métarevers - Coups de tête
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métarevers - Coups de tête
Serge Lamothe MÉTAREVERS Roman Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication, et la SODEC pour son appui financier en vertu du Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec – Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC Conception graphique de la couverture : Marc-Antoine Rousseau Composition typographique : Nicolas Calvé Révision linguistique : Annie Goulet Correction d’épreuves : Marie Markovic © Serge Lamothe et Coups de tête, 2009 Dépôt légal – 1er trimestre 2009 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada ISBN 978-2-923603-12-4 Diffusion au Canada : Diffusion Dimedia Diffusion en Europe : Le Seuil Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection des droits d’auteur. Tous droits réservés Imprimé au Canada sur les presses de Transcontinental Métrolitho Je pourrais être n’importe qui, qu’est-ce que ça changerait ? Un mec banal. Le genre de type que tu croises tous les jours dans ton quartier sans jamais le remarquer. Du style à se fondre dans la foule. J’ai un vécu, comme tout le monde, une histoire. Mais si je te la racontais, t’aurais l’impression de l’avoir déjà entendue un million de fois au moins. C’est mon histoire et j’y tiens. J’peux pas l’upgrader, j’peux même pas l’échanger contre une vieille guit dans un pawnshop ; mais des histoires vraiment pissantes, j’en connais. C’est juste que c’est pas les miennes, c’est celles du Gros. C’est les histoires de Bernard Coste, mon meilleur pote. Tous ceux qui ont, un jour ou l’autre, croisé la route de ce mastodonte se sont écartés pour le laisser passer et n’ont pas su réprimer le sourire gêné qu’on affecte généralement devant les monstres. Dire que le Gros est énorme, c’est un peu comme dire que les 6 MÉTAREVERS bourgeois sont cons, que Céline est quétaine ou que les politiciens mentent comme des arracheurs de dents : c’est une évidence qui tombe à plat. Pour te faire une idée, imagine un type qui arrive pas à toucher ses genoux, à qui il faut au moins deux chaises pour s’asseoir et une série de miroirs pour s’examiner le trou de cul ; pense à une autruche sans cou dont la tête aurait l’air d’une citrouille ; mais bien dissimulée à l’intérieur de cette montagne de chair plus ou moins flasque, une âme sensible doublée d’un cœur d’or. C’est Bernard. Les histoires du Gros, j’les connais toutes ! Sauf celles qu’il aurait jamais racontées à personne de toute façon. Alors on va dire que c’est moi, personne. On va dire que plus c’est fucké, plus on aime ça, pis que s’il m’en manque des bouts, j’les inventerai à mesure. Les histoires de malade du Gros, j’les ai entendues dans des bars enfumés, des chambres d’hôtel miteuses, pendant d’interminables vols transocéaniques, dans des lofts luxueux, name it ! Pendant des heures et des heures, le temps restait suspendu. C’était des histoires de coucheries, de beuveries, de conneries, de boucheries... Tu peux pas imaginer. J’les ai même entendues dans les chambres d’hôpital où Coste plaisantait avec sa propre mort comme avec une vieille pute qui l’aurait sucé cent fois pour presque rien. Alors je sais pas s’il est trop tard pour te raconter tout ça, mais on s’en sacre, OK ? Ça fait que j’me lance. L’Île de Beauté Chaque année, au début du mois de mai, Bernard passait quelques semaines dans le sud de la Corse. Il s’installait à l’Auberge du Chasseur, dans les montagnes, près de Propriano. Il avait plusieurs bonnes raisons de revenir chaque année au même endroit. Bien sûr, il y avait ses habitudes. Il pouvait se gaver de gibier, de saucisson de sanglier et de toutes ces bonnes choses qui lui rappelaient son enfance. Les premières semaines de mai, c’est aussi la période idéale pour se prélasser sur le sable fin des petites criques : il ne fait pas encore trop chaud et les hordes de touristes ne débarquent jamais avant la fin du mois. Enfin, je suppose aussi que les faveurs de la belle Sylvie Bazziconi, qui travaillait comme serveuse à l’Auberge, n’étaient pas étrangères à son assiduité. Depuis quatre ans, Bernard revenait à Propriano parce qu’il était fou de Sylvie. C’était une grande fille 8 MÉTAREVERS un peu maigre — on va dire élancée —, aux cheveux noirs, très courts, avec une démarche de mannequin. Des yeux pers, souvent plus gris que verts. Un visage fin, un long cou