Carte postale de Venise

Transcription

Carte postale de Venise
Carte postale de Venise
Représenter la musique
Note : Il s’agit ici de deux contributions, ou plutôt d’une double contribution, proposant une
lecture croisée d’un même objet, une manière de dialogue, d’écoute partagée, entre les deux
auteurs, appartenant à deux disciplines différentes (SIC et économie). C’est à la fois une
appropriation différenciée d’un objet d’écoute (un disque) et une appropriation de l’écriture de
l’autre par chacun des auteurs qui s’opèrent dans la circulation entre les deux colonnes de ce
texte. Les connexions s’inscrivent dans une signalétique simple : chaque « * » invite à suivre
une bifurcation, à s’engager dans un des “échangeurs” du texte ; les références sont renvoyées
en fin de document.
David Vandiedonck
Thomas Lamarche
Université de Lille III, Groupement des
équipes de recherche interdisciplinaires en
communication (GÉRICO)
Université de Lille III, Groupement des
équipes de recherche interdisciplinaires en
communication (GÉRICO)
Le projet de cet article est de tenter
de faire émerger sous différentes formes les figures, les motifs, d’une représentation possible de la musique
de Vivaldi et de son interprétation,
en utilisant un disque qui occupe une
place particulière dans la discographie du compositeur comme port
d’attache de ce parcours. Il s’agira
donc de s’intéresser à la construction
d’un imaginaire partageable, d’une
« conscience esthétique commune ».
Des repères sur la construction du
disque et sur la gestion d’une star
fournissent un autre regard sur
l’écoute. Les Label Managers, comme
les signataires du contrat Worldwilde
anticipent et construisent l’extension
des ventes de Cecilia Bartoli, participant ainsi d’une autre forme d’écoute de
la demande, propre au marketing. Il
s’agit de s’intéresser à la confrontation
du public avec le CD dans le moment
qui précède l’écoute (ici, le moment de
l’achat).
* Parler de la musique, parler “sur” la
musique, à partir des objets et supports
sur lesquels s’appuient les pratiques musicales (disques, partitions…) se heurte
au risque d’une décomposition désincarnée des pratiques dans les objets et
supports de la mélomanie. Partir des
objets, sans considérer qu’ils assument à
eux seuls l’avènement ou simplement la
présence de la musique, nous invite à les
* Ce parcours parallèle à travers
The Vivaldi Album fait suite à un
échange inattendu lors d’un séminaire de recherche sur les usages
qui nous a permis de confronter
deux regards sur un même objet. À
l’écoute considérée du point de
vue de l’écoutant répond la construction de l’écoute, ou la tentative
d’encadrement de l’écoute, par les
77
MEI « Médiation et information », nº 17, 2002
envisager comme des mises en forme partielles, possibles, de notre rapport à la
musique. Le point de départ de ce texte
sera un disque paru chez Decca-Universal en 1999 : The Vivaldi Album de
la mezzo-soprano italienne Cecilia Bartoli. Un point de départ, pour aller où ?
1. Chemins de traverse
Première piste
Le Vivaldi Album porte la cote
< VIV.21C > dans ma discothèque, il
s’inscrit dans mes parcours d’écoute, dans
des formes plus ou moins stabilisées de
mémoire de cette écoute, il constitue un
pivot dans la formation et le déplacement
de mon goût musical, il trace dans ma
mélomanie des nouvelles représentations… Il pourrait s’agir de se livrer ici
à une auto-anthropologie de mes pratiques mélomaniaques, en faisant jouer ensemble des objets sur lesquels ces pratiques s’appuient.
Ou bien…
Deuxième piste
Pour Henri Heine, représentant historique de la figure du critique, la seule façon
tenable de parler de la musique est de
n’en point parler du tout, mais de la
faire entendre : « je dus convenir qu’il
fallait ou ne pas disputer du tout
sur la musique, ou bien le faire de
cette façon toute réaliste » 1. S’il y a
dans ces propos de Heine un refus radical
de toute traduction de l’expérience musicale, je retiens qu’il ne présuppose pas
l’existence immanente de la musique.
Dans la joute musicale qu’il met en scène
entre deux commis voyageurs disputant
la supériorité de Rossini ou de Meyerbeer, la musique surgit uniquement de
cette intersubjectivité en action. Renon78
dispositifs de production et de
mercatisation des disques.
À la suite d’un entretien avec Isabelle Marnier, Label Manager de
Decca-Universal Music, et d’échanges de vues sur le sujet entre
les co-auteurs du présent article, il
en résulte un point de vue complémentaire, contradictoire, parallèle.
Le point de vue privilégie la relation entre le disque (et sa construction préalable) et le public à un
moment particulier : l’achat. Le regard posé par le marketing répond à
l’écoute des disques par le public,
dans une logique de construction
de nouveaux produits et de nouveaux dispositifs pour valoriser le
catalogue.
La production de Cecilia Bartoli
m’apparaît comme une suite de
produits très travaillés. En reflet
du parcours musical ici décrit, on
peut souligner les principaux aspects de la démarche de construction marketing. Le regard que portent les responsables marketing sur
les conditions et les motifs de
l’achat constitue une forme particulière d’écoute du marché et du consommateur. La notion d’écoute du
marché revêt une forme radicalement distincte pour le marketing, il
s’agit là de l’attention portée au
comportement du public face aux
offres (disques, concerts…) : mesure des résultats des différentes
actions marketing, décryptage des
valeurs qui pourraient être porteuses auprès de ce public (les noms,
les lieux les airs, mais aussi les
types de promotion).
La filière du disque classique emprunte un chemin alliant des éléments de démarche marchande rationalisée et un dispositif d’écoute
et d’attention à un public exigeant,
Carte postale de Venise
D. Vandiedonck & T. Lamarche
çons à parler de la musique et faisons
jouer in situ nos écoutes, performons
dans nos interactions quotidiennes cette
promesse d’une écoute partagée de nos
écoutes.
Ou bien…
Troisième piste
La part du secteur classique dans le
marché discographique est une peau de
chagrin et la place de ce répertoire dans
les points de vente est symptomatique :
l’espace consacré à ce genre musical est de
plus en plus exigu et seules les collections
économiques remplissent largement les
bacs : il s’agit sans doute du seul genre
pour lequel ces “collections économiques”
constituent une catégorie de classification
à part entière.
