Carte postale de Venise
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Carte postale de Venise
Carte postale de Venise Représenter la musique Note : Il s’agit ici de deux contributions, ou plutôt d’une double contribution, proposant une lecture croisée d’un même objet, une manière de dialogue, d’écoute partagée, entre les deux auteurs, appartenant à deux disciplines différentes (SIC et économie). C’est à la fois une appropriation différenciée d’un objet d’écoute (un disque) et une appropriation de l’écriture de l’autre par chacun des auteurs qui s’opèrent dans la circulation entre les deux colonnes de ce texte. Les connexions s’inscrivent dans une signalétique simple : chaque « * » invite à suivre une bifurcation, à s’engager dans un des “échangeurs” du texte ; les références sont renvoyées en fin de document. David Vandiedonck Thomas Lamarche Université de Lille III, Groupement des équipes de recherche interdisciplinaires en communication (GÉRICO) Université de Lille III, Groupement des équipes de recherche interdisciplinaires en communication (GÉRICO) Le projet de cet article est de tenter de faire émerger sous différentes formes les figures, les motifs, d’une représentation possible de la musique de Vivaldi et de son interprétation, en utilisant un disque qui occupe une place particulière dans la discographie du compositeur comme port d’attache de ce parcours. Il s’agira donc de s’intéresser à la construction d’un imaginaire partageable, d’une « conscience esthétique commune ». Des repères sur la construction du disque et sur la gestion d’une star fournissent un autre regard sur l’écoute. Les Label Managers, comme les signataires du contrat Worldwilde anticipent et construisent l’extension des ventes de Cecilia Bartoli, participant ainsi d’une autre forme d’écoute de la demande, propre au marketing. Il s’agit de s’intéresser à la confrontation du public avec le CD dans le moment qui précède l’écoute (ici, le moment de l’achat). * Parler de la musique, parler “sur” la musique, à partir des objets et supports sur lesquels s’appuient les pratiques musicales (disques, partitions…) se heurte au risque d’une décomposition désincarnée des pratiques dans les objets et supports de la mélomanie. Partir des objets, sans considérer qu’ils assument à eux seuls l’avènement ou simplement la présence de la musique, nous invite à les * Ce parcours parallèle à travers The Vivaldi Album fait suite à un échange inattendu lors d’un séminaire de recherche sur les usages qui nous a permis de confronter deux regards sur un même objet. À l’écoute considérée du point de vue de l’écoutant répond la construction de l’écoute, ou la tentative d’encadrement de l’écoute, par les 77 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 envisager comme des mises en forme partielles, possibles, de notre rapport à la musique. Le point de départ de ce texte sera un disque paru chez Decca-Universal en 1999 : The Vivaldi Album de la mezzo-soprano italienne Cecilia Bartoli. Un point de départ, pour aller où ? 1. Chemins de traverse Première piste Le Vivaldi Album porte la cote < VIV.21C > dans ma discothèque, il s’inscrit dans mes parcours d’écoute, dans des formes plus ou moins stabilisées de mémoire de cette écoute, il constitue un pivot dans la formation et le déplacement de mon goût musical, il trace dans ma mélomanie des nouvelles représentations… Il pourrait s’agir de se livrer ici à une auto-anthropologie de mes pratiques mélomaniaques, en faisant jouer ensemble des objets sur lesquels ces pratiques s’appuient. Ou bien… Deuxième piste Pour Henri Heine, représentant historique de la figure du critique, la seule façon tenable de parler de la musique est de n’en point parler du tout, mais de la faire entendre : « je dus convenir qu’il fallait ou ne pas disputer du tout sur la musique, ou bien le faire de cette façon toute réaliste » 1. S’il y a dans ces propos de Heine un refus radical de toute traduction de l’expérience musicale, je retiens qu’il ne présuppose pas l’existence immanente de la musique. Dans la joute musicale qu’il met en scène entre deux commis voyageurs disputant la supériorité de Rossini ou de Meyerbeer, la musique surgit uniquement de cette intersubjectivité en action. Renon78 dispositifs de production et de mercatisation des disques. À la suite d’un entretien avec Isabelle Marnier, Label Manager de Decca-Universal Music, et d’échanges de vues sur le sujet entre les co-auteurs du présent article, il en résulte un point de vue complémentaire, contradictoire, parallèle. Le point de vue privilégie la relation entre le disque (et sa construction préalable) et le public à un moment particulier : l’achat. Le regard posé par le marketing répond à l’écoute des disques par le public, dans une logique de construction de nouveaux produits et de nouveaux dispositifs pour valoriser le catalogue. La production de Cecilia Bartoli m’apparaît comme une suite de produits très travaillés. En reflet du parcours musical ici décrit, on peut souligner les principaux aspects de la démarche de construction marketing. Le regard que portent les responsables marketing sur les conditions et les motifs de l’achat constitue une forme particulière d’écoute du marché et du consommateur. La notion d’écoute du marché revêt une forme radicalement distincte pour le marketing, il s’agit là de l’attention portée au comportement du public face aux offres (disques, concerts…) : mesure des résultats des différentes actions marketing, décryptage des valeurs qui pourraient être porteuses auprès de ce public (les noms, les lieux les airs, mais aussi les types de promotion). La filière du disque classique emprunte un chemin alliant des éléments de démarche marchande rationalisée et un dispositif d’écoute et d’attention à un public exigeant, Carte postale de Venise D. Vandiedonck & T. Lamarche çons à parler de la musique et faisons jouer in situ nos écoutes, performons dans nos interactions quotidiennes cette promesse d’une écoute partagée de nos écoutes. Ou bien… Troisième piste La part du secteur classique dans le marché discographique est une peau de chagrin et la place de ce répertoire dans les points de vente est symptomatique : l’espace consacré à ce genre musical est de plus en plus exigu et seules les collections économiques remplissent largement les bacs : il s’agit sans doute du seul genre pour lequel ces “collections économiques” constituent