absolument irrésistible, une petite poitrine bien roulée, dont elle se disait cependant insatisfaite... Va savoir pourquoi, elle avait craqué pour le Gros. C’était une drôle de fille, Bernard n’arrêtait pas de le dire : une bombe sexuelle, moitié baba cool, moitié punk et artiste sur les bords. Elle peignait des trucs vraiment hallucinants sur de vieux panneaux de bois et chantait dans un groupe local. Elle n’était pas à sa place dans ce bled pourri, disait le Gros, et il l’aurait bien enlevée. Sylvie n’aurait pas demandé mieux, mais elle prétendait qu’elle ne faisait que son devoir en restant à Propriano pour s’occuper de sa vieille mère. (La Mama, se disait Coste, pouvait bien prendre soin d’elle-même puisque c’était elle, en vérité, qui s’occupait d’un peu tout le monde, en particulier de Sylvie et de son jeune frère Julien.) Cette année-là, le Gros avait débarqué à Propriano plus tôt que d’habitude. L’Auberge du Chasseur n’allait ouvrir ses portes qu’une semaine après son arrivée et il avait dû se résoudre à prendre une chambre dans un hôtel du village. C’était pas si grave que ça, au fond : Sylvie allait pouvoir lui rendre visite chaque soir et le traiter aux petits oignons. L’année précédente, à son arrivée, Sylvie l’avait attendu dans sa chambre d’hôtel avec une bouteille de champagne, un bon repas et dix mètres de corde rouge, bien solide et bien lisse, dont il s’était servi MÉTAREVERS 9 pour l’attacher au lit. Mais, cette année-là, les choses ne se sont pas du tout passées comme il l’avait espéré. Bien sûr, ils avaient fait la fête et s’étaient envoyés en l’air jusqu’au matin, mais Sylvie lui avait paru préoccupée. Et puis, ça ne faisait pas deux jours qu’il était installé dans son petit paradis quand tout a basculé. Bernard s’était réfugié dans une crique bien protégée, du côté sud de la plage de Propriano. Couvert d’une épaisse couche de crème solaire, sa grosse bedaine d’éléphant de mer étalée mollement au soleil, la bite à l’air, Bernard a été surpris de voir débarquer Sylvie dans son repaire. Dans tous ses états, la Sylvie. Ça ne lui ressemblait pas. « Alors ma beauté ? Je croyais qu’on avait rendezvous ce soir ? Tu peux pas te passer de moi, c’est ça ? T’as pas résisté à l’envie de venir caresser ma grosse queue plus tôt que prévu ? — Qu’est-ce que t’es vulgaire ! T’es trop con, le Gros. C’est pas ça. — Ben c’est quoi, alors ? T’as l’air toute chamboulée, là. Qu’est-ce qui t’arrive ? — C’est Julien. — Qui ? — Julien. Mon frère Julien. Il a disparu sans laisser de traces. — Ben c’est parfait, ça ! Julien va enfin nous foutre la paix ! Disparu, t’es certaine ? C’est presque trop beau pour être vrai ! — Arrête Bernard. C’est pas des conneries. » Le Gros a compris, au ton de sa voix, que Sylvie paniquait sérieusement. Il s’est traîné jusqu’à 10 MÉTAREVERS son sac de plage, s’est retourné sur le ventre et, de ses gros doigts boudinés, a entrepris de rouler un joint. « Me regarde pas comme ça, bordel ! Tu sais bien que ça m’aide à réfléchir. Alors qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui te fait croire qu’il a disparu, ton connard de frère ? — Ben rien. Il a juste disparu. Ça fait trois jours que j’ai pas de nouvelles. Ma mère non plus. Tu sais bien qu’elle lui prépare à dîner chaque jour depuis qu’il a quitté la maison, il y a trois ans. — Je sais, oui, a fait Bernard en allumant son pétard. Et alors ? Tu veux une taffe ? — Non, merci. Alors rien. C’est juste qu’on l’a pas vu depuis avant-hier. C’est chelou, Bernard. — Déshabille-toi. — Pardon ? — Déshabille-toi. Ça aussi ça m’aide à réfléchir, tu l’sais bien. » Contre toute attente, Sylvie s’est exécutée. Elle a enlevé la jupette bleu ciel et le slip assorti, puis le t-shirt rose bonbon sous lequel elle ne portait jamais de soutien-gorge (Bernard le savait : pas besoin de ça quand on a des petits seins fermes qui pointent vers la stratosphère — c’est ce qu’il disait toujours), et elle a déposé tout ça sur un rocher avant de venir s’allonger près de Coste qui ressemblait de plus en plus à une baleine qui se serait volontairement échouée sur la plage dans l’attente de cette circonstance précise. « Tu voudrais pas m’faire un câlin ? » MÉTAREVERS 11 Sa queue esquissait un mouvement vers la stratosphère, elle aussi, et le soleil tapait fort. « Bernard... — Ben quoi ? — Fais un effort s’il te plaît, a encore plaidé Sylvie. — Je fais de gros