métarevers - Coups de tête

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métarevers - Coups de tête
Serge Lamothe
MÉTAREVERS
Roman
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Conception graphique de la couverture : Marc-Antoine Rousseau
Composition typographique : Nicolas Calvé
Révision linguistique : Annie Goulet
Correction d’épreuves : Marie Markovic
© Serge Lamothe et Coups de tête, 2009
Dépôt légal – 1er trimestre 2009
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
ISBN 978-2-923603-12-4
Diffusion au Canada : Diffusion Dimedia
Diffusion en Europe : Le Seuil
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des droits d’auteur.
Tous droits réservés
Imprimé au Canada sur les presses de Transcontinental Métrolitho
Je pourrais être n’importe qui, qu’est-ce que ça
changerait ? Un mec banal. Le genre de type que tu
croises tous les jours dans ton quartier sans jamais
le remarquer. Du style à se fondre dans la foule. J’ai
un vécu, comme tout le monde, une histoire. Mais
si je te la racontais, t’aurais l’impression de l’avoir
déjà entendue un million de fois au moins. C’est
mon histoire et j’y tiens. J’peux pas l’upgrader, j’peux
même pas l’échanger contre une vieille guit dans un
pawnshop ; mais des histoires vraiment pissantes,
j’en connais. C’est juste que c’est pas les miennes,
c’est celles du Gros. C’est les histoires de Bernard
Coste, mon meilleur pote.
Tous ceux qui ont, un jour ou l’autre, croisé la
route de ce mastodonte se sont écartés pour le laisser
passer et n’ont pas su réprimer le sourire gêné qu’on
affecte généralement devant les monstres. Dire que
le Gros est énorme, c’est un peu comme dire que les
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bourgeois sont cons, que Céline est quétaine ou que
les politiciens mentent comme des arracheurs de
dents : c’est une évidence qui tombe à plat. Pour te
faire une idée, imagine un type qui arrive pas à toucher ses genoux, à qui il faut au moins deux chaises
pour s’asseoir et une série de miroirs pour s’examiner le trou de cul ; pense à une autruche sans cou
dont la tête aurait l’air d’une citrouille ; mais bien
dissimulée à l’intérieur de cette montagne de chair
plus ou moins flasque, une âme sensible doublée
d’un cœur d’or.
C’est Bernard.
Les histoires du Gros, j’les connais toutes ! Sauf
celles qu’il aurait jamais racontées à personne de
toute façon. Alors on va dire que c’est moi, personne.
On va dire que plus c’est fucké, plus on aime ça, pis
que s’il m’en manque des bouts, j’les inventerai à
mesure. Les histoires de malade du Gros, j’les ai
entendues dans des bars enfumés, des chambres
d’hôtel miteuses, pendant d’interminables vols transocéaniques, dans des lofts luxueux, name it ! Pendant
des heures et des heures, le temps restait suspendu.
C’était des histoires de coucheries, de beuveries, de
conneries, de boucheries... Tu peux pas imaginer.
J’les ai même entendues dans les chambres d’hôpital où Coste plaisantait avec sa propre mort comme
avec une vieille pute qui l’aurait sucé cent fois pour
presque rien. Alors je sais pas s’il est trop tard pour
te raconter tout ça, mais on s’en sacre, OK ? Ça fait
que j’me lance.
L’Île de Beauté
Chaque année, au début du mois de mai, Bernard
passait quelques semaines dans le sud de la Corse. Il
s’installait à l’Auberge du Chasseur, dans les montagnes, près de Propriano. Il avait plusieurs bonnes
raisons de revenir chaque année au même endroit.
Bien sûr, il y avait ses habitudes. Il pouvait se gaver de
gibier, de saucisson de sanglier et de toutes ces
bonnes choses qui lui rappelaient son enfance.
Les premières semaines de mai, c’est aussi la
période idéale pour se prélasser sur le sable fin des
petites criques : il ne fait pas encore trop chaud et
les hordes de touristes ne débarquent jamais avant
la fin du mois. Enfin, je suppose aussi que les faveurs
de la belle Sylvie Bazziconi, qui travaillait comme
serveuse à l’Auberge, n’étaient pas étrangères à son
assiduité.
Depuis quatre ans, Bernard revenait à Propriano
parce qu’il était fou de Sylvie. C’était une grande fille
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un peu maigre — on va dire élancée —, aux cheveux
noirs, très courts, avec une démarche de mannequin.
Des yeux pers, souvent plus gris que verts. Un visage
fin, un long cou absolument irrésistible, une petite
poitrine bien roulée, dont elle se disait cependant
insatisfaite... Va savoir pourquoi, elle avait craqué
pour le Gros.