Les maisons de disques resserrent leur
production sur des récitals d’artistes,
moins coûteux et plus facilement valorisés
commercialement que les intégrales lyriques au sein de stratégies d’image sur les
artistes phares de l’écurie. Le V ivaldi
Album apparaît de prime abord comme
un produit inscrit de bout en bout dans
ces contraintes et dans une logique
commerciale
Avec le Vivaldi Album, Decca-Universal associe les “clefs de la réussite” :
une diva, un compositeur “facile”, un
packaging soigné, une campagne publicitaire massive, une tournée de promotion
intensive… 500 000 volumes vendus,
un score rarissime dans ce répertoire. La
machine Universal à produire des “hits”
fonctionne aussi dans le classique. Comme souvent, les effets de suite ne permettent pas de reproduire un premier succès.
L’album dédié à Gluck produit sur le
même patron deux ans plus tard fait
cinq fois moins de ventes… et Universal
sort un portrait-compilation (The Art
of Cecilia Bartoli) quelques mois plus
tard avec deux inédits en duo avec Pava79
érudit. Le marketing est animé par
sa propre représentation de la musique, des divas, de la durée de vie
des disques et des artistes. Cette
représentation de la musique est
nourrie d’une forme d’écoute du
public et passe au tamis de l’animation du marché, dans le sens
faire vivre et mourir des produits
(des jaquettes, des compilations) et
transformer régulièrement les conditions de mise en magasin ou en
linéaire (promotions, publicité sur
les lieux de vente…). Cette représentation est performative, dans le
sens où l’action des responsables
marketing structure, en retour, la
production musicale autant dans
les choix éditoriaux que dans la
forme que prennent les produits.
La construction d’une star de stature internationale devient une
réalité tangible avec The Vivaldi
Album.
The Vivaldi Album peut-être vu
comme le résultat d’un investissement de plus de dix ans pour
Decca (investissement sur la durée
de plus en plus rare dans le secteur). Le cycle de vie d’un produit
est encore différent de la p o p
même si c’est sans doute de moins
en moins vrai. Les Label Managers
construisent alors, à la marge
d’une industrie structurée par la
pop, une relation à l’écoute par un
public amateur comme un passage
avant l’extension vers un public de
masse pour une partie de la production. The Vivaldi Album s’inscrit
dans cette logique d’élargissement
du public, et permet une accélération des lancements en capitalisant
très nettement sur une artiste.
Le score permet une capitalisation
sur une sortie qui en d’autres
temps aurait pu être risquée : un
MEI « Médiation et information », nº 17, 2002
rotti, enterrant le disque Gluck pour tenter, dans l’euphorie des ventes de Noël,
de relancer l’effet Bartoli en replaçant la
chanteuse dans l’actualité du disque. Le
tiercé Vivaldi Album – Gluck – The
Art of Cecilia Bartoli constitue un
carottage géologique qui permet d’étudier
la géodynamique du monde de la musique classique.
Sous cet angle, le Vivaldi Album est
un excellent révélateur des logiques éditoriales dans le classique.
Ou bien…
album d’airs de Gluck. La place de
cet album peut être considérée
d’un double point de vue. Il continue une démarche que l’on peut
qualifier de musicologique, axée
sur un travail sur des textes peu
connus, cela s’adressant à un public de connaisseurs et affirme une
position dans le monde musical.
Conjointement la mise en avant de
Cecilia Bartoli et l’apparente transparence de Gluck sur la jaquette
contraste avec la visibilité de Vivaldi et Venise dans The Vivaldi
Album. Il y a ici une logique de capitalisation sur la star. Le score de
Gluck, plus de 70 000 albums vendus avant la période de Noël 2002,
atteste de la force de Cecilia Bartoli… sans Vivaldi !
The Art of Cecilia Bartoli est, bien
sur, une entrée directe dans une
logique de rentabilisation d’une
star maison.
Quatrième et dernière piste (provisoire)
Le texte de présentation signé par la chanteuse m’invite à porter mon attention sur
la question de la traduction d’une expérience sensible à travers des objets :
« Au retour d’un voyage plein d’aventures, pour partager avec nos amis
les émotions que nous avons éprouvées, nous leur montrons les photos
que nous avons prises dans les endroits les plus beaux et leur racontons
avec enthousiasme tout ce que nous avons vécu.
De même, cet enregistrement se voudrait la description d’un voyage qui
m’a fascinée, à travers les manuscrits de Vivaldi conservés à la Bibliothèque nationale de Turin, à la découverte de nombreux chefs-d’œuvre
trop longtemps laissés à l’abandon. »
À travers ce disque, quelles représentations se construisent pour peupler nos souvenirs, pour guider notre écoute ? Considérant les millions d’auditeurs de ce disque, ce
n’est pas tant le rapport intime, individuel qu’il s’agira d’explorer, mais la construction d’un imaginaire partageable, d’une « conscience esthétique commune » pour
reprendre l’expression de Haskell 2.
80
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2. Peut-on aimer Vivaldi ?
Antoine Hennion 3 avait, dans La grandeur de Bach, analysé les effets d’oubli et
de redécouverte des œuvres du Cantor, les traductions successives de son œuvre, leur
actualisation dans un goût qui se déplace, la fabrication des tubes qui permettent de
fixer l’amour de la musique du compositeur. La grandeur de Bach, n’est pas déposée
dans les œuvres elles-mêmes, mais se construit, mouvante, dans ses lectures et appropriations sociales. À travers ce parcours dans le V ivaldi Album, je tenterai
d’amorcer une analyse de la façon dont les représentations de la musique de Vivaldi
sont élaborées et mobilisées.
Igor Stravinsky voyait en Vivaldi un tâcheron frénétique ayant composé 600 fois le
même concerto. Renversant la critique et jouant avec jubilation des anachronismes,
A. Carpentier, dans son Concerto baroque, fera dire à Vivaldi en réponse à
l’attaque de Stravinsky (!) : « c’est possible, mais je n’ai jamais composé
une polka de cirque pour les éléphants de Barnum » 4 !
Après les années 1960, la musique de Vivaldi restera considérée comme une musique superficielle, liée à un contexte de production de la musique entièrement soumis
aux goûts légers et capricieux du public vénitien…
Le musicologue A. Talbo aime rappeler que jusqu’au début du XXe siècle, Vivaldi
était un violoniste virtuose et un compositeur ayant dédié à son instrument de très
(trop) nombreux concertos. Dans les années 1920, Vivaldi est devenu aussi un
compositeur prolixe dans le domaine vocal, lyrique et religieux. Le corpus d’œuvres
mis à jour révéla l’incroyable diversité de ses compositions. Cette découverte transforma la connaissance musicologique sur Vivaldi, mais assez peu le rapport à son
œuvre pour les musiciens, mélomanes ou auditeurs en général.
