je résume un peu, mais je me mets à ta portée. Pas mal vu, pour une fréquence. Je me suis souvent demandé si je ne devrais pas osciller en 440. Le la, se donne, j’aimerai bien qu’on me donne une fois. Je voudrais être altruiste. Déjà parce-que le mot sonne bien. Tu peux le disséquer, t’étendre, en avoir plein la bouche, par voix de contre fait, les oreilles. Le mot te castre, bien sûr, un peu. Mais que sont les testicules, si ce n’est deux kystes poussés sur un sexe féminin. Une erreur de chemin. La liturgie divine ne supporte que les castra. Bientôt, elle apprendra à composer avec moi. Je serai un contre ut, écoute déjà comme je vrille. Il s’égosille sur un air d’Opéra, Lili s’étonne du son métallique, elle croit entendre Louis sur sa guitare. Il pousse encore la note plus haut, s’en prend à Lucia, ou l’Oiseau, Lili n’est pas sure de comprendre : « Te défile pas, je sais que tu es là toi aussi, que tu m’entends…Alors écoute bien : ta note, je la dépasse, bientôt, ce sera moi, avant toi. T’es qu’une colorature Diva, ça sera moi, maintenant, avant toi. Moi, moi, moi. Tu meures, si je te dépasse, n’est-ce pas ? Mais je vais chanter plus haut que toi, poser des clamps à ton destin. Oiseau de couleurs, t’auras plus de ramage, juste un vulgaire plumage». Lili n’aime pas qu’on pète un câble dans sa propre tête, elle le lui dit. Il fait comme s’il n’avait rien entendu, continue de s’égosiller, sans fin, elle n’en peut plus Lili, de cet écorchement, les notes ne savent plus être musique. Diva, Tu vocalises, J’te ringardise, Tu musardises, J’t’ostéolyse, Peut-être qu’on est Du roi le fou, Que ça n’était Que ça Diva Entre nous. Lucia. Ta vie de plume, Tiens plus qu’à moi Je monte mon volume, Je te résume Une fois, Ma voix Lucia Le physicien finit par se taire. Lili attend. Elle est plus mal encore. Elle ne l’entend plus respirer, c’est étrange, la respiration d’une fréquence, à peine une vibration, elle effleure, mais ce n’est pas le corps, c’est plus profond, même pas intime. Elle se niche, quelque part, d’abord infime puis elle inonde, ce n’est pas tout, c’est autre chose. Un état, une conscience. « Lili ? » « Quoi ? » « Tu te rappelles bien le prénom de la mère de Lise, n’est-ce pas ? » « Ta gueule ». Lili a vomi les mots, hors de haine, l’haleine chargée d’acétone, comme quand elle avait trois ans. Una ne peut s’empêcher de se boucher le nez. -Pouah, Lili, tu as une haleine de fruit pourri. Après qui t’en a ? Lili n’élude pas sa réponse. D’un ton brusque, elle questionne sa petite-fille : -Et si je te disais qu’il y a un individu qui se prétend physicien qui a pris possession d’une partie de mon cerveau, tu me croirais ? Una la regarde, elle sait être grave, à ses heures, elle n’hésitera pas un instant pour répondre avec une solennité déconcertante pour une fillette de onze ans : -Oui, je te croirais. Lili a le souffle court, à présent, elle halète, s’efforce de se ressaisir, n’y arrive pas, songe qu’elle va abandonner, murmure, d’une voix à peine audible « aide-moi bon sang. Tu ne peux pas foutre le bordel comme ça puis me laisser me démerder. Regarde, regarde le visage de la petite. Elle n’a plus que moi. Tu as entendu sa réponse, elle veut bien, croire en toi elle aussi. « Tu ne m’auras pas aux sentiments, Lili, toi et moi nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde. Et puis, j’ai à faire, dans l’infiniment grand. Tu es petite, Lili, ta voix peut s’éteindre, elle ne manquera pas. Mais la mienne, la mienne… elle est un cantique, Lili, une dramaturgie ». « T’es physicien, pauvre naze, c’est ça, ton quantique. » Elle a l’impression qu’il rit, en elle, c’est une onde qui la parcourt, quelque chose quelque part qui frémit, elle ne la localise pas vraiment, le long de la colonne vertébrale, peut-être. Elle porte une main, dans son dos, au-dessus des reins. Elle fait le tour de ses vertèbres, questionne sa peau. Rien ne se passe. Elle aurait juré, pourtant. -Tu me cherches, Lili ? -Non, ducon. -Oui, je comprends, mes discours pour toi sont trop vide de sens. -Et ta connerie, elle ne l’est pas ? -Tout de suite, les grands mots, la vulgarité ! Et ça se dit artiste. Un instant de silence, au fond d’elle. Comme une déception. Un début de dépression. Et puis la voix reprend, elle enfle : -Putain Lili, tu ne vas quand même pas être mon sarcophage ! -Pourquoi tu dis ça ? -Tu le découvriras par toi-même… si tu en as le temps. -Enculé. -J’avoue que l’idée m’a tenté, une fois, quand j’étais physicien. Un jeune laborantin qui m’aidait, dans mes expériences, d’une beauté, à vous donner envie d’être peintre, pour figer la grâce de chacun de ses traits. Je lui ai plus d’une fois demandé de travailler torse nu, les prétextes ne manquaient pas. J’ai maté, avec envie plus que réelle concupiscence. -Tu me gaves avec tes histoires. -Dommage, tu aurais pu apprendre, de moi. -Pour quoi faire ? -Lili, je ne vais pas non plus tout de dire. Ca ne serait pas drôle ! -Parce-que là, ça l’est ? -Désolée, très chère, que vous ne soyez devenue qu’un cul coincé. Je pourrais à titre d’échange de bon procédé vous titillez le point G. -PQ, pour les bouquins de cul, je n’ai pas le temps. Ni l’envie. La fusion du corps d’un homme et d’une femme n’a pas vocation à être stérile, elle engendre un concept, l’orgasme est une approche de l’art. -On baise pour mieux peindre, jouer d’un instrument, chanter, etc, etc… Je connais la formule, c’est même moi qui l’ai enseignée à Louis. On en a aligné, de la sauterelle, avec ça. -Assez ! Elle hurle, oubliant qu’elle est dans un bâtiment mortuaire, qu’ici, les phrases se murmurent, par respect pour les morts. Seule la vie supporte le bruit. Elle ne veut pas qu’il saccage ses derniers souvenirs, qu’il réduise à l’état animal l’emboîtement de leurs deux corps. De ce « un » que Louis et elle formaient naissait la lumière, celle qu’elle voulait capter, pour ses toiles. Au moment de l’orgasme, ils quittaient leur état, gagnaient d’autres sphères. Elle revenait de cet ultime voyage enrichie, dans sa foi pour l’art, l’art était une certitude, hors de l’usure du temps, celui du corps du moins. L’art était forme de vie, unique, un langage sans mots, les mots étaient une conception trop mathématique, d’une logique universelle. L’art était une abstraction faite de soi. Louis employait de grands mots, pour elle, pour qu’elle comprenne cet état de grâce. Il lui parlait de transcendance spirituelle. Elle acquiesçait. Peu lui importait. Elle voulait simplement retenir la lumière, absolue, et les couleurs. Apprivoiser l’une, se plonger dans les autres, sur une toile, avec le bonheur infini de les reproduire, enfin, donner ce supplément d’âme à son œuvre. Lili s’imaginait voler aux hémisphères des