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DELPHINE DE GIRARDIN
LA MUSE DE JUILLET
Espaces Littéraires
Collection dirigée par Maguy Albet
Déjà parus
Tania BRASSEUR WIBAUT, La gourmandise de Colette,
2004.
Christophe CHABBERT, F. Parcheminier, poète du dedans,
2003.
Louis AGUETTANT, Nos lettres du Sinai: 2003.
Frédérique MALAVAL, Les Figures d'Eros et de Thanatos,
2003.
Eliane TONNET -LACROIX,
La littérature française
et
francophone de 1945 à l'an 2000, 2003.
Anne MOUNIC, sélection, introduction, traduction et notes,
Stevie Smith, poèmes, 2003.
Gavin BOWD, Paul Morand et la Roumanie, 2003.
Stefan POVCHANIÈ, Histoire de la littérayture Slovaque,
2003.
Sun Ah PARK, La Fonction du lecteur dans Le Labyrinthe du
Monde de Marguerite Yourcenar, 2003.
Françoise ARMENGAUD,
André Verdet. du multiple au
singulier,2003.
B. CROSLEY, Davertige, poète haitien, poète universel, 2003.
Colette SARREY -STRACK,
Fictions
contemporaines
au
féminin, 2002.
Abdelaziz
KACEM,
Culture arabe-culture
française,
la
parenté reniée, 2002.
Najib REDOUANE,
Rachid Mimouni, entre littérature et
engagement, 2002.
R. JOUANNY, Senghor « le troisième temps ». Documents et
analyses critiques, 2002.
Bettina L. KNAPP, L'écrivain et la danse, 2002.
Régis ANTOINE, La littérature pacifiste et internationaliste
française (1915-1935), 2002.
Marc AL YN, Mémoires provisoires, 2002.
Micheline CELLIER-GELL Y (éd.), André Chamson: regards
croisés,2002.
Michel PRAT, Auteurs, lieux et mythes, 2002.
Jacques LA MOTHE, Butor en perspective, 2002.
Claudine Giacchetti
DELPHINE DE GIRARDIN
LA MUSE DE JUILLET
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechoique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan ltalia
Via Bava, 37
\0214 Torino
ITALIE
Du même auteur
Maupassant:
espaces du roman, Droz, 1993.
~ L'Harmattan, 2004
ISBN: 2-7475-6310-3
EAN: 9782747563109
À ma mère, Édith
Préface
Je trouve un singulier plaisir à déterrer un beau
vers dans un poète méconnu; il me semble que sa
pauvre ombre doit être consolée et se réjouir de
voir sa pensée enfin comprise;
c'est une
réhabilitation que je fais, c'est une justice que je
rends.
Théophile Gautier
Poète, romancière, dramaturge, journaliste, Delphine Gay de
Girardin était, sous la monarchie de Juillet, un auteur très lu et une
chroniqueuse de grande renommée. Son salon, depuis son mariage,
en 1831, avec Émile de Girardin, le célèbre fondateur du grand
quotidien La Presse, accueillait toute l'élite mondaine, politique et
intellectuelle du régime. Grande égérie des romantiques, elle sut faire
avancer leurs carrières par d'adroits appuis, leur assurer des revenus
réguliers en négociant pour eux des contrats àLa Presse, et entretenir
leur publicité dans son feuilleton hebdomadaire, Le Courrier de Paris,
qu'elle livrait au journal de son mari sous le pseudonyme de vicomte
de Launay.
Mais le temps n'a pas rendu justice à Delphine.
Le Courrier, dont la première publication en librairie, sous le titre
Lettres parisiennes, date de 1843, connut une édition complète
en 1986, abondamment annotée par Anne Martin-Fugier. Couvrant
la période allant de 1836 à 1848, cette chronique mondaine est un
important témoignage de la vie parisienne sous Louis-Philippe, et
constitue un riche document pour les historiens. On peut regretter
qu'en dehors d'une nouvelle publication, en 1979, du recueil de 1853
intitulé Nouvelles, et de celle, en 1980, du roman écrit en collaboration
avec Théophile Gautier, La Croix de Berny, les œuvres littéraires de
Delphine de Girardin n'aient jamais connu de réédition.