N’était l’intérêt porté par Bach aux concertos pour violon de Vivaldi qu’il transposa pour le clavecin et l’orgue et qu’il cita dans plusieurs de ses œuvres 5 (notamment des cantates), la musicologie l’aurait d’ailleurs totalement abandonné.
Aujourd’hui l’extrême popularité de Vivaldi est pétrie de paradoxes et d’oppositions : la notoriété d’un tube (Les quatre saisons) occulte presque complètement le
reste de sa production, certaines de ses œuvres comptent parmi les plus enregistrées
(54 disques référencés pour Les quatre saisons sur le site fnac.com…) alors que
des pans entiers restent inédits (comme la quasi-totalité des 64 opéras qui nous sont
parvenus), sa popularité le rend suspect auprès des musiciens qui l’ont longtemps
abandonné aux musiques d’ameublement. Ces Quatre saisons qui ont largement
contribué du vivant du compositeur à sa célébrité internationale et à sa gloire auprès
des princes, monarques et souverain pontife étaient tombées dans l’oubli pendant
deux siècles. Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale qu’elles commencent à être
de nouveau entendues notamment grâce au premier enregistrement qui en est alors
réalisé.
* Vivaldi est ainsi sans doute le seul
compositeur célèbre, “populaire” pour lequel un corpus considérable d’œuvres restent inouïes sans qu’il s’agisse nécessairement d’œuvres mineures, fonds de ti-
81
* La construction, longue, d’une
cantatrice d’audience internationale suppose une légitimité, une
acceptation par un public restreint
de connaisseurs (voire de faiseurs
MEI « Médiation et information », nº 17, 2002
roirs ou esquisses de jeunesse : cette situation produit une tension entre les
tubes (dévalorisés par la divulgation, la
surexposition) et les inédits, nécessitant
un travail de recherche. Même pour Vivaldi un goût sophistiqué, un goût “légitime” peut prendre forme : à l’ombre des
Saisons se trouverait la vraie grandeur
de Vivaldi. Les œuvres “à titres” (Saisons, Estro Armonico, Stravaganza) conçues par Vivaldi lui-même comme
des œuvres en direction d’un marché,
inscrites dans une logique éditoriale et
commerciale, ont un pouvoir séducteur
immédiat mais n’atteindraient pas la
profondeur des derniers concertos peu
connus ou inédits…
Dans le Vivaldi Album, Cecilia Bartoli parle d’un « voyage fascinant à travers les manuscrits de Vivaldi », de la
« découverte de chefs-d’œuvre trop longtemps oubliés ». Sur la couverture de l’album, la mention « World Premiere Recording » apparaît pour la moitié des airs
enregistrés, mais à côté de ces inédits,
deux autres sont composés sur la mélodie
du « Printemps » et de l’« Hiver » des
Saisons… Ceci fait, bien entendu, l’objet d’une mention spéciale sur la couverture. Ce grand écart représente parfaitement l’articulation que réalise le Vivaldi
Album entre un projet commercial et un
projet visant une légitimité musicologique.
d’opinion). La particularité d’audience de The Vivaldi Album consiste à associer deux stars : Cecilia
Bartoli et Vivaldi. Cependant, et à
la différence de la pop, la réussite
ne s’orchestre pas uniquement sur
la qualité de l’encerclement de l’auditeur par des dispositifs marchands (réduit à un consommateur
de CD). La nature particulière, de
type recherche musicale, menée
par Cecilia Bartoli (« il faut sortir la
musique des bibliothèques ») s’attache à un public avisé.
Symboliquement la jaquette, rédigée en anglais pour les textes ainsi
qu’en italien pour les titres, semble
adresser le texte aux initiés (anglophones et italophones, il faut le
supposer) et les images au grand
public (international). De cette
façon la référence, écrite, aux
Quatre saisons n’est pas nécessairement dédiée au profane (certes The
Four Seasons semble aisé à comprendre, encore faut-il s’engager
dans un paragraphe rédigé en anglais). Si l’on s’en tient à la jaquette
comme élément décisif dans l’acte
d’achat, alors la référence aux
Quatre saisons n’est pas décisive. Par
contre dans une démarche commerciale plus large (spots télévisés
et radiodiffusés, site Internet), l’extrait de l’air sur la musique du
Printemps constitue un fil conducteur et ainsi une filiation dans une
logique affinitaire très présente
dans les campagnes des marques
de produits de grande consommation.
3. Représenter Venise. La musique au détour de
la peinture
« À Venise, de même qu’il est impossible de sentir autrement que selon
les modes musicaux, de même il est impossible de penser autrement
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Carte postale de Venise
D. Vandiedonck & T. Lamarche
que par images. Elles viennent à nous de toutes parts, innombrables et
diverses, plus réelles et plus vivantes que les personnages qui nous
heurtent du coude dans la ruelle obscure. » 6 Venise, le Grand Canal ?
Qu’est-ce que cela vous évoque ? Les images viennent-elles, comme pour d’Annunzio,
de toutes parts ? Ce sera peut-être tout d’abord des souvenirs de voyages, mais
s’agira-t-il vraiment de vos souvenirs ? Plus encore qu’ailleurs le regard ne peut croire
à sa subjectivité. Après Montesquieu, Byron, Chateaubriand, Gautier, Dickens,
Musset, Goethe, James, Rilke, Wagner, Barrès et tant d’autres, quel touriste peuton être à Venise alors même qu’on ne peut pas ne pas être là en touriste ? Dans vos
images de Venise, avant celles de votre appareil photo, il y a peut être le regard croisé
de Luciano Visconti et de Thomas Mann sur « l’antique magnificence du Palais et le Pont aux soupirs, sur la rive, les colonnes, le lion, le saint, la
fastueuse aile en saillie du temple fabuleux, la vue de la Porte et la
Grande Horloge » 7…, il y a peut-être la poésie des toiles de Zoran Music, ou les
traces minérales et irisées de la ville engloutie, de la ville-reflet filmée par Marguerite
Duras, enfin il y sans doute des vedute de Canaletto…
Peut-il y avoir encore un “premier” regard sur cette ville ? Comment voir autre chose
qu’une ville-musée, une ville-carte-postale ? À Venise, l’enchantement peut-il encore
fonctionner ? Et s’il fonctionne, c’est peut être parce que, comme le dit Sartre « La
vraie Venise, où que vous soyez, vous la trouvez toujours ailleurs. […]
Il y a beau temps que je me suis résigné : Venise, c’est là où je ne suis
pas » 8. De pont en pont, il faut toujours tendre vers les « Venise d’en face », ce miroir étrange qui se trompe de reflet. Quel reflet, quelle image choisir ? La production
discographique consacrée à Vivaldi – et le Vivaldi Album n’échappe pas à la
règle – puise largement dans le corpus sans fond des toiles de Canaletto : ce sera ici
notre représentation du Grand canal – version 1723, notre vision de Venise.
