Le Tueur de serpents
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Le Tueur de serpents
Lorsque le jour se leva et qu'il fit bien clair, les gens quittèrent leurs couches. Nkwanzi dit à Myombekere : « Beau-fils, n'es-tu pas encore allé chercher des plumes manyoya, un roseau olubingo, une baguette olusinga et du bois de l'arbre olusombwa pour la confection de l'amulette lw'enkona, ainsi que du bois de l'arbre omulindi pour le bouclier ? » Myombekere se rendit chez son voisin Kanwaketa et l'invita au repas où serait mangée la chèvre dont la peau servirait à porter l'enfant. Il alla encore trouver la mère de Kanwaketa, Nanzala, la Kizee, pour lui demander les plumes employées dans la fabrication de l'amulette lw'enkona. Elle les lui donna. Au moment de s'en retourner, il leur dit à tous : « Ne soyez pas en retard, venez très vite. – Naam ! D'accord ! Tu peux partir. Nous arrivons sur tes talons ! » 50 Sur le chemin du retour, Myombekere passa là où poussaient les olusinga et les olusombwa ; il coupa également un roseau olubingo. Une fois à la maison, on lui dit de les déposer dans le van où se trouvaient déjà le cordon ombilical de Ntulanalwo et des graines d'éleusine, des lentilles et de la semence de courges douces. Il y plaça aussi le nerf sec d'un bœuf abattu à la hache ; on le tresserait pour y enfler l'amulette lw'enkona. Il prit ensuite une serpette, alla au lac couper un arbuste omulindi et revint rapidement. Il trouva Nanzala et la femme de Kanwaketa, déjà là et occupées à fabriquer l'amulette, pendant que les autres femmes tressaient une corde pour fermer la peau qui envelopperait l'enfant. Myombekere envoya alors son neveu Kagufwa appeler son ami Kanwaketa et chercher des feuilles vertes de bananiers sur lesquelles on dépouillerait la chèvre de sa peau à l'aide d'une petite lance kanabuhotora. Dans la cour s'étaient rassemblés d'autres hommes, les invités de 51 Myombekere, pour la plupart de sa parenté, venus prendre part au repas de la cérémonie où l'on sacrifie une chèvre pour obtenir la peau qui enveloppera l'enfant. Certains Kerewe ne viennent qu'après la chute du cordon ombilical de l'enfant ; mais la règle n'est pas partout la même : les uns viennent le matin, les autres le soir ; il n'est cependant dans l'habitude de personne de faire cette offrande aux heures de midi. Le choix du matin ou du soir dépend de la préférence de chacun. Les femmes avaient terminé à la maison le tressage de la corde de l'amulette lw'enkona ; elles y insérèrent d'abord les plumes de l'oiseau enkona, puis celles de l'oiseau kamunyamunya appelé aussi entangamarwa. Ces plumes protègent l'enfant des maladies dues à des esprits mauvais, dont ces deux oiseaux sont à l'origine. Etaient déjà prêtes les cordes servant à attacher solidement la peau qui porte l'enfant, et celle 52 tressée à partir du nerf de bœuf pour enfiler l'amulette d'enkona qu'on attacherait à l'enfant. Des femmes avaient attaché l'amulette lw'enkona aux cheveux du nouveau-né, au sommet de la fontanelle, pendant qu'elles étaient encore à la maison. Elles recueillirent de l'eau dans une petite puisette pour y tremper les baguettes et le roseau, liés ensemble. Nkwanzi, la mère de Bugonoka, prit dans sa main gauche le récipient d'eau et dans sa main droite les baguettes et le roseau. Les femmes firent porter Ntulanalwo par une kigoli, une fille impubère de la maison, dans une vieille peau de chèvre de Bugonoka, laquelle portait ensemble la peau préparée et son enkanda, une peau de vache. La kigoli qui portait l'enfant reçut une houe de Kizinza toute neuve avec son manche dont elle se saisit promptement. On donna à Bugonoka le van qui contenait le cordon ombilical de l'enfant, les semences d'éleusine, les lentilles et les graines de courge fraîche. 