âmes. Elle en était presqu’honteuse. Louis la rassurait. Aucune âme ne se laissait emprisonner, si elle n’était pas consentante. Lili s’étonnait : -Pourquoi une âme voudrait-elle revenir ? C’est si beau, là-haut. Louis souriait, avant de répondre : -Parce-qu’elle est incomplète. Elle est partie sans avoir achevé son parcours initiatique. La naissance est une initiation, la mort aussi. Tout au long de sa vie terrestre, l’âme s’enrichit des expériences du corps qui l’abrite. Si le corps meurt avant l’heure prévue par la grande horloge cosmique, l’âme n’est pas parvenue à acquérir la connaissance nécessaire à devenir un être de lumière. Elle errera ainsi dans les plans inférieurs du monde astral. -Je comprends Louis. Elle n’était pas certaine que Louis ne confonde pas tout, traînaient régulièrement sur sa table de chevet des ouvrages ésotériques, parfois scientifiques. Et des revues en tout genre. Des articles y étaient découpés, « n’oubliez pas d’être diabétique, c’est bon pour libérer votre âme », « Soyez heureux, torchez-vous le cul avec un bouquin d’auteur Indé de la main gauche », « Entre la cruche et l’eau, le bonheur s’émancipe ou la vitesse du son est inversement proportionnel au carré de sa distance». Un autre illuminé avait d’ailleurs écrit, « les gens heureux boivent les blagues de Hollande comme du petit lait et jettent leur café par-dessus l’épaule droite ». Mais ce dernier article concernait probablement un autre parcours initiatique : Louis n’était pas superstitieux. Se cachaient également un traité sur la palingénésie et celui si joliment intitulé « Théo zoologie ou la tradition des singes sodomites et des électrons de Dieu ». Elle en avait d’ailleurs feuilleté quelques pages, mais Louis l’avait surprise, repris l’ouvrage en souriant et replacé : la table de chevet menaçait de s’effondrer. Elle aussi, de rire. Elle avait aimé, des moments avec Louis. Elle se refuse à de nouvelles salissures, PQ ne déroulera plus sa bande, n’écorchera pas ses souvenirs. Elle les veut, ainsi, stupides, drolatiques, sur fond d’un sourire, enjôleur, d’un regard de biais, de dents espacés, de mèches longues, elles cachent le cou, les rides du front, prennent leur envol, libérant l’œil gauche, celui dont Louis disait « j’aurais pu être Bowie ». Elle demandait pourquoi, il répondait d’un air triomphant : -Quand j’étais petit, quelqu’un l’a crevé. -Mais on ne voit rien. -Normal, il avait juste commencé. -Et ? -Et bien il était devenu tout rouge, et il paraît que j’étais passé à ça de le perdre. Il montrait un interstice de deux millimètres entre ses doigts. Elle lui souriait, indulgente. -Tu sais, tu n’aurais pas eu les yeux de Bowie pour autant. -Ah oui, et pourquoi ? -Tes deux yeux sont marrons. -Ils ne l’étaient pas avant. -Ah. Elle feignait d’être convaincue. C’était cela, la magie de Louis, cela qu’elle ne veut pas perdre. Elle ne veut pas être une ombre noir, n’avoir plus que ce reflet gris d’ellemême, elle doit…elle doit refaire venir les couleurs, elles la désertent depuis trop longtemps… Elle cherche Lili, Louis à quelques reprises a fait mention des fréquences des couleurs. Elle a mal, dans sa tête tout se mélange, un barrage se dresse, l’empêche de voir au-delà. Au-delà du mur noir. PQ jalonne son terrain, il l’arpente, ses arpèges, il répète ses arpèges à présent, il se sert d’elle, elle ne sait pas comment. Il vrille, module, quelle fréquence maintenant, elle est obligée malgré elle, de suivre cette fréquence. Elle transpire, son rythme cardiaque s’est accéléré. Elle va crever. C’est ça, elle va crever. Elle ne veut pas Lili, elle ne veut pas clampser pour un morceau de PQ, mal joué. Elle s’exhorte au calme, sa propre voix, il faut qu’elle l’entende, à nouveau. Elle ne peut pas faire le vide, le physicien a trop d’emprise, mais elle peut s’appeler, elle. Dire son nom. Alors elle crie ses poumons. Songe, Lili, songe. Une nuit d’été. Toutes les nuits si tu veux, tu as créé la nuit, tes plus belles peintures. L’oiseau, sur le mur. Des visages dans des halos de lumière. Une âme se mêlait de tes couleurs, celles que tu ne vois pas mais que tu apprivoises, parce-que l’art te porte, dans leurs nues. Elle est saisie d’un fol espoir, Lili. C’est enfin sa voie, ces mots, dans sa tête, pas sa voix à lui. Est-ce possible que le physicien s’affaiblisse ? Elle continue de songer à l’art, se répète comme une litanie tout ce qu’on lui en a appris. C‘est sa leçon de vie, cet art qui ne se définit pas. Elle a une drôle de lumière, fait certainement une drôle de tête, mais elle ne le demandera pas à Una. C’est si étrange, l’influx, il vient de partout à la fois. Elle est un big bang à elle seule, elle est cette toile qui se peint. Lili n’a d’autre intelligence que celle de ses doigts, de ses yeux, et cette part- là, de mémoire. Morphée s’anime, distribue des fleurs de pavot. Iris ondule, l’air est doux, elle sent ses frasques, la puissance du narcotique, celui que Louis arrachait à la plante, ou au revendeur d’un coin de rue, d’ailleurs, un autre pays. Elle n’avait jamais très bien su. Elle respire. Elle entre en came. Elle fait perdurer, l’instant, le chemin du souffle qui va du poumon au cœur, et repart, vers ce corps, qui crève. Mais pas elle. Elle n’a pas encore tout dit. Elle n’aime pas l’idée de ces gens qui partent sans rien dire, qui crèvent sans un au-revoir. Elle est éparse, encore, pourtant, elle parvient à se réunir assez pour vouloir dire les mots en retenue, sur un soupir. -Je voudrais te dire des choses ma chérie, tant et tant. Elle marque une pause. Il est difficile, d’apprendre à parler en quelques secondes. Pourtant, la petite fille le lui demande, elle aimerait savoir pourquoi c’est elle qui a dû être là, toute seule, durant toutes ces années, auprès de ce corps malade. Ce n’était pas sa place. C’était la place des grands, comme Lili. La voix de l’enfant est presqu’un reproche, pour savoir : -Pourquoi t’es plus revenue, à la maison ? -Parce-que je ne m’en suis plus sentie le droit, mon trésor. Lili essaie de poursuivre, mais c’est difficile, le temps est assassin, de ne pas la laisser, de ne pas comprendre que peut-être elle va crever. Le physicien lui a dit, qu’il le pouvait, la faire passer de vie à trépas. Et avant lui, il y avait le tableau. Elle acceptait de mourir, avant de revoir Una, parce-que les tableaux ne mentent pas. Elle ne pouvait pas ne pas l’admettre. Elle aurait été parjure, de toutes ces années passées à croire qu’elle était initiée. Elle savait le rite qui mène de la vie à trépas sans crever. Mourir n’est pas crever. Mourir n’est pas l’oubli. Juste une toile qui fige un être dans ce monde ci pour qu’il prenne place dans une autre éternité. Elle avait appris avec Louis. Il