C’était une drôle de fille, Bernard n’arrêtait pas
de le dire : une bombe sexuelle, moitié baba cool,
moitié punk et artiste sur les bords. Elle peignait des
trucs vraiment hallucinants sur de vieux panneaux
de bois et chantait dans un groupe local. Elle n’était
pas à sa place dans ce bled pourri, disait le Gros, et
il l’aurait bien enlevée. Sylvie n’aurait pas demandé
mieux, mais elle prétendait qu’elle ne faisait que son
devoir en restant à Propriano pour s’occuper de sa
vieille mère. (La Mama, se disait Coste, pouvait bien
prendre soin d’elle-même puisque c’était elle,
en vérité, qui s’occupait d’un peu tout le monde, en
particulier de Sylvie et de son jeune frère Julien.)
Cette année-là, le Gros avait débarqué à Propriano
plus tôt que d’habitude. L’Auberge du Chasseur
n’allait ouvrir ses portes qu’une semaine après son
arrivée et il avait dû se résoudre à prendre une
chambre dans un hôtel du village. C’était pas si grave
que ça, au fond : Sylvie allait pouvoir lui rendre visite
chaque soir et le traiter aux petits oignons.
L’année précédente, à son arrivée, Sylvie l’avait
attendu dans sa chambre d’hôtel avec une bouteille
de champagne, un bon repas et dix mètres de corde
rouge, bien solide et bien lisse, dont il s’était servi
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pour l’attacher au lit. Mais, cette année-là, les
choses ne se sont pas du tout passées comme il l’avait
espéré. Bien sûr, ils avaient fait la fête et s’étaient
envoyés en l’air jusqu’au matin, mais Sylvie lui avait
paru préoccupée. Et puis, ça ne faisait pas deux jours
qu’il était installé dans son petit paradis quand tout
a basculé. Bernard s’était réfugié dans une crique
bien protégée, du côté sud de la plage de Propriano.
Couvert d’une épaisse couche de crème solaire, sa
grosse bedaine d’éléphant de mer étalée mollement
au soleil, la bite à l’air, Bernard a été surpris de voir
débarquer Sylvie dans son repaire. Dans tous ses
états, la Sylvie. Ça ne lui ressemblait pas.
« Alors ma beauté ? Je croyais qu’on avait rendezvous ce soir ? Tu peux pas te passer de moi, c’est ça ?
T’as pas résisté à l’envie de venir caresser ma grosse
queue plus tôt que prévu ?
— Qu’est-ce que t’es vulgaire ! T’es trop con, le
Gros. C’est pas ça.
— Ben c’est quoi, alors ? T’as l’air toute chamboulée, là. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— C’est Julien.
— Qui ?
— Julien. Mon frère Julien. Il a disparu sans laisser de traces.
— Ben c’est parfait, ça ! Julien va enfin nous
foutre la paix ! Disparu, t’es certaine ? C’est presque
trop beau pour être vrai !
— Arrête Bernard. C’est pas des conneries. »
Le Gros a compris, au ton de sa voix, que Sylvie
paniquait sérieusement. Il s’est traîné jusqu’à
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son sac de plage, s’est retourné sur le ventre et, de
ses gros doigts boudinés, a entrepris de rouler un
joint.
« Me regarde pas comme ça, bordel ! Tu sais bien
que ça m’aide à réfléchir. Alors qu’est-ce qui se passe ?
Qu’est-ce qui te fait croire qu’il a disparu, ton
connard de frère ?
— Ben rien. Il a juste disparu. Ça fait trois jours
que j’ai pas de nouvelles. Ma mère non plus. Tu sais
bien qu’elle lui prépare à dîner chaque jour depuis
qu’il a quitté la maison, il y a trois ans.
— Je sais, oui, a fait Bernard en allumant son
pétard. Et alors ? Tu veux une taffe ?
— Non, merci. Alors rien. C’est juste qu’on l’a
pas vu depuis avant-hier. C’est chelou, Bernard.
— Déshabille-toi.
— Pardon ?
— Déshabille-toi. Ça aussi ça m’aide à réfléchir,
tu l’sais bien. »
Contre toute attente, Sylvie s’est exécutée. Elle a
enlevé la jupette bleu ciel et le slip assorti, puis le
t-shirt rose bonbon sous lequel elle ne portait jamais
de soutien-gorge (Bernard le savait : pas besoin de ça
quand on a des petits seins fermes qui pointent vers
la stratosphère — c’est ce qu’il disait toujours), et
elle a déposé tout ça sur un rocher avant de venir
s’allonger près de Coste qui ressemblait de plus en
plus à une baleine qui se serait volontairement
échouée sur la plage dans l’attente de cette circonstance précise.
« Tu voudrais pas m’faire un câlin ? »
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Sa queue esquissait un mouvement vers la
stratosphère, elle aussi, et le soleil tapait fort.
« Bernard...
— Ben quoi ?
— Fais un effort s’il te plaît, a encore plaidé
Sylvie.