une catégorie de classification à part entière. Les maisons de disques resserrent leur production sur des récitals d’artistes, moins coûteux et plus facilement valorisés commercialement que les intégrales lyriques au sein de stratégies d’image sur les artistes phares de l’écurie. Le V ivaldi Album apparaît de prime abord comme un produit inscrit de bout en bout dans ces contraintes et dans une logique commerciale Avec le Vivaldi Album, Decca-Universal associe les “clefs de la réussite” : une diva, un compositeur “facile”, un packaging soigné, une campagne publicitaire massive, une tournée de promotion intensive… 500 000 volumes vendus, un score rarissime dans ce répertoire. La machine Universal à produire des “hits” fonctionne aussi dans le classique. Comme souvent, les effets de suite ne permettent pas de reproduire un premier succès. L’album dédié à Gluck produit sur le même patron deux ans plus tard fait cinq fois moins de ventes… et Universal sort un portrait-compilation (The Art of Cecilia Bartoli) quelques mois plus tard avec deux inédits en duo avec Pava79 érudit. Le marketing est animé par sa propre représentation de la musique, des divas, de la durée de vie des disques et des artistes. Cette représentation de la musique est nourrie d’une forme d’écoute du public et passe au tamis de l’animation du marché, dans le sens faire vivre et mourir des produits (des jaquettes, des compilations) et transformer régulièrement les conditions de mise en magasin ou en linéaire (promotions, publicité sur les lieux de vente…). Cette représentation est performative, dans le sens où l’action des responsables marketing structure, en retour, la production musicale autant dans les choix éditoriaux que dans la forme que prennent les produits. La construction d’une star de stature internationale devient une réalité tangible avec The Vivaldi Album. The Vivaldi Album peut-être vu comme le résultat d’un investissement de plus de dix ans pour Decca (investissement sur la durée de plus en plus rare dans le secteur). Le cycle de vie d’un produit est encore différent de la p o p même si c’est sans doute de moins en moins vrai. Les Label Managers construisent alors, à la marge d’une industrie structurée par la pop, une relation à l’écoute par un public amateur comme un passage avant l’extension vers un public de masse pour une partie de la production. The Vivaldi Album s’inscrit dans cette logique d’élargissement du public, et permet une accélération des lancements en capitalisant très nettement sur une artiste. Le score permet une capitalisation sur une sortie qui en d’autres temps aurait pu être risquée : un MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 rotti, enterrant le disque Gluck pour tenter, dans l’euphorie des ventes de Noël, de relancer l’effet Bartoli en replaçant la chanteuse dans l’actualité du disque. Le tiercé Vivaldi Album – Gluck – The Art of Cecilia Bartoli constitue un carottage géologique qui permet d’étudier la géodynamique du monde de la musique classique. Sous cet angle, le Vivaldi Album est un excellent révélateur des logiques éditoriales dans le classique. Ou bien… album d’airs de Gluck. La place de cet album peut être considérée d’un double point de vue. Il continue une démarche que l’on peut qualifier de musicologique, axée sur un travail sur des textes peu connus, cela s’adressant à un public de connaisseurs et affirme une position dans le monde musical. Conjointement la mise en avant de Cecilia Bartoli et l’apparente transparence de Gluck sur la jaquette contraste avec la visibilité de Vivaldi et Venise dans The Vivaldi Album. Il y a ici une logique de capitalisation sur la star. Le score de Gluck, plus de 70 000 albums vendus avant la période de Noël 2002, atteste de la force de Cecilia Bartoli… sans Vivaldi ! The Art of Cecilia Bartoli est, bien sur, une entrée directe dans une logique de rentabilisation d’une star maison. Quatrième et dernière piste (provisoire) Le texte de présentation signé par la chanteuse m’invite à porter mon attention sur la question de la traduction d’une expérience sensible à travers des objets : « Au retour d’un voyage plein d’aventures, pour partager avec nos amis les émotions que nous avons éprouvées, nous leur montrons les photos que nous avons prises dans les endroits les plus beaux et leur racontons avec enthousiasme tout ce que nous avons vécu. De même, cet enregistrement se voudrait la description d’un voyage qui m’a fascinée, à travers les manuscrits de Vivaldi conservés à la Bibliothèque nationale de Turin, à la découverte de nombreux chefs-d’œuvre trop longtemps laissés à l’abandon. » À travers ce disque, quelles représentations se construisent pour peupler nos souvenirs, pour guider notre écoute ? Considérant les millions d’auditeurs de ce disque, ce n’est pas tant le rapport intime, individuel qu’il s’agira d’explorer, mais la construction d’un imaginaire partageable, d’une « conscience esthétique commune » pour reprendre l’expression de Haskell 2. 80 Carte postale de Venise D. Vandiedonck & T. Lamarche 2. Peut-on aimer Vivaldi ? Antoine Hennion 3 avait, dans La grandeur de Bach, analysé les effets d’oubli et de redécouverte des œuvres du Cantor, les traductions successives de son œuvre, leur actualisation dans un goût qui se déplace, la fabrication des tubes qui permettent de fixer l’amour de la musique du compositeur. La grandeur de Bach, n’est pas déposée dans les œuvres elles-mêmes, mais se construit, mouvante, dans ses lectures et appropriations sociales. À travers ce parcours dans le V ivaldi Album, je tenterai d’amorcer une analyse de la façon dont les représentations de la musique de Vivaldi sont élaborées et mobilisées. Igor Stravinsky voyait en Vivaldi un tâcheron frénétique ayant composé 600 fois le même concerto. Renversant la critique et jouant avec jubilation des anachronismes, A. Carpentier, dans son Concerto baroque, fera dire à Vivaldi en réponse à l’attaque de Stravinsky (!) : « c’est possible, mais je n’ai jamais composé une polka de cirque pour les éléphants de Barnum » 4 ! Après les années 1960, la musique de Vivaldi restera considérée comme une musique superficielle, liée à un contexte de production de la musique entièrement soumis aux goûts légers et capricieux du public vénitien… Le musicologue A. Talbo aime rappeler que jusqu’au début du XXe siècle, Vivaldi était un violoniste virtuose et un compositeur ayant dédié à