lui semble que sa voix est rauque, presque masculine, quand elle parle, maintenant, à sa petite fille. Elle lui raconte l’absolu de l’amour. Elle lui chante aussi, Brel. Una ne connait pas le grand Jacques, et sa voix qui amenait le cœur à voir autrement. Lili ne déraille pas, elle chante pour conjurer. A voix basse, un brin éraillée, une voix de cigarette. Elle ne fume pourtant pas, ces derniers temps du moins, pour le reste, elle ne sait plus. Depuis longtemps aucune poudre blanche n’a jamais plus tracé de ligne, et disparu dans un bout replié de papier. Louis lui imposait le cérémonial d’une drogue étrange, une substance autre qu’un narcotique, elle pétillait sur la langue, elle avait la saveur des poussières fines de certains bonbons d’autrefois, notamment ceux en forme de soucoupe volante. Sa petite fille n’insiste pas, c’est drôle, elle est déjà passée à autre chose. Elle n’aime pas les chansons de Brel, elle préfère Marina Kaye et sa chanson Homeless, elle aussi sait qu’elle part, loin. -Lili, j’ai envie de voir Papa, à présent. Elles rentrent. La porte s’est ouverte d’une simple poussée. Una est rentrée la première. XXXXV La petite plume luit, dans sa main, elle pourrait presque s’échapper. Elle sent une vibration, d’abord légère, puis envahissante, sa main entre en mouvement, échappe à son contrôle. A sa connaissance même. Una ne s’affole pas. Elle a appris à ne pas s’affoler, avec le temps. Elle sait que dans quelques minutes, elle ouvrira la main, la plume s’agitera davantage encore, oscillant de l’avant vers le bas, jusqu’à s’élever, seule. La plume pour l’instant a besoin de la chaleur de sa paume. Elle garde ses doigts repliés dessus. Elle ne la regarde pas, d’ailleurs. Elle se concentre sur ce corps immobile face à elle. Il est allongé sur une surface métallique, manifestement, il n’est pas seul depuis longtemps. Quelque chose témoigne d’une présence, quelqu’un s’est éloigné depuis peu. Tout se devine, dans le désordre léger de la pièce. Les senteurs sont légères, de musc voilées, plus rien ne reste de l’odeur nauséabonde habituelle, son père est pourtant là, elle n’a pas besoin de s’en approcher pour s’en assurer. Elle n’a pas envie de venir plus près. D’ici, le corps allongé lui donne à penser que son père se repose, il fait un somme. Elle aurait aimé le voir ainsi, avant. Elle n’aime pas tous ces mois, qui l’ont menée de janvier à décembre, et de décembre à janvier. Elle ne les comptait pas. Le calendrier le faisait pour elle, quand elle en tournait les pages. Chaque année son père lui en offrait un nouveau, avec de nouveaux visages, de chiens, de chats, ou de chevaux. Jamais d’oiseaux. Les oiseaux, elle les dessinait pour elle, sur des feuilles arrachées à ses cahiers de classe, repliées pour que rien ne se devine, des jolies couleurs de plume. Le bec lui donnait souvent du fil à retordre, elle s’entraînait à partir des images d’internet, toujours les mêmes, d’ailleurs, celles du guêpier d’Europe. Et puis, elle avait assez de crayons, pour les couleurs de ses plumes. L’hiver, elle lui faisait son plumage d’automne, celui où le vert dominait. Bien sûr, elle n’en voyait pas par sa fenêtre. L’été, elle lui faisait celui des amours, le brun des ailes se réchauffait doucement. La plume dans sa main a réuni tous ses crayons, elle en a fait un arc en ciel, comme l’oiseau en plein vol. Elle n’avait pas essayé de faire de même, sur une feuille de papier. Elle sait que si elle l’avait fait, elle aurait dû prendre peur. L’Oiseau peint sur son lit même n’avait pas osé. Elle connaissait pourtant tous les secrets, les coquelicots de Monet parlaient souvent le soir, à son oreille, de vents légers. Elle en comprenait le murmure. Il ne la trompait pas. Les couleurs parfois se faussaient, elle ne les imaginait plus, sa vie prenait une teinte d’ombre, alors, elle savait depuis quand, n’en avait parlé à personne. Elle n’avait personne à qui en parler. Les coquelicots même se refusaient à l’écouter, quand elle était couleur d’encre, s’agitaient à en perdre leurs pétales. Elle ne comprenait pas ce champ d’oscillations. Cette volonté de mouvement soudaine. Dans ce tableau de Monet, rien ne bougeait vraiment, d’ordinaire. Un babil se fait toujours bouche close, sur une toile, les vents figent les feuilles et les tiges. Alors elle avait caché ça comme une chose honteuse, tout ce sombre, dans sa tête. Celui des jours où elle ne riait pas, il tombait en cascade, c’était tout drôle, une cascade d’ombre, ça se nichait dans le cœur. Elle n’entendait pas le bruit de l’eau, pourtant. Juste un cognement sourd, dans la poitrine. Elle n’aimait pas ce bruit. Il grondait comme un animal sauvage, dans sa tête, elle saignait, elle avait pris un coup de griffe, un ours, peutêtre, à l’intérieur de son dedans, loin, très loin, si loin que de l’extérieur on n’en percevait rien. Un liquide chaud se répandait, son estomac s’emplissait, elle vomissait. Le rouge avait des teintes étrangement ocres. Ce sang ne devait pas être le sien, d’ailleurs, il sentait mauvais. L’histoire était plus belle ainsi. L’histoire au demeurant ne se répétait que peu, il lui fallait ses circonstances. Une lune blême, du bleu de méthylène, gris était le visage de son père, dans la pièce d’à côté. Elle préférait dire « couleur bleu de méthylène » plutôt que grisâtre, mais le mot malgré sa jolie consonance ne la sauvait pas. Parfois, elle devait s’avouer que les jolis mots ne conjuraient aucun sort. Aujourd’hui le visage de son père n’est pas bleu de méthylène. Elle ne suit plus des yeux le vol de la plume, elle avait fini par ouvrir la main, seul compte ce visage qui ressemble au sien. Il a presque l’air d’un Papa, ainsi. Comme sur les photographies rangées à la hâte dans sa valise. XXXXVI Elle ne se force pas, c’est tout naturellement qu’elle s’approche, la joue est blanche, il n’y a plus le gris. A peine épars par endroit, sur le menton, autour de la bouche, mais elle ne le voit pas. Elle songe que le visage a l’air d’avoir envie de parler. Que peut-il bien avoir à lui dire qu’elle ne sache déjà ? Un jour elle sera grande, le Monsieur allongé-là n’existera plus, les oiseaux sont parfois carnivores. Pas les guêpiers d’Europe, ils ont bien trop de couleur, mais ceux habillés de noir, elle n’aime pas leur cri. Elle ne met pas les bras autour du cou. Juste les lèvres, sur une joue. La peau est presque rosée en cet endroit. Elle s’attarde un instant, espère. Dans son monde de grande prêtresse, les morts ne restent pas sans rien dire. Se raniment d’un baiser. Ils ont une voix étrange, sourde, caverneuse, elle n’aime pas l’entendre, mais c’est son destin, de l’entendre, n’est-ce pas ? Son père l’avait déjà, avant d’être amené là. Elle veut