7
La chose était en quelque sorte « prévue» : l' œuvre serait
contemporaine de la beauté de son auteur, on le disait déjà dans les
salons. « Elle produit peu et pas avec bonheur» écrivait la duchesse
de Maillé, dans ses Mémoires. Sainte-Beuve fut sans pitié: il décelait,
dans l'œuvre de Delphine, une grave« absence de fond». Delphine
de Girardin fut, dans l'esprit de ses contemporains, un auteur de
seconde catégorie et une mondaine de première classe, à laquelle il
manquait parfois le« bon goût» qu'elle-même, disait Sainte-Beuve,
avait pourtant si bien défini. Elle était d'ailleurs convaincue que son
œuvre littéraire ne lui survivrait pas.
Cette femme engagée dans les débats de son temps, généreuse
dans ses entreprises, acharnée dans son travail, poussée par une
volonté féroce de réussite littéraire et de renommée, disait cependant
avec raison que ses écrits de journaliste auraient un jour « un
inestimable priX».
En lui ouvrant les colonnes de sonjournal, Girardin aida Delphine
à devenir la grande courriériste de la monarchie de Juillet.
Parallèlement, c'est en collaboration avec elle que le publiciste sut
imposer au public les transformations qui affectèrent si profondément
et si durablement le paysage de la presse. Il convient donc, dans cet
ouvrage biographique, de faire une place importante au couple
exceptionnel et trop peu apprécié que formaient Delphine Gay et
Émile de Girardin.
Les frontières rigides qui séparaient, en 1850, la littérature
«autorisée» de celle desjournalistes et des auteurs mineurs affectentelles encore notre lecture de la poésie, des romans ou du théâtre de
Delphine de Girardin? Il faut espérer que, face à un canon littéraire
qui continue de l'exclure, la muse saura encore provoquer le lecteur,
curieux et interpellé devant son œuvre qui, même si elle se maintient
toujours au bord de la faillite, reste lumineuse par endroits, allégée
par une maîtrise subtile et heureuse de l'ironie.
8
Chapitre 1
Le bonheur d'être belle
Je bénis mes parents de m'avoir fait si belle!
Et je rends grâce à Dieu dont l'insigne bonté
Me fit le cœur aimant pour sentir ma beauté.
Delphine Gay, 18211
En cette après-midi grise du 25 février 1830, la salle du ThéâtreFrançais est encore sombre. Devant les portes closes se presse, mais
sans désordre, une jeunesse impatiente et agitée. Les étudiants, les
poètes, les peintres, les sculpteurs, ont été recrutés par dizaines,
comme une petite armée. Ce soir, à quelques mois des chaudes
j oumées de juillet, le spectacle promet d'être tumultueux.
C'est la première représentation d' Hernani. La pièce a échappé
à la censure, mais a été victime de la campagne hargneuse, menée
par les « classiques» contre le groupe romantique et ses idées de
liberté dans l'art. Autour d'Hernani, tout s'agite, se heurte,
s'afftonte. Comme un prélude littéraire aux journées révolutionnaires.
Soirée à ne pas manquer.
Cette polémique qui entoure Hernani n'est pourtant pas la
première. La. troupe hirsute qui attend aux portes du théâtre se
souvient d'une autre « bataille », un an plus tôt, dans ce même théâtre,
lorsque le jeune Alexandre Dumas a porté à la scène le premier
drame romantique, Henri III et sa cour, dont l'immense succès a
été suivi d'une véritable cabale2. Dumas lui-même, malgré sa grande
admiration pour Hugo, admiration qu'Hugo ne lui rend pas avec autant
d'empressement, se considère à juste titre comme le premier à avoir
accompli, avec Henri III, ce qu'il appelle « la révolution dramatique ».