son instrument de très (trop) nombreux concertos. Dans les années 1920, Vivaldi est devenu aussi un compositeur prolixe dans le domaine vocal, lyrique et religieux. Le corpus d’œuvres mis à jour révéla l’incroyable diversité de ses compositions. Cette découverte transforma la connaissance musicologique sur Vivaldi, mais assez peu le rapport à son œuvre pour les musiciens, mélomanes ou auditeurs en général. N’était l’intérêt porté par Bach aux concertos pour violon de Vivaldi qu’il transposa pour le clavecin et l’orgue et qu’il cita dans plusieurs de ses œuvres 5 (notamment des cantates), la musicologie l’aurait d’ailleurs totalement abandonné. Aujourd’hui l’extrême popularité de Vivaldi est pétrie de paradoxes et d’oppositions : la notoriété d’un tube (Les quatre saisons) occulte presque complètement le reste de sa production, certaines de ses œuvres comptent parmi les plus enregistrées (54 disques référencés pour Les quatre saisons sur le site fnac.com…) alors que des pans entiers restent inédits (comme la quasi-totalité des 64 opéras qui nous sont parvenus), sa popularité le rend suspect auprès des musiciens qui l’ont longtemps abandonné aux musiques d’ameublement. Ces Quatre saisons qui ont largement contribué du vivant du compositeur à sa célébrité internationale et à sa gloire auprès des princes, monarques et souverain pontife étaient tombées dans l’oubli pendant deux siècles. Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale qu’elles commencent à être de nouveau entendues notamment grâce au premier enregistrement qui en est alors réalisé. * Vivaldi est ainsi sans doute le seul compositeur célèbre, “populaire” pour lequel un corpus considérable d’œuvres restent inouïes sans qu’il s’agisse nécessairement d’œuvres mineures, fonds de ti- 81 * La construction, longue, d’une cantatrice d’audience internationale suppose une légitimité, une acceptation par un public restreint de connaisseurs (voire de faiseurs MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 roirs ou esquisses de jeunesse : cette situation produit une tension entre les tubes (dévalorisés par la divulgation, la surexposition) et les inédits, nécessitant un travail de recherche. Même pour Vivaldi un goût sophistiqué, un goût “légitime” peut prendre forme : à l’ombre des Saisons se trouverait la vraie grandeur de Vivaldi. Les œuvres “à titres” (Saisons, Estro Armonico, Stravaganza) conçues par Vivaldi lui-même comme des œuvres en direction d’un marché, inscrites dans une logique éditoriale et commerciale, ont un pouvoir séducteur immédiat mais n’atteindraient pas la profondeur des derniers concertos peu connus ou inédits… Dans le Vivaldi Album, Cecilia Bartoli parle d’un « voyage fascinant à travers les manuscrits de Vivaldi », de la « découverte de chefs-d’œuvre trop longtemps oubliés ». Sur la couverture de l’album, la mention « World Premiere Recording » apparaît pour la moitié des airs enregistrés, mais à côté de ces inédits, deux autres sont composés sur la mélodie du « Printemps » et de l’« Hiver » des Saisons… Ceci fait, bien entendu, l’objet d’une mention spéciale sur la couverture. Ce grand écart représente parfaitement l’articulation que réalise le Vivaldi Album entre un projet commercial et un projet visant une légitimité musicologique. d’opinion). La particularité d’audience de The Vivaldi Album consiste à associer deux stars : Cecilia Bartoli et Vivaldi. Cependant, et à la différence de la pop, la réussite ne s’orchestre pas uniquement sur la qualité de l’encerclement de l’auditeur par des dispositifs marchands (réduit à un consommateur de CD). La nature particulière, de type recherche musicale, menée par Cecilia Bartoli (« il faut sortir la musique des bibliothèques ») s’attache à un public avisé. Symboliquement la jaquette, rédigée en anglais pour les textes ainsi qu’en italien pour les titres, semble adresser le texte aux initiés (anglophones et italophones, il faut le supposer) et les images au grand public (international). De cette façon la référence, écrite, aux Quatre saisons n’est pas nécessairement dédiée au profane (certes The Four Seasons semble aisé à comprendre, encore faut-il s’engager dans un paragraphe rédigé en anglais). Si l’on s’en tient à la jaquette comme élément décisif dans l’acte d’achat, alors la référence aux Quatre saisons n’est pas décisive. Par contre dans une démarche commerciale plus large (spots télévisés et radiodiffusés, site Internet), l’extrait de l’air sur la musique du Printemps constitue un fil conducteur et ainsi une filiation dans une logique affinitaire très présente dans les campagnes des marques de produits de grande consommation. 3. Représenter Venise. La musique au détour de la peinture « À Venise, de même qu’il est impossible de sentir autrement que selon les modes musicaux, de même il est impossible de penser autrement 82 Carte postale de Venise D. Vandiedonck & T. Lamarche que par images. Elles viennent à nous de toutes parts, innombrables et diverses, plus réelles et plus vivantes que les personnages qui nous heurtent du coude dans la ruelle obscure. » 6 Venise, le Grand Canal ? Qu’est-ce que cela vous évoque ? Les images viennent-elles, comme pour d’Annunzio, de toutes parts ? Ce sera peut-être tout d’abord des souvenirs de voyages, mais s’agira-t-il vraiment de vos souvenirs ? Plus encore qu’ailleurs le regard ne peut croire à sa subjectivité. Après Montesquieu, Byron, Chateaubriand, Gautier, Dickens, Musset, Goethe, James, Rilke, Wagner, Barrès et tant d’autres, quel touriste peuton être à Venise alors même qu’on ne peut pas ne pas être là en touriste ? Dans vos images de Venise, avant celles de votre appareil photo, il y a peut être le regard croisé de Luciano Visconti et de Thomas Mann sur « l’antique magnificence du Palais et le Pont aux soupirs, sur la rive, les colonnes, le lion, le saint, la fastueuse aile en saillie du temple fabuleux, la vue de la Porte et la Grande Horloge » 7…, il y a peut-être la poésie des toiles de Zoran Music, ou les traces minérales et irisées de la ville engloutie, de la ville-reflet filmée par Marguerite Duras, enfin il y sans doute des vedute de Canaletto… Peut-il y avoir encore un “premier” regard sur cette ville ? Comment voir autre chose qu’une ville-musée, une ville-carte-postale ? À Venise, l’enchantement peut-il encore fonctionner ? Et s’il fonctionne, c’est peut être parce que, comme le dit Sartre « La vraie Venise, où