l’entendre, encore une fois. Il n’y a pas de bleu. Elle ferme les yeux, se contracte, un peu : elle n’aime pas vraiment le contact glacé du visage contre le sien. Ces derniers temps, avant Lili, c’était quand son père hantait la pièce à côté de sa chambre, elle ferme souvent les yeux. Elle a même songé à s’approprier pour s’en faire une canne et avancer ainsi, un des gros branchages du saule du bord du ruisseau, son confident de la rue. Il a été taillé la saison dernière. Tout est resté à même la terre, prêt à pourrir. Les employés de la ville sont négligents, les branches gisent, enchevêtrées, entrelacées dans un simulacre d’entassement en quinconce, dans une absurde indifférence. Elle ne leur en veut pas, ils n’ont pas la connaissance, ils ne sont pas vraiment de la rue, de ses trottoirs qu’empruntent indifféremment piétons et vélos. Ils ne sont pas de ses portes cochères, elles abritent le temps d’une pluie, reçoivent le premier baiser, ou de ses contreforts, sous un pont, la nuit des gens s’y nichent. Quand elle a les paupières closes, elle voit grouiller un petit monde, de part et d’autre de ses pieds, ils ne sont pas insectes, ni race humaine. Un mélange de l’une et de l’autre. Une race humaine miniaturisée, qui, pour les besoins de sa survie, aurait emprunté aux premiers certaines de leurs caractéristiques. Jamais les mêmes, au demeurant. Dans son tableau de Monet, il n’y a pas d’insectes. Les insectes bruissent, le tableau est silence, il n’est pas mouvement. Sauf si elle le met en colère. Elle s’est détachée de son père à présent, légèrement déçue. Elle a fermé les yeux, rien ne s’est passé, elle n’a rien vu. Elle ouvre la main, espère que la plume viendra se poser, à nouveau. Elle n’a pas emmené son compagnon de peluche, elle n’a rien à serrer, contre elle. Excepté cette plume, douce et dure, sage et folle, comme en cet instant, où elle mène une contredanse, devant le corps étendu. S’approchant, se reculant, dans un mouvement oscillatoire, toujours le même et différent. La plume imprègne l’air de ses battements, tour à tour ordonnés et saccadés. Una ne connait rien aux principes d’attraction et de répulsion physique. D’un corps, il lui faudrait comprendre le mouvement, l’approche repoussée, sans cesse renouvelée, créant le ressac d’un bord d’océan. La plume n’est pas bleue, en son origine. Elle a pourtant viré ses couleurs de bord au rythme du reflux. Elle lutte, pour maintenir son niveau de rouge, de vert et de jaune. Elle est par instant presque grise. Una sent son cœur se réunir, les sangs se mélangent, l’oscillation de la plume est la sienne, sa poitrine lui fait mal, elle ne sait pas si elle manque d’air ou si au contraire, celui-ci vient par trop à la fois. La tête lui tourne, elle devient ombre, celle-ci la gagne, raidit ses muscles. La plume lutte, toujours, tandis qu’elle s’effondre doucement. Elle git sur le sol, à présent, loin de Lili. XXXXVII Lili ne voit pas que sa petite fille est tombée, elle le devrait pourtant. Elle se tient toujours appuyée au chambranle de la porte d’entrée. Elle ne l’a pas encore refermée. Quand elle le fait, c’est pour pénétrer cette pièce froide, s’approcher du corps étendu. Sur la grande table, face à elle. La voix en elle s’est tue, longuement. Trop occupée par ailleurs, elle le sent, Lili. Sa mémoire prend le relais. Elle lui donne à penser. Des notes, des mots. Un charabia absurde, idiot. Une chanson. Un titre con, de Louis : « Ma péninsule d’Insuline » Je vais marchant dans le souffle d’un vent, Je ne sais plus le nom du temps mon dos se courbe, ma langue se fourche, j’ deviens farouche, ma voix s’étonne, détonne, atone, épelle epsi, long, l’écho rallonge, au bord de ta falaise, l’ellipse distord le son, les vagues meurent, se brisent, le ressac met à sac, moi. Epelle sceptique. Toi l’épileptique. Tu n’emprunteras pas ma voie, mon chemin vers la crique. Je t’aurais tu, avant. La chanson n’a toujours pas de sens. Lili l’entend, mais n’en sait pas davantage le sens. Louis ne la chantait pas, sur scène. Il s’était contenté de l’écrire, un jour, après l’amour, d’elle et de lui. Elle l’avait lue, il avait ri, enchanté, de lui. Elle n’en était pas surprise, Louis s’aimait, il était son bonbon sucré. Intoxiqué à lui-même, il avait fini par être diabétique. Elle avait songé « une manière de conjurer le sort, Louis n’aime pas, celui qui lui est fait. » Du coup, elle avait fait faire des analyses, d’elle-même. Elle avait choisi pour les lui prescrire un médecin d’une ville éloignée de la sienne. Elle ne l’avait pas revu, après. Elle avait aimé qu’il la touche, la palpe, elle s’était inventée une grosseur, à un sein, une fausse pudeur. Les analyses n’avaient rien prouvé. Ou du moins si. Louis l’aimait. Elle n’avait rien, dans son sang, les drogues étaient douces, elles ne faisaient pas de carnage. Il ne l’avait jamais destinée à son charnier. Lili en cet instant a très soif. Elle sent sa propre haleine, elle a envie de vomir. Elle porte la main à sa bouche, pour se retenir. Sa vue est trouble. Ce ne sont pas les larmes, pas encore, elle ne songe pas à son deuil. Elle ne reconnait pas vraiment le corps étendu là. Elle ne peut pas. Quelque chose l’en empêche. Elle ne peut être attentive qu’à son corps, à son mal être. Ses jambes sont molles, elle sait qu’elle va s’évanouir, en elle, son rythme est lent, elle ne le connait pas, ce rythme qui s’impose, la met sur pause. Sa petite fille est toujours étendue à terre, mais elle ne peut pas le savoir. La plume volète à présent, elle n’est plus en amplitude, doucement les mouvements s’apaisent. Elle ne lutte plus. Les couleurs s’estompent, se vident de leur substance. La pièce est un non-sens. XXXXVIII Lili a vaguement conscience d’un espace-temps, qui lui serait propre. D’une odeur de charogne. -C’est toi qui crève en moi, PQ ? -Non, rêve pas, gamine. Je file toujours la frousse au bozon. Tout ça, c’est bien plus qu’une histoire de con. -PQ, t’es pas sur une scène, si tu as quelque chose à me dire, dis-le, franchement. -Pas tant que tu n’as pas prononcé mon nom. -Je ne le connais pas, ducon. -Et alors ? Cherche. -Donne-moi un indice. -En voilà un : il rime. Avec « Arielle Dombasle », Avec « J’suis trop de la balle », Et « J’pète pas les plombs ». -Et si je le trouve, tu t’en iras ? -Je m’en irais, de toute façon. Tu meurs, si je reste en toi. Pas de fausse joie, il n’y a pas une onde d’humanité en moi. Je ne suis pas philanthrope, j’ai mes raisons, voilà tout. -Alors, à quoi ça rime, cette histoire de nom, que je dois trouver ? -C’est pour le fun, Lili, pour que ça fasse vrai, cette histoire de moi, en toi. Songe à tous ces films, Lili, tous ces livres. Il y a toujours un code, quelque chose à élucider, des