53 Ayant ainsi réglé les préparatifs, les femmes sortirent de la maison avec beaucoup d'entrain et accomplirent le rite usuel. Bugonoka marchait en tête, suivie de la kigoli portant l'enfant, derrière elle venaient Nkwanzi, la Kizee Nanzala et sa belle-fille, la femme de Kanwaketa, qui fermait la marche. Arrivées dehors, elles dirent à la fillette : « Laboure ici, voici ton champ ! » La kigoli donna trois coups de houe dans la terre. Ainsi on avait rendu honneur aux ancêtres. Pour continuer la cérémonie, la Kizee Nanzala dit à Nkwanzi, mère de Bugonoka : « Fais vite pleuvoir, car leur champ est devenu trop sec. » Nkwanzi trempa alors les baguettes olusumbwa et le roseau olubingo attachés ensemble dans l'eau de la puisette et aspergea la fillette kigoli et l'enfant Ntulanalwo par trois fois en prononçant distinctement cette formule : 54 « Il pleut ! il pleut, compagnes ! Sauvez-vous, jeunes filles, la pluie tombe ; ne soyons pas mouillées dans cette forêt1 ! » La fillette se sauva tout de suite avec l'enfant sur le dos et toutes les femmes la suivirent en courant et riant comme pour un jeu ; il s'agissait de perpétuer l'offrande aux ancêtres. Quand elles furent arrivées à l'ombre de l'entrée, on détacha Ntulanalwo du dos de la fillette pour le donner à Bugonoka qui s'assit au milieu de l'entrée et le plaça entre ses cuisses. Les cheveux du nouveau-né furent alors rasés en utilisant l'eau contenue dans la puisette. Après cela, elles s'occupèrent à d'autres tâches comme moudre le sorgho pour le manger avec la viande de la chèvre abattue pour la peau destinée à l'enfant. Les hommes se mirent à leur tour à participer à la cérémonie. On avait invité un guérisseur-devin qui 1 Mvua inanyesha, mvua inanyesha, jama, kimbieni, mabinti, mvua inanyesha ; tusilowane tukiwa porini huku ! 55 devait observer les boyaux de la chèvre sacrifiée et déchiffrer les présages. Un frère de Myombekere, le chef du lignage, lui dit en l'encourageant « Dépêche-toi de prier les esprits, pour que les hommes puissent tuer la chèvre ; prends ta lance nabuhotora dans ta main gauche et la chèvre par la main droite; conduis-la à l'entrée de la maison, tout près de l'enfant ; fais vite ta prière, pour qu'on dépouille l'animal ! » Myombekere se dressa, saisit sa lance, délia la chèvre, l'amena près de l'enfant assis entre les cuisses de Bugonoka, sa mère. Il s'accroupit et l'offrit à son enfant en formulant ce souhait : « Reçois cette chèvre que nous t'offrons pour que tu aies une peau qui te porte et te procure la santé. » Il se mit à invoquer ses ancêtres connus et inconnus en leur disant : « Vous un tel et un tel, et vous, tous les anciens de notre lignage, rassemblez-vous ici pour cette réunion et acceptez de recevoir la chèvre de l'enfant afin de 56 lui fournir une peau pour le porter, qu'il ait le bonheur et jouisse d'une bonne santé ! » Le chef de son lignage l'arrêta : « C'est bien, Myombekere, tu as fini ! » Le guérisseur-devin omufumu donna son couteau aux jeunes gens et alla avec Myombekere briser rapidement le cou de la chèvre. Après l'avoir tuée, le devin réclama aux jeunes gens son couteau afin d'ouvrir la peau de l'animal mort et faciliter le dépouillement. Il trancha la peau de la bête couchée sur le dos et les jeunes s'empressèrent ensuite de dépouiller l'animal. Bugonoka rentra alors avec l'enfant à la maison, car les prières d'offrande de la peau que va porter l'enfant étaient terminées, et rien n'empêchait plus la mère et son enfant de prendre place dans leur maison. Les jeunes gens ayant fini leur travail, le devin vint à son tour ouvrir le ventre et le péritoine luninenda de l'animal pour en extraire les différents viscères et 57 y observer les présages : la rate, le cœur, les poumons, le foie et l'intestin grêle. Le devin y chercha ce qui allait se passer en temps de paix et s'il fallait craindre une guerre future, une invasion, la dévastation des champs par les sauterelles, ou des épidémies de peste ou de variole. Il indiqua enfin les périodes de sécheresse et les grandes inondations. Il revint prendre les intestins de la chèvre et examina avec étonnement l'ibigo, l'endroit où se forment les plis. Leur bon état annonçait à la famille de Myombekere le bonheur et une bonne santé. Il le scruta encore une fois, le tourna en tout sens dans ses mains, en se faisant verser plusieurs fois de l'eau pour mieux les observer. Il vit clairement que Bugonoka allait être à nouveau enceinte. Les femmes entendirent à la maison l'heureux présage et le saluèrent par des cris de joie et de félicitations. Le guérisseur déposa les intestins et saisit le cœur, l'observa, secoua la tête, le laissa. Il prit les poumons, 58 les gonfla d'air, les étudia longuement pour y déchiffrer ce qu'ils présageaient concernant le trône royal du roi Omukama de cette époque. Ee ! Lorsqu'il vit, loo ! avec netteté le trône, l'assistance le surprit à hocher la tête, et lui demanda : « Mbona ! Pourquoi secoues-tu ainsi