que vous soyez, vous la trouvez toujours ailleurs. […] Il y a beau temps que je me suis résigné : Venise, c’est là où je ne suis pas » 8. De pont en pont, il faut toujours tendre vers les « Venise d’en face », ce miroir étrange qui se trompe de reflet. Quel reflet, quelle image choisir ? La production discographique consacrée à Vivaldi – et le Vivaldi Album n’échappe pas à la règle – puise largement dans le corpus sans fond des toiles de Canaletto : ce sera ici notre représentation du Grand canal – version 1723, notre vision de Venise. Dans un album proposant la musique interprétée en l’honneur du Prince de Pologne, le violoniste et chef Andrew Manze écrivait ce propos introductif : « Il n’est pas fréquent que l’infortuné écrivain puisse susciter des images d’un lieu éloigné dans le temps et dans l’espace grâce à un simple nom. La Venise du dix-huitième siècle est fort heureusement une exception, et le nom est celui de Canaletto. Qui n’a pas été transporté là-bas en scrutant ces tableaux plein de vie ! » 9. Infortunés écrivains et écrivants qui devons produire des textes sur le domaine du sensible, nous pouvons nous reposer sur des représentations pré-construites, mobiliser un imaginaire objectivé. La scena all’angolo que pratique Canaletto fait disparaître le point de fuite des lignes hors du cadre de l’espace scénique, creusant davantage encore la profondeur. Cette perspective oblique, réminiscence de sa première activité de décorateur de théâtre, lui permet de déployer des espaces immenses, accentués par des jeux de lumières et d’ombres intenses sous des ciels amples. Aucune ville n’a suscité au XVIIIe siècle une telle production de peintures “descriptives”. C’est avec ce format en cinémascope et les compositions en décor de théâtre que Venise se donne à voir hors de ses murs. C’est un homme venu du théâtre qui orchestre de la façon la plus remarquable cette mise en scène théâtrale de la ville. * En évoquant Canaletto on mobilise une représentation qui cesse d’être une 83 * Venise, Vivaldi, de “grands” lieux et de “grandes” musiques… MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 représentation mais qui devient une “essence”. La “vérité” de Venise se confond avec celles des tableaux de Canaletto, et le nom du peintre suffit à désigner cette vérité. Canaletto est présenté comme le peintre de Venise. Mais la transparence de cette relation est une construction historique. construisent une filiation mythique mais populaire, abordable. La jaquette de The Vivaldi Album s’approprie des images préexistantes pour construire un cliché positif. La construction du packaging apparaît alors comme d’une grande cohérence. Dans un ouvrage sur l’esprit des lieux, Gilles Bertrand 10 analyse comment la peinture vénitienne est devenue un lieu de mémoire et comment Venise s’est peu à peu confondue avec son reflet pictural. Au milieu du X I Xe siècle, un basculement entre le regard sur la Venise réelle et celui sur ses représentations picturales s’opère. Dans ce basculement, c’est le rapport entre l’impression directe de la ville sur le voyageur et les impressions médiates, appuyées sur les œuvres peintes, qui se joue. À partir du Voyage en Italie de Gautier (1850) c’est en référence à l’œuvre picturale sur la ville que va s’opère le travail de description par les écrivains, et plus encore le travail de traduction sensible de leurs impressions de Venise. Dès lors, « les mises en discours de la peinture vénitienne dans la seconde moitié du XIXe siècle (…) forment un écran qui empêchent désormais la plupart des voyageurs de voir Venise autrement » 11. Lors de la prise en main de cette jaquette, certes Venise est en toile de fond, mais ce qui domine encore visiblement est le portrait, bistré, de la cantatrice. Le bistre l’insère dans le siècle de Vivaldi et Canaletto. La mise en avant de Cecilia Bartoli sur les jaquettes est une constante. The Vivaldi Album minore plutôt cette présence et affirme sa particularité. On passe ainsi d’une représentation de Venise comme lieu de contemplation en soi – fonctionnant elle-même comme une œuvre d’art qui se passerait de toute médiation – à un regard sur Venise à travers le prisme des tableaux de Guardi, Longhi, Tiepolo ou Canaletto : irruption d’une “Venise picturale” à partir de laquelle l’expérience esthétique, la mémoire et la patrimonialisation de Venise s’élaborent. Les peintures du XVIIIe siècle passent ainsi du statut d’objets se confondant avec leur référent et produits pour les tou84 En dos de jaquette, la cantatrice prime sur un Venise que l’on peine à reconnaître, et elle revient en son siècle. En comparaison, le Gluck Italian Arias, ne vend / ne valorise que la star, sans autre filiation (en façade tout au moins, car en dos de couverture, une surimpression fait apparaître le visage de Gluck). Seule, en gros plan, elle regarde l’objectif. L’enjeu de l’association compositeur-interprète a disparu ; l’inscription Cecilia Bartoli prime sur toute autre offre, sur toute la hauteur de la jaquette. Il convient de distinguer la construction de la partie de la pochette visible à l’achat et le contenu (texte et iconographie) qui ne peut se compulser qu’une fois le CD acquis. En effet l’offre première, qui est presque une offre unique, semble s’adresser à celui qui reconnaît Cecilia Bartoli. Par contre, le livret s’adresse, hors d’une logique de marque, à celui qui veut construire une approche plus Carte postale de Venise D. Vandiedonck & T. Lamarche ristes à celui de support d’un discours sur Venise. C’est donc à la fois le regard sur les toiles et le regard sur Venise qui changent. Le travail collectif des écrivains écrivant sur Venise produit la valeur artistique des œuvres peintes du X V I I Ie siècle, les constituent en « objets dignes d’être regardés » tandis que ce processus ne fait « qu’accentuer la prégnance du référent » 12. En s’appropriant la peinture sur Venise, on tente de s’approprier Venise : en “disant” l’œuvre d’art, on tente de retrouver (ou de pétrifier) la grandeur de la ville. La peinture participe alors centralement à un processus de patrimonialisation de la ville et l’on voit tel ou tel auteur s’agacer des libertés topographiques prises ici ou là par les vedutistes, libertés qui contreviennent à cet effet de patrimonialisation. La peinture joue une fonction référentielle qui permet de dire la ville à partir de son histoire. En s’appropriant la peinture