inscriptions à déchiffrer. Et là, c’est inutile. Mon histoire résulte juste de l’application à outrance d’un principe de sciences physiques : le mouvement. Je ne suis pas encore liturgie, Lili, là est d’ailleurs mon drame, de ne pas être une âme. Ni même un corps astral. La vérité est bien trop simple, et l’homme ne croit rien, de ce qui est simple. Seul l’obscur l’attire. Le Diable a d’ailleurs été créé pour faire aimer Dieu. Jésus, sans sa croix, sans Juda, sans le mal dont il a voulu nous laver, que serait-il ? Un anonyme, sans renommée. Elle est triste, ma vie, Lili. Elle est juste une histoire d’onde, sans éclat, sans panache, je ne titille pas le plan astral, je squatte les corps humains, je calque ma fréquence à leurs ondes cérébrales, je me joins à leur mouvement. Avec le temps, j’ai appris toutes les clefs de la modulation. Ma vie n’est qu’un enchaînement de séquences, et le film est rarement bon. Il avait mal démarré d’ailleurs. Quelqu’un, un jour, m’a donné pour nom : Pierre Tombale. -C’est une blague ? -Non. Un destin. Ah, au fait. Ce n’était pas toi, pour Louis, mais moi. -Comment as-tu fait ? Il était encore en vie, quand je suis entrée chez lui, la dernière fois. Quand j’en suis partie, il ne l’était plus. -Il se mourait d’une insuffisance d’insuline, Lili, je l’avais rendu diabétique. -En faisant quoi ? -En stimulant son cerveau en permanence. Au début, tout se passait bien, je calquais mon rythme sur ses ondes théta, celles du sommeil, si tu préfères. Puis cette vie de patachon que nous menions m’a rendu accro à la décharge d’adrénaline, elle me titillait le bouton, en quelque sorte. J’actionnais sans arrêt le commutateur jour-nuit. Pour que le temps de nuit se raccourcisse. J’ai déréglé son système cyscardien, la glande pinéale n’a plus fabriqué de mélatonine, le pancréas d’insuline. C’est probablement plus compliqué que ça, mais vois-tu, Lili, je ne suis pas médecin, mais physicien. Alors, je tâtonne, pour ce qui est du fonctionnement du corps humain. Je fais mes expériences. -C’est pour ça que tu as obligé Louis à disséquer tous ceux de son atelier ? -Ah non, navré de te décevoir, Lili. Mais les corps que tu as trouvé, c’était le trip de Louis, pas le mien. -Tu n’as rien dit ? -Pourquoi ? -Je ne sais pas, par pitié, peut-être, c’était des êtres humains, avant d’être ces gorges tranchées. -Lili, je ne suis pas humain. -Tu l’as été. -Si peu. Ou par erreur. Une onde de risée, surtout. -Tu étais célèbre, PQ, dans ton domaine ? -J’étais en passe de l’être en tout cas. Je ne pourrais pas répondre à toutes tes questions, Lili, elles se bousculent, et il n’est plus temps. Ce n’est pas mon but. -C’est quoi ton but, avec moi ? -Une expérience. Je voulais voir si tu étais capable de m’entendre. -Louis ne t’entendait pas ? -Non, c’est trop dangereux. Ce serait trop compliqué à t’expliquer. Disons qu’en étant pensée consciente, pour toi, j’oblige ton cerveau à une fréquence sinusoïdale qui n’est pas la sienne. D’une certaine façon, il est trop stimulé. Il ne tiendrait pas deux jours. -C’est pour ça que je me sens si mal ? -Tu es devenue diabétique Lili, il faudra prendre soin de toi, après. -Alors arrête tout, s’il te plait. -Je ne peux pas, tu dois entrer en état de mort imminente. -Mais pourquoi ? -Pour que ta fréquence soit aussi basse que celle de ton fils. -A quoi ça va te servir ? -A passer dans son corps. -Mais il est mort ! Que veux-tu faire dans le corps d’un mort, peuxtu, peux-tu le ramener à la vie ? -Non, Lili, je regrette, je suis réellement désolé, mais je n’ai pas ce pouvoir. -Alors pourquoi as-tu besoin de son corps ? -Seul son corps physique s’est éteint, pas son corps astral. Enfin, normalement, il ne s’est pas écoulé un temps suffisant depuis sa mort pour que celui-ci ait disparu, si mes calculs sont justes. -Mais tu viens de dire que tu ne croyais pas à toutes ces conneries, d’âme et de religion ? -Pas exactement, Lili. Le corps éthérique existe bel et bien, on peut le mesurer, comme on mesure un rayonnement magnétique. D’après certaines théories, une perturbation de ton corps éthérique entraîne la maladie de ton corps physique. -Alors, est-ce que…est-ce que c’était toi, pour Jean-Philippe ? -Peut-être, Lili, ou peut-être pas. Je te l’ai dit, je ne suis pas médecin, ni chercheur au CNRS. -Sache que je ne te crois pas, mon fils n’avait aucune raison d’être malade. -Le chagrin, Lili, le chagrin altère tes fonctions vitales, d’une certaine manière. Peut-être sa maladie n’était-elle due qu’à une accumulation de choses sans importance, prises isolément, mais réunies… -Ne tourne pas autour du pot, PQ, répond seulement franchement : est-ce que tu as essayé de prendre possession du corps de mon fils ? -Je ne vais pas te mentir, Lili, je ne le peux pas. -Pourquoi ? -Parce-que mentir me demanderait de tricher avec ma réalité et je ne peux pas me le permettre. Pas au moment de les rejoindre, elles. J’essaie d’être sans tache, Lili, ou du moins qu’on puisse me juger comme tel. Surtout au moment de la dernière heure. Les ondes basses de la mauvaise conscience, Lili, elles sont affreuses, t’emmènent au purgatoire. Pas celui de dieu, un plus terrible encore, il suffit d’un rien pour tu te ralentisses, tu navigues, en flottaison, quelque part, tu risques chaque fois de t’approcher du rayon de Schwarschild, le fameux trou noir, si tu préfères, dont personne ne revient jamais. Dans quel espace-temps est-on suspendu, à supposer qu’il y en ait un, vu l’absence de mouvement cinétique et de charge électrique. Si tu avais des notions de physique, Lili, l’idée te ferait flipper ta race. Encore plus que la représentation théâtrale, une dramaturgie de pauvre nase, des disciples de Satan. Le signe de croix, Lili, quand on l’invoque, je ne t’interdis pas d’y croire. Alors oui, j’ai essayé de prendre possession de ton fils. A cause d’une scène de couple, avec Louis, que j’ai jouée seul, dans mon coin. Comme je te l’ai dit, il devenait fainéant, question cul. Ton fils, je l’avais tout de suite remarqué, les rares fois où il est venu à l’atelier. J’avais enregistré sa longueur d’onde, pour le cas où Louis casserait sa pipe plutôt que prévu. Il était beau. Physicien, je me serai converti à la religion de l’anti-matière pour me fondre dans un corps comme le sien. Il inspirait tous les plus beaux égarements. Sois dit en passant, intéressant, la théorie de Jorg Lanz-Libenfenls, sur le singe sodomite. -Tu n’as pas… -Humour allemand, ça teutonne ? -Pitié, ne me fais pas dans la blague de potache. Tu es abject. -Non, Lili, je suis juste une fréquence sans âme, qui vit isolée, recluse, dans des corps qui ne sont pas les siens, sans perspective de communiquer, ni même de mourir, l’instinct de survie me tanne