Sa pièce était« un ouvrage plus fort par le fond3 »qu 'Hernani dit-il.
9
Hugo n'aime guère la concurrence. Pour tout commentaire, il note
dans son j oumal, à propos de Dumas, « c'est une eau qui bout, mais
où rien ne cuit 4.» Hernani ne donne peut-être pas dans l'inédit,
mais Dumas n'a ni le prestige ni l'ambition d'Hugo. Il s'incline devant
la « force qui va ». Ce soir, on organise un triomphe plus retentissant
à un auteur plus prestigieux. C'est Hugo qui doit régner sur la scène
romantique. Cela n'empêchera pas le chahut qui affligera les
représentations successives de la pièce. Hugo lui-même écrit, le 7
mars, avec une certaine satisfaction devant tout ce raffut: « Le public
siffle tous les soirs tous les vers; c'est un rare vacarme, le parterre
hue, les loges éclatent de rire5. »
Pour la première, les amis du poète, les fidèles du Cénacle, les
« Jeunes France» ont déjà préparé la contre-attaque, orchestrée par
Hugo. On sait que la salle va s'encombrer d'ennemis, qu'on devine
querelleurs. Mais on a tout prévu: la claque professionnelle, peu sûre,
a été congédiée, remplacée par ces quelque quatre-vingts jeunes gens,
des fervents, des « flamboyants ».
Dans la salle obscure, en début de soirée, tous les amis sont là,
munis de leurs passes, ces billets rouges marqués « Hierro », le mot
espagnol pour « fer ». Victor Hugo, qui domine cette jeunesse
enfiévrée du haut de ses vingt-huit ans, doit connaître aujourd'hui
l'un des plus enivrants succès de sa vie.
Parmi les fidèles se trouve le très jeune Théophile Gautier, que
tout le monde appelle Théo. À dix-neufans, c'est une nouvelle recrue
du maître, mais déjà militant, fou d'enthousiasme, prêt à toutes les
excentricités pour le triomphe de la nouvelle école. On le reconnaît,
avec ses « airs de rapin »comme il le dit lui-même, ses extravagances
vestimentaires, son gilet rouge et ses longs cheveux flottant sur les
épaules, comme ceux d'une jeune fille.
Gautier est probablement, plus que tout autre, celui qui a donné le
ton à cet événement, et à lire ses mémoires, il s'agit d'une véritable
épopée où le combat prend, avec l'exagération du souvenir
nostalgique, des proportions gigantesques: « deux systèmes, deux
armées, deux civilisations même - ce n'est pas trop dire6. » À ces
affrontements idéologiques s'ajoute l'atmosphère d'émeute. Dans
la mise en scène de Gautier, il faut compter avec « la terreur
qu'inspirait la bande d'Hugo répandue par petites escouades et
facilement reconnaissable à ses ajustements excentriques et à ses
10
airs féroces 7. » Selon Mme Hugo, les choses étaient bien plus
organisées, les places réglées, l'atmosphère légère et égaillée par les
chansons. On a prévu le pique-niqueS, en attendant le lever de la
toile.
L'armée des « abondantes crinières9» est déjà installée depuis
plusieurs heures quand la foule envahit les lieux, animée, curieuse.
Le théâtre affiche complet depuis des semaines et même Mme
Récamier a eu du mal à trouver des places: elle a eu la dernière
loge. Tout le personnel littéraire y est, et le Paris mondain n'est pas
de reste à cet événement.
Pendant la représentation, ce n'est qu'un tapage ininterrompu entre
le parterre orageux et l'orchestre des abonnés que la comtesse Dash,
présente elle aussi, appelle les «perruques inamovibleslO». Aux
loges, on trouve le monde des faubourgs Saint-Germain et SaintHonoré, qui est venu entendre la nouvelle œuvre du grand homme.