Dans un album proposant la musique interprétée en l’honneur du Prince de Pologne,
le violoniste et chef Andrew Manze écrivait ce propos introductif : « Il n’est pas
fréquent que l’infortuné écrivain puisse susciter des images d’un lieu
éloigné dans le temps et dans l’espace grâce à un simple nom. La Venise
du dix-huitième siècle est fort heureusement une exception, et le nom
est celui de Canaletto. Qui n’a pas été transporté là-bas en scrutant ces
tableaux plein de vie ! » 9. Infortunés écrivains et écrivants qui devons produire
des textes sur le domaine du sensible, nous pouvons nous reposer sur des représentations pré-construites, mobiliser un imaginaire objectivé.
La scena all’angolo que pratique Canaletto fait disparaître le point de fuite des lignes hors du cadre de l’espace scénique, creusant davantage encore la profondeur.
Cette perspective oblique, réminiscence de sa première activité de décorateur de
théâtre, lui permet de déployer des espaces immenses, accentués par des jeux de lumières et d’ombres intenses sous des ciels amples. Aucune ville n’a suscité au
XVIIIe siècle une telle production de peintures “descriptives”. C’est avec ce format en
cinémascope et les compositions en décor de théâtre que Venise se donne à voir hors
de ses murs. C’est un homme venu du théâtre qui orchestre de la façon la plus remarquable cette mise en scène théâtrale de la ville.
* En évoquant Canaletto on mobilise
une représentation qui cesse d’être une
83
* Venise, Vivaldi, de “grands”
lieux et de “grandes” musiques…
MEI « Médiation et information », nº 17, 2002
représentation mais qui devient une
“essence”. La “vérité” de Venise se
confond avec celles des tableaux de Canaletto, et le nom du peintre suffit à désigner cette vérité. Canaletto est présenté
comme le peintre de Venise. Mais la
transparence de cette relation est une
construction historique.
construisent une filiation mythique
mais populaire, abordable. La jaquette de The Vivaldi Album s’approprie des images préexistantes
pour construire un cliché positif.
La construction du packaging apparaît alors comme d’une grande
cohérence.
Dans un ouvrage sur l’esprit des lieux,
Gilles Bertrand 10 analyse comment la
peinture vénitienne est devenue un lieu de
mémoire et comment Venise s’est peu à
peu confondue avec son reflet pictural.
Au milieu du X I Xe siècle, un basculement entre le regard sur la Venise réelle
et celui sur ses représentations picturales
s’opère. Dans ce basculement, c’est le
rapport entre l’impression directe de la
ville sur le voyageur et les impressions
médiates, appuyées sur les œuvres peintes,
qui se joue. À partir du Voyage en
Italie de Gautier (1850) c’est en référence à l’œuvre picturale sur la ville que
va s’opère le travail de description par les
écrivains, et plus encore le travail de traduction sensible de leurs impressions de
Venise. Dès lors, « les mises en discours de la peinture vénitienne
dans la seconde moitié du XIXe
siècle (…) forment un écran qui
empêchent désormais la plupart
des voyageurs de voir Venise autrement » 11.
Lors de la prise en main de cette
jaquette, certes Venise est en toile
de fond, mais ce qui domine encore visiblement est le portrait,
bistré, de la cantatrice. Le bistre
l’insère dans le siècle de Vivaldi et
Canaletto. La mise en avant de Cecilia Bartoli sur les jaquettes est
une constante. The Vivaldi Album
minore plutôt cette présence et
affirme sa particularité.
On passe ainsi d’une représentation de
Venise comme lieu de contemplation en
soi – fonctionnant elle-même comme une
œuvre d’art qui se passerait de toute
médiation – à un regard sur Venise à
travers le prisme des tableaux de Guardi, Longhi, Tiepolo ou Canaletto : irruption d’une “Venise picturale” à partir de
laquelle l’expérience esthétique, la mémoire et la patrimonialisation de Venise
s’élaborent.
Les peintures du XVIIIe siècle passent
ainsi du statut d’objets se confondant
avec leur référent et produits pour les tou84
En dos de jaquette, la cantatrice
prime sur un Venise que l’on peine
à reconnaître, et elle revient en son
siècle.
En comparaison, le Gluck Italian
Arias, ne vend / ne valorise que la
star, sans autre filiation (en façade
tout au moins, car en dos de couverture, une surimpression fait apparaître le visage de Gluck). Seule,
en gros plan, elle regarde l’objectif.
L’enjeu de l’association compositeur-interprète a disparu ; l’inscription Cecilia Bartoli prime sur toute
autre offre, sur toute la hauteur de
la jaquette. Il convient de distinguer la construction de la partie de
la pochette visible à l’achat et le
contenu (texte et iconographie) qui
ne peut se compulser qu’une fois
le CD acquis. En effet l’offre première, qui est presque une offre unique, semble s’adresser à celui qui
reconnaît Cecilia Bartoli. Par contre, le livret s’adresse, hors d’une
logique de marque, à celui qui veut
construire une approche plus
Carte postale de Venise
D. Vandiedonck & T. Lamarche
ristes à celui de support d’un discours sur
Venise. C’est donc à la fois le regard sur
les toiles et le regard sur Venise qui
changent. Le travail collectif des écrivains
écrivant sur Venise produit la valeur artistique des œuvres peintes du X V I I Ie
siècle, les constituent en « objets dignes
d’être regardés » tandis que ce processus ne fait « qu’accentuer la prégnance du référent » 12.
En s’appropriant la peinture sur Venise, on tente de s’approprier Venise : en
“disant” l’œuvre d’art, on tente de retrouver (ou de pétrifier) la grandeur de la
ville. La peinture participe alors centralement à un processus de patrimonialisation de la ville et l’on voit tel ou tel auteur s’agacer des libertés topographiques
prises ici ou là par les vedutistes, libertés
qui contreviennent à cet effet de patrimonialisation. La peinture joue une fonction
référentielle qui permet de dire la ville à
partir de son histoire. En s’appropriant
la peinture sur Venise, on s’autorise
aussi des traductions, des correspondances
entre ses impressions intimes et celles
mises en forme plastiquement par les
peintres : la fête et Véronèse, la beauté
féminine et le Titien, etc… C’est enfin,
une déréalisation de la ville qui s’opère :
la vérité de Venise finit par se confondre
avec celle des toiles. La cité lacustre devient peinture alors même qu’au discours
unanime sur sa splendeur se substitue de
plus en plus le thème de la mort, du naufrage. Venise se dissout dans son reflet
pictural et la peinture est devenue
l’essence même de la ville.