efforts, là. Tu vois pas ? » Il n’en fallait pas plus pour qu’elle se mette à branler la bite du Gros de sa main gauche et à chialer doucement, presque en silence, en reniflant de temps en temps. C’était du sérieux. Bernard avait poussé le bouchon un peu loin et il le savait. Faire pleurer les filles, c’était mauvais pour son karma et ça aussi il le savait. Alors, il a éteint son splif dans le sable humide et il l’a prise dans ses bras de géant, la Sylvie. Sans rien dire, juste pour qu’elle comprenne qu’il regrettait. Quand elle a pu se ressaisir, il a pris la main aux doigts incroyablement fins dans la sienne, gigantesque, et il a regardé Sylvie droit dans les yeux : « Ça va aller. T’en fais pas. On va le retrouver ton Julien. Pour commencer, tu vas me raconter en détail tout ce que tu sais de ses activités récentes. Je veux tout savoir : ses allées et venues, qui il fréquente, où il se tient, où il crèche, avec qui il couche, tout. Tu m’as compris ? » Pendant une heure, Sylvie a raconté à peu près tout ce qui lui traversait l’esprit à propos de son frère. Il travaillait à l’Auberge du Chasseur comme homme à tout faire et acceptait de petits contrats d’entretien ou de rénovation pour des continentaux qui 12 MÉTAREVERS possédaient une villa dans les environs. À sa connaissance, il n’avait pas beaucoup d’amis et ne voyait pas grand monde à part Mike Angelini, un type assez louche, probablement impliqué dans une cellule clandestine du FLNC *. Leur mère s’inquiétait de ces fréquentations dangereuses et le mettait souvent en garde contre ces voyous qu’elle qualifiait de bandits de grands chemins. D’après Sylvie, surtout, Julien passait la plus grande partie de ses journées et de ses nuits à surfer sur Internet. Depuis plusieurs mois, cela semblait être devenu sa principale activité. Sylvie s’en était inquiété et le lui avait dit ; mais il l’avait rembarrée et lui avait dit de se mêler de ses affaires. Elle n’avait pas insisté. Bernard l’écoutait distraitement. Il avait du mal à détacher son regard des petits seins de Sylvie. Elle ajoutait tout un tas de détails inutiles et apparemment insignifiants à son compte-rendu sur les faits et gestes de Julien, comme ses manies : de plonger la main dans son pantalon, de perdre et de retrouver son trousseau de clés dix fois par jour ou, aux repas, de trier méticuleusement tout ce qui se trouvait dans son assiette. Elle insistait sur son obsession quasi compulsive de la propreté ou sur la manière qu’il avait de s’enrouler une mèche de cheveux autour d’un doigt. Ce genre de conneries. Coste avait écouté Sylvie sans dire un mot, en fixant le ciel bleu et le défilement rapide des nuages en forme de dragons ; des dragons blancs qui * Front de libération nationale corse. MÉTAREVERS 13 venaient de traverser la Méditerranée et qui allaient rapidement s’effilocher contre les flancs rocheux des montagnes de l’Île de Beauté. Il a repoussé ses lunettes en culs de bouteilles vers le haut de son nez, comme il le faisait souvent. Il n’a posé qu’une seule question. « Son ordi est toujours à l’appart ? — Toujours à l’appart, oui. Et c’est bien ce qui me fait croire que le pire a pu se produire : Julien ne serait jamais parti sans l’emporter. — On y va. » Au cœur de Propriano, à moins de cent mètres de la mer éternelle, Julien habitait un modeste deuxpièces donnant sur une arrière-cour et un minuscule jardin planté d’un laurier rose. Après ce petit quart d’heure de marche, le Gros a dû souffler un peu. Il s’est affalé sur le lit de Julien après avoir repéré la seule bouteille en vue : une flasque de liqueur de myrte déjà bien entamée. Bernard s’en est envoyé trois bonnes rasades derrière la cravate. « Tu vois, a fait remarquer Sylvie, il a tout laissé en place comme s’il partait s’acheter un paquet de cigarettes. Rien n’a bougé. Tout est nickel, comme d’habitude. — À croire qu’il frotte son parquet à la brosse à dent, comme à l’armée. — Quand je suis passée ce matin, l’ordi était encore allumé. C’est moi qui l’ai éteint. — Rallume-le. » 14 MÉTAREVERS Le Gros a consulté différents fichiers, ouvert des logiciels d’application, fureté un peu partout dans la mémoire de l’appareil, puis il s’est laissé retomber sur le lit et a attrapé la liqueur de myrte avec l’air de quelqu’un qui n’en peut tout simplement plus. « Alors ? — J’sais pas, mais ton Julien joue à de drôles de jeux, Sylvie. De drôles de jeux... »