Parmi ce public distingué, écrit la comtesse Dash dans ses Mémoires,
«l'émeute, pour être moins retentissante, n'en était pas moins
véritable. » Les passions et les dissidences qui se heurtent dans cette
société toute mêlée sont contenues dans le spectacle de la salle. La
duchesse de Maillé, l'un des esprits les plus distingués du faubourg
Saint-Germain, est moins enthousiaste: dans ses Souvenirs des deux
Restaurations, elle écrit de cette soirée, à laquelle elle a aussi assisté:
« c'étaient des cris, des trépignements d'admiration que la pièce était
loin de justifier11. »
Dans un coin de la salle, Gautier surveille le désordre. Il est l'un
des jeunes meneurs spécialement recrutés par Hugo pour contrôler
le mouvement des troupes ce soir. Du parterre bondé, sale et bruyant,
il préfère pourtant observer les loges où bruissent les toilettes de bal.
Et soudain, son regard s'arrête sur une jeune femme qui s'est penchée
au balcon pour mieux faire admirer son éblouissante beauté.
Reconnue, elle est applaudie par les spectateurs.
L'inconnue, devine Théo, est Delphine Gay, la célèbre jeune fille
poète.
Ce soir Delphine et sa mère Sophie Gay, l'ancienne Merveilleuse
des salons du Directoire, sont mieux placées que leur amie Mme
Récamier, car c'est Hugo lui-même qui leur a donné l'une des
meilleures loges, témoignage des liens d'amitié que le poète entretient
depuis ses débuts avec les deux femmes.
11
Gautier, fasciné, ne quitte pas des yeux la beauté au teint pur, aux
cheveux d'un doré profond et épais. Il reparlera, des années plus
tard, de ce spectacle-là.
Delphine, chacun le sait, est la« Muse de la Patrie ». On l'appelle
surtout ainsi par moquerie, car c'est le titre qu'elle s'est elle-même
complaisamment donné dans son poème « la vision» publié en 1825,
à l'occasion du sacre de Charles X :
Les autels retiendront mes cantiques sacrés,
Et fiers, après ma mort, de mes chants inspirés,
Les Français me pleurant comme une sœur chérie,
M'appelleront un jour Muse de la Patrie!
Ceux qui sourient maintenant d'un air entendu en échangeant des
plaisanteries ont oublié que ces vers grandiloquents ne leur avaient
pas déplu à l'époque.
Delphine est la jeune fille la plus en vue des dernières années de
la Restauration. Présente à toutes les manifestations mondaines, elle
se fait remarquer aux raouts, aux bals et dans les salons. Elle est
aussi, depuis la première heure, assidue du groupe de jeunes poètes
qui se réunit dès 1820 dans la maison familiale d'Émile Deschamps,
et auquel Sophie Gay a prêté le soutien de ses nombreuses relations.
On voit Delphine et sa mère chez Charles Nodier, à l'Arsenal, à
partir de 1824, puis chez Hugo que Sophie a fait recevoir dans le
monde alors qu'il était un très jeune poète inconnu. En 1830, Delphine
est déjà un auteur publié. Elle a contribué, quelques années plus tôt, à
la revue La Muse romantique, où ses premiers poèmes ont
accompagné ceux d'Hugo et de Vigny.
Bref, Delphine Gay est une célébrité: au balcon de sa loge, le soir
d'Hernani, alors qu'elle est acclamée par la foule, elle connaît elle
aussi un grand moment de triomphe, fruit de sa beauté généreuse, de
ses talents de poète à la mode, et de la promotion adroite mais parfois
tapageuse que lui fait sa mère.