la tête ? Apprends-nous ce secret ! Nous sommes tous ici membres d'un même lignage, y a-t-il quelqu'un qui pourrait le divulguer à l'extérieur ? Seul Kanwaketa n'est pas de notre lignage, mais il n'est pas homme à divulguer ces choses ni à en parler aux gens à tort et à travers : c'est un adulte ; ce n'est pas comme s'il n'avait jamais vu ce que révèle le sacrifice d'une chèvre telle que celle d'aujourd'hui. Et de plus, c'est notre ami. – Voulez-vous donc que je le dise devant tout le monde ? demanda le guérisseur. – Naam, oui, répondirent-ils. 59 – Puisque vous insistez, je vais vous le dire, reprit le devin. Voici : j'ai vu le trône royal dressé sur le côté et non au milieu. Ecoutez maintenant que je vous explique clairement ce présage sans rien vous cacher. Cet art de la divination, je ne l'ai pas emprunté ; il appartient à notre famille ; je l'ai hérité de mon père et de mon grand-père. J'ai ainsi observé la maladie de notre roi Omukama et ce qui advient ensuite n'est pas la guérison ; dans quelques jours, vous entendrez dire qu'il a rejoint son père décédé depuis longtemps. Vous verrez alors les Abasiranga, les membres de la famille royale, se disputer le gouvernement du pays. Regardez ici comme les hommes se pressent par milliers, armés de lances, d'arcs et de flèches ! Mais dans cette bagarre, aucune vie humaine ne se perdra. Il y aura simplement à la cour de Bukindo une grande rivalité jusqu'à l'élection du nouvel Omukama et son investiture. Ee ! Que le mensonge et la tromperie s'éloignent de moi, pauvre 60 de moi ! J'ai appris ces nouvelles en consultant la chèvre offerte pour cet enfant Ntulanalwo, fils de Myombekere. Que l'on n'aille pas m'accuser, pauvre de moi ! -– Naam, c'est bien ! confirma son auditoire. Tu l'as appris en auscultant la chèvre, car vous autres, vous avez de meilleurs yeux que nous, qui ignorons tout de votre métier de devin. C'est tout simple ; si tu n'avais observé les entrailles de la chèvre, comment l'auraistu su ? Ee ! Quant à nous, attendons ce qui va arriver, car comme le dit le proverbe : « Nous, les hommes, sommes comme le singe qui grimpe dans un arbre et s'assoit sur une branche. Si elle casse, vite, il saute avec agilité sur une autre1. » – Kumbe ! Kweli ! Alors ! Vraiment ! Vous êtes encore jeunes, dit le chef du lignage, le frère de Myombekere. On ne pleure pas la mort de 1 Sisi watu tuko kama kima apandaye mtini katika matawi, kama tawi Ne analokalia likianguka, yeye upesi bila kuchelewa, hurukia tawi lingine. 61 l'Omukama, sûrement pas nous, simples sujets et gens du commun; on bat seulement le tambour pour pleurer le roi. Si cet événement survient, le survivant parmi nous ici présents le verra. D'ailleurs pour nous les raia, les simples sujets, cela ne peut nous déranger outre mesure, si ce n'est la tristesse, la tristesse que nous ressentons puisqu'il s'agit de notre roi. Mais étant donné notre vie modeste, nous nous contentons de dire ceci : « Qui épousera ma mère sera mon père1 ! » Ce qui n'est pas sans rappeler ce proverbe légué par nos aïeux : « Le malheur qui ne se produit pas chez toi s'appelle, en pays kerewe, la fête des noces2 ! » Voilà mon sentiment, et j'espère que vous l'avez bien compris. A présent, continuons la tâche qui nous a réunis ici ! » Le devin mganga, ayant terminé l'observation des viscères de la chèvre, permit de dépecer la bête, de 1 Atakayemuoa marna, ndiye awe baba ! Huzuni isiotukia kwako, nchini humu Bukerebe, huitwa sikukuu ya maarusi ! 2 62 cuire la viande et de la consommer sans rien laisser. Le chef du lignage de Myombekere dit alors à celuici de retrancher de chaque morceau une petite quantité de viande à offrir en sacrifice aux mizimu, les esprits des ancêtres. Myombekere s'empressa de s'exécuter. Il déposa les petits morceaux de viande sur des feuilles de bananiers et les porta rapidement à l'entrée de sa cour tournée vers l'est. Debout, il prononça alors à voix haute des invocations précises pour offrir le sacrifice aux esprits des ancêtres : «Vous tous, nos anciens décédés, bienvenue ! Recevez favorablement votre kitoweo préparé ici pour vous et pour notre enfant Ntulanalwo. Nous vous demandons de ne lui causer aucun tort et de le protéger dans cette peau apprêtée aujourd'hui pour le porter. Qu'il vive toujours en bonne santé, qu'il marche durant sa vie sur terre, qu'il se repose la nuit ! » 63