au cul, m’oblige, à onduler, le mouvement créé le mouvement. Il est possible, je dis bien il est possible, que j’ai bien involontairement perturbé son corps astral et par voie de conséquence son corps physique en m’infiltrant dans son cortex cérébral. De là à affirmer que son système nerveux s’est déréglé par ma faute… -C’est certainement vrai, tu ne peux pas t’absoudre de tout, PQ. -Lili, tu ne peux pas me reprocher un simple aller – retour. Ton fils s’est mis à dérailler, s’automutiler, au whisky, qui plus est. Pouah. Je déteste l’odeur du Whisky. Et la gamine qui vomissait…Je déteste encore plus les gosses. Je me suis tiré, vite fait. Juré, lili, je n’ai pas dû squatter plus de trois jours. Louis me manquait, de toute façon. Et sa vie de patachon vieillissant, qui n’attirait plus les gonzesses qu’à coup de paillettes, finalement, était devenue miennes. Je ne nous ai pas vus vieillir, tous les deux. -PQ, vous n’étiez pas un couple. -Je te l’accorde. Une gonzesse aurait voulu des gosses, aurait fait un drame de la moindre petite partie de jambes en l’air, sous prétexte que les jambes, c’étaient celles d’une autre mieux golée. Moi, pour tous ces plans culs j’ai eu l’indulgence d’une mère. C’est bien mon petit. Tu tires un coup vite fait et tu rentres à la maison. Pas de couches sales dans la salle de bain, de cris, de bordel de gosse. Et pas de pension alimentaire. Des revues pornos sous le lit, canal plus à outrance, pas que pour les bons films, l’étude du mouvement, c’est important, pour un physicien, biture assurée au gin tonic. Et des watts qui pètent à longueur de journée. Un peu de came, de la bouffe en boite ou d’ailleurs, les ongles jaunis, trop long, qu’on rogne sur le canapé. Ouais, Lili, Louis et moi, on a mené une vie de pédé sans s’enculer, compréhensifs, au petit soin l’un pour l’autre. Sauf qu’il n’y avait que moi qui savais que nous étions deux, dans son corps. Louis, il aurait juré par tous les saints qu’il était seul. Je n’ai pas de regret Lili. On ne va pas se dire Adieu, c’est con, les adieux, ça donne à penser qu’on se quitte. Lili pousse un cri d’effroi. -Parce-qu’on ne se quitte pas, PQ ? -Si, Lili. Dis-moi Adieu, alors si tu veux, je n’ai jamais été un type très contrariant, tu sais. -Adieu, PQ . -Adieu, Lili. Enfin, je m’attendais à un peu plus d’émotions de ta part. On était quand même des intimes tous les deux. -Jamais ! -Oh, que si, Lili, tous deux nous sommes liés, inexorablement. Pardelà cette vie, dans une éternité où la voix se brisera, sur des murs d’or. -Toujours pour le fun, PQ, tes devinettes ? -Lili, je voudrais te sentir bouleversée, par mon départ. Sentir le chagrin d’une femme que je quitte, une femme que j’aurais pu aimer. -Tu me flattes, PQ. -Que tu es devenue insensible, Lili. Je sais que j’ai court-circuité de petites choses dans ton cortex cérébral. Je crois que ces zones-là ont un rapport avec les sentiments et la conscience des choses autour. C’est plus difficile de se repérer que sur une cartographie du cerveau, quand on est partie prenante. Mais de là à ne rien éprouver du tout, c’est un peu fort. -Pourquoi as-tu fait ça ? -J’abolis tes tensions, pour sortir. Tu vois sans comprendre, rien ne t’atteint, de ce qui n’est pas moi. Tout ça va redevenir normal, ne t’inquiètes pas, les influx vont renaître à nouveau, je ne peux pas les stopper très longtemps, à moins de détruire définitivement les terminaisons centrales. Attends toi à un afflux, à un reflux sans fin, Lili. Tu vas souffrir, ta douleur sera d’abord immense, avant que ta peine ne s’adoucisse, le temps est un outrage à l’amour, la condition d’être humain un défi au bon sens. A ce moment-là, tu regretteras que ce ne soit plus moi, en toi. Adieu Lili. Lili, à ces derniers mots, ne peut s’empêcher de soupirer. De soulagement, de crainte, elle est partagée. Elle murmure « adieu », à son tour, d’une voix qui ne sait pas. XXXXIX Lili revient à elle, lentement, elle a maintenant la perception de ce qui l’entoure. Son fils, sa petite fille. Elle hurle, comme une démente. Elle n’est plus possédée, pourtant. Una au cri revient à elle. Elle n’a que le temps de se relever, de s’approcher de sa grand-mère, de l’empêcher de heurter le coin de métal de la table de travail. Pierre Tombale s’était réservé un corps astral de substitution, au cas où. Elle ne se le dit pas, Lili. Elle veut déjà l’oublier, elle se sent souillée. Epuisée, elle peine à tenir debout. Crier a eu raison de ses dernières forces. Avec l’aide de sa petite fille, elle a pris appui sur la table métallique, elle va maintenant s’en aider pour glisser jusqu’à la hauteur du visage de son fils. Elle va le tenir emprisonné dans ses deux mains sans rien dire. Longtemps. Jusqu’à ce qu’il ne soit plus temps. Ou que le temps soudain soit dans un autre mouvement. Elle n’a pas le temps de voir que la plume a pris son corps d’oiseau. Il bat des ailes à une cadence folle. Tout se brouille. Una arrache Lili à son fils, la pousse, la plaque ailleurs, loin. Un champ magnétique déformé, grimaçant, s’élève du corps de Damien. Il n’a pas vraiment de visage, se résumerait presqu’à une bouche béante, immense, elle s’approche de l’Oiseau. Les deux vrillent, de l’un le chant est pur, de l’autre la voix cassée, éraillée. Une distorsion se crée, une brèche s’ouvre au milieu de ce qui est devenu nulle part, la pièce n’existe plus. Elle a fait place à un champ de coquelicots. Una a fermé les yeux, elle a emmené l’Oiseau, Lili, loin. Dans le tableau de Monnet. Mais cela ne suffit pas. Le physicien les suit. Il y a un trou dans le tableau. Noir. Pierre Tombale ne le voit pas, il est toujours cette béance, couleur de vieux chicots, qui vocalise d’une voix de vieux, écorché dans sa moelle, une voix qui s’égosille, sans colonne d’air pour la soutenir. Les sons grinçants se déforment, un chat se détache, dans le tableau, il n’y était pas avant. Il accule, oblige à reculer la béance vomie d’un autre espace-temps. Dans le trou. Noir. Les sons sont à présents déformés, ralentis, chuintent en distorsion, se réduisent à un bâillement vocal. Une déformation du prénom « Louis » parvient néanmoins aux oreilles d’Una et Lili. Le chat a redressé la tête en entendant son nom. Un miaulement imprègne la toile de nouvelles syllabes. Il n’y a plus à présent dans le tableau que le chat, l’Oiseau, Lili et Una. Ni Una, ni Lili n’avanceront la main vers l’animal. Una a un petit soupir. Elle veut bien que Lili reste, dans son tableau, ainsi que l’Oiseau, mais pas le chat. -Lili, tu crois que tu pourras réparer le tableau ? -Je ne crois pas ma chérie. Tu sais, ce tableau n’existe que dans ton imagination, même si l’original est accroché sur un pan de galerie, au musée d’Orsay. Tu n’en