Pour sa parure de ce soir, Delphine a voulu cette même étoffe
légère et blanche, semblable à celle du portrait qu'a réalisé d'elle,
cinq ans plus tôt, le peintre Hersent. Ce tableau est sans relief, la
pose affectée. Les critiques n'ont d'ailleurs pas épargné ce peintre
qui réalisera, en 1831,un portrait de Louis-Philippe dont unjournaliste
12
dira: «le portrait du roi par M. Hersent me paraît signaler d'une
façon éclatante la nullité de l'artisteI2. »
Delphine, dans son portrait, est vêtue simplement mais avec une
élégance très étudiée, d'une robe de mousseline blanche cintrée sous
la poitrine, la gorge dégagée et les avant-bras à peine recouverts
d'une gaze blanche, une écharpe bleue vaguement posée autour des
larges épaules. C'est ainsi que Gautier la voit pour la première fois,
le soir d'Hernani. Des années plus tard, il racontera dans le détail
cette pose, le coude appuyé, la main posée sous le menton, les yeux
dans le vague. Lamartine aussi a la mémoire des images. Et c'est
encore la jeune fille du portrait d'Hersent qu'il décrit dans son propre
récit de leur première rencontre.
C'était en 1826, en Italie, où le poète était secrétaire d'ambassade.
La scène, près de la cascade de Terni, a été relatée, trente ans plus
tard: « son bras, écrit Lamartine, admirable de forme et de blancheur,
était accoudé sur le parapet. Il soutenait sa tête pensive13. » Plus
attendri quoique moins admiratif que Gautier, Lamartine a le souvenir
plus sensuel. Il se rappelle l'émoi de cette rencontre, son regard
effleurant le sein gonflé qui soulève la robe légère de la jeune fille,
caressant la blondeur extraordinaire, vaporeuse, de la chevelure en
mouvement. Pour Hersent comme pour Gautier, pas de déploiement,
les cheveux sont savamment tressés et « noués sur le sommet de la
tête en une large bouclel4 ». La coiffure recherchée contraste avec
la simplicité de la parure. Dans le portrait, aucun bijou, sinon un anneau
et deux bracelets identiques, très à la mode, en or filé en dentelle,
serrés autour du poignet par une attache fine, et qui mettent en valeur
le modelé du bras.
Sa beauté fixée pour la postérité par la prestation d'un peintre de
seconde catégorie, Delphine Gay fait son entrée dans l'histoire sous
la plume de deux grands hommes de l'institution littéraire.
« Qu'elle était belleIs ! » s'exclame la comtesse Dash qui a
rencontré Delphine à un bal, au tout début de son mariage, et admire
ses bras superbes, sa chevelure magnifique et son teint éclatant. À
vrai dire, tout le monde n'est pas transporté d'admiration, et Stendhal
la trouve aussi détestable à voir qu'à entendre. Ajoutant au thème
général des conversations mondaines à propos de la muse, Mme
Ancelot, dont Delphine et sa mère fréquentent le salon, remarque
que « son nez aquilin très long, ses lèvres minces et un menton avancé
13
donnaient au bas du visage quelque chose d'hostile et de peu
agréablel6, »Tombant carrément dans la caricature, Hugo, qui n'est
pas bien généreux dans ses compliments, se moque ainsi de son amie :
« supposez que Polichinelle épouse Corinne, qu'il en ait une fille, que
cette fille ait un profil, et vous aurez le profil de Delphine Gayl?, »
Il y a chez Delphine, il est vrai, un côté peu féminin, « hommasse»
dira vingt ans plus tard l'un de ses détracteurs, un manque de
délicatesse qu'accuse sa forte ossature, malgré la souplesse de sa
démarche et l'harmonie de ses gestes. Lamartine, avec sa tendance
à tout regarder de loin, verra dans cette puissance physique l'épaisseur
blanche des déesses de marbre. Les défauts qui compromettent la
beauté de lajeune fille sont toujours incorporés à un sculptural effet
d'ensemble, qui neutralise et même contredit l'absence de finesse.
Delphine a une assurance dans le port et dans le geste qui révèle un
extraordinaire souci de soi, une connaissance travaillée de sa personne,
un contentement étudié et sans complaisance devant sa propre image.
Cette insistance sur le physique frappant de Delphine, dans tous
les récits de ses contemporains, hommes ou femmes, admirateurs ou
détracteurs, a sûrement quelque chose de condescendant.