sur Venise, on s’autorise aussi des traductions, des correspondances entre ses impressions intimes et celles mises en forme plastiquement par les peintres : la fête et Véronèse, la beauté féminine et le Titien, etc… C’est enfin, une déréalisation de la ville qui s’opère : la vérité de Venise finit par se confondre avec celle des toiles. La cité lacustre devient peinture alors même qu’au discours unanime sur sa splendeur se substitue de plus en plus le thème de la mort, du naufrage. Venise se dissout dans son reflet pictural et la peinture est devenue l’essence même de la ville. Ce qui m’intéresse dans cette analyse de Gilles Bertrand, c’est qu’il montre que la fascination qui s’opère lorsque nous contemplons la Venise des vedutistes est le résultat d’un travail progressif effectué entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle, notamment à partir du travail des écrivains. Comment des œuvres produites en série, 85 construite, plus intellectuelle. La stratégie publicitaire confirme cette construction particulière de l’écoute. Il ne s’agit pas de faire écouter conjointement Cecilia Bartoli et le compositeur, mais d’attirer autour de la cantatrice, comme en atteste l’accroche publicitaire (« Le nouvel album de Cecilia Bartoli »). La délimitation du public de Cecilia Bartoli évolue en fonction des albums. Pour ce qui est de la France, les insertions publicitaires sont un bon signe des publics visés, notamment les publicités télévisées. On voit une logique d’élargissement depuis la Dansa (1997) qui constitue la première tentative d’ouverture vers la télévision et s’intéressant à la seule chaîne envisageable alors (A RTE ). En 1998, Live in Italy élargit à FRANCE 2 et F RANCE 3 le support télévision et The Vivaldi Album à RTL le support radio. L’album The Art of Cecilia Bartoli, par contre, ne fait que très peu de radio classique et abandonne ARTE, signant ici un album destiné à un public commercial et ne s’affichant pas auprès des amateurs. Enfin, la réussite même de The Vivaldi Album produit une série de récompenses (Diapason d’or, 4f Télérama, Les Inrockuptibles, Choc-Le Monde de la musique, Timbre de platine, 10 de Répertoire), elles se trouvent temporairement associées à des opérations mid-price (« Moins CH€R maintenant ») et peuvent ainsi parfois faire pratiquement disparaître la jaquette au profit d’un système double de reconnaissance et de promotion. La logique de l’écoute entretient un lien particulier avec le travail sur les mécanismes influen- MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 avec une certaine routinisation dans la facture et le style, des cartes postales, photographies à la main, permettant pour leur acquéreur l’exercice du souvenir, sont-elles devenues des œuvres qui nous fascinent ? Ce que nous montre l’auteur c’est que cette fascination et ce à quoi elle renvoient ne viennent pas seulement des œuvres elles-mêmes, mais d’une évolution conjointe de l’image de Venise et du regard sur ses images. çant la décision d’achat. Hormis l’offre promotionnelle, ces signes de reconnaissance 13 apposés sur les couvertures résultent de différentes écoutes (expertes) et jouent comme des formes de référence par des professionnels. Ils constituent des sources de légitimité, simplifiée par le recours à des logotypes. On peut y voir comme un changement de régime d’autorité ou de labélisation : de la chronique Les œuvres des vedutistes sont devenues signée dans les colonnes d’une des stéréotypes pour désigner Venise, la revue spécialisée au stickers dans les contribution à la production d’autres bacs, il y a une simplification, un références esthétiques passe par le dépas- marquage, un mécanisme de pressement de ces stéréotypes qu’il faut “af- cription très fort dans un marché fronter” comme tels. Cet effet est parfai- caractérisé par le niveau de contement illustré par les propos du directeur currence entre les produits : sur artistique du label Alpha lorsqu’il telle œuvre, 20 ou 30 versions disprésente le travail réalisé pour tisser des ponibles… Ce qui différencie les correspondances esthétiques entre la mu- versions – la spécificité de l’intersique enregistrée (des sonates pour violon- prétation – se laisse plus difficilecelle de Vivaldi) et les illustrations qui ment saisir par le novice, et qui “l’enrobent” : « cette âme vénitienne, plus est avant l’écoute ! La presje ne la retrouvais pas dans les cription et les campagnes publicivedute de Canaletto et Guardi, ni taires assurent pour le public un dans les scènettes de Longhi, qui balisage. Ces signes apposés comparaissaient pourtant le choix logi- me autant de labels de qualité simque, par habitude. Il fallait répon- plifient (voire remplacent) les critidre à la richesse de l’écriture musi- ques des journaux spécialisés et cale de Vivaldi par la force et s’insèrent au moment final de la l’opulence d’une peinture qui évi- décision d’achat, là où la mise en terait le cliché de la carte pos- concurrence est la plus dépouillée, tale. » 14 la plus difficile à décrypter pour le non-spécialiste. Ces signes facilitent le choix pour l’acquéreur qui ne dispose pas de l’information ou du capital culturel lui permettant de se repérer dans la masse des nouvelles sorties. Cela joue comme un réducteur de risque pour l’acquéreur, en énonçant un raccourci : si la critique a aimé, alors il n’y a pas de risque d’être déçu, et c’est cela qu’il faut avoir écouté… au moins pour savoir en parler. 86 Carte postale de Venise D. Vandiedonck & T. Lamarche 4. Le compositeur de Venise Le Vivaldi Album propose un portrait topographique du compositeur : une photo de l’église vénitienne (et de son actuel prêtre) où il a été baptisé (Vivaldi, le « prêtre roux »), une gravure de l’Ospedale où il était maître de violon (Vivaldi, le maître de musique à la tête de la principale institution de la ville), une autre du Teatro Filarmonico de Vérone où deux de ses opéras ont été créés (Vivaldi le compositeur et l’impresario d’opéra), un tableau d’un concert de gala à Venise (Vivaldi, le compositeur des princes et des monarques)… Dans cette représentation kaléidoscopique qui nous emmène à Rome et Turin, Venise reste le point focal, et l’inscription du compositeur dans les lieux et institutions de la ville dirige cette représentation. Si de nombreux compositeurs imposent à leurs biographes des chapitres obligés : Bach et la Réforme, Lully et la cour de Versailles… Dans le cas de Vivaldi, c’est le rapport à Venise qui semble s’imposer. À titre d’exemple, Grasset vient de publier La Venise de Vivaldi 15, et Sony édite dans le même temps une compilation de 3 CD sur le thème de Vivaldi, le compositeur de Venise. Parfois le raccourci est encore plus efficace : dans le ciel des tableaux de Venise qui ouvrent l’ouvrage de C. et J.