as repris qu’une partie d’ailleurs, peut-être est-ce là la raison de ce trou noir : le tableau est inachevé. J’ignore comment tu as fait, pour nous y projeter. Peut-être est-ce dû aux circonstances de ta naissance. Una se tait. Elle se demande si elle peut parler à sa grand-mère de son investiture, elle a été nommée grande prêtresse, par le soleil et la lune, un jour de pluie. Elle s’ennuyait. Elle sait bien qu’elle a des pouvoirs. Elle voit les yeux fermés. Le monde qui entoure Lili n’est pas le vrai. Il en existe un autre, il n’est pas ailleurs, il suffit juste de fermer les yeux. Se dessine alors toutes les peintures, chacune invitant à venir. Elle a choisi les coquelicots de Monet parce-qu’elle l’avait étudié en classe, c’était plus facile ainsi. Elle n’avait rien d’autre à faire que de fermer les yeux. Depuis quelque temps, ces mondes se confondent. C’est qu’elle apprend à éradiquer de la surface de la terre l’espèce humaine. C’est un ordre du soleil. De toute façon, elle non plus n’aime pas la race humaine. Elle écorche les arbres, transforme le sol, les rivières et les mers en poubelle. Elle troue son ciel, la maîtresse le leur a dit. Elle commande aux quatre éléments. Un jour elle fera s’élever les vents des quatre coins du monde, la terre est carrée, pas ronde, comme la surface d’une feuille. Elle conjuguera le verbe « aimer » à tous les temps. Elle écrira aimer avec deux « m », comme Maman. Seule celle-ci sera dans la confidence, comme ça, elle ne sera pas chassée. Les autres si. Elle confiera peut-être ce secret à Lili, et à Papa. Celui qui la porte sur ses deux jambes, l’autre, il est mouru. Quelqu’un l’a tu. Elle n’aimera plus jamais les chats. -Lili, c’était qui, ce chat ? Lili continue de dessiner, sur la toile. Elles ne l’ont pas quittée, elles sont encore assises au milieu des coquelicots, la petite fille a gardé les yeux fermés. Lili ne s’étonne pas. Una est une enfant de toutes les drogues, de toutes les idées malencontreuses de Louis, Lise les absorbait, en cachette. Le cerveau de la petite fille fabrique ses propres composés chimiques désormais. Elle se demande juste combien de temps elle pourra maintenir ce champ gravitationnel. Elle a écrasé des pétales, des tiges, emprunté à un arbre un minuscule branchage, de la taille d’un crayon trop taillé, dont il ne reste plus rien. Elle dessine une silhouette d’homme. Elle n’a pas besoin de dire qui. Una devine, murmure, dans un souffle « Papa », avant de renouveler sa question, « c’était qui le chat ». -Un ami à moi. Louis. -Qu’est-ce qu’il fait en chat ? -Il est mort, mon ange. -Et quand tu meurs tu deviens un chat ? -Non. Seulement si tu as peur du purgatoire. Elle n’aura pas d’explications à donner sur la notion de purgatoire, sa petite fille a suivi des cours de catéchèse. Elle le lui dit, s’inquiète, tout de même. -Au catéchisme, ils ne nous ont pas dit que tu pouvais échapper au purgatoire, en te transformant en chat. -L’homme ne sait pas tout, mon trésor. Et puis, tout le monde ne choisit peut-être pas de se réincarner en chat. -Pourquoi Louis l’a fait alors ? Les chats mangent les oiseaux. Il voulait manger l’Oiseau, ton Louis ? -Lui, non. Mais il n’a peut-être pas toujours été maître de ses actes. Peut-être l’a-t’il voulu un jour, sans savoir ce qu’il faisait. Lili se tait, elle songe à PQ, elle songe à cette nuit où elle avait dessiné un chat. Et au rouge autour. Et à cette phrase de Louis : le grand secret est dans l’enfance. Seuls les enfants ont peur que les chats mangent les oiseaux. Elle se demande si PQ lui a tout dit, de son rôle, dans leurs histoires. Elle se dit qu’elle ne saura jamais pourquoi tout s’était soudain inversé. Sa petite fille, elle, a cessé de réfléchir, ses pensées courent, vite, elle ne s’est absorbée dans ses réflexions que quelques secondes. -Lili, parfois on pense, on fait de vilaines choses. Tu crois que c’est toujours vraiment nous qui pensons ou faisons toutes ces choses ? Lili n’entend qu’à peine la voix de sa petite fille. La silhouette s’achève, doucement. Son fils a cessé d’être ce corps sans vie sur une table métallique. L’enfant est obligée de reformuler sa question. Lili sursaute, sourit. Voilà, elle a fini, à présent. Elle n’a plus besoin de réfléchir, il lui semble qu’elle connait la réponse maintenant, même si celle qu’elle donne est tout autre : -Je crois que non, mon trésor. Parfois nous arrachons aux étoiles un petit bout de leur âme. Furieuses, elles se vengent, et nous obligent à mal agir. Una ne veut pas vexer sa grand-mère. Elle, elle est une enfant du soleil et de la lune, elle sait que les étoiles font partie de l’infiniment grand, et l’homme de l’infiniment petit. Il est un grain de sable, les étoiles, elles sont des grains de lumières. On sépare toujours le grain de l’ivraie. Elle a mis longtemps à savoir ce que cette petite phrase signifiait, au catéchisme, on n’expliquait pas toujours bien, et puis, elle n’aimait pas Jésus. Il ne réchauffait pas les cœurs comme le soleil. Elle n’en dira rien à Lili. Elle voudrait mieux savoir, qui était Louis. Ça, par contre, elle le dit, à sa grand-mère. Lili ne sait pas si elle envie de parler de Louis, il est une image, une théorie. Elle n’est plus sure qu’il ait vraiment existé, ou alors elle voudrait faire comme si il ne l’avait pas fait, exister. Juste pour quelques heures. Pour le reste d’une vie, elle verra, après. Una insiste : -C’était qui, Louis, pour toi ? Lili n’a d’autres choix que de répondre, finalement. Alors elle se lance, ses explications seront peut-être maladroites, il y a cette histoire de Lise, en Louis. -Louis était un professeur de … de dessin. Et de peinture. Il avait ouvert un atelier, je l’ai découvert par hasard, en fait parce-que j’avais fait tomber mes clefs de voiture dans l’égout, juste devant sa porte d’entrée. Il sortait précisément à ce moment-là. Il n’a pas immédiatement refermé sa porte, il paraît que j’offrais un spectacle excessivement divertissant, à genoux sur le trottoir, la main dans la grille d’égout, les cheveux défaits, tempêtant à tous les vents, et à surtout à qui voulait l’entendre, qu’il fallait à tout prix que je récupère ces putains de clef. -Et il t’a aidé ? -Louis est rentré chercher un aimant. Il n’avait pas refermé la porte, je me suis risquée à jeter un petit coup d’œil, à l’intérieur. Il y avait des tableaux accrochés aux murs. Tous exécrables. Sauf un. Quand il est sorti, je n’avais pas bougé de ma place, près de la porte, j’étais fascinée par le tableau. Il a ri, encore, à croire, que tous les deux, nous ne ferions jamais que rire, l’un de l’autre. L’un avec l’autre aussi. Louis parfois était drôle. Enfin, j’ai trouvé à l’époque qu’il en était ainsi. Quoiqu’il en soit, cette