Ce qui m’intéresse dans cette analyse de
Gilles Bertrand, c’est qu’il montre que la
fascination qui s’opère lorsque nous
contemplons la Venise des vedutistes est
le résultat d’un travail progressif effectué
entre le milieu du XIXe et le début du
XXe siècle, notamment à partir du travail des écrivains.
Comment des œuvres produites en série,
85
construite, plus intellectuelle.
La stratégie publicitaire confirme
cette construction particulière de
l’écoute. Il ne s’agit pas de faire
écouter conjointement Cecilia Bartoli et le compositeur, mais d’attirer autour de la cantatrice, comme
en atteste l’accroche publicitaire
(« Le nouvel album de Cecilia Bartoli »).
La délimitation du public de Cecilia Bartoli évolue en fonction des
albums. Pour ce qui est de la
France, les insertions publicitaires
sont un bon signe des publics visés, notamment les publicités télévisées. On voit une logique d’élargissement depuis la Dansa (1997)
qui constitue la première tentative
d’ouverture vers la télévision et
s’intéressant à la seule chaîne envisageable alors (A RTE ). En 1998,
Live in Italy élargit à FRANCE 2 et
F RANCE 3 le support télévision et
The Vivaldi Album à RTL le support radio. L’album The Art of Cecilia Bartoli, par contre, ne fait que
très peu de radio classique et abandonne ARTE, signant ici un album
destiné à un public commercial et
ne s’affichant pas auprès des amateurs.
Enfin, la réussite même de The Vivaldi Album produit une série de récompenses (Diapason d’or, 4f Télérama, Les Inrockuptibles, Choc-Le Monde
de la musique, Timbre de platine, 10 de
Répertoire), elles se trouvent temporairement associées à des opérations mid-price (« Moins CH€R maintenant ») et peuvent ainsi parfois
faire pratiquement disparaître la
jaquette au profit d’un système
double de reconnaissance et de
promotion. La logique de l’écoute
entretient un lien particulier avec le
travail sur les mécanismes influen-
MEI « Médiation et information », nº 17, 2002
avec une certaine routinisation dans la
facture et le style, des cartes postales,
photographies à la main, permettant
pour leur acquéreur l’exercice du souvenir, sont-elles devenues des œuvres qui
nous fascinent ? Ce que nous montre
l’auteur c’est que cette fascination et ce à
quoi elle renvoient ne viennent pas seulement des œuvres elles-mêmes, mais d’une
évolution conjointe de l’image de Venise
et du regard sur ses images.
çant la décision d’achat. Hormis
l’offre promotionnelle, ces signes
de reconnaissance 13 apposés sur
les couvertures résultent de différentes écoutes (expertes) et jouent
comme des formes de référence
par des professionnels. Ils constituent des sources de légitimité,
simplifiée par le recours à des logotypes. On peut y voir comme un
changement de régime d’autorité
ou de labélisation : de la chronique
Les œuvres des vedutistes sont devenues signée dans les colonnes d’une
des stéréotypes pour désigner Venise, la revue spécialisée au stickers dans les
contribution à la production d’autres bacs, il y a une simplification, un
références esthétiques passe par le dépas- marquage, un mécanisme de pressement de ces stéréotypes qu’il faut “af- cription très fort dans un marché
fronter” comme tels. Cet effet est parfai- caractérisé par le niveau de contement illustré par les propos du directeur currence entre les produits : sur
artistique du label Alpha lorsqu’il telle œuvre, 20 ou 30 versions disprésente le travail réalisé pour tisser des ponibles… Ce qui différencie les
correspondances esthétiques entre la mu- versions – la spécificité de l’intersique enregistrée (des sonates pour violon- prétation – se laisse plus difficilecelle de Vivaldi) et les illustrations qui ment saisir par le novice, et qui
“l’enrobent” : « cette âme vénitienne, plus est avant l’écoute ! La presje ne la retrouvais pas dans les cription et les campagnes publicivedute de Canaletto et Guardi, ni taires assurent pour le public un
dans les scènettes de Longhi, qui balisage. Ces signes apposés comparaissaient pourtant le choix logi- me autant de labels de qualité simque, par habitude. Il fallait répon- plifient (voire remplacent) les critidre à la richesse de l’écriture musi- ques des journaux spécialisés et
cale de Vivaldi par la force et s’insèrent au moment final de la
l’opulence d’une peinture qui évi- décision d’achat, là où la mise en
terait le cliché de la carte pos- concurrence est la plus dépouillée,
tale. » 14
la plus difficile à décrypter pour le
non-spécialiste. Ces signes facilitent le choix pour l’acquéreur qui
ne dispose pas de l’information ou
du capital culturel lui permettant
de se repérer dans la masse des
nouvelles sorties. Cela joue comme
un réducteur de risque pour l’acquéreur, en énonçant un raccourci : si la critique a aimé, alors il n’y
a pas de risque d’être déçu, et c’est
cela qu’il faut avoir écouté… au
moins pour savoir en parler.
86
Carte postale de Venise
D. Vandiedonck & T. Lamarche
4. Le compositeur de Venise
Le Vivaldi Album propose un portrait topographique du compositeur : une photo
de l’église vénitienne (et de son actuel prêtre) où il a été baptisé (Vivaldi, le « prêtre
roux »), une gravure de l’Ospedale où il était maître de violon (Vivaldi, le maître de
musique à la tête de la principale institution de la ville), une autre du Teatro Filarmonico de Vérone où deux de ses opéras ont été créés (Vivaldi le compositeur et
l’impresario d’opéra), un tableau d’un concert de gala à Venise (Vivaldi, le compositeur des princes et des monarques)… Dans cette représentation kaléidoscopique qui
nous emmène à Rome et Turin, Venise reste le point focal, et l’inscription du compositeur dans les lieux et institutions de la ville dirige cette représentation.
Si de nombreux compositeurs imposent à leurs biographes des chapitres obligés :
Bach et la Réforme, Lully et la cour de Versailles… Dans le cas de Vivaldi, c’est
le rapport à Venise qui semble s’imposer. À titre d’exemple, Grasset vient de publier La Venise de Vivaldi 15, et Sony édite dans le même temps une compilation
de 3 CD sur le thème de Vivaldi, le compositeur de Venise. Parfois le raccourci est encore plus efficace : dans le ciel des tableaux de Venise qui ouvrent l’ouvrage de C. et J.-F. Labie 16, le maquettiste a placé des fragments de partitions de
Vivaldi… Si Canaletto nous donne le décor, Vivaldi produit la bande son.