-F. Labie 16, le maquettiste a placé des fragments de partitions de Vivaldi… Si Canaletto nous donne le décor, Vivaldi produit la bande son. Sur les pochettes des disques et sur les couvertures des ouvrages consacrés au prêtre roux, les vues de Venise sont omniprésentes. Dans La Venise de Vivaldi, Barbier, fait du compositeur un fil conducteur, un guide, pour suivre l’activité musicale dans la Venise du début du XVIIIe siècle. S’il note que d’autres compositeurs peuvent, à des niveaux divers, être ainsi associés à une ville (Bach et Leipzig, Mozart et Salzbourg), dans le cas du couple VivaldiVenise, la fusion semble totale. Il n’hésite pas à dire que « Vivaldi et Venise ne font qu’un » 17 … Cette idée, le sens commun et le sens commercial des éditeurs phonographiques, l’acceptent d’autant mieux qu’elle offre un raccourci commode pour “représenter” la musique de Vivaldi, la situer. Mais dès lors qu’il s’agit d’approfondir les mécanismes de cette fusion, l’argument se dérobe : aucune autre musique n’exprime si bien Venise, ses éclats rayonnants, sa lumière radieuse et, mezza di voce, sa sombre mélancolie, ses reflets embrumés… Patrick Favre-Tissot-Bonvoisin titre un article dans Le Monde de la musique « Venise la vivaldissime », et écrit : « rarement les couleurs d’une ville et les affects d’une musique se seront à ce point confondus. Demeuré fidèle à Venise en dépit de son succès international, Vivaldi incarne à tout jamais la folie mélancolique de la Sérénissime » 18 … En dehors des perspectives métaphoriques dont la musique se laisse facilement charger, c’est une patrimonialisation croisée de Vivaldi, de Venise, de la Venise de Vivaldi et de Vivaldi musicien de Venise qui est construite. Au moment où je termine ce texte, Télérama consacre un article à la Folle journée de Nantes 2003 (plusieurs centaines de concerts) dédiée cette année à l’Italie baroque. Une reproduction d’un tableau de Canelleto ouvre l’article et lorsqu’il s’agit de présenter Venise, les auteurs écrivent : « À l’image de la cité lacustre, la musique vénitienne est un mélange amphibie de terre ferme et d’instabilité, 87 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 de solidité – harmonique – et de fluidité – mélodique. » 19 De nouveau nous sommes métaphoriquement face à la ville à l’image de “sa” musique, à l’image de ses reflets picturaux. Pour la couverture du Vivaldi Album, est-ce une option graphique paresseuse qui a présidé au choix d’une veduta du Grand canal peinte en 1723 ? S’agit-il seulement d’une nouvelle activation du stéréotype ? Cette toile étant contemporaine des pages vocales de Vivaldi enregistrées par Bartoli et aussi du portait du compositeur reproduit à la fin du livret on peut voir aussi dans ce choix un projet de contextualisation méticuleuse, les connexions esthétiques et temporelles propices à l’immersion de l’auditeur jouent sur le registre des correspondances métaphoriques entre la peinture et la musique et sur la valorisation des signes accumulés d’une démarche historiquement fondée. Sur la Venise-décor de la veduta de Caneletto, la présence en surimpression du portrait de la chanteuse constitue un geste graphique presque naïf : “l’essence” vénitienne de la peinture de Caneletto dont j’ai exposé la construction historique et symbolique, imprègne le chant de Bartoli. En projetant le visage de la chanteuse dans l’espace scénique de la veduta, il s’agit de projeter son chant dans l’espace scénique vivaldien. Ce dispositif est complété par la signature de Vivaldi (sur la page de garde du livret, on retrouvera aussi son sceau) qui non seulement « authentifie la marchandise » 20 mais relie aussi visuellement la chanteuse et la “ville”. * Après Caneletto-le-peintre-de-Venise et Vivaldi-le-compositeur-de-Venise, ce que cet album vise à construire comme relation c’est aussi Bartoli-la-chanteusede-Vivaldi, la chanteuse de Venise. Sur l’ensemble des disques de Bartoli – en soliste ou au sein de productions lyriques – c’est l’image seule de la chanteuse qui est représentée. La mise en contexte du portrait dans The Vivaldi Album, son inclusion dans la veduta, est un cas à part dans la valorisation visuelle des disques de Bartoli. Pendant des années, les disques de musique baroque ne donnaient à voir que des tableaux de maîtres. Cet effacement de l’interprète participait à la production de l’authenticité de la restitution (immédiateté de l’exécution et négation de la médiation de l’interprète). Pour les disques de chanteurs lyriques, en revanche, les éditeurs ont toujours conduit une stratégie de valorisation des artistes, illustrant les productions du portrait des interprètes. C’est le télescopage entre ces deux logiques qui signe la singularité du visuel du 88 * L’inscription de Cecilia Bartoli dans le lieu et le symbole qu’est Venise passe aussi par un lancement mondial de grande ampleur, majestueux pour reprendre la terminologie maison. Cet événementialisation des lancements correspond à une logique de mise en visibilité pluri-média. L’événement est mobilisé dans une logique externe d’image mais aussi sert de relais interne (invitation des équipes commerciales, de partenaires…) dans une logique de motivation. Le caractère grandiose permet à chaque maillon commercial de se persuader de l’ampleur de la réussite à venir… et incite à y participer. L’anticipation du résultat est une clé du succès, à laquelle s’ajoute une logique de fierté. L’organisation de concerts sur le même programme musical que l’album constitue une adéquation idéale évidente dans la pop mais qui n’est pas encore systématique dans Carte postale de Venise D. Vandiedonck & T. Lamarche Vivaldi Album et montre que quelque chose est à l’œuvre dans le parcours de la chanteuse : c’est bien d’une légitimité artistique en construction qu’il s’agit. Dans un genre où la catégorisation stylistique des interprètes est fortement structurante (à la fois dans l’espace scénique et dans la production discographique), l’intrusion d’une diva rosinienne et mozartienne dans les terres du chant baroque, où ont été façonnées pendant plusieurs décennies des voix droites, sans vibrato, fragiles et légères, apparaît a priori assez incongrue. La veduta n’est pas seulement un décor, un cliché permettant d’associer Venise et Vivaldi, mais aussi un élément important de la construction de la légitimité de la chanteuse dans ce répertoire. 