première rencontre a été suivie d’autres, comme tu t’en doutes. J’ai accepté de rejoindre son atelier. -Il savait que tu étais peintre ? -Tu t’en rappelles bien, mon trésor, après toutes ces années ! Je crois que cela fait partie des choses qui se devinent, de moi. Enfin, ce jour-là, ce ne lui fut pas bien difficile de le comprendre, je tenais précieusement serré contre moi un sac plastique avec le logo du magasin où je venais d’acheter de nouvelles teintes. -A quoi ça sert, Lili quelqu’un comme Louis ? -Comment ça, à quoi ça sert ? -Oui, tu as dit que tous les tableaux étaient exécrables. C’est donc que ce n’était pas un bon maître. -Ou que les élèves étaient définitivement mauvais. -Je ne crois pas, Lili, je crois que Louis était un mauvais maître. Lili rit. -Je crois que je ne vais pas te contredire, mon trésor. Louis était un excellent musicien, mais un mauvais peintre. Mais il a fait quelque chose de bien, pourtant, quelque chose sans laquelle tu ne serais pas née. -Laquelle. -Ta mère, mon ange. Una reste interdite, son visage ne trahit plus rien de sa rêverie habituelle, elle n’est pas sure de comprendre, elle n’est pas sure de vouloir comprendre. Lili s’en rend compte, se dit, qu’il est trop tôt, pour lui avouer cette chose de Louis. Et de Lucia. Cette aventure de tant de mois, d’années, d’un seul enfant, Lise. Elle ne poursuit pas sa phrase, préfère lui en substituer d’autres, même si elles ne l’effacent pas, troquent simplement un malentendu pour un autre. -Louis a fait la connaissance de Lise dans le métro, je ne sais pas exactement en quelles circonstances. Lili mentait. Louis appelait sa « ses virées ». Son immersion dans un monde glauque, il traquait l’orphelin, d’une vingtaine d’année tout au plus, dont personne ne s’inquiétait plus. -Elle faisait quoi, Maman, dans le métro, Lili ? -Elle jouait de la guitare. -Pour quoi faire ? -Manger. Una s’étonne, un léger sursaut, mouvement involontaire de la tête, un petit cri, à peine audible. -Elle faisait la manche, Maman ? -Je comprends que cela puisse te choquer mon trésor. Ta mère s’est enfuie de chez ta grand-mère Lucia elle avait à peine quinze ans. Louis a eu pitié d’elle. Il l’a recueillie et l’a élevée comme si elle était sa propre fille. Tu ne m’en as jamais rien dit, Louis, de ce qu’elle était ta fille. Je t’en ai voulu. Ce n’était pas que ton histoire, c’était aussi la nôtre. Elle est bourrée de fausseté à présent. Que veux-tu que ta petite-fille en retienne de beau, dans ces conditions. Les histoires d’enfant sont avant tout des histoires d’amour. -Pourquoi est-elle partie de chez elle ? -Je ne sais pas, mon trésor, ta mère s’est toujours montrée très discrète à propos de son passé. Una est rêveuse. -Lili, tu crois qu’on peut oublier son passé ? -Seulement croire qu’on l’oublie, mon ange. Una ne dit plus rien à présent. Elle se sent fatiguée, voudrait pouvoir rouvrir les yeux. Sa grand-mère n’a pas fini. Elle n’a pas bouché le trou dans la toile. Il ne faut pas le laisser, c’est par là que les idées rentrent, celles qu’il ne faut pas avoir, qui font se sentir triste, et pire encore. C’est là qu’elle voudrait précipiter la mère de Julien. Elle est seulement trop fatiguée pour le faire aujourd’hui. Les gens qu’elle n’aime pas ne devront plus jamais faire partie de son passé. L’avenir devient toujours un passé, à un moment donné. Elle l’a compris, le jour où son père lui a avoué qu’il était malade. -Lili ? -Oui, mon ange. -Je suis fatiguée. On fait quoi à présent ? -Tout n’est peut-être pas fini, sur le tableau, mon ange. Una a une petite moue, boudeuse, de petite fille, mais elle en est une de petite fille, et en cet instant, plus encore. -Tu veux dire les histoires de chat et de Papa ? -Oui, les histoires de chat et de …Papa. La petite fille ne peut retenir un gémissement. Même étouffé, il emplit sa gorge, ne demande qu’à jaillir, il est ce cri véhément de protestation qu’elle aurait dû hurler quand elle a compris que Papa ne reviendrait pas. Il avait laissé l’enfant chérie aux mains du vilain Monsieur au fauteuil. Elle veut être l’enfant chérie de quelqu’un. Elle doit laisser Lili finir le tableau, avec Papa, dessus. Mais elle est si fatiguée… Elle ne peut pas s’empêcher de bailler. La petite-fille lutte contre le sommeil de toutes ses forces, elle ne sait pas ce qui se passe, quand elle s’endort dans le tableau. -Tu le sais, toi, Lili, ce qui se passe alors ? Lili hésite, regarde le chat peint, la silhouette de Damien, ni l’un ni l’autre n’ont l’air de mourir. Les coquelicots, ils ont l’air si vrai. Elle n’a pas grand-chose à faire, Lili, elle tient toujours dans ses doigts les couleurs. Alors, elle imagine, Lili, elle imagine qu’elle donne la vie. -Je…je crois qu’on meurt. -Ah ? -Oui. -Je suis si fatiguée, Lili, j’ai envie de voir Maman. -Je sais mon ange, je sais. Moi aussi. Elle étend la main vers l’enfant, l’attire à elle. Una se love, s’abandonne. Avec une rapidité folle, Lili peint la dame à l’ombrelle, en cet instant, elle connait chaque détail du tableau de Monnet. Quelques minutes plus tard, les bras de Lili se referment sur le corps enfantin, elle est surprise de le sentir si faible. Elles ne se disent rien, l’une de l’autre. Les tableaux sont des natures mortes. Elles seront retrouvées blotties l’une contre l’autre dans un recoin de la pièce le lendemain matin, sans mouvement ni souffle. Bizarrement, le personnel médical n’était pas venu, la veille au soir. Mais c’était la volonté d’une petite fille, que les choses soient ainsi. La volonté d’une seule petite fille. Elle voulait voir Maman, écrire aimer avec deux « M ». Un jour de Mai. Le mois de Mai se fleurit, toujours. Pour Una d’un champ de coquelicots. Un peintre avait délicatement posé des pétales rouges sur une toile, puis il l’avait signée, et lui avait donné un nom. Un jour Une petite fille aima ce jour. Sur le tableau une dame se promenait, accompagnée d’un enfant. Or, ni de l’un ni de l’autre, on ne voyait les traits. Elle avait songé, en le regardant, que c’était elle que le peintre attendait. Elle avait ri, Una, devant son livre d’histoire de l’art. Elle l’avait refermé, sans cesser son rire. Elle s’était faite gronder ce jour-là, pour avoir ri en classe. C’était il y a trois ans. Toutes les histoires commencent par il y a. Celle d’Una, il y a trois ans, se terminait. FIN Épilogue Antoine a désormais deux trous rouges au côté droit. À l’annonce de la mort de Lili, il n’a rien dit. Avec précaution, il a sorti un pistolet à deux coups, de sa collection. Il ne l’a jamais reposé. Sur le mur de l’ancienne chambre d’un enfant, le dessin d’un oiseau aux multiples couleurs a disparu. À sa place, un coquelicot s’est redressé, corole rouge sur tige frêle.