Sur les pochettes des disques et sur les couvertures des ouvrages consacrés au prêtre
roux, les vues de Venise sont omniprésentes.
Dans La Venise de Vivaldi, Barbier, fait du compositeur un fil conducteur, un
guide, pour suivre l’activité musicale dans la Venise du début du XVIIIe siècle. S’il
note que d’autres compositeurs peuvent, à des niveaux divers, être ainsi associés à
une ville (Bach et Leipzig, Mozart et Salzbourg), dans le cas du couple VivaldiVenise, la fusion semble totale. Il n’hésite pas à dire que « Vivaldi et Venise ne
font qu’un » 17 … Cette idée, le sens commun et le sens commercial des éditeurs
phonographiques, l’acceptent d’autant mieux qu’elle offre un raccourci commode pour
“représenter” la musique de Vivaldi, la situer. Mais dès lors qu’il s’agit d’approfondir les mécanismes de cette fusion, l’argument se dérobe : aucune autre musique n’exprime si bien Venise, ses éclats rayonnants, sa lumière radieuse et, mezza di voce,
sa sombre mélancolie, ses reflets embrumés…
Patrick Favre-Tissot-Bonvoisin titre un article dans Le Monde de la musique
« Venise la vivaldissime », et écrit : « rarement les couleurs d’une ville et les
affects d’une musique se seront à ce point confondus. Demeuré fidèle à
Venise en dépit de son succès international, Vivaldi incarne à tout
jamais la folie mélancolique de la Sérénissime » 18 …
En dehors des perspectives métaphoriques dont la musique se laisse facilement charger, c’est une patrimonialisation croisée de Vivaldi, de Venise, de la Venise de Vivaldi et de Vivaldi musicien de Venise qui est construite.
Au moment où je termine ce texte, Télérama consacre un article à la Folle journée
de Nantes 2003 (plusieurs centaines de concerts) dédiée cette année à l’Italie baroque. Une reproduction d’un tableau de Canelleto ouvre l’article et lorsqu’il s’agit de
présenter Venise, les auteurs écrivent : « À l’image de la cité lacustre, la musique vénitienne est un mélange amphibie de terre ferme et d’instabilité,
87
MEI « Médiation et information », nº 17, 2002
de solidité – harmonique – et de fluidité – mélodique. » 19 De nouveau
nous sommes métaphoriquement face à la ville à l’image de “sa” musique, à l’image
de ses reflets picturaux.
Pour la couverture du Vivaldi Album, est-ce une option graphique paresseuse qui a
présidé au choix d’une veduta du Grand canal peinte en 1723 ? S’agit-il seulement d’une nouvelle activation du stéréotype ? Cette toile étant contemporaine des
pages vocales de Vivaldi enregistrées par Bartoli et aussi du portait du compositeur
reproduit à la fin du livret on peut voir aussi dans ce choix un projet de contextualisation méticuleuse, les connexions esthétiques et temporelles propices à l’immersion de
l’auditeur jouent sur le registre des correspondances métaphoriques entre la peinture
et la musique et sur la valorisation des signes accumulés d’une démarche historiquement fondée.
Sur la Venise-décor de la veduta de Caneletto, la présence en surimpression du
portrait de la chanteuse constitue un geste graphique presque naïf : “l’essence” vénitienne de la peinture de Caneletto dont j’ai exposé la construction historique et symbolique, imprègne le chant de Bartoli. En projetant le visage de la chanteuse dans
l’espace scénique de la veduta, il s’agit de projeter son chant dans l’espace scénique
vivaldien. Ce dispositif est complété par la signature de Vivaldi (sur la page de garde
du livret, on retrouvera aussi son sceau) qui non seulement « authentifie la marchandise » 20 mais relie aussi visuellement la chanteuse et la “ville”.
* Après Caneletto-le-peintre-de-Venise
et Vivaldi-le-compositeur-de-Venise, ce
que cet album vise à construire comme
relation c’est aussi Bartoli-la-chanteusede-Vivaldi, la chanteuse de Venise.
Sur l’ensemble des disques de Bartoli
– en soliste ou au sein de productions
lyriques – c’est l’image seule de la chanteuse qui est représentée. La mise en
contexte du portrait dans The Vivaldi
Album, son inclusion dans la veduta,
est un cas à part dans la valorisation
visuelle des disques de Bartoli.
Pendant des années, les disques de musique baroque ne donnaient à voir que des
tableaux de maîtres. Cet effacement de
l’interprète participait à la production de
l’authenticité de la restitution (immédiateté de l’exécution et négation de la médiation de l’interprète). Pour les disques
de chanteurs lyriques, en revanche, les
éditeurs ont toujours conduit une stratégie
de valorisation des artistes, illustrant les
productions du portrait des interprètes.
C’est le télescopage entre ces deux logiques qui signe la singularité du visuel du
88
* L’inscription de Cecilia Bartoli
dans le lieu et le symbole qu’est
Venise passe aussi par un lancement mondial de grande ampleur,
majestueux pour reprendre la terminologie maison. Cet événementialisation des lancements correspond à
une logique de mise en visibilité
pluri-média. L’événement est mobilisé dans une logique externe
d’image mais aussi sert de relais interne (invitation des équipes commerciales, de partenaires…) dans
une logique de motivation. Le caractère grandiose permet à chaque
maillon commercial de se persuader de l’ampleur de la réussite à venir… et incite à y participer. L’anticipation du résultat est une clé du
succès, à laquelle s’ajoute une logique de fierté.
L’organisation de concerts sur le
même programme musical que
l’album constitue une adéquation
idéale évidente dans la pop mais qui
n’est pas encore systématique dans
Carte postale de Venise
D. Vandiedonck & T. Lamarche
Vivaldi Album et montre que quelque
chose est à l’œuvre dans le parcours de la
chanteuse : c’est bien d’une légitimité
artistique en construction qu’il s’agit.
Dans un genre où la catégorisation stylistique des interprètes est fortement
structurante (à la fois dans l’espace
scénique et dans la production discographique), l’intrusion d’une diva rosinienne
et mozartienne dans les terres du chant
baroque, où ont été façonnées pendant
plusieurs décennies des voix droites, sans
vibrato, fragiles et légères, apparaît
a priori assez incongrue.