— Je fais de gros efforts, là. Tu vois pas ? »
Il n’en fallait pas plus pour qu’elle se mette à
branler la bite du Gros de sa main gauche et à chialer doucement, presque en silence, en reniflant de
temps en temps. C’était du sérieux. Bernard avait
poussé le bouchon un peu loin et il le savait. Faire
pleurer les filles, c’était mauvais pour son karma et
ça aussi il le savait. Alors, il a éteint son splif dans le
sable humide et il l’a prise dans ses bras de géant, la
Sylvie. Sans rien dire, juste pour qu’elle comprenne
qu’il regrettait.
Quand elle a pu se ressaisir, il a pris la main aux
doigts incroyablement fins dans la sienne, gigantesque, et il a regardé Sylvie droit dans les yeux :
« Ça va aller. T’en fais pas. On va le retrouver ton
Julien. Pour commencer, tu vas me raconter en détail
tout ce que tu sais de ses activités récentes. Je veux
tout savoir : ses allées et venues, qui il fréquente, où
il se tient, où il crèche, avec qui il couche, tout. Tu
m’as compris ? »
Pendant une heure, Sylvie a raconté à peu près
tout ce qui lui traversait l’esprit à propos de son frère.
Il travaillait à l’Auberge du Chasseur comme homme
à tout faire et acceptait de petits contrats d’entretien ou de rénovation pour des continentaux qui
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possédaient une villa dans les environs. À sa connaissance, il n’avait pas beaucoup d’amis et ne voyait pas
grand monde à part Mike Angelini, un type assez
louche, probablement impliqué dans une cellule
clandestine du FLNC *. Leur mère s’inquiétait de ces
fréquentations dangereuses et le mettait souvent en
garde contre ces voyous qu’elle qualifiait de bandits
de grands chemins. D’après Sylvie, surtout, Julien
passait la plus grande partie de ses journées et de ses
nuits à surfer sur Internet. Depuis plusieurs mois,
cela semblait être devenu sa principale activité. Sylvie
s’en était inquiété et le lui avait dit ; mais il l’avait
rembarrée et lui avait dit de se mêler de ses affaires.
Elle n’avait pas insisté.
Bernard l’écoutait distraitement. Il avait du mal
à détacher son regard des petits seins de Sylvie.
Elle ajoutait tout un tas de détails inutiles et apparemment insignifiants à son compte-rendu sur les
faits et gestes de Julien, comme ses manies : de plonger la main dans son pantalon, de perdre et de
retrouver son trousseau de clés dix fois par jour ou,
aux repas, de trier méticuleusement tout ce qui se
trouvait dans son assiette. Elle insistait sur son obsession quasi compulsive de la propreté ou sur la
manière qu’il avait de s’enrouler une mèche de cheveux autour d’un doigt. Ce genre de conneries.
Coste avait écouté Sylvie sans dire un mot, en
fixant le ciel bleu et le défilement rapide des nuages
en forme de dragons ; des dragons blancs qui
* Front de libération nationale corse.
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venaient de traverser la Méditerranée et qui allaient
rapidement s’effilocher contre les flancs rocheux des
montagnes de l’Île de Beauté. Il a repoussé ses lunettes en culs de bouteilles vers le haut de son nez,
comme il le faisait souvent.
Il n’a posé qu’une seule question.
« Son ordi est toujours à l’appart ?
— Toujours à l’appart, oui. Et c’est bien ce qui
me fait croire que le pire a pu se produire : Julien ne
serait jamais parti sans l’emporter.
— On y va. »
Au cœur de Propriano, à moins de cent mètres de
la mer éternelle, Julien habitait un modeste deuxpièces donnant sur une arrière-cour et un minuscule jardin planté d’un laurier rose.
Après ce petit quart d’heure de marche, le Gros a
dû souffler un peu. Il s’est affalé sur le lit de Julien
après avoir repéré la seule bouteille en vue : une
flasque de liqueur de myrte déjà bien entamée.
Bernard s’en est envoyé trois bonnes rasades derrière la cravate.
« Tu vois, a fait remarquer Sylvie, il a tout laissé
en place comme s’il partait s’acheter un paquet de
cigarettes. Rien n’a bougé. Tout est nickel, comme
d’habitude.
— À croire qu’il frotte son parquet à la brosse à
dent, comme à l’armée.
— Quand je suis passée ce matin, l’ordi était
encore allumé. C’est moi qui l’ai éteint.
— Rallume-le. »
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Le Gros a consulté différents fichiers, ouvert des
logiciels d’application, fureté un peu partout dans
la mémoire de l’appareil, puis il s’est laissé retomber
sur le lit et a attrapé la liqueur de myrte avec l’air de
quelqu’un qui n’en peut tout simplement plus.
« Alors ?
— J’sais pas, mais ton Julien joue à de drôles de
jeux, Sylvie. De drôles de jeux... »