Chercherait-on à racheter par l'admiration du physique l'absence de
considération pour la production littéraire de lajeune fille? S'agiraitil de justifier un engouement qui est pour la personne et non pour
l'œuvre? Delphine incarne un préjugé qui perdure, à savoir
l'incompatibilité, pour une femme, entre la beauté physique et le talent
créateur, la première appartenant par nature au modèle, le second à
l'artiste,
Une anecdote qui date de 1828, relatée par la duchesse d'Abrantès,
est révélatrice de ce court-circuitage qui interdit à Delphine autre
chose qu'une passivité de belle femme. La duchesse demandait au
peintre Gros, qui avait entendu les vers de Delphine sous la coupole
du Panthéon, récemment repeinte par ses soins, ce qu'il pensait du
talent poétique de lajeune fille:
-Je n'en sais rien, répondit-il! Je verrai cela plus tard. Hier, je n'ai
aperçu qu'une femme ravissante de jeunesse et de beauté qui me
parlait; mais ce qu'elle m'a dit, je n'en sais plus rien18,
Ainsi se construit l'image d'une muse sans voix, objet de tous les
regards, mais sujet d'aucune parole. Henri de Latouche, l'un des
14
membres du cénacle, qui inspira de très beaux vers à Marceline
Desbordes-Valmore, disait des femmes écrivains: «Elles ne sont
pas poètes, elles sont la poésiel9. » Cette élégante façon de propulser
la femme dans le « générique» permet d'en faire, au sens propre,
abstraction. Et puis c'est un peu de la faute de Delphine, dit-on, qui
se dévalorise de cette façon, qui se fait appeler la « dixième Muse »,
qui dit, lorsqu'on la félicite de ses poèmes: « Pour nous autres femmes,
il vaut mieux inspirer des vers que d'en faire20.» C'est elle aussi qui,
la première, en se donnant sans arrêt une identité d'égérie, encourage
les discours réducteurs qui font de sa beauté un critère de son talent.
D'un autre côté, la beauté est, dans l' œuvre littéraire de Delphine,
un thème particulièrement exploité, où l'auteur revendique le droit de
se dire belle, de s'écrire belle, et elle y explore cette valorisation du
physique à la fois comme facteur d'exclusion sociale et de différence
personnelle. Elle vante partout sa propre beauté, déclamant son poème
Le Bonheur d'être belle devant le public mi-amusé, mi-séduit des
salons du faubourg Saint-Germain. Plus tard, elle fera de cette
ostentation de soi le thème, souvent mineur mais toujours présent, de
plusieurs de ses romans, comme Le Lorgnon, et La Canne de M
de Balzac.
Delphine Gay est donc une beauté affichée, je dirais même
militante. C'est cet « orgueil de jeune fille» qui a ému l'un des
critiques les plus acerbes des femmes de lettres de l'époque et de
Delphine en particulier, Barbey d'Aurevilly. En lisant la prose que
Barbey lui a consacrée, même si elle est cynique, on comprend tout
l'enthousiasme que suscita la jeune fille, à la veille de la monarchie
de Juillet. Mais l'on voit aussi comment le discours de cet écrivain
est tendancieux: si Delphine, selon lui, est belle « à faire mourir de
jalousie Mme de Staël, si elle n'avait pas été morte21», si donc elle
possède ce que Mme de Staël n'avait pas, on peut penser que l'inverse
est aussi vrai. Pour Barbey, Delphine connaît un succès de beauté,
tout en immédiat et en éclatant, tout en jeunesse : une étincelle, une
éphémère. Il a bien insisté sur l'extraordinaire de ce commencement
qui a fait de Delphine la star incontestée des premières années du
romantisme.