La veduta n’est pas seulement un décor,
un cliché permettant d’associer Venise et
Vivaldi, mais aussi un élément important de la construction de la légitimité de
la chanteuse dans ce répertoire.
5. Il Giardino Armonico :
cultiver son jardin
* L’ensemble qui accompagne Cecilia
Bartoli (Il Giardino Armonico) se produit ici, comme le précise une note sur la
pochette, avec l’aimable autorisation de
Teldec. L’ensemble est en effet sous contrat d’exclusivité avec le label Teldec du
groupe Warner.
Cet aménagement contractuel peut être
analysé de deux façons complémentaires.
Pour l’éditeur et pour la chanteuse, il ne
s’agit pas seulement de produire un récital-portrait de diva mais de construire
une référence esthétique. Cecilia Bartoli
s’inscrit dans la démarche musicologique
dont est investi le répertoire “ancien”, en
développant dans les lieux et réseaux de
production de cette démarche, une interprétation des textes.
* L’album concentre toutes les références
89
le domaine du classique. Le cas The
Vivaldi Album s’inscrit dans une
gestion jointe des lancements
d’albums et de l’organisation de
concerts. Cette intégration construite par les labels musicaux transforme les rapports de force et les
méthodes de travail entre acteurs
(labels, salles de concert, artistes…) dans le secteur. L’enjeu est
la maîtrise de la filière. La concentration de nombreux labels dans
un même groupe est un élément
désignant l’acteur dominant. Cela
suppose des formes de coopération entre métiers distincts qui
sont plus intégrés dans la pop. Pour
la France, où Cecilia Bartoli connaît de bons résultats commerciaux et d’estime, la connexion
entre concerts et albums est désormais une ligne de conduite. La tendance à l’implication de la star auprès de son public (signature…)
est considérée comme une nécessité de la dimension relationnelle
de ce produit.
* La légitimité musicologique
constitue une étape majeure dans
la trajectoire de l’artiste. C’est un
pivot entre deux publics (ou deux
catégories de public) : un public
averti, connaissant plus ou moins
directement les rouages du classique, en phase avec le milieu qui
assure une légitimité (mais qui
assure des ventes qui ne se chiffrent qu’en milliers) ; un public au
profil profane, plus commercial,
qui est plus celui des reprises que
des créations. The Vivaldi Album
assume une double fonction : assise du statut de la cantatrice et succès de box office.
* La double, voire triple, inscrip-
MEI « Médiation et information », nº 17, 2002
et les indices de la musicologie en acte
mise en œuvre par les interprètes
“baroques” : notices, mention des sources
utilisées, référence aux bibliothèques, désignation de chaque instrument d’époque
utilisé, incorporation symbolique et graphique dans le paratexte des manuscrits… Ceci doit contribuer à démontrer
qu’en s’aventurant dans des contrées inconnues 21 la chanteuse propose pour ces
œuvres une lecture qui fait autorité
(« The » Vivaldi Album). Le choix
d’Il Giardino Armonico s’inscrit dans ce
processus de légitimation. En effet, à
partir de 1991, cet ensemble a réalisé de
nombreux enregistrements de la musique
de Vivaldi (une intégrale des concertos de
chambre, des concertos pour mandoline et
une version des Quatre saisons très
exposée médiatiquement). En 1999 lorsqu’il s’agit de réaliser le V ivaldi Album, Il Giardino compte parmi les
quelques ensembles italiens jouant « sur
instruments d’époque » incontournables
pour ce répertoire. Il n’y a pas dans l’écurie Decca de musiciens ayant une telle
identité. Il s’agit donc d’accompagner musicalement mais aussi symboliquement la
chanteuse.
Toutefois, par delà ces enjeux artistiques
et aussi commerciaux, une attention aux
discours des acteurs de la vie musicale
italienne met à jour un processus de
(re)construction d’une italianité, et Il
Giardino participe à ce processus.
tion (Cecilia Bartoli, Il Giardino
Armonico et Vivaldi) correspond à
une recherche de multiples signatures. Dans des produits de grande
consommation, on travaille sur du
co-branding, l’association de marques jouant comme un gage de
qualité, comme une filiation certifiée par des grands noms, chacun
spécialiste dans son domaine. Ces
partenariats entre marques, ou
entre prestataires, se présentent
comme des formes d’alliances entre les acteurs dominants dans des
domaines connexes. Les trois
noms associés sur la jaquette (et
même quatre avec Decca) constituent un exemple frappant de l’association de grands noms. Cela
correspond à la position d’acteur
dominant du label (ou de son propriétaire, Universal) ; la position
forte au sein d’un oligopole conduit à assurer les conditions de sa
reproduction, notamment en collaborant avec les acteurs ou valeurs
dominants. Ici la position de Vivaldi ne s’apparente pas à celle
d’un acteur, il y a cependant un jeu
particulier de capitalisation sur une
valeur, qui se double d’une signature.
Le discours des musiciens, des musicologues, des éditeurs, construit les frontières
d’une « conscience esthétique commune »
pour la Vénétie à laquelle le Vivaldi
Album se rattache.
* Le renouveau de l’interprétation vivaldienne a d’abord été conduit par des interprètes autrichiens et allemands, belges
et hollandais, anglais, français. Depuis
la fin des années 1980, une série d’ensembles italiens se sont affirmés et ont
investi largement le répertoire baroque
90
* La filiation italienne de Cecilia
Bartoli et de l’album est bien plus
forte ici que pour d’autres albums
récents (Gluck et the art). Gluck
Italians Arias est composite, certes
les airs sont italiens, mais associés
à une inscription germanique
Carte postale de Venise
D. Vandiedonck & T. Lamarche
italien : Concerto Italiano, Europa Galante, Sonatori de la gioiosa marca,
Capella de Turchini, Il Giardino Armonico… Les productions lyriques affichent des distributions presque exclusivement italiennes. Dans un article sur le
chant vivaldien paru dans la revue Diapason en février 2002, Ivan A. Alexandre, définit Cecilia Bartoli comme
« la plus vénitienne des Romaines » 22 … Dans le même ordre d’idée,
le violoniste Carmignola prétend pouvoir
distinguer à l’oreille, et instantanément,
un interprète vénitien d’un autre.