5. Il Giardino Armonico : cultiver son jardin * L’ensemble qui accompagne Cecilia Bartoli (Il Giardino Armonico) se produit ici, comme le précise une note sur la pochette, avec l’aimable autorisation de Teldec. L’ensemble est en effet sous contrat d’exclusivité avec le label Teldec du groupe Warner. Cet aménagement contractuel peut être analysé de deux façons complémentaires. Pour l’éditeur et pour la chanteuse, il ne s’agit pas seulement de produire un récital-portrait de diva mais de construire une référence esthétique. Cecilia Bartoli s’inscrit dans la démarche musicologique dont est investi le répertoire “ancien”, en développant dans les lieux et réseaux de production de cette démarche, une interprétation des textes. * L’album concentre toutes les références 89 le domaine du classique. Le cas The Vivaldi Album s’inscrit dans une gestion jointe des lancements d’albums et de l’organisation de concerts. Cette intégration construite par les labels musicaux transforme les rapports de force et les méthodes de travail entre acteurs (labels, salles de concert, artistes…) dans le secteur. L’enjeu est la maîtrise de la filière. La concentration de nombreux labels dans un même groupe est un élément désignant l’acteur dominant. Cela suppose des formes de coopération entre métiers distincts qui sont plus intégrés dans la pop. Pour la France, où Cecilia Bartoli connaît de bons résultats commerciaux et d’estime, la connexion entre concerts et albums est désormais une ligne de conduite. La tendance à l’implication de la star auprès de son public (signature…) est considérée comme une nécessité de la dimension relationnelle de ce produit. * La légitimité musicologique constitue une étape majeure dans la trajectoire de l’artiste. C’est un pivot entre deux publics (ou deux catégories de public) : un public averti, connaissant plus ou moins directement les rouages du classique, en phase avec le milieu qui assure une légitimité (mais qui assure des ventes qui ne se chiffrent qu’en milliers) ; un public au profil profane, plus commercial, qui est plus celui des reprises que des créations. The Vivaldi Album assume une double fonction : assise du statut de la cantatrice et succès de box office. * La double, voire triple, inscrip- MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 et les indices de la musicologie en acte mise en œuvre par les interprètes “baroques” : notices, mention des sources utilisées, référence aux bibliothèques, désignation de chaque instrument d’époque utilisé, incorporation symbolique et graphique dans le paratexte des manuscrits… Ceci doit contribuer à démontrer qu’en s’aventurant dans des contrées inconnues 21 la chanteuse propose pour ces œuvres une lecture qui fait autorité (« The » Vivaldi Album). Le choix d’Il Giardino Armonico s’inscrit dans ce processus de légitimation. En effet, à partir de 1991, cet ensemble a réalisé de nombreux enregistrements de la musique de Vivaldi (une intégrale des concertos de chambre, des concertos pour mandoline et une version des Quatre saisons très exposée médiatiquement). En 1999 lorsqu’il s’agit de réaliser le V ivaldi Album, Il Giardino compte parmi les quelques ensembles italiens jouant « sur instruments d’époque » incontournables pour ce répertoire. Il n’y a pas dans l’écurie Decca de musiciens ayant une telle identité. Il s’agit donc d’accompagner musicalement mais aussi symboliquement la chanteuse. Toutefois, par delà ces enjeux artistiques et aussi commerciaux, une attention aux discours des acteurs de la vie musicale italienne met à jour un processus de (re)construction d’une italianité, et Il Giardino participe à ce processus. tion (Cecilia Bartoli, Il Giardino Armonico et Vivaldi) correspond à une recherche de multiples signatures. Dans des produits de grande consommation, on travaille sur du co-branding, l’association de marques jouant comme un gage de qualité, comme une filiation certifiée par des grands noms, chacun spécialiste dans son domaine. Ces partenariats entre marques, ou entre prestataires, se présentent comme des formes d’alliances entre les acteurs dominants dans des domaines connexes. Les trois noms associés sur la jaquette (et même quatre avec Decca) constituent un exemple frappant de l’association de grands noms. Cela correspond à la position d’acteur dominant du label (ou de son propriétaire, Universal) ; la position forte au sein d’un oligopole conduit à assurer les conditions de sa reproduction, notamment en collaborant avec les acteurs ou valeurs dominants. Ici la position de Vivaldi ne s’apparente pas à celle d’un acteur, il y a cependant un jeu particulier de capitalisation sur une valeur, qui se double d’une signature. Le discours des musiciens, des musicologues, des éditeurs, construit les frontières d’une « conscience esthétique commune » pour la Vénétie à laquelle le Vivaldi Album se rattache. * Le renouveau de l’interprétation vivaldienne a d’abord été conduit par des interprètes autrichiens et allemands, belges et hollandais, anglais, français. Depuis la fin des années 1980, une série d’ensembles italiens se sont affirmés et ont investi largement le répertoire baroque 90 * La filiation italienne de Cecilia Bartoli et de l’album est bien plus forte ici que pour d’autres albums récents (Gluck et the art). Gluck Italians Arias est composite, certes les airs sont italiens, mais associés à une inscription germanique Carte postale de Venise D. Vandiedonck & T. Lamarche italien : Concerto Italiano, Europa Galante, Sonatori de la gioiosa marca, Capella de Turchini, Il Giardino Armonico… Les productions lyriques affichent des distributions presque exclusivement italiennes. Dans un article sur le chant vivaldien paru dans la revue Diapason en février 2002, Ivan A. Alexandre, définit Cecilia Bartoli comme « la plus vénitienne des Romaines » 22 … Dans le même ordre d’idée, le violoniste Carmignola prétend pouvoir distinguer à l’oreille, et instantanément, un interprète vénitien d’un autre. L’unification nationale dans l’Italie du siècle avait consacré ses champions (Verdi en tête) et gommait les