Marie de Flavigny, future comtesse d'Agoult, plus jeune que
Delphine de quelques mois, note dans ses souvenirs la performance
spectaculaire de lajeune fille-poète qui faisait, en 1822, une brillante
15
entrée dans les cercles du faubourg Saint-Germain, portée aux nues
par les grandes dames des salons lettrés, Mme de Duras, Mme
Récamier et Mme de Custine. «Ce fut, à mes yeux ravis, un
éblouissement22 », raconte la blonde aristocrate, insistant sur l'aspect
fulgurant du « phénomène» Delphine. On voit ironiquement entre
le discours misogyne de Barbey et celui de la féministe Marie d'Agoult,
une certaine affinité: Delphine est un talent poétique inachevé qui
donne dans l'effet spontané, dans le superficiel, mais qui ne peut
soutenir un regard plus fouillé.
Il ne manquait donc à la «belle Inspirée23 », comme l'appelait
Lamartine, qu'un talent durable, qui l'aurait introduite dans le corpus
des immortels. Mais de cela, Delphine ne pouvait pas être consciente,
pas encore du moins. Elle se projetait au-devant de la scène, déclamant
ses vers dans les mêmes soirées où l'on entendait Lamartine et Hugo
réciter les leurs, franchissant avec aplomb l'abîme qui séparait son
talent du leur, d'ailleurs autant applaudie et adulée qu'eux, se frayant
fièrement, parfois bruyamment, une place à côté des géants dujeune
siècle.
16
Notes
I
Poésies Complètes de Madame Émile de Girardin, Paris, Charpentier, 1842,
p. 241. La faute d'accord du participe passé est d'origine. Elle a été reprochée à
Delphine, qui n'a pas apporté de correction.
2 Voir Anne Martin-Fugier, Les Romantiques, Paris, Hachette 1998, pp. 117-119.
3 Souvenirs dramatiques et littéraires, Paris, TalIandier, 1928, p. 103.
4
Choses vues, Paris, Quarto-Gallimard,2002, p. 490.
5
Ibid., p. 55.
6
Théophile Gautier, Victor Hugo, Paris, Charpentier, 1902, p. 48.
7
Ibid., p. 48.
8
Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, vol. II, Paris, Nelson, sans date de
publication,
9
p. 332.
Ibid., p. 335.
JO
Mémoires des autres, vol. III, Paris, LibrairieIllustrée, sans date de publication,
p. 149.
Il
Souvenirs des deux Restaurations, Paris, Librairie académique Perrin, 1984,
p.308.
12 Henri Malo, Une Muse et sa mère, Paris, Éditions Émile-Paul Frères, 1924,
p. 201.
13Portraits et salons romantiques, Paris, Le Goupy, 1927, p. 157.
14
Théophile Gautier, Souvenirs romantiques, Paris, Garnier, 1929,p. 206.
Mémoires des autres, op. cit., vol. IV, p. 233.
16
Mme Ancelot, Les Salons de Paris, foyers éteints, Paris, Jules Tardieu, 1858,
p.64.
17 Choses vues, op. cit., p. 491.
18Cité par Henri Malo, Une Muse et sa mère, op. cit., p. 212.
15
19
Cité par Rachel Sauvé,De l'éloge à l'exclusion, Saint-Denis,PU de Vincennes,
1993,p. 93.
20
Cité par Henri Malo, Une Muse et sa mère, op. cit.,p. 162.
21
Jules Barbey d' AuréviIly, Les Œuvres et les hommes:
les poètes, vol. III, Genève,
Slatkine Reprints, 1968, p. 293.
22 Mémoires,
souvenirs etjournaux de la comtesse d'Agoult, Paris, Mercure de
France, 1990,p.238.
23
Portraits et salons, op. cit., p. 171.
17
Chapitre 2
De l'importance des mères
Ma mère, il n'est plus temps; tes pleurs m'ont
fait poète!
Delphine
Gay, 1823
À la naissance de Delphine, le 26 janvier 1804, Sophie Gay a
vingt-six ans, l'âge de sa fille le soir d'Hernani. Mariée en premières
noces à un riche agent de change dont elle a eu trois filles, elle a
fréquenté tous les milieux à la mode du Directoire. Amie de longue
date de Chateaubriand, de Mme de Staël, de Mme de Récamier
avec qui elle restera très liée, Sophie est déjà, aux premiers jours de
l'Empire, un auteur connu.