L’unification nationale dans l’Italie du
siècle avait consacré ses champions
(Verdi en tête) et gommait les spécificités
culturelles et identitaires locales. Contre
l’idée construite d’une large convergence
esthétique, dans les compositions lyriques
en particulier, au sein de l’Italie et de
l’Europe, une activité musicologique et
éditoriale, produite par des acteurs de la
vie musicale italienne, vise à éclairer des
traditions urbaines spécifiques, inscrites
dans des institutions, des pratiques locales, dans des réseaux de transmission et
de filiation musicale. Ainsi, par exemple, un tel processus est-il à l’œuvre autour de l’histoire musicale de Naples. La
maison de disques Opus 111 en partenariat avec des acteurs institutionnels locaux réalise des collections thématiques
assez emblématiques : Trésors du Piémont (qui héberge notamment l’intégrale
en 120 CD des manuscrits de Vivaldi
conservés à la Bibliothèque de Turin),
Trésors de Naples… Dans un de ces
albums, le musicologue italien Dinko
Fabris écrit :
XIXe
(interprétation par l’Akademie für
Alte Muzik de Berlin).
L’inscription territoriale (comme
dans d’autres genres le terroir) est
formulée comme un gage, presque
une garantie, d’authenticité. La filiation italienne n’est cependant et
évidemment pas nouvelle, elle a
été mise en avant à plusieurs reprises comme une forme d’empreinte
ou de spécialité et cela en dehors
des albums de compositeurs italiens : Italian songs en 1995 et Live in
Italy en 1998. L’ensemble est pourtant toujours géré pour le monde,
depuis Londres (signataire du contrat exclusif) et le marché français
un des plus porteurs (un cinquième des ventes de The Vivaldi Album). L’italianité ne semble apparemment pas souffrir d’une dénomination internationale… en anglais
donc.
Autour de cette série de CD, on
voit s’associer un travail sur
l’écoute débouchant sur une production misant sur l’expertise et
l’exigence d’un public amateur et
un travail sur les conditions du
passage à l’acte d’achat induisant
une construction instrumentalisée
de l’objet.
« C’est seulement lorsqu’on commença, il y a une dizaine d’années, à
explorer systématiquement le vaste répertoire de la musique religieuse
liée au culte local, qu’est apparue l’image d’une transmission linéaire de
particularités stylistiques et de formules de composition, à travers une
chaîne ininterrompue de maîtres et d’élèves qui, du milieu du XVIII e
siècle, remonte jusqu’au début du XVIIe siècle, en pleine époque espagnole. C’est cela la véritable “école napolitaine” » 23.
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La (re)construction d’identités locales contrastives, nourries de “l’âme” et de “l’essence” culturelle, s’édifie contre une vision surplombante et extérieure produite par la
“musicologie internationale”. Les musiciens italiens se posent en héritiers d’une tradition sur laquelle ils investissent une parole et des pratiques. L’approche “extraitalienne” va ainsi apparaître exotique, sur un mode de construction très proche de
celui qu’ont connu les musiques du monde. Au fil de l’histoire la spécificité de cette
musique “autre” a été absorbée, neutralisée, afin de l’adapter aux goûts et aux
pratiques de ceux qui produisaient une lecture musicale et théorique sur elle. Si
Stravinsky considérait que Vivaldi avait composé 600 fois le même concerto, c’est
dans une large mesure car cela était vrai au regard de l’interprétation produite sur ses
œuvres jusqu’à un passé récent.
La place des ensembles italiens dans “leur” répertoire, la mise à jour par les
“redécouvertes” de la richesse du corpus musical italien, la patrimonialisation de ce
répertoire et l’ordonnancement d’une vision artistique pluridisciplinaire (j’ai évoqué
la peinture, mais il faudrait aussi considérer la littérature) construit une authenticité
musicale qui n’est plus produite par le seul travail musicologique mais qui renvoie le
plus souvent au registre de l’âme, et, sinon au domaine du sang, à sa forme plus
neutralisée idéologiquement d’une culture naturalisée.
“Autour” de ce disque j’ai voulu montrer comment la musique de Vivaldi, l’image
de Bartoli et les images de Canaletto s’inscrivaient dans un système de correspondances au sein duquel des représentations stéréotypées étaient retravaillées pour
produire d’autres représentations. Au sein de ce système une légitimité distribuée se
construit pour chaque “acteur”, dans des effets de reflets, puisque nous sommes à
Venise…
Notes
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6
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9
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12
Heine, H., 1997 : 21. Mais qu’est-ce que la musique. Arles : Actes Sud.
Haskell, F., 1986 tr. fr. (1976). La norme et le caprice. Paris : Flammarion.
Hennion, A., Fauquet, J.-M., 2000. La grandeur de Bach. Paris : Fayard.
Carpentier, A., 1976 tr. fr. (1974) : 71. Concerto baroque. Paris : Gallimard.
C’est à cet argument qu’a recours l’auteur de la notice consacré à Vivaldi
dans le dictionnaire Oxford de la musique (édition 1986) pour nuancer son
propos : la musique de Vivaldi est souvent superficielle, mais les transcriptions de Bach nous obligent à la considérer quand même avec attention.
Annunzio (d’), G., 1965. Il fuoco. Milan : Mondadori.
Mann, T., 1924. Der Tod in Venedig. Berlin : S. Fischer.
Sartre, J.-P., 2002 (1964) : 49. « Venise de ma fenêtre ». Villes… Paris :
Centre des Monuments nationaux.
Manze, A., 1997. Vivaldi : Concert for the Prince of Poland. CD. HMU 907230.
Bertrand, G., 1997 : 105-117. « La peinture comme lieu de mémoire ».
L’esprit des lieux, Grenoble.
Id., p.109
Id., p.114
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Cocset, B., 1999. Suonata a violoncello solo del signor Antonio Vivaldi. CD.
Alpha 04.
Barbier, P., 2002. La Venise de Vivaldi. Paris : Grasset et Fasquelle.
Labie, C. ; Labie, J.-F., 1996. Vivaldi : des saisons à Venise. Paris : Gallimard.
Barbier, P., 2002 : 20. Op. cit.
Favre-Tissot-Bonvoisin, P., « Venise la vivaldissime ». Le Monde de le
musique. Février 2002.
« La botte aux trésors ». Télérama. N° 2 767, 22 janvier 2003, p.63.
Warnier, J-P., 1996. Authentifier la marchandise. Paris : L’Harmattan.
Ces signes sont couramment appelés labels dans le domaine des produits de
grande consommation. L’appellation label porterait ici à confusion.
Cf. la thématique de la redécouverte, de l’inédit, passée depuis 20 ans dans
la vulgate des baroqueux
Alexandre, I. A., « Pour (bien) chanter Vivaldi ». Diapason. Février 2002.
Florio, A., 1999. Jommelli : Veni creator spiritus. CD OPS 30-254.
93

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