spécificités culturelles et identitaires locales. Contre l’idée construite d’une large convergence esthétique, dans les compositions lyriques en particulier, au sein de l’Italie et de l’Europe, une activité musicologique et éditoriale, produite par des acteurs de la vie musicale italienne, vise à éclairer des traditions urbaines spécifiques, inscrites dans des institutions, des pratiques locales, dans des réseaux de transmission et de filiation musicale. Ainsi, par exemple, un tel processus est-il à l’œuvre autour de l’histoire musicale de Naples. La maison de disques Opus 111 en partenariat avec des acteurs institutionnels locaux réalise des collections thématiques assez emblématiques : Trésors du Piémont (qui héberge notamment l’intégrale en 120 CD des manuscrits de Vivaldi conservés à la Bibliothèque de Turin), Trésors de Naples… Dans un de ces albums, le musicologue italien Dinko Fabris écrit : XIXe (interprétation par l’Akademie für Alte Muzik de Berlin). L’inscription territoriale (comme dans d’autres genres le terroir) est formulée comme un gage, presque une garantie, d’authenticité. La filiation italienne n’est cependant et évidemment pas nouvelle, elle a été mise en avant à plusieurs reprises comme une forme d’empreinte ou de spécialité et cela en dehors des albums de compositeurs italiens : Italian songs en 1995 et Live in Italy en 1998. L’ensemble est pourtant toujours géré pour le monde, depuis Londres (signataire du contrat exclusif) et le marché français un des plus porteurs (un cinquième des ventes de The Vivaldi Album). L’italianité ne semble apparemment pas souffrir d’une dénomination internationale… en anglais donc. Autour de cette série de CD, on voit s’associer un travail sur l’écoute débouchant sur une production misant sur l’expertise et l’exigence d’un public amateur et un travail sur les conditions du passage à l’acte d’achat induisant une construction instrumentalisée de l’objet. « C’est seulement lorsqu’on commença, il y a une dizaine d’années, à explorer systématiquement le vaste répertoire de la musique religieuse liée au culte local, qu’est apparue l’image d’une transmission linéaire de particularités stylistiques et de formules de composition, à travers une chaîne ininterrompue de maîtres et d’élèves qui, du milieu du XVIII e siècle, remonte jusqu’au début du XVIIe siècle, en pleine époque espagnole. C’est cela la véritable “école napolitaine” » 23. 91 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 La (re)construction d’identités locales contrastives, nourries de “l’âme” et de “l’essence” culturelle, s’édifie contre une vision surplombante et extérieure produite par la “musicologie internationale”. Les musiciens italiens se posent en héritiers d’une tradition sur laquelle ils investissent une parole et des pratiques. L’approche “extraitalienne” va ainsi apparaître exotique, sur un mode de construction très proche de celui qu’ont connu les musiques du monde. Au fil de l’histoire la spécificité de cette musique “autre” a été absorbée, neutralisée, afin de l’adapter aux goûts et aux pratiques de ceux qui produisaient une lecture musicale et théorique sur elle. Si Stravinsky considérait que Vivaldi avait composé 600 fois le même concerto, c’est dans une large mesure car cela était vrai au regard de l’interprétation produite sur ses œuvres jusqu’à un passé récent. La place des ensembles italiens dans “leur” répertoire, la mise à jour par les “redécouvertes” de la richesse du corpus musical italien, la patrimonialisation de ce répertoire et l’ordonnancement d’une vision artistique pluridisciplinaire (j’ai évoqué la peinture, mais il faudrait aussi considérer la littérature) construit une authenticité musicale qui n’est plus produite par le seul travail musicologique mais qui renvoie le plus souvent au registre de l’âme, et, sinon au domaine du sang, à sa forme plus neutralisée idéologiquement d’une culture naturalisée. “Autour” de ce disque j’ai voulu montrer comment la musique de Vivaldi, l’image de Bartoli et les images de Canaletto s’inscrivaient dans un système de correspondances au sein duquel des représentations stéréotypées étaient retravaillées pour produire d’autres représentations. Au sein de ce système une légitimité distribuée se construit pour chaque “acteur”, dans des effets de reflets, puisque nous sommes à Venise… Notes 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Heine, H., 1997 : 21. Mais qu’est-ce que la musique. Arles : Actes Sud. Haskell, F., 1986 tr. fr. (1976). La norme et le caprice. Paris : Flammarion. Hennion, A., Fauquet, J.-M., 2000. La grandeur de Bach. Paris : Fayard. Carpentier, A., 1976 tr. fr. (1974) : 71. Concerto baroque. Paris : Gallimard. C’est à cet argument qu’a recours l’auteur de la notice consacré à Vivaldi dans le dictionnaire Oxford de la musique (édition 1986) pour nuancer son propos : la musique de Vivaldi est souvent superficielle, mais les transcriptions de Bach nous obligent à la considérer quand même avec attention. Annunzio (d’), G., 1965. Il fuoco. Milan : Mondadori. Mann, T., 1924. Der Tod in Venedig. Berlin : S. Fischer. Sartre, J.-P., 2002 (1964) : 49. « Venise de ma fenêtre ». Villes… Paris : Centre des Monuments nationaux. Manze, A., 1997. Vivaldi : Concert for the Prince of Poland. CD. HMU 907230. Bertrand, G., 1997 : 105-117. « La peinture comme lieu de mémoire ». L’esprit des lieux, Grenoble. Id., p.109 Id., p.114 92 Carte postale de Venise 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 D. Vandiedonck & T. Lamarche Cocset, B., 1999. Suonata a violoncello solo del signor Antonio Vivaldi. CD. Alpha 04. Barbier, P., 2002. La Venise de Vivaldi. Paris : Grasset et Fasquelle. Labie, C. ; Labie, J.-F., 1996. Vivaldi : des saisons à Venise. Paris : Gallimard. Barbier, P., 2002 : 20. Op. cit. Favre-Tissot-Bonvoisin, P., « Venise la vivaldissime ». Le Monde de le musique. Février 2002. « La botte aux trésors ». Télérama. N° 2 767, 22 janvier 2003, p.63. Warnier, J-P., 1996. Authentifier la marchandise. Paris : L’Harmattan. Ces signes sont couramment appelés labels dans le domaine des produits de grande consommation. L’appellation label porterait ici à confusion. Cf. la thématique de la redécouverte, de l’inédit, passée depuis 20 ans dans la vulgate des baroqueux Alexandre, I. A., « Pour (bien) chanter Vivaldi ». Diapason. Février 2002. Florio, A., 1999. Jommelli : Veni creator spiritus. CD OPS 30-254. 93