Son roman Laure d'Estell, publié en 1802, a obtenu un succès de
« polémique », car elle y attaque Mme de Genlis, préceptrice du duc
d'Orléans, futur Louis-Philippe. Piquée par les propos virulents de
Sophie, Mme de Genlis a fait écrire un article dejournal contre Sophie,
« une dame connue par des succès, des ridicules, des talents, enfin
par tout ce qui fait la célébrité des femmes qui sacrifient le repos à
l'éclat, la paix au bruit, le bonheur à la renomméel. »
Le portrait est peu flatteur, mais il reflète assez l'opinion générale.
Dans son infatigable poursuite littéraire et mondaine, Sophie saura
pourtant se faire apprécier. Elle écrira toute sa vie « une montagne
de romans », selon l'expression de Barbey D' Aurévilly. Celui-ci fait
à cette «commère de lettres », comme il l'appelle, l'insigne honneur
de la placer au premier rang de sa liste des bas-bleus de l'époque.
En cette année 1802, Sophie, divorcée depuis trois ans de son
agent de change, a épousé un autre financier, Sigismond Gay qui est
à la veille d'amasser une grosse fortune, et à l'avant-veille de la
19
perdre. Mais Sophie a déjà trop connu les déboires financiers pour
être vraiment affectée par ces chutes et ces rebondissements. Elle
n'a donc pas hésité à perdre, dans son divorce, un revenu substantiel,
et à épouser un homme pour l'instant sans ressources. Le milieu de
la banque, où elle est née et où elle a trouvé ses deux époux, est sujet
à ces instabilités économiques dans l'incessant changement de régimes
qui est le lot de sa génération.
Le père de Sophie, M. de Lavalette, banquier de son état, est un
admirateur de Voltaire à qui il a déjà présenté sa fille. Ruiné par la
révolution, il a eu le temps de faire donner à Sophie une éducation
des plus raffinées. Envoyée par ce père éclairé et intelligent dans
l'aristocratique pension dirigée par Mme Leprince de Beaumont,
auteur de La Belle et la Bête, Sophie compte parmi ses camarades
de classe la future duchesse de Duras, dont le salon deviendra l'un
des plus brillants de la Restauration.
Sophie, dès son premier mariage, fréquente des mondes qui se
côtoient sans encore se mélanger: noblesse d'Empire, vieille
aristocratie d'ancien régime, nouveaux riches issus de la bourgeoisie.
Les talents littéraires et musicaux de cette jeune femme cultivée,
ainsi que les relations de son premier mari dans le monde de la [mance,
lui permettent d'ouvrir son salon dans les dernières années du dixhuitième siècle, et elle y reçoit la société en vue. Elle dîne en
compagnie de Bonaparte et de Joséphine, de Mme Tallien et de Mme
Hamelin, dont les salons sont très prisés. Dans ce monde transitoire,
Sophie, qui n'appartient à aucun milieu bien défini, est de tous les
bords. Royaliste de goût, bonapartiste par nécessité, elle se signale
partout où la vie mondaine la réclame.
Et elle sait se faire remarquer: elle a les audaces, le style libre et
primesautier qui plaisent à l'époque du Directoire et du Consulat où
sont encouragées les exagérations et les hardiesses dont elle gardera
la malencontreuse et coûteuse habitude.
Résolument caustique et d'une spontanéité débordante, Sophie se
fait autant d'ennemis que de relations. Mme Ancelot, qui réunit dans
son salon littéraire, la fameuse« succursale de l'Académie française »,
tous les auteurs célèbres du temps, ne l'aime pas. Elle voit en elle
une médisante, peu appréciée par les gens du monde, méprisée par
les gens de lettres: « Toutes ces paroles très vives, très animées et
dites d'une voix très haute et peu agréable, consistaient à dire
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